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18/10/2001 | CANADA | N°2001_CSC_69

Canada | Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69 (18 octobre 2001)


rumley c. colombie-britannique, [2001] 3 R.C.S. 184, 2001 SCC 69

Sa Majesté la Reine du chef de la province de

la Colombie-Britannique Appelante

c.

Leanne Rumley, John Pratt, Sharon Rumley, J.S. et M.M. Intimés

Répertorié : Rumley c. Colombie-Britannique

Référence neutre : 2001 CSC 69.

No du greffe : 27721.

Audition et jugement : 13 juin 2001.

Motifs déposés : 18 octobre 2001.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.

en appel de la cour d’ap

pel de la colombie-britannique

Pratique -- Recours collectifs -- Certification -- Les demandeurs cherchent à représenter de...

rumley c. colombie-britannique, [2001] 3 R.C.S. 184, 2001 SCC 69

Sa Majesté la Reine du chef de la province de

la Colombie-Britannique Appelante

c.

Leanne Rumley, John Pratt, Sharon Rumley, J.S. et M.M. Intimés

Répertorié : Rumley c. Colombie-Britannique

Référence neutre : 2001 CSC 69.

No du greffe : 27721.

Audition et jugement : 13 juin 2001.

Motifs déposés : 18 octobre 2001.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

Pratique -- Recours collectifs -- Certification -- Les demandeurs cherchent à représenter des élèves actuels et anciens victimes d’agressions dans un pensionnat pour sourds et aveugles administré par la province -- Les demandeurs respectent‑ils les conditions de certification établies dans la loi provinciale sur les recours collectifs? -- Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, ch. 50, art. 4.

Du début des années 1950 jusqu’en 1992, la Colombie‑Britannique administrait un pensionnat pour enfants sourds. Jusqu’en 1979, l’école admettait aussi des enfants aveugles. L’enquête de l’ombudsman provincial et, par la suite, celle d’un conseiller juridique spécial ont établi que des membres du personnel et des élèves avaient fait subir des agressions sexuelles, des sévices et des mauvais traitements affectifs à des élèves pendant de nombreuses années dans cette école. Le gouvernement a répondu au rapport du conseiller juridique spécial en reconnaissant sa responsabilité pour les agressions qui se sont produites à l’école et en établissant un programme d’indemnisation individuelle qui prévoyait trois niveaux d’indemnisation, d’un minimum de 3 000 $ au maximum de 60 000 $. En 1998, les intimés ont intenté contre l’appelante un recours collectif sollicitant des dommages‑intérêts compensatoires et exemplaires. En vertu de l’art. 4 de la Class Proceedings Act, le tribunal certifie qu’une demande est un recours collectif si les conditions suivantes sont réunies : a) les actes de procédure révèlent une cause d’action; b) il existe un groupe identifiable de deux personnes ou plus; c) les demandes des membres du groupe soulèvent des questions communes, que ces questions communes prévalent ou non sur les questions touchant uniquement les membres pris individuellement; d) le recours collectif est la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a refusé la certification. La Cour d’appel a accueilli l’appel des intimés et a certifié que les demandes relatives aux agressions sexuelles étaient des questions communes.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Les intimés ont satisfait aux conditions de certification prévues à l’art. 4 de la Class Proceedings Act. Il s’agit de savoir s’il y a des questions communes au groupe et si le recours collectif est la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes. La condition des questions communes de même que celle de la meilleure procédure sont remplies en l’espèce. En ce qui concerne les questions communes, tous les membres du groupe partagent un intérêt dans la question de savoir si l’appelante a contrevenu à une obligation de diligence. Les questions liées à l’obligation et au manquement sont donc communes au groupe. Le fait que la norme de diligence puisse avoir varié au cours de la période pertinente n’empêche pas la poursuite de prendre la forme d’un recours collectif, mais signifie simplement que le tribunal peut juger nécessaire de fournir une réponse nuancée à la question commune. La structure du rapport du conseiller juridique spécial, qui divise expressément les années comprises entre 1982 et 1991 en trois sous‑périodes distinctes, indique qu’une telle démarche ne serait pas impossible. En outre, la Class Proceedings Act envisage la possibilité de sous-groupes et le tribunal peut modifier l’ordonnance de certification en tout temps. L’octroi et le montant des dommages‑intérêts exemplaires sont aussi, en l’espèce, des questions susceptibles d’être résolues en tant que questions communes.

La question de la meilleure procédure vise deux questions : premièrement, le recours collectif est‑il un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance, et, deuxièmement, le recours collectif est‑il préférable aux autres procédures? Le premier facteur à examiner en vertu du par. 4(2) consiste à déterminer « si les questions de fait ou de droit communes aux membres du groupe prévalent sur les questions touchant uniquement les membres pris individuellement ». Il semble probable qu’il y aura des différences entre les membres du groupe en l’espèce; toutefois, étant donné que les intimés ont restreint leurs demandes à la question de la négligence « systémique », les questions fondamentales dans la présente poursuite seront la nature de l’obligation de l’école à l’égard des membres du groupe et la violation alléguée de cette obligation. Ces questions sont susceptibles de résolution dans un recours collectif. Même si les questions du préjudice et du lien de causalité devront être jugées dans le cadre d’instances individuelles à la suite de la résolution de la question commune (à supposer que la question commune soit tranchée en faveur du groupe ou, du moins, en faveur d’une partie du groupe), les questions individuelles demeureront un aspect relativement mineur de la présente affaire. Il n’est pas contesté que des agressions se sont produites à l’école. La question essentielle est de savoir si l’école aurait dû prévenir les agressions ou y répondre différemment.

Jurisprudence

Arrêts mentionnés : Hollick c. Toronto (Ville), [2001] 3 R.C.S. 158, 2001 CSC 68; Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, 2001 CSC 46; Anderson c. Wilson (1999), 44 O.R. (3d) 673; Chace c. Crane Canada Inc. (1996), 26 B.C.L.R. (3d) 339; Endean c. Canadian Red Cross Society (1997), 148 D.L.R. (4th) 158.

Lois et règlements cités

Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, ch. 50, art. 4, 6(1), 7, 8(3), 10(1).

Loi de 1992 sur les recours collectifs, L.O. 1992, ch. 6, art. 5.

