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31/10/2002 | CANADA | N°2002_CSC_67

Canada | R. c. Noël, 2002 CSC 67 (31 octobre 2002)


R. c. Noël, [2002] 3 R.C.S. 433, 2002 CSC 67

Camille Noël Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Noël

Référence neutre : 2002 CSC 67.

No du greffe : 28734.

2002 : 14 mai; 2002 : 31 octobre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2001] R.J.Q. 1464, 156 C.C.C. (3d) 17, [2001] J.Q. no 2831 (QL), qui a con

firmé une décision de la Cour supérieure, [1995] A.Q. no 1147 (QL). Pourvoi accueilli, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

Jo...

R. c. Noël, [2002] 3 R.C.S. 433, 2002 CSC 67

Camille Noël Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : R. c. Noël

Référence neutre : 2002 CSC 67.

No du greffe : 28734.

2002 : 14 mai; 2002 : 31 octobre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2001] R.J.Q. 1464, 156 C.C.C. (3d) 17, [2001] J.Q. no 2831 (QL), qui a confirmé une décision de la Cour supérieure, [1995] A.Q. no 1147 (QL). Pourvoi accueilli, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

Josée Ferrari, pour l’appelant.

Henri‑Pierre Labrie et Michel Breton, pour l’intimée.

Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel rendu par

1 Le juge Arbour — Dans le cadre du présent pourvoi, notre Cour doit réexaminer sa jurisprudence sur l’étendue de la protection constitutionnelle que l’art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés offre à un témoin qui devient subséquemment un accusé. Nous devons tout particulièrement déterminer quel est l’état du droit depuis le prononcé des arrêts R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272, et R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618.

2 Un jury a déclaré l’appelant coupable de meurtre au premier degré. Dans la soirée du 16 décembre 1994, le corps d’un jeune garçon de neuf ans a été découvert dans un tunnel donnant sur la rue Stanley, à Magog. L’enfant était mort étranglé. Quelques heures plus tôt, la mère avait cherché son fils avant d’alerter la police, le jeune garçon n’étant jamais retourné à la maison après une réunion d’un club de sciences pour les jeunes. La police a arrêté l’appelant le 20 décembre 1994, après quelques jours d’enquête. La preuve contre l’appelant se composait essentiellement de nombreuses déclarations incriminantes qu’il avait faites à la police dans les jours suivant l’homicide. Pour sa défense, il affirmait que c’était son frère qui avait tué la victime et qu’il l’avait simplement aidé à se débarrasser du corps. L’appelant a témoigné à son procès et a nié toute participation au meurtre. Il a désavoué toutes ses déclarations incriminantes antérieures.

3 Le frère de l’appelant, Serge Noël, a également été accusé de meurtre. Il a été jugé séparément et acquitté en juin 1995. L’appelant a témoigné pour la poursuite à l’enquête préliminaire et au procès de son frère. Même si l’appelant avait été assigné à titre de témoin à charge, le ministère public a par la suite été autorisé à le contre‑interroger au cours du procès de son frère. Ce contre‑interrogatoire fut long et utile. L’appelant a alors reconnu la véracité de ses déclarations antérieures à la police et admis sa complicité dans le meurtre du jeune garçon. Outre la protection constitutionnelle que lui accordait l’art. 13 de la Charte, l’appelant a demandé, lorsqu’il a témoigné au procès de son frère, la protection de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5. Cette protection légale lui a été accordée, comme l’a confirmé l’avocat de l’appelant au cours de l’audition.

4 Pour les motifs que je vais exposer plus loin, j’arrive à la conclusion que l’art. 13 de la Charte doit recevoir l’interprétation suivante : l’accusé qui témoigne à son procès ne peut être contre‑interrogé relativement à un témoignage qu’il a rendu antérieurement, sauf si le juge du procès est convaincu qu’il n’existe aucun risque réaliste que ce témoignage antérieur puisse être utilisé pour l’incriminer. Le risque d’incrimination variera selon la nature du témoignage antérieur et les circonstances de l’affaire, y compris l’efficacité de directives appropriées données au jury. Dans un cas où, comme en l’espèce, le témoignage antérieur était très incriminant, aucune directive restrictive donnée au jury ne saurait écarter le risque d’incrimination et le contre‑interrogatoire ne devrait pas être autorisé.

5 Lorsque, par la suite, l’appelant a témoigné à son propre procès, le ministère public a été autorisé à le contre‑interroger en détail sur les déclarations incriminantes qu’il avait faites lors du procès de son frère. Le tribunal a autorisé ce contre‑interrogatoire en s’appuyant sur l’arrêt Kuldip, précité, qui a établi une distinction entre le fait de contre‑interroger un accusé dans le but de l’incriminer, ce qui est interdit, et le fait de le contre‑interroger dans le but d’attaquer sa crédibilité, ce qui est permis. En l’espèce, le juge du procès et la Cour d’appel, à la majorité, ont conclu que le contre‑interrogatoire visait simplement à attaquer la crédibilité de l’appelant, qui niait alors toute participation au meurtre, et n’avait pas été mené dans le but, interdit, de l’incriminer. À mon avis, cette conclusion majoritaire de la Cour d’appel est erronée.

6 Le juge Fish était dissident sur ce point et sur deux autres. Le pourvoi a donc été formé de plein droit. Je reviendrai succinctement sur les deux autres moyens d’appel tirés de la dissidence du juge Fish. À mon avis, l’argument fondé sur l’art. 13 de la Charte est déterminant et permet de trancher le pourvoi en faveur de l’appelant, dont la déclaration de culpabilité doit être annulée.

I. Le procès

7 Le procès de l’appelant s’est déroulé devant un juge et un jury. Au début de son procès, le 17 octobre 1995, on a tenu un voir‑dire sur l’admissibilité de certaines déclarations incriminantes que l’appelant avait faites à la police avant et après son arrestation. Voici un résumé de ces déclarations :

— Le 17 décembre 1994, l’appelant a dit à un agent de police qu’il avait passé la soirée du 16 décembre avec son frère, Serge Noël, à la maison de ce dernier.

— Le 18 décembre 1994, l’appelant a dit à un autre agent de police que, le 16 décembre, il avait regardé des films chez son frère à partir de 18 heures.

— Le 20 décembre 1994, l’appelant a fait la déclaration suivante au poste de police : « C’est vrai, je l’ai fait, mais je ne suis pas seul là‑dedans. »

— Le 20 décembre 1994, l’appelant a signé une déclaration de 18 pages au poste de police, dans laquelle il décrivait comment son frère et lui avaient tué la victime.

— Le 21 décembre 1994, au poste de police, l’appelant a modifié sa version antérieure des faits et a précisé que le crime avait été commis dans son sous‑sol.

— Le 26 décembre 1994, l’appelant a eu une conversation téléphonique avec un agent de police. Cette conversation a mené à la découverte d’un sac de plastique contenant des effets personnels de la victime.

— Le 4 juillet 1995, l’appelant a dit à un policier qu’il avait tenu les jambes de la victime pendant que son frère l’assassinait.

Le juge du procès a statué que toutes ces déclarations étaient admissibles en preuve. Cette décision n’est pas contestée en l’espèce.

8 Peu après le début du procès, le juge a ordonné l’évaluation de l’état mental de l’appelant en vertu de l’art. 672.11 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. La défense a fait déposer trois témoins experts relativement à l’incapacité intellectuelle de l’appelant, qui ont affirmé que celui‑ci avait un quotient intellectuel de 61 et qu’il ne savait ni lire ni écrire. Par contre, le seul témoin expert du ministère public a dit que l’appelant avait une intelligence « limite » ou « borderline », avec un quotient de 75. Le 1er novembre 1995, l’appelant a été jugé apte à subir son procès et l’instance a suivi son cours.

9 La preuve du ministère public était constituée principalement des déclarations que l’appelant avait faites à la police et de celles de témoins oculaires qui affirmaient avoir vu l’appelant et son frère flâner dans les rues de Magog le soir du 16 décembre 1994. La défense reposait principalement sur le témoignage de l’appelant, qui niait avoir participé au meurtre. L’appelant soutenait que c’était son frère qui avait commis le meurtre et qu’il l’avait simplement aidé à transporter le corps vers le tunnel de la rue Stanley. La défense alléguait également que les déclarations incriminantes faites par l’appelant n’étaient pas dignes de foi compte tenu de sa capacité intellectuelle limitée et, notamment, de sa compréhension limitée de questions relativement simples.

10 Au cours de son procès, l’appelant a été contre‑interrogé en détail sur le témoignage qu’il avait rendu antérieurement à l’enquête préliminaire et au procès de son frère, Serge Noël. La transcription du contre‑interrogatoire de l’appelant comporte 299 pages. Je constate que, dans 250 de ces 299 pages, le contre‑interrogatoire de l’appelant est axé sur son témoignage antérieur, dont une bonne partie était incriminante. Dans les 50 premières pages, environ, les questions portaient alternativement sur les déclarations incriminantes que l’appelant avait faites à la police et sur son témoignage antérieur lors de l’enquête préliminaire et du procès de Serge Noël. Dans le reste du contre‑interrogatoire, les questions portaient presque exclusivement sur le témoignage rendu par l’appelant au procès de son frère. En général, le substitut du procureur général lisait des extraits de la transcription du témoignage antérieur de l’appelant et, chaque fois, l’appelant désavouait ses déclarations judiciaires antérieures, en affirmant avoir menti lors du procès de son frère et en clamant que son frère l’avait menacé et forcé à mentir. Si son seul but était de discréditer l’appelant, le ministère public aurait pu se contenter de faire ressortir ces contradictions et ces désaveux. Or, le ministère public est allé plus loin et a tenté, à divers moments du contre‑interrogatoire, d’amener l’appelant à réitérer les parties incriminantes de son témoignage antérieur. En voici un exemple :

Q. Je vais vous reposer la même question, monsieur Noël. Dans les dix (10) dernières minutes je vous ai relaté ce que vous disiez devant le jury, votre participation à vous et celle de Serge. Pour que ce soit clair, vous l’attendiez au coin du dépanneur Gilbert, vous l’avez suivi jusqu’à l’école de karaté, y’avait peur de vous, sa mère y’avait parlé de vous. Y’est parti avec Serge, vous les avez suivis sur la St‑Luc en direction du tunnel. Au tunnel vous avez arrêté là, y’ont continué vers la patinoire. Vous êtes resté là un petit peu et vous êtes allé chez vous. Serge est revenu chercher le bâton de hockey dans le sous‑sol chez vous, y’est retourné à la patinoire. Il vous a dit qu’il avait donné deux (2) coups de hockey sur la tête à Éric. Il l’a ramené chez vous. On était rendu là. Ça, on vous a demandé ici ce témoignage là, là, est‑ce que c’était ça la vérité? Je vous le demande aujourd’hui puis là, vous avez la main sur la Bible.

R. C’est qu’est‑ce que lui il m’a dit.

Q. O.K. Alors, cette journée‑là, le treize (13) juin quatre‑vingt‑quinze (‘95), quand l’avocat Côté vous demande :

« Q. Votre témoignage que vous avez rendu, monsieur Noël, depuis que Monsieur le juge a demandé à tout le monde de sortir de la salle, c’est tu toute la vérité ça? »

Ça fait référence à ce que je viens de lire ça. Votre réponse :

« R. Oui, c’est toute la vérité.

Q. C’est la vraie, vraie vérité ça?

R. J’ai pas mis la main pour rien sur la Bible, hein! Si je l’aurais pas mise sur la Bible j’aurais pas dit la vérité. »

Alors, monsieur Noël, c’était quand la vérité? Le neuf (9) juin quand vous aviez prêté serment ou aujourd’hui?

De même, à un autre moment du contre‑interrogatoire :

Q. Là, je vous pose la question :

« Q. Fait que là, qu’est‑ce qui se passe? »

C’est‑à‑dire, juste un peu avant puis là, je vous demande :

« Q. [Éric] Y’a tu dit quelque chose à Serge : Je veux pas le voir, lui.

R. Non.

Q. Il fait quoi?

R. Le petit gars y’a dit qu’il voulait s’en aller puis il voulait aller voir sa mère. »

Vous vous souvenez avoir dit ça aux membres du jury?

R. C’est fort possible.

Q. C’est fort possible, hein! O.K.

Il existe de nombreux autres exemples, dont bon nombre ont été cités par le juge Fish dans ses motifs de dissidence. Il n’est pas utile de les reproduire ici. Toutefois, à la lecture de l’ensemble de la transcription, je n’ai d’autre choix que de conclure, à l’instar du juge Fish, que le contre‑interrogatoire visait illégalement à incriminer l’appelant et pas seulement à jauger sa crédibilité.

11 Le contre‑interrogatoire comporte un autre élément particulièrement irrégulier, soit le fait que l’on a porté à la connaissance du jury le contenu d’une conversation enregistrée clandestinement dans une prison entre l’appelant et deux détenus dénommés Carbone et Montminy. Selon l’appelant, Carbone l’a incité à lui décrire la perpétration du crime en se mettant dans la peau de son frère Serge.

R. Mario Carbone, il me dit à moi, il dit : « Mets‑toi dans la peau de ton frère ». Il dit : « Explique‑moi comment que ça s’est déroulé. »

. . .

Q. O.K. Ça fait que là, qu’est‑ce que vous lui avez raconté à Mario Carbone?

R. Bien, il m’a demandé qu’est‑ce qui s’avait passé avec le jeune.

Q. Puis là, qu’est‑ce que vous lui avez raconté?

R. C’est ça que je lui ai dit, que mon frère il avait tué . . . il avait tué le jeune.

À ce moment, le contre‑interrogatoire devient extrêmement compliqué et difficile à suivre. Le ministère public a contre‑interrogé l’appelant en lisant des extraits de la transcription du procès de Serge Noël, dans lesquels l’appelant répondait à des questions sur la conversation qu’il avait eue avec Carbone et Montminy. Au cours du procès du frère de l’appelant, l’avocat de la défense avait fait jouer la bande de la conversation enregistrée en prison et avait interrogé l’appelant sur le contenu de cet enregistrement. En d’autres termes, en l’espèce, on demandait au jury de suivre et d’arriver à comprendre le déroulement d’un contre‑interrogatoire relatif à un contre‑interrogatoire sur une conversation enregistrée au cours de laquelle l’appelant avait décrit le crime, non pas, selon lui, de son propre point de vue, mais de celui de son frère.

12 Le ministère public affirme qu’il voulait ainsi discréditer l’appelant en faisant ressortir les contradictions entre les témoignages qu’il avait offerts au procès de son frère et à son propre procès. Le juge du procès a expliqué au jury qu’il ne pouvait pas considérer la conversation enregistrée en prison comme une preuve de la véracité de son contenu, mais qu’il pouvait en tenir compte seulement pour apprécier la crédibilité de l’appelant. Je crois néanmoins qu’il est clair que le ministère public a tenté de se servir du témoignage antérieur sur la conversation survenue en prison pour établir la culpabilité de l’appelant, tel qu’en témoigne notamment l’extrait suivant :

Q. Et là, il vous pose la question qu’on entend sur la cassette : « Il y a‑tu quelqu’un qui a entendu du bruit dans la cave? » Sur la cassette, on entend : « Oui, mon frère. » Là, il vous pose la question :

« Q. C’est ça?

R. C’est ça. »

Q. Question suivante : « Ton frère qui? » Réponse : « Serge »

. . .

Alors, monsieur Noël, c’était votre frère qui, qui était en haut puis qui a entendu le bruit dans la cave?

R. C’est moi qui étais en haut puis lui, il était dans la cave. Tout à l’inverse de qu’est‑ce que j’ai dit.

Q. Parfait. C’était tout l’inverse. Sauf que là, Mario Carbone t’as demandé, il vous a demandé : « Il y a‑tu quelqu’un qui a entendu du bruit dans la cave? » Sur la cassette on entend : « Oui, mon frère. » Ton frère qui? Réponse : « Serge ».

Là, maître Côté vous a regardé puis il vous a demandé :

« Q. C’est ça?

R. C’est ça. »

C’est bien ce que vous avez dit le neuf (9) juin? [au procès de Serge]

R. Oui. C’est parce qu’il m’a dit de me mettre dans la peau de mon frère.

Q. Parfait. Il vous a dit de vous mettre dans la peau de votre frère?

R. Oui.

Q. Mais il vous a demandé : « Ton frère qui? » Puis ça a été votre réponse : « Serge ».

R. Oui. Lui, il ne voulait pas que je dise mon nom. Il voulait tout le temps que je m’appelle . . .

Q. O.K.

R. . . . Serge quand je parlais.

Q. Mais vous êtes d’accord avec moi que si c’est Serge qui aurait parlé sur la cassette, il aurait dit : « Qui t’attendait en haut »? Vous auriez dit : « C’est Camille. »

Sans assigner ni Carbone ni Montminy à témoigner au procès de l’appelant, le ministère public a produit irrégulièrement ce témoignage comme preuve à charge [traduction] « d’une façon que l’on ne peut véritablement décrire comme un contre‑interrogatoire touchant la crédibilité — ni même, d’ailleurs, comme un contre‑interrogatoire de quelque nature que ce soit » (motifs du juge Fish, [2001] R.J.Q. 1464, par. 186 (en italique dans l’original)). Il faut se demander comment même le juré le plus vif d’esprit et le plus perspicace aurait pu arriver à comprendre une juxtaposition de témoignages aussi complexe et aussi subtile. Seule se dégage clairement la tentative par le ministère public de porter encore une autre déclaration incriminante à la connaissance du jury.

II. La Cour d’appel du Québec, [2001] R.J.Q. 1464

13 L’appelant a fondé son appel du verdict sur cinq motifs, qui ont tous été rejetés par les juges majoritaires de la Cour d’appel, soit les juges Proulx et Chamberland. Ils étaient essentiellement d’avis que : (1) le juge du procès n’a pas commis d’erreur en permettant la présentation d’une contre‑preuve lors du voir‑dire sur l’admissibilité des déclarations de l’appelant à la police; (2) le juge du procès n’a pas commis d’erreur en décidant que ces déclarations incriminantes de l’appelant étaient admissibles; (3) le contre‑interrogatoire a été mené régulièrement et visait exclusivement à discréditer l’appelant; (4) bien qu’imparfaites, les directives données au jury étaient conformes, pour l’essentiel, aux principes exposés dans l’arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, et les décisions qui l’ont suivi; (5) le juge du procès n’a pas commis d’erreur en omettant de donner des directives au jury concernant la preuve d’expert puisque celle-ci ne touchait pas le cœur de l’affaire, savoir la crédibilité de l’appelant.

14 Le juge Fish a exprimé sa dissidence relativement à trois des cinq motifs susmentionnés. Premièrement, à son avis, l’exposé au jury expliquait de façon erronée la notion du doute raisonnable et, considéré dans son ensemble, soulevait une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable. Deuxièmement, le juge du procès aurait dû donner au jury des directives relativement à la preuve d’expert concernant le quotient intellectuel de l’appelant. D’après le juge Fish, les contradictions et les aveux compromettants de l’appelant auraient pu, à la lumière du témoignage des experts, être attribués à ses limites intellectuelles et, ainsi, la preuve d’expert aurait pu aider les jurés à apprécier la crédibilité de l’appelant. Enfin, le juge Fish était d’avis que le contre‑interrogatoire de l’appelant relativement à son témoignage antérieur était irrégulier et contraire à l’art. 13 de la Charte dans la mesure où il avait été utilisé pour établir la véracité de son contenu et non, comme le permet l’arrêt Kuldip, pour attaquer la crédibilité de l’appelant. Pour ces motifs, le juge Fish aurait accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

III. Les questions en litige

15 Dans le présent pourvoi, l’appelant soulève les mêmes motifs que ceux sur lesquels repose la dissidence du juge Fish. Il demande tout particulièrement à notre Cour de déterminer : (1) si le juge du procès a commis une erreur dans ses directives au jury sur le fardeau de preuve et sur le doute raisonnable; (2) si le juge du procès a commis une erreur en omettant de donner des directives sur la preuve d’expert; et (3) si le contre‑interrogatoire de l’appelant était irrégulier et contraire à l’art. 13 de la Charte. J’examinerai chacune de ces questions à tour de rôle en commençant par la dernière.

IV. Les dispositions législatives pertinentes

16 Charte canadienne des droits et libertés

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5

5. (1) Nul témoin n’est exempté de répondre à une question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l’incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit.

(2) Lorsque, relativement à une question, un témoin s’oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l’incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi ou toute loi provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors, bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d’une loi provinciale forcé de répondre, sa réponse ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui dans une instruction ou procédure pénale exercée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage ou pour témoignage contradictoire.

V. Analyse

A. L’arrêt Kuldip et le droit de ne pas s’incriminer

1. Introduction

17 Le présent pourvoi diffère de l’arrêt Kuldip, précité, à plusieurs égards. D’une part, l’appelant en l’espèce a demandé la protection de la Loi sur la preuve au Canada lors de son témoignage initial. C’est la première fois que nous entendons un pourvoi touchant l’application à la fois de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada et de l’art. 13 de la Charte. Par ailleurs, la preuve présentée par l’appelant lors de son premier témoignage était clairement incriminante et son contre‑interrogatoire lors de son propre procès exposait les déclarations incriminantes qu’il avait faites sous serment relativement à l’accusation même qui pesait contre lui. Or, dans l’affaire Kuldip, le contre‑interrogatoire faisait allusion à des déclarations que l’accusé avaient faites lors de son premier procès et qui étaient disculpatoires au moment où elles avaient été formulées, mais dont la fausseté pouvait maintenant être établie, ce qui compromettait la crédibilité de l’accusé. Pour déterminer si l’arrêt Kuldip était censé et devrait s’appliquer dans les circonstances de l’espèce, nous devons maintenant apprécier l’importance de ces différences.

18 En Cour d’appel, la majorité s’est contentée de parler de la distinction classique entre une utilisation permise et une utilisation interdite des mêmes éléments de preuve et de s’en remettre à la clarté des directives données au jury pour garantir qu’il avait compris et appliqué cette distinction. Personne ne nie qu’il existe une distinction ténue entre les deux buts ou utilisations possibles du contre‑interrogatoire d’un accusé dans une affaire criminelle. En fait, la majorité en Cour d’appel l’a explicitement reconnu en l’espèce, à l’instar du juge en chef Lamer s’exprimant au nom de la majorité dans Kuldip, à la p. 635 :

Le moment me semble opportun pour souligner que je partage la préoccupation du juge Martin : il est parfois difficile de faire la distinction entre un contre‑interrogatoire portant sur le témoignage antérieur de l’accusé en vue de l’incriminer et le même genre de contre‑interrogatoire en vue d’attaquer sa crédibilité. Le juge du procès devra donner des directives très claires au jury au moment de décrire ce que ce dernier peut faire et ce qu’il ne doit pas faire d’un témoignage antérieur. Bien que cette distinction puisse être quelque peu difficile pour le jury, j’estime que, si le juge du procès lui présente des directives claires et nettes, le jury ne devrait pas en être trop embarrassé.

