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17/04/2003 | CANADA | N°2003_CSC_24

Canada | Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24 (17 avril 2003)


Miglin c. Miglin, [2003] 1 R.C.S. 303, 2003 CSC 24

Eric Juri Miglin Appelant

c.

Linda Susan Miglin Intimée

Répertorié : Miglin c. Miglin

Référence neutre : 2003 CSC 24.

No du greffe : 28670.

2002 : 29 octobre; 2003 : 17 avril.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2001), 53 O.R. (3d) 641, 198 D.L.R. (4th) 385, 16 R.F.L. (5th) 1

85, 144 O.A.C. 155, [2001] O.J. No. 1510 (QL), qui a confirmé une décision de la Cour supérieure de justice (1999), 3 R.F....

Miglin c. Miglin, [2003] 1 R.C.S. 303, 2003 CSC 24

Eric Juri Miglin Appelant

c.

Linda Susan Miglin Intimée

Répertorié : Miglin c. Miglin

Référence neutre : 2003 CSC 24.

No du greffe : 28670.

2002 : 29 octobre; 2003 : 17 avril.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2001), 53 O.R. (3d) 641, 198 D.L.R. (4th) 385, 16 R.F.L. (5th) 185, 144 O.A.C. 155, [2001] O.J. No. 1510 (QL), qui a confirmé une décision de la Cour supérieure de justice (1999), 3 R.F.L. (5th) 106, [1999] O.J. No. 5011 (QL). Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Deschamps sont dissidents.

Nicole Tellier et Kelly D. Jordan, pour l’appelant.

Philip M. Epstein, c.r., Aaron M. Franks et Ilana I. Zylberman, pour l’intimée.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour rendu par

Les juges Bastarache et Arbour —

I. Introduction

1 Le pourvoi porte sur la façon de statuer sur une demande d’aliments entre époux en vertu du par. 15.2(1) de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.) (« Loi de 1985 »), lorsque les époux ont conclu une entente définitive réglant toutes les questions relatives à leur séparation et comprenant notamment une renonciation à toute créance future d’aliments entre époux. Le pourvoi permet donc à la Cour d’aborder directement la question du maintien de l’application de la trilogie Pelech (Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801; Richardson c. Richardson, [1987] 1 R.C.S. 857; Caron c. Caron, [1987] 1 R.C.S. 892) compte tenu des changements importants, tant législatifs que jurisprudentiels, survenus depuis ces trois arrêts et depuis les faits à leur origine.

2 Plus généralement, le pourvoi soulève la question du poids à accorder à tout type d’entente alimentaire entre conjoints que l’une des parties cherche ensuite à faire modifier en saisissant le tribunal d’une demande initiale d’aliments. En ce sens, la question ne se limite pas aux ententes alimentaires de durée limitée, ou aux accords comportant une renonciation totale et définitive, de l’une ou des deux parties, à toute créance alimentaire.

3 Les parties au pourvoi, aujourd’hui divorcées, ont signé un accord définitif destiné à régler toutes les affaires financières et personnelles liées à la rupture de leur mariage. Outre l’égalisation des biens, la garde, les droits de visite et la pension alimentaire de leurs enfants, ainsi qu’un contrat commercial entre l’intimée et la société de l’appelant, les parties ont convenu de se libérer mutuellement de toute créance alimentaire entre conjoints. La Cour doit se prononcer sur le poids à donner à cet accord lorsqu’une partie introduit par la suite une demande de pension alimentaire à son profit en vertu de la Loi sur le divorce.

4 Comme nous l’expliquons plus loin, nous pensons qu’il faut accorder beaucoup de poids à une convention équitablement négociée qui reflète les volontés et les attentes des parties et qui est conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi sur le divorce dans son ensemble. Dans le cadre d’une demande initiale d'aliments entre époux et en présence d’un accord préexistant, le tribunal doit examiner d’abord les circonstances de la négociation et de la conclusion de l’accord afin de décider si le demandeur a établi un motif pour l’écarter. Le tribunal examine si l’une des parties était vulnérable et si l’autre a profité de sa vulnérabilité. Le tribunal détermine également si les dispositions de l’accord, au moment où il a été conclu, étaient essentiellement conformes aux objectifs généraux de la Loi. Nous verrons plus loin que ces objectifs généraux englobent non seulement le partage équitable des conséquences de l’échec du mariage, selon l’art. 15.2, mais aussi la certitude, le règlement définitif et l’autonomie. Deuxièmement, le tribunal décide si, au moment de la présentation de sa demande, le demandeur a démontré que l’accord ne reflète plus l'intention initiale des parties, et si l’accord est toujours conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi. Par contraste, le juge de première instance et la Cour d’appel, dans leur approche, n’ont pas accordé de valeur à ce que les parties ont considéré comme leur étant mutuellement acceptable. Par conséquent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi.

5 L’appelant demande aussi à la Cour de décider si les commentaires et les interventions du juge de première instance font naître une crainte raisonnable de partialité. Nous traitons de ces deux grandes questions dans l’ordre inverse.

II. Les faits

6 Linda et Eric Miglin se sont séparés en 1993 après 14 ans de mariage. Au moment de la séparation, ils avaient respectivement 41 et 43 ans, et leurs quatre enfants étaient âgés de 2 à 7 ans et demi.

7 Les parties brossent des tableaux différents de leur mariage et des rôles et responsabilités assumés par chacun, ce qui est à peine surprenant. M. Miglin soutient que leur mariage était un mariage moderne où les deux époux étaient aussi partenaires égaux en affaires, Mme Miglin progressant dans sa carrière et ses études au cours du mariage. Mme Miglin qualifie le mariage de [traduction] « traditionnel », dans lequel M. Miglin gérait les finances de la famille, prenait les décisions financières et lui donnait de l’argent lorsqu’elle en avait besoin, tandis qu’elle se chargeait d’élever les enfants et [traduction] « donnait un coup de main » à l’exploitation de l’entreprise familiale. Bien que les interprétations diffèrent, les faits importants ne sont pas en litige.

8 Les époux font connaissance lorsqu’ils travaillent tous deux à la Banque Toronto Dominion. Mme Miglin occupe un poste de nature administrative. M. Miglin est stagiaire en gestion, venant de terminer sa maîtrise en administration des affaires à l’Université Harvard. M. Miglin quitte la banque pour exploiter des concessions dans le parc Algonquin. Mme Miglin accepte son invitation à venir l’aider à exploiter les concessions et quitte son emploi à la banque pour le rejoindre. Ils se marient l’année suivante, en 1979. En 1983, Mme Miglin termine son baccalauréat ès arts à l’Université de Toronto.

9 En 1984, le couple fait l’acquisition du centre de villégiature Killarney Lodge, dans le nord de l’Ontario. M. et Mme Miglin sont actionnaires à parts égales de l’entreprise Killarney Lodge Limited (« l’ hôtel »). M. Miglin s’occupe des affaires financières et commerciales de l’hôtel. Mme Miglin veille à son fonctionnement quotidien. Selon Mme Miglin, cette division du travail reflète les rôles traditionnels que chacun a assumés pendant le mariage. Le juge de première instance conclut que Mme Miglin jouait un [traduction] « rôle véritable et important dans l’entreprise hôtelière » et que le succès de l’hôtel lui est attribuable autant qu’à son époux. Au moment de la séparation, M. et Mme Miglin recevaient chacun un salaire de 80 500 $ tiré des bénéfices nets produits par l’hôtel. Ces salaires correspondaient à la moitié environ des gains déclarés de l’entreprise.

10 Durant le mariage et avant que les enfants atteignent l’âge scolaire, les époux vivent et travaillent à l’hôtel de mai à octobre. Ils ont embauché une gardienne pour s’occuper des enfants pendant qu'ils travaillent. En basse saison, c'est à dire de novembre à avril, les Miglin vivent à Toronto. Dès que certains des enfants atteignent l’âge scolaire, Mme Miglin fait la navette entre Killarney et Toronto afin de composer avec les horaires des enfants. C’est Mme Miglin qui s'est principalement occupée des enfants.

11 Les parties se séparent en 1993. Elles retiennent chacune les services d'avocats indépendants et amorcent le difficile processus de négociation d’un accord de séparation global. Les avocats prennent activement part à ce processus et il ressort clairement de leur correspondance qu'ils sont bien au fait des derniers développements du droit. Après 15 mois de négociation, les parties signent un accord de séparation en date du 1er juin 1994. Sont jointes en annexe à l’accord une entente sur la prise en charge des enfants (« plan parental ») et une entente de consultation entre Mme Miglin et l’hôtel.

12 L'accord de séparation vise expressément [traduction] « à régler, par entente, tout droit, toute créance, demande et cause d’action que l’un peut faire valoir contre l’autre, y compris — mais sans s’y limiter — tout type de créance relative aux biens ou aux aliments ». L'accord de séparation compte 32 pages et 41 rubriques numérotées. Il traite, entre autres choses, des arrangements pris par M. Miglin et Mme Miglin concernant leurs dispositions domestiques, la garde, la pension alimentaire aux enfants, les soins médicaux et dentaires, les biens personnels, l’hôtel, une autre société appartenant à M. Miglin, les dettes, la modification et l'inobservation de l’accord. L'accord de séparation est un document juridique complexe qui contient, par exemple, des dispositions expresses applicables en fonction de l’issue du pourvoi Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, relatif au traitement fiscal des pensions alimentaires pour enfants.