School Act, R.S.B.C. 1996, ch. 412.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1999), 72 B.C.L.R. (3d) 1 (sub nom. R. (L.) c. British Columbia), 180 D.L.R. (4th) 639, 48 C.C.L.T. (2d) 1, 38 C.P.C. (4th) 1, 131 B.C.A.C. 68, 214 W.A.C. 68, [1999] B.C.J. No. 2633 (QL), 1999 BCCA 689, qui a infirmé en partie la décision du juge Kirkpatrick (1998), 65 B.C.L.R. (3d) 382, 25 C.P.C. (4th) 186, [1998] B.C.J. No. 2588 (QL), qui avait refusé de certifier un recours collectif. Pourvoi rejeté.

James M. Sullivan, D. Clifton Prowse et Suzanne M. Kennedy, pour l’appelante.

Patrick G. Guy et Anne Sheane, pour les intimés.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le Juge en chef — Comme dans Hollick c. Toronto (Ville), [2001] 3 R.C.S. 158, 2001 CSC 68, nous devons déterminer si les demandeurs dans les instances antérieures (intimés devant notre Cour) respectent les conditions de certification établies dans une loi provinciale sur les recours collectifs. Les intimés cherchent à représenter des élèves actuels et anciens qui ont été victimes d’agressions à l’école Jericho Hill, un pensionnat pour sourds et aveugles administré par la province de la Colombie‑Britannique. À la fin de l’audience, notre Cour a conclu que les intimés avaient satisfait aux conditions de certification prévues à l’art. 4 de la Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, ch. 50, et a rejeté le pourvoi, les motifs devant suivre. Voici ces motifs.

I. Les faits

2 Du début des années 1950 jusqu’en 1992, l’école Jericho Hill (« JHS ») était un pensionnat pour enfants sourds. Jusqu’en 1979, l’école admettait aussi des enfants aveugles. Alors que la plupart des écoles en Colombie‑Britannique sont gérées par des conseils scolaires, JHS était une école « provinciale » en vertu de la loi en vigueur, aujourd’hui la School Act, R.S.B.C. 1996, ch. 412, administrée par le ministère de l’Éducation de la Colombie‑Britannique. Il est maintenant clair qu’au cours de toute son histoire ont été commises dans cette école des agressions sexuelles et physiques contre des enfants. C’est l’ombudsman de la Colombie‑Britannique qui mène la première enquête complète en 1992 sur les agressions. Déposé en 1993, son rapport conclut que des membres du personnel et des élèves ont fait subir des agressions sexuelles, des sévices et des mauvais traitements affectifs à des élèves pendant de nombreuses années. En réponse au rapport de l’ombudsman et aux poursuites intentées contre la province après le dépôt du rapport, le procureur général nomme Thomas Berger, c.r., conseiller juridique spécial. Le rapport Berger, déposé en mars 1995, conclut : [traduction] « l’agression sexuelle était à certaines époques largement répandue au pensionnat de Jericho Hill et [. . .] cette situation a duré de nombreuses années » (p. 14).

3 Les conclusions du rapport Berger sont pour le moins troublantes. Berger a interrogé 35 élèves qui ont fréquenté JHS dans les années 1950, 1960, 1970 et 1980. Il conclut que [traduction] « nombre d’entre eux ont allégué avoir été agressés sexuellement ou avoir été témoins d’agressions sexuelles de la part de membres du personnel ou d’autres élèves » (p. 13). Berger met principalement l’accent sur les agressions survenues après 1980. D’après son rapport, deux garçons ont fait des plaintes distinctes relativement à des agressions qui se seraient produites à l’école au début des années 1980. Le premier se plaint d’avoir été agressé sexuellement par une conseillère en éducation et du fait que les élèves étaient incités, et même forcés, à avoir des relations sexuelles les uns avec les autres; le second allègue que deux conseillers en éducation l’ont agressé. À la suite de la deuxième plainte, un travailleur social du ministère des Ressources humaines mène des entrevues avec plusieurs garçons qui étaient pensionnaires à l’école. Certains d’entre eux admettent avoir agressé des fillettes à l’école, dont certaines n’avaient que sept ans. Les garçons soutiennent aussi avoir été agressés par deux conseillers en éducation.

4 Selon le rapport Berger, des éléments de preuve convaincants indiquent que les agressions étaient largement répandues au cours des années 1980. Certaines agressions se sont produites au pensionnat de l’école, mais selon certaines indications, des agressions auraient également été commises dans un foyer de groupe que dirigeait un psychologue embauché par JHS en 1983. En 1984, un élève au foyer de groupe en poignarde un autre à mort. Au procès qui s’ensuit, le juge exprime des réserves quant à la qualité de la surveillance dans le foyer de groupe, affirmant que l’accusé [traduction] « a reçu ce que je dois qualifier de la forme la plus inappropriée d’attention et d’encadrement dans ce foyer d’accueil ». En 1986, un élève de JHS qui avait résidé dans le foyer de groupe se suicide après avoir agressé sexuellement sa nièce chez lui.

5 Le rapport Berger traite séparément de la période allant de 1987 à 1990. En janvier 1987, le garçon qui avait déposé la première plainte au début des années 1980 tente de se suicider après avoir agressé ses frères et sœurs cadets. Après sa tentative de suicide, l’élève réitère son allégation qu’une conseillère l’a agressé. Il admet également que d’autres garçons et lui‑même ont agressé des fillettes du cours primaire à l’école. Vers la même époque, un autre élève est arrêté pour avoir agressé un jeune garçon. Il affirme qu’il a lui‑même été agressé par un éducateur spécialisé à JHS et qu’il a eu des relations sexuelles avec des garçons et des filles au pensionnat. Il donne les noms de dix filles qu’il a agressées sexuellement et nomme trois autres garçons qui auraient agressé des filles. Après ces nouvelles allégations, le ministère de l’Éducation et le ministère des Services sociaux mènent une enquête, dans le cadre de laquelle ils interrogent environ 35 élèves à partir du début de 1987. Les élèves interrogés fournissent les noms d’autres enfants qui, selon eux, ont été forcés d’avoir des relations sexuelles ou qui ont forcé d’autres enfants à en avoir. En examinant les conclusions, l’un des membres de l’équipe d’enquête signale qu’il y avait [traduction] « une culture ambiante au pensionnat qui exigeait des élèves qu’ils se soumettent à un rite de passage sexuel pour être acceptés par leurs pairs ».