19 Le juge Fish, dans ses motifs dissidents en l’espèce, a bien exprimé cette même préoccupation, aux par. 169 et 173-174 :

[traduction] Même pour les personnes ayant une formation juridique, l’utilisation au cours d’un contre‑interrogatoire d’éléments de preuve obtenus de l’accusé à titre de témoin dans une autre procédure nécessite une solide connaissance d’une distinction théorique subtile qui est souvent difficile à appliquer en pratique. Comme nous le verrons, la présente affaire démontre que le risque d’une mauvaise application n’est pas seulement hypothétique, mais réel.

. . .

. . . c’est l’un des rares cas où le dossier établit que le jury n’a pas fait de distinction dans ses délibérations entre l’utilisation du témoignage antérieur de l’appelant pour attaquer la crédibilité de celui‑ci et la valeur probante de ce témoignage quant à la culpabilité. Après avoir délibéré pendant environ cinq heures, le jury a acheminé la question suivante au juge :

Monsieur le juge, le jury aimerait savoir si Camille Noël a quitté Serge et Éric Arpin à l’école de karaté au coin de St‑Luc et St‑Patrice et est allé chez lui (Camille) et a revu Éric après sa mort et l’a transporté dans le tunnel. Alors, monsieur Camille Noël, selon l’article 21B), serait‑il retenu comme ayant été participant aux infractions et donc passible de meurtre au premier degré?

Comme le juge de première instance l’a fait remarquer, cette question présupposait l’existence de « faits » qui ne faisaient pas partie de la preuve. À mon avis, cette question démontrait inéluctablement que, malgré les directives du juge, le jury n’avait pas saisi la distinction que l’arrêt Kuldip l’obligeait à appliquer. [En italique dans l’original.]

20 À mon avis, cette difficulté est devenue insurmontable en l’espèce. À l’instar du juge Fish, je conclus qu’il existe un immense risque d’utilisation abusive du témoignage incriminant rendu par l’appelant au procès de son frère, puis déposé en preuve contre lui à son propre procès censément pour attaquer sa crédibilité, et que ce risque ne pouvait être atténué par quelque directive que ce soit. À mon avis, l’art. 13 de la Charte ne permet pas pareille utilisation du témoignage.

2. L’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada et l’article 13 de la Charte

21 L’article 13 incorpore une protection légale contre l’auto‑incrimination forcée établie de longue date en droit canadien, et la meilleure façon de l’interpréter est de l’examiner en regard de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. À l’instar de la protection légale, la protection constitutionnelle représente ce que le juge Fish a qualifié de quid pro quo, ou contrepartie : lorsqu’un témoin contraint de déposer au cours d’une procédure judiciaire risque de s’auto‑incriminer, l’État lui offre une protection contre l’utilisation subséquente de cette preuve contre lui en échange de son témoignage complet et sincère. Si son témoignage n’est pas vraiment complet et sincère, le témoin peut être poursuivi pour parjure ou pour l’infraction connexe de témoignages contradictoires. Aux États‑Unis, les choses se passent différemment : lorsqu’il risque de s’auto‑incriminer, le témoin peut réclamer la protection du Cinquième amendement et refuser de fournir une réponse incriminante. L’État doit alors renoncer complètement à son témoignage. Comme la Cour suprême des États‑Unis l’a affirmé dans l’arrêt Malloy c. Hogan, 378 U.S. 1 (1964), p. 7 et 8 : [traduction] « [L]e système américain de poursuites criminelles est un système accusatoire, et non de type inquisitoire, et [. . .] le Cinquième amendement en constitue le pivot essentiel. [. . .] Les administrations étatiques et fédérale sont donc forcées par la Constitution d’établir la culpabilité d’une personne au moyen d’une preuve obtenue de façon libre et indépendante; elles ne peuvent avoir recours à la contrainte pour prouver qu’un accusé a commis une infraction en utilisant des déclarations qu’il a lui-même faites. » Voir généralement McCormick on Evidence (5e éd. 1999), vol. 1, p. 450 à 518.

22 Sous le régime de la Loi sur la preuve au Canada, et maintenant également en vertu de la Charte, un marché différent est conclu. Lorsqu’une personne témoigne dans une procédure, que ce soit volontairement ou par suite d’une contrainte légale, elle ne peut refuser de répondre à une question susceptible de l’incriminer, mais elle bénéficie d’une protection contre l’utilisation subséquente de ce témoignage. Notre Cour doit en l’espèce déterminer quelle est l’étendue de cette protection. Pour répondre à cette question, il importe de rappeler qu’il s’agit à l’origine d’une contrepartie. Le témoin, qui est maintenant accusé, a donné quelque chose en échange de la protection. C’est ce qui distingue une déclaration faite dans le contexte d’une procédure judiciaire de tous les types de déclarations et d’aveux extrajudiciaires, et notamment d’une déclaration faite à une personne en situation d’autorité, régie par des règles d’admissibilité qui sont pertinentes aux préoccupations particulières que soulève ce type de déclaration.

23 Dans l’arrêt R. c. Dubois, [1985] 2 R.C.S. 350, le juge McIntyre, dissident, a parlé de cet objectif important de l’art. 13, à la p. 384 :

Il est dans l’intérêt de la société d’encourager les gens à venir témoigner, non seulement devant les tribunaux judiciaires, mais à d’autres occasions devant les tribunaux administratifs et dans les procédures susmentionnées. Cet intérêt n’est pas servi si, en témoignant, on court le risque de s’incriminer soi‑même. On laisse entendre que c’est la reconnaissance de ce fait ainsi que des lacunes du droit relatif à l’auto‑incrimination et de l’insuffisance des pouvoirs provinciaux dans ce domaine qui a amené les rédacteurs de la Charte à y inclure des dispositions de beaucoup renforcées en ce qui concerne l’auto‑incrimination.

24 L’attribution d’une contrepartie selon laquelle le témoin perd le droit important de ne pas s’incriminer que lui reconnaît la common law en échange d’une immunité contre l’utilisation des réponses qu’il est contraint de fournir à des questions incriminantes ne constitue évidemment pas une forme de contrat conclu avec un témoin en particulier, mais bien une règle de droit public voulant que l’érosion du privilège de ne pas s’incriminer soit contrebalancée par des garanties appropriées. Si l’on pousse plus loin l’analogie avec un contrat, comme le propose ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé, la réparation en cas de « manquement » est prévue dans le « contrat » : le témoin peut être poursuivi pour parjure ou pour témoignages contradictoires. Selon moi, il convient davantage de dire que l’art. 5 est une règle de droit public qui, d’une part, prévoit la possibilité qu’un témoin mente et qui, d’autre part, fournit une solution convenable pour faire face à une telle éventualité, c’est‑à‑dire le retrait de la protection dans les limites expressément fixées par cette disposition. En ce sens du moins, la protection accordée n’est pas absolue.

25 Je tiens aussi à ajouter qu’à mon avis, rien ne justifierait, sous le régime de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada ou de la Charte, qu’on établisse une distinction entre le témoignage que le témoin a été contraint de rendre et celui qu’il a offert de son plein gré, même s’il s’agit d’un accusé qui a renoncé à son droit de ne pas être contraint de témoigner et qui a témoigné volontairement à son procès. C’est ce qui ressort clairement du libellé de l’art. 5 ainsi que du fondement des deux dispositions. Qu’il ait été assigné à témoigner ou non, le témoin est tenu de répondre à toutes les questions pertinentes qui lui sont posées à l’audience. Il ne peut rien faire, si ce n’est s’opposer à une question susceptible de l’incriminer et demander la protection prévue. Le marché est conclu au moment où le risque surgit. La protection est accordée en échange de la réponse. Il devient alors évident que, conformément à la contrepartie qui constitue un élément essentiel de l’art. 13, l’État ne devrait pas être autorisé à produire en preuve une déclaration incriminante faite par l’accusé dans une autre procédure, même si cette « autr[e] procédur[e] » est un procès antérieur qu’il a subi relativement à la même infraction (voir Dubois, précité); lorsqu’il contre-interroge l’accusé, l’État ne devrait pas non plus être autorisé à produire, dans le but de l’« incriminer », une déclaration anodine que l’accusé a faite lors de son témoignage dans une autre procédure (Mannion, précité).

26 C’est en se fondant sur cette thèse que notre Cour a conclu dans l’arrêt Kuldip, précité, que l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer la crédibilité d’un accusé qui témoigne au cours de son procès ne contrevient pas à l’art. 13 parce que cette utilisation ne vise pas à « incriminer » l’accusé et ne constitue donc pas une violation du principe de la contrepartie. On considère plutôt que l’utilisation limitée du témoignage antérieur tient davantage de la suppression de la protection lorsque le témoin ment. Tout comme il n’existe pas de protection contre une accusation pour parjure ou témoignages contradictoires, on présume qu’il n’en existe pas non plus lorsque le seul but de l’utilisation subséquente est d’établir le mensonge, ce qui ne va pas à l’encontre du marché voulant que le témoignage ne soit pas utilisé pour incriminer l’accusé.

27 Cette distinction subtile, que l’on pouvait vraisemblablement établir à partir des faits de l’arrêt Kuldip, s’estompe dans une affaire comme en l’espèce où les deux utilisations — l’une permise et l’autre interdite — s’entremêlent totalement et où il est évident que l’utilisation interdite a une utilité supérieure pour le ministère public et présente probablement un intérêt irrésistible pour le jury.

28 Le juge en chef Lamer l’a reconnu du moins implicitement dans l’arrêt Kuldip, en se reportant à l’arrêt R. c. B. (W.D.) (1987), 38 C.C.C. (3d) 12, de la Saskatchewan. Dans cette affaire, le juge Vancise de la Cour d’appel avait exposé la distinction, confirmée dans l’arrêt Kuldip, entre un contre‑interrogatoire visant à incriminer et un contre‑interrogatoire visant à discréditer. Il importe de signaler que le juge Vancise avait clairement prévu, dans B. (W.D.), précité, la situation dont nous sommes saisis en l’espèce et avait correctement résolu à mon avis le dilemme qu’elle pose. Il affirme aux p. 23-24 :

[traduction] En l’espèce, l’accusé a nié avoir commis l’infraction. Comme on l’a signalé, la question en litige touchait sa crédibilité. La déclaration qu’il avait faite dans le cadre de la procédure antérieure ne se rapportait pas à la perpétration de l’infraction. Il s’agissait d’une déclaration factuelle quant à sa relation actuelle, laquelle différait de ce qu’il a dit au procès. Le ministère public a contre‑interrogé l’accusé pour établir qu’il avait fait, dans le cadre d’une autre procédure, une déclaration qui différait de celle qu’il a faite au procès. Ce contre‑interrogatoire ne visait pas à déposer une preuve relative à la perpétration d’une infraction, mais à miner la crédibilité de l’appelant et à affaiblir l’importance à accorder à son témoignage dans l’instance en cours.

Si l’intimé a fait une déclaration dans laquelle il a avoué le crime reproché ou indiqué qu’il y avait participé, l’art. 13 s’applique et il est interdit de procéder à un tel contre‑interrogatoire. Ce serait tenter d’employer les réponses antérieures d’un accusé comme fondement de la poursuite engagée contre lui. [Je souligne.]

29 Cette distinction illustre que l’arrêt Kuldip, précité, constitue une exception limitée à l’interdiction générale d’utiliser un témoignage antérieur édictée par l’art. 13 : c’est seulement lorsqu’il est impossible d’affirmer que cette utilisation subséquente incrimine l’accusé qu’elle échappe à l’interdiction faite dans la Charte. Le juge en chef Lamer a personnellement reconnu la portée limitée de l’arrêt Kuldip lorsqu’il a affirmé ce qui suit dans l’arrêt R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 762 :

Il ne faut pas oublier non plus que l’arrêt Kuldip et l’art. 13 de la Charte se rapportent à une sous‑catégorie très particulière de déclarations antérieures incompatibles, savoir un témoignage dans une procédure antérieure fait par un accusé qui témoigne dans une autre procédure et qui, s’il était admis pour établir la véracité de son contenu, l’incriminerait dans la seconde procédure. Par surcroît, l’art. 13 s’applique seulement à un témoin qui dépose dans une « procédure »; certes, notre Cour n’a pas encore défini le champ sémantique de ce terme, mais la jurisprudence là‑dessus est axée sur des procédures judiciaires telles les procès et les enquêtes préliminaires : voir l’arrêt Dubois.

30 Lorsque le témoignage antérieur n’est pas incriminant de prime abord, comme c’était le cas dans les arrêts Mannion, Kuldip et B. (W.D.), précités, son utilisation directe est néanmoins interdite, puisqu’elle ne peut avoir d’autre but que d’incriminer l’accusé, mais il pourrait en être autrement du contre‑interrogatoire (Kuldip et B. (W.D.)). Toutefois, lorsque le témoignage antérieur était incriminant au moment où il a été rendu, parce qu’il renfermait par exemple un aveu compromettant rattachant son auteur à une activité criminelle, son utilisation dans des procédures subséquentes doit être totalement interdite, même si ce témoignage n’est produit en apparence que dans le but limité de jauger la crédibilité, à moins qu’il n’existe aucun risque réaliste d’incrimination. Ce principe est compatible avec la portée de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, tel qu’il a été interprété avant l’avènement de la Charte, et il est à mon avis compatible avec le principe de la contrepartie en vertu duquel on s’attend des personnes qu’elles rendent un témoignage complet et sincère sous serment dans des procédures judiciaires, même si leur témoignage renferme des déclarations nuisibles à leurs intérêts.

31 Dans l’arrêt Kuldip, le juge Martin, s’exprimant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario (1988), 40 C.C.C. (3d) 11, avait examiné l’état du droit sur l’étendue de la protection offerte par l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Dans des remarques incidentes (puisque l’application de l’art. 5 n’avait pas été soulevée), le juge en chef Lamer a rejeté l’interprétation de l’art. 5 préconisée par la Cour d’appel de l’Ontario. À mon avis, c’est l’interprétation du juge Martin qui était correcte et dont il faut s’inspirer pour déterminer la portée de l’art. 13.

32 La principale distinction entre l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada et l’art. 13 de la Charte réside bien entendu dans le fait que le témoin doit, au moment de son témoignage, réclamer la protection de l’art. 5 pour en déclencher l’application. Pour sa part, l’art. 13 s’applique à quiconque témoigne, sans qu’il soit nécessaire que le témoin réclame cette protection. Cette distinction entre le régime légal et le régime constitutionnel a une conséquence importante. En effet, la protection constitutionnelle est universelle et ne dépend pas du fait que le témoin est bien informé ni de la compétence de son avocat. Il existe toutefois une autre différence, plus subtile, entre les deux régimes de protection. Étant donné qu’il doit réclamer la protection offerte par la Loi sur la preuve au Canada, le témoin doit révéler qu’il sait ou craint tout au moins que le témoignage qu’il s’apprête à rendre risque d’avoir des conséquences négatives pour lui. Selon le libellé de la disposition, le témoin doit faire valoir que sa réponse « pourrait tendre à l’incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile ». Il est donc évident que cette protection ne vise que le témoignage « incriminant » qu’une personne est contrainte de rendre. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que la protection, une fois accordée, soit absolue, sauf en cas de poursuite pour parjure ou dans une situation semblable. L’État ne pouvait utiliser un tel témoignage « incriminant » à quelque fin que ce soit, pour incriminer directement l’accusé ou lors du contre‑interrogatoire (voir l’analyse du juge Martin, cité par le juge en chef Lamer dans Kuldip).

33 En vertu du par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, lorsqu’un témoin « s’oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l’incriminer » alors « sa réponse ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui » (je souligne) dans une procédure pénale subséquente, sauf dans le cas de poursuite pour parjure ou pour témoignages contradictoires. Le libellé du par. 5(2) ne prévoit aucune exception à l’inadmissibilité d’un témoignage incriminant lorsqu’un témoin invoque la protection légale. Par conséquent, à mon avis, les arrêts R. c. Wilmot, [1940] 3 D.L.R. 358 (C.S. Alb., Div. app.) et Procureur général du Québec c. Côté, [1979] C.A. 118, dans lesquels on a interprété le par. 5(2) de manière à interdire même le contre‑interrogatoire et que notre Cour a cités avec approbation dans l’arrêt Mannion, précité, à la p. 281, sont corrects et constituent le droit applicable.

34 Puisque l’appelant en l’espèce a invoqué l’application du par. 5(2) lors du procès de son frère, on aurait dû empêcher le ministère public de déposer ce témoignage antérieur en preuve au procès de l’appelant. Le juge du procès aurait dû appliquer le par. 5(2) pour que cela ne se produise pas. Toutefois, je suis également d’avis que, dans un cas comme celui-ci, la protection constitutionnelle (par opposition à la protection légale) offerte par l’art. 13 de la Charte a la même portée que celle accordée au par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada et c’est précisément cette question que j’examinerai maintenant.

35 Pour interpréter correctement l’art. 13 de la Charte il faut bien comprendre ses origines en common law et dans la Loi sur la preuve au Canada. Traditionnellement exprimé dans la maxime nemo tenetur seipsum accusare, le « privilège » de ne pas s’incriminer, reconnu par la common law, est une règle particulière tirée du « principe » plus général interdisant l’auto‑incrimination : R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229. En common law, l’accusé n’était ni habile, ni contraignable à témoigner. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’un témoin non accusé, le privilège de common law de ne pas s’incriminer prévoyait que toute personne pouvait refuser de répondre à une question susceptible de l’incriminer : R. c. Marcoux, [1976] 1 R.C.S. 763. Par conséquent, la règle était à juste titre appelée le « privilège » de ne pas s’incriminer ou la « prérogative » du témoin. Voir l’arrêt R. c. Tass (1946), 86 C.C.C. 97 (C.A. Man.), p. 104-105, pour un résumé utile du privilège de ne pas s’incriminer reconnu en common law. Ce privilège est donc distinct du concept de la contraignabilité. À l’exception de quelques personnes — l’accusé(e) et son époux(se) — tous les témoins sont contraignables. Qu’ils déposent avec enthousiasme, de leur propre gré, avec réticence ou sous la menace d’une sanction légale, les témoins sont tenus de se présenter à la barre, de prêter serment et de répondre franchement à toutes les questions qui leur sont posées, sous réserve du privilège de common law ou, depuis sa modification par le législateur, de la protection offerte par l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada.

36 L’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada a remplacé le privilège de refuser de répondre à des questions auto‑incriminantes par une certaine immunité quant à l’utilisation du témoignage. C’est le témoin qui déclenche l’application de la protection visée au par. 5(2) en formulant une objection auprès du tribunal. C’est le témoin, et non le tribunal, qui décide s’il invoquera la protection de l’art. 5 et à quel moment. Comme l’a affirmé le juge Lamer (plus tard Juge en chef du Canada) dans l’arrêt Côté, précité, p. 121, « c’est le témoin qui, à l’exclusion de tous autres, a le droit de décider [quelles réponses] seraient de nature à l’incriminer » (je souligne), le tribunal jouant désormais un « rôle [. . .] plus passif » depuis l’adoption de l’art. 5.

37 Cela ne veut pas dire que le témoin peut formuler une objection à toute question qui lui est posée. L’objection doit se rapporter seulement aux questions qui, de l’avis sincère du témoin, seraient susceptibles de l’incriminer. C’est ce qu’a clairement établi notre Cour dans l’arrêt Klein c. Bell, [1955] R.C.S. 309, qui portait sur la constitutionnalité de l’art. 5 de la loi de la Colombie‑Britannique intitulée Evidence Act, R.S.B.C. 1948, ch. 113, dont le libellé est pratiquement identique à l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. S’exprimant au nom de notre Cour, le juge en chef Kerwin, avec l’appui du juge Rand, a tenu les propos suivants, aux p. 315-316 :

[traduction] . . . la personne interrogée doit formuler l’objection sous serment et déclarer qu’au meilleur de sa connaissance ses réponses pourraient tendre à l’incriminer ou à incriminer la société, le cas échéant. Cette personne n’a pas le droit de refuser de répondre à des questions ordinaires concernant son lieu de résidence, sa place d’affaires, etc., ni de déclarer qu’elle refuse de répondre à toute question, sur avis de son avocat ou de celui de la société, au motif que les réponses pourraient tendre à l’incriminer ou à incriminer la société. Elle doit affirmer sous serment qu’elle croit que ses réponses à une série de questions particulières tendraient à le faire . . . » [Je souligne.]

Toutefois, il convient de préciser qu’il n’est pas nécessaire en pratique de formuler une opposition à chaque question. Les tribunaux peuvent maintenant accepter une objection générale à une série de questions « quand le témoin prévoit, eu égard aux circonstances, qu’elles l’inviteront toutes à donner des réponses qui d’une façon ou d’une autre seront de nature à l’incriminer » : Côté, précité, p. 121.

38 Dans l’arrêt R. c. Mottola, [1959] O.R. 520, p. 526, le juge Morden de la Cour d’appel de l’Ontario a bien décrit la procédure à suivre sous le régime de l’art. 5 :

[traduction] Une personne accusée qui est un témoin n’est pas exemptée de répondre à des questions incriminantes. Cependant, si le témoin refuse de répondre à une question au motif que sa réponse peut tendre à l’incriminer et y répond ensuite comme la Loi l’oblige à le faire, la réponse qu’il donne ne peut être utilisée en preuve contre lui dans une procédure criminelle intentée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuite pour parjure relativement à ce témoignage. C’est le témoin qui doit formuler une objection à la question. En pratique, lorsqu’un témoin est interrogé relativement à un incident ou à une série d’incidents et qu’il est d’avis que toutes ses réponses pourraient tendre à l’incriminer, le juge pourrait bien entendu permettre la formulation d’une objection générale à la série de questions et ne pas exiger une objection particulière à chacune des questions. Cependant, cette objection ne peut être reçue avant que le témoin soit assermenté et avant qu’on ait commencé à lui poser des questions. La protection dont bénéficie le témoin s’il s’oppose à la question est celle du par. 5(2), c’est‑à‑dire une protection contre l’utilisation de sa réponse dans des poursuites indépendantes, simultanées ou subséquentes. Lorsqu’il y a objection à une question, cette protection se trouve conférée par la Loi et non par une décision du juge. La procédure suivie en l’espèce n’était pas justifiée. Le magistrat n’avait pas le pouvoir d’accorder ni de retirer « la protection du tribunal » au témoin Boule ou à l’appelant Vallee. Lors de leur interrogatoire, ces deux témoins pouvaient en tout temps s’opposer à répondre aux questions — auxquelles ils ne pouvaient refuser de répondre — mais, s’ils avaient été dispensés de répondre à ces questions en vertu de la common law, leurs réponses n’auraient pu être utilisées contre eux dans d’autres procédures criminelles. [Je souligne.]

Bien qu’ils portent à croire que la protection de l’art. 5 ne peut être invoquée que relativement aux questions auxquelles le témoin aurait pu refuser de répondre par application du privilège de common law, ces arrêts ne précisent pas la façon dont le tribunal doit s’assurer que l’art. 5 soit appliqué correctement.

