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01/03/2001 | CANADA | N°2001_CSC_12

Canada | Miller c. Canada, 2001 CSC 12 (1 mars 2001)


Miller c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 407, 2001 CSC 12

Sa Majesté la Reine du chef du Canada Appelante

c.

Bernard Miller Intimé

Répertorié : Miller c. Canada

Référence neutre : 2001 CSC 12.

No du greffe : 27295.

Audition et jugement : 1er novembre 2000.

Motifs déposés : 1er mars 2001.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québe

c, [1999] R.J.Q. 719, [1999] A.Q. no 754 (QL), qui a rejeté l’appel de l’appelante contre un jugement de la Cour supérieure, [1998] R....

Miller c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 407, 2001 CSC 12

Sa Majesté la Reine du chef du Canada Appelante

c.

Bernard Miller Intimé

Répertorié : Miller c. Canada

Référence neutre : 2001 CSC 12.

No du greffe : 27295.

Audition et jugement : 1er novembre 2000.

Motifs déposés : 1er mars 2001.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 719, [1999] A.Q. no 754 (QL), qui a rejeté l’appel de l’appelante contre un jugement de la Cour supérieure, [1998] R.J.Q. 260, [1997] A.Q. no 4022 (QL), ayant rejeté l’exception déclinatoire de l’appelante. Pourvoi rejeté.

Marie Nichols, c.r., et Claude Joyal, pour l’appelante.

Leonard E. Seidman et Sabrina Seal, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Bastarache — Le présent pourvoi soulève la question de savoir si la Cour d’appel a eu raison de déclarer que la Cour supérieure du Québec a compétence pour entendre une action civile pour dommages subis au lieu de travail intentée contre l’État par un ancien employé d’une organisation internationale située au Québec.

2 La présente affaire a été entendue le 1er novembre 2000 en même temps que l’affaire Miller c. Monit International Inc., [2001] 1 R.C.S. 432, 2001 CSC 13, qui porte sur la même question et dont les motifs sont déposés en même temps que les présents motifs. Notre Cour a rejeté le pourvoi à l’audience, motifs à suivre.

I. Les faits

3 L’intimé Bernard Miller, citoyen britannique, travaillait comme interprète entre le 2 janvier 1990 et le 7 mai 1994 pour l’Organisation de l’aviation civile internationale (« OACI »), organisme spécialisé des Nations Unies.

4 En vertu de l’Accord de siège entre le gouvernement du Canada et l’Organisation de l’aviation civile internationale, R.T. Can. 1992 no 7, et de l’Accord supplémentaire entre le Canada et l’Organisation de l’aviation civile internationale, R.T. Can. 1980 no 18, le siège social de l’OACI est situé à Montréal et l’appelante Sa Majesté la Reine du chef du Canada (« État ») est chargée de procurer des locaux à l’OACI en les prenant elle‑même à bail. C’est ainsi que l’État a loué une partie de l’immeuble situé au 1000, rue Sherbrooke Ouest à Montréal, à sa propriétaire, Monit International Inc., qui est appelante dans une instance parallèle. Cet immeuble était le lieu de travail de l’intimé.

5 Miller allègue avoir eu des problèmes de santé pendant toute la période où il a travaillé régulièrement dans l’immeuble en raison de la mauvaise qualité de l’air. Selon son dossier médical, ces problèmes étaient dus à l’exposition à des substances toxiques contenues dans l’air. Il a donc informé l’OACI en janvier 1994 qu’il ne pouvait plus travailler dans ces conditions. En mai 1994, on a mis fin à son emploi en raison des problèmes de santé non précisés. Après son congédiement, il est retourné dans l’immeuble pour l’audition de son appel, qui a duré deux jours, ce qui, selon ses médecins, a aggravé son état.

6 Miller exerce depuis six ans les droits contractuels qui lui sont conférés par le régime administratif prévu dans le Code du personnel de l’OACI en vue d’obtenir de son employeur des prestations d’invalidité et une indemnité. À la date de l’audience devant notre Cour, aucune décision n’avait encore été rendue relativement à la réclamation interne.

7 Miller allègue que l’État connaissait les problèmes de qualité de l’air de l’immeuble depuis au moins deux ans mais qu’il a omis de l’avertir et d’avertir les autres employés des risques pour leur santé. L’État et Monit ont tous deux essayé vainement de régler ces problèmes. Miller soutient que Travaux publics Canada était chargé de la surveillance des installations et qu’il avait supervisé les travaux d’amélioration du système de ventilation en 1988 et en 1989. En outre, à la demande de l’OACI, l’État a fourni sur place les services d’un spécialiste à plein temps pour le contrôle et l’entretien du système de ventilation. Miller prétend aussi que Travaux publics Canada connaissait les sensibilités du personnel. Selon lui, on a fait de nombreuses études sur la qualité de l’air et on a découvert la présence d’une quantité dangereuse de composés organiques volatiles de produits chimiques très toxiques. Pourtant, malgré ses contacts réguliers avec le personnel de Travaux publics Canada, l’intimé affirme ne pas avoir été informé de ces conclusions.

8 Un groupe de travail mixte, composé de représentants de l’État, de Monit, de l’OACI et des employés de l’OACI, a été formé en juillet 1990 pour examiner les problèmes de qualité de l’air.

9 Miller prétend être incapable de travailler en raison de son état de santé actuel. Il a intenté une action contre l’État et Monit, réclamant contre eux solidairement des dommages-intérêts de 2 164 585,46 $ et contre l’État seul des dommages-intérêts punitifs de 100 000 $. Dans son action contre l’État, il fait valoir que celui‑ci était au courant des problèmes de qualité de l’air, mais qu’il a négligé d’avertir les employés de l’OACI des risques pour leur santé. Au procès, l’État a, en vertu de l’art. 164 du Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., ch. C-25, présenté une requête en rejet de l’action pour cause d’absence de compétence. La Cour supérieure du Québec a rejeté la requête. Cette décision a été portée devant la Cour d’appel du Québec. L’appel a été entendu en même temps que l’affaire Miller c. Monit International Inc.; il a été rejeté, Madame le juge Mailhot étant dissidente.