6 Le rapport Berger ne traite pas en détail de cas individuels; il vise avant tout à déterminer la fréquence des agressions à l’école, et non à déterminer si un pensionnaire donné a été agressé. Voici ce qu’on y lit (à la p. 14) :

[traduction] Je ne tire aucune conclusion ici en ce qui concerne les cas individuels. Je me contente plutôt d’exprimer ma conclusion, qui décrit de façon générale l’état des choses à l’école Jericho Hill, selon laquelle à partir des années 50, et pendant une période d’environ 35 ans, des agressions sexuelles ont été commises par certains membres du personnel et par certains enfants plus âgés contre des enfants plus jeunes, et que certains de ces derniers (après être devenus des élèves plus anciens) ont agressé sexuellement des nouveaux arrivants.

L’historique de chaque cas peut être choquant. Il n’y a pas lieu d’exposer ces cas en détail. Mais ils indiquent que, même en 1987, les agressions sexuelles n’avaient peut‑être pas entièrement cessé à l’école. Une ancienne élève prétend avoir été agressée par une éducatrice spécialisée de 1981 à 1990. Une autre ancienne élève soutient avoir été agressée sexuellement à de nombreuses reprises de 1980 à 1991. Il reste à voir si ces allégations particulières seront prouvées, mais elles indiquent qu’on ne peut écarter la possibilité que des agressions sexuelles aient été commises même après 1987.

Dans ce rapport, je n’aborde pas en détail les cas individuels [. . .] Je ne cherche pas [. . .] à déterminer l’effet des agressions dans un cas individuel quelconque; j’essaie plutôt de brosser le tableau général de la situation.

7 Le rapport Berger conclut que la réponse de JHS aux allégations d’agression a souvent été inadéquate et souligne, par exemple, que [traduction] « [s]auf dans quelques cas, l’école Jericho Hill n’a pas rapporté les révélations aux parents des garçons ou des filles, n’a pas identifié les élèves qui avaient commis les agressions ni ne les a renvoyés de l’école et n’a pas veillé à ce que les victimes d’agression reçoivent une thérapie convenable » (p. 9). Il conclut que [traduction] « [m]ême s’il était responsable de la gestion de l’école, le ministère de l’Éducation n’avait établi ni politique ni procédure quant à la direction d’un pensionnat pour enfants sourds » (p. 15). Le rapport souligne également qu’en 1978, les élèves — garçons et filles de tous âges — étaient tous logés dans le même dortoir, et fait remarquer [traduction] « qu’on peut certainement penser que ces dispositions n’étaient pas conformes aux normes de diligence raisonnables à l’époque » (p. 16).

8 Le rapport Berger met aussi l’accent sur la vulnérabilité exceptionnelle des enfants à l’école (à la p. 7) :

[traduction] [L]a vulnérabilité des enfants à l’école Jericho Hill était due au fait qu’ils n’avaient pas pu acquérir tôt la connaissance du langage; cela signifiait qu’on n’avait pas pu leur inculquer des valeurs comme aux enfants ne souffrant pas de surdité; cela voulait souvent dire qu’ils étaient plus vulnérables face aux membres du personnel de l’école enclins à agresser les enfants; cela signifiait que l’établissement était plus susceptible de voir se développer une culture propice aux agressions; et cela voulait dire que les enfants n’avaient habituellement pas la capacité ou les moyens de faire part des agressions sexuelles aux parents, aux professeurs, aux médecins, à la police ou aux travailleurs sociaux ni de s’en plaindre efficacement auprès de ces derniers.

9 Le rapport Berger recommande que la province accepte la responsabilité des agressions survenues à JHS, qu’elle établisse un régime d’indemnisation des victimes d’agression à l’école et que ce régime établisse trois niveaux d’indemnisation pour ceux dont la demande est acceptée, l’indemnité minimale étant de 3 000 $ et l’indemnité maximale de 60 000 $.

10 Le gouvernement répond au rapport Berger en reconnaissant sa responsabilité pour les agressions qui se sont produites à JHS. Dans une déclaration ministérielle, en juin 1995, le procureur général admet la véracité des allégations d’agressions sexuelles à l’école, reconnaît que [traduction] « [l]a province était responsable de l’éducation et du bien‑être de ces personnes lorsqu’elles étaient des enfants » et affirme que, « [d]ans la mesure où la province ne s’est pas acquittée de ses responsabilités à leur égard, elle doit maintenant veiller à ce qu’elles soient indemnisées ». La province crée aussi le Jericho Individual Compensation Program (JICP), structuré selon les recommandations du rapport Berger. Ce programme d’indemnisation est destiné aux élèves actuels et anciens qui soutiennent avoir été agressés lorsqu’ils fréquentaient l’école, et il prévoit des indemnités suivant le régime à trois niveaux. Au 31 mars 1998, 49 demandes avaient été soumises au JICP.

11 Les intimés intentent la présente action en janvier 1998, sollicitant des dommages‑intérêts compensatoires et exemplaires au nom d’un groupe composé de :

— tous les élèves actuels et anciens de JHS qui ont été victimes d’agression ou qui n’ont pas reçu une éducation convenable lorsqu’ils fréquentaient l’école;

— tous les membres des familles des élèves actuels ou anciens de JHS qui ont subi un préjudice en raison de l’agression commise contre un élève de JHS;

— tous les membres des familles des élèves actuels ou anciens de JHS et les tiers qui ont été agressés par ces élèves parce que ceux‑ci avaient eux‑mêmes été victimes d’agression.

Les intimés affirment que les questions suivantes sont communes au groupe :

— La défenderesse a‑t-elle contrevenu à la norme de diligence qu’elle devait respecter à l’égard des demandeurs entre 1950 et 1992?

— La défenderesse a‑t‑elle fait des déclarations inexactes de façon négligente, insouciante et/ou frauduleuse relativement à l’école?

— La conduite de la défenderesse justifie‑t‑elle l’octroi de dommages‑intérêts exemplaires et, dans l’affirmative, de quel montant?