13 L'accord de séparation comporte une renonciation totale et définitive à toute créance alimentaire future entre conjoints :

[traduction]

10. RENONCIATION AUX ALIMENTS ENTRE CONJOINTS

a. L’époux et l’épouse conviennent que ni l’un ni l’autre ne sera tenu à aucun paiement de pension alimentaire ou de la nature d'une pension alimentaire, sous forme de paiements échelonnés ou de somme forfaitaire, directement ou indirectement, à l’autre époux ou au bénéfice de celui-ci. Sans restreindre la portée générale de ce qui précède, l’époux et l’épouse conviennent en outre que ni l’un ni l’autre ne pourra intenter ou poursuivre ou faire intenter ou poursuivre une action contre l’autre en vue d’obtenir une pension alimentaire ou une pension provisoire conformément à la Loi sur le droit de la famille, la Loi portant réforme du droit des successions, ou autre texte législatif provincial comparable, ou la Loi sur le divorce, ou toute autre loi semblable ou la remplaçant, qui accorderait au conjoint ou à l’ancien conjoint une cause d’action contre son conjoint ou sa succession en vue d'une réparation sous forme d’aliments.

b. L’épouse renonce expressément à tout droit qu’elle a ou pourrait avoir contre l’époux pour ses aliments. L’épouse reconnaît que son avocat lui a expliqué les conséquences de sa renonciation à une pension dans la présente entente. À aucun moment, maintenant ou à l’avenir, y compris dans toute procédure de divorce future, ou à la mort de son époux, l’épouse ne cherchera à obtenir une pension pour elle‑même, indépendamment des circonstances.

c. L’époux renonce expressément à tout droit qu’il a ou pourrait avoir contre l’épouse pour ses aliments. L’époux reconnaît que son avocat lui a expliqué les conséquences de sa renonciation à une pension dans la présente entente. À aucun moment, maintenant ou à l’avenir, y compris dans toute procédure de divorce future, ou à la mort de son épouse, l’époux ne cherchera à obtenir une pension pour lui‑même, indépendamment des circonstances.

d. Les parties sont conscientes que la présente est une convention définitive visant à constituer une rupture définitive entre elles. Aucune des parties ne fera valoir contre l’autre d’autres créances résultant du mariage ou de sa dissolution, y compris toute créance visée à l’article 15 de la Loi sur le divorce ou à la suite du décès de l’une des parties. Les parties reconnaissent que leurs revenus respectifs et la valeur de leurs biens respectifs peuvent fluctuer; elles savent que le coût de la vie peut augmenter ou diminuer, sont conscientes de la possibilité d’être touchées par des changements radicaux, importants, profonds ou catastrophiques. Les parties sont disposées à accepter les modalités de la présente convention, qu’elles reconnaissent comme réglant intégralement et définitivement leurs affaires, et renoncent à toute autre créance qu’elles pourraient faire valoir contre l’autre, sauf en ce qui concerne l’application des modalités de la présente convention ou la dissolution de leur mariage. Les parties conviennent et reconnaissent expressément qu’il n’existe aucun lien de causalité entre les besoins économiques présents ou futurs de chacun et leur mariage. Leur mariage n’a pas engendré de situation de dépendance économique.

e. Les parties conviennent que le jugement de divorce sera muet sur la question des aliments entre conjoints.

14 L'accord de séparation paraît avoir complètement débrouillé les intérêts économiques de M. Miglin et de Mme Miglin. Outre la renonciation totale et définitive à tout aliment entre conjoints, l'accord prévoit aussi la renonciation des parties à tout droit sur les régimes de pensions et les successions.

15 Le plan parental prévoyait que les parents se partageraient la responsabilité des enfants, mais que la résidence principale des quatre enfants serait chez Mme Miglin. Au moment du procès, l’aînée des enfants demeurait chez M. Miglin.

16 Quand M. et Mme Miglin se sont séparés, la valeur nette de l’hôtel et du foyer conjugal était d'environ 500 000 $ chacun. L'accord de séparation stipulait que Mme Miglin cédait à M. Miglin son intérêt de moitié dans l’hôtel en contrepartie de l’intérêt de moitié qu’il détenait dans le foyer conjugal. M. Miglin acceptait d’assumer la responsabilité exclusive de l’hypothèque grevant le foyer conjugal. L’accord prévoyait de plus que Mme Miglin recevrait une pension alimentaire mensuelle de 1 250 $ pour chaque enfant, pour un montant total d’environ 60 000 $ par année, imposable entre ses mains et déductible pour M. Miglin, avec une majoration annuelle au coût de la vie.

17 L’entente de consultation entre l’hôtel et Mme Miglin, prévoyait le versement à Mme Miglin d’un salaire annuel de 15 000 $, avec majoration au coût de la vie. Cette entente prévoyait la prestation de certains services par Mme Miglin, énumérés dans le contrat, y compris la mise à jour de la liste de distribution, la préparation d’un bulletin d’information annuel, la publicité, les annonces et la présence à des foires commerciales. Le contrat, assorti d’une option de renouvellement par consentement mutuel, avait une durée de cinq ans.

18 Le jugement de divorce des parties est prononcé le 23 janvier 1997. Le jugement est muet sur la question des aliments au profit des conjoints et des enfants, tout comme sur la garde des enfants et les droits de visite.

19 Après avoir conclu l'accord de séparation, les parties réussissent à maintenir une relation amicale et à aménager leurs responsabilités parentales. Elles n'adhèrent donc pas rigoureusement aux modalités d’accès prévues dans le plan parental. La relation entre les parties se détériore cependant en 1997, lorsque Mme Miglin se convertit à une religion et vend le foyer conjugal à Toronto pour s’installer à Thornhill (Ontario). Par la suite, Mme Miglin sollicite et obtient une ordonnance interdisant à M. Miglin de se présenter à l’école des enfants. Cette ordonnance est annulée plus tard, mais elle témoigne du degré d’animosité entre les parties. C’est au cours de cette période de bouleversements que Mme Miglin demande, en juin 1998, la garde exclusive des enfants, des aliments au profit des enfants et des aliments à son profit.

III. Dispositions législatives pertinentes

20 Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D‑8, art. 11

11. (1) En prononçant un jugement conditionnel de divorce, le tribunal peut, s’il l’estime juste et approprié, compte tenu de la conduite des parties ainsi que de l’état et des facultés de chacune d’elles et des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent, rendre une ou plusieurs des ordonnances suivantes, savoir :

a) une ordonnance enjoignant au mari d’assurer l’obtention ou d’effectuer le paiement de la somme globale ou des sommes échelonnées que le tribunal estime raisonnables pour l’entretien

(i) de l’épouse . . .

b) une ordonnance enjoignant à l’épouse d’assurer l’obtention ou d’effectuer le paiement de la somme globale ou des sommes échelonnées que le tribunal estime raisonnables pour l’entretien

(i) du mari . . .

(2) Une ordonnance rendue en conformité du présent article peut être modifiée à l’occasion ou révoquée par le tribunal qui l’a rendue s’il l’estime juste et approprié compte tenu de la conduite des parties depuis que l’ordonnance a été rendue ou de tout changement de l’état ou des facultés de l’une des parties ou des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent.

Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), modifiée

9. . . .

(2) Il incombe également à l’avocat de discuter avec son client de l’opportunité de négocier les points qui peuvent faire l’objet d’une ordonnance alimentaire ou d’une ordonnance de garde et de le renseigner sur les services de médiation qu’il connaît et qui sont susceptibles d’aider les époux dans cette négociation.

15.2 (1) Sur demande des époux ou de l’un d’eux, le tribunal compétent peut rendre une ordonnance enjoignant à un époux de garantir ou de verser, ou de garantir et de verser, la prestation, sous forme de capital, de pension ou des deux, qu’il estime raisonnable pour les aliments de l’autre époux.

. . .

(4) En rendant une ordonnance ou une ordonnance provisoire au titre du présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux, y compris :

a) la durée de la cohabitation des époux;

b) les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle‑ci;

c) toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux.

. . .

(6) L’ordonnance ou l’ordonnance provisoire rendue pour les aliments d’un époux au titre du présent article vise :

a) à prendre en compte les avantages ou les inconvénients économiques qui découlent, pour les époux, du mariage ou de son échec;

b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin de tout enfant à charge, en sus de toute obligation alimentaire relative à tout enfant à charge;

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

17. (1) Le tribunal compétent peut rendre une ordonnance qui modifie, suspend ou annule, rétroactivement ou pour l’avenir :

a) une ordonnance alimentaire ou telle de ses dispositions, sur demande des ex‑époux ou de l’un d’eux;

. . .

(4.1) Avant de rendre une ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux, le tribunal s’assure qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance ou la dernière ordonnance modificative de celle‑ci a été rendue et tient compte du changement en rendant l’ordonnance modificative.

. . .

(7) L’ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux vise :

a) à prendre en compte les avantages ou inconvénients économiques qui découlent pour les ex‑époux du mariage ou de son échec;

b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin de tout enfant à charge, en sus de toute obligation alimentaire relative à tout enfant à charge;

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

IV. Historique des procédures

A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (1999), 3 R.F.L. (5th) 106

21 Le juge Tobias statue que, dans le cadre d’une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15 de la Loi de 1985, le tribunal doit seulement déterminer si l'accord de séparation est conforme aux principes et objectifs sociaux énoncés au par. 15(7) (maintenant par. 15.2(6)). Il rejette l’argument que le tribunal doit trancher une question préliminaire relative à un changement survenu dans la situation des parties. Le juge Tobias conclut que l’accord de séparation est inéquitable envers Mme Miglin et observe qu’à son avis l'entente de consultation n’est rien de plus qu’une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée » destinée à conférer un avantage fiscal à M. Miglin. Ayant constaté que M. Miglin a un revenu annuel de 200 000 $, le juge Tobias accorde à Mme Miglin une pension alimentaire de 4 400 $ par mois pendant cinq ans. Le juge ordonne à M. Miglin de verser une pension alimentaire pour les trois enfants résidant encore principalement chez Mme Miglin, dont le montant de 3 000 $ par mois est basé sur les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97-175, art.15-20, applicables à son niveau de revenu.

