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18/07/2002 | CANADA | N°2002_CSC_58

Canada | R. c. Shearing, 2002 CSC 58 (18 juillet 2002)


R. c. Shearing, 2002 3 R.C.S. 33, 2002 CSC 58

Ivon Shearing Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général de l’Ontario,

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes

et la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié : R. c. Shearing

Référence neutre : 2002 CSC 58.

No du greffe : 27782.

2001 : 9 octobre; 2002 : 18 juillet.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arb

our et LeBel.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

Droit criminel -- Preuve -- Preuve de faits similaires -- Admissibilité...

R. c. Shearing, 2002 3 R.C.S. 33, 2002 CSC 58

Ivon Shearing Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général de l’Ontario,

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes

et la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié : R. c. Shearing

Référence neutre : 2002 CSC 58.

No du greffe : 27782.

2001 : 9 octobre; 2002 : 18 juillet.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

Droit criminel -- Preuve -- Preuve de faits similaires -- Admissibilité -- Chef d’une secte accusé d’infractions d’ordre sexuel contre plusieurs plaignantes -- Deux plaignantes ne sont pas membres de la secte de l’accusé mais résident avec lui -- Les autres plaignantes sont des adeptes de la secte de l’accusé -- La preuve produite à l’égard de chaque chef d’accusation d’inconduite sexuelle était-elle admissible à titre de preuve de faits similaires relativement à toutes les autres accusations?

Droit criminel -- Preuve -- Contre-interrogatoire -- Infractions d’ordre sexuel -- Journal intime -- Juge du procès autorisant le contre-interrogatoire de l’une des plaignantes sur certaines inscriptions contenues dans son journal intime qui contrediraient son témoignage au procès, mais non sur l’absence de mention de sévices dans ce journal -- Y avait-il lieu d’autoriser le contre-interrogatoire sur l’absence de mention de sévices?

L’accusé était le chef d’une secte dont les membres croyaient que l’on parvient à l’éveil en gravissant les échelons de la conscience. Il prétendait que l’expérience sexuelle était un moyen de passer d’un échelon à l’autre et que, en sa qualité de chef de la secte, il pouvait aider des jeunes filles à atteindre ces échelons supérieurs au moyen de contacts sexuels « spirituels ». Il a fait l’objet de 20 chefs d’accusation d’infractions d’ordre sexuel qui auraient été commises entre 1965 et 1990. Deux des 11 plaignantes étaient des sœurs qui avaient habité avec l’accusé dans la résidence commune de la secte pendant leur adolescence. Elles n’étaient pas des adeptes de la secte et elles habitaient dans la résidence commune seulement parce que leur mère était une adepte qui y résidait à titre de ménagère. Les autres plaignantes étaient des adeptes de la secte. Le juge du procès a rejeté la demande de l’accusé visant à obtenir que les chefs d’accusation relatifs aux sœurs soient séparés des autres chefs d’accusation. Les chefs d’accusation ont été instruits ensemble et chaque chef a été admis à titre de preuve de faits similaires à l’égard des autres chefs d’accusation.

Pendant huit mois en 1970, l’une des sœurs plaignantes a tenu chaque jour un journal intime. Elle avait 14 ans lorsqu’elle a commencé à le faire. Les inscriptions quotidiennes concernaient une partie de la période de 10 ans pendant laquelle elle aurait, d’après elle, été victime d’abus sexuels de la part de l’accusé et, à l’instigation de celui-ci, de sévices physiques de la part de sa mère. Lorsque la plaignante a quitté la maison six ans plus tard, sa mère a rangé une partie de ses biens dans une boîte de carton qu’elle a ensuite placée dans la partie de l’aire de remisage commune qui lui était assignée. La mère a déménagé en 1995. Environ 18 mois plus tard, après l’inculpation de l’accusé, une autre résidante de la maison a ouvert la boîte de carton et trouvé le journal intime qu’elle a donné à la défense. Au procès, la défense a cherché à utiliser le journal intime pour contredire la plaignante en faisant valoir qu’on y trouvait des inscriptions incompatibles avec les déclarations que cette dernière avait faites pendant son interrogatoire principal, et en démontrant l’absence de toute inscription faisant état de sévices physiques ou sexuels. La plaignante s’est opposée à cela et, lors du voir‑dire tenu au sujet de l’admissibilité du journal intime, elle a invoqué son droit à la vie privée. Le juge du procès a permis à l’accusé d’utiliser le journal pour contre-interroger la plaignante sur les inscriptions que la défense jugeait probantes, sans toutefois l’autoriser à la contre-interroger sur l’absence d’inscriptions faisant état de sévices physiques exercés par sa mère ou sexuels exercés par l’accusé.

Un jury a reconnu l’accusé coupable d’avoir agressé sexuellement les deux sœurs et cinq autres plaignantes. La Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté par l’accusé relativement à deux chefs d’accusation, mais l’a rejeté à tout autre égard.

Arrêt (les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli à l’égard des chefs d’accusation relatifs à la sœur qui a tenu le journal intime, et un nouveau procès est ordonné à l’égard de ces chefs d’accusation seulement.

Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel : Même si la preuve relative à une prédisposition de l’accusé est généralement exclue, cette règle admet des exceptions lorsque la valeur probante de la preuve de faits similaires l’emporte sur son effet préjudiciable. En l’espèce, la force probante de la preuve de faits similaires dépend de la validité de la double inférence voulant, premièrement, que l’accusé ait eu, dans une situation particulière, une propension à initier des adolescentes au plaisir sexuel en exploitant les croyances de la secte par la façon dont la vie commune de la secte était organisée, et deuxièmement, qu’il ait agi de cette façon avec chacune des plaignantes. La similitude et l’unité sous-jacente des épisodes relatifs aux sœurs plaignantes et de ceux relatifs aux autres plaignantes résident dans le modus operandi de l’accusé, dans l’abus de pouvoir qu’il a exercé et dans un thème de spiritualisme charlatanesque. Ces épisodes se sont chevauchés et étaient jusqu’à un certain point concomitants. Cette proximité temporelle rendait la preuve plus probante. Les épisodes étaient aussi étalés sur plusieurs années et démontraient, si on y ajoutait foi, l’existence d’un comportement très constant. La preuve de faits similaires étayait une conclusion à l’existence d’un comportement adopté dans une situation particulière. Il était donc loisible au jury de faire la double inférence.

Cela dit, le juge du procès était alors tenu d’examiner la question opposée du préjudice moral et du préjudice par raisonnement que risquait de subir l’accusé. La preuve de faits similaires présentait un risque important de préjudice moral et devait avoir une grande valeur probante pour être admissible. Elle était incendiaire et présentait l’accusé comme une « mauvaise personne », bien qu’elle n’ait pas été produite à cette fin et qu’elle n’ait eu cet effet qu’accessoirement. Elle visait à répondre aux questions soulevées par la défense, à savoir que les plaignantes adeptes étaient consentantes et que les actes allégués n’avaient jamais été accomplis dans le cas des filles de la ménagère.

Le mélange de sexe et de spiritualisme était inévitablement incendiaire. Le moyen de défense invoqué par l’accusé dans le cas des plaignantes adeptes (consentement fondé sur des motifs religieux) s’est fragilisé lorsque le jury a été informé que l’accusé avait aussi commencé à avoir des relations sexuelles avec deux sœurs au moment où elles étaient âgées de 13 ans, lesquelles étaient non pas des adeptes, mais simplement des résidantes de son foyer. De même, la dénégation par l’accusé de toute activité sexuelle avec les filles de la ménagère risquait d’être affaiblie considérablement par les aveux d’attouchements sexuels sur d’autres adolescentes, à l’égard desquels le seul moyen de défense invoqué était le consentement (vicié par l’abus d’autorité, comme doit l’avoir conclu le jury).

En ce qui concerne le préjudice par raisonnement, il existait un risque que le jury soit embrouillé par la multiplicité des faits et que la force cumulative d’un nombre aussi élevé d’allégations l’empêche d’accomplir la tâche qui lui incombait de se prononcer soigneusement sur chacune des accusations l’une après l’autre. Cependant, l’accusé n’a pas été pris au dépourvu et sa réponse aux allégations n’a pas été limitée. De plus, le jury a reçu une mise en garde appropriée au sujet de l’interdiction d’inférer la culpabilité à partir d’une prédisposition générale.

Après avoir déterminé la valeur probante en fonction du préjudice, le juge du procès a conclu que l’effet préjudiciable et la valeur probante de la preuve de faits similaires étaient « importants » tous les deux, mais qu’en fin de compte la valeur probante l’emportait. Il n’y a aucune raison de modifier cette conclusion. En l’absence d’erreur de principe, la décision relative à la détermination de la valeur probante en fonction du préjudice moral et du préjudice par raisonnement doit être prise par le juge du procès.

Bien qu’elle ait indiqué jusqu’à un certain point qu’il existait un mobile et une possibilité de collusion ou de collaboration et que les plaignantes avaient communiqué entre elles, la preuve était faible et le juge du procès a eu raison de soumettre la question de la collusion à l’appréciation du jury. Le juge du procès a exposé adéquatement le moyen de défense et il n’a commis aucune erreur en ne passant pas en revue pour le jury chacune des différences qu’auraient comportées les actes en cause. Les différences ressortaient clairement du récit que chaque plaignante a fait au sujet de chacun des chefs d’accusation et ne diminuaient pas de façon très importante la valeur probante de la preuve relative à la question du modus operandi.

Le contre-interrogatoire des plaignantes avait une importance cruciale. La preuve pertinente relativement à un moyen de défense ne peut être écartée que si son effet préjudiciable l’emporte sensiblement sur sa valeur probante. Le contre‑interrogatoire consistant à faire le procès du plaignant dans une affaire d’agression sexuelle risque de fausser la recherche de la vérité. Les tribunaux ont assujetti le contre‑interrogatoire à certaines limites afin de protéger le droit du plaignant au respect de sa vie privée, particulièrement lorsque le contre‑interrogatoire porte sur des mythes sur le viol. Cette préoccupation est au cœur de la décision du juge du procès. La force probante du contre-interrogatoire projeté était fondée sur la prémisse tacite selon laquelle les agressions sexuelles auraient été consignées dans le journal intime si elles avaient eu lieu.

Il n’y a eu aucune appropriation illicite du journal intime. La véritable question qui se posait concernait la confidentialité des renseignements contenus dans ce journal. On a dégagé le droit à la vie privée de son enracinement dans la propriété privée. La perte de la possession d’un bien ne réduit pas nécessairement à néant le droit à la vie privée. Les articles 278.1 à 278.9 du Code criminel concernent la communication de renseignements personnels et ne s’appliquaient ni à l’admissibilité ni à l’utilisation du journal intime. Après avoir rejeté à bon droit l’applicabilité des art. 278.1 à 278.9, le juge du procès a commis une erreur, lors du voir‑dire, en appliquant les principes de l’arrêt O’Connor liés à la production de documents pour décider si le journal intime était admissible et s’il pouvait être utilisé lors du contre-interrogatoire. Le critère consistant à soupeser des droits qui, d’après l’arrêt O’Connor, est applicable aux questions de production n’est pas pertinent en ce qui concerne la portée du contre‑interrogatoire.

Le droit à la vie privée de la plaignante ne l’emportait pas sensiblement sur le droit de l’accusé de vérifier la mémoire de la plaignante en la contre-interrogeant sur l’absence, dans son journal intime, d’inscriptions faisant état de sévices. L’absence d’inscriptions faisant état de sévices sexuels ne serait probante que si la défense faisait la démonstration de sa prémisse selon laquelle on s’attendait raisonnablement à ce que la plaignante consigne ces sévices si elle en était victime. Au moment du procès, la plaignante était une adulte. Des contradictions discutables entre son journal intime et le témoignage qu’elle a fait lors de son interrogatoire principal alimentaient l’argument de la défense selon lequel le journal intime et l’absence d’inscriptions qu’on y constatait offraient un portrait plus exact des événements survenus. L’absence d’inscriptions faisant état de sévices pouvait avoir une valeur probante en ce qui concernait la crédibilité de la plaignante. La défense s’est vu interdire à bon droit de demander au jury de tenir pour acquis que les sévices auraient été consignés s’ils avaient été exercés, mais il ne s’ensuit pas qu’il fallait également l’empêcher de tenter de se servir du journal intime pour faire la démonstration de sa prémisse devant le jury. Le tribunal n’aurait pas dû présumer quelles seraient les réponses que la plaignante donnerait lors de son contre-interrogatoire. Sans éliminer le droit à la vie privée de la plaignante, le fait que les inscriptions étaient banales ou que l’on ne faisait pas le procès du mode de vie et de la réputation de cette dernière diminue cependant le poids à accorder à ce droit.

On ne peut pas dire que le verdict prononcé au sujet des accusations relatives à la plaignante dont il est question en l’espèce aurait nécessairement été le même si le contre‑interrogatoire avait été autorisé. De ce fait, la disposition réparatrice est inapplicable. Une ordonnance de nouveau procès à l’égard des accusations relatives à la plaignante en question ici ne met pas en doute la justesse des autres verdicts. Le pourvoi est donc rejeté en ce qui a trait aux autres plaignantes.

Les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier (dissidents en partie) : La défense aurait dû être contrainte à remettre à la plaignante son journal intime et à en solliciter la production par les voies légales appropriées. La plaignante n’a pas abandonné son droit de propriété sur son journal intime. La personne qui conserve son droit au respect de sa vie privée à l’égard d’un de ses biens ne peut être présumée avoir abandonné ce bien. La charge de prouver l’abandon de biens personnels incombe à la partie qui plaide ce moyen, et il s’agit d’un fardeau relativement lourd, dont la partie ne peut s’acquitter qu’en prouvant abandon, délaissement total et renonciation absolue touchant les biens en question. En l’espèce, puisque le droit de propriété de la plaignante englobe nécessairement son droit au respect de sa vie privée, l’argument de l’accusé selon lequel il n’était pas illégalement en possession du journal parce que la plaignante l’avait abandonné est dénué de tout fondement. Il est possible que certaines considérations applicables à l’étape de la production de documents ne soient plus présentes lorsque l’accusé a déjà examiné le contenu des documents dont il sollicite la production, mais il ne s’agit pas là d’une raison suffisante pour permettre aux accusés qui parviennent à contourner les mesures prévues par la loi par des moyens illégaux ou illégitimes de bénéficier de leur comportement répréhensible. Un tel résultat ferait échec à l’objectif des dispositions législatives et aux droits constitutionnels des victimes d’agression sexuelle.

Le juge du procès a eu raison de ne pas autoriser la défense à contre‑interroger la plaignante sur l’absence de mention de sévices dans son journal intime. La preuve de la défense n’est admissible que si sa valeur probante l’emporte nettement sur son effet préjudiciable. Lorsqu’il soupèse l’effet préjudiciable et la valeur probante, le juge du procès doit prendre en considération le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et l’importance des droits du plaignant à l’égalité et au respect de sa vie privée. Les questions qu’on se proposait de poser sur l’absence de mention dans le journal intime auraient créé un risque élevé de préjudice pour la plaignante, risque l’emportant nettement sur leur valeur probante. Les journaux personnels des adolescents font partie des documents à l’égard desquels le droit à la vie privée est le plus élevé, et la plaignante possédait une attente raisonnable et durable en matière de respect de sa vie privée. Son journal servait d’exutoire à son besoin d’expression personnelle et comportait des détails intimes sur une partie de sa vie. De plus, le fait que les inscriptions y figurant étaient banales n’a pas pour effet de réduire le droit de la plaignante au respect de sa vie privée. Les tribunaux n’examinent pas la teneur d’un document personnel pour évaluer le droit de son propriétaire au respect de sa vie privée, parce que, sur le plan de l’information, la vie privée découle du postulat selon lequel l’information de caractère personnel est propre à l’intéressé. Le contre-interrogatoire extensif sur une grande partie du contenu du journal qui aurait été nécessaire pour établir l’absence de mention d’abus aurait eu pour effet d’aggraver la violation des droits relatifs à la vie privée. En outre, la procédure de preuve et contre-preuve sur la question de la fiabilité demanderait un temps considérable et risquerait de faire dévier le procès.

Notre Cour doit être sensible à la fois aux préoccupations relatives à l’égalité qui existent en l’espèce et à la politique qui consiste à encourager les victimes à signaler les agressions sexuelles. La décision par la défense de ne pas procéder à un contre-interrogatoire plus circonscrit sur l’absence de mention des sévices dans le journal a été fatale. Autoriser le contre-interrogatoire sur l’absence de mention d’agression sexuelle dans le journal intime de la plaignante serait revenu à souscrire aux mêmes croyances discriminatoires qui sont à la base du mythe de la « plainte immédiate » et aurait impliqué à tort que l’absence de telles mentions étaye la conclusion que les faits ont été inventés. Le juge du procès a à juste titre examiné, dans le cadre d’un voir‑dire, l’opportunité du contre‑interrogatoire projeté. La défense a eu amplement la possibilité au cours du voir‑dire de démontrer l’existence d’un fondement rationnel justifiant le contre-interrogatoire projeté, mais elle n’a pas réussi à le faire. Le juge du procès a eu raison de conclure que la valeur probante de l’élément de preuve était au mieux minime. De plus, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière ne saurait dépendre de la possibilité pour ce dernier de procéder au contre-interrogatoire qu’il proposait de mener.

Comme l’a conclu la majorité, le juge du procès n’a pas fait erreur en admettant la preuve de faits similaires.

Jurisprudence

Citée par le juge Binnie

Arrêt appliqué : R. c. Handy, [2002] 2 R.C.S. 908, 2002 CSC 56; arrêts interprétés : R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; arrêts mentionnés : Sweitzer c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 949; R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717; R. c. C. (M.H.), [1991] 1 R.C.S. 763; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697; R. c. Lepage, [1995] 1 R.C.S. 654; R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339; Director of Public Prosecutions c. Boardman, [1975] A.C. 421; R. c. D. (L.E.), [1989] 2 R.C.S. 111; R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20; Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190; R. c. R.M. (1997), 93 B.C.A.C. 81; R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, 2000 CSC 43; R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Jolivet, [2000] 1 R.C.S. 751, 2000 CSC 29.

Citée par le juge L’Heureux-Dubé (dissidente en partie)

R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, 2000 CSC 43.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 11d).

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 265(3), 278.1 à 278.9 [aj. 1997, ch. 30, art. 1], 278.2(1) [mod. 1998, ch. 9, art. 3], 278.3(5), 278.5(2)f), g), 278.6(1), 686(1)b)(iii).

Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d’infraction d’ordre sexuel), L.C. 1997, ch. 30, préambule.

Doctrine citée

Black, Henry Campbell. Black’s Law Dictionary, 6th ed. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1990, « abandonment ».

Brown, Ray Andrews. The Law of Personal Property, 2nd ed. Chicago : Callaghan, 1955.

LaVacca, Joyce B. « Protecting the Contents of a Personal Diary from Unwanted Eyes » (1988), 19 Rutgers L.J. 389.

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. IA. Revised by Peter Tillers. Boston : Little, Brown & Co., 1983.

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 3A. Revised by James H. Chadbourn. Boston : Little, Brown & Co., 1970.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 143 C.C.C. (3d) 233, 133 B.C.A.C. 121, 217 W.A.C. 121, 31 C.R. (5th) 177, [2000] B.C.J. No. 235 (QL), 2000 BCCA 83, qui a accueilli l’appel interjeté contre une décision du juge Henderson relativement à deux chefs d’accusation, mais qui a confirmé la validité de cette décision à tout autre égard. Pourvoi accueilli en partie, les juges L’Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents en partie.

Richard C. C. Peck, c.r., David M. Paciocco et Nikos Harris, pour l’appelant.

William F. Ehrcke, c.r., et Jennifer Duncan, pour l’intimée.