(Au début, les intimés disaient aussi que la responsabilité du fait d’autrui était une question commune mais ont renoncé, tôt dans l’instance, à cet argument.)

12 La seule question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si les intimés satisfont aux conditions de certification prescrites par l’art. 4 de la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique.

II. Les jugements

13 En Cour suprême de la Colombie‑Britannique, le juge Kirkpatrick refuse la certification : (1998), 65 B.C.L.R. (3d) 382. Abordant en premier lieu l’al. 4(1)a), elle conclut que la déclaration ne révèle pas de cause d’action fondée sur des déclarations inexactes, un préjudice émotionnel et des souffrances morales, la violation d’une obligation de fiduciaire envers les parents ou les tiers, ou la faute professionnelle en éducation. Elle estime toutefois que la déclaration révèle des causes d’action fondées sur les allégations d’agression faites par les élèves, les allégations d’agressions « secondaires » commises par des élèves contre d’autres élèves ou contre des tiers ainsi que la violation de l’obligation de fiduciaire à l’égard des élèves. Le juge Kirkpatrick conclut également que les intimés ont indiqué un groupe identifiable, comme l’exige l’al. 4(1)b).

14 Le juge Kirkpatrick rejette cependant l’argument selon lequel il y a des questions communes au groupe conformément à l’al. 4(1)c). Elle examine chaque question commune alléguée. Pour les questions de négligence, elle suit le raisonnement selon lequel la norme de diligence que devait respecter la défenderesse n’était pas toujours la même au cours de la période de 42 ans indiquée dans la déclaration et que, même s’il est possible de régler en partie ce problème en divisant cette période et en déterminant la norme de diligence applicable à chaque division, [traduction] « [u]ne telle méthode ne résoudrait pas les problèmes à prévoir dans le cas de personnes touchées par plus d’une période ou dont la situation a changé en même temps que la norme de diligence pendant les périodes en question » (p. 402). En outre, les variations de la norme de diligence n’ont [traduction] « pas nécessairement trait uniquement au moment où la demande aurait pris naissance, mais dépendent vraisemblablement de l’auteur de cette demande, de l’identité de la personne qui aurait commis le tort et, peut‑être, de la nature de l’agression alléguée » (p. 403).

15 Le juge Kirkpatrick estime pour les mêmes motifs que les questions portant sur les déclarations inexactes ne sont pas communes au groupe, car elles sont [traduction] « de nature individuelle en ce sens que chaque demandeur doit démontrer qu’il s’est fondé sur les déclarations inexactes qu’aurait faites la défenderesse et que ces déclarations ont eu un effet réel et important sur la décision d’inscrire et de continuer d’inscrire à l’école » (p. 404).

16 Enfin, le juge Kirkpatrick écarte comme question commune la question des dommages‑intérêts exemplaires pour la raison que leur évaluation exigerait la présentation d’une preuve individuelle de la part de chaque demandeur et que [traduction] « la conduite de la défenderesse à l’égard de chaque demandeur pourrait aggraver ou mitiger l’évaluation des dommages‑intérêts exemplaires mais ne serait pas examinée si on déterminait le droit à ces dommages‑intérêts en tant que question commune » (p. 406). Le juge Kirkpatrick fait remarquer que même si le tribunal certifiait que les dommages‑intérêts exemplaires constituent une question commune, on ne peut pas en dire autant de leur montant parce que traditionnellement on n’accorde [traduction] « des dommages‑intérêts exemplaires que si les dommages‑intérêts compensatoires ne suffisent pas pour dissuader ou punir le défendeur » (p. 406). On ne peut donc pas évaluer le montant des dommages‑intérêts exemplaires avant la fin des instances individuelles.

17 Selon le juge Kirkpatrick, il n’y a aucune question commune, contrairement à ce qu’exige l’al. 4(1)c), de sorte que le recours collectif ne peut pas être [traduction] « la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes », comme le prévoit l’al. 4(1)d). Elle admet cependant que le JICP ne constitue pas une solution de rechange adéquate au règlement judiciaire du litige. Elle note que le JICP limite les indemnités à 60 000 $, qu’il n’indemnise pas les membres des familles et qu’il ne prévoit aucune indemnisation pour la perte de revenus et de possibilités ni pour les soins à venir. De plus, le JICP interdit aux demandeurs de se faire représenter par un avocat devant le comité d’indemnisation. Selon le juge Kirkpatrick, toutefois, l’absence de questions communes signifie que les litiges individuels sont malgré tout préférables au recours collectif.

18 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, par la voix du juge Mackenzie, accueille l’appel en exprimant son désaccord avec le juge en chambre quant à l’existence de questions communes et la meilleure procédure : (1999), 72 B.C.L.R. (3d) 1. Le juge Mackenzie pense que le juge en chambre a commis une erreur en ne reconnaissant pas les [traduction] « questions restreintes » pour lesquelles les intimés demandaient la certification. Il admet qu’il existe des différences pertinentes entre les membres du groupe, mais estime que « l’obligation de l’école de prendre des mesures raisonnables pour protéger ses élèves contre les agressions sexuelles est claire et immuable pendant toute la période de fonctionnement de l’école » (p. 8). Il dit (aux p. 8-9) :

[traduction] Il est vrai que les demandes des membres du groupe peuvent couvrir une période de 42 ans et que les normes de fonctionnement et de gestion de l’école peuvent avoir changé plusieurs fois au cours de cette longue période. Néanmoins, [. . .] l’obligation de l’école de prendre des mesures raisonnables pour protéger ses élèves contre les agressions sexuelles est claire et immuable pendant toute la période de fonctionnement de l’école . . .

Les demandeurs n’auront pas à prouver que les agressions ont été commises par un membre du personnel ou un élève en particulier puisqu’il n’y a pas de demande fondée sur la responsabilité du fait d’autrui. Les demandes reposeront essentiellement sur la négligence systémique, soit l’absence de procédures de gestion et de fonctionnement qui auraient vraisemblablement empêché les agressions.