39 Dans d’autres ressorts, le rôle du juge du procès est fort clair. Par exemple, au Royaume‑Uni et en Australie où le privilège de common law existe toujours, le juge du procès a l’obligation de veiller à ce que le privilège ne soit pas revendiqué indûment; il doit décider du caractère potentiellement incriminant du témoignage sollicité. Le critère consiste à savoir s’il existe dans les circonstances un danger réel et appréciable que le témoignage sollicité puisse être utilisé contre le témoin dans des enquêtes ou poursuites futures de nature criminelle. Voir Accident Insurance Mutual Holdings Ltd. c. McFadden (1993), 31 N.S.W.L.R. 412 (C.A.), p. 420-423, pour un énoncé utile de la procédure applicable en common law, citée avec approbation dans Den Norske Bank A.S.A. c. Antonatos, [1999] Q.B. 271 (C.A.), p. 285-287. De même, aux États‑Unis, le témoin n’est pas l’arbitre ultime lorsqu’il s’agit de déterminer si le Cinquième amendement est invoqué à bon droit. Il appartient au juge du procès de le faire. Comme l’a affirmé la Cour d’appel du district de Columbia dans l’arrêt Carter c. United States, 684 A.2d 331 (1996), p. 338 : [traduction] « [S]i le juge du procès conclut que le témoignage proposé serait incriminant et qu’il expose de ce fait le témoin à un risque de poursuite future, la question est réglée et la revendication du privilège doit être accueillie. » Comme l’ont fait remarquer les auteurs de McCormick on Evidence, op. cit., p. 472 : [traduction] « Un risque théorique de responsabilité est donc suffisant. » Par ailleurs, le témoignage proposé sera réputé incriminant s’il [traduction] « ressort clairement des éléments implicites de la question, dans le contexte où elle a été formulée, qu’il serait dangereux d’y répondre ou d’expliquer pourquoi on ne peut y répondre, car une divulgation préjudiciable pourrait en résulter » : Hoffman c. United States, 341 U.S. 479 (1951), p. 486-487.

40 Le pouvoir discrétionnaire considérable dont jouit le juge du procès dans l’application du privilège de common law ou du Cinquième amendement est justifié parce que, dans les deux cas, la revendication du privilège emporte comme conséquence le silence absolu du témoin. Les enjeux sont importants lorsqu’un témoin refuse de déposer : le procès et la recherche de la vérité se trouvent entravés et, dans certains cas, la partie défenderesse se trouve privée d’éléments de preuve susceptibles de la disculper. Il incombe donc au juge du procès de veiller à ce que le privilège ne soit pas revendiqué indûment. Cependant, si le juge décide que le privilège s’applique, les parties doivent poursuivre sans la déposition du témoin. À mon avis, ces préoccupations n’existent pas sous le régime canadien, où diverses lois sur la preuve ont aboli le droit du témoin de garder le silence. Chaque témoin est tenu de déposer et de répondre à toutes les questions, sous réserve de tout autre privilège ou de toute autre règle d’exclusion. En retour, le témoin bénéficie de la protection de l’art. 13 de la Charte et peut également revendiquer la protection accordée par la Loi sur la preuve. Puisque le témoin est de toute façon tenu de répondre à toutes les questions, il n’est pas vraiment nécessaire de vérifier si le témoignage est incriminant au moment où il est rendu. En effet, le pouvoir discrétionnaire conféré aux tribunaux par la common law ou par le droit américain n’aurait aucune utilité. Au Canada, les tribunaux examinent plutôt le caractère incriminant du témoignage lors de la procédure subséquente au cours de laquelle on cherche à déposer ce témoignage antérieur en preuve. Notre Cour l’a bien souligné dans l’arrêt Dubois, précité, p. 362, relativement à la protection accordée par le par. 5(2) : « De toute évidence, cette forme limitée de protection contre l’auto‑incrimination ne s’applique pas aux procédures dans lesquelles le témoignage est recueilli et ne s’applique qu’aux procédures subséquentes (Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152, aux pp. 219 et 220). En d’autres termes, elle s’applique dans les procédures subséquentes dans lesquelles celui qui était témoin est devenu l’accusé » (je souligne).

41 Le droit canadien met l’accent sur la nature et l’utilisation du témoignage antérieur à l’occasion d’une procédure subséquente. À mon avis, le juge du procès initialement saisi d’une demande fondée sur l’art. 5 doit s’assurer que le témoin se trouve bel et bien dans la situation visée par cette disposition : la question contre laquelle le témoin soulève une objection doit être telle que, « sans la présente loi », il aurait pu refuser d’y répondre en common law au motif que sa réponse pourrait tendre à l’incriminer. Cependant, au‑delà de cette fonction limitée, le juge du procès doit simplement prendre acte du fait que le témoin réclame la protection de la loi. Il n’est pas étonnant que les tribunaux ne se soient pas souvent penchés sur cette question. D’une part, l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada est rarement invoqué puisque la grande majorité des témoins ne sont pas représentés par des avocats lorsqu’ils témoignent et qu’il est peu probable qu’ils soient au courant de l’existence de cette disposition. D’autre part, le juge du procès saisi d’une demande fondée sur l’art. 5 n’a pas vraiment intérêt à examiner si elle est formulée à bon droit puisque la loi oblige le témoin à répondre à la question de toute manière.

42 Par contraste, la protection accordée par l’art. 13 s’applique automatiquement, sans que le témoin doive l’invoquer ou en déclencher l’application. Cela en soi crée une nouvelle série de difficultés. Comme le souligne l’arrêt Kuldip, précité, le fait d’étendre à tous les témoins la protection quasi‑absolue prévue par l’art. 13 de la Charte pose un problème : pareille protection irait bien au‑delà de la protection légale en fournissant à tous les témoins un bouclier contre leur contre‑interrogatoire relativement à tout témoignage antérieur, incriminant ou non au moment où il a été rendu. Il en serait ainsi même dans les cas où il est clair que le témoin n’aurait pas demandé la protection légale en échange de son témoignage préjudiciable à ses intérêts.

43 Cette distinction offre des outils analytiques utiles pour interpréter l’art. 13 d’une façon compatible avec son libellé, son esprit et son historique. À mon avis, la clé de l’interprétation correcte de l’art. 13 consiste à centrer notre attention sur l’utilisation incriminante du témoignage à l’égard duquel la common law aurait reconnu à l’accusé le privilège de refuser de répondre. C’est le seul type de témoignage contre l’utilisation duquel l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada accorde une immunité qui remplace le droit de garder le silence reconnu en common law.

44 L’accusé bénéficie de la protection de l’art. 13 de la Charte lorsqu’il est contre-interrogé relativement à un témoignage incriminant qu’il a déjà rendu dans une procédure judiciaire — peu importe qu’il ait réclamé ou non la protection de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Il en bénéficie en l’espèce.

45 Il reste à savoir si l’art. 13 empêche la tenue d’un contre‑interrogatoire visant à attaquer la crédibilité du témoin relativement à un témoignage inoffensif rendu antérieurement — lorsque le témoin n’a pas revendiqué la protection de l’art. 5 — et lorsque le contre-interrogatoire a pour unique but de miner la crédibilité du témoin. C’était le cas dans l’affaire Kuldip, précitée, qui correspond encore à l’état du droit. En pareil cas, l’art. 13 n’élargit pas la portée d’une protection inaccessible sous le régime de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. L’article 5 ne s’applique que si, « sans [cette] loi », le témoin aurait été exempté de répondre à la question conformément au privilège de common law. Par conséquent, comme je l’ai indiqué précédemment, le juge du procès saisi d’une demande de protection exerce implicitement un contrôle limité. L’article 5 ne s’applique que pour mettre le témoin à l’abri des conséquences préjudiciables d’un témoignage qu’il n’aurait jamais été contraint de rendre en common law.

46 En définitive, lorsque le témoignage offert dans une procédure judiciaire par un témoin devenu par la suite accusé était incriminant au moment où il a été rendu, de sorte que le témoin aurait pu bénéficier de la protection légale de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada s’il avait su qu’il pouvait la revendiquer, il faut centrer notre attention sur la façon dont le ministère public entend utiliser ce témoignage au procès subséquent de l’accusé. De toute évidence, comme dans l’affaire Dubois, précitée, le ministère public ne peut se servir de ce témoignage pour établir sa preuve principale. La question de savoir si le ministère public peut opposer à l’accusé, en contre‑interrogatoire, son témoignage antérieur incriminant, censément pour attaquer sa crédibilité, dépendra de l’existence du danger réel que le témoignage protégé puisse servir à incriminer l’accusé, malgré toute mise en garde faite au jury. Il en est ainsi en partie en raison du principe de la contrepartie. Le témoin ne devrait courir aucun risque du fait d’être contraint d’offrir un témoignage incriminant, hormis le risque d’une poursuite pour parjure ou pour une infraction similaire.

47 Si le témoignage antérieur de l’accusé était inoffensif au moment où il a été rendu, il est peu probable que son utilisation subséquente aux fins d’attaquer la crédibilité de l’accusé puisse servir à l’incriminer. Dans ce cas, conformément à l’arrêt Kuldip, précité, le contre‑interrogatoire devrait être permis. Si le témoignage initial n’était pas incriminant, il n’y a jamais eu attribution d’une contrepartie et le témoin ne peut demander à l’État d’être soustrait à un contre‑interrogatoire quant à sa crédibilité s’il donne une version différente des faits dans une procédure subséquente, même si l’effet ultime de ce contre‑interrogatoire peut être préjudiciable à ses intérêts. Cette règle est compatible avec le libellé de l’art. 13 qui confère à tout témoin le droit à ce qu’aucun « témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures » (je souligne).

48 Il n’est évidemment pas nécessaire d’appliquer un « critère de double incrimination » strict pour donner ouverture à la protection garantie par l’art. 13. L’arrêt Dubois, précité, a rejeté un critère aussi strict. Il n’est pas nécessaire que le témoignage ait été clairement incriminant au moment où il a été rendu pour qu’il soit interdit au ministère public de l’utiliser plus tard directement dans le but d’incriminer l’accusé lors de son procès. (Précisons toutefois que le témoignage en cause dans l’arrêt Dubois était incriminant au moins en partie lorsqu’il a été offert à l’origine.) En d’autres termes, cette protection est universelle lorsque l’utilisation subséquente du témoignage vise à en incriminer l’auteur. Néanmoins, lorsque le témoignage antérieur était incriminant et que le ministère public s’appuie sur l’arrêt Kuldip, précité, pour l’utiliser apparemment dans l’unique but d’attaquer la crédibilité de l’accusé, maintenant témoin à son propre procès, la protection de l’art. 13 s’applique et la tenue du contre-interrogatoire sera vraisemblablement interdite. Il s’agit essentiellement de savoir si le témoignage est utilisé pour incriminer l’accusé. Ce n’était pas le cas dans l’affaire Kuldip. C’est nettement le cas en l’espèce.

49 Comme je l’ai indiqué au début, les motifs prononcés par la Cour d’appel, à la majorité, reposent sur l’hypothèse que le jury, s’il a reçu des directives appropriées, est parfaitement capable de faire la distinction entre le fait d’utiliser une preuve dans le but d’incriminer l’accusé et de l’utiliser dans le but de le discréditer. Dans l’arrêt Kuldip, le juge en chef Lamer a bien entendu accepté cette distinction, en reconnaissant par contre qu’elle pouvait parfois présenter des difficultés. Il a comparé cette double utilisation de la preuve avec la production, au procès, du casier judiciaire d’un accusé qui témoigne pour sa défense (R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670). On peut utiliser le casier judiciaire de l’accusé qui décide de témoigner afin de le discréditer, mais non afin de démontrer sa propension à commettre des crimes. Toutefois, en définitive, cette comparaison avec l’utilisation du casier judiciaire de l’accusé ne me paraît pas très utile. On affirme souvent qu’un accusé qui témoigne à son propre procès se trouve dans la même situation que tout autre témoin et que l’on peut donc attaquer sa crédibilité de la même façon que celle d’un autre témoin au moyen de son casier judiciaire. Certes, l’accusé se trouve dans la même situation que tout autre témoin, sauf bien entendu qu’il bénéficie de la protection constitutionnelle spéciale garantie par l’art. 13 de la Charte. À cet égard, à tout le moins, sa situation diffère de celle d’un autre témoin.

50 Il existe une distinction fondamentale entre le contre‑interrogatoire d’un témoin (autre que l’accusé) et celui de l’accusé relativement à une déclaration antérieure qu’ils ont faite. Comme il s’agit de ouï‑dire, la déclaration antérieure incompatible d’un témoin n’est pas admissible aux fins d’établir la véracité de son contenu. En revanche, toute déclaration antérieure incompatible d’un accusé est admissible pour établir la véracité de son contenu (soit à titre d’exception à la règle du ouï‑dire, soit parce qu’il ne s’agit pas de ouï‑dire, selon la définition du ouï‑dire qu’on privilégie). Quoi qu’il en soit, cette distinction fait ressortir l’une des difficultés auxquelles se heurte le juge lorsqu’il donne au jury la directive de ne pas tenir compte du contenu de la déclaration antérieure incriminante de l’accusé. Fait plus important encore, il existe une énorme différence entre le fait de recevoir la directive d’écarter la preuve de prédisposition que peut représenter un casier judiciaire et celle d’écarter un aveu de culpabilité fait sous serment lors d’un autre procès. Le présent pourvoi constitue un exemple frappant de cette difficulté. L’accusé a fait plusieurs déclarations incriminantes qui ont toutes été déposées en preuve contre lui à son procès dans le but d’établir la véracité de leur contenu. Il est difficile d’imaginer qu’un jury comprendrait que les déclarations dont il doit faire abstraction sont celles que l’accusé a faites sous serment au cours du procès de son frère.

51 Dans les affaires Kuldip et B. (W.D.), précitées, il n’existait pas de risque qu’une allusion au témoignage antérieur soit utilisée directement par le jury pour incriminer l’accusé. L’accusé Kuldip était contre‑interrogé relativement à une déclaration qu’il avait faite lors de son procès antérieur concernant une accusation d’avoir omis de s’arrêter lors d’un accident en contravention du par. 233(2) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l’art. 252). Lors du premier procès, Kuldip avait affirmé, lors de son témoignage, s’être rendu au poste de police après l’accident, le 6 février 1983, pour signaler les événements et avoir alors rencontré l’agent P.C. Brown. Avant le deuxième procès, il a découvert que P.C. Brown n’était pas en fonction ce jour‑là. Au cours du deuxième procès, M. Kuldip a donc témoigné qu’il avait cru parler à l’agent P.C. Brown le 6 février, mais croyait maintenant qu’il était impossible que ce fut lui. Le ministère public désirait contre‑interroger M. Kuldip relativement au témoignage qu’il avait offert à ce sujet lors du premier procès. Le premier témoignage selon lequel il s’était rendu au poste de police et avait rencontré P.C. Brown le jour de l’accident était peu incriminant au moment où il avait été offert. M. Kuldip n’a pas réclamé la protection de la Loi sur la preuve au Canada lorsqu’il a témoigné et on peut difficilement imaginer pourquoi quelqu’un l’aurait réclamée. Il est aussi difficile d’imaginer comment le ministère public aurait pu vouloir produire ce témoignage en interrogatoire principal à titre de preuve à charge afin d’incriminer l’accusé. Il n’a pas été question d’utiliser ce témoignage pour établir la véracité de son contenu. Il est clair qu’il n’existait aucun risque qu’il serve à une fin autre que celle d’attaquer la crédibilité de l’accusé, ni d’ailleurs aucun risque que le juge du procès, ou un jury hypothétique, s’embrouille et utilise ce témoignage antérieur de façon irrégulière.

52 De même, dans l’affaire B. (W.D.), précitée, le témoignage antérieur auquel était confronté l’accusé avait trait à son infidélité alléguée envers son épouse et contenait des aveux non incriminants relatifs aux accusations pesant contre lui.

53 Par contre, bien que le témoignage de l’accusé dans l’affaire Mannion, précitée, ait lui aussi été anodin à première vue au moment où il a été rendu, notre Cour a statué que la production de ce témoignage contre l’accusé au procès, au moment du contre‑interrogatoire, ne pouvait avoir d’autre fin que celle de l’incriminer et contreviendrait en conséquence à l’art. 13. Il s’agissait d’une affaire où il est peu probable que l’accusé aurait sollicité la protection de la Loi sur la preuve au Canada lorsqu’il a témoigné la première fois puisque son témoignage ne « tend[ait] [pas] à l’incriminer » lorsqu’il l’a offert. En ce sens, l’art. 13 étend la protection légale, en parfaite harmonie avec la vaste protection constitutionnelle contre l’auto‑incrimination forcée.

54 Certains pourraient prétendre qu’il faut abolir l’exception limitée à la protection de l’art. 13, formulée dans l’arrêt Kuldip. On ferait notamment valoir que le ministère public a toujours comme but ultime d’incriminer l’accusé et qu’un contre‑interrogatoire visant à attaquer la crédibilité d’un accusé constitue toujours, du moins indirectement, une tentative de l’incriminer. Par ailleurs, on pourrait avancer que le risque que le jury utilise le témoignage antérieur à mauvais escient, même par inadvertance, l’emporte sur l’avantage à tirer d’un contre‑interrogatoire contradictoire complet sur la crédibilité. À mon avis, il n’est pas nécessaire de déroger à ce point à l’arrêt Kuldip. Les arguments convaincants présentés dans cette affaire à l’appui de la possibilité de confronter l’accusé avec des déclarations antérieures incompatibles faites au cours d’une autre procédure judiciaire demeurent valables dans la mesure où il n’existe pas de risque que le contre‑interrogatoire puisse constituer un désaveu de la contrepartie en retour de laquelle l’accusé a témoigné à l’origine. S’il existe une indication quelconque que le ministère public utilise le témoignage antérieur pour incriminer l’accusé directement, comme dans l’affaire Dubois, précitée, ou indirectement, comme dans l’affaire Mannion, précitée, ou que le témoignage antérieur renfermait, subjectivement ou objectivement, un élément d’auto‑incrimination, l’art. 13 s’applique et toutes les allusions à ce témoignage sont interdites, même à la seule fin d’attaquer la crédibilité de l’accusé. À mon avis, l’application de l’arrêt Kuldip se limite aux cas où la mention du témoignage antérieur vise exclusivement à attaquer la crédibilité et ne comporte aucun autre risque d’incrimination. En d’autres termes, on permettrait le contre-interrogatoire lorsqu’il est impossible que le jury puisse utiliser le contenu du témoignage antérieur pour inférer la culpabilité de l’accusé, sauf dans la mesure où la constatation que l’accusé a menti sous serment pourrait nuire à sa défense.

55 Comme l’illustre le présent pourvoi, il en est ainsi en partie parce que, compte tenu de la nature même d’un contre‑interrogatoire sur un aveu de culpabilité antérieur, c’est trop demander au jury que de faire abstraction du contenu de cet aveu, plus particulièrement lorsqu’il a été fait sous serment dans une procédure judiciaire antérieure. Ce n’est pas du tout la même chose que de demander au jury de faire abstraction du contenu compromettant d’un casier judiciaire antérieur à titre de preuve de mauvaise moralité ou de prédisposition à commettre l’infraction. Ce qui, à mon avis, est déjà assez délicat. Cependant, même après avoir reçu les directives les plus sévères et les plus précises, il est fort probable que le jury ne fera pas abstraction du contenu du témoignage antérieur incriminant. En toute franchise, dans un cas comme celui qui nous occupe, le jury serait en droit de douter d’avoir bien compris cette distinction, en supposant que tous les jurés en aient bien saisi la signification. On leur a dit essentiellement qu’ils pouvaient utiliser, à titre de preuve incriminante, les nombreuses déclarations que l’accusé avait faites à la police, mais qu’ils ne pouvaient utiliser, au même titre, le témoignage que l’accusé a rendu sous serment devant un tribunal. On pourrait pardonner au jury de croire qu’il a peut-être mal compris les directives, à moins qu’elles soient accompagnées d’une longue explication quant à leur raison d’être et à leur objet. Et même alors, je reconnais, à l’instar du juge Fish, que ce serait demander l’impossible.

56 Je ne mets pas en doute la capacité du jury de faire le tri des éléments d’une preuve complexe et d’en cerner les utilisations permises. Notre Cour a toujours exprimé sa confiance dans l’institution du jury (voir par exemple l’arrêt Corbett, précité). C’est sur cette confiance dans l’intelligence et le bon sens des jurés que reposait ma dissidence dans l’arrêt R. c. Cinous, [2002] 2 R.C.S. 3, 2002 CSC 29. Toutefois, il existe des cas où la gymnastique intellectuelle requise du jury est à première vue absurde. À mon avis, c’est le cas en l’espèce. En effet, même le juge du procès dans la présente affaire, qui commandait des directives restrictives, s’est embrouillé quant à l’utilisation appropriée du témoignage antérieur lorsqu’il a parlé en présence du jury du « double objectif » du contre‑interrogatoire : attaquer la crédibilité de l’appelant et tenter d’obtenir des aveux de sa part. C’est également en partie pourquoi les confessions exclues en common law par application de la règle du caractère volontaire ou en vertu du par. 24(2) de la Charte ne peuvent être produites dans le seul but de miner la crédibilité de l’accusé qui témoigne et nie sa culpabilité. (Voir R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660; R. c. Monette, [1956] R.C.S. 400, p. 402.)

57 Bien qu’elle ait insisté au fil des ans pour que les jurés soient mis au courant de la preuve la plus complète possible, notre Cour a aussi reconnu la nécessité d’exclure un élément de preuve au besoin, lorsque l’effet préjudiciable découlant de son utilisation en éclipserait la valeur probante. Elle l’a déclaré expressément dans l’arrêt Corbett, précité. Le pouvoir discrétionnaire de refuser, dans les cas opportuns, d’autoriser un contre‑interrogatoire portant sur des condamnations antérieures traduit le souci premier de ne pas soumettre certains éléments de preuve au jury lorsque le risque qu’ils soient mal utilisés est démesuré. Outre le risque d’une mauvaise utilisation, il est dans l’intérêt légitime de la société que les garanties constitutionnelles comme celle édictée à l’art. 13 de la Charte ne soient pas vidées de leur contenu.

58 Certains seront d’avis que l’art. 13 de la Charte, quelle qu’en soit la portée, fait obstacle au processus de recherche de la vérité. Toutefois, notre système de justice pénale n’a jamais permis la recherche de la vérité à tout prix et par tout moyen. C’est le vice‑chancelier Sir J. L. Knight Bruce qui a le mieux résumé ce principe dans l’énoncé classique qui suit :

[traduction] Les cours de justice ont sans contredit pour principal objectif la recherche, la défense et la découverte de la vérité; mais tous les moyens ne leur sont pas permis — et ne devraient pas leur être permis — pour réaliser cet objectif, si valable et important soit-il; elles ne peuvent chercher honorablement à l’atteindre sans faire preuve de modération, au prix de l’injustice ou par des moyens inéquitables. [. . .] La vérité est comme toute bonne chose : parfois on la chérit à l’excès, on la recherche trop ardemment, on la paie trop cher. [Pearse c. Pearse (1846), 1 De G. & Sm. 12, 63 E.R. 950, p. 957]

59 Sous cet angle, l’interdiction de faire quelque allusion que ce soit à un témoignage antérieur incriminant traduit également un principe plus fondamental qui est de l’essence de l’art. 13. Ce principe est un compromis entre, d’une part, le droit de l’État de contraindre une personne, sous la menace des sanctions de la loi, à témoigner sous serment, en public, devant un tribunal et, d’autre part, l’obligation de l’État d’établir sa preuve sans le témoignage auto‑incriminant forcé de l’accusé. Ce compromis, exprimé dans l’art. 13 de la Charte, constitue un élément essentiel de l’administration de la justice que les tribunaux doivent protéger et préserver. La situation exceptionnelle en cause dans Kuldip, précité, est la seule dans laquelle le tribunal devrait être convaincu qu’il n’y a pas eu désaveu ou non-respect des conditions en vertu desquelles le témoin, maintenant accusé, a décidé d’offrir le témoignage susceptible de lui nuire plutôt que d’encourir l’autre sanction possible, c’est-à-dire d’être condamné pour outrage au tribunal. Cette conclusion n’est pas fondée sur un manque de confiance envers les jurés. Elle tient au fait qu’il serait à la fois absurde à première vue de demander aux jurés de ne pas tenir compte d’un aveu fait sous serment et injuste de leur permettre d’y donner suite.