B. Cour d’appel de l’Ontario (2001), 53 O.R. (3d) 641

22 La juge Abella, au nom de la Cour d’appel, conclut que, compte tenu du nouveau libellé de la Loi de 1985 (comparativement à la Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D‑8 (« Loi de 1968 »)) et de la nouvelle approche adoptée par notre Cour sur la question des aliments entre époux, la trilogie Pelech ne s’applique plus. La juge adopte une analyse en deux étapes pour se prononcer sur la modification d’une entente alimentaire en vigueur, dans le cadre d’une requête en mesures accessoires déposée aux termes de l’art. 15.2. La première, l’étape préliminaire, consiste à déterminer si la situation a changé de façon importante. Il n'est pas nécessaire que ce changement ait un lien de causalité avec le mariage. Dès qu’il est satisfait au critère préliminaire du changement important, la seconde étape de l’analyse consiste à fixer le montant justifié de la pension alimentaire (selon les principes exposés à l’art. 15 de la Loi de 1985 et dans la jurisprudence subséquente de la Cour suprême).

23 Appliquant son analyse aux faits de l’espèce, la juge Abella conclut que le critère préliminaire du changement important est rempli par l’effet combiné de deux facteurs : les responsabilités de Mme Miglin dans le soin des enfants ont augmenté par rapport à ce qui avait été initialement prévu et l'entente de consultation a pris fin. La juge Abella est d’accord avec le juge Tobias que l'entente de consultation était une pension alimentaire à peine déguisée. Elle confirme le montant de la pension alimentaire qu’avait fixé le juge de première instance, mais annule la limite de cinq ans. Mme Miglin ayant reconnu que le revenu annuel de M. Miglin était de 186 130 $, le montant de la pension alimentaire mensuelle pour les trois enfants est réduite de 3 000 $ à 2 767 $.

24 La juge Abella rejette l’argument de M. Miglin selon lequel les commentaires et les interventions du juge de première instance soulevaient une crainte raisonnable de partialité.

V. Analyse

A. La crainte raisonnable de partialité

25 M. Miglin demande à la Cour d'ordonner un nouveau procès au motif que les interventions du juge de première instance, par leur fréquence, leur contenu, leur ton et le moment choisi, ont donné au procès une apparence incontestable d’iniquité.

26 Le critère applicable à la crainte raisonnable de partialité est bien établi. Comme en fait état la juge Abella, il s’agit de savoir si une personne raisonnable et bien renseignée, qui serait au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes et qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, conclurait que la conduite du juge fait naître une crainte raisonnable de partialité : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 111, le juge Cory; Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394‑395, le juge de Grandpré. Une allégation ne suffit pas pour conclure à une partialité réelle ou perçue. La personne qui allègue la partialité doit en établir l’existence (S. (R.D.), par. 114). Comme le souligne la juge Abella, la question est difficile à évaluer et nécessite un examen méticuleux et complet de l’instance. Il faut considérer l’ensemble du dossier afin de déterminer l’effet cumulatif des transgressions ou irrégularités. Nous ne voyons aucune raison de modifier l’évaluation du dossier par la Cour d’appel, ou sa conclusion que les commentaires du juge de première instance, bien que regrettables, et ses interventions, trahissant parfois l’impatience, n’ont pas atteint le niveau requis pour établir une crainte raisonnable de partialité.

27 Nous tenons cependant à souligner à quel point il est important, de la part des juges de première instance, de maintenir en tout temps une apparence d’impartialité et d’équité dans les litiges matrimoniaux acrimonieux. Aussi irritante que puisse être la conduite des parties, les juges doivent être conscients de la charge émotive de l’instance. Il peut arriver que les parties à ce type de litige soient particulièrement vulnérables et sensibles et les juges devraient mesurer en conséquence l’opportunité de leurs interventions.

B. Les aliments entre époux

28 Comme il est mentionné plus haut, le pourvoi concerne la question du maintien de l’application de la trilogie Pelech. Les trois arrêts formant la trilogie ont été prononcés peu après la promulgation de la Loi de 1985, mais visaient des situations régies par la Loi de 1968. Ces arrêts établissent un critère de changement permettant à un tribunal d’écarter une entente alimentaire définitive entre conjoints dans le seul cas où un changement important est intervenu dans la situation après la conclusion de l’entente. Ce critère comporte un seuil, que l’on définit comme un changement radical et imprévisible ayant un lien de causalité avec le mariage. Il ne concerne ni le caractère équitable de l’entente, ni sa conformité aux objectifs de la Loi sur le divorce. Il vise à promouvoir la certitude et à faciliter une rupture nette de la relation des parties en privilégiant l’autonomie individuelle et le respect des contrats. Depuis la trilogie, le droit en matière d’aliments entre époux a évolué. Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, adopte une approche compensatoire; Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420, instaure une approche plus nuancée. L’autonomie, l’indépendance économique et la recherche d’un règlement définitif demeurent des facteurs jurisprudentiels pertinents, mais beaucoup se demandent si ces facteurs conservent l’importance que leur a donnée la trilogie. Il s’agit de savoir si, sous le régime de la Loi de 1985, les ententes conclues avec l’intention de leur donner un caractère définitif peuvent être écartées pour des motifs autres que ceux énoncés dans la trilogie.

1. La trilogie Pelech s’applique‑t‑elle encore?

29 Les questions en litige dans le pourvoi ressemblent à celles dont la Cour était saisie dans la trilogie Pelech. En dépit de changements importants survenus dans l’intervalle, la question fondamentale demeure : quel rôle donner à une entente préexistante dans une demande d’aliments entre époux? Au nom des juges majoritaires de la Cour dans Pelech, la juge Wilson aborde la question en ces termes (à la p. 832) :

S’il est généralement accepté que l’existence d’une convention antérieure conclue par les parties constitue un fait important, il existe une grande variété d’opinions sur l’effet qu’elle a sur les principes juridiques qui régissent l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par l’art. 11 [de la Loi de 1968].

30 Abstraction faite du renvoi à la loi, nous pourrions présenter la question dans les mêmes termes aujourd’hui. Cependant, le contexte législatif et jurisprudentiel importe au plus haut point. Les avocats des deux parties reconnaissent que la résolution du présent pourvoi repose principalement sur un exercice d’interprétation de la loi. La révision de la Loi sur le divorce en 1985 et l’évolution de la perception des tribunaux et de la société quant au rôle des pensions alimentaires entre époux, justifient la Cour de réexaminer l’intention du législateur en matière d’ententes alimentaires entre époux.

31 Les faits et le raisonnement des trois arrêts de la trilogie ont suscité une abondance de commentaires dans la doctrine et la jurisprudence. Nous n’entendons pas en l’espèce revoir ces arrêts en détail. Qu’il suffise de dire que la trilogie Pelech est désormais comprise comme établissant la proposition selon laquelle, à moins que le demandeur ne démontre qu’un changement radical, imprévisible et lié causalement au mariage est survenu dans la situation des parties, le tribunal n’interviendra pas dans une entente préexistante qui vise à régler, de manière intégrale et définitive, la question des aliments entre époux. La trilogie représente l’approche dite de la « rupture nette » en matière d’obligations alimentaires qui met l’accent sur le caractère définitif de la rupture des liens entre les ex‑époux. La juge Wilson s’exprime ainsi dans Pelech (à la p. 851) :

[I]l me semble que les parties qui déclarent mettre fin à leurs rapports devraient être prises au mot. Elles ont décidé de se marier, puis de dissoudre leur mariage. Leurs décisions devraient être respectées. Elles devraient par la suite être libres de refaire leur vie sans avoir à assumer une responsabilité contingente permanente pour les éventuelles infortunes de l’autre.

32 L’entrée en vigueur de la Loi de 1985 et les décisions rendues dans la trilogie l’année suivante ont créé une grande confusion sur la question du maintien de l’application de la trilogie. Deux principaux facteurs peuvent expliquer cette confusion. D’une part, la Loi de 1968, bien que moins directive sur la question des aliments, pouvait s’interpréter comme n’étant pas incompatible avec la nouvelle loi plus détaillée. La professeure M. Bailey affirme d’ailleurs que la trilogie s’harmonise davantage avec la nouvelle loi parce qu’elle prévoit expressément la prise en compte des ententes aux fins de la détermination des aliments et que les objectifs des pensions alimentaires énoncés au par. 15.2(4) reflètent l’importance qu’accorde la trilogie à l’autonomie et à la nécessité d’établir un lien entre le besoin et le mariage ou son échec (« Pelech, Caron, and Richardson » (1989‑90), 3 R.j.f.d. 615, p. 624).

33 En revanche, certains juges et plusieurs auteurs de doctrine ont signalé les difficultés que pouvait susciter l’application de la trilogie Pelech au nouveau contexte législatif. Comme l’expliquait le juge local Misener de la Cour suprême de l’Ontario dans Corkum c. Corkum (1988), 14 R.F.L. (3d) 275 (H.C. Ont.), p. 286:

[traduction] Je dois avouer que j’ai beaucoup de difficulté à concilier la directive qu’a donnée le législateur aux tribunaux aux par. 15(5) [maintenant par. 15.2(4)] et 15(7) [maintenant par. 15.2(6)], pour l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance alimentaire au profit d’un époux et d’en fixer le montant et la durée, avec l’application du principe de l’arrêt Richardson. Le paragraphe 15(5), invite expressément le tribunal à considérer les clauses d’une entente de séparation comme un des trois facteurs visés par l’expression « la situation ». Comment peut‑on alors faire de l’entente le seul facteur à ne prendre en compte que dans des circonstances exceptionnelles? Le paragraphe 15(7) impose au tribunal de fixer le montant et la durée de la pension alimentaire dans la perspective de certains objectifs spécifiques. La confirmation quasi automatique des modalités de l’entente de séparation tendra dans bien des cas et c’est le cas en l’espèce — à contrecarrer un ou plusieurs de ces objectifs. Il est permis de penser qu’une ordonnance susceptible de produire un tel résultat ne serait pas un exercice acceptable du pouvoir discrétionnaire du tribunal. [Nous soulignons; en italique dans l’original.]