Le juge Mackenzie conclut que la question de la norme de diligence — un aspect des demandes fondées sur la négligence et sur l’obligation de fiduciaire — est commune à tous ceux qui allèguent avoir été agressés sexuellement à JHS. Il conclut également que la condition de la meilleure procédure est remplie, estimant que le JICP est une solution de rechange inadéquate.

19 Selon lui, la question des dommages‑intérêts exemplaires est également commune à tous ceux qui allèguent avoir eux‑mêmes été agressés à JHS : [traduction] « L’octroi de dommages‑intérêts exemplaires est fonction de la culpabilité globale de la défenderesse. Il n’a pas à être lié au préjudice causé à un demandeur précis et ne requiert aucune évaluation individuelle », et qu’« une indemnité globale peut être évaluée pour les membres qui ont gain de cause, en tant que groupe, et répartie entre eux de la manière que le juge de première instance estime appropriée » (p. 17).

20 Le juge Mackenzie rejette toutefois les autres questions communes invoquées par les intimés. Il rejette les demandes fondées sur des sévices d’ordre non sexuel, concluant que ce type d’agression ne fait pas directement l’objet des actes de procédure et qu’il n’est pas certain qu’il est visé par la définition d’agression. Il rejette également les demandes fondées sur les agressions « secondaires », soit les agressions commises par un élève de JHS qui avait lui‑même été agressé à l’école. Sur cette question, il partage l’opinion du juge en chambre selon laquelle les questions d’obligation, de prévisibilité et de causalité rendent les demandes fondées sur les agressions secondaires trop compliquées et individualisées. Le juge Mackenzie rejette aussi les demandes fondées sur les fautes professionnelles en éducation, concluant à l’absence de précédent indiquant qu’elles peuvent aboutir et affirmant que [traduction] « toute tentative de trancher ces questions dans le cadre du recours collectif concernant les agressions sexuelles compliquerait l’instance énormément » (p. 15). Enfin, il rejette les demandes liées au préjudice et aux souffrances morales des membres des familles, demandes fondées en partie sur l’allégation de négligence tenant à des déclarations inexactes, en expliquant que les demandes étaient [traduction] « inconsistantes » et que, de toute manière, [traduction] « [l]es questions de confiance et de causalité liant les déclarations au préjudice allégué varieront sans aucun doute d’un demandeur à l’autre » (p. 16).

21 En fin de compte, le juge Mackenzie définit le groupe de la façon suivante (à la p. 18) :

[traduction] Les personnes qui ont fréquenté l’école Jericho Hill entre 1950 et 1992, qui résident en Colombie‑Britannique et qui prétendent avoir subi un préjudice, une perte ou un dommage en raison d’une faute de nature sexuelle commise à l’école.

Il certifie que les questions suivantes sont des questions communes (à la p. 18) :

[traduction]

1. La défenderesse a‑t-elle été négligente ou a‑t‑elle contrevenu à son obligation de fiduciaire en ne prenant pas des mesures raisonnables dans le fonctionnement ou la gestion de l’école pour protéger les élèves contre des fautes de nature sexuelle de la part d’employés, de mandataires ou d’autres élèves?

2. Si la réponse à la question commune no 1 est « oui », la défenderesse est‑elle coupable d’une conduite justifiant des dommages‑intérêts exemplaires?

3. Si la réponse à la question commune no 2 est « oui », quel montant convient-il d’accorder à titre de dommages‑intérêts exemplaires?

22 L’appelante conteste maintenant la décision du juge Mackenzie au motif qu’il a commis une erreur en certifiant même le groupe plus restreint.

III. Les dispositions législatives

23 Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, ch. 50

[traduction]

4(1) Le tribunal saisi d’une demande visée à l’article 2 ou 3 certifie qu’il s’agit d’un recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action;

b) il existe un groupe identifiable de 2 personnes ou plus;

c) les demandes des membres du groupe soulèvent des questions communes, que ces questions communes prévalent ou non sur les questions touchant uniquement les membres pris individuellement;

d) le recours collectif est la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes;

. . .

(2) Pour déterminer si le recours collectif est la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes, le tribunal doit examiner toutes les questions pertinentes, notamment les questions suivantes :

a) si les questions de fait ou de droit communes aux membres du groupe prévalent sur les questions touchant uniquement les membres pris individuellement;

b) si un nombre important de membres du groupe ont valablement intérêt à mener individuellement la poursuite d’une action distincte;

c) si le recours collectif comporte des demandes faisant ou ayant fait l’objet d’autres instances;

d) si les autres moyens de résoudre les demandes sont moins pratiques ou moins efficaces;

e) si l’administration du recours collectif créerait des difficultés plus grandes que celles qui surviendront vraisemblablement dans le cas où la réparation est sollicitée par d’autres moyens.

7 Le tribunal ne doit pas refuser de certifier qu’une instance est un recours collectif en se fondant simplement sur l’un ou plusieurs des motifs suivants :

a) les mesures de redressement demandées comprennent une demande de dommages‑intérêts qui exigerait, une fois les questions communes décidées, une évaluation individuelle;

b) les mesures de redressement demandées portent sur des contrats distincts concernant différents membres du groupe;

c) des mesures correctives différentes sont demandées pour différents membres du groupe;

d) le nombre des membres du groupe ou l’identité de chaque membre est inconnu;

e) il existe au sein du groupe un sous‑groupe dont les demandes soulèvent des questions communes que ne partagent pas tous les membres du groupe.

IV. La question en litige

24 Les intimés ont‑ils satisfait aux conditions de certification prévues dans la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique?

V. Analyse

25 La seule question en litige en l’espèce est de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur en accordant la certification. Étant donné que les intimés n’interjettent pas d’appel incident contre la décision du juge Mackenzie, nous n’avons pas à déterminer si la Cour d’appel aurait pu accorder une certification sur un fondement plus large. La seule question est de savoir si les conditions de certification ont été respectées, compte tenu des nouvelles définitions du groupe et des questions communes que la Cour d’appel a établies. Ces conditions, prescrites par l’art. 4 de la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique, sont semblables aux conditions de certification prévues par la loi ontarienne sur les recours collectifs, loi que j’analyse en profondeur dans Hollick. Dans les présents motifs, j’aborde les particularités des conditions de certification de la Colombie‑Britannique seulement dans la mesure où elles diffèrent de façon importante de celles de l’art. 5 de la Loi de 1992 sur les recours collectifs de l’Ontario, L.O. 1992, ch. 6, et où ces différences ont un effet direct sur mon analyse en l’espèce.