B. Le contre‑interrogatoire sur la connaissance de la loi

60 J’aimerais formuler une dernière remarque sur l’art. 13. L’appelant allègue que, lors de son contre‑interrogatoire, aucune allusion n’aurait dû être faite à sa connaissance de la protection légale et constitutionnelle que lui offrent, respectivement, l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada et l’art. 13 de la Charte. Je suis d’accord. Dans les rares circonstances où il sera permis de contre‑interroger un accusé relativement à son témoignage antérieur, le contre‑interrogatoire ne visera que sa crédibilité. Je ne vois aucun motif de ne pas appliquer en l’espèce le raisonnement suivi par notre Cour dans l’arrêt R. c. Jabarianha, [2001] 3 R.C.S. 430, 2001 CSC 75. Essentiellement, qu’on interroge le témoin sur sa connaissance éventuelle du droit au moment où il témoigne pour la première fois ou au moment de son témoignage contradictoire à une autre occasion, on ne sait pas vraiment ce qu’il faut inférer de la perception qu’a le témoin de la protection légale dont il peut se prévaloir. Par exemple, dans l’affaire Jabarianha, la poursuite prétendait que le témoin avait menti en affirmant dans son témoignage que c’était lui, et non l’accusé, qui était l’auteur de l’infraction et qu’il savait qu’il pouvait impunément faire un faux aveu grâce à la protection que lui garantissait l’art. 13. En l’espèce, au contraire, le ministère public voulait faire reconnaître à l’appelant qu’il avait dit la vérité lorsqu’il s’était incriminé au procès de son frère parce qu’il savait pouvoir s’incriminer en toute impunité grâce à la protection que lui garantissait l’art. 13. Au‑delà des motifs convaincants exprimés dans l’arrêt Jabarianha à l’encontre d’un tel contre‑interrogatoire, il me semble que le fait que l’accusé soit au courant de la protection légale dont il bénéficie ne permet tout simplement pas de tirer une inférence quant à la véracité ou à la fausseté de son témoignage. Ces questions n’auraient pas dû être permises en l’espèce.

C. Les autres motifs d’appel

61 Les parties ont reconnu que les directives du juge du procès sur le doute raisonnable n’étaient pas conformes à l’arrêt Lifchus, précité, de notre Cour. Le juge du procès aurait plus particulièrement commis, dans son exposé au jury, des erreurs semblables à celles dont il était question dans les arrêts R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40, et R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, 2000 CSC 56. Puisqu’un nouveau procès sera tenu en conséquence de la question fondée sur l’art. 13, il n’est pas nécessaire de décider si ces directives étaient suffisamment viciées pour exiger la tenue d’un nouveau procès pour ce seul motif.

62 En ce qui concerne la façon dont le juge du procès a traité la preuve d’expert, j’estime que ses directives ne comportaient pas de lacunes suffisantes pour être considérées comme des directives erronées.

VI. Conclusion

63 Pour ces motifs, le pourvoi est accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel est annulé et un nouveau procès est ordonné.

Version française des motifs rendus par

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) —

I. Introduction

64 La vérité est essentielle à la justice. Le droit relatif au privilège de ne pas s’incriminer vise à les promouvoir toutes deux en favorisant la recherche de la vérité. L’interprétation nuancée qu’a adoptée le juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, a permis à mon avis d’atteindre ce résultat tout en préservant le privilège fondamental de ne pas s’incriminer. L’arrêt Kuldip est le droit au pays depuis 12 ans. Aucun argument convaincant n’a été apporté de nature à indiquer qu’un aspect quelconque de l’arrêt Kuldip serait erroné. De surcroît, ni les juges majoritaires ni le juge dissident de la Cour d’appel en l’espèce, non plus d’ailleurs que les parties à l’instance, n’ont soulevé la question du renversement de l’arrêt Kuldip sous quelque aspect que ce soit. Malgré cela, ma collègue renverse en fait certains aspects de l’arrêt Kuldip. J’inscris ma dissidence.

II. Les faits

65 Dans le présent pourvoi, l’appelant est accusé du meurtre d’Éric Arpin, un garçon de neuf ans qui a été tué dans le sous‑sol de la résidence de l’appelant. On allègue que le frère de l’appelant, Serge Noël, a tué le garçon pendant que l’appelant lui tenait les jambes. Certains éléments de preuve portent à croire que l’appelant et Serge se sont tous deux livrés à certains actes sexuels sur la victime avant son décès.

66 Serge a été accusé de meurtre. Comme les juges majoritaires de la Cour d’appel l’ont signalé, l’appelant a été assigné comme témoin à charge au procès de Serge. Témoignant sous serment, l’appelant s’est incriminé relativement au meurtre de la victime. À son propre procès pour meurtre, l’appelant a choisi de témoigner pour sa défense et, ce faisant, a relaté une version quelque peu différente de celle qu’il avait donnée sous serment au procès de Serge. En contre‑interrogatoire, le ministère public a cherché à miner la crédibilité de l’appelant en renvoyant à son témoignage antérieur. L’appelant a été déclaré coupable. En appel, la majorité (2-1) de la Cour d’appel a confirmé la déclaration de culpabilité. Nous sommes saisis en l’espèce d’un pourvoi de plein droit en raison de la dissidence exprimée en Cour d’appel. Cette dissidence est fondée sur trois questions qui sont exposées et analysées ci‑dessous.

III. Les questions en litige

67 À l’instar du juge Arbour, je traiterai de ces trois questions dans l’ordre suivant :

(A) Le contre‑interrogatoire de l’appelant était‑il illégal ou irrégulier?

(B) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans ses directives quant au fardeau de preuve que le jury était tenu d’appliquer?

(C) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en omettant de donner au jury des directives appropriées sur la manière dont il devait examiner la preuve d’expert?

IV. Analyse

A. Le contre‑interrogatoire

(1) La Cour d’appel du Québec, [2001] R.J.Q. 1464

68 Cette question a été examinée en détail tant par les juges majoritaires que par le juge dissident de la Cour d’appel du Québec.

a) La décision majoritaire (les juges Proulx et Chamberland)

69 La Cour d’appel a conclu à la majorité que le ministère public avait mené son contre‑interrogatoire de façon régulière. Les juges majoritaires ont estimé que les questions posées par le ministère public visaient à attaquer la crédibilité de l’appelant. Ils ont également reconnu qu’il existait une distinction ténue entre le fait de se servir d’un élément de preuve pour miner la crédibilité de l’accusé et le fait de s’en servir pour incriminer l’accusé. En dépit de cette difficulté, ce type de contre‑interrogatoire est permis, selon eux, à en juger par les décisions émanant de notre Cour (en particulier l’arrêt Kuldip, précité), dans la mesure où les jurés reçoivent des directives appropriées sur la façon dont il convient de se servir de cette preuve. Ils ont statué que le jury était à même de faire la distinction qui s’imposait, compte tenu des directives du juge du procès. Quant aux questions sur ce que l’appelant savait sur la nature de ses droits comme témoin, les juges majoritaires ont déclaré qu’elles n’avaient pas indûment influencé le jury étant donné le peu de questions à ce sujet lors du long contre‑interrogatoire, axé presque exclusivement sur les déclarations antérieures incompatibles.

b) La dissidence (le juge Fish)

70 En ce qui concerne le contre‑interrogatoire mené par le ministère public, le juge Fish a reconnu (au par. 180) qu’il était permis, à condition que ce soit à la seule fin de miner la crédibilité de l’accusé : un témoignage antérieur ne peut servir à incriminer l’accusé. Le juge Fish a invoqué l’arrêt Kuldip à l’appui de ce principe de droit. Il a conclu que le contre‑interrogatoire du ministère public avait pris une tournure incriminante et qu’il était de ce fait inacceptable. Le juge Fish a porté une attention toute particulière à un extrait de 40 pages tiré du dossier dans lequel, allègue‑t‑on, le substitut du procureur général a tout simplement lu page par page le témoignage donné au premier procès. On a mis un terme à cette lecture lorsque l’avocat de la défense s’est élevé contre cette façon de faire. De cela et d’autres extraits tirés de la transcription, le juge Fish a conclu que le ministère public était allé trop loin avec son contre‑interrogatoire en tentant de soutirer à l’appelant des aveux selon lesquels ce qu’il avait dit au procès de son frère était vrai. Le juge Fish a estimé qu’aucune directive au jury n’aurait pu sauver ce contre‑interrogatoire.

(2) Historique et objectif des lois en matière d’auto‑incrimination

71 La meilleure façon de comprendre le droit régissant les limites acceptables d’un contre‑interrogatoire sur un témoignage antérieur consiste à le placer dans son contexte historique et comparatif. Je me pencherai sur ce contexte dans le cadre de mon analyse de la jurisprudence contemporaine au Canada à ce sujet.

72 Le droit en matière d’auto‑incrimination est exposé de façon générale dans deux dispositions. La première d’entre elles, soit l’art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, est libellée comme suit :

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

La seconde disposition, soit l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5 (ci‑après la « LPC »), prévoit quant à elle :

5. (1) Nul témoin n’est exempté de répondre à une question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l’incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit.

(2) Lorsque, relativement à une question, un témoin s’oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l’incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi ou toute loi provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors, bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d’une loi provinciale forcé de répondre, sa réponse ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui dans une instruction ou procédure pénale exercée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage ou pour témoignage contradictoire.

L’article 5 de la LPC existe dans toutes les provinces sous une forme similaire à celle du régime fédéral.

a) L’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada

73 Alors que l’art. 13 de la Charte n’est en vigueur que depuis une vingtaine d’années, l’art. 5 de la LPC a des racines plus profondes en droit canadien. L’article 5 est apparu pour la première fois en 1893, sous la forme de l’art. 5 de l’Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1893, ch. 31. L’article était rédigé en ces termes :

5. Personne ne sera exempté de répondre à aucune question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l’incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une poursuite civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit; néanmoins, nul témoignage ainsi rendu ne pourra être utilisé ou ne sera admissible comme preuve contre cette personne dans aucune poursuite criminelle intentée ensuite contre elle, sauf dans une poursuite pour parjure commis en rendant ce témoignage.

Cet article a remplacé l’ancien privilège de common law de ne pas s’incriminer qui permettait à un témoin d’invoquer, dans toute procédure, son privilège de garder le silence. En common law, le témoin ne pouvait être contraint de témoigner dans quelque procédure que ce soit. La version originelle de l’art. 5 a substitué à ce privilège une disposition forçant le témoin à déposer. En échange de la perte du privilège de garder le silence, le témoin obtenait la garantie que son témoignage ne serait pas utilisé contre lui dans toute autre poursuite criminelle sauf, comme je vais le démontrer, dans certaines circonstances.

74 Lors des débats de la Chambre des communes sur la version originelle de l’art. 5, le ministre de la Justice a retenu l’idée générale que cet article visait à mettre le témoin à l’abri des questions « qui tendent à l’incriminer » : Débats de la Chambre des communes, vol. XXXVI, 3e sess., 7e lég., 3 mars 1893, p. 1513 (Sir John Thompson). S’affichant en faveur du libellé de l’ancien art. 5, l’honorable David Mills a dit, à la p. 1515 :

Le seul changement qu’il y ait, c’est qu’une personne est forcée de rendre un témoignage qui peut être de nature à l’incriminer, mais elle ne peut être incriminée, en agissant ainsi. [Je souligne.]

Ces commentaires manifestent l’intention claire du législateur que l’art. 5 a pour but de mettre les témoins à l’abri de l’utilisation incriminante subséquente de leur témoignage forcé. « Être incriminé » signifie être incriminé dans une procédure subséquente. Sur le plan de la logique, il ne découle pas de l’interdiction contre l’utilisation « incriminante » subséquente que l’art. 5 comporte une interdiction contre toute utilisation du témoignage, incriminant ou non.

75 Cette affirmation, qui va de soi, explique une composante de l’art. 5 qu’oublient souvent ceux qui étendraient l’interdiction à tout type d’utilisation subséquente du témoignage. Ceux qui prétendent que l’art. 5 vise à empêcher toute utilisation subséquente du témoignage à quelque fin que ce soit se fondent exclusivement sur certains termes de l’ancien art. 5 qui survivent à ce jour. Ce libellé apparemment catégorique indique que « [la] réponse [du témoin] ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui ». Sur le plan de l’interprétation des lois, pareille représentation du sens de l’art. 5 ne tient pas compte de la condition, prévue au par. 5(2), que le témoin ne peut réclamer la protection de l’art. 5 que si son témoignage « pourrait tendre à l’incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile ». Ce renvoi à la notion d’incrimination se veut sans aucun doute un renvoi à l’utilisation incriminante du témoignage dans des procédures subséquentes. Il va de soi qu’une personne appelée à témoigner dans une instance au terme de laquelle elle ne risque pas de s’incriminer ou d’établir sa responsabilité ne craint pas de s’incriminer ou d’établir sa responsabilité dans cette instance. Prenons l’exemple suivant : puisqu’il n’a pas été accusé de meurtre, un simple témoin appelé à déposer au procès d’un ami accusé de meurtre ne craint pas d’être déclaré coupable de meurtre dans l’instance mettant en cause son ami. La crainte que pourrait avoir le témoin n’a trait qu’à la possibilité de se voir subséquemment incriminé ou tenu responsable. C’est précisément cette crainte qu’a tenté de dissiper le législateur lorsqu’il a décidé initialement d’accorder la protection contre l’auto‑incrimination. Interprété comme il se doit, l’objet de l’art. 5 se rattache de façon inéluctable à l’incrimination. L’utilisation incriminante subséquente de la preuve est strictement interdite.

76 Curieusement, la version originelle de l’art. 5 comportait une ambiguïté quant à savoir si le témoin devait revendiquer le droit conféré par cet article afin de pouvoir en bénéficier (comme c’était le cas pour le privilège de common law). Dans les premières décisions émanant de l’Ontario, on a statué, qu’en l’absence d’un libellé dans le texte de loi exigeant que le témoin revendique le droit conféré par l’art. 5, ce droit existait peu importe que le témoin l’ait revendiqué ou non : voir, par exemple, R. c. Hendershott (1895), 26 O.R. 678 (H.C.), et R. c. Hammond (1898), 29 O.R. 211 (C. div.). En 1898, le législateur a apporté des modifications à l’art. 5 pour exiger que les témoins revendiquent le droit en question au cours de la procédure initiale afin de pouvoir en bénéficier subséquemment : voir Acte modifiant l’Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1898, ch. 53. C’est cette version modifiée de l’art. 5 qui, à quelques différences près, survit à ce jour.

77 Malgré le fait que l’art. 5 ait été en vigueur depuis près de cent ans avant l’arrêt rendu par notre Cour dans Kuldip, précité, il appert qu’aucune décision publiée avant le prononcé de cet arrêt n’a porté sur la question de savoir si on peut opposer à un témoin son témoignage antérieur en vue de miner sa crédibilité. Dans l’arrêt R. c. Wilmot, [1940] 2 W.W.R. 401 (C.S. Alb., Div. app.), le juge en chef Harvey a écrit dans sa dissidence [TRADUCTION] « [qu’]un accusé ne peut être contredit sur son témoignage rendu conformément aux conditions prescrites, ni même contre‑interrogé à ce sujet » (p. 414). Ce commentaire peut être interprété comme laissant entendre que l’art. 5 de la LPC confère une immunité générale contre l’utilisation subséquente du témoignage donné sous la protection de la loi. Toutefois, l’arrêt Wilmot ne traitait nullement de la distinction entre l’utilisation acceptable et l’utilisation inacceptable du témoignage, et il serait erroné de conférer à ces termes un caractère déterminant sur la question. En vérité, dans aucune des décisions sur lesquelles ma collègue s’appuie pour étayer sa thèse que l’art. 5 prévoit une immunité absolue contre l’utilisation d’un témoignage, le ministère public n’avait tenté de faire admettre en preuve le témoignage de l’accusé pour en attaquer la crédibilité.

78 En définitive, dans aucune décision antérieure à l’arrêt Kuldip (et à ses prédécesseurs immédiats), n’a‑t‑on tenté de distinguer les utilisations légitimes des déclarations antérieures faites sous la protection de l’art. 5 de celles qui sont illégitimes. En fait, à ma connaissance, le présent pourvoi est le premier dans lequel il est question d’un avocat qui a tenté d’attaquer la crédibilité d’un accusé en se servant du témoignage que celui‑ci avait offert sous la protection de la LPC. L’absence de précédent est surprenante, compte tenu du libellé de l’art. 5 et des commentaires de députés portant que cette disposition vise à mettre le témoin à l’abri de l’utilisation incriminante de son témoignage, par opposition à tout autre type d’utilisation.

b) L’article 13 de la Charte

79 Quoiqu’ils portent principalement sur l’art. 5 de la LPC, les commentaires exprimés précédemment valent également pour l’art. 13 de la Charte. En fait, l’art. 13 délimite de façon plus explicite les deux fins auxquelles le témoignage antérieur peut servir, que ce soit pour incriminer le témoin (ce qui est interdit) ou pour attaquer sa crédibilité (ce qui est permis). Le droit que confère l’art. 13 consiste « [en] ce qu’aucun témoignage incriminant qu[e le témoin] donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures » (je souligne). Il n’y a là aucune interdiction contre l’utilisation du témoignage d’une manière qui n’incrimine pas le témoin, par exemple par la mise en doute de sa crédibilité.

80 Malheureusement, la transcription du Comité spécial mixte sur la Constitution du Canada révèle l’absence de discussion sur les fins acceptables auxquelles le témoignage visé par l’art. 13 pourrait servir. Découlant de la création de l’art. 13, la question de l’étendue de la protection qu’offre cet article par rapport à celle qu’offre l’art. 5 de la LPC a fait l’objet de nombreux débats. Par exemple, un auteur a observé que les tribunaux accorderaient aux témoins la protection découlant de l’art. 5 en l’absence d’une décision sur le caractère incriminant du témoignage au moment où il a été rendu : voir F. Maczko, « Charter of Rights : Section 13 » (1982), U.B.C. L. Rev. (Charter ed.) 213, p. 219. L’auteur souligne qu’on pourrait interpréter l’art. 13 de manière à forcer le tribunal saisi de la seconde procédure à déterminer si le témoignage était de nature inculpatoire ou disculpatoire au moment où il a été rendu. Pareille interprétation, fait valoir l’auteur, aurait pour effet d’accorder au témoin une moins grande protection sous l’art. 13 que sous l’art. 5.

81 On pourrait en dire autant (et cela a été le cas) de l’interaction entre les art. 5 et 13 quant au droit de contre‑interroger des témoins sur des questions touchant leur crédibilité. Certains commentateurs estiment que le libellé différent des deux articles milite en faveur d’une forme de protection différente. La Charte, soutient‑on, crée une distinction explicite entre des déclarations incriminantes et des déclarations non incriminantes, alors que ce n’est pas le cas de la LPC. Partant, certains considèrent que la Charte offre un degré moindre de protection en ce qui concerne les témoignages antérieurs. Cette situation est intrinsèquement injuste en ce qu’elle accorde une protection absolue à ceux qui la revendiquent, alors que ceux qui ne la réclament pas ne bénéficient que d’une protection atténuée. Le caractère intrinsèquement injuste du fait d’accorder un degré différent de protection est d’autant plus surprenant lorsque l’on tient compte du fait, mentionné par le juge Arbour, que la plupart des témoins se présentent en cour sans bénéficier des conseils d’un avocat. À mon sens, il est manifestement injuste d’accorder une immunité absolue contre l’utilisation d’un témoignage seulement aux témoins qui peuvent s’offrir les services d’un avocat qui leur conseillera de revendiquer la protection de la LPC, ou encore aux témoins suffisamment intelligents ou chanceux pour le faire d’eux‑mêmes. Je note que le juge d’appel Martin a retenu cet argument dans l’arrêt R. c. Kuldip (1988), 40 C.C.C. (3d) 11 (C.A. Ont.). Pour résoudre cette difficulté apparente, le juge Martin a déclaré que l’art. 13 créait une interdiction absolue contre toute utilisation subséquente du témoignage.

82 Comme mes commentaires précédents l’attestent, donner aux art. 5 et 13 une interprétation différente quant à l’étendue de la protection qu’ils accordent ne rend pas justice au libellé des deux articles, ni aux objectifs qui sous‑tendent leur promulgation. Qui plus est, comme nous le verrons plus loin, notre Cour a déjà reconnu dans l’arrêt Kuldip, précité, que ces deux articles offraient une protection identique.

(3) Principes généraux de la preuve — La recherche de la vérité

83 Cette interprétation des art. 5 et 13 est compatible avec les principes généraux exprimés dans les règles de preuve applicables au processus criminel qui est le nôtre. Dans deux articles dignes de mention, on a procédé à une analyse approfondie de l’objet des règles de preuve : voir D. M. Paciocco, « Evidence About Guilt : Balancing the Rights of the Individual and Society in Matters of Truth and Proof » (2001), 80 R. du B. can. 433, et R. C. C. Peck, « The Adversarial System : A Qualified Search for the Truth » (2001), 80 R. du B. can. 456. Dans le premier article, Paciocco fait observer, à bon droit il me semble, que [TRADUCTION] « le critère premier dans l’appréciation de la valeur des règles de preuve est la mesure dans laquelle ces règles facilitent la recherche de la vérité » (p. 436). Paciocco poursuit en faisant mention de deux arrêts dans lesquels notre Cour a adhéré à cette recherche de la vérité. Dans l’arrêt R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, j’ai déclaré à la p. 483 que « [l]e processus judiciaire a pour but la recherche de la vérité ». Trois ans plus tard, le juge Cory a souligné dans l’arrêt R. c. Nikolovski, [1996] 3 R.C.S. 1197, que « [l]’objectif ultime d’un procès, criminel ou civil, doit être la recherche et la découverte de la vérité » (par. 13).

84 Je me suis prononcée à d’autres occasions sur les objectifs et les buts que doit servir le système de justice pénale. Les commentaires que j’ai formulés dans l’arrêt R. c. Howard, [1989] 1 R.C.S. 1337, p. 1360, demeurent pertinents à ce jour :

On ne saurait trop insister sur le devoir des cours de justice de faire ressortir la vérité. La juste détermination de la culpabilité ou de l’innocence est un des attributs les plus fondamentaux de l’administration de la justice pénale. Les fins du processus criminel ne sauraient être atteintes si les procès devaient reposer sur des hypothèses totalement divorcées de la réalité. Si on ne devait pas se soucier de faire éclater la vérité dans les cours de justice, le public perdrait vite confiance dans le pouvoir judiciaire, le droit et l’administration de la justice. Bien que le droit de la preuve en matière pénale exclue souvent des éléments de preuve pertinents afin de préserver l’intégrité du processus judiciaire, il est difficile d’admettre que les tribunaux puissent jamais rendre la justice en se fondant volontairement sur des faits inexacts.