34 En plus de créer une certaine confusion, la trilogie a été abondamment critiquée à la fois par les auteurs et les praticiens en droit de la famille. Dans une allocution prononcée dans le cadre du Colloque national sur le droit de la famille, il y a plus de dix ans, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a résumé les principales critiques dirigées contre la trilogie. Selon elle, la théorie de l’autonomie financière ou de la « rupture nette » en matière d’aliments, que la Cour a adoptée dans Pelech, s’inspire de la conception du mariage comme « coentreprise », dans laquelle les époux sont des individus autonomes formant une association à parts égales qui devraient assumer, et qui assument, leurs propres responsabilités. Tout en adhérant totalement au modèle d’égalité à la base de la trilogie, la juge McLachlin mettait en garde contre le fait que ce modèle ne correspond pas nécessairement à la réalité de tous. À son avis, cette disjonction expliquait en grande partie les critiques de la trilogie (l’honorable juge B. McLachlin, « Spousal Support : Is it Fair to Apply New‑Style Rules to Old‑Style Marriages? » (1990), 9 Rev. can. d. fam. 131).

35 Les décisions de la Cour, depuis la trilogie, témoignent de l’évolution des critères normatifs applicables aux ordonnances alimentaires au profit des conjoints. Dans Moge, précité, la juge L’Heureux‑Dubé conclut au nom de la majorité que la Loi de 1985 a pour thème sous‑jacent le « partage juste et équitable des ressources afin d’alléger les conséquences économiques du mariage ou de son échec » (p. 849). Elle souligne qu’avant de rendre une ordonnance au profit d’un époux, le tribunal doit tenir compte de chacun des quatre objectifs de la pension alimentaire dont aucun n’est privilégié. L’indépendance économique ne constitue qu’un de ces objectifs et, de surcroît, il est assorti d’une réserve (devant être favorisé « dans la mesure du possible » (p. 852)). La juge L’Heureux‑Dubé conclut que le législateur semble avoir adopté un modèle compensatoire des pensions alimentaires, lequel vise à assurer le partage équitable des conséquences économiques résultant du mariage et de son échec.

36 En ce qui concerne particulièrement la trilogie, la juge L’Heureux‑Dubé conclut qu’elle ne s’applique pas aux faits de l’affaire, parce qu’aucune convention définitive n’est intervenue entre les parties. À son avis, la trilogie n’aborde pas la question du droit aux aliments en l’absence de convention. Néanmoins, son raisonnement sur le « modèle compensatoire » des aliments a animé le débat sur le maintien de l’application de la trilogie Pelech. Voir, par exemple, A. H. Young, « The Changing Family, Rights Discourse and the Supreme Court of Canada » (2001), 80 R. du B. can. 749, p. 781‑782.

37 L’arrêt G. (L.) c. B. (G.), [1995] 3 R.C.S. 370, illustre également les questions relatives à la pertinence actuelle de la trilogie. Au nom des quatre juges majoritaires, le juge Sopinka conclut que les faits du litige n’obligent pas la Cour à se prononcer explicitement sur la validité continue de la trilogie. L’affaire concernait une demande de modification d’une ordonnance alimentaire rendue avec le consentement des parties en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce, et découlant d’une convention préexistante entre les parties. Celles‑ci avaient convenu du montant de la pension alimentaire et de certaines conditions entraînant la réduction ou l’élimination du droit aux aliments. Le juge Sopinka conclut que le juge de première instance a correctement appliqué le critère du changement important que la Cour a énoncé dans Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670. Il juge de plus qu’aucun motif ne justifie la modification des conclusions de fait du juge de première instance et qu’il n’est donc pas satisfait au critère préliminaire du changement important. Enfin, il souligne que la Cour d’appel a commis une erreur en appliquant une présomption d’autonomie à l’épouse créancière alimentaire et en faisant droit à la demande de l’époux visant la diminution du montant de son obligation alimentaire.

38 En revanche, au nom des trois juges minoritaires dans la même affaire, la juge L’Heureux‑Dubé aborde directement la question de la trilogie. Elle conclut qu’elle ne s’applique plus en droit. Dans ses motifs, longuement cités et invoqués par la juge Abella en l’espèce, la juge L’Heureux‑Dubé explique que la nouvelle Loi de 1985 adopte, « comme philosophie de base, le partenariat dans le mariage et, au moment du divorce, le partage équitable de ses conséquences économiques entre les époux » (G. (L.), par. 41). Elle s’appuie à cet égard sur l’approche adoptée par la Cour en matière d’aliments entre époux sous le régime de la Loi de 1985, qui est exposée dans Moge, précité. Elle note en particulier que l’existence d’une convention de séparation n’est qu’un des facteurs — si important soit‑il — dont le tribunal doit tenir compte pour rendre une ordonnance alimentaire initiale. Selon elle, la Loi sur le divorce n’accorde pas plus d’importance à ce facteur qu’aux autres, ce qui rend la trilogie — et l’accent mis sur l’autonomie à l’exclusion des autres objectifs — incompatible avec la nouvelle Loi.

39 Alors que la Loi de 1968 ne faisait mention que de la « conduite des parties ainsi que de l’état et des facultés de chacune d’elles et des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent » (par. 11(1)), la Loi de 1985 omet toute référence à la conduite des parties et énonce explicitement tant les objectifs des aliments entre époux que les facteurs à considérer avant de rendre une ordonnance. Le fait que ces objectifs puissent souvent être divergents et contradictoires permet de penser que le législateur entendait conférer aux juges de première instance un pouvoir discrétionnaire considérable dans l’appréciation du poids à accorder à chaque objectif, dans le contexte précis de la situation des parties. En outre, nous pensons qu’en plus d’être incompatible avec la nouvelle loi, l’importance que la jurisprudence fondée sur la trilogie accorde à l’autonomie et à la « rupture nette » correspond trop peu souvent aux réalités auxquelles font face de nombreux couples qui divorcent. En fait, dans Bracklow, précité, la Cour montre comment ces diverses réalités correspondent aussi aux critères normatifs contradictoires qui justifient le droit d’un époux aux aliments. Dans une décision unanime, la juge McLachlin note ce qui suit (au par. 32) :

Le modèle de l’obligation mutuelle et le modèle de l’indépendance et de la rupture nette [en matière d’aliments entre conjoints] représentent des réalités importantes et abordent des questions de politique générale et des valeurs sociales importantes. Le Parlement et les législatures ont, par leurs lois respectives, reconnu les deux modèles. Ni l’une ni l’autre des théories ne permet à elle seule de parvenir à une loi équitable en matière de pension alimentaire au profit d’un époux. L’importance des objectifs de politique générale servis par les deux modèles est incontestable.

40 Vu cette évolution de la conception de l’obligation alimentaire entre époux, la question de savoir si la trilogie s’applique est sans doute trop mécanique, et la réponse ne dépend pas uniquement de l’existence d’une nouvelle loi. La reconnaissance par le législateur d’objectifs concurrents en matière d’aliments entre époux s’oppose à la primauté donnée par la trilogie aux principes de la « rupture nette », mais cela ne veut pas dire que les principes qui animent la trilogie soient entièrement dénués de pertinence dans le nouveau contexte législatif. Au contraire, les objectifs d’autonomie et de règlement définitif, tout comme la reconnaissance du fait que les parties puissent un jour assumer de nouvelles obligations familiales, continuent d’animer l’actuelle Loi sur le divorce et demeurent importants. Ce qui a changé, c’est l’importance spécifiquement donnée à l’autonomie, comme principe directeur, à l’exclusion presque totale d’autres objectifs qui peuvent ou non être aussi urgents selon la situation particulière des parties. Privilégier ainsi l’autonomie va à l’encontre tant du modèle compensatoire de l’obligation alimentaire élaboré dans Moge que du modèle non compensatoire développé dans Bracklow. C’est, de plus, incompatible avec l’interprétation avancée dans ces deux arrêts selon laquelle aucun objectif du par. 15.2(6) n’est prédominant : Bracklow, par. 35; Moge, p. 852. Néanmoins, favoriser l’autonomie demeure un objectif exprès de la loi.

41 Outre ces principes directeurs contradictoires, nous observons que le texte actuel de la loi ne permet pas l’incorporation directe du critère de la trilogie. Dans Pelech, la juge Wilson statue que la personne qui demande la modification de la pension alimentaire entre époux doit démontrer, en application du par. 11(2), la survenance d’un changement radical et imprévisible ayant un lien de causalité avec le mariage. Dans Richardson, précité, elle conclut en outre que le même critère s’applique, en présence d’une entente alimentaire préexistante et à caractère définitif, aux demandes initiales de pension alimentaire (à la p. 867) :

À mon avis, la seule différence entre les deux paragraphes, c’est que dans le cas d’une demande fondée sur le par. 11(1), le changement dont il faut tenir compte se sera produit entre la signature de la convention et la demande de jugement conditionnel de divorce alors que, dans le cas d’une demande fondée sur le par. 11(2), le changement sera survenu entre le jugement conditionnel de divorce et la demande de modification.

42 Cependant, le contexte législatif actuel est très différent en ce que le législateur prescrit expressément que le tribunal ne tient compte du changement dans la situation que dans les demandes de modification d’ordonnances alimentaires existantes. Le paragraphe 17(4.1) de la Loi de 1985 dit :

17. . . .

(4.1) Avant de rendre une ordonnance modificative de l’ordonnance alimentaire au profit d’un époux, le tribunal s’assure qu’il est survenu un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, la situation de l’un ou l’autre des ex‑époux depuis que cette ordonnance ou la dernière ordonnance modificative de celle‑ci a été rendue et tient compte du changement en rendant l’ordonnance modificative.

43 L’article 15.2 ne donne pas de directive similaire. Au contraire, il dit expressément que le tribunal doit prendre en considération certains facteurs non exhaustifs, et qu’une ordonnance alimentaire doit viser certains objectifs précis. Par conséquent, le sens ordinaire de la disposition ne permet aucun critère préliminaire de changement, qu’il soit radical, important ou autre. En fait, dans le cadre d’une demande initiale de pension alimentaire, le concept même de « changement dans la situation » n’a aucune pertinence, sauf dans la mesure limitée où préexiste une ordonnance ou une entente dont il faut tenir compte.