26 Les conditions de certification ne sont pas toutes en litige dans le présent pourvoi. L’appelante ne conteste pas le fait que les intimés respectent les conditions prescrites par les al. 4(1)a), b) et e) — c’est‑à‑dire qu’elle ne conteste pas que les actes de procédure révèlent une cause d’action, que les intimés ont établi un groupe identifiable et qu’ils représenteraient le groupe de façon satisfaisante. Il s’agit de savoir s’il y a des questions communes au groupe, comme l’exige l’al. 4(1)c), et si le recours collectif est la meilleure procédure pour le règlement juste et efficace des questions communes, comme l’exige l’al. 4(1)d).

27 À mon avis, les conditions relatives aux questions communes et à la meilleure procédure sont respectées en l’espèce. En ce qui concerne les questions communes, je suis d’accord avec le juge Mackenzie pour dire que tous les membres du groupe ont un intérêt commun dans la question de savoir si l’appelante a contrevenu à une obligation de diligence. Aucun membre du groupe ne peut obtenir gain de cause dans les demandes fondées sur la négligence et la violation d’une obligation de fiduciaire sans démontrer l’existence d’une obligation et d’une violation. La résolution de ces questions est donc « nécessaire pour le règlement des demandes de chaque membre du groupe » : Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, 2001 CSC 46, par. 39. En conséquence, j’estime que le juge Mackenzie a eu raison de conclure que les questions liées à l’obligation et à la violation sont communes au groupe.

28 L’appelante admet qu’aucun membre du groupe ne peut obtenir gain de cause sans démontrer que le comportement de l’appelante était en‑deçà d’une norme acceptable, mais elle avance que la preuve requise est inévitablement de nature individuelle et que cette question n’est pas susceptible d’être résolue d’une façon générale qui soit applicable à tous les membres du groupe. L’appelante ne conteste pas l’affirmation du juge Mackenzie selon laquelle [traduction] « l’obligation de l’école de prendre des mesures raisonnables pour protéger ses élèves contre les agressions sexuelles est claire et immuable pendant toute la période de fonctionnement de l’école » (p. 8). Toutefois, elle estime que [traduction] « [l]’issue du présent litige ne dépend pas de la définition de la norme de diligence, mais de l’application de cette norme aux faits établis relativement à la situation de chaque demandeur » (mémoire de l’appelante, par. 64 (souligné dans l’original)); elle prétend qu’en l’espèce, « [l]a responsabilité ne repose pas sur la violation d’une norme de diligence abstraite, mais sur la question de savoir s’il y a eu violation de la norme de diligence applicable à la surveillance par l’école d’un membre donné du groupe d’une manière qui a contribué de façon importante à l’agression subie par le membre » (mémoire de l’appelante, par. 64). Essentiellement, la théorie de l’appelante est que la Cour d’appel n’a réussi à trouver une question commune au sens de l’al. 4(1)c) qu’en formulant les questions communes au groupe en termes trop généraux.

29 Il y a manifestement du vrai dans l’argument de l’appelante selon lequel les tribunaux doivent éviter de formuler les questions communes en des termes trop larges. Comme je l’indique dans Western Canadian Shopping Centres, précité, par. 39, la question directrice doit être la question pratique de « savoir si le fait d’autoriser le recours collectif permettra d’éviter la répétition de l’appréciation des faits ou de l’analyse juridique ». Il ne serait ni juste ni efficace de certifier une action en fonction de questions qui ne sont communes que si on les énonce en termes très généraux. Une telle action se diviserait inévitablement en instances individuelles. Le fait que la poursuite ait d’abord été certifiée en tant que recours collectif ne ferait que rendre l’instance moins juste et moins efficace.

30 Je ne peux toutefois pas convenir que tel est le cas en l’espèce. Comme le juge Mackenzie le fait remarquer, l’argument des intimés repose sur une allégation de négligence [traduction] « systémique, soit l’absence de procédures de gestion et de fonctionnement qui auraient vraisemblablement empêché l’agression » (p. 8-9). Les intimés affirment, par exemple, que JHS n’avait aucune politique portant sur l’agression et qu’elle a été négligente en logeant tous les pensionnaires dans le même dortoir en 1978. Il s’agit d’actes (ou d’omissions) dont il est possible de déterminer le caractère raisonnable indépendamment de la situation individuelle des membres du groupe. Il est vrai que le choix des intimés de restreindre leurs allégations à la négligence systémique peut compliquer la composante individuelle de l’instance; il serait manifestement plus facile pour un plaignant donné de démontrer le lien de causalité s’il était établi que JHS n’avait pas répondu à sa propre plainte d’agression (une violation individualisée) qu’il le serait, par exemple, s’il était établi que, de façon générale, JHS ne répondait pas adéquatement à certaines plaintes (une violation « systémique »). Comme le dit le juge Mackenzie, toutefois, les intimés [traduction] « ont le droit de restreindre les motifs pour lesquels ils désirent invoquer la négligence afin de rendre l’affaire plus susceptible de faire l’objet d’un recours collectif si c’est ce qu’ils veulent faire » (p. 9).

31 Pour démontrer que l’examen nécessaire est inévitablement de nature individuelle, l’appelante affirme principalement que la norme de diligence pertinente, formulée au niveau voulu de spécificité, peut s’être modifiée au fil du temps. Je ne suis pas convaincue que ce devrait être un obstacle au recours collectif. Il est vrai qu’il y a eu une [traduction] « évolution spectaculaire » du droit relatif aux agressions sexuelles entre 1950 et 1992, et il est très possible que la nature des obligations d’une école envers ses élèves ait changé avec le temps. Toutefois, les tribunaux ont souvent permis les recours collectifs dans des circonstances semblables : voir, p. ex., Anderson c. Wilson (1999), 44 O.R. (3d) 673 (C.A.) (recours collectif certifié en matière de faute professionnelle médicale bien que l’action [traduction] « concern[e] des allégations visant une pratique générale contraire aux normes acceptables, suivie pendant plusieurs années » (p. 683)); Chace c. Crane Canada Inc. (1996), 26 B.C.L.R. (3d) 339 (C.S.) (recours collectif certifié pour un cas de négligence dans la fabrication et la vente visant une période de 11 ans au motif que, si la défenderesse avait [traduction] « gain de cause en partie dans sa défense et qu’elle était en fin de compte jugée n’avoir été négligente que pendant une partie de la période, cette conclusion pourrait être intégrée dans la réponse à la question générale » (p. 347)); Endean c. Canadian Red Cross Society (1997), 148 D.L.R. (4th) 158 (C.S.C.-B.) (certification d’un recours collectif pour négligence et destruction de preuve sur une période de quatre ans, malgré l’argument de la défenderesse selon lequel [traduction] « la norme de diligence aurait fluctué au cours de la période pertinente » (p. 168)).

