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21/11/2002 | CANADA | N°2002_CSC_74

Canada | R. c. Ling, 2002 CSC 74 (21 novembre 2002)


R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814, 2002 CSC 74

Chee K. Ling Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Québec et

la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié : R. c. Ling

Référence neutre : 2002 CSC 74.

No du greffe : 28315.

2002 : 13 juin; 2002 : 21 novembre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la co

ur d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 149 C.C.C. (3d) 127, 144 B.C....

R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814, 2002 CSC 74

Chee K. Ling Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Québec et

la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié : R. c. Ling

Référence neutre : 2002 CSC 74.

No du greffe : 28315.

2002 : 13 juin; 2002 : 21 novembre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 149 C.C.C. (3d) 127, 144 B.C.A.C. 92, 236 W.A.C. 92, [2000] B.C.J. No. 2082 (QL), 2000 BCCA 562, confirmant une décision du juge Millward, [1999] 3 C.T.C. 386, [1998] B.C.J. No. 1512 (QL), qui avait annulé les déclarations de culpabilité du contribuable à des infractions en matière fiscale et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Craig C. Sturrock et Thomas M. Boddez, pour l’appelant.

S. David Frankel, c.r., Bruce Harper et Janet Henchey, pour l’intimée.

Trevor Shaw, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Gilles Laporte et Monique Rousseau, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Scott K. Fenton, pour l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

Version française du jugement de la Cour rendu par

Les juges Iacobucci et Major —

I. Introduction

1 Le présent pourvoi est régi par les principes énoncés dans l’affaire R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, 2002 CSC 73, entendue en même temps. Il soulève une question analogue, savoir dans quelles circonstances un examen effectué par l’Agence des douanes et du revenu du Canada (« ADRC »), anciennement Revenu Canada, devient une enquête faisant entrer en jeu les droits garantis au contribuable par la Charte canadienne des droits et libertés. Dans l’arrêt Jarvis, nous décrivons les circonstances dans lesquelles un examen constitue une enquête criminelle en expliquant que ce sont celles qui créent une relation de nature contradictoire entre le particulier et l’État. Nous utiliserons cette expression dans le même contexte en l’espèce. L’arrêt Jarvis établit que ce type de relation prend naissance lorsqu’un examen a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale d’un contribuable sous le régime de l’art. 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la « Loi »).

2 Lorsqu’il procède à une vérification, le vérificateur peut se servir des pouvoirs de contrainte prévus aux par. 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi. Ces dispositions confèrent au vérificateur les pouvoirs suivants : a) pénétrer dans le lieu où est exploitée l’entreprise du contribuable ou dans celui où les registres sont tenus; b) requérir le contribuable et les tiers de répondre aux questions qui leur sont posées; et c) exiger du contribuable et des tiers qu’ils fournissent des renseignements et produisent des documents sur demande.

3 Si la vérification révèle que le contribuable a produit une déclaration de revenu inexacte, une nouvelle cotisation peut être établie à son égard et des amendes administratives peuvent lui être imposées. En vertu du par. 239(1) de la Loi, le contribuable qui a volontairement fait des déclarations ou des inscriptions fausses ou trompeuses ou tenté d’éluder le paiement d’un impôt peut être reconnu coupable d’une infraction punissable d’une amende et d’un emprisonnement maximal de cinq ans.

4 La question en l’espèce, tout comme dans l’affaire Jarvis, est de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, des éléments de preuve obtenus conformément aux pouvoirs de contrainte d’un vérificateur peuvent être utilisés aux fins d’une enquête ou d’une poursuite relative à une infraction prévue au par. 239(1) sans qu’il y ait violation des droits que la Charte garantit au suspect. L’arrêt Jarvis répond à cette question.

5 Bien que les faits et la question soulevée dans le présent pourvoi soient moins complexes que dans Jarvis, la question de droit reste la même. Les éléments de preuve recueillis par l’ADRC en conformité avec les par. 231.1(1) et 231.2(1) dans l’exercice régulier de sa fonction de vérification peuvent être utilisés dans une enquête ou une poursuite ultérieure relative à une infraction prévue au par. 239(1). Toutefois, lorsque l’objet prédominant d’une question ou d’un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable, les agents de l’ADRC renoncent à leur faculté d’utiliser les par. 231.1(1) et 231.2(1). L’obtention d’éléments de preuve dans l’exercice des pouvoirs de contrainte à cette fin porte atteinte aux droits garantis au suspect par la Charte et les éléments de preuve ainsi obtenus peuvent être écartés de la poursuite à l’égard d’une infraction.