44 Comment les juges de première instance devraient‑ils donc exercer le pouvoir discrétionnaire que leur confère la Loi lorsqu’une partie présentant une demande initiale de pension alimentaire a auparavant conclu une entente censée régler toutes les questions entre les époux? Comment les juges devraient‑ils apprécier le poids à donner à une telle entente, puisque l’art. 15.2 de la Loi de 1985 ne paraît pas lui donner prééminence sur les autres facteurs?

45 Il est tout d’abord utile de décrire plusieurs méthodes inadaptées. À notre avis, la réponse à ces questions n’est pas dans l’adoption d’une norme quasi imperméable qui amènera le tribunal à entériner toute entente sans égard aux iniquités qu’elle comporte. La réponse n’est pas non plus dans l’intervention indue dans des ententes librement conclues et sur lesquelles les parties pensaient raisonnablement pouvoir compter. Rien ne sert non plus de lire entre les lignes de l’art. 15.2 pour en dégager un seul objectif législatif implicitement prédominant qui éclipserait les facteurs énumérés. Ni le changement de perception des tribunaux et de la société concernant l’obligation alimentaire entre conjoints depuis la trilogie Pelech, ni l’adoption de facteurs concurrents au par. 15.2(6), ne confèrent aux juges de première instance le pouvoir discrétionnaire illimité de substituer leur opinion de ce qui est équitable à ce que les parties ont jugé mutuellement acceptable. À cet égard, nous donnons notre accord de principe à ce commentaire de la juge Wilson dans Pelech (à la p. 853) :

Lorsque les parties, au lieu d’avoir recours à la justice, ont agi en adultes responsables pour régler leurs affaires financières d’une manière définitive, et que le règlement ne peut être contesté sur aucun autre fondement, les tribunaux ne devraient pas, à mon avis, miner ce règlement en concluant, après coup, que les parties auraient dû régler leurs affaires différemment.

46 Malgré tout, le libellé et l’objet de la Loi de 1985 militent en faveur d’une appréciation contextuelle de l’ensemble de la situation. Cela inclut le contenu de l’entente, afin de déterminer le poids à lui accorder dans une demande fondée sur l’art. 15.2. Dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, les juges de première instance doivent soupeser l’objectif législatif du partage équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec, et la liberté des parties de régler leurs affaires comme elles l’entendent. En conséquence, le tribunal devrait hésiter à intervenir dans une entente préexistante, à moins d’être convaincu que l’entente n’est pas conforme pour l’essentiel aux objectifs généraux de la Loi sur le divorce. Cela est particulièrement vrai lorsque l’entente préexistante sur les aliments entre époux s’inscrit dans le cadre du règlement complet de toutes les questions liées à la fin du mariage. Puisque ces questions, tout comme leur règlement, sont vraisemblablement interreliées, il serait parfois difficile de modifier la partie de l’entente concernant les aliments sans remettre en question tout l’arrangement.

47 Ayant conclu que le critère étroit énoncé dans la trilogie Pelech pour la modification d’une entente antérieure ne s’applique pas au contexte législatif actuel, nous allons examiner le raisonnement adopté dans les instances antérieures en l’espèce.

2. Le juge de première instance a‑t‑il fait erreur en appliquant un critère d’« équité »?

48 Le juge de première instance a raison de conclure que l’existence d’une entente dûment signée par les parties n’exclut pas la compétence du tribunal de rendre une ordonnance alimentaire au profit d’un époux. Il a aussi raison de procéder en vertu de l’art. 15.2 (anciennement art. 15) de la Loi et de ne pas appliquer l’exigence de l’art. 17 d’un « changement important » à la demande d’ordonnance initiale présentée par Mme Miglin. Enfin, il a raison de statuer que le critère préliminaire du changement radical dans la trilogie, récemment exposé et appliqué dans Santosuosso c. Santosuosso (1997), 32 O.R. (3d) 143 (C. div.), ne s’applique pas à l’art. 15 de la Loi de 1985. Le juge Tobias conclut que l’art. 15 de la Loi [traduction] « accorde au tribunal le pouvoir d’examiner un accord de séparation sans devoir conclure au préalable à la survenance de changements radicaux et imprévisibles » (par. 24).

49 Ayant écarté l’exigence préliminaire, le juge Tobias considère ensuite l’étendue de son pouvoir discrétionnaire d’examiner l’entente préexistante. Son raisonnement est le suivant (au par. 28):

[traduction] L’alinéa 15(5)c) [maintenant al. 15.2(4)c)] confère au tribunal le pouvoir d’examiner l’accord de séparation et de juger de la conformité de ses dispositions aux politiques énoncées au par. 15(7) [maintenant par. 15.2(6)]. Si l’accord de séparation ne pourvoit pas aux besoins de l’un ou l’autre des époux de façon conforme à ces objectifs, le tribunal a l’obligation d’entreprendre l’examen, aux termes du par. 15(5) [maintenant par. 15.2(4)], des ressources, des besoins et de la situation de chaque époux, ainsi que de tout enfant à charge, y compris la durée de la cohabitation des époux, les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle‑ci, de même que toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit d’un époux ou d’un enfant.

50 Appliquant ce critère, le juge Tobias conclut au par. 27 que l’accord de séparation porte la marque d’une [traduction] « inégalité fondamentale dans la répartition des biens matrimoniaux » car

[traduction] il prévoit la cession de l’intérêt de moitié, évalué à 250 000 $, que détient la demanderesse dans l’entreprise hôtelière et envisage de remplacer son salaire annuel de 80 200 $ par le contrat de consultation de 15 000 $ par année [. . .] L’accord de séparation prévoit la cession par le défendeur de son intérêt de moitié, évalué à 250 000 $, dans le foyer conjugal, un bien non productif de revenu, en contrepartie de l’intérêt de moitié de même valeur que détient la demanderesse dans l’entreprise hôtelière . . .

En conséquence, le juge Tobias écarte la renonciation aux aliments et, appliquant aux faits de l’espèce les objectifs de la pension alimentaire au profit d’un époux, fixe le montant à verser à ce titre à 4 400 $ par mois pendant cinq ans.

51 Il est bien établi que le législateur a investi les tribunaux du pouvoir discrétionnaire d’examiner et de rejeter les modalités d’une entente préexistante : Pelech, p. 827. Il ne faut pas cependant l’exercer à la légère. Une répartition supposément inéquitable des biens n’est pas nécessairement une raison suffisante pour écarter totalement l’intention déclarée des parties d’être liées par les modalités de l’entente qu’elles ont conclue. En fait, il n’y a en l’espèce aucune inégalité de ce type, comme l’a dûment admis l’avocat de l’intimée à l’audition du pourvoi. De plus, nous n’acceptons pas que le poids à accorder à une entente préexistante doive dépendre uniquement de la façon dont l’entente correspond aux objectifs spécifiques des ordonnances alimentaires au profit d’un époux énumérés au par. 15.2(6) de la Loi. Une telle interprétation ne correspond ni au libellé ni aux objectifs de la Loi sur le divorce dans son ensemble.

52 Les objectifs du par. 15.2(6) servent à guider les juges de première instance dans l’établissement, le cas échéant, du montant et de la durée d’une pension alimentaire accordée par ordonnance. Une telle ordonnance est prononcée, soit en l’absence d’accord entre les parties, soit pour remplacer des clauses inacceptables d’un projet d’entente soumis à l’approbation du tribunal. À notre avis, ces objectifs ne visent pas à dicter à eux seuls les modalités précises d’un accord négocié et exécutoire relatif aux aliments entre époux, à la répartition des biens et aux aliments au profit des enfants. Tout d’abord, le libellé du par. 15.2(6) est indicatif seulement :

15.2 . . .

(6) L’ordonnance ou l’ordonnance provisoire rendue pour les aliments d’un époux au titre du présent article vise : . . . [Nous soulignons.]

En revanche, avec un libellé directif, le par. 15.2(4) demande expressément au tribunal de tenir compte de certains facteurs dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance :

15.2 . . .

(4) En rendant une ordonnance ou une ordonnance provisoire au titre du présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux, y compris : . . . [Nous soulignons.]

Rien dans ces dispositions n’indique que le tribunal a l’obligation de soumettre un accord global à un examen fondé uniquement sur les objectifs du par. 15.2(6), ou de présumer qu’une entente conclue par les parties ne sera exécutoire que lorsque ses clauses refléteront essentiellement ce qu’aurait ordonné, sur le fondement de ces seuls critères, un juge de première instance mal informé des motivations des parties et de la façon dont elles conçoivent subjectivement leur relation.

53 Les objectifs du par. 15.2(6) n’englobent pas les objectifs impérieux du règlement définitif, de la certitude et de l’autonomie que le législateur a également jugé bon d’adopter dans la Loi sur le divorce. Il ne faut pas oublier que le par. 9(2) de la Loi impose à l’avocat l’obligation positive d’informer son client des options autres que le procès :

9. . . .

(2) Il incombe également à l’avocat de discuter avec son client de l’opportunité de négocier les points qui peuvent faire l’objet d’une ordonnance alimentaire ou d’une ordonnance de garde et de le renseigner sur les services de médiation qu’il connaît et qui sont susceptibles d’aider les époux dans cette négociation.

54 Le paragraphe 9(2) de la Loi de 1985 montre clairement l’intention du législateur de favoriser le règlement négocié de toute question accessoire au divorce. Lorsqu’à cela s’ajoutent le libellé indicatif du par. 15.2(6) et le libellé directif du par. 15.2(4), il semble qu’il faille démontrer davantage qu’une simple variation par rapport à l’ordonnance qu’aurait rendue un juge à un procès pour pouvoir écarter l’entente préexistante des parties. Sans une certitude raisonnable que les tribunaux respecteront leur entente, les parties ont peu d’intérêt à négocier un règlement et à se conformer par la suite aux modalités de leurs engagements. L’objectif de politique sous‑tendant le par. 9(2) serait alors entièrement neutralisé.