32 Le fait que la norme de diligence puisse avoir varié au cours de la période en cause signifie simplement que le tribunal peut juger nécessaire de fournir une réponse nuancée à la question commune. La structure du rapport Berger, qui divise expressément les années comprises entre 1982 et 1991 en trois sous‑périodes distinctes, indique qu’une telle démarche ne serait pas impossible. Je souligne en outre que la Class Proceedings Act envisage la possibilité de sous-groupes et que le tribunal peut modifier l’ordonnance de certification en tout temps : voir le par. 6(1) (le tribunal peut reconnaître des sous‑groupes à certaines conditions); l’al. 7e) (le tribunal [traduction] « ne doit pas refuser de certifier qu’une instance est un recours collectif [. . .] simplement [parce qu’] il existe au sein du groupe un sous‑groupe dont les demandes soulèvent des questions communes que ne partagent pas tous les membres du groupe »); le par. 8(3) ([traduction] « [l]e tribunal peut, sur demande présentée par une partie ou un membre du groupe, modifier l’ordonnance de certification »); le par. 10(1) ([traduction] « [s]ans restreindre l’application du paragraphe 8(3), le tribunal peut modifier l’ordonnance de certification en tout temps »). À mon avis, la Class Proceedings Act confère au tribunal toute la souplesse voulue pour traiter des différenciations réduites entre les membres du groupe dans la mesure où les différences se manifestent.

33 Comme la Cour d’appel le souligne (à la p. 9), il est en réalité très probable qu’il y ait des différences entre les membres du groupe :

[traduction] Restreindre le motif de responsabilité à la négligence systémique n’élimine pas toutes les différences entre les membres du groupe. Comme le rapport Berger le fait remarquer, l’obligation peut varier au fil du temps selon le degré de connaissances des responsables de l’école, les normes et politiques raisonnablement éclairées de l’époque, les mesures de prévention de l’agression qui sont mises en œuvre ainsi que d’autres facteurs. Il se peut qu’à la fin de l’affaire, la responsabilité soit retenue à l’égard des agressions pour certaines périodes de fonctionnement de l’école mais pas pour d’autres périodes. Il est concevable que la responsabilité fasse l’objet d’autres distinctions, par exemple qu’elle soit reconnue dans les cas d’agressions par des membres du personnel, et non dans les cas d’agressions par d’autres élèves.

Pour les motifs susmentionnés, toutefois, je suis d’accord avec le juge Mackenzie que ces différences ne sont pas insurmontables. De toute manière, je me demande jusqu’à quel point il faut prendre en considération les différences entre les membres du groupe à ce stade‑ci. La Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique dit expressément que la condition relative aux questions communes peut être respectée, [traduction] « que ces questions communes prévalent ou non sur les questions touchant uniquement les membres pris individuellement » : al. 4(1)c). (Cela différencie la loi de la Colombie‑Britannique de la loi ontarienne correspondante, qui n’indique pas si la prédominance des questions communes est un facteur.) Bien que la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique prévoie clairement que la prédominance est un facteur dans la question de la meilleure procédure (sur laquelle je reviens plus loin), elle indique tout aussi clairement que la prédominance n’est pas un facteur à l’étape de l’examen des questions communes. À mon sens, la question est très limitée à cette étape, du moins en vertu de la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique.

34 Comme je le dis plus haut, le juge Mackenzie a certifié que, non seulement la question de la norme de diligence, mais aussi celle des dommages‑intérêts exemplaires, étaient des questions communes. Sur ce point aussi, je suis d’accord avec son raisonnement. En l’espèce, la résolution de la question commune principale -- à savoir si JHS a contrevenu à une obligation de diligence ou à une obligation de fiduciaire à l’égard des plaignants -- obligera le tribunal à évaluer la connaissance et la conduite des responsables de JHS pendant une longue période. C’est exactement le genre de recherche des faits à laquelle le tribunal devra se livrer pour déterminer si des dommages‑intérêts exemplaires sont justifiés : voir, p. ex., Endean, précité, par. 48 ([traduction] « L’octroi de dommages‑intérêts exemplaires repose sur la conduite du défendeur, sans égard à son effet sur le demandeur ».). Manifestement, les questions de l’octroi et du montant des dommages‑intérêts exemplaires ne pourront pas être traitées dans tous les cas comme des questions communes. En l’espèce, toutefois, les intimés ont restreint les motifs possibles de responsabilité à la négligence systémique — soit la négligence ne se rapportant pas à une victime en particulier, mais aux victimes en tant que groupe. J’estime que l’octroi et le montant des dommages‑intérêts exemplaires sont en l’espèce des questions susceptibles d’être résolues en tant que questions communes : voir Chace, précité, par. 30 (certifiant que les dommages‑intérêts exemplaires sont une question commune au motif que l’allégation de négligence a été avancée [traduction] « en tant que proposition générale » et ne vise pas spécifiquement la conduite d’un demandeur donné).