10 L’État prétend que la réclamation de l’intimé vise uniquement les conditions de travail et qu’elle appartient donc exclusivement au domaine des relations de travail. Il fait valoir que ce domaine est régi intégralement par le Code du personnel de l’OACI et que, en vertu des accords internationaux entre l’OACI et le gouvernement canadien, c’est le régime administratif du Code du personnel qui doit s’appliquer. Ainsi, la Cour supérieure n’a pas compétence pour entendre cette réclamation.

11 Miller soutient, et la Cour supérieure ainsi que la Cour d’appel lui ont donné raison, que la réclamation n’est pas fondée sur les relations en matière d’emploi, mais plutôt sur les actes délictuels extra-contractuels reprochés à l’État. Par conséquent, l’immunité internationale dont jouit l’OACI ne peut s’étendre à celui‑ci et, comme il ne s’agit pas d’un différend entre l’intimé et son employeur, ni entre l’État et l’OACI, la Cour supérieure peut connaître de l’affaire au fond.

II. Le cadre législatif

12 Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25

31. La Cour supérieure est le tribunal de droit commun; elle connaît en première instance de toute demande qu’une disposition formelle de la loi n’a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal.

Accord de siège entre le gouvernement du Canada et l’Organisation de l’aviation civile internationale

Article 4

Inviolabilité des locaux

1) Les locaux du siège de l’Organisation sont inviolables.

. . .

3) Les biens et avoirs de l’Organisation, en quelque endroit qu’ils se trouvent et quel qu’en soit le détenteur, sont exempts de perquisition, réquisition, confiscation, expropriation ou de toute autre forme de contrainte exécutive, administrative, judiciaire ou législative, sauf avec le consentement du Secrétaire général de l’Organisation et dans les conditions acceptées par celui-ci. Le présent Article ne fera pas obstacle à l’application raisonnable des règlements de protection contre l’incendie.

Article 21

But des privilèges et immunités

1) Les privilèges et immunités prévus aux Articles 19 et 20 sont accordés aux fonctionnaires uniquement dans l’intérêt de l’Organisation et non à leur avantage personnel. Le Secrétaire général de l’Organisation pourra et devra lever l’immunité accordée à un fonctionnaire dans tous les cas où, à son avis, cette immunité empêcherait que justice soit faite et où elle peut être levée sans porter préjudice aux intérêts de l’Organisation. À l’égard du Président du Conseil et du Secrétaire général de l’Organisation, le Conseil de l’Organisation a qualité pour prononcer la levée de l’immunité.

2) Sans préjudice de leurs privilèges et immunités, toutes les personnes qui bénéficient de ces privilèges et immunités ont le devoir de respecter les lois et règlements du Canada. Elles ont également le devoir de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures du Canada.

Article 33

Autres différends

L’Organisation prévoit des modes de règlement appropriés pour :

a) les différends en matière de contrats ou autres différends dans lesquels l’Organisation serait partie;

b) les différends dans lesquels serait impliqué un fonctionnaire de l’Organisation si l’immunité dont il jouit n’a pas été levée conformément aux dispositions de l’Article 21.

Accord supplémentaire entre le Canada et l’Organisation de l’aviation civile internationale

Article II

Obligations en vertu du Bail

1. Considérant que lesdits locaux sont loués uniquement et exclusivement pour les besoins du siège de l’Organisation, le Gouvernement du Canada veillera, en sa qualité de locataire, à ce que le locateur s’acquitte de ses obligations spécifiées dans le Bail ou prescrites par le Code civil de la Province de Québec ou en vertu de toute autre loi.

. . .

3. Nonobstant toute mention, dans le présent Accord supplémentaire, du Bail entre le Gouvernement du Canada et le propriétaire des locaux, les droits et obligations réciproques du Gouvernement du Canada et de l’Organisation en ce qui concerne les locaux du siège seront régis par le présent Accord supplémentaire.

Article VI

Règlement des différends

Tout différend entre l’Organisation et le Gouvernement du Canada portant sur l’interprétation ou l’application du présent Accord supplémentaire sera réglé conformément à l’article VII de la Section 31 de l’Accord relatif au siège.

Article VII

Actions en justice

1. Sans préjudice des privilèges et immunités de l’Organisation définis dans l’Accord relatif au siège, le Gouvernement du Canada se réserve le droit de porter devant les tribunaux compétents du Canada toute cause d’action relative au Bail.

2. En pareil cas, l’Organisation facilitera la bonne administration de la justice et assistera le Gouvernement du Canada en fournissant tout élément pertinent à la preuve.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés;

b) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.

III. Décisions antérieures

A. Cour supérieure du Québec, [1998] R.J.Q. 260

13 Le juge Benoît a déclaré que la Cour supérieure a compétence pour entendre les réclamations de l’intimé. Il a examiné les relations contractuelles entre les parties et a conclu qu’il n’existe aucun lien contractuel entre l’État et Miller, ni aucune obligation contractuelle de l’État envers ce dernier.

14 Selon le juge Benoît, la Cour supérieure n’a compétence sur aucun litige entre l’État et l’OACI, ou entre Miller et l’OACI, en raison de l’immunité de l’Organisation contre toute poursuite et de l’existence d’un recours à un organisme administratif international. De plus, tout litige entre Miller et son employeur serait régi par le Code du personnel de l’OACI.

15 Le juge Benoît a aussi conclu que l’art. 32 de l’Accord de siège ne concerne que les parties à l’Accord et que l’al. 33b) ne vise que les actions engagées contre un employé de l’OACI si l’immunité dont il jouit n’a pas été levée. Ni l’une ni l’autre de ces dispositions n’est en soi applicable en l’espèce.

16 L’État a soutenu que la signature du bail constituait une obligation internationale relevant de la règle jure imperii, de sorte que les tribunaux canadiens ne pouvaient connaître des questions relatives au bail. Le juge Benoît a conclu que, même si le Canada avait accompli un acte jure imperii en signant les accords, la réclamation de Miller n’est fondée ni sur le bail ni sur les accords, mais plutôt sur l’omission de l’État de signaler les risques que présente pour la santé l’immeuble dans lequel Miller travaillait.