55 Qui plus est, la considération exclusive des objectifs du par. 15.2(6) empêche les parties d’appliquer leurs propres valeurs et d’atteindre leurs propres objectifs dans leur tentative de parvenir à un règlement. Il se peut que les objectifs du par. 15.2(6) ne représentent pas suffisamment les nombreuses façons dont les couples structurent leur relation conjugale et font face à sa dissolution. Imposer aux couples en instance de séparation ou de divorce l’obligation d’adhérer strictement et exclusivement aux objectifs de la loi en matière d’aliments entre conjoints les privent de la liberté d’organiser leur vie comme ils l’entendent et de s’efforcer de réaliser ce qu’ils estiment être mutuellement acceptable dans leur propre situation. Par conséquent, les objectifs en matière d’aliments entre époux ne devraient pas avoir pour effet d’empêcher les parties de faire valoir leurs propres préoccupations, désirs et objectifs lorsqu’elles négocient ce qu’elles estiment être un accord mutuellement acceptable, un accord qu’elles considèrent essentiellement conforme aux objectifs de la Loi. De cette façon, les objectifs de l’autonomie et de la certitude deviennent compatibles avec la reconnaissance par le législateur de « la dynamique variée des nombreuses formes singulières de relation maritale » (Bracklow, précité, par. 35).

56 Cela ne signifie pas que les tribunaux devraient privilégier l’objectif législatif d’autonomie à l’exclusion de toute autre considération, ni que les tribunaux devraient cautionner des accords manifestement préjudiciables à une partie. Le juge de première instance aurait alors un pouvoir discrétionnaire en apparence illimité d’écarter des accords préexistants et d’imposer son point de vue sur ce qui constituerait, en fonction des objectifs des aliments entre conjoints, une répartition équitable des conséquences de la rupture du mariage. Nous pensons, tout au contraire, que ce qui constitue un partage équitable ne peut se fonder uniquement sur la liste des objectifs du par. 15.2(6) de la Loi. À la différence des aliments au profit d’un enfant, pour lesquels des critères normatifs relativement clairs ont été établis, les aliments entre époux ne se fondent sur aucun consensus social de ce type. Voir M. Shaffer et C. Rogerson, « Contracting Spousal Support : Thinking Through Miglin » (2003), 21 C.F.L.Q. 49 (exposé présenté pour la première fois dans le cadre du Colloque national sur le droit de la famille à Kelowna (C.‑B.), 14 au 18 juillet 2002), p. 61. Nous remarquons de plus que l’adoption par le législateur d’objectifs larges et parfois concurrents en matière d’aliments entre époux fait contraste avec l’adoption de lignes directrices uniformes sur les pensions alimentaires aux enfants. Le pouvoir discrétionnaire conféré aux juges de première instance quant aux aliments entre époux contraste aussi avec le régime supplétif détaillé en matière d’égalisation des biens matrimoniaux prévu, par exemple, à l’art. 5 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, et avec le régime impératif du patrimoine familial énoncé aux art. 414 et suiv. du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64. Ce qui est « juste » ne dépend donc pas seulement de la situation objective des parties, mais également de leur idée d’elles‑mêmes, de leur mariage et de sa dissolution, de même que de leurs attentes et aspirations pour l’avenir.

57 À notre avis, plutôt que de tenter d’évaluer si les modalités d’un accord global vont dans le sens des objectifs du par. 15.2(6) en matière d’aliments, les juges de première instance doivent examiner l’accord plus généralement à la lumière de tous les objectifs de la Loi sur le divorce. Les objectifs de la Loi dans son ensemble, comparativement aux objectifs énoncés au par. 15.2(6), comprennent les objectifs impérieux de la certitude, de l’autonomie et du règlement définitif. Ces objectifs obligent le juge à déterminer si l’accord représente le règlement définitif des différends, négocié dans des conditions irréprochables, et sur lequel les parties se sont entendues et veulent pouvoir compter. Ce n’est qu’après cela que le juge considère si l’accord doit néanmoins être écarté totalement ou partiellement parce qu’il n’est pas conforme pour l’essentiel aux objectifs généraux de la Loi.

58 En conséquence, nous ne pouvons accepter la méthode suivie par le juge de première instance pour évaluer le poids à donner à l’accord préexistant.

3. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en appliquant un critère de « changement important »?

59 La juge Abella commence par se dire d’accord avec le juge de première instance que la demande a été présentée à juste titre en vertu de l’art. 15 de la Loi sur le divorce, comme requête initiale en mesures accessoires. Sur l’applicabilité de la trilogie Pelech à la loi actuelle, la juge Abella déclare ne pas être disposée à conclure que notre Cour a fondé sa décision sur une loi différente de celle sur laquelle elle déclare expressément s’être fondée. Après un aperçu de la jurisprudence et la doctrine postérieures à la trilogie, elle fait le raisonnement suivant (au par. 60) :

[traduction] À mon sens, compte tenu du nouveau libellé de la Loi sur le divorce de 1985 et du nouveau regard porté par la Cour suprême du Canada sur l’obligation alimentaire conformément aux modifications législatives, il est difficile de justifier l’application continue de la trilogie qui a émané d’un cadre législatif complètement différent. Le libellé de l’art. 15 de la Loi sur le divorce de 1985 s’écarte de façon si frappante du minimalisme linguistique et conceptuel de l’art. 11 de l’ancienne Loi sur le divorce que les interprétations procédant de la vieille loi, comme la trilogie, ne peuvent, il me semble, continuer de s’appliquer.

La juge Abella ajoute ceci à propos de la Loi sur le divorce (au par. 65) :

[traduction] Il faut souligner que les ententes ne jouissent d’aucun caractère prépondérant, et qu’aucune directive statutaire explicite ne montre comment il faut tenir compte d’une entente lorsqu’il s’agit d’apprécier s’il y a lieu d’accorder une pension alimentaire au conjoint et, le cas échéant, le montant auquel elle devrait s’élever.

60 Nous convenons avec la juge Abella que l’inclusion de « toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement » à l’al. 15.2(4)c) indique l’intention du législateur de donner aux parties une certaine assurance que ces décisions antérieures, qu’il s’agisse d’une ordonnance en vertu d’une loi provinciale, d’un accord formel de séparation ou de tout autre arrangement entre les parties, ne seront pas aisément modifiées. Nous convenons aussi avec la juge Abella qu'il n'y a aucune raison d'appliquer à un accord préexistant un critère préliminaire différent ou plus rigoureux que celui qui s’applique à un accord incorporé dans une ordonnance. Elle note que, lorsque les parties pensent à juste titre qu’une ordonnance judiciaire entérinant leur entente est présumée obligatoire, il est conceptuellement difficile de voir pourquoi un accord de séparation, que les parties considèrent tout aussi obligatoire, devrait être soumis à un critère différent. L’imposition d’un critère préliminaire différent pourrait être une incitation inopportune en faveur ou à l’encontre de l’approbation judiciaire des ententes.

61 Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec la juge Abella pour introduire dans l’art. 15.2, lorsqu’il s’agit d’accords antérieurs, le critère du « changement important » développé pour l’art. 17 de la Loi (voir Willick, précité). Comme nous le notons précédemment, cette interprétation n’est tout simplement pas étayée par le libellé de la loi. L’article 17 de la Loi impose au tribunal de s’assurer qu’il est survenu un changement, alors qu’il n’en est rien pour l’art. 15.2 en matière de demandes initiales de pension alimentaire. Le paragraphe 15.2(4) exige plutôt du tribunal qu’il tienne compte de la durée de la cohabitation, des fonctions que les parties ont remplies au cours du mariage, et de toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement. On ne peut se soustraire à cette directive explicite dont le libellé est impératif.

62 Comme nous le verrons, il y a une autre façon d’assurer le traitement cohérent des ententes consensuelles, qu’elles soient incorporées dans des ordonnances ou non. Il s’agit, pour les juges qui rendent des ordonnances modificatives en vertu de l’art. 17, de se limiter à apporter les modifications qui s’imposent, sans soupeser l’ensemble des facteurs en vue de rendre une nouvelle ordonnance totalement distincte de l’ordonnance existante, à moins que les circonstances n’en requièrent l’annulation plutôt que la simple modification.

63 Cependant, comme nous le verrons plus en détail, les changements survenus dans la situation des parties après la conclusion de l’accord de séparation ne sont évidemment pas entièrement dénués de pertinence lorsqu’il s’agit d’évaluer le poids à donner à l’accord au moment de la demande. À notre avis, le tribunal devrait se préoccuper non pas d’un changement comme question préliminaire pouvant mener à écarter totalement l’accord, mais de l’ensemble des circonstances, dont le changement dans la situation des parties sera vraisemblablement une composante. Autrement dit, ce n’est pas la survenance d’un changement en soi qui importe, mais la question de savoir si, au moment de la demande, l’ensemble des circonstances rendent inacceptable le maintien de l’accord antérieur.

4. La marche à suivre dans les demandes fondées sur l’art. 15.2

64 Une demande initiale d’aliments entre époux incompatible avec un accord antérieur exige l’examen de toutes les circonstances relatives à l’accord d’abord au moment de sa conclusion, puis au moment de la demande. À notre avis, cette analyse en deux étapes fournit au tribunal les principes qui vont guider la pondération des objectifs concurrents de la Loi sur le divorce et l’identification d’aspects potentiellement problématiques des arrangements en matière d’aliments, dans le cadre temporel voulu. Cependant, il faut parler avant cela de certaines difficultés d’interprétation en matière d’aliments entre époux.