6 La question est donc de déterminer dans quelles circonstances l’objet prédominant d’une question ou d’un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable. Dans l’arrêt Jarvis, par. 93, nous avons conclu qu’aucun facteur n’est déterminant, mais que le juge de première instance doit apprécier l’ensemble des circonstances. Appliquant le critère établi dans l’arrêt Jarvis, nous sommes d’accord avec le juge Millward pour dire que l’ADRC n’a exercé sa fonction d’enquête qu’après la rencontre entre les fonctionnaires de Revenu Canada et l’appelant le 18 décembre 1995.

7 Dès que l’ADRC a commencé à exercer sa fonction d’enquête, une relation de nature contradictoire s’est établie entre les parties. L’appelant ne bénéficie d’une immunité contre l’utilisation ni des éléments de preuve obtenus dans l’exercice des pouvoirs de contrainte avant et pendant la rencontre du 18 décembre, ni de la preuve dérivée de ces éléments. L’appelant a droit à un nouveau procès dans le cadre duquel sera examinée l’admissibilité des éléments de preuve obtenus dans l’exercice des pouvoirs de contrainte avec pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, ainsi que de la preuve dérivée de ces éléments, au regard du par. 24(2) de la Charte. Le pourvoi est rejeté et l’ordonnance de nouveau procès est confirmée.

II. Les faits

8 À la suite d’une vérification, Revenu Canada a refusé la déduction de pertes agricoles demandée par le contribuable appelant pour les années 1987 à 1989. Une nouvelle cotisation a été établie pour ces années au motif que les activités agricoles de l’appelant constituaient une démarche personnelle, et non une entreprise. En 1994, James Edward Thatcher, conseiller technique de la Section de la vérification des dossiers d’entreprises de Revenu Canada à Vancouver, a effectué une vérification informatique qui a révélé que l’appelant avait demandé la déduction des mêmes pertes agricoles pour les années d’imposition 1990 à 1993. En conséquence, M. Thatcher a sélectionné ces déclarations de revenu pour une vérification de suivi usuelle.

9 En novembre 1994, M. Thatcher a informé l’appelant, qui était médecin à Kitimat (C.‑B.), qu’il effectuait une vérification et qu’il irait le rencontrer au printemps 1995 au sujet de ses activités agricoles et de l’exercice de sa profession de médecin. On a désigné Arvind Pacheco de la Division de la vérification et de l’exécution de Revenu Canada pour travailler avec M. Thatcher à la vérification.

10 Le 5 juin 1995, MM. Pacheco et Thatcher ont rencontré le comptable de l’appelant, Carlyle Shepherd, au bureau de ce dernier pour examiner les livres et registres de l’appelant. En examinant les registres, M. Thatcher a constaté que les honoraires payés par le Medical Service Plan (« MSP ») étaient déposés directement dans les comptes de l’appelant deux fois par mois. Il y avait dans les mêmes comptes d’autres dépôts dont ils n’ont pu déterminer la source.

11 Le 7 juin 1995, MM. Pacheco et Thatcher ont rencontré l’appelant à son bureau au Kitimat General Hospital. En réponse à une demande des vérificateurs, l’appelant a produit deux livrets de reçus. En comparant les livrets de reçus aux documents bancaires, les vérificateurs ont conclu que certains revenus du bureau de l’appelant n’avaient pas été déclarés.

12 M. Pacheco a écrit à l’appelant le 21 juin 1995 pour lui demander des renseignements additionnels et lui a écrit de nouveau le 27 juillet 1995 pour lui dire que s’il ne recevait pas les renseignements demandés, une demande péremptoire lui serait adressée ou une nouvelle cotisation fondée sur les renseignements disponibles serait établie.

13 M. Pacheco a rencontré l’appelant à son exploitation agricole à Delta (Colombie‑Britannique) le 9 août 1995. Le 5 et le 19 septembre, M. Shepherd a fourni d’autres renseignements à M. Pacheco au nom de l’appelant.

14 Le 20 novembre 1995, M. Pacheco a téléphoné à l’appelant pour organiser une rencontre le 18 décembre 1995. Il a également interrogé l’appelant au sujet des dépôts de source inconnue qu’il se proposait d’inclure dans son revenu. L’appelant a répondu qu’il s’agissait de prêts.