Leslie Paine et Christine Bartlett‑Hughes, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Sheilah Martin, c.r., et Ritu Khullar, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

Frank Addario, pour l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel rendu par

1 Le juge Binnie — Nous sommes appelés en l’espèce à examiner les limites appropriées du contre‑interrogatoire d’une plaignante de 42 ans au sujet du contenu d’un journal intime qu’elle avait tenu pendant son adolescence, à l’époque où elle aurait été victime d’abus sexuels, soit quelque 27 années avant le procès. Nous devons également nous pencher sur l’admissibilité de la preuve de faits similaires d’autres plaignantes. Ces questions ainsi que certaines questions subsidiaires sont soulevées dans le cadre des poursuites intentées contre l’appelant, chef d’une secte marginale appelée les Kabalarians (ci‑après « Kabalariens »), pour des infractions d’ordre sexuel commises entre 1965 et 1990, dont des attentats à la pudeur, des actes de grossière indécence et des relations sexuelles avec une personne âgée de moins de 14 ans. À son procès devant jury en Colombie‑Britannique, l’appelant a été reconnu coupable d’avoir agressé sexuellement les adolescentes de sa ménagère, dont l’auteure du journal intime, et cinq autres jeunes femmes. Ces victimes ont été amenées à croire que ce qui paraissait être une inconduite sexuelle était en fait une expérience religieuse. L’appelant a été acquitté à l’égard de tous les chefs d’accusation relatifs aux autres plaignantes.

2 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a confirmé les déclarations de culpabilité à deux exceptions près qui ne sont pas pertinentes en ce qui concerne les questions de droit que je viens de mentionner : (2000), 143 C.C.C. (3d) 233. Aucun pourvoi incident n’est formé à l’égard de ces chefs d’accusation. À mon avis, il y a lieu d’accueillir le pourvoi de l’appelant devant notre Cour en ce qui a trait aux chefs concernant l’une des filles de la ménagère (KWG), et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à cet égard. Il y a lieu de rejeter le pourvoi relativement aux six autres plaignantes.

I. Les faits

A. L’enseignement kabalarien

3 Les Kabalariens constituent une société occulte dont l’appelant semble avoir réduit la philosophie originale à un salmigondis de fantasmes spirituels (par exemple, avoir des relations sexuelles avec des esprits désincarnés). Les Kabalariens croient que l’on parvient à l’éveil en gravissant les échelons de la conscience. Selon l’appelant, l’expérience sexuelle est indispensable pour passer d’un échelon à l’autre. Il n’est peut‑être pas étonnant qu’il ait prétendu pouvoir, en sa qualité de chef de la secte, aider des jeunes filles à atteindre ces échelons supérieurs au moyen de contacts sexuels « spirituels » avec lui. Le juge Donald de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, citant le mémoire de l’appelant, a résumé en partie l’enseignement kabalarien en ces termes (au par. 18) :

[traduction] Les parents ont le devoir d’apprendre à leurs enfants à développer leur esprit. L’esprit déséquilibré survit au corps qui meurt et peut constituer un danger pour l’esprit des êtres vivants en devenant un esprit désincarné. La personne vivante qui est dans un état d’esprit négatif risque d’être possédée par des esprits désincarnés. La personne qui éprouve un problème sexuel pourrait attirer un esprit sexuel négatif. Cette personne devrait alors se soumettre à une séance au cours de laquelle un médium tenterait de chasser l’esprit désincarné. C’est ce qui est appelé « travail mental » et qui pouvait être effectué par M. Parker [fondateur de la philosophie kabalarienne et prédécesseur de l’appelant] et, plus tard, par [l’appelant].

4 Plusieurs des plaignantes ont décrit les propos de l’appelant dans des termes semblables à ceux‑ci : il parlait de les libérer d’un [traduction] « esprit négatif », d’aider la plaignante à devenir un « médium », de favoriser le développement spirituel d’une plaignante afin qu’elle puisse atteindre un niveau d’esprit plus élevé grâce à lui (étant donné qu’il est un « être spirituel supérieur »), de faire une « démonstration mentale » (en se livrant à des attouchements sexuels), d’être proche du « principe » (« conscience universelle »), de faire de la plaignante un « instrument » et de parvenir à l’union mentale par l’union physique. Au cours de « démonstrations mentales », l’appelant a dit à certaines d’entre elles que leur esprit négatif ou désincarné indiquait qu’elles voulaient être violées.

5 Je tiens à rappeler clairement que la philosophie kabalarienne comme telle n’est pas et n’a jamais été en cause. En l’espèce, elle n’est pertinente que pour situer dans leur contexte les élucubrations sexuelles distinctives que l’appelant a apparemment ajoutées. Certains éléments de preuve indiquaient que ces éléments sexuels ne faisaient pas partie du mouvement kabalarien au moment où il était dirigé par le prédécesseur de l’appelant.

6 L’appelant a prévenu ses « élèves » qu’il existait entre elles et lui un rapport ou un lien particulier qui devait rester secret. Il a indiqué à certaines plaignantes que les « esprits » de prêtres décédés avaient des relations sexuelles avec elles pendant leur sommeil. Plusieurs plaignantes ont témoigné avoir cru à l’époque que, parce qu’il était le chef spirituel des Kabalariens, l’appelant agissait à des fins spirituelles et non dans le but de tirer un plaisir sexuel. Certaines d’entre elles avaient été bouleversées de l’entendre prononcer le mot « fuck », étant donné que la philosophie kabalarienne interdisait les jurons. Une plaignante a déclaré avoir entendu l’appelant dire que son [traduction] « sperme était spirituel [et] qu’il ne [la] rendrait pas enceinte ».

B. Les plaignantes

7 La défense a réparti les 11 plaignantes initiales en deux groupes à des fins procédurales, notamment pour évaluer la preuve de faits similaires et rassembler les moyens de défense analogues, ainsi que pour les besoins de la demande de séparation des chefs d’accusation.

(1) Les filles de la ménagère

8 Les plaignantes « G » sont deux sœurs (KWG et SG) qui habitaient avec l’appelant dans une résidence commune de la secte kabalarienne (le « Centre »), située à Vancouver. Les deux sœurs, nées à environ un an d’intervalle, vivaient dans une pièce située à l’étage supérieur de la maison, avec leur mère qui avait été la ménagère du fondateur des Kabalariens et qui était demeurée au service de l’appelant. La mère était une adepte de la secte. Les sœurs ne l’étaient pas. La plupart du temps, l’appelant était le seul adulte de sexe masculin dans ce ménage composé de 10 à 12 personnes. SG a affirmé que sa sœur et elle croyaient que, si elles résistaient aux avances sexuelles de l’appelant, leur mère et elles seraient « expulsées » de la maison. Pour se défendre contre les accusations d’abus sexuels commis contre les plaignantes G, l’appelant a simplement fait valoir que les actes allégués n’avaient jamais été accomplis. Il n’a pas témoigné au procès.

(2) Les adolescentes qui étaient des adeptes de la secte

9 Les plaignantes autres que les sœurs G habitaient non pas avec l’appelant, mais dans leurs maisons respectives situées à proximité du Centre, où elles se rendaient pour y recevoir un enseignement « religieux ». Elles étaient des adeptes de la secte. L’inconduite en question aurait eu lieu au Centre lui‑même ou dans un camp d’été exploité par les Kabalariens dans la vallée de l’Okanagan. Les chefs d’accusation déposés faisaient généralement état d’infractions moins graves que celles alléguées par les sœurs G. De plus, l’appelant a invoqué un moyen de défense différent en reconnaissant l’existence d’attouchements sexuels, mais en prétendant que les plaignantes autres que les sœurs G étaient alors consentantes ou encore qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’elles étaient consentantes.

C. La demande de séparation des chefs d’accusation

10 Lors du procès, l’appelant a demandé que les chefs d’accusation relatifs aux plaignantes G soient séparés de ceux relatifs aux autres plaignantes. Le juge du procès a rejeté cette demande après avoir conclu que les 20 chefs d’accusation constituaient une preuve de faits similaires l’un envers l’autre et qu’ils pouvaient donc à bon droit être instruits ensemble.

D. Le journal intime

11 Pendant huit mois en 1970, KWG, l’une des filles de la ménagère, a tenu chaque jour un journal intime. Elle avait 14 ans lorsqu’elle a commencé à le faire. Les inscriptions quotidiennes concernaient une partie de la période de 10 ans (de décembre 1966 à janvier 1976) pendant laquelle elle aurait, d’après elle, été victime d’abus sexuels de la part de l’appelant et, à l’instigation de celui‑ci, de sévices physiques de la part de sa mère. Le journal ne fait état ni d’abus sexuels ni de sévices physiques. Lorsqu’elle a quitté la maison six ans plus tard, précipitamment selon ses dires, sa mère a rangé une partie de ses biens dans une boîte de carton qu’elle a ensuite placée dans une aire de remisage partagée avec d’autres résidents. Plus de 22 années plus tard, après l’inculpation de l’appelant, une autre résidante de la maison a découvert par hasard le journal intime (après avoir cru à tort que la boîte de carton était la sienne). En apercevant les initiales de KWG sur le journal intime, elle a compris ce dont il s’agissait et l’a remis à la défense sans prévenir KWG, le ministère public ou la police. La défense n’a révélé l’existence du journal intime qu’au milieu du procès, après la fin de l’interrogatoire principal de KWG.

II. Les dispositions constitutionnelles et législatives

12 Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit :

. . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46

265. . . .

(3) Pour l’application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison :

a) soit de l’emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;

b) soit des menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;

c) soit de la fraude;

d) soit de l’exercice de l’autorité.

. . .

278.1 Pour l’application des articles 278.2 à 278.9, « dossier » s’entend de toute forme de document contenant des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, notamment : [. . .] le journal intime . . .

278.2 (1) Dans les poursuites pour une infraction mentionnée ci‑après, ou pour plusieurs infractions dont l’une est une infraction mentionnée ci‑après, un dossier se rapportant à un plaignant ou à un témoin ne peut être communiqué à l’accusé que conformément aux articles 278.3 à 278.91 : . . .

III. Les jugements

A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique — le juge Henderson

(1) Séparation des chefs d’accusation et preuve de faits similaires

13 Au procès, après le témoignage des plaignantes autres que les sœurs G, mais avant l’interrogatoire des sœurs G, l’avocat de la défense a demandé que les chefs d’accusation relatifs aux plaignantes G soient séparés de ceux relatifs aux neuf autres plaignantes (initiales). Le juge du procès a conclu qu’il s’agissait d’une preuve de faits similaires admissible :

[traduction] À mon avis, la valeur probante du témoignage [des sœurs G], en l’espèce, l’emporte sur son effet préjudiciable. La nature des actes sexuels mentionnés par les [sœurs G], leur fréquence et le genre de propos tenus par l’accusé aux [sœurs G] aideront le jury, s’il y ajoute foi, à apprécier la crédibilité de la prétention de l’accusé que les actes accomplis avec les autres plaignantes n’étaient pas de nature sexuelle, mais visaient un but purement spirituel. Cela paraît être la question fondamentale en ce qui concerne ces plaignantes. Elles prétendent avoir consenti sous l’effet d’une fraude résultant de la déclaration inexacte que j’ai mentionnée.

Le témoignage des [sœurs G] est très pertinent relativement à cette question centrale puisqu’il tend à réfuter un moyen de défense fondé sur un but non sexuel innocent et sur le consentement véritable des plaignantes.

14 Après avoir décidé que le témoignage était admissible à titre de preuve de faits similaires, le juge du procès a rejeté la demande de séparation des chefs d’accusation.

(2) Contre‑interrogatoire portant sur le journal intime

15 Le juge du procès a dit que la question préliminaire était

[traduction] de savoir si [KWG] avait renoncé à tout droit à sa vie privée à l’égard des renseignements contenus dans son journal intime, au lieu de se soucier de la possession du journal lui‑même. Il se peut qu’elle ait abandonné ce document et qu’elle n’en ait plus besoin ou n’en veuille plus. Cela ne signifie pas nécessairement qu’elle est heureuse que les renseignements qu’il contient soient portés à la connaissance de tout le monde.

Le juge du procès a aussi conclu que les art. 278.1 à 278.9 du Code criminel ne s’appliquaient pas étant donné que la défense avait déjà en sa possession le journal intime. Aucune ordonnance de communication n’était donc demandée ou nécessaire.

16 Appliquant les principes énoncés dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, le juge du procès a examiné [traduction] « chaque renseignement que [l’avocat de la défense] cherch[ait] à obtenir et la façon dont il entend[ait] utiliser le journal intime pour déterminer, élément par élément, si la balance pench[ait] en faveur du droit de l’accusé à une défense pleine et entière ou encore en faveur de la protection du droit à la vie privée que continu[ait] de posséder la plaignante ».

17 Le juge du procès a autorisé l’appelant à utiliser le journal intime de toutes les façons sollicitées, à l’exception de deux : il ne pourrait pas contre‑interroger KWG sur l’absence, dans son journal intime, de mention des coups qu’elle aurait reçus de sa mère ou des agressions sexuelles dont elle aurait été victime. L’appelant pourrait utiliser le journal intime de toutes les autres façons sollicitées, y compris pour contredire le témoignage de KWG concernant des faits publiquement observables, tels que les activités scolaires auxquelles elle a participé, les vêtements qu’elle portait et les événements célébrés. Il pourrait utiliser le journal intime pour montrer qu’elle y exprimait des sentiments positifs à son égard. Il lui serait loisible de contre‑interroger KWG sur le fait que le journal intime concernait une période de huit mois, alors qu’elle avait déclaré dans son témoignage n’avoir tenu un journal intime que pendant deux ou trois semaines seulement. Il lui était aussi permis de la contre‑interroger sur le fait que, même si elle avait déjà témoigné que les actes sexuels avaient été accomplis de façon assez régulière dans le bureau de l’appelant, le journal intime indiquait que ce bureau avait fait l’objet de rénovations majeures qui l’avaient rendu inutilisable pendant environ trois mois au printemps de 1970.

18 Bref, l’appelant était autorisé à procéder à un contre‑interrogatoire au sujet de chacune des inscriptions qu’il considérait probantes, mais non sur l’absence d’inscriptions faisant état de sévices physiques et sexuels.

B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 143 C.C.C. (3d) 233

19 La cour, sous la plume du juge Donald, a statué sur l’appel de la façon suivante :

(1) Preuve de faits similaires

20 Le juge Donald a décidé que la [traduction] « preuve était telle qu’un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait constater, pour reprendre les mots du juge du procès, “l’existence de similitudes importantes et significatives” reflétant une tendance, et [que] le juge du procès avait eu raison de permettre au jury d’utiliser la preuve à titre de preuve de faits similaires, s’il jugeait bon de le faire » (par. 67).

21 Quant à l’objection de la défense selon laquelle le juge du procès aurait dû énumérer les différences en même temps que les similitudes dans son exposé au jury, le juge Donald a reconnu qu’il [traduction] « aurait été préférable » (par. 68) que le juge du procès le fasse, mais que, dans les circonstances, il n’avait pas à le faire. Les avocats des deux parties avaient examiné attentivement les similitudes et les différences, et les [traduction] « différences soulignées par la défense étant évidentes, il était peu probable que le jury n’en tiendrait pas compte dans ses délibérations relatives aux questions de faits similaires. La lacune que comportait l’exposé au jury n’était qu’une imperfection qui, selon moi, ne constituait pas une erreur justifiant une annulation » (par. 69).

(2) Le journal intime

22 L’appelant a prétendu que les limites imposées au contre‑interrogatoire de la plaignante relativement à certains aspects de son journal intime ont porté atteinte à son droit à une défense pleine et entière. Il ne sollicitait pas la « communication » de renseignements en vertu des art. 278.1 à 278.9 du Code criminel. Au lieu de procéder à une [traduction] « simple évaluation » du droit à la vie privée et de la valeur probante comme dans le cas d’une requête de type O’Connor visant la production de dossiers détenus par des tiers, le juge du procès aurait dû exiger la preuve que le droit à la vie privée de la plaignante [traduction] « l’emport[ait] sensiblement » sur le droit du défendeur à un procès équitable : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, et R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595.

23 Le juge Donald a conclu que l’arrêt R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, [traduction] « a marqué la fin de la prédominance des droits de l’accusé » (par. 93) et le début d’une [traduction] « nouvelle orientation » (par. 96). Selon lui, l’arrêt Mills [traduction] « oblige à réexaminer le point de vue du plaignant et, en particulier, ses droits à l’égalité de façon à éviter, en fait, les procédures qui privent les plaignants de l’égalité d’accès à la loi et de bénéfice de la loi » (par. 93).

24 Le juge Donald a convenu qu’il y avait une grave atteinte à la vie privée en raison de l’impossibilité de poser des questions sur l’absence d’inscriptions sans procéder à un examen approfondi de tout le journal intime (par. 87). Il se pouvait aussi que le ministère public ait alors [traduction] « dû en examiner intégralement le contenu afin de démontrer qu’une telle mention n’était pas conforme à l’objet apparent du journal intime » (par. 72). La plaignante KWG était une [traduction] « prisonnière virtuelle » du Centre kabalarien et était assujettie au puissant contrôle de l’appelant. Il était [traduction] « très improbable qu’elle consignerait les sévices » (par. 86). En outre, après avoir « lu attentivement » le journal intime, le juge Donald a conclu que [traduction] « [l]e style et le contenu du journal intime ne tendent pas à indiquer que, si elle avait fait l’objet de sévices, la plaignante aurait noté ce fait dans son journal » (par. 86).

(3) Dispositif

25 La cour a accueilli l’appel à l’égard de deux chefs d’accusation pour le motif que, dans son exposé au jury, le juge du procès n’avait pas établi de distinction entre les chefs antérieurs et les chefs postérieurs à la modification apportée, en 1983, à l’art. 265 du Code criminel, qui prévoyait que l’abus d’autorité pouvait vicier le consentement. L’avocat du ministère public reconnaissait l’existence de cette erreur. Un nouveau procès a été ordonné relativement à ces chefs d’accusation. L’appel a été rejeté à tout autre égard.

IV. Analyse

26 L’appelant prétend qu’on lui a refusé de deux manières importantes la possibilité de présenter une défense pleine et entière. Premièrement, les chefs d’accusation déposés contre lui relativement aux filles de la ménagère comportaient des éléments de preuve non pertinents, notamment la preuve dite « de faits similaires » des autres plaignantes, et vice-versa. Deuxièmement, on ne lui a pas permis d’utiliser pleinement l’élément de preuve pertinent qu’il avait déjà en sa possession, à savoir le journal intime, en contre‑interrogeant KWG. L’existence du journal intime avait pris KWG au dépourvu après qu’elle s’en fut tenue à une version particulière des faits pendant son interrogatoire principal, et l’appelant avait le droit d’attaquer sa crédibilité, au cours du contre‑interrogatoire, en démontrant l’existence de contradictions entre son témoignage et ce qu’elle avait (ou n’avait pas) consigné dans son journal.

27 J’examinerai à tour de rôle ces prétentions et un certain nombre de points subsidiaires.

A. La preuve de faits similaires

28 Il est impossible, en l’espèce, de comprendre dans toute sa plénitude la situation à laquelle devaient faire face le juge du procès et les avocats, sans parler des allégations de chacune des principales plaignantes.

29 Le juge Donald a résumé utilement les « faits similaires » allégués relativement à chacune de ces plaignantes. Pour des raisons de commodité, je reproduis, avec quelques ajouts et retraits mineurs, la description qu’il en a donnée (aux par. 21‑52) :

[traduction]

K. W.‑G. [KWG]

[KWG] était âgée de sept ans au moment où sa sœur cadette S.G., sa mère et elle ont emménagé dans le Centre . . .

. . .

Le premier épisode d’attouchement de [KWG] [auquel se serait livré l’appelant] a eu lieu quand elle avait 12 ans. Il lui a dit de n’en parler à personne, et surtout pas à sa mère.