17 L’État a aussi prétendu que le seul recours disponible à l’égard de conditions de travail dangereuses est d’en saisir les tribunaux administratifs internationaux. Le juge Benoît a conclu que l’obligation de fournir un milieu de travail sain ne relevait de l’obligation de l’employeur en matière de « conditions de travail » que si ce dernier avait le contrôle du milieu de travail. L’État a en outre soutenu que la mention, dans la déclaration de l’intimé, que les lésions étaient [traduction] « liées au travail » était déterminante et démontrait que la réclamation de Miller relevait entièrement des relations de travail. Le juge Benoît a noté l’allégation de Miller selon laquelle l’État avait été invité sur les lieux par l’OACI, était au courant de la présence de substances toxiques dans l’air et avait négligé de l’aviser du danger que cela présentait pour sa santé; il a conclu que les questions de droit étaient donc d’établir le lien de causalité et les dommages, lesquelles doivent être tranchées au fond. Selon le juge Benoît, que la personne à prévenir soit un fonctionnaire international ou non, l’obligation est la même, et la Cour supérieure peut connaître de la réclamation.

18 Enfin, le juge Benoît a conclu que, puisque Miller ne réclamait pas d’avantages sociaux, il n’y avait aucune possibilité de jugements contradictoires ou de double indemnisation; la règle du forum non conveniens ne s’appliquait donc pas.

B. Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 719

Le juge Nuss

19 La Cour d’appel a rejeté l’appel à la majorité, confirmant ainsi que la Cour supérieure du Québec avait compétence sur la réclamation de l’intimé. La position de l’État était que, puisque Miller était un employé, tout ce qui avait trait aux relations employé-employeur était couvert par les privilèges et immunités des organisations internationales. Le juge Nuss a conclu que la Cour supérieure avait eu raison de souligner que la réclamation de Miller ne visait pas l’OACI et de conclure que l’État ne pouvait se prévaloir des privilèges et immunités conférés aux organisations internationales.

20 L’État a fait valoir que toute obligation du gouvernement canadien, s’il en est, découlait des accords; le juge Nuss a conclu que Miller n’était pas partie à ces accords ni lié par eux. En soi, la relation entre l’État et l’OACI n’était pas pertinente.

21 Le juge Nuss a déclaré que si l’État causait un préjudice à une personne, il pouvait, sauf dans les cas où le droit interne lui conférait l’immunité, être poursuivi devant les tribunaux canadiens. Aucun principe de droit ne dit que, du fait qu’il traite avec une organisation internationale, l’État ne peut pas faire l’objet de poursuites devant les tribunaux canadiens.

22 L’État a prétendu qu’en raison de l’assujettissement de Miller au Code du personnel de l’OACI, son recours doit suivre les règles de ce code, lesquelles n’autorisent pas les poursuites contre l’État. Le juge Nuss a décidé que ces règles s’appliquent aux affaires entre Miller et l’OACI et qu’en l’espèce Miller ne poursuit pas l’OACI. De plus, si les faits allégués se sont produits pendant que Miller travaillait pour l’OACI, l’immunité dont jouit cette organisation n’est pas transférée à l’État.

Madame le juge Mailhot (dissidente)

23 Le juge Mailhot souscrivait à pratiquement tous les arguments de la demande de l’État et aurait accueilli l’appel. Elle a conclu que la déclaration de l’intimé indique clairement que les faits survenus pendant qu’il occupait ses fonctions constituent le fondement de sa réclamation et que l’immeuble pris à bail par le gouvernement du Canada est visé par l’immunité territoriale en raison de l’Accord de siège. Ces réclamations sont liées aux conditions de travail et aux problèmes de santé de l’intimé, lesquels se sont manifestés dès qu’il a commencé à travailler à son bureau au 13e étage ainsi que dans les cabines d’interprète.

24 Le juge Mailhot a conclu que si l’État avait des obligations, elles découlaient des accords internationaux entre l’OACI et le Canada. L’État était obligé de signer un bail pour le siège, de sorte que la Cour supérieure ne peut pas l’appliquer ni l’interpréter, car la signature du bail est un acte jure imperii.

25 Le juge Mailhot a déclaré que les accords ne contiennent rien qui permette à un employé de poursuivre le gouvernement canadien pour ses conditions de travail à l’intérieur de l’immeuble, mais qu’ils renferment des dispositions établissant un mécanisme de règlement des différends relatifs aux questions liées au travail. L’article 33 de l’Accord de siège porte le titre « Autres différends » et s’applique en l’espèce.

26 Le juge Mailhot a noté que Miller se rendait au travail chaque jour, non pas à titre d’invité de l’État, mais à titre d’employé de l’OACI. S’il existe quelque recours, c’est contre son employeur. Miller n’avait aucun lien avec l’État. À son avis, en raison des mécanismes internes de règlement des différends prévus par le Code du personnel de l’OACI, les dommages-intérêts réclamés par l’intimé, notamment à titre de remboursement de frais médicaux et de recyclage professionnel, sont des avantages sociaux. Elle a aussi conclu que, en raison de l’immunité et des mécanismes internes de l’OACI, l’intimé ne peut poursuivre celle-ci devant les tribunaux. Selon elle, par sa présente action, l’intimé essaie de faire indirectement ce qu’il ne peut faire directement.

27 Le juge Mailhot estime qu’il y a risque de double indemnisation ou de jugements contradictoires ainsi que risque d’ingérence dans les affaires internes de l’OACI. L’application et l’interprétation des accords internationaux ne sont pas du ressort des tribunaux de droit commun et ceux-ci ne devraient pas s’ingérer dans le choix juridictionnel fait par les parties.

IV. Les questions en litige

28 Il n’y a qu’une seule question à trancher pour statuer sur le présent pourvoi : La Cour d’appel a-t-elle eu tort de conclure que la Cour supérieure du Québec avait compétence pour entendre l’action de M. Miller contre l’État? Pour avoir gain de cause, l’appelante doit démontrer, aux termes de l’art. 31 du Code de procédure civile, qu’une disposition formelle de la loi attribue la réclamation de l’intimé exclusivement à un autre tribunal que la Cour supérieure.

V. Analyse

29 L’État fonde son pourvoi sur deux arguments fondamentaux. Selon le premier argument, en raison du statut de fonctionnaire international de l’intimé, l’immunité mentionnée à l’al. 33b) de l’Accord de siège s’applique et l’empêche d’intenter une action contre l’État. Le deuxième argument porte sur le contexte des dommages allégués : l’État prétend en particulier que l’intimé se trouvait dans l’immeuble en raison de son emploi et, n’eût été son travail auprès de l’OACI, les dommages allégués ne se seraient pas produits. La réclamation de l’intimé relève donc des relations de travail, lesquelles sont régies par le Code du personnel de l’OACI. En outre, l’État a laissé entendre que l’immunité de l’OACI s’étendait aux locaux de l’OACI et à ses employés.