15 M. Pacheco a écrit à l’appelant le 7 décembre 1995 pour lui demander de fournir d’autres renseignements et d’indiquer la source de certains dépôts avant la rencontre du 18 décembre.

16 La rencontre du 18 décembre entre les vérificateurs et l’appelant a eu lieu au bureau de district de Revenu Canada à Vancouver et a duré plus de trois heures. On a longuement interrogé l’appelant au sujet des dépôts de source inconnue et des revenus non déclarés. Au cours de cette rencontre, l’appelant a admis avoir omis par erreur de déclarer certains revenus.

17 Les vérificateurs n’ont jamais informé l’appelant de leurs doutes quant à une fraude fiscale ni des droits que la Charte pouvait lui conférer relativement aux examens dont il faisait l’objet. Les documents et les renseignements suivants ont été obtenus au cours de la vérification :

a) les déclarations de revenu produites par l’appelant;

b) les documents de travail du vérificateur de Revenu Canada, qui avait examiné la demande de déduction de pertes agricoles présentée par l’appelant pour les années 1987 à 1989;

c) deux boîtes de dossiers financiers qui se trouvaient chez les comptables de l’appelant;

d) un livret de reçus conservé au bureau de l’appelant;

e) un journal faisant état des chèques et de l’argent reçus ainsi que des fonds de petite caisse, conservé au bureau de l’appelant;

f) des relevés bancaires et des bordereaux de dépôt, dont certains avaient été conservés par l’appelant et d’autres obtenus des banques;

g) des chèques du Workers’ Compensation Board payables à l’ordre de l’appelant, obtenus de cet organisme;

h) les réponses orales et écrites données par les comptables de l’appelant à des demandes expresses de documents, y compris un état des revenus et des dépenses sous forme manuscrite;

i) les déclarations faites par l’appelant aux vérificateurs lors de conversations téléphoniques et d’entrevues le 7 juin et le 18 décembre 1995.

18 À la suite d’une réunion tenue le 29 décembre 1995, le vérificateur a obtenu, avec le consentement de l’appelant, des documents détenus par certaines maisons de courtage et banques à charte.

19 Après le 18 décembre 1995, mais avant le 18 janvier 1996, M. Pacheco a rencontré M. Fleming, son chef de groupe, et M. Richard Olney des Enquêtes spéciales, la direction générale de Revenu Canada chargée de l’exécution en matière criminelle. La rencontre a abouti au renvoi du dossier de l’appelant aux Enquêtes spéciales le 18 janvier 1996 conformément aux directives du superviseur de M. Pacheco.

20 Le 26 et le 27 février 1996, MM. Olney et Fleming ont interrogé deux témoins que les vérificateurs avaient déjà interrogés. Des demandes péremptoires ont été signifiées à quatre banques ainsi qu’au comptable de l’appelant. Le 28 février 1996, MM. Olney et Fleming ont rencontré l’appelant à son bureau. Ils lui ont lu la mise en garde figurant sur une fiche, l’informant de façon générale qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat et qu’il n’était pas tenu de parler, mais que tout ce qu’il dirait pourrait être utilisé en preuve. L’appelant n’a accepté de répondre à aucune question. Le 28 février 1996, un rapport de poursuite a été préparé. Six chefs d’accusation d’une infraction prévue au par. 239(1) ont été portés contre l’appelant le 26 août 1996.

III. Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

21 Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)

231.1 (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

b) examiner les biens à porter à l’inventaire d’un contribuable, ainsi que tout bien ou tout procédé du contribuable ou d’une autre personne ou toute matière concernant l’un ou l’autre, dont l’examen peut aider la personne autorisée à établir l’exactitude de l’inventaire du contribuable ou à contrôler soit les renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

à ces fins, la personne autorisée peut :

c) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou sont tenus ou devraient l’être des livres ou registres;

d) requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, du bien ou de l’entreprise ainsi que toute autre personne présente sur les lieux de lui fournir toute l’aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application et l’exécution de la présente loi et, à cette fin, requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, de l’accompagner sur les lieux.

. . .

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application et l’exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

b) qu’elle produise des documents.

. . .