35 Il reste à déterminer si le recours collectif serait la meilleure procédure. En l’espèce, j’intégrerais d’abord aux présents motifs l’analyse que je fais dans Hollick, précité, par. 28-31, de ce que signifie la meilleure procédure. Bien que l’historique législatif de la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique soit naturellement différent de celui de la loi ontarienne correspondante, j’estime que l’examen relatif à la meilleure procédure est, du moins de façon générale, le même dans les deux lois. L’examen porte sur deux questions : Premièrement, [traduction] « le recours collectif est-il un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance? » Deuxièmement, le recours collectif est-il [traduction] « préférable aux autres procédures? » (Hollick, précité, par. 28). Je soulignerais toutefois une différence entre la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique et la loi ontarienne correspondante. Comme la loi de la Colombie‑Britannique, la loi ontarienne exige que le recours collectif soit « le meilleur moyen » (ou « la meilleure procédure ») pour régler les questions communes : voir la Loi de 1992 sur les recours collectifs de l’Ontario, al. 5(1)d); Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique, al. 4(1)d). Contrairement à la loi ontarienne, cependant, la loi de la Colombie‑Britannique fournit expressément des directives sur la manière dont le tribunal doit aborder la question de la meilleure procédure, énumérant cinq facteurs que le tribunal doit prendre en considération : voir par. 4(2). J’examine maintenant ces facteurs.

36 Le premier facteur consiste à déterminer « si les questions de fait ou de droit communes aux membres du groupe prévalent sur les questions touchant uniquement les membres pris individuellement » : al. 4(2)a). Comme je le note plus haut, il y aura vraisemblablement des différences entre les membres du groupe en l’espèce. Il faut toutefois se rappeler qu’étant donné que les intimés ont restreint leurs demandes à la question de la négligence « systémique », les questions fondamentales dans la présente poursuite seront la nature de l’obligation de JHS à l’égard des membres du groupe et la violation alléguée de cette obligation. Ces questions sont susceptibles de résolution dans un recours collectif. Je suis d’avis que même si les questions du préjudice et du lien de causalité devront être jugées dans le cadre d’instances individuelles à la suite de la résolution de la question commune (à supposer que la question commune soit tranchée en faveur du groupe ou, du moins, en faveur d’une partie du groupe), les questions individuelles demeureront un aspect relativement mineur de la présente affaire. Il n’est pas contesté que des agressions se sont produites à l’école. La question essentielle est de savoir si l’école aurait dû prévenir les agressions ou y répondre différemment. Je suis d’avis que les questions communes prévalent sur les questions touchant uniquement les membres du groupe pris individuellement.

37 Le deuxième facteur consiste à déterminer « si un nombre important de membres du groupe ont valablement intérêt à mener individuellement la poursuite d’une action distincte », et le troisième, « si le recours collectif comporte des demandes faisant ou ayant fait l’objet d’autres instances » : al. 4(2)b), c). Sur ces points, je souligne de nouveau qu’aucun membre du groupe ne pourra avoir gain de cause sans faire la preuve individuelle du préjudice et du lien de causalité. On ne peut donc pas dire que le fait de permettre que la présente poursuite prenne la forme d’un recours collectif obligera les plaignants à se cantonner dans un rôle passif. Chaque membre du groupe conservera le contrôle sur sa propre action, et l’indemnité éventuellement touchée dépendra de l’issue de l’instance individuelle relativement au préjudice et au lien de causalité (à supposer aussi que la question commune soit tranchée en faveur du groupe). De plus, rien dans la preuve n’indique qu’un nombre important de membres du groupe préfèrent poursuivre individuellement.

38 Le quatrième facteur soulève la question de savoir « si les autres moyens de résoudre les demandes sont moins pratiques ou moins efficaces » : al. 4(2)d). Sur ce point, je partage l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle des actions individuelles seraient moins pratiques et moins efficaces que le recours collectif. Le juge Mackenzie souligne d’abord que [traduction] « [l]es questions liées à la politique et à l’administration de l’école, à la qualification et à la formation du personnel, aux conditions du dortoir et autres auront vraisemblablement des éléments communs » (p. 9-10), puis que « l’évolution et l’historique de l’école seront probablement un élément de fond important pour les demandes en général, et il serait inutilement coûteux d’exiger que la preuve en soit faite dans des affaires individuelles séparées » (p. 10). Je partage aussi l’opinion du juge Mackenzie (et celle du juge Kirkpatrick sur ce point) selon laquelle le JICP ne constitue pas une solution de rechange adéquate au recours collectif. Entre autres restrictions, le JICP limite à 60 000 $ l’indemnité qu’un plaignant peut recevoir et il ne permet pas aux plaignants d’être représentés par un avocat devant le comité. On ne peut tout simplement pas dire que le JICP est une solution de rechange au recours collectif.

39 Le dernier facteur consiste à déterminer « si l’administration du recours collectif créerait des difficultés plus grandes que celles qui surviendront vraisemblablement dans le cas où la réparation est sollicitée par d’autres moyens » : al. 4(2)e). À ce sujet, il est nécessaire de souligner la vulnérabilité particulière des demandeurs en l’espèce. Les membres du groupe sont sourds, aveugles ou les deux. Le recours en justice est toujours un processus difficile, mais je suis convaincue qu’il sera extrêmement difficile pour les membres du groupe en l’espèce. Permettre que la poursuite prenne la forme d’un recours collectif peut contribuer à mitiger les difficultés des membres du groupe. Je suis donc entièrement d’accord avec la conclusion du juge Mackenzie selon laquelle [traduction] « [l]es barrières à la communication auxquelles les élèves faisaient face au moment des présumées agressions et auxquelles ils font face actuellement dans le processus judiciaire favorisent une procédure commune pour expliquer l’importance de ces barrières et recueillir des preuves pertinentes ». Il ajoute : « [l]e recours collectif devrait contribuer à combiner l’expertise requise pour aider les élèves à communiquer leur témoignage de façon efficace » (p. 9).

40 Je conclus que les intimés ont satisfait aux conditions de certification prévues à l’art. 4 de la Class Proceedings Act de la Colombie‑Britannique.

41 Le pourvoi est rejeté. Les dépens sont adjugés aux intimés dans toutes les cours.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureur de l’appelante : Le ministère du procureur général, Vancouver.

Procureurs des intimés : Acheson & Company, Victoria; McDonagh Sheane, Victoria.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 69 ?
Date de la décision : 18/10/2001

Parties
Demandeurs : Rumley
Défendeurs : Colombie-Britannique
Proposition de citation de la décision: Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69 (18 octobre 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-10-18;2001.csc.69 ?
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