65 Tout d’abord, nous souscrivons au raisonnement de la Cour dans l’arrêt Moge, précité, où la juge L’Heureux‑Dubé statue que les objectifs de la Loi sur le divorce en matière d’aliments entre époux visent à assurer un partage équitable des conséquences économiques résultant du mariage et de son échec. En obligeant expressément le tribunal à prendre en considération les objectifs énumérés au par. 15.2(6), la Loi de 1985 s’écarte considérablement de la méthode exclusive des « ressources et besoins » préconisée par l’ancienne loi. Nous constatons toutefois que la prise en compte des avantages ou des inconvénients économiques du mariage ou de son échec pour les époux peut être en contradiction avec la promotion, même dans la mesure du possible seulement, de l’indépendance économique de chacun d’eux (al. 15.2(6)a) et d)). Pour concilier ces objectifs concurrents, il faut reconnaître que le sens de l’expression « partage équitable » n’est pas déterminé dans la Loi et qu’il varie plutôt en fonction des faits propres à chaque mariage. Conscient des nombreuses manières dont les parties structurent leur mariage et plus particulièrement ses aspects économiques, le législateur a rédigé la loi en termes assez larges, de sorte qu’il n’est pas possible d’affirmer que les dispositions relatives aux aliments entre époux ont un contenu fixe étroit. Par contraste avec l’ancienne loi, ces objectifs obligent expressément le tribunal à prendre en considération divers critères sur lesquels repose le droit aux aliments, tout en maintenant l’objectif de promouvoir la capacité des parties à refaire leur vie.

66 Le rôle de ces objectifs doit cependant être situé dans le contexte législatif approprié. Qu’il s’agisse d’une demande initiale ou d’une demande de modification, les critères énumérés au par. 15.2(6) et au par. 17(7) s’appliquent aux ordonnances alimentaires rendues par un tribunal au profit d’un époux. La Loi sur le divorce ne mentionne nulle part que les parties doivent adhérer strictement — ni même du tout — à ces objectifs lorsqu’elles tentent de conclure un accord mutuellement acceptable. Les objectifs énumérés ne concernent que les ordonnances alimentaires, c’est‑à‑dire les cas où les parties sont incapables de s’entendre. Cela, ajouté à l’obligation positive qu’impose la Loi aux avocats d’aviser leurs clients des options autres que le procès, révèle clairement la conception par le législateur d’un nouveau régime de divorce privilégiant fortement le règlement privé des affaires. Le législateur paraît préférer que les parties règlent leur différend sans demander au tribunal de rendre une ordonnance fondée sur le par. 15.2(6). Cela ne signifie pas que les objectifs sont dénués de pertinence dans le contexte d’une entente négociée. Les parties, ou du moins leurs avocats, connaissent l’issue probable d’un procès advenant l’échec des négociations. La connaissance des droits conférés par la loi influence inévitablement le déroulement des négociations. Pourtant l’accord mutuellement acceptable négocié par les parties ne reflète pas nécessairement la pension alimentaire qu’un juge accorderait au profit d’un époux. Conclure que tout accord dérogeant aux objectifs du par. 15.2(6) n’aura que peu ou pas de poids serait une atteinte sérieuse à l’important objectif d’encourager le règlement négocié des affaires, ainsi qu’une atteinte à l’autonomie et à la liberté des parties de structurer leur vie après le divorce d’une manière qui reflète leurs propres objectifs et préoccupations. Une telle interprétation laisserait peu de place à la reconnaissance des termes de l’entente que les parties ont jugés mutuellement acceptables et essentiellement conformes aux objectifs de la Loi sur le divorce.

67 Cela dit, nous sommes d’avis qu’il est nettement dans l’intérêt public de veiller à ce que l’objectif des règlements négociés ne soit pas poursuivi, par le truchement de l’approbation judiciaire des ententes, avec une ardeur telle que l’autonomie individuelle devienne un carcan. Par conséquent, pour évaluer le poids à donner à un accord préexistant, il faut mettre en balance l’intérêt des parties à régler leurs propres affaires et les aspects propres aux accords de séparation en général et aux aliments entre époux en particulier.

68 Chacune des parties au pourvoi a proposé un modèle d’exercice du pouvoir discrétionnaire dans le cadre d’une demande fondée sur l’art. 15.2. L’appelant fait valoir que le critère à utiliser pour déterminer le poids à donner à un accord préexistant correspond à celui qu’ont adopté plusieurs législatures provinciales dans leurs textes législatifs concernant les aliments entre époux. En Ontario, par exemple, la Loi sur le droit de la famille confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire d’annuler un contrat familial dans certaines situations. Sur l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire de surveillance, le par. 33(4) dispose :

33. . . .

(4) Le tribunal peut annuler une disposition alimentaire ou une renonciation au droit à des aliments qui figure dans un contrat familial ou un accord de paternité et il peut ordonner, à la suite d’une requête présentée en vertu du paragraphe (1), que des aliments, dont il fixe le montant, soient versés bien que le contrat ou l’accord contienne une disposition expresse excluant l’application du présent article si, selon le cas :

a) la disposition alimentaire ou la renonciation au droit à des aliments donne lieu à une situation inadmissible [en anglais « unconscionable circumstances »]; [Nous soulignons.]

69 L’avocate de l’appelant exhorte la Cour à adopter un critère semblable à celui de la « situation inadmissible ». Selon elle, ces dispositions visent à remédier à une situation qui est inadmissible au moment de la demande de pension alimentaire, plutôt qu’à remédier à un accord qui était inadmissible au moment de sa conclusion. L’appelant prétend qu’il est possible de remédier à la dernière situation en recourant au droit général des contrats.

70 L’avocate de l’appelant soutient de plus que le critère de la « situation inadmissible » donne suffisamment de poids au caractère exécutoire des contrats familiaux tout en étant assez souple pour réparer les injustices graves. De plus, elle fait valoir qu’il permet d’éviter les difficultés qui surgissent lorsque le critère vise à la fois l’importance et la prévisibilité du « changement ». Enfin, elle avance que ce critère comporte l’avantage additionnel d’offrir un degré d’uniformité à un domaine important du droit étant donné qu’il s’applique déjà dans plusieurs régimes provinciaux.

71 En revanche, l’avocat de l’intimée propose une norme de contrôle plus rigoureuse (au par. 123 de son mémoire) :

[traduction] Dans le cadre d’une demande initiale de pension alimentaire au profit d’un époux, lorsqu’il y a eu renonciation aux aliments ou lorsqu’un arrangement à durée limitée a pris fin, le tribunal devrait, après avoir examiné l’entente antérieure dans son ensemble et eu égard aux facteurs et objectifs propres à une ordonnance alimentaire qui sont énumérés à l’article 15.2 de la Loi sur le divorce, accorder à l’époux requérant un montant raisonnable au titre des aliments dans l’un ou l’autre des cas suivants :

a) les dispositions en matière d’aliments dans l’entente antérieure ne reflétaient pas raisonnablement les facteurs et objectifs prévus à l’article 15.2 de la Loi lors de la conclusion de l’entente; autrement dit, les dispositions en matière d’aliments dans l’entente antérieure débordaient le cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible;

b) les dispositions de l’entente ont donné lieu à des circonstances injustes, de telle sorte que l’entente ne satisfait pas comme prévu aux facteurs et objectifs de la Loi sur le divorce.

72 Soulignons en passant qu’aucun des critères proposés par les parties ne ressemble à ceux que les juridictions inférieures ont adoptés. En fait, les avocats des deux parties ont présenté à la Cour des arguments éloquents sur les difficultés d’application tant du critère mal défini de l’« équité » avancé par le juge de première instance que du critère du « changement important » énoncé par la Cour d’appel. Nous observons également que les distinctions entre les propositions des parties sont subtiles. Les deux cherchent à soupeser les objectifs concurrents au sein de la Loi sur le divorce. La différence réside dans la façon de réaliser, en fin de compte, l’équilibre.

73 À notre avis, chacune de ces positions est valable. Nous estimons néanmoins que ni l’une ni l’autre des positions des parties ne propose la méthode qui fournira aux époux négociateurs et, en l’absence d’accord, aux tribunaux un cadre cohérent de principes. Le critère devrait reconnaître en définitive la façon particulière dont les accords de séparation, en général, et les arrangements en matière d’aliments entre époux, en particulier, comportent un risque de partage inéquitable lors de la négociation et plus tard. En même temps, ce critère ne doit pas porter atteinte au droit des parties de décider elles‑mêmes ce qui constitue pour elles, dans les circonstances de leur mariage, un partage équitable. Notre méthode, par exemple, tient davantage compte de la conception subjective des parties de ce qui est équitable que de la norme objective de la « situation inadmissible » proposée par l’avocate de l’appelant.

74 Les négociations dans le contexte juridique d’une séparation ou d’un divorce se déroulent dans un cadre particulier. Les auteurs et les praticiens reconnaissent qu’il s’agit d’une période d’intenses bouleversements personnels et émotifs au cours de laquelle les parties, ou l’une d’elles, peuvent se sentir particulièrement vulnérables. Contrairement aux acteurs économiques émotivement neutres des négociations commerciales, les couples qui divorcent apportent inévitablement à la table des négociations une multitude d’émotions et de préoccupations qui ne cadrent manifestement pas avec la prise de décisions économiques rationnelles. Payne et Payne soulignent :

[traduction] Dans le scénario typique d’un divorce, les époux négocient le règlement de leurs affaires, souvent avec l’aide d’avocats, dans une période où ils vivent encore le traumatisme émotif de l’échec de leur mariage. Les époux qui n’ont pas accepté la fin de leur mariage et qui se sentent coupables, déprimés ou en colère par suite de l’échec du mariage ne sont pas en mesure de prendre des décisions à caractère permanent et exécutoire.

(J. D. Payne et M. A. Payne, Dealing with Family Law: A Canadian Guide (1993), p. 78. Voir également Leopold c. Leopold (2000), 12 R.F.L. (5th) 118 (C.S. Ont.))