239. (1) Toute personne qui, selon le cas :

a) a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans une déclaration, un certificat, un état ou une réponse produits, présentés ou faits en vertu de la présente loi ou de son règlement;

b) a, pour éluder le paiement d’un impôt établi par la présente loi, détruit, altéré, mutilé, caché les registres ou livres de comptes d’un contribuable ou en a disposé autrement;

c) a fait des inscriptions fausses ou trompeuses, ou a consenti ou acquiescé à leur accomplissement, ou a omis, ou a consenti ou acquiescé à l’omission d’inscrire un détail important dans les registres ou livres de comptes d’un contribuable;

d) a, volontairement, de quelque manière, éludé ou tenté d’éluder l’observation de la présente loi ou le paiement d’un impôt établi en vertu de cette loi;

e) a conspiré avec une personne pour commettre une infraction visée aux alinéas a) à d),

commet une infraction et, en plus de toute autre pénalité prévue par ailleurs, encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire :

f) soit une amende de 50 % à 200 % de l’impôt que cette personne a tenté d’éluder;

g) soit à la fois l’amende prévue à l’alinéa f) et un emprisonnement d’au plus 2 ans.

(2) Toute personne accusée d’une infraction visée au paragraphe (1) peut, au choix du procureur général du Canada, être poursuivie par voie de mise en accusation et, si elle est déclarée coupable, encourt, outre toute pénalité prévue par ailleurs :

a) d’une part, une amende de 100 % à 200 % de l’impôt que cette personne a tenté d’éluder;

b) d’autre part, un emprisonnement maximal de cinq ans.

Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

IV. Historique des procédures judiciaires

A. Cour provinciale de la Colombie‑Britannique — le 21 juillet 1997

22 Le juge Graham de la Cour provinciale a rejeté la requête que l’appelant avait déposée en vue d’obtenir un arrêt des procédures ou, subsidiairement, une ordonnance, sous le régime du par. 24(2) de la Charte, portant que les éléments de preuve obtenus de lui par les vérificateurs de Revenu Canada devaient être écartés parce qu’il avait été porté atteinte aux droits que lui garantit la Charte.

23 Le juge du procès a conclu, d’une part, que la vérification s’est poursuivie pendant la participation de M. Pacheco au dossier et, d’autre part, que ce dernier n’était pas arrivé à la conclusion que l’appelant avait fraudé le fisc avant que son superviseur lui dise, après la rencontre du 18 décembre, de renvoyer le dossier aux Enquêtes spéciales. L’appelant a été déclaré coupable de chaque chef de fraude fiscale.

B. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [1999] 3 C.T.C. 386

24 L’appelant a demandé que soit rendue, sous le régime du par. 24(2), une ordonnance portant que tous les éléments de preuve obtenus directement ou indirectement au cours d’une vérification effectuée en application de la Loi de l’impôt sur le revenu sont inadmissibles dans une instance criminelle.

25 Le juge d’appel des poursuites sommaires a conclu qu’il n’existait pas de relation directe de nature contradictoire entre le contribuable et l’État avant le 18 décembre 1995 et que les renseignements demandés par Revenu Canada jusqu’à cette date étaient des documents d’entreprise préexistants à l’égard desquels la Charte n’accordait qu’une protection très limitée. Il a souligné que, si les renseignements recueillis au cours d’une vérification ne pouvaient être utilisés dans une poursuite ultérieure, les dispositions sur la fraude fiscale seraient tellement inefficaces qu’il était même possible qu’un mandat de perquisition ne puisse pas être obtenu.

26 Quant à savoir si les actions de Revenu Canada s’inscrivaient dans le cadre d’une vérification ou d’une enquête, le juge Millward a noté que les parties avaient convenu, conformément à la jurisprudence, que le critère applicable consistait à déterminer si l’objet prédominant des actions de Revenu Canada était d’effectuer une vérification ou une enquête; le juge a toutefois conclu que ce critère était artificiel et inapproprié dans les circonstances.

27 Le juge Millward n’a pas retenu la conclusion du juge du procès selon laquelle, même après la rencontre du 18 décembre, aucune enquête n’avait débuté, parce que M. Thatcher estimait qu’il était prématuré de renvoyer le dossier aux Enquêtes spéciales tant que la vérification n’était pas terminée. Le juge Millward a plutôt conclu que l’objet prédominant des actions des vérificateurs après la rencontre du 18 décembre était de recueillir des renseignements dont ils se serviraient dans leur enquête criminelle. Il a accueilli l’appel, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès à l’égard de tous les chefs d’accusation et, en particulier, pour que les éléments de preuve obtenus après la rencontre du 18 décembre soient examinés au regard du par. 24(2) de la Charte.

C. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2000), 149 C.C.C. (3d) 127

28 Le juge Rowles a rejeté, au nom de la Cour d’appel, l’appel que l’appelant Ling avait interjeté en soutenant que le juge Millward avait commis une erreur en ne rendant pas une ordonnance qui écarterait l’utilisation, dans une instance criminelle engagée contre l’appelant, de tous les éléments de preuve obtenus dans l’exercice des pouvoirs de contrainte conférés par la Loi de l’impôt sur le revenu.

V. La question en litige

29 Le présent pourvoi soulève une seule question :

L’appelant peut‑il revendiquer l’immunité contre l’utilisation de ses déclarations forcées et contre l’utilisation de la preuve dérivée de son témoignage forcé?

VI. Analyse

A. Application des principes énoncés dans l’arrêt Jarvis

30 Pour trancher la question susmentionnée, il faut décider si Revenu Canada enquêtait sur la perpétration d’une infraction prévue par la Loi quand il a recueilli des éléments de preuve auprès de l’appelant en exerçant ses pouvoirs de contrainte. À quel moment la relation de nature contradictoire s’est‑elle cristallisée? Comme nous l’avons précisé dans l’arrêt Jarvis, une vérification et une enquête ne s’excluent pas mutuellement. Revenu Canada peut effectuer une vérification et une enquête en même temps. Revenu Canada doit toutefois faire bien attention de ne pas utiliser ses pouvoirs de contrainte propres à une vérification pour recueillir de nouveaux éléments de preuve aux fins d’une enquête. Pareille utilisation porterait atteinte aux droits que la Charte garantit au contribuable visé par l’enquête.

31 Au vu du dossier d’instruction et selon les facteurs énoncés dans l’arrêt Jarvis quant au moment où commence une enquête, nous arrivons aux conclusions suivantes :

a) Les autorités n’avaient pas de motifs raisonnables de porter des accusations avant le 18 décembre 1995.

b) Il ne semble pas que l’on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle avant la rencontre du 18 décembre.

c) La conduite des autorités fiscales, dans son ensemble, ne donnait pas à croire qu’elles avaient décidé de soumettre le contribuable à une enquête relativement à des infractions prévues à l’art. 239.

d) Les vérificateurs n’ont pas transféré leurs dossiers et leurs documents aux enquêteurs avant le 18 janvier 1996.

e) La décision d’entreprendre une enquête criminelle n’a été prise qu’après le 18 décembre 1995.

f) La conduite des vérificateurs ne permettait pas de conclure qu’ils agissaient en fait comme mandataires des enquêteurs.

g) Il ne semble pas que les enquêteurs aient eu l’intention d’utiliser les vérificateurs comme leurs mandataires pour recueillir des éléments de preuve.

B. Conclusion

32 À l’instar du juge Millward, nous concluons que, jusqu’à la rencontre du 18 décembre inclusivement, la vérification a été effectuée régulièrement comme une vérification et non comme une enquête. Cependant, après cette rencontre, les fonctionnaires ont amorcé une enquête sur la responsabilité pénale de l’appelant. Les renseignements recueillis le 29 décembre 1995 dans l’exercice des pouvoirs de contrainte l’ont été dans le cadre d’une enquête, en violation des droits que les art. 7 et 8 de la Charte garantissent à l’appelant. Tous les éléments de preuve recueillis avant et pendant la rencontre du 18 décembre l’ont été de façon régulière dans le cadre de la vérification et pouvaient être partagés avec la Section des enquêtes spéciales. Tous les éléments de preuve visant à faire avancer l’enquête ou la poursuite relative à des infractions prévues au par. 239(1) qui ont été obtenus de l’appelant après cette rencontre, avant qu’il ne soit informé qu’il faisait l’objet d’une enquête, violent les droits que la Charte garantit à l’appelant et devront être examinés au regard du par. 24(2) dans le cadre du nouveau procès qui sera tenu conformément à l’ordonnance rendue par le juge Millward et confirmée par la Cour d’appel.

VII. Dispositif

33 Le pourvoi est rejeté et l’ordonnance de nouveau procès est confirmée.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant : Thorsteinssons, Vancouver.