A. L’effet du statut de fonctionnaire international de Miller

30 Il n’y a aucun fondement à l’argument de l’appelante que le statut de fonctionnaire international de Miller l’empêche de poursuivre l’État. Ce statut de l’intimé n’est pas pertinent puisqu’en l’espèce, il n’intente pas l’action à ce titre. De plus, malgré l’argument de l’appelante que les lésions alléguées par Miller se sont produites dans le cadre de ses fonctions, celui-ci a présenté des éléments de preuve indiquant qu’elles peuvent s’être produites en partie lors de son retour au siège de l’OACI, après son licenciement.

31 Quoi qu’il en soit, l’immunité prévue par l’al. 33b) ne protège un employé de l’OACI que s’il est défendeur dans une action en justice et non pas s’il est demandeur. L’article 33 s’intitule « Autres différends »; l’al. a) porte sur le règlement des différends « en matière de contrats ou autres différends dans lesquels l’Organisation serait partie », tandis que l’al. b) porte sur le règlement des différends « dans lesquels serait impliqué un fonctionnaire de l’Organisation si l’immunité dont il jouit n’a pas été levée conformément aux dispositions de l’Article 21 » (je souligne). Il est évident que ni l’un ni l’autre de ces alinéas ne s’applique en l’espèce. Premièrement, l’al. a) ne peut être invoqué puisque l’OACI n’est pas partie au litige. Deuxièmement, l’al. b) n’est pas libellé de la même manière, de sorte qu’il n’y a aucune mention des litiges dans lesquels le fonctionnaire est une « partie », le texte portant plutôt sur les litiges où l’immunité du fonctionnaire n’a pas été levée. Je suis donc d’accord avec le juge Benoît lorsqu’il écrit, aux p. 271-272 :

Il faut remarquer que l’article 32 ne concerne que les parties aux accords de siège et que l’article 33b) concerne une réclamation contre un fonctionnaire dont l’immunité n’est pas levée, ce qui signifie nécessairement défendeur à une demande concernant les activités de l’OACI ou les fonctions de ce fonctionnaire puisque c’est là la portée de l’immunité.

En vertu de l’al. 33b), l’immunité n’entre en jeu que si on reproche au fonctionnaire d’avoir commis une faute. Cette interprétation est également conforme aux conventions et accords internationaux sur lesquels l’art. 33 est fondé.

B. Les effets juridiques découlant du fait que les lésions auraient été subies dans le milieu de travail international

32 L’État fait valoir que notre Cour doit tenir compte du contexte de cette réclamation. À son avis, comme les lésions de l’intimé ne se seraient pas produites n’eût été son emploi, elles y sont nécessairement liées et relèvent du domaine des relations de travail. Il soutient donc que l’action de l’intimé devrait être régie par le Code du personnel de l’OACI, qui prévoit un régime interne complet établissant les conditions de travail au sein de l’Organisation. Il invoque à l’appui de sa position la déclaration de l’intimé, où ce dernier affirme que sa réclamation [traduction] « découle des conditions et du milieu de travail » et que son état de santé est [traduction] « entièrement lié au travail ».

33 En réponse, Miller déclare que sa réclamation n’est pas fondée sur les conditions de travail s’inscrivant dans le domaine des relations de travail, mais simplement sur l’omission d’un tiers de signaler les conditions dangereuses dont il avait eu connaissance. À ce titre, il s’agit d’une action ordinaire en responsabilité civile. Miller ajoute que la seule raison pour laquelle il a mentionné dans sa déclaration que ses lésions étaient liées à son travail était de pouvoir de se prévaloir de la « procédure allégée » prévue au par. 481.1c) du Code de procédure civile, qui s’applique aux créances « liées au contrat de travail ».

a) L’effet de la mention de lésions liées au travail dans la déclaration de l’intimé

34 Dans une décision interlocutoire rendue le 30 octobre 1997, le juge Benoît n’a pas autorisé en l’espèce le recours à la « procédure allégée » bien que les déclarations susmentionnées figurent dans la déclaration de Miller. À son avis, les dommages qu’aurait subis Miller ne découlaient ni du contrat de travail ni du bail, mais plutôt de l’exposition de tous les occupants de l’immeuble, qu’ils soient employés de l’OACI ou non, à des substances toxiques. Par conséquent, la réclamation de l’intimé n’était pas « lié[e] au contrat de travail » et le recours à la procédure allégée a été refusé. Il s’agissait d’une décision finale qui n’a fait l’objet d’aucun appel. Elle a été rendue plus de deux semaines avant la décision visée par le présent pourvoi, de sorte que, hormis cette partie, la réclamation de l’intimé a suivi la procédure ordinaire prévue par le Code de procédure civile.

35 Le simple fait de dire que les dommages subis par l’intimé découlent des conditions de travail et qu’ils sont « entièrement liés au travail » ne peut changer la véritable nature de la réclamation et faire en sorte que celle-ci relève des relations de travail. Ces mentions révèlent simplement que les lésions alléguées se sont produites pour la plupart au travail, ce qui n’est pas contesté. Le simple fait que l’intimé subit des dommages dans l’exercice de ses fonctions ne signifie pas nécessairement que l’employeur en est responsable. L’intimé soutient en fait que l’État est l’un des tiers responsables de ses lésions, qui, selon lui, se sont produites pour la plupart lorsqu’il travaillait pour l’OACI, dans l’immeuble de cette organisation.

b) L’objet principal de l’examen

(i) La nature du litige

36 L’État soutient que notre Cour devrait se concentrer sur les faits en cause plutôt que sur les véritables parties à l’action. Si notre Cour conclut, ce faisant, que les faits relèvent des « conditions de travail », la réclamation s’inscrit dans les relations de travail entre l’OACI et l’intimé. L’appelante dit essentiellement que, même si l’OACI n’est pas partie à l’action, la présente réclamation porte sur les actes de l’OACI, lesquels sont protégés par l’immunité qui lui est conférée et doivent être jugés selon le mode international de règlement des différends. L’État a invoqué plusieurs arrêts à l’appui de cet argument, notamment les arrêts Nouveau-Brunswick c. O’Leary, [1995] 2 R.C.S. 967, Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, et Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345.