85 Plus récemment dans l’arrêt R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40, j’ai tenu les propos suivants (au par. 31) :

Notre Cour a adopté, à l’égard des règles de preuve, une attitude plus souple qui indique qu’elle est « particulièrement sensibl[e] à la nécessité de recevoir une preuve d’une valeur probante réelle en l’absence d’autres considérations dominantes » : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 623. Dans le contexte particulier de la preuve par ouï‑dire, le juge en chef Lamer, s’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité dans l’arrêt Smith, précité, à la p. 932, a expliqué que « [l]’évolution vers une conception souple est motivée par le fait qu’on s’est rendu compte qu’en règle générale la preuve qui est fiable ne devrait pas être exclue simplement parce qu’elle ne peut être vérifiée au moyen d’un contre‑interrogatoire. » Notre motivation à réformer les règles de preuve a été de « véritablement tent[er] de faire en sorte que les éléments de preuve pertinents et probants soient présentés au juge des faits et ce, afin de favoriser la recherche de la vérité » : Levogiannis, précité, à la p. 487. Ces principes doivent guider tous nos efforts de réforme en matière de preuve.

Je continue à croire fermement que ces principes doivent guider notre Cour dans ses délibérations en matière de preuve, y compris sur les questions qui portent sur le sens à donner aux art. 5 et 13. Empêcher le jury d’entendre une preuve qui va au cœur de la crédibilité de l’accusé au motif que le jury est incapable de s’en servir judicieusement à cette fin légitime constituerait à mon avis un obstacle de plus, à la fois injustifié et injuste, à la découverte de la vérité. Je ferai état plus clairement de ce sujet de préoccupation dans les commentaires que j’exprimerai plus loin au sujet du rôle du jury.

86 Dans l’article « The Adversarial System : A Qualified Search for the Truth », loc. cit., l’auteur défend vigoureusement la notion que la recherche de la vérité doit être atténuée dans des cas appropriés lorsque d’autres principes plus importants entrent en ligne de compte. Dans l’application de ses règles de preuve, notre Cour doit, parfois au détriment d’un accès intégral à la vérité, tendre vers les objectifs louables qui consistent à assurer le caractère équitable du procès de l’accusé, à empêcher l’inconduite policière et à maintenir l’intégrité de l’administration de la justice. Cependant, lorsque ces objectifs sont atteints, la recherche de la vérité doit à mon avis l’emporter sur les autres considérations.

87 Quant aux art. 5 de la LPC et 13 de la Charte, ils contribuent en grande partie à faire ressortir la vérité. Un témoin potentiel qui autrement s’abstiendrait de dire la vérité par crainte de subir une sanction subséquente peut témoigner librement en sachant fort bien que son témoignage ne servira pas à l’incriminer. Le présent pourvoi en est un exemple convaincant. Il est fort peu probable que, sans la protection que lui accorde la loi, l’appelant se serait empressé de témoigner au procès de son frère comme il l’a fait. Une disposition qui incite ainsi le témoin à dire la vérité sert par conséquent les objectifs fondamentaux que sont la recherche et l’atteinte de cette vérité. En ce sens, les commentaires de ma collègue selon lesquels le témoin conclut en quelque sorte un marché s’avèrent particulièrement judicieux. En échange de sa déposition, le ministère public offre au témoin une contrepartie : le témoignage qu’il rendra ne servira pas à l’incriminer. La crainte du témoin de se voir subséquemment incriminé, qui le pousse à ne pas prêter son concours au juge des faits dans la recherche de la vérité, se trouve ainsi dissipée. En l’absence de cette crainte, la preuve est présentée et la vérité est mieux déterminée.

(4) Le rôle du jury dans le processus criminel

88 Dans un cas comme celui‑ci où se posent des questions fondamentales liées à la vérité, à la culpabilité et à la crédibilité, on doit garder à l’esprit le rôle que le jury est appelé et doit être appelé à jouer, au sein du système de justice pénale. À mon avis, l’opinion du juge Arbour remet en question la capacité du jury de s’acquitter de ses obligations en tant qu’arbitre final des faits et de la vérité.

89 Lorsqu’à la fin des années 70 et au début des années 80, la Commission de réforme du droit du Canada a entrepris de revoir l’état du droit sur la formation du jury, les directives au jury et d’autres aspects du système du jury, elle devait tout d’abord tirer certaines conclusions sur le bien‑fondé du maintien même de l’institution du jury au sein du régime de justice pénale. Dans son document de travail de 1980, la Commission énonce sans équivoque son point de vue :

La Commission pour sa part est convaincue que l’institution du jury remplit un certain nombre de fonctions utiles dans notre régime de justice pénale. Elle croit également que son opinion sur les mérites du système du jury est partagée par le public canadien, par les juges au Canada et par les jurés eux‑mêmes.

. . .

Un [. . .] sondage, effectué auprès de jurés canadiens, a révélé que les plus ardents partisans du système du jury sont précisément ceux qui sont peut‑être le mieux placés pour juger de sa valeur, soit les jurés eux‑mêmes. Quatre‑vingt‑seize (96) pour cent des jurés qui ont répondu à notre enquête se sont montrés favorables, dans l’ensemble, au procès par jury.

Ces études nous ont amené à conclure à la nécessité de maintenir l’institution du jury.

(Commission de réforme du droit du Canada, Document de travail 27, Le jury en droit pénal (1980), p. 2)

La Commission poursuit en soulignant, à la p. 6, qu’on doit estimer le jury apte à juger correctement des faits en litige :

. . . certains auteurs ont écrit que l’argument le plus fort en faveur du maintien du jury était sa supériorité sur le juge lui‑même dans l’arbitrage des faits. Ainsi, Lord du Parcq a affirmé que « lorsqu’il faut trancher des questions de fait, aucun tribunal ne vaut un jury ». [H. Du Parcq, Aspects of the Law (1948), p. 10] Lord Halsbury a écrit que : « règle générale, le jury a plus souvent raison que les juges ». [(1903), 38 Law Journal 469] On a même prétendu que le système du jury était « meilleur pour découvrir la vérité que tout autre système au monde ». [« The Changing Role of the Jury in the Nineteenth Century » (1964), 74 Yale L.J. 170, p. 172, n. 8]

La Commission expose par la suite les motifs pour lesquels elle affirme que le jury constitue le meilleur arbitre des faits, renvoyant à plusieurs études démontrant que les jurés fondent leurs décisions sur un examen approfondi du dossier et qu’ils sont, règle générale, fort aptes à comprendre le litige dont ils sont saisis. Je ne souhaite pas m’attarder davantage sur cette preuve empirique, puisque notre Cour ne dispose dans le présent pourvoi d’aucune preuve de cette nature. Qu’il suffise de retenir que la Commission de réforme du droit a entrepris un tel examen et qu’elle est arrivée à la conclusion que l’institution du jury devait être maintenue, non pas parce qu’il s’agit d’un moindre mal, mais bien parce qu’on estime que le jury constitue le meilleur arbitre de la vérité et de la preuve. Dans son rapport subséquent, la Commission a réitéré que toute réforme de l’institution du jury ne devrait pas aller jusqu’à en modifier l’essence ou l’éliminer complètement : Commission de réforme du droit du Canada, 16e Rapport, Le jury (1982), p. 5-6.

90 Compte tenu de l’évaluation de la Commission et de sa confirmation du rôle du jury comme un organe tout à fait apte à discerner la vérité à partir des faits dont il dispose, et vu que le législateur n’a pas cru bon d’abolir l’institution du jury au Canada, il n’est pas opportun que notre Cour fonde sa décision sur une conception erronée du jury voulant qu’il soit un organe incapable d’utiliser à bon escient des éléments de preuve difficiles. En l’espèce, notre Cour ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à démontrer que les jurés ne sont généralement pas en mesure de se servir judicieusement des témoignages antérieurs. En l’absence d’une telle preuve, il n’apparaît pas y avoir un besoin urgent de modifier en profondeur le droit de la preuve de manière à exclure systématiquement toute une série de déclarations antérieures incompatibles faites au cours d’un témoignage. Je réitère qu’il faut d’abord démontrer que le jury est, en tant qu’institution, foncièrement incapable d’utiliser cette preuve à bon escient avant de procéder à un changement aussi radical.

91 En outre, j’estime que l’élimination d’une portion considérable d’éléments de preuve qui vont au cœur de la crédibilité d’un témoin ne reflète pas l’état du droit, compte tenu des principes que notre Cour a déjà énoncés en matière de preuve relative à un procès devant jury. Dans l’arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, la Cour suprême était saisie d’une contestation constitutionnelle visant le par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, ch. E‑10. Il était possible, aux termes de cette disposition, de contre‑interroger des accusés au sujet de leurs condamnations antérieures. Notre Cour a reconnu l’effet préjudiciable découlant de l’admission d’une telle preuve, soit celui d’imprégner l’esprit des jurés de la notion que les condamnations antérieures revêtent un caractère déterminant quant à la culpabilité de l’accusé à l’instance. Notre Cour a cependant reconnu qu’il était utile de porter à la connaissance du jury ces condamnations antérieures étant donné qu’elles pouvaient servir à miner la crédibilité de l’accusé.

92 La reconnaissance, dans l’arrêt Corbett, de la double fin que sert l’admission d’une telle preuve (l’une légitime, l’autre préjudiciable) n’a pas empêché notre Cour de statuer, aux p. 690-691, sous la plume du juge en chef Dickson, que le jury doit être exposé à une telle preuve, dans la mesure où il reçoit une mise en garde appropriée sur les fins auxquelles il peut l’utiliser :

Il y a peut‑être le risque que le jury, si on lui apprenait que l’accusé a un casier judiciaire, attache à ce fait plus d’importance qu’il ne le devrait. Cependant, la dissimulation du casier judiciaire d’un accusé qui témoigne prive le jury de renseignements se rapportant à sa crédibilité et crée un risque sérieux que le jury obtienne une description trompeuse de la situation.

À mon avis, la meilleure façon de réaliser l’équilibre et d’atténuer ces risques est de fournir au jury des renseignements complets, mais de lui donner, en même temps, des directives claires quant à l’usage limité qu’il doit faire de ces renseignements. Les règles qui imposent des restrictions aux renseignements pouvant être portés à la connaissance du juge des faits devraient être évitées sauf en dernier recours. Il vaut mieux s’en remettre au bon sens des jurés et leur donner tous les renseignements pertinents, à condition que ceux‑ci soient accompagnés de directives claires dans lesquelles le juge du procès précise les limites de leur valeur probante en droit.

Ces commentaires valent tout autant à l’égard des questions de droit dont notre Cour est saisie en l’espèce. Dans le présent pourvoi, l’admission en preuve du témoignage antérieur servira normalement à incriminer l’appelant et à miner sa crédibilité. La première fin comporte un caractère préjudiciable, alors que la dernière est à mon avis légitime. On devrait laisser au jury l’occasion d’utiliser ce type de preuve, sous réserve de directives appropriées lui enjoignant de ne pas se servir du témoignage antérieur de l’appelant pour l’incriminer. Il s’agit là de l’équilibre que l’art. 5 de la LPC et l’art. 13 de la Charte visent à atteindre.

93 Notre Cour devrait prendre ses distance avec les arguments militant en faveur de l’exclusion de la preuve au motif que le jury ne saurait qu’en faire. En effet, le juge Fish a affirmé qu’aucune directive au jury n’aurait pu rendre admissible ce type de preuve. Devant cette affirmation, les propos qu’a tenus notre ancien Juge en chef à la p. 692 de l’arrêt Corbett, précité, me paraissent très rassurants :

Selon moi, on aurait bien tort de trop insister sur le risque que le jury puisse faire mauvais usage de ladite preuve. En effet, une telle attitude pourrait nuire gravement à l’ensemble du système de jurys. Ce qui fait toute la force du jury, c’est que la question ultime de la culpabilité ou de l’innocence est tranchée par un groupe de citoyens ordinaires qui ne sont pas des juristes et qui apportent au processus judiciaire une saine mesure de bon sens. Le jury est évidemment tenu de respecter les principes de droit que lui explique le juge du procès. Les directives aux jurys sont souvent longues et ardues, mais l’expérience des juges confirme que les jurys s’acquittent de leurs obligations d’une manière conforme à la loi. Il faut donc se montrer très méfiant face à des arguments portant qu’il vaut mieux priver les jurés de renseignements pertinents que de tout leur divulguer en prenant bien soin d’expliquer les restrictions imposées à l’usage qu’ils peuvent faire de ces renseignements. Pourvu que le jury reçoive des directives claires quant à la façon dont il peut se servir ou ne pas se servir de la preuve de condamnations antérieures produite au cours du contre‑interrogatoire de l’accusé, on peut prétendre que le risque de mauvais usage cède le pas devant le risque beaucoup plus grave d’erreur qui surgirait si le jury était obligé de se prononcer à l’aveuglette sur la question en litige. [Souligné dans l’original.]

Ce principe est énoncé encore plus vigoureusement dans un extrait tiré de l’arrêt R. c. Lane (1969), 6 C.R.N.S. 273 (C.S. Ont.), p. 279, le juge Addy, et qui est cité dans l’arrêt Corbett, précité, p. 695 :

[traduction] . . . je ne crois pas qu’en tranchant une question de ce genre, on doit supposer que les jurés sont des crétins, tout à fait dénués d’intelligence et totalement incapables de comprendre une règle de preuve de ce type ou de la suivre. S’il en était ainsi, les jurys n’auraient aucune raison d’être et ce qui a été considéré depuis des siècles comme un bastion de notre système démocratique et une garantie de nos libertés fondamentales se révélerait purement illusoire.

94 Je suis également rassurée par le fait que, depuis des temps immémoriaux, notre Cour et toutes les cours au Canada ont permis aux avocats au procès d’opposer au témoin, en contre‑interrogatoire, ses déclarations antérieures incompatibles. La jurisprudence révèle clairement que pareilles déclarations sont admissibles aux fins de miner la crédibilité du témoin, mais inadmissibles à toute autre fin (tout particulièrement pour incriminer le témoin accusé). Selon la jurisprudence, on n’a jamais jugé inapproprié de saisir le jury de ces déclarations, sous réserve de directives appropriées du juge du procès sur la seule fin à laquelle le jury peut les utiliser. Les trois arrêts suivants émanant de notre Cour étayent cette proposition : voir Miller c. White (1889), 16 R.C.S. 445, p. 452-453, R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, le juge Major, et R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef). Dans aucun de ces arrêts ne s’est‑on soucié de la possibilité qu’en dépit de directives appropriées, le jury soit toujours incapable d’utiliser la preuve à bon escient. On s’écarterait de cette tendance jurisprudentielle en décidant que le jury ne peut être saisi d’un témoignage antérieur, qui est essentiellement une forme de déclaration antérieure, alors qu’il peut être saisi d’autres déclarations antérieures au procès. Si le jury est apte à utiliser à bon escient une forme de déclaration incompatible, qu’est‑ce qui le rend inapte à utiliser la déclaration antérieure incompatible faite au cours du procès?

(5) La jurisprudence récente de la Cour suprême

95 La jurisprudence de notre Cour sur l’utilisation des témoignages incriminants est compatible avec les principes énoncés précédemment.

96 Dans l’arrêt R. c. Dubois, [1985] 2 R.C.S. 350, l’appelant a témoigné à son premier procès et a été déclaré coupable. On a par la suite ordonné la tenue d’un nouveau procès dans le cadre duquel le ministère public a tenté de mettre en preuve des déclarations que l’appelant avait faites au cours de son premier procès. Le témoignage de l’appelant au premier procès ne bénéficiait pas de la protection de l’art. 5 de la LPC. La Cour suprême a été appelée à se prononcer sur la question de savoir si ce témoignage était inadmissible aux termes de l’art. 13 de la Charte.

97 S’exprimant au nom de la majorité, le juge Lamer, plus tard Juge en chef, a conclu à l’inadmissibilité du témoignage. Ce faisant, il a souligné le rapport intime qui existe entre le droit de ne pas s’incriminer soi‑même et le droit de ne pas être contraint à témoigner à son propre procès, consacré à l’al. 11c) de la Charte. L’article 13 et l’al. 11c) s’inscrivent dans le processus contradictoire par lequel il appartient au ministère public d’établir une preuve à charge contre l’accusé sans l’aide de celui‑ci. Notre Cour a statué que l’utilisation du témoignage antérieur rendu par l’accusé dans des procédures subséquentes ferait échec à l’objectif de l’al. 11c). On permettrait ainsi au ministère public d’accomplir indirectement ce qu’il ne peut faire directement, c’est‑à‑dire contraindre l’accusé à témoigner à son propre procès :

Par conséquent, l’objet de l’art. 13, lorsqu’il est interprété dans le contexte des al. 11c) et d), est de protéger les individus contre l’obligation indirecte de s’incriminer [. . .] Cet article garantit le droit de ne pas voir le témoignage antérieur d’une personne utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures.

(Dubois, précité, p. 358 (je souligne))

Notre Cour conclut qu’il est strictement interdit au ministère public d’utiliser ce témoignage antérieur dans le cadre de sa preuve à charge, car cela équivaut à un usage incriminant. La décision rendue dans l’arrêt Dubois traduit la reconnaissance du fait que l’art. 13 de la Charte (et, par analogie, l’art. 5 de la LPC) vise à empêcher que le témoignage soit utilisé subséquemment de manière incriminante.

98 Dans l’arrêt R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272, notre Cour a reconnu explicitement pour la première fois la distinction entre le fait de se servir d’un témoignage antérieur pour incriminer l’accusé et le fait de s’en servir pour attaquer sa crédibilité. On a statué que la première fin était inacceptable. L’arrêt Mannion n’a pas permis de trancher la question de savoir si ce type de preuve est inadmissible lorsqu’il vise à miner la crédibilité de l’accusé. S’exprimant au nom de la Cour, le juge McIntyre a en outre fait observer que l’application de l’art. 5 de la LPC entraînerait une interdiction absolue contre l’utilisation subséquente du témoignage. Ces commentaires ont été formulés de façon incidente, puisque l’accusé n’avait pas invoqué la protection de l’art. 5 à son premier procès.

99 L’arrêt Kuldip, précité, est le premier à traiter précisément de l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer la crédibilité d’un accusé. Dans cette affaire, l’intimé a été accusé d’avoir omis de s’arrêter lors d’un accident, en contravention du par. 233(2) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34. L’intimé a témoigné et a été déclaré coupable, mais on a ordonné la tenue d’un nouveau procès. À son premier procès, l’intimé a témoigné qu’il s’était rendu à un poste de police le jour de l’accident et qu’il s’était adressé à l’agent Brown. Si l’on se fie au témoignage de l’intimé, lors d’une visite subséquente au poste de police, l’agent P.C. Brown a déclaré se rappeler l’avoir vu au poste de police le jour de l’accident.

100 Au second procès de l’intimé, P.C. Brown a été appelé à témoigner. Il a affirmé qu’il n’était pas en poste le jour de l’accident d’automobile. L’intimé a témoigné et a modifié sa version des faits pour déclarer qu’il avait cru se souvenir que P.C. Brown était en poste le jour de l’accident alors qu’en fait il ne l’était pas. Au second procès, l’intimé est même allé jusqu’à conclure que P.C. Brown n’a pas pu être en fonction ce jour‑là. Le ministère public a opposé à l’intimé la contradiction apparente de son témoignage. Tout d’abord, le ministère public a lu les questions et les réponses tirées du premier procès dans lequel l’intimé a témoigné que P.C. Brown était présent. Les extraits pertinents de l’échange qui s’est ensuivi entre le ministère public et l’accusé sont reproduits aux p. 623-624 de la décision :

[TRADUCTION] Question

Vous souvenez‑vous qu’on vous a posé ces questions et que vous avez donné ces réponses?

Réponse

Cela me dit certainement quelque chose. Je devrais donc répondre oui, si cela figure à la transcription.

Question

La dernière fois, tentiez‑vous de dire la vérité?

Réponse

Oui. Je n’avais aucunement l’intention de mentir, c’est certain.

Question

Pouvez‑vous expliquer, monsieur, comment il se fait que non seulement vous vous rappeliez que P.C. Brown était présent le 6 février, mais qu’il se souvenait même de vous, d’après votre témoignage, lorsque vous êtes retourné le 2 mai (sic) . . .

Réponse

Eh bien, je l’ai dit, c’est ce que l’agent a dit le jour où je lui ai rendu visite.

Question

Je vois. D’après votre réponse, j’en conclus que c’est l’agent qui s’était embrouillé au départ et que sa confusion vous a embrouillé? Est‑ce exact?

Réponse

Je m’excuse, je ne comprends pas.

Question

Bon, vous dites ‑ vous affirmez que vous avez dû dire cela parce que l’agent vous a dit qu’il se souvenait de vous?

Réponse

Bien sûr.

Le ministère public a soutenu que ces questions visaient à miner la crédibilité de l’intimé.

101 La Cour d’appel de l’Ontario a conclu à l’irrégularité de ce contre‑interrogatoire. S’exprimant au nom de la cour, le juge Martin a déclaré que l’art. 5 de la LPC comportait une interdiction générale contre l’utilisation subséquente de la déposition d’un témoin, que ce soit pour l’incriminer ou pour miner sa crédibilité. Compte tenu de cette interdiction générale, le juge Martin a estimé qu’il serait injuste que l’art. 13 de la Charte confère un degré moindre de protection, c’est‑à‑dire une protection uniquement à l’encontre d’une utilisation incriminante subséquente.

102 En appel, notre Cour a statué qu’en vertu tant de l’art. 13 que de l’art. 5, une partie peut en contre‑interroger une autre sur son témoignage antérieur, dans la mesure où ce contre‑interrogatoire a pour but d’attaquer la crédibilité du témoin. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge en chef Lamer a cité à la p. 632 les commentaires suivants du juge Vancise dans l’arrêt R. c. B. (W.D.) (1987), 38 C.C.C. (3d) 12 (C.A. Sask.), p. 23, où celui‑ci traitait de l’utilisation d’une déclaration antérieure pour discréditer l’accusé :

[TRADUCTION] Pareille utilisation d’une déclaration antérieure ne contrevient pas à l’objet de l’art. 13, compte tenu des al. 11c) et d), qui visent à empêcher l’accusé d’être indirectement obligé de s’incriminer. Il n’a pas pour but de protéger l’accusé qui a fait des témoignages incompatibles et contradictoires, ou de le mettre à l’abri d’une attaque portée contre sa crédibilité.