Procureur de l’intimée : Le ministère de la Justice, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Scott K. Fenton, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2002 CSC 74 ?
Date de la décision : 21/11/2002
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Impôt sur le revenu - Application et exécution - Vérifications et enquêtes - Peut‑on faire une distinction entre une vérification et une enquête sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu? - Le cas échéant, dans quelles circonstances l’examen effectué par un agent du fisc constitue‑t‑il une enquête pénale? - La preuve obtenue dans le cadre d’une vérification conformément aux art. 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu peut‑elle être utilisée pour les besoins d’une enquête ou d’une poursuite relative à des infractions prévues par l’art. 239(1) de la Loi, sans qu’il soit porté atteinte aux droits que la Charte garantit au contribuable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8 - Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 231.1, 231.2.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Exclusion de la preuve - Fraude fiscale - Transfert à l’enquêteur de déclarations et documents obtenus dans le cadre d’un examen effectué par les vérificateurs fiscaux conformément aux art. 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu - Obtention de nouveaux renseignements par l’enquêteur au moyen de demandes péremptoires adressées à différentes banques - Contribuable accusé de fraude fiscale - La preuve défavorable au contribuable a‑t‑elle été obtenue en contravention des droits que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés? - Le cas échéant, cette preuve doit‑elle être écartée? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2).

Revenu Canada a procédé à une vérification concernant la déduction de pertes agricoles demandée par le contribuable appelant pour les années d’imposition 1990 à 1993. Les vérificateurs ont rencontré le comptable du contribuable et inspecté les livres et registres. Ils ont aussi rencontré le contribuable et obtenu des livres de comptes à partir desquels ils ont déduit que certains revenus n’avaient pas été déclarés. D’autres rencontres et de nouvelles demandes des vérificateurs ont mené à la production de renseignements additionnels, y compris des registres financiers et documents bancaires. Le 18 décembre 1995, les vérificateurs ont interrogé longuement le contribuable et celui‑ci a reconnu avoir omis, par erreur, de déclarer certains revenus. Un mois plus tard, le dossier du contribuable a été transféré à la Section des enquêtes spéciales de Revenu Canada, qui est responsable de l’exécution en matière criminelle. Les fonctionnaires des enquêtes spéciales ont procédé à de nouveaux examens, interrogeant des témoins et envoyant des demandes péremptoires à quatre banques et au comptable du contribuable. Ils ont ensuite rencontré le contribuable, l’informant qu’il faisait l’objet d’une enquête et le mettant en garde concernant ses droits. Le contribuable n’a accepté de répondre à aucune question. Il a ensuite été accusé sous le régime du par. 239(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu d’avoir commis une fraude fiscale et d’avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses dans ses déclarations de revenu. Le juge du procès a conclu que la preuve recueillie par les vérificateurs n’avait pas été obtenue en contravention des droits que la Charte canadienne des droits et libertés garantit au contribuable et a rejeté la requête en exclusion de la preuve fondée sur le par. 24(2) de la Charte. Le contribuable a été déclaré coupable. Le juge d’appel des poursuites sommaires a annulé les condamnations. Il a conclu que l’enquête avait commencé après la rencontre du 18 décembre et a ordonné la tenue d’un nouveau procès dans le cadre duquel il sera déterminé si la preuve recueillie par les vérificateurs après cette rencontre doit être écartée par application du par. 24(2). La Cour d’appel a confirmé cette décision.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Selon les principes énoncés dans R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, 2002 CSC 73, Revenu Canada n’a commencé à enquêter sur la responsabilité pénale du contribuable qu’après la rencontre du 18 décembre. La preuve recueillie avant et pendant cette rencontre dans l’exercice régulier d’une fonction de vérification pouvait être partagée avec la Section des enquêtes spéciales et utilisée dans la poursuite engagée par la suite contre le contribuable relativement à des infractions visées au par. 239(1). Après la rencontre du 18 décembre, l’objet prédominant de l’enquête était d’établir la responsabilité pénale du contribuable. Tous les éléments de preuve recueillis après cette rencontre au moyen des pouvoirs de contrainte ont été obtenus dans le cadre d’une enquête et en contravention des droits que la Charte garantit au contribuable. L’admissibilité de ces éléments de preuve et de la preuve dérivée de ces éléments devra être appréciée au regard du par. 24(2) de la Charte.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Ling

Références :

Jurisprudence
Arrêt suivi : R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, 2002 CSC 73.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8, 24(2).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 231.1(1), 231.2(1), 239(1), (2).

Proposition de citation de la décision: R. c. Ling, 2002 CSC 74 (21 novembre 2002)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2002-11-21;2002.csc.74 ?
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