[KWG] a décrit de nombreux épisodes d’attouchements sexuels dans le bureau, l’escalier et la douche. Au cours d’un épisode dans le bureau, [l’appelant] a parlé de « chasser des esprits désincarnés » et il lui a dit qu’il allait faire d’elle une belle jeune femme. Les relations sexuelles ont débuté lorsque [KWG] avait 13 ans. Ces événements se produisaient à peu près une fois par mois et se sont poursuivis jusqu’à ce qu’elle quitte la maison [à l’âge d’environ 20 ans].

. . .

. . . Au moment du procès, [KWG] avai[t] déjà intenté des poursuites civiles contre [l’appelant] et la « Kabalarian Society ».

S.G.

S.G. avait six ans lorsqu’elle a emménagé dans le Centre et elle y est demeurée jusqu’à l’âge de 18 ans. Elle a qualifié d’« enfer » sa vie au Centre.

Le premier épisode d’attouchement sexuel a eu lieu quand elle avait 12 ans. [L’appelant] l’[aurait] chatouillée et lui [aurait] touché les seins. Par la suite, chaque fois qu’elle se trouvait seule avec lui, il a tenté de lui toucher les seins.

Alors que S.G. était âgée de 13 ans, [l’appelant] lui a dit qu’il songeait à en faire un « instrument » et qu’elle devait lui faire entièrement confiance. Il lui [aurait] alors caressé les seins et lui aurait demandé de n’en parler à personne.

Entre 13 et 18 ans, S.[G.] [aurait] pratiqué la fellation sur [l’appelant] à au moins 30 reprises. Lorsqu’elle était âgée de 14 ans, il lui a fait un cunnilingus, et l’a refait au moins 50 fois au cours des quatre années suivantes. Leur première relation sexuelle a eu lieu quand S.[G.] avait 18 ans. [S.G. a finalement subi un avortement. Elle a affirmé que l’appelant était le père de l’enfant.]

. . .

C.K.

C.[K.] avait neuf ans quand ses parents ont adhéré [aux Kabalariens]. [Elle] a fréquenté [l’école kabalarienne] et a passé des étés au [camp kabalarien].

[L’appelant aurait] embrassé C.[K.] quand elle avait 13 ans, en septembre ou octobre 1970. L’épisode subséquent d’attouchements s’est produit en 1971. Des épisodes semblables se sont répétés environ quatre fois par mois, habituellement dans le bureau situé au Centre, jusqu’à ce que C.[K.] soit âgée d’à peu près 19 ans.

C.[K.] a témoigné que, pendant les attouchements, [l’appelant] lui disait qu’il le faisait [non pas pour son plaisir, mais] pour la libérer d’un état d’esprit qui l’affectait. Au moment où elle était âgée d’environ 16 ans, il lui a parlé de la possibilité de devenir un médium. [C.K. était une adepte de la secte.]

. . .

C.[K.] a quitté les [Kabalariens] à environ 23 ou 24 ans.

J.V.

J.V. est devenue Kabalarienne à cinq ans lorsque sa mère a adhéré au [groupe].

En 1972, [. . .] [l’appelant] a révélé à J.V. que l’esprit d’un prêtre décédé la violait pendant son sommeil. [Lorsqu’elle était seule avec lui, l’appelant] lui touchait et embrassait les seins et lui disait qu’elle était une belle jeune femme et que cette expérience la rapprochait mentalement de lui et du « principe ».

Une série d’épisodes d’attouchements sexuels a eu lieu dans le bureau du Centre. Dans un cas, il y a eu une pénétration vaginale avec les doigts.

J.V. a témoigné qu’[à l’époque] elle ne considérait pas les attouchements comme des actes sexuels, mais croyait plutôt que [l’appelant] tentait de l’aider mentalement. Elle n’aurait pas permis que cela se produise si elle avait cru qu’il le faisait pour en tirer un plaisir sexuel.

. . .

J.T.

Les parents de J.T. étaient membres des [Kabalariens] lorsqu’elle est née en 1965. Elle a suivi des [cours] kabalariens jusqu’à l’âge de 21 ans.

J.T. a décrit un épisode d’attouchements sexuels survenu au bureau du Centre, en 1984, alors qu’elle était âgée de 19 ans. [L’appelant] a procédé à une démonstration mentale [. . .] au cours de laquelle la voix d’un prêtre se serait manifestée [par l’intermédiaire d’une des femmes présentes] et aurait indiqué que J.T. avait des « inhibitions » sexuelles. [L’appelant a alors] interpellé le prêtre [décédé] et l’a apaisé. [Quand J.T. s’est trouvée seule avec l’appelant, celui‑ci] a offert de l’« aider » [. . .]; il lui a caressé les seins et a introduit la main dans sa culotte. Il lui a alors placé la main sur son pénis; c’est à ce moment que J.T. lui a dit qu’elle ne voulait pas aller plus loin, et qu’il s’est arrêté. J.T. ne croyait pas [à l’époque] que [l’appelant] avait accompli ces actes pour en tirer un plaisir sexuel.

J.A.

J.A. a commencé à [participer aux activités des Kabalariens] à l’âge de huit ans.

Un certain nombre d’épisodes de baisers et d’attouchements sexuels se sont produits au [camp kabalarien] pendant l’été de 1985, alors que J.A. était âgée de 15 ans.

[Par la suite, elle a rencontré l’appelant] au bureau du Centre, habituellement après avoir demandé un entretien avec lui. Pendant ces entretiens, [l’appelant] l’aurait embrassée et lui aurait touché les seins. [L’appelant] lui a dit qu’il créait un lien entre eux et que ce lien lui permettrait de se sentir proche du [«] principe [»]. [Elle a dit que c]ela s’était produit environ 25 fois, jusqu’en 1986. Elle a cessé d’avoir des contacts avec [l’appelant] lorsqu’elle a eu 18 ans.

À l’époque de ces épisodes, J.A. ne pensait pas que [l’appelant] avait quelque mobile d’ordre sexuel, croyant plutôt qu’il tentait de l’aider. Elle voyait en lui un maître et un éducateur.

. . .

S.A.

S.A. est née en 1969 et ses parents ont adhéré [aux Kabalariens] quand elle avait sept ans.

En 1985, après la classe des adolescents, [l’appelant l’aurait] emmenée au bureau du Centre et l’aurait embrassée lascivement à deux ou trois reprises. Il lui a fait des attouchements intimes pour la première fois lorsqu’elle avait 17 ans. S.A. avait demandé à le rencontrer parce qu’elle voulait qu’il la conseille au sujet d’un épisode d’abus sexuel vécu pendant son enfance. [Elle dit que l’appelant] lui a caressé et massé les seins.

Lorsqu’elle était âgée de 18 ans, S.A. a demandé à le rencontrer parce qu’elle voulait obtenir des services de consultation professionnelle. [Elle affirme que l’appelant] l’a caressée et embrassée et qu’il lui a fait poser la main sur son pénis couvert par ses vêtements. Il lui a dit que la raison de ses rapports intimes avec elle était qu’elle était obsédée par un esprit sexuel dont il fallait s’occuper.

À l’époque de ces épisodes, S.[A.] croyait que [l’appelant] essayait de l’aider. Elle ne lui aurait pas permis de la toucher si elle avait eu l’impression qu’il le faisait pour en tirer un plaisir sexuel. [Italiques ajoutés.]

30 La question, telle que formulée, est de savoir si le témoignage des sœurs « G » a été utilisé de manière inappropriée comme preuve de faits similaires à l’égard des chefs d’accusation relatifs aux plaignantes qui ne résidaient pas au Centre, et vice-versa. Le présent pourvoi a été plaidé en même temps que l’affaire R. c. Handy, [2002] 2 R.C.S. 908, 2002 CSC 56, et l’analyse effectuée dans cet arrêt sera appliquée en l’espèce.

(1) La double inférence

31 La preuve de faits similaires offerte par les plaignantes G ne constituait qu’une preuve circonstancielle à l’égard des chefs d’accusation relatifs aux autres plaignantes, et vice-versa. À l’instar de toute preuve circonstancielle, la force probante de la preuve de faits similaires dépend entièrement de la validité des inférences qu’elle étaye relativement aux questions soulevées. L’argument que le ministère public a avancé en faveur de son admission était que le jury pouvait légitimement faire une « double inférence », à savoir, en premier lieu, que, dans une situation particulière, l’appelant a une propension à initier des adolescentes au plaisir sexuel en exploitant des éléments pseudo‑religieux de la secte kabalarienne ou par la façon dont la vie commune est organisée au « Centre » kabalarien, ou les deux à la fois, et en deuxième lieu, que sa moralité ou sa propension ainsi établie permettent en outre d’inférer qu’il a agi de cette façon avec la plaignante pour ce qui est de chacun des chefs d’accusation examinés par le jury.

32 Je juge non convaincante la tentative de l’appelant de se présenter comme un chef spirituel (à l’égard des plaignantes autres que les sœurs G) et un chef de famille (à l’égard des plaignantes G) et de soutenir qu’il s’agit là d’une importante « différence ». Les plaignantes G étaient obligées, en raison des croyances spirituelles et de l’emploi de leur mère, de vivre dans le monde relativement fermé de la secte kabalarienne. L’emprise « spirituelle » de l’appelant sur la mère avait pour effet d’assujettir à son autorité les filles de cette dernière. J’estime également qu’il est sans importance que les plaignantes G aient, allègue‑t‑on, été initiées aux pratiques sexuelles de l’appelant à un plus jeune âge que les autres plaignantes. Leur statut de résidantes les a simplement rendues disponibles plus tôt.

(2) Le critère

33 L’arrêt Handy, précité, confirme l’application du critère d’admissibilité de la preuve de faits similaires énoncé dans les arrêts Sweitzer c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 949, et R. c. B. (C.R.), [1990] 1 R.C.S. 717. Dans ces arrêts, la Cour a statué que, même si la preuve relative à la prédisposition de l’accusé est généralement exclue, cette règle admet des exceptions lorsque la valeur probante de la preuve l’emporte sur son effet préjudiciable (madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt B. (C.R.), p. 734‑735) :

Pour déterminer si la preuve en question est admissible, il faut d’abord reconnaître la règle générale d’exclusion de la preuve qui ne tend qu’à établir la propension. [. . .] [L]a preuve présentée dans le seul but d’établir que l’accusé est le genre de personne susceptible d’avoir commis une infraction, est en principe inadmissible. La question de savoir si la preuve en question constitue une exception à cette règle générale dépend de savoir si la valeur probante de la preuve présentée l’emporte sur son effet préjudiciable.

34 Madame le juge McLachlin a formulé, à la p. 732, le critère d’admissibilité de la preuve de prédisposition ou de propension :

. . . la preuve de la propension, bien que généralement irrecevable, peut exceptionnellement être admise lorsque la valeur probante de la preuve relative à une question soulevée est tellement grande qu’elle l’emporte sur le préjudice grave que subira inévitablement l’accusé si la preuve d’actes immoraux ou illégaux antérieurs est présentée au jury.

35 Les politiques qui sous‑tendent le critère de même que certaines difficultés que pose son application ont été analysées par la suite dans les arrêts R. c. C. (M.H.), [1991] 1 R.C.S. 763, R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697, R. c. Lepage, [1995] 1 R.C.S. 654, et R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, ainsi que, tout dernièrement, dans l’arrêt Handy, précité.

36 Je reconnais, en l’espèce, que la preuve de faits similaires est susceptible de causer un préjudice peu commun. Il est assez mauvais pour un chef spirituel de se voir accusé de s’être livré à des actes sexuels avec ses adeptes. La situation est d’autant plus grave lorsqu’il est question, en plus, de sévices infligés à des enfants. De même, dans le cas des plaignantes G, les sévices infligés à des enfants sont encore plus graves, si tant est que cela soit possible, lorsqu’ils se superposent à un jargon spirituel.

37 Compte tenu des principes établis dans la jurisprudence susmentionnée, je compte examiner sous les angles suivants l’admissibilité de chacun de ces épisodes en tant que « faits similaires » par rapport aux autres épisodes : a) la valeur probante de la preuve, b) l’évaluation du risque de préjudice, et c) la détermination de la valeur probante en fonction du préjudice. Ce faisant, je vais suivre les étapes décrites dans l’arrêt Handy.

a) La valeur probante de la preuve

38 Il faut d’abord déterminer si la preuve de faits similaires est suffisamment probante pour pouvoir amener à bon droit le jury à faire les deux inférences préconisées par le ministère public relativement aux « questions soulevées » par la défense.

(i) La force probante de la preuve, y compris la possibilité de collusion

39 Étant donné que le critère d’admissibilité consiste à soupeser la valeur probante en fonction du préjudice, la question qui se pose aussitôt est de savoir si le ministère public est en mesure de soumettre une preuve probante de l’existence des actes similaires allégués. En l’espèce, les actes similaires font tous l’objet d’accusations distinctes. Ils sont donc, de toute façon, soumis au jury pour qu’il prononce un verdict. Outre les questions habituelles de crédibilité, l’appelant soutient qu’il existe une preuve de collusion.

40 La théorie de la preuve de faits similaires repose en grande partie sur l’improbabilité d’une coïncidence. En offrant une autre explication de la « coïncidence » des témoignages émanant de différents témoins, la collusion en détruit la valeur probante et, par le fait même, la raison de les admettre.

41 Dans l’arrêt Handy, nous avons statué que, dans le cas où l’allégation de collusion est vraisemblable, le juge du procès doit, en déterminant l’admissibilité de la preuve de faits similaires, être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la preuve n’est pas le fruit d’une fabrication. Cela est nécessaire pour décider si, en droit, la preuve a suffisamment de valeur probante pour l’emporter sur le préjudice.

42 Dans le cas où ce critère préliminaire est respecté, le jury doit déterminer le poids à accorder, s’il y a lieu, à la preuve de faits similaires.

43 Il existait une preuve que les plaignantes avaient communiqué jusqu’à un certain point entre elles. En ce qui a trait aux sœurs G, cela était pratiquement inévitable. Elles étaient aussi restées en contact avec JV. D’autres plaignantes étaient en contact les unes avec les autres avant le procès. Les sœurs G avaient déjà intenté des poursuites civiles dans le but d’obtenir une indemnité et de mettre fin aux activités des Kabalariens. KWG a dit espérer que l’appelant aille [traduction] « brûler en enfer ».

44 La preuve soumise en l’espèce est beaucoup plus conjecturale que celle présentée dans l’affaire Handy. Dans Handy, il y avait eu, avant l’infraction alléguée, consultation entre la plaignante et le témoin à l’origine de la preuve de faits similaires au sujet de la possibilité de réaliser un profit. Dans la présente affaire, la preuve indique jusqu’à un certain point l’existence d’un mobile et d’une possibilité de collusion ou de collaboration, mais n’établit rien d’assez convaincant pour déclencher l’exercice de la fonction de gardien du juge du procès. En l’espèce, il n’y a aucune raison de modifier la décision du juge du procès de soumettre la question de la collusion à l’appréciation du jury. Dans ses directives, il a invité le jury à examiner [traduction] « toutes les circonstances ayant une incidence sur la fiabilité de cette preuve, y compris la possibilité de collusion ou de collaboration entre les plaignantes ». Il a défini la collusion comme la possibilité qu’en se racontant leurs histoires respectives les plaignantes aient modifié intentionnellement ou accidentellement leurs histoires pour que leurs témoignages paraissent plus similaires ou convaincants. Il appartenait au jury de décider en fin de compte si la preuve était [traduction] « fiable malgré la possibilité de collaboration » ou s’il y avait lieu « d’accorder moins de poids ou aucun poids à une preuve qui pouvait avoir été influencée par des échanges de renseignements ».

45 Même si le juge du procès n’a pas expressément établi un lien entre la possibilité de collusion et la question de l’admissibilité, il semble avoir estimé que la collusion (à la différence du contact) ne représentait pas un danger sérieux. La preuve étaye sa décision. Il a eu raison de soumettre la question de la collusion à l’appréciation du jury après lui avoir fait une mise en garde appropriée.

(ii) La détermination des questions soulevées

46 En ce qui concerne les plaignantes G, la défense de l’appelant a consisté à prétendre que les actes qu’elles avaient décrits n’avaient tout simplement jamais été accomplis. La question centrale concerne l’actus reus et est de savoir si le démenti général de l’appelant à cet égard est crédible. Le ministère public soutient que la valeur probante réside dans les techniques d’exploitation distinctives utilisées et dans la promiscuité pratiquée par l’appelant au sein de la secte, que les plaignantes autres que les sœurs G ont décrites au sujet des divers épisodes, ainsi que dans l’improbabilité qu’en l’absence de collusion les deux sœurs aient inventé des histoires comportant autant de similitudes entre elles et avec le récit des neuf plaignantes initiales autres que les sœurs G.

47 Quant aux plaignantes autres que les sœurs G, on fait valoir en défense que les attouchements sexuels ont eu lieu, mais que les plaignantes étaient consentantes. Il s’agit donc de savoir si l’exercice de l’autorité spirituelle de l’appelant a empêché la formation d’un consentement véritable (en ce qui concerne les chefs antérieurs aux modifications apportées au Code criminel en 1983) ou a vicié le consentement dans la mesure où il y a eu consentement (quant aux chefs postérieurs à 1983). Le jury pourrait considérer que l’exploitation des plaignantes G à laquelle se serait livré l’appelant démontre l’existence, dans une situation particulière, d’une propension à des relations sexuelles non spirituelles suffisante pour réfuter le but « spirituel » innocent invoqué par l’appelant.

(iii) Les similitudes et les différences entre les faits reprochés et la preuve de faits similaires

48 En l’espèce, la force probante de la preuve de faits similaires découle, prétend‑on, de la nature répétitive et prévisible de la conduite de l’appelant dans des circonstances bien précises. Pour être en mesure de faire la double inférence, il faut donc démontrer l’existence d’un lien convaincant entre la preuve de faits similaires et l’infraction reprochée. Le degré requis de similitude dépend de la question que l’on veut prouver et doit être évalué en fonction des autres éléments de preuve soumis dans l’affaire. La preuve de faits similaires qui a simplement pour résultat cumulatif de présenter l’appelant comme une « mauvaise personne » est inadmissible.

49 Le ministère public soutient que l’appelant avait un modus operandi singulièrement étrange qui constitue le dénominateur commun des épisodes reprochés.