103 Les commentaires exprimés par le juge Craig dans l’arrêt Johnstone c. Law Society of British Columbia, [1987] 5 W.W.R. 637 (C.A.C.‑B.), p. 652, abondent dans le même sens :

[TRADUCTION] Nous expliquons continuellement aux jurys qu’une instruction pénale n’est pas un concours entre l’État et l’accusé mais plutôt une enquête solennelle tenue selon certains principes, en vue de déterminer la vérité. Le juge des faits se soucie toujours de savoir si le témoignage est crédible ou non — ou, pour reprendre l’expression de Wigmore, de la fiabilité du témoignage. Wigmore affirme que « rien ne vaut le contre‑interrogatoire pour évaluer les déclarations d’une personne . . . » [citation omise]. Bien que la Charte puisse entraîner une modification de certains principes du droit que je considère traditionnels, je doute que les rédacteurs de la Charte aient eu l’intention d’empêcher le juge des faits de tenir compte du témoignage antérieur d’un témoin sur le même sujet, pour évaluer sa crédibilité, sauf si cet examen a uniquement pour but d’incriminer le témoin, comme dans l’arrêt Mannion. Prétendre que tout contre‑interrogatoire d’un accusé (ou d’une personne se trouvant dans la situation de Johnstone) sur un témoignage antérieur contrevient à l’art. 13 constituerait une extension injustifiée du droit garanti par l’art. 13. [Je souligne; en italique dans l’original.]

Le juge en chef Lamer a souscrit à ces commentaires aux p. 633-634 de l’arrêt Kuldip, précité.

104 Les deux extraits cités par le juge en chef Lamer reflètent le plus clairement l’étendue précise de la protection que confèrent l’art. 5 de la LPC et l’art. 13 de la Charte. Ces dispositions empêchent l’utilisation subséquente du témoignage lorsque celle‑ci vise à incriminer l’accusé. Par contre, l’utilisation du témoignage pour attaquer la crédibilité de l’accusé est permise.

105 Dans l’arrêt Kuldip, le juge en chef Lamer a reconnu qu’un élément de preuve de ce type tendait à revêtir un caractère probant tant à l’égard de la crédibilité de l’accusé que de sa culpabilité. Comme il n’est pas loisible au juge des faits de se servir de ce témoignage pour incriminer l’accusé, le juge en chef Lamer a estimé que le juge du procès devra donner des directives très claires au jury sur les circonstances dans lesquelles celui‑ci pourra faire usage d’un témoignage antérieur et sur la manière de le faire. Ces directives permettront d’éviter que le témoignage soit utilisé à des fins irrégulières. Ces commentaires émanant du juge en chef Lamer étayent purement et simplement la notion selon laquelle l’utilisation d’un témoignage antérieur pour attaquer la crédibilité de l’accusé peut avoir et a souvent un effet incriminant inacceptable à l’égard de l’accusé. Le jury aurait pu voir dans le témoignage en cause dans cet arrêt un élément de preuve incriminant qui établit que l’accusé ne s’est pas présenté au poste de police le jour de l’accident. Ce témoignage aurait également pu être utilisé pour contredire la version subséquente selon laquelle l’accusé s’est effectivement rendu au poste de police ce jour‑là. Le témoignage comportait donc un aspect incriminant. Notre Cour était malgré tout prête à l’admettre, à condition que le jury reçoive des directives appropriées sur l’utilisation qu’il convenait d’en faire.

106 Notre Cour s’est également attardée sur la possibilité que sa décision fondée sur l’art. 13 de la Charte crée une injustice, en ce qu’elle accorderait un degré moindre de protection que celui que paraît conférer l’art. 5 de la LPC. Comme il a été exposé précédemment, il ne semble guère approprié d’accorder différents degrés de protection selon que cette protection a été revendiquée ou non. Notre Cour a conclu que les art. 5 et 13 offraient une protection identique. La seule distinction entre les deux articles tient à ce qu’il faut revendiquer la protection de l’art. 5, alors que la protection de l’art. 13 s’applique automatiquement.

107 Le juge en chef Lamer énonce clairement ces conclusions de droit dans l’arrêt Kuldip, p. 639 :

À mon avis, pour interpréter la protection conférée par le par. 5(2), c’est‑à‑dire la garantie que « sa réponse [du témoin] ne peut pas être invoquée et n’est pas admissible à titre de preuve contre lui dans une instruction ou procédure criminelle exercée contre lui par la suite . . . », il faut tenir compte de l’objectif visé en permettant au témoin de formuler une objection en vertu du par. 5(2). Les premiers termes du par. 5(2) expriment clairement cet objectif en imposant la condition de fond à satisfaire avant la mise en application de cette disposition : un témoin peut s’opposer à une question pour les motifs que « sa réponse pourrait tendre à l’incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit . . . » Puisque le témoin ne peut s’opposer à une question que si la réponse à la question tendra à l’incriminer, il est tout à fait logique qu’on lui garantisse, en échange de l’obligation de répondre à la question, que sa réponse ne sera pas utilisée pour l’incriminer dans une procédure subséquente. Garantir de plus que cette réponse ne sera pas employée en contre‑interrogatoire pour attaquer la crédibilité du témoin, dans une procédure future, irait au‑delà de l’objet du par. 5(2). Avec égards pour l’opinion contraire, le témoignage rendu par un témoin dans une procédure peut, nonobstant une objection formulée en vertu du par. 5(2), être employé lors d’une procédure subséquente en contre‑interrogatoire du témoin si cela a pour but d’attaquer sa crédibilité et non de l’incriminer.

108 Il en découle la conclusion suivante, à la p. 642, concernant l’interprétation des art. 5 et 13 :

Il ressort donc que la crainte qu’avait le juge Martin, pour des raisons de principe légitimes, que l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada et l’art. 13 de la Charte ne confèrent à l’accusé des protections différentes contre l’emploi des déclarations incriminantes, à mon avis, ne se soulève pas. Le paragraphe 5(2) et l’art. 13 offrent pratiquement la même protection : le témoin qui témoigne dans une procédure quelconque a le droit à ce que son témoignage ne soit pas employé pour l’incriminer dans une procédure subséquente. Ni l’article 5 ni l’art. 13 n’empêchent le ministère public d’employer le témoignage en contre‑interrogatoire, dans une procédure subséquente, en vue d’attaquer la crédibilité du témoin. La différence entre ces dispositions est que, contrairement à l’art. 13, le par. 5(2) nécessite qu’une objection soit formulée lors des premières procédures.

Toute interprétation de la loi portant que l’art. 5 prévoit une plus grande immunité contre l’utilisation d’un témoignage que l’art. 13 va totalement à l’encontre des règles de droit clairement énoncées dans l’arrêt Kuldip.

109 À mon sens, notre Cour se doit d’appliquer les principes clairs énoncés dans l’arrêt Kuldip, précité, aux faits en l’espèce plutôt que de modifier les règles de preuve. L’arrêt Kuldip expose une série de règles à appliquer, que la demande se fonde sur la protection de la Charte ou sur celle découlant de la LPC. Le droit est clair. Si la production du témoignage antérieur vise à incriminer l’accusé, le témoignage est inadmissible. Si, par contre, la production du témoignage a pour but de miner la crédibilité de l’accusé, il y a lieu de l’admettre dans la mesure où le juge du procès donne des directives appropriées au jury. C’est l’état du droit depuis les 12 dernières années. Il s’agit là d’un principe établi que notre Cour ne devrait pas modifier si aucun motif ne porte à croire que l’arrêt Kuldip est erroné. L’arrêt Kuldip établit à mon avis un juste équilibre entre les droits de l’accusé de ne pas voir son témoignage antérieur utilisé pour l’incriminer et le besoin pour le jury de connaître la vérité dans toute la mesure où il le peut dans le cadre d’une société juste. C’est l’équilibre que les art. 5 et 13 cherchent à atteindre, et c’est l’équilibre que notre Cour se doit de maintenir.

110 Deux auteurs ont accueilli favorablement l’issue de l’arrêt Kuldip en s’exprimant en ces termes :

[TRADUCTION] Étant donné que l’objectif de la loi [en l’occurrence les art. 5 et 13] consiste en une quête de vérité, il serait très étrange qu’on ait voulu que ces dispositions législatives entravent cette quête en permettant à un témoin de relater une version au procès, puis une version différente à un autre procès, tout en étant à l’abri de la possibilité que la déclaration antérieure lui soit opposée. C’est une chose que de protéger le témoin contre la possibilité qu’il s’incrimine directement par ses propres déclarations, considérées comme un indicateur de culpabilité, mais c’est tout autre chose que de le protéger contre l’utilisation d’une déclaration antérieure visant à relever ses faiblesses sur le plan de la crédibilité.

(R. J. Delisle et D. Stuart, Evidence Principles and Problems (6e éd. 2001), p. 337)

Cette interprétation du droit fait obstacle à ce que le témoignage antérieur soit utilisé à des fins incriminantes. Par ailleurs, elle ne sert pas et ne devrait pas servir de bouclier pour immuniser le témoin contre son obligation légale de dire la vérité.

111 Six ans après le prononcé de l’arrêt Kuldip, notre Cour a statué dans R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660, que le droit de contre‑interroger l’accusé sur ses déclarations antérieures en vue d’attaquer sa crédibilité ne peut être invoqué lorsque la déclaration a été obtenue par suite de la violation d’une autre disposition de la Charte (en l’occurrence l’al. 10b)). Les commentaires qu’a formulés le juge McLachlin, maintenant Juge en chef, s’avèrent pertinents même s’ils s’inscrivent en dissidence (au par. 45) :

Le souci de découvrir la vérité peut militer contre l’utilisation d’une déclaration produite en tant que preuve de fond, si l’on craint que la violation de la Charte l’ait rendue peu fiable. Le même souci de découvrir la vérité peut par ailleurs militer en faveur de l’utilisation de cette déclaration en contre‑interrogatoire pour éprouver la crédibilité de l’accusé et faire ressortir les inexactitudes ou les fabrications de son témoignage en interrogatoire principal. Du point de vue du cas individuel, il importe de permettre au jury d’apprécier justement la véracité du témoignage. Du point de vue des procès en général, il est tout aussi important de ne pas permettre que des témoins viennent à la barre fabriquer des mensonges sans craindre d’être contre‑interrogés sur des déclarations antérieures contradictoires.

Les juges majoritaires n’ont pas critiqué cet énoncé de principe. Celui‑ci coïncide parfaitement avec la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 5 de la LPC et l’art. 13 de la Charte. Notre Cour ne devrait pas permettre qu’un témoin mente à la barre sans craindre d’être contredit.

(6) Le droit comparé

112 Il est intéressant de noter que d’autres pays ont été confrontés à certaines des questions ou à toutes les questions soulevées dans le présent pourvoi.

a) Royaume‑Uni

113 À quelques différences près, l’état du droit contemporain au Royaume‑Uni est identique à celui qui existait au Canada avant 1893. Au Royaume‑Uni, le témoin jouit d’un droit absolu au silence qui découle du privilège de common law de ne pas s’incriminer. C’est le lord juge Goddard qui, dans cet extrait tiré de l’arrêt Blunt c. Park Lane Hotel, Ltd., [1942] 2 K.B. 253 (C.A.), p. 257, résume le mieux ce en quoi consiste ce privilège :

[TRADUCTION] . . . la règle veut que personne ne soit obligé de répondre à une question si, de l’avis du juge, la réponse à celle‑ci tend à exposer le déposant à une accusation criminelle, à une pénalité, ou [dans une affaire criminelle] à une confiscation, qui, selon le juge, donnerait vraisemblablement lieu à un acte d’accusation ou à une poursuite.

En Angleterre, le privilège de ne pas s’incriminer se reflète dans une série de règles, notamment la règle selon laquelle l’accusé ne peut être contraint de témoigner à son procès, la règle des confessions volontaires et l’interdiction portant qu’on ne peut interroger des suspects sans leur servir de mise en garde : voir R. c. Hertfordshire County Council, ex parte Green Environmental Industries Ltd., [2000] 1 All E.R. 773 (H.L.), p. 777-778, lord Hoffmann. L’autre règle qui relève de cette rubrique est celle qui confère à tout témoin le droit de garder le silence. Comme le lord Hoffmann l’a fait remarquer dans l’arrêt Hertfordshire County Council, p. 778, ces règles sont [TRADUCTION] « des règles préventives conçues pour éviter que les autorités chargées de l’enquête n’abusent de leur pouvoir et pour préserver l’équité du procès ».

114 On comprend mieux la nature absolue de ces règles lorsqu’on les place dans leur contexte, c’est‑à‑dire en réponse aux pratiques abusives des prerogative courts des seizième et dix‑septième siècles, y compris de la Chambre étoilée. Craignant ces abus, les juges ont établi aux dix‑huitième et dix‑neuvième siècles des interdictions de nature absolue. Ces interdictions absolues sont celles qui survivent à ce jour en Angleterre. Comme on peut le constater, le principe interdisant l’auto‑incrimination se veut essentiellement un principe fondé sur l’équité du procès et la prévention des abus. La règle de common law accorde plus d’importance à ces principes qu’à la recherche de la vérité.

115 Comme la découverte de la vérité revêt une importance cruciale, on relève dans de nombreuses lois anglaises des dispositions analogues aux art. 5 de la LPC et 13 de la Charte. Un renvoi à toutes ces dispositions déborderait du cadre des présents motifs. Qu’il suffise de noter que l’ouvrage de A. Keane, The Modern Law of Evidence (5e éd. 2000), aux p. 564 à 566, comprend un ensemble de ces dispositions importantes.

116 L’arrêt R. c. Martin, [1998] 2 Cr. App. R. 385 (C.A.), a traité d’une telle disposition. Dans cet arrêt, les deux appelants étaient accusés relativement à plusieurs infractions pour avoir tenté d’éluder les taxes sur l’alcool. Pour expliquer la nature de ses activités, l’un des appelants a parlé de sa participation à une quelconque entreprise qui s’appellerait « Anthony Martin International ». Deux ans avant l’audience en matière pénale, l’appelant avait été contraint de signer un affidavit par suite d’une ordonnance de blocage rendue en son absence par une autre cour. L’affidavit était censé révéler tous les revenus de l’appelant et leur provenance. L’appelant a omis d’y mentionner la « Anthony Martin International ». Lorsque le ministère public a tenté de contre‑interroger l’appelant deux ans plus tard sur l’absence de la « Anthony Martin International » dans l’affidavit, l’avocat de l’appelant s’y est opposé. La Cour d’appel a été appelée à déterminer s’il était loisible au ministère public de contre‑interroger l’appelant au sujet des déclarations contenues dans l’affidavit.

117 La cour s’est référée d’abord au par. 31(1) de la Theft Act 1968 (R.-U.), 1968, ch. 60, qui dispose que nul n’est exempté d’obtempérer à une ordonnance prise dans le cadre d’une instance en recouvrement ou en administration d’un bien au motif que le fait de s’y conformer pourrait l’« incriminer ». L’alinéa 31(1)b) prévoit en outre [TRADUCTION] « [qu’]aucune déclaration ni aucun aveu émanant d’une personne en réponse à une question ou aux fins de se conformer à une ordonnance susmentionnée n’est admissible en preuve contre elle dans une procédure intentée pour une infraction prévue par la présente loi ». Il y a lieu d’observer que cet alinéa ressemble beaucoup au par. 5(2) de la LPC. La cour a convenu qu’il n’était pas loisible au ministère public d’inclure dans sa preuve à charge le contenu de l’affidavit. Elle a conclu ensuite en ces termes, à la p. 397, à propos de l’admission de la preuve :

[TRADUCTION] Cependant, nous sommes d’avis que cette disposition n’empêche pas le ministère public de contre‑interroger le déposant, comme accusé, à des fins de crédibilité en se fondant sur le contenu d’un affidavit signé par suite d’une ordonnance de blocage . . .

. . . il serait contraire au sens commun de permettre à Martin de faire deux déclarations assermentées apparemment contradictoires sans craindre de voir la véracité de son témoignage être contestée.

Selon la cour, lorsque le législateur a prévu qu’un témoin devait déposer en échange d’une certaine immunité contre l’utilisation de son témoignage, cette immunité ne s’étend pas à l’utilisation du témoignage aux fins d’attaquer la crédibilité du témoin dans des procédures subséquentes. Une immunité absolue contre l’utilisation du témoignage est, pour reprendre les termes employés par la cour, [TRADUCTION] « contraire au sens commun ». Ce résultat concorde avec la jurisprudence de notre Cour sur les art. 5 de la LPC et 13 de la Charte.

b) Australie

118 En Australie, le privilège de common law de ne pas s’incriminer a fait l’objet d’une codification et a subi occasionnellement des modifications dans la plupart des lois sur la preuve en vigueur dans les États et territoires australiens : voir J. D. Heydon, Cross on Evidence (6e éd. Aus. 2000), p. 683. Les conséquences de la codification diffèrent d’un État à l’autre.

119 En Tasmanie, par exemple, l’art. 128 de la Evidence Act 2001, No. 76 of 2001, confirme la règle de common law, mais accorde une protection au témoin qui choisit ou est contraint de déposer. Un témoin qui fait une déposition se voit accorder par le juge du procès un certificat qui le soustrait à toute poursuite subséquente (sauf dans le cas de parjure). Le Queensland a tout simplement codifié la règle de common law permettant au témoin de garder le silence au motif que sa réponse est susceptible de l’incriminer : voir l’art. 10 de la Evidence Act 1977, 26 Eliz. II No. 47. Victoria se situe à l’autre extrémité de l’éventail avec l’art. 29 de la Evidence Act 1958, No. 6246, qui dispose que le témoin ne peut refuser de répondre à une question au motif que ses réponses risquent de l’incriminer. Cette interdiction ne s’applique qu’aux éléments de preuve [TRADUCTION] « pertinents et déterminants » quant aux questions dont la cour est saisie lors de la première procédure.

120 Il appert que la raison d’être du maintien du privilège de common law est la même en Australie qu’au Royaume‑Uni. Ce privilège vise à empêcher que des personnes soient contraintes, par leur propre témoignage, de reconnaître leur culpabilité et de subir les abus étatiques qui sévissaient avant sa création : voir à cet égard la décision du président Kirby dans l’arrêt Accident Insurance Mutual Holdings Ltd. c. McFadden (1993), 31 N.S.W.L.R. 412 (C.A.), p. 421. Comme au Royaume‑Uni, les objectifs de recherche et de découverte de la vérité cèdent le pas en droit australien aux objectifs de la prévention des abus et de la contrainte à témoigner. C’est ainsi qu’en matière de preuve, en Australie, la recherche de la vérité est généralement sacrifiée au bénéfice de la protection accordée aux témoins éventuels contre ces dangers apparents.

121 Dans les cas où l’État a prévu des règles d’admissibilité du témoignage assorties de protections relatives à son utilisation subséquente, il y a lieu de nuancer quelque peu ces énoncés de principe. Par exemple, dans R. c. Guariglia, [2000] VSC 13, à l’occasion d’un procès pour meurtre, l’accusé a refusé de répondre à des questions au motif que ses réponses pourraient l’exposer à des accusations de parjure. Les réponses aux questions auraient, semble‑t‑il, contredit celles qu’avait données l’accusé à son propre procès pour meurtre. L’accusé a été déclaré coupable d’outrage au tribunal pour avoir refusé de répondre aux questions. S’exprimant sur le droit au silence, la cour a déclaré qu’il incombe au témoin de dire toute la vérité et a conclu en ces termes, au par. 28 :

[TRADUCTION] [S]’il en était autrement en droit, le juge des faits pourrait se retrouver avec le témoignage non contredit d’un témoin à l’égard duquel il ne pourrait tirer une conclusion négative quant à la crédibilité en raison du privilège que ce témoin a invoqué.

La cour a conclu que le témoin était contraint de témoigner et l’a déclaré coupable d’outrage au tribunal.

122 On peut dégager de cette décision l’énoncé de principe clair selon lequel les tribunaux s’assureront que le privilège de ne pas s’incriminer ne soit pas utilisé pour obscurcir la vérité en permettant au témoin de relater deux versions différentes tout en niant au juge des faits, au nom du mantra de l’auto‑incrimination, le droit d’être saisi des différences entre les deux versions.

c) Nouvelle‑Zélande

123 La Nouvelle‑Zélande a également maintenu le privilège de common law de ne pas s’incriminer. La Evidence Act 1908, No. 56, codifie ce privilège à son art. 4 en ce qui concerne les témoins déposant dans une instance civile. Les auteurs d’un important ouvrage de doctrine sur la preuve en Nouvelle‑Zélande signalent l’existence d’un certain nombre de dispositions législatives destinées à modifier la règle de common law, notamment en prévoyant que le témoin doit déposer en échange d’une certaine immunité contre l’utilisation subséquente de son témoignage : voir Cross on Evidence (6e éd. N.Z. 1997), p. 283-285. Ces auteurs soulignent en outre que le maintien du privilège de common law se fonde essentiellement sur la crainte de voir les témoins forcés de témoigner contre eux‑mêmes (p. 279). Qui plus est, ils reconnaissent qu’un tel fondement peut s’inscrire à l’encontre de l’objectif d’intérêt public qui consiste à faire la lumière sur les crimes.

d) États‑Unis

124 Les États‑Unis ont fait un pas de plus que les trois pays précédents en conférant un statut constitutionnel au privilège de ne pas s’incriminer. On retrouve ce privilège constitutionnel dans les constitutions des États comme dans le célèbre Cinquième amendement, qui dispose que [TRADUCTION] « [n]ul ne pourra être contraint de témoigner contre lui‑même ». Un grand mystère entoure encore le fondement du privilège que confère le Cinquième amendement. On a avancé de façon sporadique divers fondements au Cinquième amendement, notamment la prévention des abus commis par l’État, la protection de la vie privée et la crainte qu’il y ait des déclarations de culpabilité fondées sur un témoignage forcé et non digne de foi : voir McCormick on Evidence (5e éd. 1999), vol. 1, p. 454-458. Cependant, les auteurs de McCormick on Evidence font observer que ce privilège s’est attiré des détracteurs. Ceux‑ci font valoir que le privilège prive de façon injustifiée l’État de l’accès à d’importantes sources d’information fiable. Certains d’entre eux prétendent que ce serait un prix trop élevé à payer pour les valeurs que le Cinquième amendement vise apparemment à protéger.

125 Le privilège protège tant l’accusé que le témoin non accusé. Ce dernier est tenu de l’invoquer pour en bénéficier. Plus souvent qu’autrement, la demande du témoin à cet égard ne revêt pas un caractère général, mais prend la forme d’objections précises à des questions précises. Lorsque le témoin élève une objection, il appartient au juge du procès de déterminer si son témoignage pourrait s’avérer incriminant. L’arrêt Hoffman c. United States, 341 U.S. 479 (1951), énonce le critère applicable à la détermination du caractère incriminant du témoignage. La Cour suprême des États‑Unis a statué dans cet arrêt que le témoin peut refuser de répondre, sauf dans les cas où il est [TRADUCTION] « tout à fait clair » que le témoin s’est mépris sur l’effet incriminant du témoignage et que celui‑ci [TRADUCTION] « ne peut en aucun cas tendre à l’incriminer » (p. 488 (en italique dans l’original)). En somme, cette formulation rend le privilège applicable à tout témoignage, sauf s’il s’agit d’un témoignage dont le caractère incriminant ne peut que relever de la fantaisie.