37 Dans O’Leary, notre Cour conclut que la réclamation d’un employeur contre un employé est régie par les lois du travail prévoyant l’arbitrage obligatoire dans les affaires où le litige porte sur « l’interprétation, l’application [ou] l’administration » de la convention collective. Même si l’employeur a prétendu que son action était fondée sur la négligence plutôt que sur la convention collective, le juge McLachlin, maintenant Juge en chef, a conclu autrement. Se fondant sur l’examen de l’« essence » du différend, elle a conclu, au par. 6, qu’il découlait de la convention collective :

En l’espèce, la convention ne mentionne pas explicitement la négligence dont un employé pourrait faire preuve dans le cadre de son travail. Cette négligence relève néanmoins implicitement de la convention collective. Encore une fois, il faut comprendre que c’est l’essence du différend entre les parties et non le cadre juridique dans lequel le litige est posé qui déterminera le tribunal qui convient pour régler l’affaire. [Premier soulignement dans l’original; deuxième soulignement ajouté.]

38 De la même manière, dans Weber, le juge McLachlin, s’exprimant au nom de la majorité, a réaffirmé qu’« [i]l s’agit, dans chaque cas, de savoir si le litige, dans son essence, relève de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective » (par. 52). Dans cette affaire, les juges majoritaires ont confirmé les décisions des tribunaux d’instance inférieure, qui avaient radié l’action d’un employé contre son employeur en vertu du droit de la responsabilité civile. La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé en partie la décision du juge du procès, qui avait confirmé une action pour violation des droits garantis à l’employé par la Charte, mais notre Cour n’était pas de cet avis, concluant que les attributions des arbitres en matière d’application du droit s’étendent à la Charte. Pourtant, même si le juge McLachlin a conclu que les litiges découlant d’une convention collective relevaient de la compétence exclusive d’un arbitre si la loi applicable le prévoyait, ce qui empêchait toute poursuite judiciaire, elle a reconnu que, dans certains cas, les tribunaux conservaient leur compétence pour statuer sur les litiges entre employeurs et employés. À cet égard, elle écrit, au par. 54 :

Ce modèle ne ferme pas la porte à toutes les actions en justice mettant en cause l’employeur et l’employé. Seuls les litiges qui résultent expressément ou implicitement de la convention collective échappent aux tribunaux . . .

39 Enfin, dans Béliveau St-Jacques, notre Cour a statué sur une action en responsabilité intentée par une employée en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Il a été conclu dans la décision majoritaire rendue par le juge Gonthier que l’employée avait été indemnisée pour ses dommages, lesquels avaient déjà été qualifiés de « lésion professionnelle » au sens de la loi provinciale pertinente. Cette loi interdisait toute autre action devant la Cour supérieure. Même si cela donnait lieu à l’immunité de l’employeur contre les poursuites civiles, le juge Gonthier a conclu que l’employée n’était pas de ce fait privée de ses droits fondamentaux protégés par la Charte québécoise et que cela ne l’empêchait pas non plus de demander réparation et d’obtenir une indemnité pour ses lésions.

40 L’État souligne que l’« essence » de la présente action est un litige en matière de relations de travail et une tentative de l’intimé d’obtenir réparation pour son licenciement par l’OACI, de sorte que le présent litige est visé par le Code du personnel de l’OACI. Les arguments de l’appelante sur ce point comportent deux lacunes. Premièrement, ils paraissent mal évaluer l’importance des arrêts susmentionnés. Ceux-ci indiquent clairement que, dans le cas d’un litige entre employeur et employé qui découle d’une convention collective régie par une loi établissant un autre mode de règlement des différends, le plaignant ne peut exercer de recours civil devant la Cour supérieure. En soi, ces arrêts seraient instructifs pour l’évaluation de la capacité de l’intimé de poursuivre son employeur, l’OACI, devant la Cour supérieure, mais la réclamation de l’intimé diffère manifestement des réclamations en cause dans les arrêts O’Leary, Weber et Béliveau St-Jacques, précités. Contrairement à ces pourvois, la présente affaire ne porte pas sur un litige entre employeur et employé, mais sur une action intentée par un ancien employé contre des tiers qui n’ont rien à voir avec les relations en matière d’emploi. À cet égard, même si ces décisions sont utiles dans la mesure où elles établissent qu’il faut tenir compte de l’« essence » d’une réclamation pour trancher les questions de compétence, elles n’appuient pas la position de l’État compte tenu de la nature et des faits distincts du présent pourvoi, qui ne découlent pas des relations en matière d’emploi.

41 Par ailleurs, bien que l’OACI ne soit pas partie à la présente action, l’État soutient fermement que l’intimé essaie de faire indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement, soit intenter une action en justice pour la perte de son contrat de travail. Voici l’argument de l’État :

Ce que M. Miller tente de faire par le biais de son action intentée contre le gouvernement du Canada, en Cour supérieure, c’est de court-circuiter les régimes légaux mis en place pour juger sa réclamation et court-circuiter l’immunité dont bénéficie l’OACI devant les tribunaux canadiens, en lui substituant le gouvernement canadien;

42 Les juges majoritaires ont bien analysé cet argument. L’intimé n’a intenté aucune action contre l’OACI devant la Cour supérieure. Il ressort clairement de l’Accord de siège, les règles du personnel de l’OACI et le Code du personnel de l’OACI ainsi que des arrêts qui précèdent que, s’il l’avait fait, son action aurait été rejetée. L’OACI jouit de l’immunité contre toute poursuite en raison des accords internationaux qu’elle a signés avec le Canada, de sorte que toute réclamation doit suivre la procédure administrative établie dans le Code du personnel et dans les règles du personnel. En fait, Miller a fait une réclamation contre l’OACI selon cette procédure administrative. Il a attendu pendant six ans et, à la date de l’audition du pourvoi, il n’avait reçu aucune décision. En revanche, la présente action est intentée contre des tiers qui, selon lui, sont responsables de ses problèmes de santé.