50 Même si les actes sexuels eux‑mêmes n’étaient pas particulièrement distinctifs, l’unité sous‑jacente réside dans l’abus d’autorité auquel se serait livré un chef de secte. C’est le boniment et le raisonnement invraisemblables de l’appelant qui pourraient être considérés comme « particuli[ers] et distincti[fs] » (Handy, précité, par. 77‑79). Bien qu’il ne soit pas nécessaire de recourir à ces épithètes ou d’introduire des mots‑vedettes dans le critère — comme on l’explique dans l’arrêt B. (C.R.) — un tel caractère distinctif renforce la valeur probante.

a. La proximité temporelle des actes similaires

51 Les épisodes relatifs aux plaignantes G et ceux relatifs aux autres plaignantes se sont chevauchés et étaient jusqu’à un certain point concomitants. La proximité temporelle rend la preuve plus probante du fait qu’elle réduit la probabilité que l’appelant ait modifié son comportement. Le fait que la preuve ait concerné des épisodes étalés sur plus de 25 ans démontrait, si on y ajoutait foi, l’existence d’un comportement très constant.

b. La mesure dans laquelle les autres actes ressemblent dans leurs moindres détails à la conduite reprochée

52 La similitude ne réside pas dans les actes sexuels eux‑mêmes (les chefs d’accusation relatifs aux sœurs G sont beaucoup plus graves). Les épisodes sont survenus dans des lieux privés situés dans l’établissement kabalarien, et les attouchements sexuels ont commencé dans la plupart des cas lorsque les plaignantes avaient moins de 18 ans. Ce sont les plaignantes G qui étaient les plus jeunes, ayant 13 ans à l’époque, quoique CK n’ait eu que 14 ans et JA 15 ans. Les similitudes résident en réalité dans le modus operandi employé par l’appelant pour créer des occasions d’exploitation sexuelle. Ce point sera analysé plus loin.

c. La fréquence des actes similaires

53 Au départ, il y avait 20 chefs d’accusation relatifs à 11 plaignantes différentes. L’appelant a été reconnu coupable de 12 chefs d’accusation relatifs à 7 plaignantes. Il y aurait eu (si l’on ajoute foi aux témoignages) des centaines d’épisodes. Il y avait nettement assez d’allégations de faits similaires pour étayer une conclusion à l’existence d’un modus operandi ou d’un comportement adopté dans une situation particulière.

d. Les circonstances entourant les actes similaires ou s’y rapportant

54 Les circonstances entourant les actes reprochés ont en commun une allégation d’abus de pouvoir flagrant de la part d’un chef de secte. Le thème spirituel domine davantage dans les chefs d’accusation relatifs aux plaignantes autres que les sœurs G du fait que le « spiritualisme » était la source du pouvoir de l’appelant sur les plaignantes qui ne demeuraient pas sous son toit. Le thème « spirituel » a pourtant été évoqué dans le témoignage de KWG ([traduction] « chasser des esprits désincarnés ») et dans celui de SG (devenir un « instrument »). À titre d’exemple, SG, l’une des filles de la ménagère, a fait le témoignage suivant :

[traduction] Je ne me souviens pas quel âge j’avais, mais je dirais que j’avais environ 17 ans et que [l’appelant] m’a emmenée, m’a dit de le rencontrer dans le bureau ou m’a emmenée dans le bureau, puis est entrée [une autre résidante] qui était ce qu’ils appelaient leur instrument. Il s’est livré à une démonstration mentale et, grâce à cette démonstration mentale, ils se sont emparés d’une partie désincarnée de moi qui désirait être violée. Ils se sont ensuite emparés de deux ou trois autres parties, mais c’est de celle‑là dont je me souviens parce que quand elle a quitté, [l’appelant] m’a dit que je devais avoir eu un désir d’être violée.

55 La combinaison d’images spiritualistes (atteindre des niveaux de conscience supérieurs), d’histoires d’horreur (jeunes filles possédées par des esprits désincarnés), et de prétendu pouvoir prophylactique des attouchements sexuels auquel l’appelant se livrait pour écarter ces horribles menaces est, pour le moins, distinctive.

56 En sa qualité de chef du Centre kabalarien, l’appelant exerçait un pouvoir principalement séculier sur les deux adolescentes de sa ménagère. Ce pouvoir séculier découlait toutefois de leur présence physique imposée par l’adhésion spirituelle de leur mère à la secte. Leur disponibilité et sa volonté d’en tirer profit faisaient également partie intégrante de son prétendu monde de fantasmes.

57 Le jury pourrait raisonnablement penser que l’abus de pouvoir destiné à procurer un plaisir sexuel, auquel l’appelant a soumis pendant 25 ans des adolescentes qui étaient plus ou moins à sa charge, révèle une personnalité de manipulateur sexuel assortie d’une touche de spiritualisme allant au‑delà d’une prédisposition « générale » ou d’une « simple » propension (« mauvaise personnalité »), ce qui pourrait l’amener à adopter le « raisonnement interdit » consistant à conclure qu’une personne est coupable en raison de sa mauvaise personnalité : Director of Public Prosecutions c. Boardman, [1975] A.C. 421 (H.L.), p. 453. La connotation spiritualiste distinctive constitue un puissant dénominateur commun. Il en est de même de l’âge auquel la plupart des plaignantes ont été initiées à des pratiques sexuelles et du fait que l’appelant a insisté pour que tout demeure confidentiel même si sa conduite avec les plaignantes autres que les sœurs G était apparemment sanctionnée par la secte et n’avait donc rien de honteux. Les plaignantes G avaient elles aussi, et cela est plus compréhensible, reçu la consigne de ne rien dire.

58 Un jury pourrait raisonnablement conclure que le comportement de l’appelant dans ces contextes différents était suffisamment lié à une situation particulière pour justifier la double inférence.

e. Tout trait distinctif commun aux épisodes d’actes similaires

59 L’appelant prétend que le juge du procès a commis une erreur en n’appréciant pas les différences distinctives entre les plaignantes G et les autres plaignantes, et en ne portant pas à l’attention du jury certaines différences déjà mentionnées.

60 À mon avis, cette objection favorise le recours à une approche trop machinale. La tâche du juge ne consiste pas à additionner les similitudes et les différences, puis, à la manière d’un comptable, à en tirer un solde net. Au niveau microscopique des détails, il est toujours possible d’exagérer et de multiplier les différences. Il peut en résulter une déformation des faits : Litchfield, précité. En revanche, à un niveau de généralité démesurément macroscopique, il peut être trop facile de trouver des similitudes. L’équilibre à atteindre est une question de jugement. En l’espèce, pour les raisons déjà exposées, les « différences » invoquées par l’appelant n’ont pas l’importance qu’il leur attribue. La défense, comme nous l’avons vu, cherche à présenter l’appelant sous divers jours. Je ne crois pas que ce soit réaliste. La secte kabalarienne a mis sur pied un régime familial et « spirituel » fermé dans lequel toutes les plaignantes étaient plus ou moins assujetties à l’autorité de l’appelant.

61 L’appelant rétorque que le juge du procès a non seulement omis de prendre en considération les différences distinctives en se prononçant sur l’admissibilité, mais encore qu’après avoir admis la preuve de faits similaires il n’a pas souligné adéquatement ces différences dans ses directives au jury. À cet égard aussi, je partage l’avis du juge Donald. Le juge du procès n’était pas tenu de brosser sommairement un tableau comparatif, comme le prétendait l’appelant. Il lui était loisible de le faire, s’il le jugeait utile, mais dans les circonstances, ce n’était pas essentiel. Les différences ne diminuaient pas de façon très importante la valeur probante de la preuve relative à la question du modus operandi, et elles ressortaient clairement du récit que chaque plaignante a fait au sujet de chacun des chefs d’accusation. L’avocat de la défense les a habilement évoquées dans son exposé final. Le juge du procès a exposé d’une manière tout à fait adéquate au jury en quoi consistait cet aspect de la défense de l’appelant.

f. Les faits subséquents

62 Aucun fait subséquent important n’est survenu.

(iv) Conclusion concernant la valeur probante

63 Le juge du procès a eu raison de conclure que la preuve de faits similaires pouvait permettre de faire les deux inférences relative au modus operandi mentionné pour réfuter les différents moyens de défense invoqués dans le cas des plaignantes G et dans celui des autres plaignantes.

b) L’évaluation du risque de préjudice

64 Sous cette rubrique, il est nécessaire d’examiner divers aspects du préjudice, dont le risque que le jury soit embrouillé par la multiplicité des faits et qu’il accorde plus de poids qu’il est logiquement justifié de le faire au témoignage relatif aux actes similaires (« préjudice par raisonnement »), ou encore qu’il déclare l’appelant coupable uniquement en raison de sa mauvaise personnalité (« préjudice moral ») : Handy, précité, par. 31.

(i) Préjudice moral

65 Le « préjudice grave » mentionné par madame le juge McLachlin dans l’arrêt B. (C.R.) n’est pas le risque de déclaration de culpabilité. Le préjudice réside davantage dans le risque de procès diffus et de déclaration de culpabilité injustifiée. Le raisonnement interdit est l’inférence de culpabilité à partir d’une prédisposition ou d’une propension générale. En l’espèce, la preuve d’actes similaires présente incontestablement l’appelant sous un mauvais jour, mais elle n’est pas produite à cette fin et ce n’est qu’accessoirement qu’elle a cet effet. Elle vise à répondre aux questions soulevées par la défense, à savoir que les plaignantes autres que les sœurs G étaient consentantes et que les actes allégués n’ont jamais été accomplis dans le cas des plaignantes G.

66 Le mélange de sexe et de religion était inévitablement incendiaire, et la juxtaposition des chefs d’accusation relatifs aux plaignantes G et de ceux relatifs aux autres plaignantes a contribué à les aggraver et à les clarifier mutuellement. Le seul nombre cumulatif d’épisodes allégués a contribué au préjudice moral.

67 Il va sans dire que le jury a reçu une mise en garde appropriée au sujet de l’interdiction d’inférer la culpabilité à partir d’une prédisposition ou moralité générale : R. c. D. (L.E.), [1989] 2 R.C.S. 111, p. 128. Le jury semble avoir tenu compte de cette mise en garde. Si ses membres avaient agi en fonction du préjudice moral, ils n’auraient probablement pas acquitté l’appelant relativement à quatre des plaignantes autres que les sœurs G, dont CK, femme vulnérable sur le plan affectif, qui semblait souffrir d’une dépression post‑partum à l’époque pertinente.

(ii) Préjudice par raisonnement

68 Il existe un risque que le jury soit embrouillé par la multiplicité des faits et que la force cumulative d’un nombre aussi élevé d’allégations l’empêche d’accomplir la tâche qui lui incombe de se prononcer soigneusement sur chacune des accusations l’une après l’autre.

69 Dans l’affaire Handy, une difficulté résultait du fait qu’on avait demandé au jury d’examiner sept actes soi‑disant similaires qui n’étaient pas visés par l’accusation. Le jury risquait donc de confondre les questions dont on lui demandait de tenir compte (les actes similaires) avec celles sur lesquelles il devait se prononcer (l’accusation). Dans la présente affaire, à la suite du rejet de la demande de séparation des chefs d’accusation, le jury était appelé à se prononcer sur chacun des 20 chefs d’accusation.

70 Les problèmes logistiques auxquels un accusé doit faire face lorsque les actes similaires ne sont pas visés par l’accusation déposée devant le tribunal ne se posent pas en l’espèce. L’appelant n’a pas été pris au dépourvu et sa réponse à chaque fait similaire n’a pas été limitée par la règle des questions incidentes. Chaque épisode a été examiné selon le point de vue de la défense, dans la mesure où celle‑ci estimait qu’elle avait intérêt à agir ainsi.

(iii) Conclusion sur la question du préjudice

71 À mon avis, la preuve d’actes similaires présente un risque important de préjudice moral. Le moyen de défense invoqué par l’appelant dans le cas des plaignantes autres que les sœurs G (consentement fondé sur des motifs religieux) se fragilise lorsque le jury est informé que l’appelant a aussi commencé à avoir des relations sexuelles avec deux sœurs au moment où elles étaient âgées de 13 ans, lesquelles étaient non pas des adeptes de la secte kabalarienne, mais simplement des résidantes de son foyer kabalarien. L’atmosphère de cette affaire exhale un spiritualisme charlatanesque et il est évident que cela aurait pour effet de troubler un jury canadien. De même, la dénégation par l’appelant des sévices qui auraient été exercés sur les sœurs G risque d’être affaiblie considérablement par les aveux d’attouchements sexuels sur d’autres adolescentes, à l’égard desquels le seul moyen de défense invoqué est le consentement (vicié par l’abus d’autorité, comme doit l’avoir conclu le jury). Je suis d’avis d’adopter à ce sujet les propos de madame le juge McLachlin dans l’arrêt B. (C.R.), précité, p. 735 :

. . . où la preuve de faits similaires que l’on veut présenter est une preuve à charge d’un acte moralement répugnant commis par l’accusé, le préjudice qui peut en résulter est grave et la valeur probante de la preuve doit vraiment être grande pour permettre sa réception.

72 Je ne crois pas que les mots « vraiment être grande » visent à indiquer l’addition d’un élément au critère d’évaluation. Ils ne font que souligner le caractère potentiellement pernicieux de la preuve d’actes similaires et la grande valeur probante correspondante qu’elle doit donc avoir pour l’emporter sur ce caractère pernicieux.

c) La détermination de la valeur probante en fonction du préjudice

73 En déterminant la valeur probante en fonction du préjudice, l’on fait inévitablement preuve de beaucoup de retenue à l’égard du point de vue du juge du procès : B. (C.R.), précité, p. 733. Cela ne signifie pas que le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d’admettre une preuve de faits similaires dont l’effet préjudiciable l’emporte sur la valeur probante. Cela indique plutôt que la Cour reconnaît que le juge du procès a l’avantage d’être en mesure d’apprécier sur place la dynamique du procès et l’effet que la preuve aura vraisemblablement sur les jurés. Il s’agit là de questions de preuve sur lesquelles des juges raisonnables peuvent avoir des opinions divergentes et, en l’absence d’erreur de principe, la décision devrait être prise par celui à qui elle incombe, c’est‑à‑dire le juge du procès. En l’espèce, la Cour d’appel a adopté, à l’unanimité, le point de vue du juge du procès.

74 Le juge du procès a conclu que l’effet préjudiciable et la valeur probante de la preuve de faits similaires étaient [traduction] « importants » tous les deux, mais qu’en fin de compte la valeur probante l’emportait. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion. Le pourvoi doit donc être rejeté relativement à ce moyen.

B. Limitation de la portée du contre‑interrogatoire

75 Le second moyen d’appel principal concerne le contre‑interrogatoire limité que le juge du procès a autorisé relativement au journal intime de KWG.

76 L’importance cruciale du contre‑interrogatoire n’est pas mise en doute. L’appelant a comparu devant la cour pour répondre à des accusations portées par de nombreuses plaignantes, mais il jouissait de la présomption d’innocence à l’égard de chacun des chefs d’accusation. Toute l’inconduite sexuelle alléguée a, de par sa nature même, eu lieu en privé. Au procès, c’était sa parole contre la crédibilité de ses accusatrices, individuellement et (en vertu de la preuve de faits similaires) collectivement. Si les plaignantes mentaient au sujet de ce qui s’était produit dans l’intimité de leurs rencontres, l’outil le plus efficace dont il disposait pour faire ressortir la vérité était un contre‑interrogatoire complet et incisif. Madame le juge McLachlin énonce le principe général dans l’arrêt Seaboyer, précité, p. 611 :

Les tribunaux canadiens, comme ceux de la plupart des ressorts de common law, ont beaucoup hésité à restreindre le pouvoir de l’accusé de présenter une preuve à l’appui de sa défense, cette hésitation tenant du principe fondamental de notre système judiciaire selon lequel une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable. Le juge ne pourra donc écarter une preuve pertinente relativement à une défense autorisée par une règle de droit que dans le cas où l’effet préjudiciable de cette preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante. [Je souligne.]

Les tribunaux ont, au cours des dernières années, reconnu de plus en plus que les techniques de contre‑interrogatoire consistant à faire le procès du plaignant plutôt que celui de l’accusé dans des affaires d’agression sexuelle sont abusives et qu’elles ont pour effet de fausser plutôt que de favoriser la recherche de la vérité. Diverses limites ont été imposées. L’une de ces limites est le droit du plaignant au respect de sa vie privée, qui ne doit pas être sacrifié inutilement. Dans l’arrêt Osolin, précité, p. 669 et 671, le juge Cory a étudié cette question au nom des juges majoritaires :

Le plaignant ne devrait pas être indûment tourmenté et mis au pilori au point de le transformer en victime d’un système judiciaire insensible. Il faut toutefois maintenir un juste équilibre, de sorte que les limites imposées au contre‑interrogatoire des plaignants dans des affaires d’agression sexuelle ne nuisent pas au droit de l’accusé à un procès équitable.

. . .

Dans chaque affaire, le juge du procès doit établir un équilibre délicat entre le droit fondamental de l’accusé à un procès équitable et la nécessité de protéger raisonnablement le plaignant, tout particulièrement lorsque la fin visée par le contre‑interrogatoire est fondée sur des « mythes sur le viol ». [Je souligne.]

77 Je souligne la mention des « mythes sur le viol » parce que, selon moi, c’est la crainte de voir le principe arbitraire de la « plainte immédiate » refaire surface dans les affaires d’agression sexuelle, plutôt qu’un souci de préserver la vie privée elle‑même, qui est au cœur de la décision du juge du procès.

78 Dans l’affaire Seaboyer, l’accusé cherchait à contre‑interroger la plaignante sur son comportement sexuel à d’autres occasions, afin d’expliquer les « meurtrissures, et [. . .] d’autres aspects de l’état de la plaignante que le ministère public a présentés en preuve » (p. 598). Dans l’affaire Osolin, l’accusé cherchait à contre‑interroger la plaignante au sujet d’une note inscrite dans son dossier médical, indiquant qu’elle avait exprimé à son thérapeute la crainte que son attitude et son comportement aient influencé l’accusé jusqu’à un certain point. La présente affaire est différente. L’accent n’est pas mis à proprement parler sur des renseignements privés puisque, comme nous l’avons vu, le juge du procès a permis à la défense de procéder à un contre‑interrogatoire sur chacune des inscriptions particulières du journal intime qu’elle cherchait à utiliser. L’objection de la défense vise la restriction de sa capacité de contre‑interroger au sujet de l’importance (s’il en est) de ce qui n’a pas été consigné. Les parties reconnaissent que le journal intime de KWG ne comporte aucune mention des coups reçus de sa mère ou des abus sexuels dont elle a été victime de la part de l’appelant.

79 La force probante de cette série de questions reposait sur la prémisse selon laquelle si de telles agressions avaient été commises, elles auraient été consignées, et étant donné que ces événements n’ont pas été consignés, ils n’ont pas eu lieu. C’est là où, selon le ministère public, l’un des « mythes sur le viol » apparaît. Le juge du procès a partagé ce point de vue :

[traduction] Essentiellement, [l’appelant] veut se présenter devant le jury et prétendre que le témoin n’a fait état d’aucune « plainte », si je peux utiliser ce mot, dans son journal intime et confidentiel au sujet des agressions sexuelles à l’égard desquelles elle témoigne maintenant.

. . .

[L’avocate de KWG] plaide énergiquement que l’absence de plainte dans ces circonstances n’a aucune valeur probante et que la décision de permettre qu’il y ait contre‑interrogatoire et argumentation sur cette question serait fondée sur une croyance ou un préjugé discriminatoire.

80 Le compromis selon lequel le juge du procès a permis que des questions portent sur les inscriptions effectuées et non sur l’absence d’inscriptions a été critiqué à peu près également par l’appelant et la Criminal Lawyers’ Association qui l’ont jugé trop restrictif pour la défense, d’une part, et par le ministère public et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (« FAEJ ») qui ont estimé qu’il désavantageait trop la plaignante, d’autre part.

81 Selon le ministère public et le FAEJ, le journal intime de KWG lui appartient et continue de lui appartenir, et l’appelant en a obtenu possession en l’absence de toute apparence de droit. En l’occurrence, le juge du procès aurait dû s’abstenir de tenir compte du fait de la possession par l’appelant (une sorte de dépossession par interprétation) et obliger ce dernier à faire une demande de communication forcée de documents en vertu des art. 278.1 à 278.9, comme si c’était KWG et non l’appelant qui en avait la possession.

82 Je traiterai ces points à tour de rôle.

(1) Communication inattendue du journal intime

83 Au cours de son interrogatoire principal et du contre‑interrogatoire initial, KWG a déclaré avoir eu une enfance très malheureuse (que la défense a décrite quelque peu sarcastiquement comme une [traduction] « histoire d’horreur »), ne pas avoir eu d’amis à l’école, s’être vu interdire de participer aux activités parascolaires et ne pas avoir été autorisée à porter les vêtements habituels des adolescents. C’était là le contexte des sévices physiques que sa mère aurait constamment exercés sur elle ainsi que des abus sexuels dont elle aurait été victime de la part de l’appelant principalement dans son bureau du Centre.

84 Interrogée par la défense sur l’existence possible d’un journal intime, elle a répondu qu’elle croyait en avoir reçu un à Noël au début de son adolescence, mais n’y avoir fait des inscriptions que pendant environ deux semaines.