126 En vue de recueillir la déposition du témoin lors de la première procédure, plusieurs États ont tenté d’éviter les contraintes imposées par le Cinquième amendement par la promulgation de ce qu’on peut appeler des lois relatives à [traduction] « l’immunité contre l’utilisation du témoignage » : voir McCormick on Evidence, op. cit., p. 513. Ces lois forcent le témoin à déposer en échange de la promesse que son témoignage ne sera pas utilisé dans des procédures subséquentes. Il ressort de ces lois que l’immunité contre l’utilisation du témoignage n’est accordée en règle générale que lorsque le témoin invoque son privilège. Le juge du procès accordera cette immunité dès que le témoin aura invoqué le privilège et dès que la poursuite aura réclamé que l’immunité soit conférée. En raison du Cinquième amendement, il est nécessaire que l’immunité légale contre l’utilisation du témoignage offre aux témoins le même degré de protection que s’il avait été loisible à ceux‑ci d’invoquer leur droit constitutionnel de garder le silence. Toute immunité légale qui accorderait un degré de protection moindre contreviendrait au Cinquième amendement.

127 Dans l’arrêt New Jersey c. Portash, 440 U.S. 450 (1979), la Cour suprême des États‑Unis a traité précisément de la question de savoir si la déposition faite par un témoin sous la protection d’une entente d’immunité contre l’utilisation de son témoignage pouvait servir à attaquer la crédibilité de ce témoin dans une procédure subséquente. L’intimé Portash a été forcé à témoigner devant un grand jury. Il a invoqué le privilège, mais s’est vu contraint de témoigner en vertu d’une loi alors en vigueur au New Jersey. Cette même loi prévoyait que le témoignage [TRADUCTION] « ne peut être utilisé contre ce fonctionnaire dans une procédure pénale subséquente » (New Jersey Public Employees Immunity Statute, N.J. Stat. Ann. §2A:81‑17.2a2 (West 1976)). L’intimé Portash a par la suite été accusé sous plusieurs chefs.

128 Au procès, le juge du procès a déterminé que la poursuite pouvait se servir du témoignage de l’intimé Portash pour attaquer sa crédibilité. L’appel de la décision a été accueilli, et le litige a été porté devant la Cour suprême. Les juges majoritaires de la Cour suprême ont statué que le privilège que confère le Cinquième amendement offre une protection contre toute utilisation d’un témoignage forcé dans des procédures subséquentes. L’utilisation d’un témoignage forcé à quelque fin que ce soit contreviendrait au Cinquième amendement. Essentiellement, si on avait conclu qu’il était loisible à l’intimé Portash d’invoquer le droit de garder le silence, aucun élément de preuve n’aurait pu servir à l’incriminer ou à attaquer sa crédibilité. Permettre à la poursuite, aux termes d’une loi, de miner la crédibilité du témoin en se servant de son témoignage aurait pour effet d’éroder la protection absolue qui découle du Cinquième amendement. En définitive, la Cour suprême a statué qu’il n’était pas loisible à la poursuite d’utiliser ce témoignage en vue d’attaquer la crédibilité du témoin.

129 Cette conclusion paraît compatible avec le Cinquième amendement, compte tenu de son libellé catégorique énonçant une interdiction totale. On ne peut interpréter une disposition ou une règle légale de manière à amoindrir la protection absolue que confère le Cinquième amendement. On peut fort aisément comparer cette conclusion à celle de l’arrêt Martin, précité, où la disposition légale d’immunité contre l’utilisation du témoignage ne s’opposait pas à un droit constitutionnel absolu de garder le silence. La conclusion de l’arrêt Portash est donc adaptée au droit au silence propre au Cinquième amendement. L’issue n’aurait pas été la même au Canada, où le libellé de notre Charte et de notre Constitution n’est généralement pas analogue à celui du Cinquième amendement. Une interdiction absolue contre l’utilisation subséquente du témoignage forcé est résolument conforme au droit américain, mais un tel résultat ne peut se justifier au Canada à partir des mêmes motifs.

e) Commentaires d’ordre général — Droit comparé

130 Étant le seul pays à avoir entièrement aboli le privilège de common law de ne pas s’incriminer, le Canada paraît jouir d’un statut unique dans les ressorts de common law. Certains pays mentionnés précédemment ont entrepris dans une certaine mesure d’abolir le privilège dans des cas précis. Lorsque le privilège de common law subsiste, les tribunaux et les auteurs de doctrine s’entendent pour dire que le privilège se fonde sur la peur de la contrainte et de l’abus de pouvoir, cette peur étant enracinée dans la relation historique des pratiques des tribunaux tels que la Chambre étoilée. On prétend que l’objectif de recherche et de découverte de la vérité cède le pas devant cette peur. En conséquence, la vérité se trouve en partie occultée au nom de ces autres objectifs. Là où la règle de common law a été modifiée ou entièrement abrogée, ce changement ou cette modification dépend des motifs qui la sous-tendent. Cependant, le fait que des dispositions semblables aux art. 5 de la LPC et 13 de la Charte aient été maintes fois substituées à la règle de common law donne à penser que, dans certains cas, la recherche de la vérité est devenue la considération première. On le constate dans des arrêts tels que Martin, précité, où la cour a statué qu’on pouvait opposer à l’accusé son témoignage antérieur pour miner sa crédibilité et ce, malgré l’existence d’une immunité légale contre l’utilisation du témoignage qui est analogue à l’art. 5 de la LPC.

(7) L’opinion du juge Arbour

131 À mon avis, les motifs de ma collègue ne tiennent pas compte des préceptes fondamentaux dont il a été question précédemment et, partant, accordent au témoin une contrepartie plus importante que ne le requiert l’atteinte des objectifs consacrés aux art. 5 de la LPC et 13 de la Charte. Dans ses motifs, le juge Arbour adopte le point de vue selon lequel le témoin ne devrait courir aucun risque en témoignant sur des questions incriminantes au moment où le témoignage est rendu, dans la mesure où il revendique la protection fondée sur l’art. 5 au cours de la première procédure. Selon elle, si le témoignage est incriminant au moment où il est rendu et si la protection de l’art. 5 est invoquée, le ministère public ne peut en aucun cas en faire usage dans une procédure subséquente. Cette interdiction vise notamment l’utilisation du témoignage dans le but de jauger la crédibilité du témoin.

132 En toute déférence, dans aucun système judiciaire qui s’appuie sur des principes et, en fait, dans aucun système pénal dont l’objectif consiste en la découverte de la vérité, ne permettrait‑on qu’un tel arrangement soit conclu. Les témoins appelés à témoigner en vertu de ce contrat pourraient modifier leur version des faits en toute impunité lors d’une audience subséquente, vu qu’ils ne peuvent être contre-interrogés sur les différences entre chaque version. En pareil cas, on se trouve à présenter au jury une image trompeuse de la crédibilité du témoin. Puisque le ministère public n’est pas en mesure de démontrer que l’accusé relate dans la procédure subséquente une version tout à fait différente de celle qu’il a donnée au cours de la procédure antérieure, il subsiste dans l’esprit du jury la fausse impression que la version non contredite de l’accusé est celle d’une personne crédible. Un système judiciaire dans lequel le jury ou le juge des faits se voit empêché de soumettre le témoignage antérieur à un examen pour en dégager les incohérences manifestes, ou même les purs mensonges, est un système où on a perdu toute confiance en la capacité du jury d’être un véritable arbitre des faits. Du point de vue du droit, améliorer les chances de faire ressortir la vérité dans le cadre de la procédure antérieure en occultant à ce point la vérité lors d’une procédure subséquente ne représente pas le juste marché qu’on envisageait de conclure. Il ne s’agit pas de l’entente prescrite par l’art. 5 de la LPC.

133 Le problème le plus grave que soulève le raisonnement de ma collègue est qu’elle considère l’art. 5 comme un certain type d’arrangement contractuel. Bien que je souscrive à l’analogie avec un contrat dans la mesure où on prétend que le ministère public bénéficie de la déposition faite par le témoin dans la première procédure en échange d’un certain type d’immunité contre l’utilisation du témoignage dans toute procédure subséquente, j’estime que l’analogie s’arrête là. Si la meilleure façon de comprendre ce concept consiste à le qualifier de contrat entre le témoin et le ministère public, attardons‑nous à l’examen des modalités de ce contrat. Le témoin promet de dire la vérité. En échange de sa promesse, le ministère public lui promet de respecter l’art. 5 de la LPC en lui accordant une certaine protection contre l’utilisation subséquente de son témoignage. Aux termes de cet arrangement, le ministère public s’assure d’obtenir la vérité afin de mieux poursuivre l’accusé dans le cadre de la première procédure.

134 Si on pousse plus loin l’analogie avec un contrat, le témoin rend ensuite son témoignage conformément à sa promesse en disant, selon toute apparence, la vérité (ce qu’il est contractuellement tenu de faire). Lors de la deuxième procédure, le témoin (maintenant accusé) relate une version tout à fait différente. Étant donné qu’il s’est engagé sous serment ou par déclaration solennelle à dire la vérité à son propre procès, et vu qu’il a été contractuellement tenu de dire la vérité lors de la première procédure, il s’ensuit que soit l’accusé s’est parjuré, soit il a manqué à une condition essentielle de l’entente. Du fait que ma collègue étende à l’accusé, dans un tel cas, l’immunité absolue contre l’utilisation de son témoignage, le ministère public ne peut jamais savoir si l’accusé a menti au cours de la première procédure ou s’il ment lors de la deuxième. Comme le jury, le ministère public doit accepter la deuxième version comme étant la vraie. Il en découle que l’accusé est présumé avoir manqué à la condition de dire la vérité lors de la première procédure. Si on se fie aux principes strictement contractuels, cette résiliation unilatérale du contrat par l’accusé met un terme au contrat si le ministère public accepte la résiliation. Le ministère public n’est désormais plus tenu en vertu du contrat d’assumer la part d’obligations qui lui revient. Strictement sur le fondement des principes contractuels, il peut désormais contre‑interroger l’accusé comme il l’entend en se servant impunément de son témoignage antérieur. Cela dit, le ministère public contreviendrait à la loi s’il contre‑interrogeait l’accusé à sa guise. Bref, l’analogie avec un contrat mène invariablement à une situation où l’accusé jouit de tous les avantages que lui confère le contrat, alors que le ministère public se retrouve avec un marché devenu inexécutoire. C’est pour cette raison que notre Cour ne devrait pas admettre un arrangement aussi absurde.

135 Ma collègue paraît appuyer une position voulant que celui qui relate deux versions différentes dans le cadre de deux procédures différentes ne risque que d’être poursuivi pour parjure. Cette conception s’apparente au modèle de contrat proposé par lord Diplock, qui l’assimile à des obligations premières dont l’inexécution donne lieu, à titre de réparation, soit à l’exécution en nature, soit à l’obligation secondaire de verser des dommages‑intérêts : voir Photo Production Ltd. c. Securicor Transport Ltd., [1980] 1 All E.R. 556 (H.L.), p. 566. Bien que je convienne que le parjure représente une conséquence secondaire de deux versions différentes devant une cour de justice, il ne s’ensuit pas que le parjure doive en être la seule conséquence. Une déclaration de culpabilité pour parjure peut s’avérer un bien petit sacrifice lorsqu’il y a eu manquement apparent à l’obligation première de dire la vérité. L’article 5 de la LPC et l’art. 13 de la Charte permettent que le témoignage antérieur soit utilisé pour attaquer la crédibilité du témoin. Cette fin, assortie de la possibilité d’une déclaration de culpabilité pour parjure, constitue une conséquence appropriée au manquement à l’obligation première de dire la vérité lors de la première procédure. Il se trouve également qu’il s’agit là de la conséquence prescrite par l’arrêt Kuldip, précité. Bref, c’est une chose que de tolérer de faire un pacte avec le diable. C’est tout autre chose que de lui vendre son âme.

136 L’interprétation de l’art. 5 qu’adopte ma collègue constitue un renversement de certains aspects explicites de l’arrêt Kuldip. Le principe consacré dans l’arrêt Kuldip veut qu’un accusé puisse être contre‑interrogé sur son témoignage antérieur si ce contre‑interrogatoire vise à miner sa crédibilité. Ce principe s’applique que le témoignage antérieur de l’accusé soit protégé en vertu de l’art. 13 de la Charte ou de l’art. 5 de la LPC. Si ma collègue souhaite renverser certains aspects d’une décision de principe établie au pays depuis 12 ans, elle devrait simplement l’affirmer et s’appuyer sur des moyens convaincants à cet égard. J’ai souscrit à la dissidence de six lignes du juge Wilson dans l’arrêt Kuldip. Cependant, il vient un temps où force est de reconnaître que la finalité de la jurisprudence sur certaines questions bien établies l’emporte sur la dissidence que peut exprimer un juge à un moment donné. Le respect du précédent est important : il favorise la cohérence. Dans le cas de l’arrêt Kuldip, en particulier, son application n’a provoqué aucun tollé — bien au contraire — au fil des années. Fait peut‑être plus important dans le présent pourvoi, on n’a nullement plaidé le renversement d’une partie quelconque de l’arrêt Kuldip et je ne suis pas d’avis qu’en l’absence d’arguments militant en faveur d’un renversement jurisprudentiel, notre Cour devrait entreprendre de son propre chef de renverser sa propre décision, surtout lorsqu’il s’agit d’une décision aussi récente. Bien que ma collègue tente de justifier ses motifs en donnant une nouvelle vie à l’arrêt Kuldip, elle se trouve à l’annihiler en grande partie.

(8) Sommaire des principes

137 Bien que j’aie déjà exposé ce qui, selon moi, constitue les principes appropriés applicables au présent pourvoi, savoir ceux adoptés dans l’arrêt Kuldip, il est peut‑être nécessaire à cette étape‑ci de les résumer. Premièrement, l’immunité contre l’utilisation d’un témoignage, dont bénéficie la personne qui témoigne, est similaire, que cette dernière ait ou non revendiqué la protection fondée sur l’art. 5 de la LPC. Deuxièmement, cette immunité empêche la poursuite de se servir de la déposition du témoin (qui est maintenant l’accusé) pour l’incriminer dans toute procédure subséquente. Pour atteindre cet objectif et compte tenu du fait qu’une grande partie du témoignage présenté pour attaquer la crédibilité d’une personne a également l’effet de l’incriminer, il sera nécessaire dans la plupart des cas que le juge du procès donne au jury des directives sur la fin légitime à laquelle celui‑ci peut utiliser le témoignage. Le juge devra occasionnellement donner des directives au jury au cours du procès, comme ce fut le cas en l’espèce, question de le préparer d’avance aux témoignages qu’il s’apprête à entendre. Je conviens avec le juge Arbour que le danger de voir le témoignage de l’accusé utilisé pour l’incriminer dépend largement de la nature du témoignage ainsi que des circonstances de l’affaire. Plus le danger d’incrimination est grand, plus les directives au jury devront être explicites afin d’empêcher que le témoignage de l’accusé soit utilisé, de manière inacceptable, pour l’incriminer.

(9) Application

138 Les principes applicables au présent pourvoi ayant été exposés, il me reste à les appliquer aux éléments de preuve que l’intimé a cherché à produire à l’occasion du contre‑interrogatoire de l’appelant.

139 Le contre‑interrogatoire que le ministère public a mené portait largement sur le témoignage antérieur que l’appelant avait rendu au procès et à l’enquête préliminaire de son frère. L’extrait suivant nous offre un parfait exemple du type de contre‑interrogatoire dont il est question :

Q. Je m’en vais un peu plus loin. Là, je vous pose la question, là :

. . .

« Q. Comme vous l’avez dit aux policiers, est‑ce que Serge l’a frôlé lui?

R. Oui.

Q. Puis quand vous dites ‘frôlé’?

R. Il se collait dessus.

Q. Il se collait dessus et pendant ce temps‑là vous faisiez quoi?

R. Je le tenais. »

R. Non, j’étais pas là, moé.

Q. Mais c’est ça que vous avez répondu à Madame le Juge?

R. Oui, c’étaient des menteries.

Ce type de questions n’a, à mon avis, rien d’inapproprié. À ce stade du procès, l’appelant a déjà déclaré n’avoir participé d’aucune manière que ce soit au meurtre de la victime. On lui lit alors des extraits de son témoignage antérieur qui semblent contredire la nouvelle version. On lui demande laquelle des versions est en quelque sorte la vraie. Il répond que la première version ne se résume qu’à un tas de mensonges.

140 L’opposition du juge Arbour à ce type de questions tient au fait que celles‑ci visent à arracher au témoin une déclaration quant à savoir quelle version est la vraie. À son avis, de telles questions doivent avoir été conçues pour soutirer des aveux, lesquels constitueraient une utilisation incriminante du témoignage antérieur. Avec égards, je ne suis pas d’avis que ces questions masquent une tentative d’incriminer l’appelant.

141 En réponse aux questions qu’on lui a posées sur la véracité de l’ancienne version, l’appelant a toujours disposé d’un certain nombre d’options. La première option consiste à affirmer que le témoignage antérieur est un tissu de mensonges, comme dans l’exemple mentionné ci‑dessus. C’est la réponse qui ressortait le plus souvent au procès de l’appelant. L’appelant pourrait également répondre que le témoignage qu’il a rendu au premier procès est vrai, mais qu’il est relaté du point de vue de son frère. À son propre procès, l’appelant a souvent indiqué qu’une grande part de ce qu’il avait relaté au procès antérieur s’appuyait sur des descriptions que lui avait fournies son frère. Essentiellement, donc, l’appelant déclare qu’il n’a pas menti au procès antérieur, mais qu’il a tout simplement omis de préciser que la version qu’il relatait était celle de son frère. Des exemples de ce type de témoignage abondent. Dans l’extrait suivant, le ministère public commence par exposer la version que l’appelant a donnée au jury au procès de son frère. L’appelant explique ensuite l’incompatibilité apparente entre cette version et celle qu’il relate au procès en cours :

Q. Ce soir‑là le seize (16) décembre, monsieur Noël, ce que vous avez dit, pas le soir du seize (16) décembre, mais le neuf (9) juin, quand vous avez dit au jury que le petit gars s’était arrêté à l’école de karaté où c’est que vous avez pris ça, vous?

R. C’est des choses que lui m’a dites.

Q. O.K. C’est des choses que Serge vous a dites?

R. Oui.

Si le jury croit l’appelant, il s’ensuit que la version qu’a donnée l’appelant au procès de son frère à propos de l’école de karaté est tout à fait vraie, quoique soumise à la réserve selon laquelle elle provient de la description fournie par le frère de l’appelant plutôt que des observations de l’appelant lui‑même. Par conséquent, la réponse de l’appelant peut ne pas mettre en cause sa crédibilité aux yeux du jury.

142 Enfin, les réponses de l’appelant aux questions du ministère public se résumaient souvent à des explications sur son témoignage antérieur. Au procès de son frère, l’appelant a expliqué en détail comment son frère et la victime s’étaient rendus chez lui puis étaient descendus au sous‑sol ensemble. L’appelant a ajouté qu’il était descendu les rejoindre environ deux minutes plus tard. Lorsqu’on interprète cette version conjointement avec le témoignage antérieur dans lequel l’appelant a déclaré avoir tenu les jambes de la victime alors que son frère l’assassinait dans le sous‑sol de l’appelant, elle semble contredire le témoignage actuel de l’appelant portant qu’il n’a eu connaissance du décès de la victime qu’après l’assassinat de celle‑ci. Dans le cadre du procès en cours, le ministère public a opposé ces déclarations à l’appelant, avec le résultat suivant :

Q. . . .

« Q. O.K. fait que là, vous êtes descendu dans cave?

R. Oui. »

R. Après, quand j’ai entendu du bruit, oui.

Q. O.K. C’est ce que vous me dites aujourd’hui?

R. Oui.

Q. Mais à cette époque‑là c’est ça que vous m’avez dit, vous avez attendu une couple de minutes puis après vous êtes descendu dans cave.

R. Quand j’ai entendu du bruit.

L’appelant a répondu que son témoignage antérieur coïncide avec son témoignage actuel. Au procès de son frère, lorsque l’appelant se référait à la descente au sous‑sol, il voulait dire qu’il y était descendu après l’assassinat de la victime. Du fait qu’il laissait entendre autre chose, le témoignage antérieur pris isolément aurait pu servir à contester la version de l’appelant qu’il n’était présent ni avant ni pendant l’assassinat. L’appelant a répondu qu’il n’avait pas menti à la première audience. Si on lui prêtait foi, cette réponse ne serait nullement préjudiciable à la crédibilité de l’appelant. Elle pourrait même servir à démontrer la cohérence de ses propos.

143 Les exemples précédents révèlent toute l’importance de poser des questions à l’appelant sur la véracité de son témoignage antérieur. Ces questions ne visent pas à lui soutirer des aveux quant au témoignage antérieur (ce qui serait irrégulier). Ce type de questions permet plutôt de donner au témoin l’occasion soit de confirmer que le témoignage antérieur est contradictoire, soit de résoudre toute contradiction. L’omission de poser ces questions soulèverait un problème à mon avis, car le témoin se verrait privé du droit de confirmer ou de résoudre la contradiction. À mon sens, la simple lecture du témoignage antérieur, assortie d’une confirmation du témoin qu’il a effectivement prononcé les mots lus, s’avère hautement préjudiciable à l’égard du témoin. Il faut davantage pour s’assurer que le jury soit mis au courant de la présence (ou de l’absence) d’une contradiction. Le substitut du procureur général ne peut simplement supposer qu’il existe une contradiction et la soumettre au jury comme un fait prouvé. J’estime que les questions contestées visent à attaquer la crédibilité du témoin dans le procès en cours.

144 Il convient de noter à ce stade‑ci que les questions auxquelles ma collègue s’oppose ressemblent plus ou moins à celles que notre Cour a jugées acceptables dans l’arrêt Kuldip. L’extrait tiré de la transcription figurant aux p. 623-624 de cet arrêt, reproduit précédemment au par. 100, montre que le ministère public avait effectivement demandé au témoin d’expliquer pourquoi il avait fait certaines déclarations contradictoires au procès antérieur. Le témoin aurait pu répondre à peu près de la même façon que l’appelant en l’espèce : que la version antérieure était fausse, qu’elle s’appuyait sur le point de vue d’une autre personne (peu vraisemblable) ou qu’elle était vraie, sous réserve d’autres explications. Si la demande de précisions du ministère public n’était pas contestable dans cette affaire, sur quel motif peut‑on en l’espèce contester les questions posées par le ministère public?

145 Certes, de telles questions comportent également un effet incriminant du fait qu’elles sous‑entendent que le témoignage antérieur est vrai. Il appartient au juge du procès de s’assurer que le jury ne fasse pas mauvais usage du témoignage antérieur. Comme il en a été question précédemment, il n’y a aucune raison valable de priver le jury d’un témoignage simplement parce qu’il pourrait s’en servir pour incriminer l’appelant. Une telle attitude dévalorise le jury, car on insinue que celui‑ci est incapable de se servir à bon escient du témoignage. La confiance dont nous témoignons à l’égard du système du jury s’avère illusoire si on permet qu’une telle attitude triomphe.