43 L’intimé n’essaie pas d’obtenir des avantages sociaux dans la présente action, mais une indemnité pour les fautes alléguées de l’État qui ne sont pas fondées sur l’inexécution d’un contrat de travail mais qui sont plutôt extra-contractuelles. Comme l’a écrit le juge Benoît, l’action contre l’État n’est fondée ni sur le bail entre celui-ci et l’OACI, ni sur les obligations de l’État envers l’OACI ou ses employés en vertu du bail. Elle repose plutôt sur l’allégation que l’État, qui aurait eu connaissance de la présence de substances toxiques dans l’immeuble, n’en a pas averti les occupants.

44 Enfin, l’intimé soutient que ses lésions ont été causées, en partie, après la cessation de son emploi auprès de l’OACI, lorsqu’il est retourné dans l’immeuble pour l’audition de son appel. Le but en est d’établir que ses lésions ne résultent pas de son emploi.

45 Dans son jugement dissident, Madame le juge Mailhot a conclu que les dommages-intérêts réclamés par Miller étaient essentiellement des avantages sociaux puisqu’ils comprenaient le remboursement de frais médicaux et de recyclage professionnel ainsi qu’une indemnisation pour perte de revenus futurs et perte de prestations de retraite futures. Ces dommages-intérêts sont comme les dommages-intérêts réclamés dans les poursuites pour lésions corporelles. Si l’intimé avait été renversé par une voiture et qu’il avait été incapable de continuer à exercer son emploi actuel, sa réclamation n’aurait pas été différente. Par conséquent, je ne crois pas qu’il s’agisse de « bénéfices de son emploi » (avantages sociaux).

(ii) La portée de l’immunité

46 Même si l’État dit ne pas prétendre que l’immunité de l’OACI lui est transférée, il soutient essentiellement qu’elle s’étend au lieu de travail et que, comme c’est là que se sont produites les lésions, elle protège tous ceux qui sont susceptibles d’être responsables des dommages allégués.

47 En déclarant que c’est leur nature qui détermine si les actes sur lesquels se fonde la réclamation sont des actes « souverains », l’État dit en fait que si le lieu de travail découle d’un accord entre une organisation internationale et l’État, tous les actes qui y sont accomplis sont des actes souverains et sont donc protégés par l’immunité même si les liens sont ténus. Cela est inexact. L’immunité de l’OACI et de ses employés est conférée pour la protection de l’Organisation. Cela est indiqué clairement dans l’art. 21 de l’Accord de siège. Il ne faut pas simplement examiner les faits en cause et le lieu de leur survenance, mais aussi l’effet de ces réclamations sur l’Organisation. Par conséquent, il est important de prendre en considération l’identité des véritables parties à l’action en justice au même titre que la nature de la réclamation.

48 Un acte est un acte souverain s’il est accompli par un organisme souverain agissant conformément aux privilèges de sa souveraineté. La signature des accords internationaux est un acte souverain de l’État et de l’OACI. L’intimé prétend que l’OACI n’a absolument aucun contrôle sur l’entretien des locaux loués et sur leur système de ventilation. Il déclare que c’est seulement à la demande de l’OACI qu’un groupe de travail mixte comprenant des représentants de l’État et de Monit a été formé pour régler les problèmes de mauvaise qualité de l’air. Son action contre l’État est fondée sur l’omission de signaler les conditions environnementales dangereuses qui existaient au siège de l’OACI. Il incombe à l’intimé de démontrer que l’État était au courant du problème, qu’il a manqué à son obligation d’en avertir les occupants de l’immeuble et que cela a causé les lésions alléguées. Ce manquement, s’il est établi, ne peut pas être considéré comme un « acte souverain » puisqu’il n’a manifestement rien à voir avec l’accord entre l’OACI et l’État ou les opérations quotidiennes de l’OACI. De plus, malgré les allégations de l’État que ses représentants n’étaient pas autorisés à entrer dans l’immeuble, la preuve indique que l’OACI était seulement un des locataires de l’immeuble, que les gens y entraient régulièrement et que, même s’il était interdit d’entrer sans autorisation dans les locaux de l’OACI, l’État a eu l’autorisation de le faire à nombre d’occasions en raison des problèmes de qualité de l’air.

49 L’appelante prétend que si la Cour supérieure exerce sa compétence relativement à la réclamation de l’intimé, elle devra en fin de compte aborder la question du fonctionnement interne de l’OACI et, par conséquent, s’ingérer dans ses affaires internes. Cela permettrait donc à un tribunal national d’examiner et de juger un litige essentiellement lié aux relations de travail de l’OACI, domaine qui relève entièrement et exclusivement de la compétence de cette dernière. L’appelante soutient qu’un tel résultat irait à l’encontre des principes fondamentaux du droit public international puisque cela ne reconnaîtrait pas la dignité, l’indépendance et l’intégrité nécessairement liées aux organisations internationales et aux États étrangers. À cet égard, l’État cite la décision rendue par notre Cour dans Re Code canadien du travail, [1992] 2 R.C.S. 50, où le juge La Forest, au nom de la majorité, écrit, à la p. 80 :

Bien qu’un simple contrat de travail soit principalement de nature commerciale, la gestion et l’exploitation d’une base militaire constituent certainement des activités d’un État souverain. Les activités des ambassades et des postes militaires extracôtiers constituent les meilleurs exemples d’activités exercées par un État qui devraient être visées par l’immunité de juridiction. [Je souligne.]

50 Tout d’abord, il est question dans cette décision de la Loi sur l’immunité des États, qui ne s’applique pas en l’espèce. Toutefois, si l’OACI était partie à la présente action ou s’il y avait enquête sur les actes de l’OACI, sur son utilisation de l’immeuble ou sur la façon dont elle rémunère ou traite ses employés, cet argument serait convaincant. Il y a évidemment des cas où l’examen des faits se produisant au cours de la période d’emploi de quelqu’un peut mener à l’ingérence dans les actes souverains d’un organisme international. Ce n’est toutefois pas le cas dans la présente affaire. Comme je l’ai dit à maintes reprises, la réclamation de Miller ne provient pas de sa relation de travail avec l’OACI. La procédure administrative de l’Organisation est donc inapplicable en l’espèce. La Cour supérieure doit seulement déterminer si l’État avait eu connaissance des conditions environnementales dans l’immeuble, si celui-ci ou ses représentants ont manqué à leur obligation d’avertir ceux qui y travaillaient et si cela a causé les dommages allégués. L’examen des fonctions et des procédures internes de l’OACI ne serait ni pertinent ni nécessaire dans le cadre de cette analyse.