85 C’est à ce moment, au cours du procès, que l’avocat de la défense a brandi le journal intime original de KWG, que celle‑ci n’avait pas vu depuis 22 ans, et qu’il a annoncé que des inscriptions y avaient été faites quotidiennement pendant une période de huit mois (au lieu des deux semaines dont elle s’était souvenue) à partir de janvier 1970, au milieu de la période pendant laquelle les sévices auraient été exercés. Il contenait ce que KWG elle‑même a qualifié d’inscriptions [traduction] « banales » au sujet de camarades de classe, de sa participation à des activités scolaires, de sorties en famille au cinéma, de cadeaux de Pâques et de mentions positives concernant l’appelant (par exemple, « Je ne suis pas allée à l’école aujourd’hui et j’ai eu une conversation agréable avec Ivon à la maison. Il sait motiver les gens à travailler plus fort »). La défense voulait susciter un doute au sujet de la fiabilité et de l’intégrité de la mémoire de KWG en comparant son témoignage avec ce qu’elle considérait comme des inscriptions contradictoires que KWG avait effectuées de sa propre main dans le journal intime, et au sujet de l’absence d’inscriptions faisant état de sévices physiques ou sexuels.

86 À la suite de la production inattendue de son journal intime de 1970, KWG a demandé et obtenu un bref ajournement et a retenu les services d’une avocate. Cette avocate a fait valoir, premièrement, que le journal intime appartenait à KWG et qu’il devait lui être restitué immédiatement, et deuxièmement, qu’il devait ensuite être traité conformément aux dispositions relatives à la communication de documents contenues aux art. 278.1 à 278.9 du Code criminel.

(2) Possession illégitime du journal intime

87 Au cours du voir‑dire, KWG a dit n’avoir [traduction] « aucunement » eu l’intention de renoncer à son droit à la vie privée. Elle était « consternée » et voulait qu’on lui restitue le journal intime et toutes les copies qui en avaient été tirées, étant donné que la défense n’avait aucun droit sur « le peu de vie privée qu’[elle] avait ». Au cours du contre‑interrogatoire, KWG a qualifié de « très banales » les inscriptions faites dans son journal intime, et a ajouté : « [m]ais il m’appartient toujours. [. . .] Je ne comprends pas ce qu’il a à voir avec quoi que ce soit. Il m’appartient toujours. Peu importe qu’il soit banal, captivant ou assommant, il m’appartient toujours ». Le juge du procès a conclu que KWG n’avait jamais renoncé à son droit à la vie privée à l’égard du journal intime, et je suis d’accord avec lui.

88 Pendant le voir‑dire, un long débat a eu lieu sur la question de savoir si KWG avait renoncé à son droit de propriété sur son journal intime, et si la possession qu’en avait l’appelant constituait une appropriation illicite. Je ne crois pas que KWG a été privée illégalement de la possession de son journal intime (à la différence des restaurateurs chinois dont le coffre‑fort contenant des documents privés avait été dérobé par des voleurs, dans l’affaire R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10). À son départ, elle l’avait tout simplement laissé dans une aire commune de remisage avec d’autres biens dont elle n’avait plus besoin au quotidien. Le journal intime de KWG ne figurait pas parmi les biens lui appartenant que sa mère lui a envoyés en 1995. Lorsque l’appelant est entré en possession de ce journal 22 années après que KWG eut quitté la maison, il ne s’agissait pas d’une appropriation « illicite » au sens juridique, bien que je convienne avec KWG que cela démontre la mesure de l’accès non sollicité que l’appelant avait à la vie privée de KWG à la suite de l’adhésion de sa mère à la secte.

89 Je ne compte pas poursuivre le débat relatif à la propriété du bien en cause. La question qui doit être tranchée en l’espèce concerne non pas la « propriété du journal intime » (qui pourrait donner naissance à un droit d’action au civil), mais plutôt le statut des renseignements contenus dans le journal intime. Selon moi, restituer le journal intime à sa propriétaire légitime, comme le propose ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 161, reviendrait à fermer la porte de l’écurie derrière le cheval qui s’est échappé.

90 On a élargi le droit contemporain à la vie privée en le dégageant de son enracinement traditionnel dans la propriété privée. À une certaine époque, il était souvent possible de protéger efficacement ce droit en recourant uniquement à des notions fondées sur la propriété étant donné que la capacité d’une personne d’interdire à des étrangers de circuler sur sa propriété (notamment pour accéder à son domicile) ou de prendre possession d’objets matériels (dont des documents) revenait à avoir la haute main sur les renseignements privés qui s’y trouvaient. Si les droits en matière de propriété privée étaient exercés, il n’y avait probablement aucun risque que les droits connexes en matière de vie privée soient compromis.

91 La technologie a progressivement effacé le lien étroit qui existait entre la propriété et la vie privée. Le droit à la vie privée a pu être élargi considérablement à partir du moment où il a cessé de dépendre de la constatation d’une atteinte au droit de propriété. L’absence d’intrusion physique n’éliminait plus le droit à la vie privée correspondant, comme notre Cour l’a reconnu plus particulièrement dans les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417. Le traitement des dossiers personnels prévu aux art. 278.1 à 278.9 a pour prémisse que l’attente raisonnable qu’une personne a en matière de respect de sa vie privée en ce qui concerne les renseignements personnels contenus dans des documents n’est pas nécessairement incompatible avec le droit de propriété qu’un tiers peut avoir sur les documents eux‑mêmes — lorsqu’il est question notamment de documents détenus par le personnel d’établissements de santé mentale ou physique. De plus, le droit à la vie privée n’est pas perdu lorsque la possession adversative matérielle est elle‑même répréhensible (comme dans le cas des dossiers financiers saisis par la police dans le coffre‑fort dérobé dans l’affaire Law, précitée) ou lorsqu’elle vise un objectif limité (comme dans le cas des échantillons de sang et d’urine donnés à des fins médicales et subséquemment saisis par la police dans les affaires Dyment, précitée, et R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20).

92 Un droit de propriété peut renforcer l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée lorsque la propriété matérielle coïncide avec le droit à la vie privée, mais la perte de la possession ou de la propriété du document lui‑même ne réduira pas nécessairement à néant le droit d’une personne au respect de sa vie privée en ce qui concerne les renseignements qu’il contient.

93 Nous nous intéressons ici au droit à la vie privée et non au droit de propriété.

(3) Applicabilité des art. 278.1 à 278.9 du Code criminel

94 Les articles 278.1 à 278.9 concernent, à première vue, la communication et non l’utilisation ou l’admissibilité de renseignements personnels, comme le législateur lui‑même le déclare dans le préambule (L.C. 1997, ch. 30) :

Attendu :

. . .

qu[e le Parlement du Canada] reconnaît que l’obligation de communiquer des renseignements personnels peut avoir un effet dissuasif sur la dénonciation d’agressions sexuelles et sur le recours aux traitements, thérapies ou services de consultation nécessaires;

qu’il reconnaît que le travail de ceux qui fournissent de l’aide et des services aux victimes d’agressions sexuelles est entravé par l’obligation de communiquer des renseignements personnels et par la procédure qui oblige à cette communication;

qu’il reconnaît que si la communication de renseignements personnels au tribunal et à l’accusé peut être nécessaire à une défense pleine et entière de l’accusé, elle peut aussi constituer une atteinte au droit à la vie privée et à l’égalité de la personne qu’ils concernent et que, de ce fait, la décision de l’accorder ne devrait être rendue qu’avec prudence, . . . [Je souligne.]

95 Le texte des art. 278.1 à 278.9 qui suit est conforme à cet objet. L’avocate de KWG, au procès, et le FAEJ, devant notre Cour, ont fait valoir que le mécanisme des art. 278.1 à 278.9 peut être inversé en ce qu’il peut permettre la restitution à la plaignante de documents que la défense a déjà en sa possession, ce qui obligerait cette dernière à présenter une nouvelle demande visant à obtenir les documents qu’on vient de lui retirer. À mon avis, cette interprétation est trop forcée et va à l’encontre du texte même de la disposition législative. Elle donne une description trop large de l’objet que viseraient les art. 278.1 à 278.9 (certainement beaucoup plus large que le fait le préambule) et présuppose que le tribunal peut réécrire le texte de la loi pour qu’il corresponde à son extrapolation de l’objectif du législateur. Cela ne saurait être exact. En l’espèce, l’État n’exerce pas son pouvoir coercitif pour forcer la communication d’une manière qui fait intervenir l’art. 8 de la Charte (« fouilles, perquisitions ou saisies abusives »). La présente affaire ne fait pas intervenir non plus les préoccupations particulières que le législateur a exprimées aux art. 278.1 à 278.9 au sujet de la protection du lien confidentiel entre le patient et son thérapeute, de l’encouragement des victimes d’agression sexuelle à demander des soins professionnels et, par ricochet, à ne pas décourager le signalement des infractions d’ordre sexuel (voir les al. 278.5(2)f) et g)).

96 Il reste que la défense avait le journal intime en sa possession. Elle ne se livrait pas à une « recherche à l’aveuglette ». Le juge du procès devait trancher la question de l’admissibilité du contenu. Les articles 278.1 à 278.9 ne parlent aucunement d’« admissibilité » ou de « preuve », et cela se comprend puisque, comme le soulignait madame le juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt O’Connor, précité, par. 164‑166, les considérations régissant la production ou communication et celles régissant l’admissibilité sont fort différentes. Considérer que la production est un indice d’admissibilité aurait pour effet de compliquer les auditions relatives aux art. 278.1 à 278.9, où les juges du procès tiennent pour acquis que seule la question de la production se pose au départ. Il convient de trancher la question de l’admissibilité plus tard, lorsqu’elle se prête à une décision.

97 Le mécanisme procédural établi aux art. 278.1 à 278.9 milite aussi contre l’argument du FAEJ. En tenant pour acquis que le journal intime de KWG est un « dossier » visé par les art. 278.1 à 278.9, le FAEJ se fonderait sur le par. 278.3(5) pour obliger l’appelant à se signifier à lui‑même un avis et une assignation à comparaître — en sa qualité de « personne qui a le dossier en sa possession ou sous son contrôle » — à une audience à huis clos au cours de laquelle le juge déciderait s’il y a lieu d’examiner en entier ou en partie le journal intime, étant donné que le requérant serait censé ignorer le contenu des dossiers qu’il sollicite en théorie, mais qu’il a déjà en sa possession en réalité. Le juge pourrait alors décider si le dossier doit être « communiqué à l’accusé » (par. 278.6(1) (je souligne)), c’est‑à‑dire à la personne (en fait à la seule personne) qui l’a déjà en sa possession. À mon avis, il n’est pas souhaitable de fausser le sens du texte des art. 278.1 à 278.9, comme le propose le FAEJ. Il faut respecter les limites de l’intention du législateur qui ressortent des termes qu’il a utilisés.

98 Cette conclusion ne renforce pas beaucoup le point de vue de l’appelant. Comme le soulignent le ministère public et le FAEJ, les art. 278.1 à 278.9 émanent de la reconnaissance des droits à la vie privée et à l’égalité déjà exposés en common law et dans des arrêts relatifs à la Charte comme O’Connor, Seaboyer et Osolin. Je partage leur avis. Les mêmes principes juridiques sont tout à fait susceptibles de fournir la bonne solution dans le présent pourvoi.

(4) La question qui se pose en l’espèce est celle de l’admissibilité de la preuve et non de la production et de la communication

99 La confusion entre la production (O’Connor) et l’admissibilité (Osolin) est survenue au début du voir‑dire en l’espèce.

100 Après avoir rejeté à bon droit l’applicabilité des art. 278.1 à 278.9 pour le motif qu’il n’était pas question de production ou de communication dans la présente affaire, le juge du procès a annoncé l’ouverture des plaidoiries sur l’admissibilité en mentionnant [traduction] « ce [qu’il allait] appeler une demande de type O’Connor à ce stade ».

101 Même s’il était bien au courant des arrêts Seaboyer (1991) et Osolin (1993), le juge du procès (et éventuellement la Cour d’appel) semble avoir conclu que cette jurisprudence antérieure avait été renversée par les énoncés subséquents de notre Cour dans l’arrêt O’Connor (1995). Je ne suis pas d’accord pour dire que l’arrêt O’Connor peut remplacer l’arrêt Osolin ou encore que les deux critères sont équivalents ou interchangeables.

102 Le juge du procès a entendu pendant plusieurs jours l’argumentation de l’avocate de KWG tout autant que celle des avocats du ministère public et de la défense au sujet de l’utilisation qui serait faite du journal intime de KWG lors du contre‑interrogatoire devant le jury. Une grande partie de cette argumentation portait expressément sur diverses opinions incidentes contenues dans l’arrêt O’Connor, précité. Pour décider de la portée acceptable du contre‑interrogatoire, le juge du procès a « appliqué » les principes de l’arrêt O’Connor :

[traduction] Les cinq critères établis dans l’arrêt [O’Connor] de la Cour suprême du Canada sont applicables à l’étape d’une procédure comme celle de la présente affaire où on demande la production d’un document. Toutefois, je suis entièrement convaincu que ces critères devraient être également pris en considération et appliqués non pas lorsqu’on examine la question de la production, mais lorsqu’on songe à procéder à un contre‑interrogatoire. D’après le sommaire de cet arrêt, ces critères sont les suivants :

Premièrement, la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l’accusé puisse présenter une défense pleine et entière.

Deuxièmement, la valeur probante du dossier en question.

Troisièmement, la nature et la portée de l’attente raisonnable en matière de protection du caractère privé de ce dossier.

Quatrièmement, la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoire.

Cinquièmement, le préjudice que la production du dossier en question risque de causer à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne du plaignant. [Je souligne.]

103 À mon avis, le juge du procès a commis une erreur en extrapolant le critère de l’arrêt O’Connor, applicable à la question de la production de renseignements qui n’ont pas déjà été communiqués à la défense, pour l’appliquer à la question de l’admissibilité (ou de l’utilisation lors d’un contre‑interrogatoire) devant le jury d’un élément de preuve que la défense a déjà en sa possession.

104 Un critère consistant simplement à « soupeser des droits » (O’Connor, précité, par. 129 et 150) ne peut être assimilé au critère selon lequel un droit doit « l’emporte[r] sensiblement » sur un autre (Seaboyer et Osolin). Selon l’arrêt O’Connor, la solution par défaut consiste à ne pas communiquer à la défense les renseignements détenus par un tiers. Selon les arrêts Seaboyer et Osolin, la solution par défaut consiste à autoriser la défense à procéder à un contre‑interrogatoire.

105 Il importe de se rappeler le contexte procédural de l’arrêt O’Connor. Madame le juge L’Heureux‑Dubé a fait remarquer, aux par. 101-102, que quelle que soit l’obligation de divulgation qui incombe au ministère public, cette obligation « ne s’étend pas aux tiers » et « aucune obligation de divulguer n’incombe aux tiers ». Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka ont souscrit à ce point de vue : « les tiers ne sont nullement tenus de prêter leur assistance à la défense » (par. 19). Madame le juge L’Heureux‑Dubé a conclu en ces termes, au par. 131 :

[Lorsque le requérant] tente d’invoquer le pouvoir de l’État de violer les droits à la protection de la vie privée d’autres individus, il doit prouver que l’utilisation du pouvoir de l’État d’imposer la production est justifiée dans une société libre et démocratique.

Comme l’a souligné madame le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 119, « l’essence de la notion de vie privée est telle que, dès qu’on y a porté atteinte, on peut rarement la regagner dans son intégralité ». Par conséquent, la production ne serait ordonnée que si les effets bénéfiques l’emportent sur les effets préjudiciables de la communication (par. 150). Ce raisonnement ne s’applique tout simplement pas à la preuve que la défense a déjà légalement en sa possession.

106 Dans l’arrêt O’Connor, par. 164, notre Cour a précisé que le critère de production qu’elle y énonçait « ne correspond[ait] pas nécessairement » (je souligne) au critère d’admissibilité de la preuve lors du procès, lequel continuait d’être régi par l’arrêt Seaboyer et par l’art. 276 du Code criminel.

(5) Les limites appropriées du contre‑interrogatoire

107 Dans l’arrêt Seaboyer, madame le juge McLachlin a fait remarquer que « [n]os tribunaux ont [. . .] traditionnellement hésité à exclure des éléments de preuve de la défense, si ténus soient‑ils » (p. 607) et a confirmé que la défense a le droit d’utiliser la preuve qu’elle a en sa possession, sauf si l’effet préjudiciable de cette preuve « l’emporte sensiblement » (p. 611) sur sa valeur probante. La raison de cette différence d’orientation est évidente. Dans la situation visée par l’arrêt O’Connor, l’accusé n’a pas droit à la communication de la preuve et il demande à l’État d’intervenir pour écarter le droit à la vie privée d’un tiers plaignant. Dans la situation visée par l’arrêt Seaboyer, le plaignant demande à l’État d’intervenir contre l’accusé afin de lui refuser l’utilisation de renseignements que ce dernier a déjà en sa possession. Il est vrai que certaines valeurs communes doivent être soupesées (par exemple, le droit à une défense pleine et entière, le droit à la vie privée, les droits à l’égalité, etc.), mais les objectifs et contextes respectifs sont très différents.

108 Dans l’arrêt Osolin, précité, p. 671, le juge Cory a confirmé la validité du critère énoncé dans l’arrêt Seaboyer :

En général, un plaignant peut être contre‑interrogé dans le but de faire ressortir des éléments de preuve portant sur le consentement et sur la crédibilité lorsque la valeur probante de cette preuve l’emporte sensiblement sur le risque qu’il en découle un préjudice inéquitable. Le contre‑interrogatoire qui se fonde sur des « mythes sur le viol » afin de démontrer qu’il y a eu consentement ou d’attaquer la crédibilité aura toujours un effet préjudiciable qui dépassera sa valeur probante. Une telle preuve ne répond à aucun objectif légitime, et elle serait par conséquent inadmissible en ce qui a trait aux questions du consentement et de la crédibilité.

109 En l’espèce, le juge du procès devait donc décider si le contre‑interrogatoire portant sur le journal intime causerait à la plaignante un préjudice qui « l’emportait sensiblement » sur la valeur probante qu’il pourrait avoir pour l’appelant. À cet égard, il devait se demander si le contre‑interrogatoire portant sur l’absence d’inscriptions faisant état de sévices reposait sur des « mythes sur le viol » ou sur quelque chose d’équivalent.

(6) Préoccupations relatives à la vie privée de KWG

110 Forcer KWG à répondre à des questions concernant des inscriptions dans son journal intime d’adolescente aurait pour effet de la forcer à témoigner au sujet de certains aspects de sa vie privée et d’annihiler son pouvoir de déterminer elle‑même quand, comment et dans quelle mesure des renseignements personnels et privés peuvent être communiqués à autrui. Il n’est pas nécessaire, pour les besoins de la présente affaire, de se demander si et dans quelle mesure ce droit à la vie privée est enraciné dans l’art. 7 de la Charte. Dans l’arrêt Osolin lui‑même, notre Cour a jugé que l’atteinte à la vie privée de la plaignante était protégée en vertu des art. 15 et 28 de la Charte (p. 669). Cette protection n’exigeait que le respect de la règle fondamentale de common law selon laquelle « la valeur probante de la preuve doit être soupesée en regard de son effet préjudiciable » (Osolin, p. 665). Ont été mentionnés à cet égard l’ouvrage Wigmore on Evidence, vol. IA (Tillers rev. 1983), p. 969 et 975, et l’arrêt Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190, p. 201.

111 Selon le juge du procès, le voir‑dire a pour objet de déterminer [traduction] « les circonstances dans lesquelles l’accusé est entré en possession de ce qui semble être le journal intime de [KWG] ». L’avocate de KWG a prétendu que sa cliente ne pouvait pas être interrogée au sujet du contenu du journal intime même lors du voir‑dire tenu pour en déterminer l’admissibilité. L’avocat de la défense a accepté cette restriction en disant qu’il prenait [traduction] « à cœur » les mises en garde de l’avocate de KWG.

112 À mon avis, le fait que KWG ait reconnu que le journal intime contenait des renseignements [traduction] « banals » ne compromet pas sa volonté de garder privées les inscriptions qu’elle a choisi d’y faire. Cependant, le fait que KWG a librement reconnu que son journal d’adolescente n’avait pas été écrit dans l’intention d’y faire des confessions a une incidence sur le poids à accorder au droit à la vie privée.