146 En passant, je voudrais commenter la référence du juge Fish à un extrait de la transcription comportant environ 40 pages. Dans sa dissidence, le juge Fish a insinué que le ministère public a simplement lu la transcription du premier procès pendant longtemps (40 pages de transcription au total), après quoi l’avocat de la défense s’est élevé contre cette façon de faire. Ayant pris connaissance du dossier, je ne peux me ranger à cet avis. Lorsqu’on lit les 40 pages qui précèdent le commentaire de l’avocat, on constate qu’une portion considérable de la transcription se compose de commentaires émanant des avocats et du juge. Qui plus est, lorsque le ministère public a repris son contre‑interrogatoire, il a opposé à l’appelant de longs extraits tirés du témoignage antérieur de celui‑ci. L’appelant a déclaré qu’il avait menti lorsqu’il avait affirmé précédemment avoir vu des enfants entrer dans une école de karaté. L’appelant a dit qu’il avait menti lors de son témoignage portant qu’il avait vu la victime s’arrêter à la même école. L’appelant a affirmé que son témoignage antérieur quant à certains commentaires que la victime a faits sur le karaté s’appuyait sur ce que son frère lui avait dit. Enfin, l’appelant a déclaré au procès que son témoignage antérieur selon lequel la victime semblait le craindre n’était qu’un mensonge. En somme, les 40 pages auxquelles le juge Fish se réfère n’illustrent pas exclusivement le fait que le ministère public a lu le témoignage antérieur de l’appelant. En fait, elles sont l’exemple parfait qui atteste que le ministère public a opposé à l’appelant son propre témoignage en vue d’attaquer sa crédibilité.

147 En ce qui concerne les directives du juge du procès au jury, j’estime qu’elles délimitent convenablement les deux fins auxquelles le témoignage peut servir, ainsi que la seule fin à laquelle le jury est habilité à en faire usage. Avant que le ministère public n’interroge l’appelant sur la conversation enregistrée qu’il a eue avec deux autres détenus, le juge du procès est intervenu. Il a déclaré que le jury ne devait tenir compte de la conversation que pour jauger la crédibilité de l’appelant. Il a ajouté que le témoignage ne visait pas à établir la véracité du contenu de la conversation, mais bien à miner la crédibilité de l’appelant. Dans le cadre des directives qu’il a données au terme de la présentation de la preuve, le juge du procès a très clairement exposé le droit applicable tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Kuldip, précité. Il a informé le jury que celui‑ci ne pouvait utiliser le témoignage qu’à la seule fin de jauger la crédibilité de l’appelant. En outre, il a averti le jury de ne pas se servir du témoignage pour établir la véracité de son contenu. À titre d’exemple, il a expliqué que la conversation enregistrée ne faisait nullement partie de la preuve. Cependant, s’il y avait divergence entre la version actuelle de l’appelant et ce que l’appelant avait dit lors de cette conversation, le jury pouvait tenir compte de cette contradiction dans son appréciation de la crédibilité de l’appelant. J’estime satisfaisante cette explication très simple du juge du procès.

148 Le seul problème qui s’est posé portait sur la question soumise par le jury à propos d’éléments de preuve dont il n’était pas régulièrement saisi. Ces éléments de preuve découlaient du contre‑interrogatoire et, partant, ne pouvaient être utilisés comme preuve de culpabilité. La réponse du juge du procès à la question du jury indique très clairement qu’il n’existait aucune preuve directe établissant que l’appelant avait été en présence de la victime et qu’il l’avait quittée à un certain moment. Le juge du procès a même passé en revue les éléments de preuve dont le jury pouvait tenir compte et est effectivement arrivé à la conclusion qu’il n’existait aucune preuve directe démontrant que l’appelant avait été en présence de la victime avant son décès. À mon sens, le juge du procès a traité cette question de manière appropriée en exposant les principes applicables et en les liant aux faits du présent pourvoi. Le jury était en mesure de voir le témoignage antérieur comme une source de preuve servant à miner la crédibilité de l’appelant, plutôt qu’une source de preuve directe incriminante. Il n’y a là aucune erreur.

B. Le fardeau de preuve et le doute raisonnable

149 En ce qui a trait aux directives du juge du procès quant au fardeau de preuve, les juges majoritaires de la cour d’appel ont examiné la question de savoir s’il existait une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable. Quoiqu’ils reconnaissent que le juge du procès n’a pas repris dans ses directives tous les éléments essentiels d’un bon exposé, et bien qu’il admettent que certaines directives portaient sur des questions qui auraient dû être évitées, les juges majoritaires ont tout de même conclu que, dans son ensemble, l’exposé ne devait pas avoir créé une probabilité raisonnable que le jury se soit mépris. En arrivant à cette conclusion, ils ont tenu compte de l’abondante jurisprudence de notre Cour sur le doute raisonnable, notamment R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320; R. c. Bisson, [1998] 1 R.C.S. 306; Starr, précité; R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731, 2000 CSC 55; R. c. Beauchamp, [2000] 2 R.C.S. 720, 2000 CSC 54; et R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, 2000 CSC 56.

150 Selon le juge Fish, dissident, les directives du juge du procès quant au doute raisonnable comportaient des lacunes à plusieurs égards. Plus particulièrement, le juge du procès a erronément fait équivaloir le doute raisonnable au concept de [traduction] « certitude morale » (par. 125). Le juge Fish a conclu que, dans l’ensemble, les directives ont donné lieu à une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable.

151 Je souscris à la conclusion de la majorité de la Cour d’appel au chapitre des directives du juge du procès sur la norme de preuve appropriée que le jury devait appliquer en l’espèce. Bien que ses directives ne soient pas entièrement conformes aux exigences de notre Cour, je suis d’avis qu’elles sont conformes pour l’essentiel aux exigences prescrites par notre Cour. Il n’existe aucune crainte raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve appropriée qu’il se devait d’appliquer.

C. La preuve d’expert

152 Quant à la question de la preuve d’expert et de la prétendue omission du juge du procès de donner des directives sur son utilisation, je fais également miens les motifs et la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel. Je constate que le juge Arbour serait aussi d’avis de rejeter le pourvoi sur cette question.

D. La connaissance de l’appelant relativement à la Charte et à la LPC

153 Avant de conclure, j’estime qu’il est nécessaire de commenter quelques questions que le substitut du procureur général a posées à l’appelant sur sa compréhension du droit et sur sa connaissance des droits que lui confèrent la Charte et la LPC. Pour les motifs exprimés dans l’arrêt R. c. Jabarianha, [2001] 3 R.C.S. 430, 2001 CSC 75, ces questions étaient inappropriées. Je suis cependant d’avis qu’elles n’ont pas véritablement influencé l’issue du procès de l’appelant. Elles n’ont joué qu’un rôle mineur dans le cadre du contre‑interrogatoire du ministère public. Compte tenu des éléments de preuve accablants que contenaient les déclarations faites à la police, et vu les attaques légitimes constantes contre la crédibilité de l’appelant, quelques questions sur la connaissance que l’appelant avait de la Charte et de la LPC s’avèrent à peine préjudiciables. À l’instar de l’arrêt Jabarianha, je rejetterais le présent pourvoi en recourant à la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.

V. Conclusion

154 Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le pourvoi.

Pourvoi accueilli, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureurs de l'appelant : Pariseau, Olivier, Montréal.

Procureur de l'intimée : Le substitut du procureur général, Longueuil.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Auto-incrimination - Accusé déclaré coupable de meurtre au premier degré - Accusé contre-interrogé en détail par le ministère public sur les déclarations incriminantes qu’il avait faites au procès de son frère pour le même meurtre - Le contre-interrogatoire de l’accusé était‑il contraire à l’art. 13 de la Charte? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 13.

Preuve - Contre-interrogatoire - Auto-incrimination - Accusé déclaré coupable de meurtre au premier degré - Accusé contre-interrogé en détail par le ministère public sur les déclarations incriminantes qu’il avait faites au procès de son frère pour le même meurtre - Accusé ayant invoqué l’art. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada lors du procès de son frère - Le ministère public aurait-il dû être empêché de produire le témoignage antérieur de l’accusé à son propre procès? - Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, art. 5(2).

Une accusation de meurtre au premier degré a été portée contre l’accusé après la découverte du corps d’un jeune garçon de neuf ans dans un tunnel. L’enfant était mort étranglé. La preuve contre l’accusé se composait essentiellement de nombreuses déclarations incriminantes qu’il avait faites à la police dans les jours suivant l’homicide. Pour sa défense, l’accusé affirmait que c’était son frère qui avait tué la victime et qu’il l’avait simplement aidé à se débarrasser du corps. L’accusé a témoigné à son procès et a nié toute participation au meurtre. Il a désavoué toutes ses déclarations incriminantes antérieures. Le frère de l’accusé avait également été accusé du meurtre. Il a été jugé séparément et acquitté. L’accusé a témoigné pour la poursuite à l’enquête préliminaire et au procès de son frère. Même si l’accusé avait été assigné à titre de témoin à charge, le ministère public a par la suite été autorisé à le contre‑interroger au cours du procès de son frère. Ce contre‑interrogatoire fut long et utile. L’accusé a alors reconnu la véracité de ses déclarations antérieures à la police et admis sa complicité dans le meurtre du jeune garçon. Outre la protection constitutionnelle que lui accordait l’art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, l’accusé a demandé et obtenu, lorsqu’il a témoigné au procès de son frère, la protection de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Lorsque, par la suite, l’accusé a témoigné à son propre procès, le ministère public a été autorisé à le contre‑interroger en détail sur les déclarations incriminantes qu’il avait faites lors du procès de son frère. Le jury a déclaré l’accusé coupable. La Cour d’appel, à la majorité, a confirmé la déclaration de culpabilité.

Arrêt (le juge L’Heureux-Dubé est dissidente) : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Le juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel : En vertu de l’art. 13 de la Charte, l’accusé qui témoigne à son procès ne peut être contre‑interrogé relativement à un témoignage qu’il a rendu antérieurement, même si ce témoignage n’est produit en apparence que dans le but limité de jauger la crédibilité, sauf si le juge du procès est convaincu qu’il n’existe aucun risque réaliste que ce témoignage antérieur puisse être utilisé pour l’incriminer. Le risque d’incrimination variera selon la nature du témoignage antérieur et les circonstances de l’affaire, y compris l’efficacité de directives appropriées données au jury. Lorsque le témoignage antérieur était très incriminant, aucune directive restrictive donnée au jury ne saurait écarter le risque d’incrimination et le contre‑interrogatoire ne devrait pas être autorisé.

Au cours de son procès, l’accusé a été contre‑interrogé en détail sur le témoignage qu’il avait rendu antérieurement à l’enquête préliminaire et au procès de son frère. En général, le substitut du procureur général lisait des extraits de la transcription du témoignage antérieur de l’accusé et, chaque fois, l’accusé désavouait ses déclarations judiciaires antérieures, en affirmant avoir menti lors du procès de son frère et en clamant que son frère l’avait menacé et forcé à mentir. Si son seul but avait été de discréditer l’accusé, le ministère public aurait pu se contenter de faire ressortir ces contradictions et ces désaveux. Or, le ministère public est allé plus loin et a tenté, à divers moments du contre‑interrogatoire, d’amener l’accusé à réitérer les parties incriminantes de son témoignage antérieur. Le contre‑interrogatoire visait donc illégalement à incriminer l’accusé et pas seulement à jauger sa crédibilité. Il existait un immense risque d’utilisation abusive du témoignage incriminant rendu par l’accusé au procès de son frère et ce risque ne pouvait être atténué par quelque directive que ce soit.

Puisque l’accusé avait invoqué l’application du par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada lors du procès de son frère, on aurait dû empêcher le ministère public de déposer ce témoignage antérieur au procès de l’accusé. De plus, dans un cas comme celui‑ci, la protection constitutionnelle offerte par l’art. 13 de la Charte a la même portée que celle accordée au par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada. L’accusé bénéficie de la protection de l’art. 13 de la Charte lorsqu’il est contre‑interrogé relativement à un témoignage incriminant qu’il a déjà rendu dans une procédure judiciaire — peu importe qu’il ait réclamé ou non la protection de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Lorsque le témoignage offert dans une procédure judiciaire par un témoin devenu par la suite accusé était incriminant au moment où il a été rendu, de sorte que le témoin aurait pu bénéficier de la protection légale de l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada s’il avait su qu’il pouvait la revendiquer, il faut centrer notre attention sur la façon dont le ministère public entend utiliser ce témoignage au procès subséquent de l’accusé. De toute évidence, le ministère public ne peut se servir de ce témoignage pour établir sa preuve principale. La question de savoir si le ministère public peut opposer à l’accusé, en contre‑interrogatoire, son témoignage antérieur incriminant, censément pour attaquer sa crédibilité, dépendra de l’existence du danger réel que le témoignage protégé puisse servir à incriminer l’accusé, malgré toute mise en garde faite au jury. L’application de l’arrêt Kuldip se limite aux cas où la mention du témoignage antérieur vise exclusivement à attaquer la crédibilité et ne comporte aucun autre risque d’incrimination. On permettrait donc le contre‑interrogatoire lorsqu’il est impossible que le jury puisse utiliser le contenu du témoignage antérieur pour inférer la culpabilité de l’accusé, sauf dans la mesure où la constatation que l’accusé a menti sous serment pourrait nuire à sa défense.

Lors du contre-interrogatoire de l’accusé, aucune allusion n’aurait dû être faite à sa connaissance de la protection légale et constitutionnelle que lui offrent, respectivement, l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada et l’art. 13 de la Charte. Dans les rares circonstances où il sera permis de contre‑interroger un accusé relativement à son témoignage antérieur, le contre‑interrogatoire ne visera que sa crédibilité. La connaissance de la protection légale ne permet pas de tirer une inférence quant à la véracité ou à la fausseté d’un témoignage.

Puisqu’un nouveau procès serait tenu en conséquence de la question fondée sur l’art. 13, il n’était pas nécessaire de décider si les directives du juge du procès sur le doute raisonnable étaient suffisamment viciées pour exiger la tenue d’un nouveau procès pour ce seul motif. En ce qui concerne la façon dont le juge du procès a traité la preuve d’expert, ses directives ne comportaient pas de lacunes suffisantes pour être considérées comme des directives erronées.

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) : Empêcher le jury d’entendre une preuve qui va au cœur de la crédibilité de l’accusé au motif que le jury est incapable de s’en servir judicieusement à cette fin légitime constituerait un obstacle de plus, à la fois injustifié et injuste, à la découverte de la vérité. Dans l’application de ses règles de preuve, notre Cour doit, parfois au détriment d’un accès intégral à la vérité, tendre vers les objectifs louables qui consistent à assurer le caractère équitable du procès de l’accusé, à empêcher l’inconduite policière et à maintenir l’intégrité de l’administration de la justice. Cependant, lorsque ces objectifs sont atteints, la recherche de la vérité doit l’emporter sur les autres considérations. En l’espèce, la Cour ne disposait d’aucun élément de preuve tendant à démontrer que les jurés ne sont généralement pas en mesure de se servir judicieusement des témoignages antérieurs. En l’absence d’une telle preuve, il n’apparaît pas y avoir un besoin urgent de modifier en profondeur le droit de la preuve de manière à exclure systématiquement toute une série de déclarations antérieures incompatibles faites au cours d’un témoignage. L’élimination d’une portion considérable d’éléments de preuve qui vont au cœur de la crédibilité d’un témoin ne reflète pas l’état du droit. En l’espèce, l’admission en preuve du témoignage antérieur servira normalement à incriminer l’accusé et à miner sa crédibilité. La première fin comporte un caractère préjudiciable, alors que la dernière est légitime. On devrait laisser au jury l’occasion d’utiliser ce type de preuve, sous réserve de directives appropriées lui enjoignant de ne pas se servir du témoignage antérieur de l’accusé pour l’incriminer. L’arrêt Kuldip établit un juste équilibre entre les droits de l’accusé de ne pas voir son témoignage antérieur utilisé pour l’incriminer et le besoin pour le jury de connaître la vérité dans toute la mesure où il le peut dans le cadre d’une société juste. C’est l’équilibre que l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada et l’art. 13 de la Charte cherchent à atteindre, et c’est l’équilibre que la Cour se doit de maintenir. La Cour ne devrait pas permettre qu’un témoin mente à la barre sans craindre d’être contredit.

L’immunité contre l’utilisation d’un témoignage, dont bénéficie la personne qui témoigne, est similaire, que cette dernière ait ou non revendiqué la protection fondée sur l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Cette immunité empêche la poursuite de se servir de la déposition du témoin (qui est maintenant l’accusé) pour l’incriminer dans toute procédure subséquente. Compte tenu du fait qu’une grande partie du témoignage présenté pour attaquer la crédibilité d’un témoin a également l’effet de l’incriminer, il sera nécessaire dans la plupart des cas que le juge du procès donne au jury des directives sur la fin légitime à laquelle celui‑ci peut utiliser le témoignage. Le juge devra occasionnellement donner des directives au jury au cours du procès, question de le préparer d’avance aux témoignages qu’il s’apprête à entendre. Le danger de voir le témoignage de l’accusé utilisé pour l’incriminer dépend largement de la nature du témoignage ainsi que des circonstances de l’affaire. Plus le danger d’incrimination est grand, plus les directives au jury devront être explicites afin d’empêcher que le témoignage de l’accusé soit utilisé, de manière inacceptable, pour l’incriminer.

Le contre‑interrogatoire que le ministère public a mené portait largement sur le témoignage antérieur que l’accusé avait rendu au procès et à l’enquête préliminaire de son frère. Ce type de questions n’a rien d’inapproprié. Les directives du juge du procès au jury délimitent convenablement les deux fins auxquelles le témoignage peut servir, ainsi que la seule fin à laquelle le jury est habilité à en faire usage. Bien que ses directives sur la norme de preuve appropriée n’aient pas été entièrement conformes aux exigences de la Cour, elles étaient conformes pour l’essentiel aux exigences prescrites. Il n’existe aucune crainte raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve appropriée qu’il se devait d’appliquer. Il y a également lieu de rejeter l’appel sur la question de la preuve d’expert. Bien que les questions que le substitut du procureur général a posées à l’accusé sur sa compréhension du droit aient été inappropriées, elles n’ont pas véritablement influencé l’issue du procès de l’accusé et la disposition réparatrice doit être appliquée.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Noël

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Arbour
Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, inf. (1988), 40 C.C.C. (3d) 11
arrêts mentionnés : R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272
R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
Malloy c. Hogan, 378 U.S. 1 (1964)
R. c. Dubois, [1985] 2 R.C.S. 350
R. c. B. (W.D.) (1987), 38 C.C.C. (3d) 12
R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740
R. c. Wilmot, [1940] 3 D.L.R. 358
Procureur général du Québec c. Côté, [1979] C.A. 118
R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229
R. c. Marcoux, [1976] 1 R.C.S. 763
R. c. Tass (1946), 86 C.C.C. 97
Klein c. Bell, [1955] R.C.S. 309
R. c. Mottola, [1959] O.R. 520
Accident Insurance Mutual Holdings Ltd. c. McFadden (1993), 31 N.S.W.L.R. 412
Den Norske Bank A.S.A. c. Antonatos, [1999] Q.B. 271
Carter c. United States, 684 A.2d 331 (1996)
Hoffman c. United States, 341 U.S. 479 (1951)
R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670
R. c. Cinous, [2002] 2 R.C.S. 3, 2002 CSC 29
R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660
R. c. Monette, [1956] R.C.S. 400
Pearse c. Pearse (1846), 1 De G. & Sm. 12, 63 E.R. 950
R. c. Jabarianha, [2001] R.C.S. 430, 2001 CSC 75
R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40
R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, 2000 CSC 56.
Citée par le juge L’Heureux-Dubé (dissidente)
R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, inf. (1988), 40 C.C.C. (3d) 11
R. c. Hendershott (1895), 26 O.R. 678
R. c. Hammond (1898), 29 O.R. 211
R. c. Wilmot, [1940] 2 W.W.R. 401
R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475
R. c. Nikolovski, [1996] 3 R.C.S. 1197
R. c. Howard, [1989] 1 R.C.S. 1337
R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40
R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670
R. c. Lane (1969), 6 C.R.N.S. 273
Miller c. White (1889), 16 R.C.S. 445
R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599
R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123
R. c. Dubois, [1985] 2 R.C.S. 350
R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272
R. c. B. (W.D.) (1987), 38 C.C.C. (3d) 12
Johnstone c. Law Society of British Columbia, [1987] 5 W.W.R. 637
R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660
Blunt c. Park Lane Hotel, Ltd., [1942] 2 K.B. 253
R. c. Hertfordshire County Council, ex parte Green Environmental Industries Ltd., [2000] 1 All E.R. 773
R. c. Martin, [1998] 2 Cr. App. R. 385
Accident Insurance Mutual Holdings Ltd. c. McFadden (1993), 31 N.S.W.L.R. 412
R. c. Guariglia, [2000] VSC 13
Hoffman c. United States, 341 U.S. 479 (1951)
New Jersey c. Portash, 440 U.S. 450 (1979)
Photo Production Ltd. c. Securicor Transport Ltd., [1980] 1 All E.R. 556
R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
R. c. Bisson, [1998] 1 R.C.S. 306
R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731, 2000 CSC 55
R. c. Beauchamp, [2000] 2 R.C.S. 720, 2000 CSC 54
R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, 2000 CSC 56
R. c. Jabarianha, [2001] 3 R.C.S. 430, 2001 CSC 75.
Lois et règlements cités
Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1893, ch. 31, art. 5.
Acte modifiant l’Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1898, ch. 53, art. 1.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 13, 24(2).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 672.11 [aj. 1991, ch. 43, art. 4
1995, ch. 22, art. 10 (ann. I, art. 24)], 686(1)b)(iii).
Constitution des États‑Unis d’Amérique, Cinquième Amendement.
Evidence Act 1908 (Nouvelle-Zélande), No. 56, art. 4.
Evidence Act 1958 (Victoria), No. 6246, art. 29.
Evidence Act 1977 (Queensland), 26 Eliz. II No. 47, art. 10 [mod. Qld. E.D. art. 7].
Evidence Act 2001 (Tasmanie), No. 76 of 2001, art. 128.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, art. 5 [mod. 1997, ch. 18, art. 116].
Doctrine citée
Canada. Commission de réforme du droit. Document de travail 27. Le jury en droit pénal. Ottawa : La Commission, 1980.
Canada. Commission de réforme du droit. 16e Rapport. Le jury. Ottawa : La Commission, 1982.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XXXVI, 3e sess., 7e lég., 3 mars 1893, p. 1513 et 1515.
Cross on Evidence, 6th N.Z. ed. by Donald L. Mathieson. Wellington, N.Z. : Butterworths, 1997.
Delisle, Ronald Joseph, and Don Stuart. Evidence Principles and Problems, 6th ed. Toronto : Carswell, 2001.
Heydon, John Dyson. Cross on Evidence, 6th Australian ed. Sydney : Butterworths, 2000.
Keane, Adrian. The Modern Law of Evidence, 5th ed. London : Butterworths, 2000.
Maczko, Frank. « Charter of Rights : Section 13 » (1982), U.B.C. L. Rev. (Charter ed.) 213.
McCormick on Evidence, vol. 1, 5th ed. by John W. Strong. St. Paul, Minn. : West Group, 1999.
Paciocco, David M. « Evidence About Guilt : Balancing the Rights of the Individual and Society in Matters of Truth and Proof » (2001), 80 R. du B. can. 433.
Peck, Richard C. C. « The Adversarial System : A Qualified Search for the Truth » (2001), 80 R. du B. can. 456.

Proposition de citation de la décision: R. c. Noël, 2002 CSC 67 (31 octobre 2002)


Origine de la décision
Date de la décision : 31/10/2002
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2002 CSC 67 ?
Numéro d'affaire : 28734
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2002-10-31;2002.csc.67 ?
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