C. Une défense pleine et entière

51 On a prétendu qu’en raison de l’immunité dont jouissent l’OACI et ses employés, l’appelante aurait de la difficulté à présenter une défense pleine et entière si la présente action devait être renvoyée devant la Cour supérieure. Cela serait dû en partie à l’inviolabilité du siège lui-même, laquelle est prévue par les art. 4 et 5 de l’Accord de siège. L’appelante s’est également dite préoccupée par le fait que l’OACI ne pouvait être contrainte par la cour à fournir des documents et que ses employés ne pouvaient pas être contraints à témoigner.

52 Même si l’immunité de l’OACI confère aux locaux un caractère « inviolable », les faits de la présente affaire indiquent qu’elle n’est pas large au point d’empêcher complètement l’appelante de recueillir des éléments de preuve en vue d’appuyer ses arguments quant au fond de l’affaire. Comme nous l’avons déjà mentionné, la preuve indique que l’État a pénétré dans les locaux de l’OACI à de nombreuses reprises en raison des problèmes continus de qualité de l’air. Elle indique aussi que l’État a fourni une personne à plein temps pour aider et conseiller Monit, la propriétaire de l’immeuble, qu’il a participé à des réunions de comité et, enfin, que l’OACI n’était pas le seul locataire de l’immeuble, auquel le public avait accès de la rue et du métro.

53 Par ailleurs, il faut noter que l’art. VII de l’Accord supplémentaire prévoit que toute cause d’action relative au bail peut être portée devant les tribunaux compétents du Canada et que, en pareil cas, l’OACI « facilitera la bonne administration de la justice et assistera le Gouvernement du Canada en fournissant tout élément pertinent à la preuve ». Même si la réclamation de l’intimé est fondée non pas sur le bail, mais sur l’omission de l’État de signaler les problèmes environnementaux, l’État pourrait, pour obtenir la collaboration de l’OACI, faire valoir que sa participation en l’espèce est « liée » au bail.

54 L’État pourrait aussi invoquer l’art. 21 de l’Accord de siège, qui porte sur les privilèges et les immunités accordés aux fonctionnaires internationaux. Même si, selon la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, R.T. Can. 1966 no 29, ceux-ci ne peuvent généralement pas être contraints à témoigner, l’art. 21 prévoit que :

Le Secrétaire général de l’Organisation pourra et devra lever l’immunité accordée à un fonctionnaire dans tous les cas où, à son avis, cette immunité empêcherait que justice soit faite et où elle peut être levée sans porter préjudice aux intérêts de l’Organisation. [Je souligne.]

Compte tenu de ce qui précède, les inquiétudes que l’État a mentionnées au sujet de l’effet de l’immunité de l’OACI sur la préparation de sa défense sont hypothétiques et prématurées. Le juge du procès pourrait régler toute véritable question qui se pose à ce sujet.

D. Le forum compétent

55 Ayant conclu que le contexte des lésions alléguées n’empêchait pas l’action de l’intimé, notre Cour doit maintenant déterminer si, en vertu du droit canadien, la Cour supérieure du Québec a compétence générale sur ces questions.

56 L’État n’affirme pas que le droit canadien écarte la compétence de la Cour supérieure, mais il invoque le droit international, en particulier l’Accord de siège. À son avis, notre ordre interne est visé par ce droit international et les tribunaux de droit commun du pays n’ont plus compétence du fait que le Canada a accepté qu’il y ait un forum international exclusif pour les litiges résultant de la relation entre les employés et leur employeur international. Après examen du libellé de ces textes internationaux, je conclus qu’ils ne contiennent aucune disposition qui empêche que l’action de l’intimé soit entendue et examinée par la Cour supérieure du Québec. L’État soutient que l’absence de disposition relative aux obligations de l’État envers les employés de l’OACI signifie que la réclamation de l’intimé n’existe pas en droit international; par contre, l’intimé fait valoir que cette absence [traduction] « ne fait que confirmer qu’il n’y a aucune limite à la compétence des tribunaux nationaux sur ce genre de réclamations » (souligné dans l’original). Je suis d’accord. L’ordre international prévu par ces textes juridiques a trait seulement aux actions auxquelles l’OACI est partie.

57 En ce qui concerne le droit interne du Canada, l’art. 31 du Code de procédure civile prévoit que la Cour supérieure est le tribunal de première instance pour toute demande qu’une disposition formelle de la loi n’a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal. Les documents internationaux dont il faut tenir compte sont notamment l’Accord de siège, l’Accord supplémentaire, les règles du personnel de l’OACI et le Code du personnel de l’OACI. En l’espèce, peu importe que ces documents fassent partie ou non partie du droit canadien, car ils ne contiennent rien qui empêche expressément un employé de l’OACI de poursuivre le gouvernement canadien devant les tribunaux du pays, de sorte que la Cour supérieure a compétence sur la réclamation.

VI. Dispositif

58 Le pourvoi ayant été rejeté à l’audience, l’affaire doit être renvoyée devant la Cour supérieure du Québec pour examen au fond. Les dépens entre parties sont accordés à l’intimé.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureur de l’appelante : Le procureur général du Canada, Montréal.

Procureurs de l’intimé : Seal Seidman, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 12 ?
Date de la décision : 01/03/2001
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. la cour supérieure a compétence pour entendre la réclamation

Analyses

Procédure civile - Exceptions déclinatoires - Incompétence ratione materiae - Prise à bail par l’État des locaux destinés à servir de siège social d’une organisation internationale - Action en dommages-intérêts intentée contre l’État par un ancien employé de l’organisation pour cause de problèmes de santé qui seraient dus à la mauvaise qualité de l’air dans l’immeuble - Présentation par l’État d’une requête en rejet d’action pour absence de compétence - La Cour supérieure a-t-elle compétence pour entendre la réclamation? - Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 31, 164.