113 À cet égard toutefois, on pourrait s’attendre à ce que ce soit KWG et non l’appelant qui se plaigne de la décision du juge du procès. Celui‑ci a permis à la défense d’interroger KWG sur toutes les inscriptions quelles qu’elles soient dans la mesure où elle pouvait soutenir que certaines inscriptions contredisaient des déclarations qu’elle avait faites pendant son interrogatoire principal.

114 Il restait seulement à examiner ce qu’elle n’avait pas écrit. Le contre‑interrogatoire sur ce point représentait pour la défense une tactique très risquée qui était susceptible d’entraîner des réponses à tout le moins dévastatrices. L’appelant a toutefois jugé qu’il était crucial pour sa défense d’examiner cette question.

(7) Absence d’inscriptions faisant état de sévices

115 Nous en arrivons maintenant à ce dont se plaint véritablement l’appelant. Celui‑ci n’a pas été autorisé à attaquer la crédibilité de KWG en invoquant l’absence d’inscriptions faisant état de sévices physiques ou sexuels au cours d’une période importante et pertinente de huit mois en 1970.

116 En fait, le jury n’a jamais été informé de l’absence de telles inscriptions.

117 Le ministère public prétend que cette restriction a eu un effet tout au plus marginal :

[traduction] Selon l’intimé, l’omission d’inscrire un événement a généralement moins de valeur probante que l’inscription d’un événement. S’il y a inscription d’un événement dont un témoin nie l’existence, cette contradiction exige une explication. Cependant, le fait qu’un événement ne soit pas inscrit n’est pas en soi logiquement incompatible avec l’existence de l’événement. [En italique dans l’original.]

118 Il va sans dire que l’argument du ministère public part du principe que la question soulevée ne se pose pas. Si nous tenons pour acquis que KWG a voulu tenir un journal intime qui n’était pas censé comporter des inscriptions faisant état de sévices, l’absence de telles inscriptions n’est pas pertinente. C’est toutefois cette hypothèse que la défense cherchait à étudier lors du contre‑interrogatoire.

119 Les tribunaux ont reconnu, sans doute tardivement, que certaines techniques de contre‑interrogatoire traditionnelles en matière d’agression sexuelle ont pour effet de miner au lieu de favoriser la recherche de la vérité. La présente affaire illustre l’une des questions qui posent problème. L’omission d’inscrire un renseignement n’est probante que si on s’attend raisonnablement à ce qu’une telle inscription soit faite (R. c. R.M. (1997), 93 B.C.A.C. 81, par. 45‑49; Wigmore on Evidence, vol. 3A (Chadbourn rev. 1970), par. 1042). Le pilote consigne dans son carnet de vol les renseignements pertinents relatifs au vol parce que c’est là l’objet même du carnet, et non ce qu’il a mangé pendant son petit déjeuner au‑dessus de l’Atlantique. Les dossiers des établissements hospitaliers font notamment état d’observations médicales, mais non de la station de télévision dont le patient s’est adonné à regarder les émissions un soir particulier. Le défaut de l’approche de la défense en l’espèce réside dans le fait qu’elle a omis de prendre en compte (ou a peut‑être résolument écarté) la nécessité de présenter au jury un fondement rationnel pour justifier l’inférence qu’elle souhaitait faire en définitive, à savoir que l’omission d’inscrire un certain type de renseignement constituait une preuve circonstancielle du fait que les sévices allégués n’avaient jamais été exercés.

120 C’est la prémisse tacite et non prouvée qui pose problème. KWG n’était manifestement pas tenue légalement ou autrement de consigner de telles observations. Elle n’avait clairement pas pour pratique de faire régulièrement des inscriptions de cette nature, car aucune inscription faisant état de sévices d’un type ou d’un autre ne figurait dans le journal. Toutes les parties admettent que les inscriptions dans le journal intime étaient « banales ». Pourquoi alors présumer qu’un journal intime consacré à des inscriptions « banales » doit nécessairement signaler des épisodes de sévices physiques et sexuels? Qu’est‑ce qui justifierait logiquement qu’une telle absence d’inscriptions entraîne une inférence de témoignage déficient ou inventé? En l’absence de preuve étayant la prémisse selon laquelle les sévices auraient dû être consignés, permettre que le contre‑interrogatoire ait lieu de la façon proposée par la défense ([traduction] « il est de bonne guerre de s’en prendre à tout le contenu ») reviendrait à lui permettre d’indiquer au jury, à la fin du procès, l’absence d’inscriptions afin de laisser entendre — par un signe de tête et un clin d’œil — que les femmes et les enfants qui sont victimes de sévices sexuels et physiques ne souffrent pas en silence, mais confient nécessairement leur blessure intérieure à quelqu’un, ne serait‑ce que la consigner dans leur propre journal intime.

121 Malgré la grande latitude que, dans la plupart des cas, le processus contradictoire laisse aux contre‑interrogateurs de recourir à des hypothèses et à des insinuations non prouvées pour tenter de désarçonner le témoin qui ment, les affaires d’agression sexuelle présentent des dangers particuliers. Les arrêts Seaboyer, Osolin et Mills précisent tous que de telles affaires devraient être tranchées sans qu’on recoure à des légendes populaires sur la façon dont des personnes qui n’ont jamais été maltraitées s’attendent à ce que les victimes de sévices réagissent aux traumatismes subis : Mills, précité, par. 72 et 117‑119; R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, 2000 CSC 43, par. 63. Tel est le droit applicable, et le juge du procès a eu raison de l’appliquer.

(8) Portée légitime du contre‑interrogatoire

122 Les personnes accusées d’abus sexuel ne sont pas pour autant des justiciables de deuxième ordre. Cela signifie seulement que la défense doit s’en tenir aux faits au lieu de se fonder sur des insinuations et des hypothèses non prouvées. Il s’ensuit qu’il ne faut pas empêcher la défense d’avoir accès aux faits. Comme l’a affirmé madame le juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt O’Connor, précité, par. 124 :

Bien que la défense doive être libre de prouver, sans recourir à des raisonnements stéréotypés, que de tels renseignements ont vraiment trait à une question réellement en litige, cela marquerait le triomphe des stéréotypes sur la logique si les tribunaux et les avocats devaient simplement supposer l’existence d’une telle pertinence sans exiger aucun élément de preuve à cet égard. [Souligné dans l’original.]

123 Au moment du procès, KWG était une adulte de 42 ans qui s’exprimait bien. Elle était (ou avait été) agente de bord. Elle n’était pas une enfant requérant une protection particulière de la cour. Comme l’a reconnu le juge du procès, il était possible d’affirmer qu’il y avait des contradictions entre le témoignage qu’elle avait fait en tant qu’adulte et ce qu’elle avait écrit pendant son adolescence, 27 ans auparavant. Ces contradictions discutables alimentaient l’argument de la défense selon lequel le journal intime (y compris l’absence d’inscriptions) offrait un portrait plus exact des événements de 1970 que la seule mémoire de KWG. En toute déférence, je ne souscris donc pas à l’opinion que ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé exprime au par. 176, selon laquelle le contre‑interrogatoire portant sur de telles questions ne sert « [a]ucune fin légitime ».

124 La capacité de remémoration d’un témoin et la fiabilité de sa mémoire sont des points importants dans un procès relatif à des événements survenus 27 ans auparavant.

(9) La décision du juge du procès concernant l’absence d’inscriptions

125 Le juge du procès n’a pas mentionné dans sa décision le critère qui, selon l’arrêt Seaboyer ou Osolin, s’applique pour limiter le droit de procéder à un contre‑interrogatoire complet que l’appelant possède en vertu de son droit à un procès équitable. Il a expressément abordé la question du contre‑interrogatoire comme un prolongement de la question de production en cause dans l’arrêt O’Connor, et a appliqué les mêmes critères.

126 Le dossier n’indique pas clairement s’il a effectivement examiné le journal intime. Dans la décision connexe (mais antérieure) qu’il a prise au sujet de l’application des art. 278.1 à 278.9 du Code criminel, il a dit qu’il n’avait lu [traduction] « aucune partie du journal intime ». L’avocat de l’appelant a informé notre Cour qu’à sa connaissance le juge du procès n’avait jamais examiné le journal intime, information qui, si elle était exacte, serait compatible avec son adaptation de l’approche de l’arrêt O’Connor.

127 Après avoir accueilli divers éléments de la requête de l’appelant visant à confronter KWG à des inscriptions qu’elle avait faites dans son journal intime, le juge du procès a abordé la question de la possibilité d’utiliser le journal intime au cours du contre‑interrogatoire projeté au sujet de l’absence d’inscriptions faisant état des sévices allégués :

[traduction] Je ne me prononce pas sur la façon dont la défense peut faire valoir son point de vue devant le jury, mais je suis convaincu qu’à cet égard le droit à la vie privée l’emporte sur la valeur probante potentielle. À mon avis, la valeur probante de la démonstration que [KWG] n’a consigné dans son journal intime aucune description de quelque agression sexuelle que ce soit de la part de [l’appelant] est faible alors que l’atteinte à son droit à la vie privée est considérable. [L’avocat de la défense] ne peut procéder à ce type particulier de contre‑interrogatoire au sujet du journal intime.

128 Il est évident que les affirmations qu’il fait dans sa décision au sujet [traduction] « [d’]une croyance ou [d’]un préjugé discriminatoire », ainsi que du « droit à la vie privée » et de la « valeur probante » ont trait à son exposé, quatre pages plus haut dans la transcription, des deuxième, quatrième et cinquième éléments du « critère d’évaluation » de l’arrêt O’Connor.

129 Il a expressément motivé son refus d’autoriser les questions portant sur l’absence d’inscriptions par le « quatrième critère de l’arrêt O’Connor ». J’estime qu’on ne saurait conclure, à juste titre, qu’il a appliqué l’arrêt Seaboyer ou Osolin lorsqu’il a expressément voulu appliquer l’arrêt O’Connor. Je ne vois aucune raison de ne pas reconnaître que c’est exactement ce qu’il a fait. Il n’a jamais conclu que l’atteinte au droit à la vie privée « l’emportait sensiblement » sur la valeur probante. Selon son interprétation de l’état du droit après l’arrêt O’Connor, ce n’était pas le critère applicable.

130 Le juge Donald de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a sûrement considéré que la décision du juge du procès était fondée sur l’arrêt O’Connor. Il a conclu que l’arrêt Mills, précité, suivant l’arrêt O’Connor, précité, [traduction] « présente sous un jour nouveau la question du droit de la plaignante au respect de sa vie privée et étaye la décision attaquée » (par. 83). De plus, « Mills a rompu avec la tendance à privilégier les droits de l’accusé » (par. 93), et « [l]es juges majoritaires dans l’arrêt Mills ont souligné la nécessité de se concentrer sur le contexte dans lequel naissent les droits opposés afin d’atteindre un juste équilibre dans chaque cas » (par. 94).

131 L’arrêt Mills portait naturellement sur la constitutionnalité de la procédure de communication de documents détenus par des tiers, énoncée aux art. 278.1 à 278.9 du Code criminel. Il n’était pas censé traiter des limites appropriées du contre‑interrogatoire effectué à l’aide d’éléments de preuve que la défense a déjà en sa possession.

132 En toute déférence, j’ajoute que, même en ce qui a trait à la communication des documents de tiers, je ne suis pas d’accord pour dire que [traduction] « Mills a rompu avec la tendance à privilégier les droits de l’accusé » (par. 93 (je souligne)) parce que cet arrêt confirme lui‑même la primauté — en dernière analyse — de la nécessité de tenir un procès équitable pour éviter toute condamnation injustifiée d’un innocent. Au paragraphe 94 de l’arrêt Mills, la Cour affirme que

si les renseignements contenus dans un dossier influent directement sur le droit à une défense pleine et entière, le droit à la vie privée doit céder le pas à la nécessité d’éviter de déclarer coupable un innocent.

133 Je conviens avec le juge Donald que le juge du procès a appliqué l’arrêt O’Connor pour limiter le contre‑interrogatoire de la plaignante par la défense, mais, en toute déférence, je ne partage pas son avis que, dans l’arrêt O’Connor ou dans l’arrêt Mills, notre Cour a voulu substituer ou a substitué un critère destiné à s’appliquer à la communication des documents de tiers à la difficulté très différente d’imposer les limites au contre‑interrogatoire établies dans les arrêts Seaboyer et Osolin.

(10) L’obligation de permettre un contre‑interrogatoire approprié

134 Le juge du procès a parfaitement eu raison de rejeter l’attitude trop agressive manifestée par le représentant de l’appelant.

135 L’avocat de la défense a dit : [traduction] « Mon point de vue est [que] je suis en possession de ce journal intime et [que] j’ai le droit de procéder à un contre‑interrogatoire [sur] celui‑ci ». De plus, la position initiale de la défense était la suivante :

[traduction] Je peux la contre‑interroger et lui faire parcourir tout le document, de sorte que mon confrère devrait tenir pour acquis qu’il est de bonne guerre de s’en prendre à tout le contenu.

136 Il s’est toutefois ravisé et a fourni au tribunal une liste d’inscriptions précises au sujet desquelles il souhaitait questionner KWG en contre‑interrogatoire et qui ont finalement toutes été approuvées par le juge du procès.

137 Le juge du procès a résumé avec exactitude le point de vue de la défense sur ce point en précisant que l’argument de l’avocat de la défense était qu’il

[traduction] devrait disposer de la latitude voulue pour utiliser le journal intime à peu près comme bon lui semble, en agissant pour son client.

138 Le rejet justifié de ce point de vue n’a pas réglé la question. Dans l’arrêt Osolin, les juges majoritaires ont considéré que le juge du procès est tenu de se concentrer sur les droits de l’accusé, et non sur l’attitude manifestée par son avocat. Dans cette affaire, la défense voulait contre‑interroger la plaignante sur son dossier médical afin de montrer « le genre de personne qu’[elle était] » (p. 673). Le juge Cory a conclu qu’une telle fin était nettement illégitime, en ajoutant toutefois que,

indépendamment des prétentions avancées par l’avocat de la défense, il incombe au juge du procès de s’assurer que les droits de l’accusé en matière de contre‑interrogatoire, qui sont si essentiels à la défense, sont protégés.

139 Selon lui, il aurait fallu permettre un contre‑interrogatoire plus limité. Madame le juge L’Heureux‑Dubé (p. 611) et madame le juge McLachlin (p. 642) ont expressément exprimé leur désaccord sur ce point, mais les juges majoritaires de notre Cour ont souscrit au point de vue du juge Cory.

140 Voilà pourquoi, selon moi, il ne suffisait pas que le juge du procès rejette le point de vue excessif de l’avocat de la défense. Il devait également déterminer le droit que l’accusé pouvait légitimement invoquer. En réalité, il semble l’avoir fait pendant l’argumentation, mais non dans sa décision. Par exemple, il a indiqué à la défense qu’elle pouvait examiner la question de l’absence d’inscriptions en présence du jury sans parcourir le journal intime « point par point » :

[traduction]

La Cour : Ce que j’ai voulu dire par ce commentaire, c’est que vous pouvez peut‑être examiner cette question de façon générale en prouvant qu’elle n’a pas inscrit ceci ou cela, au lieu de l’interroger point par point, mais vous pourrez me le dire demain.

[L’avocat de la défense] : Ce n’est pas là notre façon d’aborder la question monsieur le juge.

141 Le juge Donald de la Cour d’appel avait un point de vue similaire (au par. 87) :

[traduction] S’il avait été possible de limiter les questions au simple fait que les inscriptions ne faisaient pas état des sévices exercés, sans entrer dans le journal intime lui‑même, la balance aurait pu pencher de l’autre côté.

142 Le juge du procès avait déjà rejeté une méthode du tout ou rien à l’égard de l’utilisation des inscriptions du journal intime et rien ne justifiait qu’on ne puisse pas établir, à ce sujet également, des règles de base similaires comportant quelques inscriptions représentatives. Les parties s’accordaient pour dire que le journal intime ne faisait état d’aucuns sévices physiques ou sexuels. En toute déférence, il n’était donc pas nécessaire de faire parcourir à KWG tout le journal intime afin d’établir ce fait, comme le propose ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 169.

(11) Application du critère de l’arrêt Osolin

143 Les limites importantes imposées à la défense ont émané de la clarification de la décision sollicitée par l’appelant au sujet de la question des sévices physiques que la mère aurait exercés (qui, bien sûr, ne soulevait pas vraiment de question de « mythe sur le viol ») :

[traduction]

[L’avocat de la défense] : Un autre point qui doit être clarifié a trait aux [. . .] mentions des coups reçus et aux mentions négatives de sa mère. Je comprends clairement que vous me demandez de m’abstenir à tous égards d’utiliser le journal intime au sujet de ces points, mais je ne voulais pas — il peut y avoir eu un malentendu entre vous et moi, monsieur le juge . . .

La Cour : Oui. J’ai une note, peu importe ce que j’ai pu dire il y a quelques minutes, ma note montre que le journal intime ne comporte aucune mention de coups reçus de sa mère, mais vous vouliez la contre‑interroger sur ce qui explique cette absence de mention.

[L’avocat de la défense] : Oui. Je ne le ferai donc pas, compte tenu de votre décision. J’aimerais ajouter toutefois que je compte la contre‑interroger, sans me référer à son journal intime, sur ce qu’elle a dit au sujet de ces coups reçus de sa mère parce qu’elle les a mentionnés pendant son interrogatoire principal. J’aimerais lui poser d’autres questions, aucune question concernant le journal intime, et il se peut aussi que je lui pose quelques questions, encore une fois rien au sujet du journal intime, afin de déterminer la relation qu’elle avait avec sa mère . . .

La Cour : Dans la mesure où la question posée découle de l’interrogatoire principal et ne touche pas au journal intime, alors j’imagine qu’il s’agit d’une autre question. [Je souligne.]

144 À mon avis, le juge du procès n’aurait pas dû décider que le journal intime de KWG était intouchable à cet égard, et je pense que, s’il ne s’était pas trompé au sujet du critère établi dans l’arrêt Osolin, il serait arrivé à une conclusion différente.

145 Premièrement, l’absence de toute inscription faisant état de sévices physiques ou sexuels était une question litigieuse touchant la crédibilité de KWG qui pouvait avoir une certaine valeur probante, selon les réponses qu’elle donnerait. Le juge du procès avait déjà conclu qu’il pouvait y avoir assez de contradictions entre le témoignage de KWG lors de son interrogatoire principal et certaines inscriptions contenues dans son journal intime pour qu’elle soit appelée à s’expliquer devant le jury. Les questions relatives à l’absence d’inscriptions ne portaient pas plus atteinte à sa vie privée que celles qui avaient déjà été autorisées. Le juge du procès avait décidé que la défense pouvait prétendre que le journal intime que KWG avait écrit en 1970 donnait un portrait plus exact de sa vie à cette époque que le témoignage spontané qu’elle a fait lors de son interrogatoire principal 27 ans plus tard.

146 Deuxièmement, pour la défense la valeur probante était tributaire de la prémisse selon laquelle, si de tels sévices physiques et sexuels avaient été exercés, ils auraient été consignés. La défense s’est vu interdire à bon droit de tenir pour acquis que cette prémisse représentait la réalité, mais il ne s’ensuivait pas qu’il fallait également l’empêcher de tenter d’en faire la démonstration au moyen de ce journal intime, compte tenu des faits particuliers de l’affaire. Comme nous l’avons vu, le juge du procès et le juge Donald de la Cour d’appel semblent avoir tous les deux estimé qu’un tel contre‑interrogatoire serait approprié pourvu qu’il n’en résulte pas un rabâchage inconsidéré de chaque inscription du journal intime, comme l’avait demandé la défense.

147 Troisièmement, le tribunal n’aurait pas dû présumer quelles seraient les réponses qu’elle donnerait à ces questions : Osolin, précité, p. 674. Le juge du procès et la Cour d’appel ont tous deux présumé que KWG aurait pu répondre aisément aux questions sur l’absence d’inscriptions. Le cas échéant, il y avait encore moins de raisons d’empêcher que de telles questions soient posées.

148 Quatrièmement, KWG avait elle‑même qualifié de « banales » les inscriptions faites dans son journal intime. Il n’y a eu aucune tentative de « faire le procès du mode de vie et de la réputation » de KWG : Osolin, précité, p. 672. Sans éliminer le droit à la vie privée de KWG, cela diminue cependant le poids à accorder à ce droit.

149 Cinquièmement, ni KWG ni son avocate n’ont évoqué quelque droit particulier à la vie privée au sujet des raisons pour lesquelles KWG a tenu un journal intime en 1970 ou au sujet de sa portée. En fait, son avocate a reconnu que [traduction] « [l]es circonstances dans lesquelles le journal intime a été écrit » ont une incidence sur « le type de droit à la vie privée qu’elle possède » et ne sont pas visées par un droit à la vie privée.

150 Par conséquent, considérés sous l’angle de l’arrêt Osolin, la nature et le contenu du journal intime de KWG ne soulevaient pas de préoccupations relatives à la vie privée ou préoccupations de quelque autre ordre qui fussent importantes au point de « l’emporter sensiblement » sur le droit de l’appelant à un procès équitable, lequel droit l’autorisait à contre‑interroger KWG sur le journal (tant en ce qui a trait aux inscriptions sélectionnées autorisées par le juge du procès qu’à l’absence d’inscriptions) pour vérifier si cette dernière avait un souvenir fidèle et complet d’événements survenus 27 ans auparavant.

151 On ne peut pas dire qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le verdict prononcé au sujet des accusations relatives à KWG aurait nécessairement été le même si le contre‑interrogatoire avait eu lieu. La disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) est donc inapplicable : R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, p. 616, et R. c. Jolivet, [2000] 1 R.C.S. 751, 2000 CSC 29, par. 49.

C. Effet d’un nouveau procès relatif aux accusations concernant KWG sur l’utilisation de la preuve de faits similaires

152 Le nouveau procès ordonné à l’égard des accusations relatives à KWG ne met pas en doute, selon moi, la justesse des verdicts que le jury a prononcés en ce qui concerne les autres plaignantes. Il est vrai que le témoignage de KWG a été admis à titre de preuve de faits similaires relativement aux autres chefs d’accusation. Toutefois, la décision voulant que le témoignage de KWG n’ait pas été assez testé au moyen d’un contre‑interrogatoire pour qu’il étaye hors de tout doute raisonnable une déclaration de culpabilité concernant les plaintes qu’elle a portées ne le rend pas inadmissible en ce qui a trait à la question des faits similaires, à savoir le modus operandi de l’appelant. Dix autres plaignantes ont témoigné dans le même sens. Le maintien de ces déclarations de culpabilité ne constitue pas une erreur judiciaire. Si nécessaire, j’appliquerais la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel à cet égard.

V. Dispositif

153 Le ministère public n’a pas contesté la justesse de l’ordonnance de nouveau procès délivrée par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique en ce qui concerne les deux chefs d’accusation antérieurs à 1983. Le pourvoi est donc accueilli à l’égard des chefs d’accusation relatifs à KWG, mais rejeté à l’égard des autres déclarations de culpabilité de l’appelant, dont la validité est confirmée.

Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé et Gonthier rendus par

154 Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente en partie) — Les questions en litige dans ce pourvoi sont les suivantes : (1) La preuve de faits similaires produite pour étayer la crédibilité des plaignantes a‑t‑elle été régulièrement admise au procès? (2) Le juge du procès a‑t‑il eu raison de limiter le contre‑interrogatoire de l’avocat de la défense en ce qui a trait au journal intime de la plaignante KWG.

155 J’ai eu l’avantage des motifs de mon collègue le juge Binnie et bien que, comme lui, j’estime que le juge du procès a eu raison de conclure à l’admissibilité de la preuve de faits similaires, je ne peux, en toute déférence, souscrire à son opinion selon laquelle la défense aurait dû être autorisée à interroger KWG sur l’absence de mention de sévices dans son journal intime. Mon désaccord porte sur deux points. Premièrement, le juge du procès aurait dû ordonner la remise du journal intime à KWG, sa propriétaire légitime, et contraindre l’appelant à en solliciter la production par les voies légales appropriées. Deuxièmement, en supposant même que l’appelant ait légitimement obtenu ce journal intime, l’effet préjudiciable des questions qu’il projetait de poser sur l’absence de ces mentions dans ce journal l’emporte sensiblement sur la valeur probante de cet élément de preuve. En conséquence, j’estime que le pourvoi doit être rejeté relativement à toutes les déclarations de culpabilité prononcées contre l’appelant.

I. La possession illégitime du journal intime

156 Mon collègue conclut à juste titre que KWG n’a jamais renoncé à son droit à la vie privée à l’égard de son journal intime, ni abandonné ce droit de quelque autre façon. Il avance cependant que KWG n’a pas été privée illégalement de la possession de son journal, étant donné que « [à] son départ, elle l’avait tout simplement laissé dans une aire commune de remisage avec d’autres biens dont elle n’avait plus besoin au quotidien » (par. 88). La conclusion du juge Binnie sur ce point nous reporte à celle du juge du procès selon laquelle le fait que le droit à la vie privée de KWG relativement au contenu de son journal intime continuait de s’appliquer écartait tout besoin de décider si cette dernière avait abandonné son droit de propriété à l’égard de ce document :

[traduction] Je suis enclin à penser que K.W. n’a pas non plus abandonné son droit de propriété sur le journal intime, quoique cela ne soit pas aussi clair. Le fait qu’elle ne s’en soit pas préoccupée pendant au moins 20 ans pourrait amener à conclure qu’elle a renoncé à son droit de propriété à l’égard de ce document. Je n’ai pas besoin de trancher cette question dans le cadre de la présente demande. Je suis convaincu qu’elle continue de jouir de son droit de propriété sur l’information en question.

157 À mon avis, les implications du raisonnement du juge Binnie et du juge du procès appellent certains commentaires. Au moment où KWG a fait certaines mentions dans son journal, sa sœur, sa mère et elle vivaient ensemble dans une pièce d’une maison sise au 1160, 10e avenue Ouest, à Vancouver, en compagnie de l’accusé et d’environ 12 autres personnes. Pour se ménager plus d’espace, sa mère a remisé les biens de la famille dans une pièce servant à cette fin au sous‑sol de la maison. Chaque résident de la maison avait ses propres boîtes dans la partie de l’aire de remisage qui lui était assignée. Aucun résident ne partageait de boîtes ou d’espace de remisage avec un autre, et chacun savait où se trouvaient ses effets. De plus, Dorothy Rollins, qui était depuis longtemps membre de la « Kabalarian Society » et résidante du 1160, 10e avenue Ouest, a témoigné que, [traduction] « [c]onformément à [. . .] une règle d’éthique que nous respections entre nous, personne ne portait atteinte à la vie privée des autres ». Au milieu des années 70, KWG a quitté [traduction] « précipitamment » la maison. Durant l’interrogatoire lors du voir‑dire, KWG a clairement indiqué qu’elle croyait que les effets qu’elle avait laissés, y compris son journal intime, [traduction] « seraient sous la garde de [sa mère] », et qu’elle s’attendait à ce que celle‑ci les « [lui] remette ». Lorsqu’on lui a demandé si elle voulait que son journal intime lui soit remis, KWG a été catégorique : [traduction] « Absolument, toutes les copies et tout ce qu’il y avait d’autre dans cette boîte. »

158 Environ deux ans après le départ de sa mère de la maison et 22 ans après celui de KWG, Dorothy Rollins a découvert le journal intime dans l’aire de remisage pendant qu’elle cherchait des documents lui appartenant. Elle a ouvert la boîte — même si elle savait que celle‑ci ne se trouvait pas dans l’espace d’entreposage lui étant réservé — et elle a trouvé le journal. Elle savait que ce journal ne lui appartenait pas et elle a constaté qu’il était verrouillé. Cela ne l’a toutefois pas arrêtée et elle a déverrouillé le journal intime et aperçu le nom de KWG inscrit en caractères d’imprimerie sur la page couverture. Lorsqu’elle a fait cette découverte, elle savait que l’appelant était accusé des infractions qui lui sont reprochées et que KWG était l’une des plaignantes. Bien qu’elle eût pu laisser le journal où elle l’avait trouvé ou facilement communiquer avec la mère de KWG pour le lui remettre, Mme Rollins l’a plutôt donné à Ronelda Chase, qui rassemblait de l’information pour la défense de l’appelant. Ni madame Chase ni l’appelant n’ont à quelque moment que ce soit cherché à remettre le document en question à KWG.

159 La question qu’aurait en conséquence dû se poser le juge du procès est de savoir si KWG avait abandonné son droit de propriété sur le journal intime. J’estime qu’elle ne l’a pas fait et, pour résoudre cette question, j’appliquerais la décision unanime rendue récemment par notre Cour dans l’affaire R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10. Cet arrêt établit clairement que lorsqu’une personne abandonne un bien ou y renonce, elle abandonne effectivement son droit au respect de sa vie privée relativement à ce bien. Le corollaire logique de ce principe est nécessairement que la personne qui conserve un tel droit sur un bien ne peut être présumée avoir abandonné ce bien. Bien qu’il soit possible d’imaginer qu’une personne puisse renoncer à son droit à la vie privée en ce qui concerne le contenu d’un bien — par exemple en révélant au grand public chacune des inscriptions figurant dans son journal intime — sans pour autant se départir également de l’objet lui‑même, le droit ne semble pas autoriser l’inverse.

160 En outre, la charge de prouver l’« abandon » incombe à la partie qui plaide ce moyen, et il s’agit d’un fardeau relativement lourd, dont la partie ne peut s’acquitter que s’il y a [traduction] « abandon, délaissement total et renonciation absolue touchant des biens personnels par leur ancien propriétaire. Cela peut se produire lorsque le propriétaire d’un bien s’en défait ou le laisse dans l’intention précise de le délaisser et d’y renoncer » : R. A. Brown, The Law of Personal Property (2e éd. 1955), p. 9. Selon le Black’s Law Dictionary (6e éd. 1990), le terme « abandonment » (« abandon ») s’entend du [traduction] « fait de se départir d’un bien de manière effective et intentionnelle ». Il ressort de ces principes que KWG n’a pas abandonné son journal intime. Puisque le droit de propriété englobe nécessairement le droit à la vie privée et que, comme en convient mon collègue, KWG possède toujours ce droit, l’argument de l’appelant selon lequel il n’était pas illégalement en possession du journal parce que la plaignante l’avait abandonné est dénué de tout fondement.

161 À mon avis, le juge du procès aurait dû ordonner que le journal et toutes les copies qui en ont été tirées soient remis à leur propriétaire légitime et il aurait dû contraindre l’appelant à en solliciter la production suivant les dispositions législatives applicables, à savoir les art. 278.1 à 278.9 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, comme aurait eu à le faire tout autre accusé dans sa situation.

162 Je suis consciente du fait qu’il est possible que certaines des considérations spéciales applicables à l’étape de la production de tels documents et qui sont à la base de la décision du législateur d’édicter les art. 278.1 à 278.9 du Code ne soient plus présentes lorsque l’accusé a déjà examiné le contenu des documents privés dont il sollicite la production. Je ne suis toutefois pas convaincue qu’il s’agisse d’une raison suffisante pour permettre aux accusés qui parviennent à contourner la loi par des moyens illégaux ou illégitimes de bénéficier de leur comportement répréhensible. Un tel résultat ferait échec non seulement à l’objectif des dispositions législatives, mais aussi aux droits constitutionnels des victimes d’agression sexuelle : [traduction] « Les nombreux droits que possède une plaignante sur son journal n’ont pas été [. . .] abandonnés du seul fait qu’ils ont précédemment été violés » (mémoire de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, par. 15).

163 À l’instar de mon collègue, cependant, je ne crois pas nécessaire de m’attarder sur le débat touchant le droit de propriété. Même dans l’hypothèse favorable à l’appelant, soit celle où il serait entré en possession du journal intime conformément au régime prévu par la loi, j’estime que tant le juge du procès que la Cour d’appel ont eu raison de lui interdire de procéder au contre‑interrogatoire qu’il se proposait de faire relativement au journal.

II. Les limites appropriées du contre‑interrogatoire

164 Le test concernant l’admissibilité de la preuve de la défense est de savoir si l’effet préjudiciable de cette preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595. Lorsqu’il soupèse l’effet préjudiciable et la valeur probante, le juge du procès doit prendre en considération non seulement le droit de l’accusé à une défense pleine et entière, mais également l’importance des droits du plaignant et des autres témoins à l’égalité et au respect de leur vie privée, tels qu’ils ont été énoncés dans les arrêts R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, et R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668. Dans l’arrêt Osolin, précité, la majorité a clairement conclu que, tout comme dans les arrêts O’Connor et Mills, précités, les droits à l’égalité et à la vie privée garantis au plaignant par la Charte doivent être tenus en ligne de compte par le juge du procès dans sa décision sur la question de savoir s’il convient de limiter le contre‑interrogatoire mené par la défense.

165 Sur ce point, je ne partage pas l’opinion de mon collègue selon laquelle « la nature et le contenu du journal intime de KWG ne soulevaient pas de préoccupations relatives à la vie privée ou préoccupations de quelque autre ordre qui fussent importantes au point de “l’emporter sensiblement” sur le droit de l’appelant à un procès équitable, lequel droit l’autorisait à contre‑interroger KWG sur [l’absence d’inscriptions dans le journal] [. . .] pour vérifier si cette dernière avait un souvenir fidèle et complet d’événements survenus 27 ans auparavant » (par. 150). J’estime plutôt qu’un tel interrogatoire créerait un risque élevé de préjudice. Ce risque l’emporterait sensiblement sur la valeur probante minime des questions concernant l’absence de ces mentions dans le journal intime de la plaignante.

A. L’effet préjudiciable

166 Comme le précise l’arrêt Osolin, précité, il faut tenir compte des droits relatifs à la vie privée et à l’égalité dans l’appréciation du préjudice susceptible de découler du contre‑interrogatoire proposé. Le droit de KWG au respect de sa vie privée est évident : il ne fait aucun doute que son journal intime est un document à l’égard duquel KWG possédait une attente raisonnable et durable en matière de respect de sa vie privée et mon collègue n’est pas en désaccord avec ce point : « Le juge du procès a conclu que KWG n’avait jamais renoncé à son droit à la vie privée à l’égard du journal intime, et je suis d’accord avec lui » (par. 87 (en italique dans l’original)). Fait important, le journal comportait des « renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » : R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293. Il constituait à tout le moins un récit partiel de la vie de KWG durant cette période et avait servi d’exutoire à son besoin d’expression personnelle.

167 Malgré ces droits relatifs à la vie privée, dont nous reconnaissons tous deux l’existence, le juge Binnie conclut que l’appelant devrait être autorisé à contre‑interroger la plaignante sur l’absence de mention d’abus dans son journal intime, en partie parce que les inscriptions y figurant sont « banales ». Toutefois, que ces inscriptions soient « banales » ou non, ce facteur n’a pas pour effet de réduire le droit de la plaignante au respect de sa vie privée relativement à ce journal. On peut difficilement contester que le journal personnel d’un adolescent ou d’une adolescente fait partie des documents à l’égard desquels le droit à la vie privée est le plus élevé; [traduction] « [l]es journaux intimes servent de refuges privés dans notre société. Les adolescents achètent des journaux personnels munis d’une serrure et d’une clé » : J. B. LaVacca, « Protecting the Contents of a Personal Diary from Unwanted Eyes » (1988), 19 Rutgers L.J. 389, p. 389‑390. Et, comme l’a souligné à juste titre KWG elle‑même, [traduction] « [i]l s’agissait d’un journal intime. Les journaux intimes sont censés être privés. » Par conséquent, le fait que KWG ait expressément décidé d’inscrire ses pensées et ses souvenirs d’événements quotidiens dans un journal privé muni d’une serrure, plutôt que, par exemple, sur un calendrier figurant sur son babillard, sur des autocollants fixés sur le réfrigérateur ou même dans son cahier de notes, tend selon moi à indiquer qu’elle avait des attentes élevées quant au respect du caractère privé de ce qu’elle écrivait, indépendamment de la teneur de ces écrits. Au procès, l’avocate de la plaignante a souligné de façon convaincante que [traduction] « la question, sûrement en ce qui concerne la vie privée, porte sur le respect que les tribunaux sont disposés à reconnaître à la capacité de l’individu d’écrire ce qu’il veut dans son journal personnel. C’est cet aspect du droit à la vie privée qui est en jeu, et non ce qui est écrit. » Elle a ensuite fait une analogie persuasive entre les journaux intimes et les dossiers privés des thérapeutes : [traduction] « Ainsi, par exemple, qu’en serait‑il si, au cours d’une thérapie, une personne ne parlait pas tant de ses sentiments, mais plutôt de ses goûts en matière de magasinage? Selon moi, le fait qu’on soit capable d’établir que la conversation portait sur une chose plutôt que sur une autre ne réduirait pas l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. »

168 De même, dans l’arrêt Law, précité, notre Cour n’a pas examiné la teneur des documents personnels pour évaluer le droit de leur propriétaire au respect de sa vie privée. Dans cette affaire, des voleurs avaient dérobé à deux propriétaires de restaurant un coffre‑fort contenant des documents commerciaux. La police a récupéré le coffre‑fort mais, avant de le retourner à ses propriétaires, un agent qui soupçonnait les restaurateurs d’infractions fiscales a photocopié certains des documents se trouvant dans le coffre et a transmis les photocopies à Revenu Canada. D’après le juge Bastarache, au nom de la Cour, l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée des propriétaires à l’égard de ces documents ne découlait pas de leur teneur, mais du fait qu’ils avaient décidé d’en préserver la confidentialité en les mettant sous clé. Dans ses motifs, notre Cour a souligné, au par. 16, que la vie privée sur le plan de l’information « découle du postulat selon lequel l’information de caractère personnel est propre à l’intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l’entend » (je souligne).

169 J’estime également que les droits du plaignant au respect de sa vie privée limitent le contre‑interrogatoire qui peut être fait dans les cas où, comme en l’espèce, celui‑ci pourrait se traduire par un interrogatoire extensif sur le journal intime qui aurait pour effet de révéler en grande partie le contenu du journal. Comme a, à juste titre, conclu le juge du procès : [traduction] « L’aspect du droit à la vie privée que soulève un interrogatoire ou contre‑interrogatoire de [cette] sorte est considérable, puisqu’on peut s’attendre que celui‑ci portera sur un certain nombre d’inscriptions dans le journal dans le but de démontrer que, à certaines occasions où une inscription aurait pu être faite à propos de M. Shearing, aucune n’a été faite. » Le préjudice causé à la plaignante est donc exacerbé par la divulgation de larges pans de son journal intime. On avait déjà permis la divulgation de certaines mentions au cours du contre‑interrogatoire sur d’autres points particuliers. Le fait de dévoiler de façon aussi extensive les réflexions personnelles de la plaignante par le truchement du contre‑interrogatoire que propose la défense aurait pour effet d’aggraver la violation des droits de KWG au respect de sa vie privée, sans compter le fait que « le mécanisme de la preuve et de la contre‑preuve sur la question de la fiabilité demande[rait] un temps considérable et risque[rait] de faire dévier le procès » : Osolin, précité, p. 621, le juge L’Heureux‑Dubé, dissidente.

170 Les droits relatifs à la vie privée et les droits à l’égalité du plaignant se recoupent jusqu’à un certain point dans l’appréciation du préjudice susceptible d’être causé par l’interrogatoire et dans la détermination des limites dont devrait, en conséquence, être assorti le droit à une défense pleine et entière. Comme l’a souligné le juge Cory, dans l’arrêt Osolin, précité, p. 669 :

Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime . . .

. . . Même si elles ne sont pas déterminantes, les dispositions des art. 15 et 28 de la Charte qui garantissent l’égalité des hommes et des femmes devraient être prises en considération lorsqu’il s’agit d’établir les limites raisonnables à apporter au contre‑interrogatoire d’un plaignant. [. . .] Le plaignant ne devrait pas être indûment tourmenté et mis au pilori au point de le transformer en victime d’un système judiciaire insensible.

Par conséquent, notre Cour doit être sensible à la fois aux préoccupations relatives à l’égalité qui existent en l’espèce et à la politique qui consiste à encourager les victimes à signaler les agressions sexuelles, sans qu’elles aient à craindre qu’on examine à la loupe le moindre détail de leur vie privée.

171 Mon collègue et moi sommes d’accord que le juge du procès a eu raison de rejeter « l’attitude trop agressive manifestée par le représentant de l’appelant » (par. 134), à savoir qu’« il devrait disposer de la latitude voulue pour utiliser le journal intime à peu près comme bon lui semble » (par. 137). Par contre, nous divergeons d’opinion sur la question de savoir si le rejet, par ailleurs justifié, de cette position par le juge du procès a tranché le débat. S’appuyant sur les motifs des juges majoritaires dans l’arrêt Osolin, précité, le juge Binnie affirme que « le juge du procès [. . .] devait également déterminer le droit que l’accusé pouvait légitimement invoquer » (par. 140) en matière de contre‑interrogatoire et il aurait dû lui permettre de poser des questions sur l’absence de mention des abus sexuels à partir de « quelques inscriptions représentatives » (par. 142). À l’instar du juge McLachlin (maintenant Juge en chef), j’ai exprimé ma dissidence sur ce point dans l’affaire Osolin. À la page 643, le juge McLachlin (également appuyée par les juges La Forest et Gonthier) s’est exprimée ainsi :

[I]mposer au juge du procès l’obligation de voir à ce que toutes les avenues légitimes de contre‑interrogatoire soient explorées est incompatible avec la nature même du processus judiciaire et ne ferait qu’embrouiller et compliquer indûment la poursuite des infractions criminelles. Notre système pénal est de type essentiellement contradictoire. Le ministère public présente des éléments de preuve visant à établir la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. L’accusé fait ressortir les faiblesses de la preuve du ministère public et présente parfois une contre‑preuve. Le tribunal, composé d’un juge et d’un jury, siège à titre d’arbitre neutre chargé de décider si, après présentation de tous les éléments de preuve, le ministère public a prouvé la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable.

Je suis toujours du même avis et j’estime que, tout comme le défaut par la défense dans l’arrêt Osolin, précité, de présenter un motif valable à l’appui du contre‑interrogatoire, la décision par la défense de ne pas procéder à un contre‑interrogatoire plus circonscrit sur l’absence de mention des sévices dans le journal en l’espèce est fatale.

172 Afin de tenir compte adéquatement des droits à l’égalité de la plaignante, il faut également se montrer sensible aux mythes et stéréotypes qui existent en matière de violence sexuelle : voir les arrêts Mills, O’Connor, Osolin et Seaboyer, précités. Autoriser la défense à poser des questions sur l’absence de mention d’agression sexuelle dans le journal intime de la plaignante reviendrait à souscrire aux mêmes croyances discriminatoires qui sont à la base du mythe de la « plainte immédiate ». Comme je l’ai expliqué dans l’arrêt Osolin, précité, p. 625, d’après ce mythe, « [l]a présence de certaines réactions émotives et le signalement immédiat de l’agression, malgré tous les facteurs dissuasifs à cet égard, ajouteraient à la crédibilité de la dénonciation, alors que des réactions opposées conduiraient à conclure que la plaignante a dû fabriquer l’incident ». De même, en voulant interroger la plaignante sur les raisons pour lesquelles on ne trouve aucune mention de certaines réactions dans son journal intime ou celles pour lesquelles elle n’a pas « signalé » les événements en les inscrivant dans son journal, on laisse entendre que l’absence de telles inscriptions étaye la conclusion qu’elle a inventé ces faits.

173 Le mythe de la « plainte immédiate » en matière de viol a été rejeté depuis longtemps par notre Cour et, s’il est utilisé pour amener une conclusion défavorable relativement à la crédibilité du plaignant, il constitue une erreur justifiant l’annulation du jugement porté en appel : voir R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, 2000 CSC 43, par. 63. Comme l’a expliqué notre Cour en termes bien sentis dans l’arrêt Mills, précité, par. 90 : « Il n’est pas permis à l’accusé “d’assommer le plaignant” au moyen de [tels] stéréotypes concernant les victimes d’agression sexuelle. » Bien souvent, le simple fait de poser une question susceptible d’évoquer des mythes et des stéréotypes dans un contexte d’agression sexuelle suffit pour faire dérailler l’objectif de recherche de la vérité du processus judiciaire, car le préjudice découle du sous‑entendu que comporte la question.

B. La valeur probante

174 Les droits à l’égalité et le problème du mythe de la « plainte immédiate » sont également pertinents dans la détermination de la valeur probante de la preuve qu’on tirerait des questions proposées. L’analyse de cette valeur probante, à la lumière de ces droits, indique que le contre‑interrogatoire sur ce point n’apporterait rien de probant parce que, comme l’a fait remarquer avec justesse l’intimée, l’affirmation selon laquelle [traduction] « le silence est éloquent » est sans fondement et ne peut à elle seule fonder la conclusion qu’aucune agression sexuelle n’a eu lieu.

175 En outre, comme l’a expliqué le juge McLachlin dans l’arrêt Osolin, précité, p. 641 (appliquant l’approche qu’elle avait exposée dans l’arrêt Seaboyer, précité), pour que le contre‑interrogatoire soit pertinent, « l’accusé doit démontrer que le contre‑interrogatoire vise une “fin légitime” ». Dans le cadre du contre‑interrogatoire d’un plaignant, constitue ipso facto une fin illégitime le fait de contre‑interroger ce dernier dans le seul but de le discréditer. Dans l’arrêt Osolin, précité, p. 671, même les juges majoritaires ont conclu que « [l]e contre‑interrogatoire qui se fonde sur des “mythes sur le viol” afin de démontrer qu’il y a eu consentement ou d’attaquer la crédibilité [. . .] ne répond à aucun objectif légitime, et [il] serait par conséquent inadmissible en ce qui a trait aux questions du consentement et de la crédibilité. Le contre‑interrogatoire qui viserait à évoquer une telle preuve ne devrait pas être autorisé. »

176 En l’espèce, l’interrogatoire de la plaignante sur l’absence de ces mentions dans son journal intime a pour unique objet d’insinuer qu’elle invente les faits, et il s’appuie de ce fait sur les mêmes croyances discriminatoires que celles à la base du mythe de la plainte immédiate. Aucune fin légitime n’est en conséquence présentée au juge des faits.

177 Je crois que mon collègue et moi sommes d’accord que, au même titre que ne saurait justifier la tenue du contre‑interrogatoire le mythe selon lequel une plaignante qui ne consigne pas dans son journal intime les abus dont elle est victime manque de crédibilité, des questions sur l’absence de mention relatives à des agressions sexuelles dans ce journal ne sauraient avoir quelque valeur probante que ce soit. Notre désaccord porte plutôt sur le moment où la défense doit justifier par une raison valable l’opportunité des questions qu’elle projette de poser et sur la question de savoir si elle a eu la possibilité de le faire dans la présente affaire.

178 Selon le juge Binnie, « l’absence de toute inscription faisant état de sévices physiques ou sexuels [. . .] pouvait avoir une certaine valeur probante, selon les réponses [de la plaignante] », et KWG aurait dû être appelée à donner ces réponses « devant le jury » (par. 145 (je souligne)). Dans l’arrêt Osolin, précité, p. 671, les juges majoritaires ont conclu que, lorsque la fin visée par le contre‑interrogatoire est fondée sur des mythes sur le viol, la décision de permettre ou non sa tenue doit être prise dans le cadre d’un voir‑dire, et non devant le jury :

Dans chaque affaire, le juge du procès doit établir un équilibre délicat entre le droit fondamental de l’accusé à un procès équitable et la nécessité de protéger raisonnablement le plaignant, tout particulièrement lorsque la fin visée par le contre‑interrogatoire est fondée sur des « mythes sur le viol ». Pour faire en sorte que le procès soit équitable, il y a lieu de procéder à un voir‑dire lorsque des questions litigieuses sont soulevées relativement au contre‑interrogatoire du plaignant. Au cours du voir‑dire, il faudra démontrer, au moyen d’arguments des avocats, d’affidavits ou de témoignages de vive voix, que le contre‑interrogatoire demandé est approprié.

Dans Osolin, précité, appliquant à nouveau la démarche qu’elle avait retenue dans l’arrêt Seaboyer, précité, le juge McLachlin a déclaré de manière non équivoque, à la p. 641 : « La règle est claire. » Elle a poursuivi ainsi, à la même page : « [L]a défense doit établir que le contre‑interrogatoire possède “un degré de pertinence qui l’emporte sur les préjudices et les inconvénients qui résulteraient de l’admission de cette preuve” [. . .] [p]our être autorisée à contre‑interroger » (je souligne).

179 En l’espèce, la défense a eu amplement la possibilité au cours du voir‑dire — en contre‑interrogeant la plaignante et dans sa plaidoirie — de démontrer l’existence d’un fondement rationnel justifiant les questions qu’elle projetait de poser sur l’absence de mention de ces abus dans son journal intime, mais elle n’a pas réussi à établir un tel fondement. Durant le contre‑interrogatoire lors du voir‑dire, la défense a posé à KWG un certain nombre de questions exploratoires touchant la nature de ce journal et la période pendant laquelle KWG l’avait tenu. À juste titre, on n’a pas autorisé la défense à se livrer à une « recherche à l’aveuglette », même en cours de voir‑dire. Un élément de preuve doit être présenté pour une fin légitime et appuyer logiquement un moyen de défense, et « [l]e juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour garantir que ni les procédures à huis clos ni le procès ne deviennent le théâtre de conduite humiliante ou abusive de la part des avocats de la défense » : Seaboyer, précité, p. 634.

180 De plus, dans sa plaidoirie, l’avocat de la défense a affirmé que l’interrogatoire sur l’absence de mention d’abus était pertinent quant à la crédibilité de la plaignante, mais il n’a formulé aucune raison valable au soutien de cet argument.

Arguments présentés au juge du procès lors du voir‑dire par l’avocat de la défense, Me Tammen

[traduction]

(En l’absence du jury)

La Cour : . . .

Bon, où allons‑nous avec ce journal intime? Qu’est‑ce que vous essayez de prouver avec ce document?

Me Tammen : D’abord et avant tout, plusieurs choses. Je peux les exposer. Premièrement, il n’y a aucun commentaire dans ce journal qui puisse être interprété comme étant — présentant l’accusé sous un jour défavorable. On y parle de lui, mais jamais négativement. Je veux dire, vous avez entendu son témoignage selon lequel elle voudrait le voir pourrir en enfer, qu’elle le déteste. On ne retrouve pas cela dans le journal personnel. Ce journal ne fait état d’aucun acte sexuel.

. . .

La Cour : Donc vous dites, tout d’abord, que le journal intime couvre une période où seraient survenues certaines des relations sexuelles et, deuxièmement, vous dites que le journal a une valeur probante en raison du fait qu’elle n’y a jamais inscrit qu’elle était malheureuse ni de quelle manière l’accusé la traitait . . .

Me Tammen : Oui, c’est en partie ça —

La Cour : Je ne l’ai pas très bien exprimé, mais est‑ce qu’il s’agit essentiellement de votre argument?

Me Tammen : Oui, c’est cela, monsieur le juge. [Je souligne.]

Ces vices ont amené le juge du procès à conclure que le seul fondement invoqué pour justifier la présentation de la preuve était le mythe de la « plainte immédiate » :

[traduction] Enfin, Me Tammen désire mener ce qu’on pourrait qualifier de contre‑interrogatoire général et utiliser le journal intime pour démontrer que celui‑ci ne contient aucune mention d’agression sexuelle commise par l’accusé ni d’activité sexuelle avec l’accusé. Essentiellement, il veut se présenter devant le jury et prétendre que le témoin n’a fait état d’aucune « plainte », si je peux utiliser ce mot, dans son journal intime et confidentiel au sujet des agressions sexuelles à l’égard desquelles elle témoigne maintenant.

. . .

On peut difficilement nier que, dans de nombreux cas d’agressions sexuelles contre des enfants, probablement dans la plupart des cas, le plaignant ne se plaint pas à ce moment‑là auprès d’adultes, d’amis ou de personnes qui lui sont proches. Personne ne devrait donc être surpris qu’une enfant ne consigne pas dans son journal intime qu’une telle agression a eu lieu. Madame Dickson [avocate de la plaignante] plaide énergiquement que l’absence de plainte dans ces circonstances n’a aucune valeur probante et que la décision de permettre qu’il y ait contre‑interrogatoire et argumentation sur cette question serait fondée sur une croyance ou un préjugé discriminatoire. [Je souligne.]

181 Mon collègue explique le défaut de la défense de démontrer la valeur probante de l’interrogatoire en disant que la défense « a omis de prendre en compte (ou a peut‑être résolument écarté) la nécessité de présenter au jury un fondement rationnel pour justifier l’inférence qu’elle souhaitait faire en définitive, à savoir que l’omission d’inscrire un certain type de renseignement constituait une preuve circonstancielle du fait que les sévices allégués n’avaient jamais été exercés » (par. 119). Je ne suis pas d’accord. J’estime plutôt que, essentiellement, la défense n’avait tout simplement pas de fondement rationnel à faire valoir au soutien des questions qu’elle projetait de poser. Comme le reconnaît le juge Binnie, KWG n’était pas légalement tenue de noter les agressions sexuelles; elle n’avait clairement pas pour pratique de faire régulièrement des inscriptions de cette nature, car aucune inscription faisant état de sévices d’un type ou d’un autre ne figurait dans le journal; de plus, toutes les parties admettent que les mentions dans son journal intime étaient « banales ». De même, la Cour d’appel a examiné le journal intime et conclu, au par. 86, que [traduction] « [l]e style et le contenu du journal intime ne tendent pas à indiquer que, si elle avait fait l’objet de sévices, la plaignante aurait noté ce fait dans son journal ».

182 Même si je souscrivais à l’opinion de mon collègue que l’avocat de la défense a tout simplement « omis de prendre en compte (ou a peut‑être résolument écarté) » la nécessité de présenter, dans ses observations initiales, une raison valable pour justifier le contre‑interrogatoire projeté, j’aurais néanmoins de la difficulté à croire qu’il a répété la même erreur dans sa réplique, d’autant plus que l’avocate de KWG venait tout juste de plaider longuement que les questions projetées reposaient essentiellement sur le mythe de la « plainte immédiate ». Qui plus est, je ne crois pas que le juge du procès soit tenu de garantir que toutes les avenues légitimes de contre‑interrogatoire soient explorées. En résumé, le juge du procès a donné à la défense la possibilité pleine et entière de justifier rationnellement l’inférence qu’elle entendait faire à partir de cette preuve et il a eu raison de conclure que la valeur probante de cette preuve était au mieux [traduction] « minime ».

183 En guise de coda à mon observation que, pour des raisons touchant au droit à l’égalité, la valeur probante de la preuve était minime, j’ajouterais que le droit de l’accusé à une défense pleine et entière ne saurait dépendre de la possibilité pour l’accusé de procéder au contre‑interrogatoire envisagé. Je ne vois pas ce que la défense pourrait gagner en interrogeant KWG sur le journal intime qu’elle tenait lorsqu’elle avait 14 ans. Si la défense demande à la plaignante pourquoi elle n’a fait état ni des coups reçus ni des abus sexuels dans son journal intime, les seules réponses possibles seraient soit a) « Ces événements ne se sont pas produits du tout » (et il est difficile d’imaginer que la plaignante se rétracterait de cette manière, compte tenu de ses déclarations antérieures en l’espèce), soit, plus vraisemblablement, b) « Je me sentais mal à l’aise d’écrire sur ces événements traumatisants et, de toute manière, je n’entendais pas que mon journal intime soit le récit complet de ma vie ». La réponse la plus vraisemblable n’est d’aucune utilité pour la défense, à moins bien sûr qu’elle ne désire laisser entendre que, étant donné que la plaignante n’a rien écrit au sujet des sévices, elle invente toute cette histoire. Il s’agirait là d’un interrogatoire mené pour une fin illégitime, tel que je l’ai mentionné plus tôt. Quoi qu’il en soit, le contre‑interrogatoire semble également inutile à l’égard du moyen de défense de l’appelant selon lequel les événements ne se seraient pas produits, car si la défense désire contester la version de la plaignante, elle a l’avantage de pouvoir l’interroger directement sur son souvenir de ces abus et sur sa vie pendant cette période.

III. Conclusion

184 En résumé, il ressort de l’application du test établi dans les arrêts Seaboyer et Osolin, précités, selon lequel le contre‑interrogatoire doit être restreint si l’effet préjudiciable l’emporte sensiblement sur la valeur probante, que le juge du procès et la Cour d’appel ont eu raison en l’espèce d’interdire l’interrogatoire auquel la défense se proposait de procéder. Dans l’application de ce critère, il faut prendre en considération le droit de l’accusé à une défense pleine et entière ainsi que les droits de la plaignante à l’égalité et au respect de sa vie privée. Dans la présente affaire, l’effet préjudiciable est très élevé alors que la valeur probante de l’élément de preuve est, au mieux, minime. Le journal est un compte rendu intime de la vie de la plaignante pendant cette période et les questions projetées exposeraient nécessairement une grande partie du contenu du journal à un examen approfondi.

185 En plus de constituer une atteinte considérable aux droits de la plaignante au respect de sa vie privée, le contre‑interrogatoire projeté risque également d’avoir des répercussions du point de vue des droits à l’égalité, car les victimes seraient naturellement réticentes à signaler des agressions sexuelles si elles craignaient que l’ensemble de leur vie privée soit scruté à la loupe au procès. La tenue d’un journal intime étant une activité individuelle, l’interrogatoire d’une plaignante sur l’omission de faire état d’une agression sexuelle dans un tel journal équivaut à la questionner sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas « crié haro » immédiatement après l’agression. Comme les questions projetées sont animées par une croyance discriminatoire, le préjudice est élevé et la valeur probante potentielle de l’élément de preuve est, au mieux, très faible. En outre, la défense a l’avantage de pouvoir recueillir des éléments de preuve en contre‑interrogeant directement la plaignante sur sa version des faits et elle n’a en conséquence pas besoin de la preuve additionnelle qui découlerait de l’interrogatoire de cette dernière sur les raisons pour lesquelles elle n’a rien consigné par écrit au sujet des sévices. Par conséquent, la preuve n’est ni pertinente ni nécessaire pour que l’accusé puisse exercer son droit à une défense pleine et entière. L’examen de l’ensemble de ces facteurs est un indice sérieux que le juge du procès et la Cour d’appel ont eu raison d’interdire le contre‑interrogatoire projeté à l’égard de ce journal intime, le préjudice potentiel d’une telle mesure l’emportant sensiblement sur sa valeur probante.

186 En conséquence, je rejetterais l’appel.

Pourvoi accueilli en partie, les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier sont dissidents en partie.

Procureurs de l’appelant : Peck and Company, Vancouver.

Procureur de l’intimée : Le ministère du Procureur général, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes : Sheilah Martin, Calgary; Chivers Greckol & Kanee, Edmonton.

Procureurs de l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.



Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Shearing

Références :
Proposition de citation de la décision: R. c. Shearing, 2002 CSC 58 (18 juillet 2002)


Origine de la décision
Date de la décision : 18/07/2002
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2002 CSC 58 ?
Numéro d'affaire : 27782
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2002-07-18;2002.csc.58 ?
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