Tribunaux - Compétence - Action civile en dommages-intérêts - Organisations internationales - Immunité - Prise à bail par l’État des locaux destinés à servir de siège social d’une organisation internationale - Action en dommages-intérêts intentée contre l’État par un ancien employé de l’organisation pour cause de problèmes de santé qui seraient dus à la mauvaise qualité de l’air dans l’immeuble - La Cour supérieure a-t-elle compétence pour entendre la réclamation? - Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 31.

L’intimé M travaillait comme interprète pour l’Organisation de l’aviation civile internationale (« OACI »). En vertu de l’Accord de siège et de l’Accord supplémentaire entre le Canada et l’OACI, l’État appelant était chargé de prendre à bail des locaux à Montréal pour que l’OACI y établisse son siège social. C’est ainsi que l’État a loué une partie de l’immeuble appartenant à Monit International Inc. M allègue avoir eu des problèmes de santé pendant toute la période où il a travaillé régulièrement dans l’immeuble en raison de la mauvaise qualité de l’air. Il prétend que l’État connaissait les problèmes de qualité de l’air de l’immeuble depuis au moins deux ans mais qu’il a omis de l’avertir et d’avertir les autres employés des risques pour leur santé. M a intenté une action en dommages-intérêts contre l’État et Monit. Au procès, l’État a, en vertu de l’art. 164 du Code de procédure civile, présenté une requête en rejet de l’action pour cause d’absence de compétence. La Cour supérieure a rejeté la requête; la Cour d’appel à la majorité a confirmé cette décision.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté. La Cour supérieure a compétence pour entendre la réclamation.

Il n’y avait aucun fondement à l’argument qu’en raison du statut de fonctionnaire international de M, l’immunité mentionnée à l’al. 33b) de l’Accord de siège s’applique et l’empêche d’intenter une action contre l’État. Ce statut de M n’est pas pertinent puisqu’il n’intente pas l’action à ce titre. De plus, malgré l’argument de l’État que les lésions alléguées par M se sont produites dans le cadre de ses fonctions, celui-ci a présenté des éléments de preuve indiquant qu’elles peuvent s’être produites en partie à son retour au siège de l’OACI, après son licenciement. Quoi qu’il en soit, l’immunité prévue par l’al. 33b) ne protège un employé de l’OACI que s’il est défendeur dans une action en justice et non pas s’il est demandeur.

Le simple fait de dire que les dommages subis par M découlent des conditions de travail et qu’ils sont « entièrement liés au travail » ne peut changer la véritable nature de la réclamation et faire en sorte que celle-ci relève des relations de travail. La présente affaire ne porte pas sur un litige entre employeur et employé, mais sur une action intentée par un ancien employé contre des tiers qui n’ont rien à voir avec les relations en matière d’emploi. L’omission par l’État de signaler les conditions environnementales dangereuses qui existaient au siège de l’OACI, si elle est établie, ne peut pas être considérée comme un « acte souverain » puisqu’elle n’a manifestement rien à voir avec l’accord entre l’OACI et l’État et les opérations quotidiennes de l’OACI.

Les inquiétudes que l’État a mentionnées au sujet de l’effet de l’immunité de l’OACI sur la préparation de sa défense sont hypothétiques et prématurées. Le juge du procès pourrait régler toute véritable question qui se pose à ce sujet. Même si l’immunité de l’OACI confère aux locaux un caractère « inviolable », en vertu des art. 4 et 5 de l’Accord de siège, les faits de la présente affaire indiquent qu’elle n’est pas large au point d’empêcher complètement l’État de recueillir des éléments de preuve en vue d’appuyer ses arguments quant au fond de l’affaire. La preuve indique que l’État a pénétré dans les locaux de l’OACI à de nombreuses reprises en raison des problèmes continus de qualité de l’air. Elle indique aussi que l’État a fourni une personne à plein temps pour aider et conseiller Monit, la propriétaire de l’immeuble, qu’il a participé à des réunions de comité et, enfin, que l’OACI n’était pas le seul locataire de l’immeuble, auquel le public avait accès. Par ailleurs, l’art. VII de l’Accord supplémentaire prévoit que toute cause d’action relative au bail peut être portée devant les tribunaux compétents du Canada et que, en pareil cas, l’OACI « facilitera la bonne administration de la justice et assistera le Gouvernement du Canada en fournissant tout élément pertinent à la preuve ». Même si la réclamation de M est fondée non pas sur le bail, mais sur l’omission de l’État de signaler les problèmes environnementaux, l’État pourrait, pour obtenir la collaboration de l’OACI, faire valoir que sa participation en l’espèce est « liée » au bail.

Les textes internationaux ne contiennent aucune disposition qui empêche que l’action de M soit entendue et examinée par la Cour supérieure. L’ordre international prévu par ces textes juridiques a trait seulement aux actions auxquelles l’OACI est partie. En vertu de l’art. 31 du Code de procédure civile, la Cour supérieure est le tribunal de première instance pour toute demande qu’une disposition formelle de la loi n’a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal. Les documents internationaux dont il faut tenir compte sont notamment l’Accord de siège, l’Accord supplémentaire, les règles du personnel de l’OACI et le Code du personnel de l’OACI. En l’espèce, peu importe que ces documents fassent partie ou non du droit canadien, ils ne contiennent rien qui empêche expressément un employé de l’OACI de poursuivre le gouvernement canadien devant les tribunaux du pays.


Parties
Demandeurs : Miller
Défendeurs : Canada

Références :

Jurisprudence
Distinction d’avec les arrêts : Nouveau-Brunswick c. O’Leary, [1995] 2 R.C.S. 967
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345
Re Code canadien du travail, [1992] 2 R.C.S. 50
arrêt mentionné : Miller c. Monit International Inc., [2001] 1 R.C.S. 432, 2001 CSC 13.
Lois et règlements cités
Accord de siège entre le gouvernement du Canada et l’Organisation de l’aviation civile internationale, R.T. Can. 1992 no 7, art. 4, 5, 21, 32, 33.
Accord supplémentaire entre le Canada et l’Organisation de l’aviation civile internationale, R.T. Can. 1980 no 18, art. II, VI, VII.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 31, 164, 481.1c) [aj. 1996, ch. 5, art. 40].
Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, R.T. Can. 1966 no 29.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, art. 3.

Proposition de citation de la décision: Miller c. Canada, 2001 CSC 12 (1 mars 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-03-01;2001.csc.12 ?
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