75 S’ajoute à cela le caractère intime de la relation conjugale, qui accroît la difficulté de surmonter le déséquilibre potentiel des forces et les modes d’influence. Comme le fait observer la juge Wilson dans Leopold, précité, par. 128 :

[traduction] [P]our les parties qui négocient un accord de séparation, l’une peut avoir un pouvoir financier prédominant ou peut jouir d’un certain pouvoir grâce à son influence sur les enfants. Nos tribunaux ont également reconnu le besoin de restreindre le pouvoir d’un époux sur l’autre. La réalité [. . .] est que souvent les deux parties contractantes sont vulnérables sur le plan émotif, leur jugement et leur capacité de planification diminués, sans que l’une cherche à nuire ou à influencer l’autre. La relation conjugale complexe recèle de nombreux déséquilibres potentiels des forces. Dans un certain sens, la vulnérabilité est implicite dans le difficile processus émotif de la séparation.

76 Nous remarquons aussi que, selon la situation des parties, un accord de séparation global peut comprendre un vaste éventail d’éléments interreliés. L’accord peut prévoir la division ou l’égalisation des biens matrimoniaux, la garde et les aliments des enfants, de même que les aliments au profit d’un époux, que ce soit sous la forme d’un capital, d’une pension ou d’un paiement à durée limitée, ou d’une renonciation. À l’exception du partage des biens, ces questions sont essentiellement de nature prospective, quoique la pension alimentaire compensatoire au conjoint ait un caractère rétrospectif. Shaffer et Rogerson, loc. cit., soulignent aux p. 68-69 :

[traduction] Au moment de la négociation des accords de séparation, il est difficile de savoir ce que réservera la vie après le divorce . . .

[Il] est souvent difficile de prévoir d’avance les avantages et les inconvénients économiques; les répercussions réelles du mariage et de son échec ne deviennent apparentes qu’avec le temps. À notre avis, un des principaux problèmes des accords contractuels sur les pensions alimentaires entre époux tient au fait que les époux sous‑estiment couramment le temps que prendra l’époux anciennement dépendant pour surmonter les inconvénients économiques liés au mariage et devenir autonome. Toutefois, les problèmes de prévisibilité peuvent aussi toucher les payeurs dont les revenus peuvent diminuer soudainement.

77 Selon nous, la Loi sur le divorce elle‑même indique que le législateur est conscient des complications pouvant survenir dans le processus de négociation d’un accord sur les aliments entre époux. Cela ressort de la directive au tribunal de considérer l’accord comme un facteur parmi d’autres, plutôt que de le considérer exécutoire, sous réserve seulement des recours du droit des contrats. En conséquence, les principes du droit des contrats se prêtent mieux au contexte commercial et, de plus, il ressort implicitement de l’art. 15 de la Loi de 1985 qu’ils ne sont pas conçus pour régir l’applicabilité d’arrangements contractuels privés en matière d’aliments entre époux.

78 Donc, dans la recherche d’un juste équilibre entre consensus et règlement définitif, d’une part, et l’attention aux problèmes très particuliers qui surviennent après le divorce, d’autre part, le tribunal devrait être guidé par les objectifs de la Loi en matière d’aliments entre époux. Ce faisant, toutefois, le tribunal devrait présumer déterminants, en matière d’aliments, les efforts raisonnables qu’ont faits les parties pour atteindre ces objectifs. Le tribunal ne devrait faire abstraction des désirs exprimés par les parties dans un accord préexistant que si le requérant démontre que l’accord n’est pas conforme, pour l’essentiel, aux objectifs généraux de la Loi. Nous avons vu qu’ils comprennent non seulement ceux de l’art. 15.2, mais également les objectifs de la certitude, du règlement définitif et de l’autonomie.

79 À la lumière de ces considérations générales, passons aux détails des deux étapes de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal.

a) Première étape

80 Dans le cadre d’une demande initiale d’aliments entre époux, le tribunal devrait, en présence d’un accord préexistant, examiner d’abord les circonstances dans lesquelles l’accord a été négocié et conclu afin de décider s’il y a lieu de l’écarter.

(i) Les circonstances de la conclusion de l’accord

81 Il est difficile de fournir une liste définitive des facteurs à considérer lorsqu’on examine le contexte de la négociation et de la conclusion d’un accord. Nous disons simplement que le tribunal devrait être conscient de la situation des parties, notamment la présence d’oppression, de pression ou autres sources de vulnérabilité, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles énumérées aux al. 15.2(4)a) et b), et des conditions dans lesquelles les négociations se sont déroulées, comme leur durée et l’apport d’une aide professionnelle.

82 Arrêtons‑nous ici pour faire ressortir trois points importants. Premièrement, nous ne voulons pas laisser entendre que les tribunaux doivent nécessairement rechercher une situation « abusive » au sens de la common law en matière contractuelle. Il est dangereux d’emprunter la terminologie d’autres branches du droit et de la transposer à ce que nous reconnaissons tous être un contexte juridique très particulier. Il peut être présenté au tribunal des preuves convaincantes qu’une partie a profité de la vulnérabilité de l’autre dans les négociations en matière de séparation ou de divorce qui seraient insuffisantes pour démontrer le déséquilibre des forces permettant de conclure à l’existence d’une situation abusive dans un contexte commercial mettant en présence, par exemple, un consommateur et une importante institution financière. Ensuite, le tribunal ne devrait pas présumer l’existence d’un déséquilibre des forces ou la vulnérabilité d’une partie, ni présumer que la partie en apparence plus forte a profité de la vulnérabilité de l’autre. Il faut apporter une preuve qui justifie la conclusion que l’accord ne peut être maintenu en raison d’un vice fondamental dans le processus de négociation. La reconnaissance du stress émotif résultant de la séparation ou du divorce ne crée pas une présomption que les parties se trouvant dans cette situation sont incapables de consentir à une entente qui les liera. Si les parties en instance de séparation ou de divorce étaient en général incapables de conclure des ententes équitables et exécutoires, il serait difficile de comprendre pourquoi le législateur a inclus l’expression « toute entente ou tout arrangement » à l’al. 15.2(4)c). Enfin, nous tenons à souligner que la simple existence d’une situation de vulnérabilité ne justifie pas en soi l’intervention du tribunal. L’aide professionnelle donnée aux parties vient souvent à bout d’un déséquilibre systémique entre les parties.

83 En l’absence de vulnérabilité, ou lorsque la vulnérabilité est effectivement compensée par la présence d’un avocat, d’un autre professionnel ou des deux, ou lorsqu’il n’a pas été tiré parti de la vulnérabilité, le tribunal doit considérer l’accord comme traduisant le désir mutuel sincère des parties d’arrêter de manière définitive les modalités de leur séparation et comme révélant concrètement leurs intentions. Le tribunal doit donc être réticent à intervenir. En revanche, lorsque le déséquilibre des forces a effectivement vicié le processus de négociation, l’accord ne doit pas être interprété comme exprimant l’idée que se font les parties d’un partage équitable, dans leur situation, et il n’a donc que peu de poids.

(ii) Le contenu de l’accord

84 Lorsque le tribunal estime satisfaisantes les conditions dans lesquelles l’accord a été négocié, il doit alors s’attacher à son contenu. Il doit déterminer dans quelle mesure l’accord tient compte des facteurs et des objectifs énumérés dans la Loi, et correspond à un partage équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec. Seule une dérogation importante aux objectifs généraux de la Loi justifie l’intervention du tribunal selon le motif que l’accord n’est pas conforme pour l’essentiel à la Loi. Les arrangements alimentaires entre époux ne doivent pas être envisagés dans l’abstrait; le tribunal doit examiner l’accord ou l’arrangement dans son ensemble, sans perdre de vue que tous les aspects de l’accord sont inextricablement liés et que les parties disposent d’une grande latitude pour établir leurs priorités et leurs objectifs.

85 Lorsqu’il examine le contenu de l’accord, le tribunal doit se demander s’il est conforme pour l’essentiel à la Loi sur le divorce. Nous venons de voir que l’évaluation de la « conformité pour l’essentiel » consiste à se demander si l’accord marque un écart important par rapport aux objectifs généraux de la Loi qui, outre les considérations relatives aux aliments entre époux à l’art. 15.2, comprennent nécessairement la finalité, la certitude et l’invitation aux parties de régler leurs propres affaires. Plus la vulnérabilité était importante au moment de la formation de l’accord, plus l’examen du tribunal sera rigoureux à ce stade.

86 Deux commentaires s’imposent ici. Premièrement, l’appréciation de la conformité générale de l’accord à l’ensemble de la Loi permet nécessairement une gamme plus large d’arrangements qu’un examen restreint à son évaluation au regard des objectifs énoncés au par. 15.2(6) en matière d’aliments. Deuxièmement, la conclusion qu’une entente n’est pas conforme pour l’essentiel à la Loi ne signifie pas forcément qu’il faille l’écarter ou l’annuler entièrement. Dans la mesure où la vulnérabilité et l’exploitation n’ont pas vicié le processus de négociation, même une entente négociée qui, parce que défectueuse, ne devrait pas être appliquée intégralement peut néanmoins témoigner de la façon dont les parties conçoivent leur mariage et, du moins de manière générale, leurs projets futurs. La prise en compte d’une telle convention demeurerait obligatoire en vertu du par. 15.2(4). Par exemple, s’il paraissait inopportun d’appliquer une limite de temps à une entente alimentaire, le montant convenu pourrait demeurer approprié et l’entente pourrait donc simplement être prorogée, indéfiniment ou pour une autre durée fixe.

b) Deuxième étape

87 Lorsque la négociation de l’accord n’est pas contestée pour les raisons évoquées précédemment et qu’à sa conclusion, l’accord était conforme pour l’essentiel aux objectifs généraux de la Loi, le tribunal devrait s’en remettre à la volonté des parties et donner une grande importance à l’accord. Néanmoins, les vicissitudes de la vie étant ce qu’elles sont, les parties peuvent parfois se retrouver, après le divorce, dans des situations qu’elles n’avaient pas envisagées. En conséquence, lorsqu’il est saisi d’une demande fondée sur l’art. 15.2, le tribunal devrait examiner dans quelle mesure l’application de l’accord reflète encore les intentions initiales des parties et la mesure dans laquelle l’accord est toujours conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi.

88 Telle qu’elle se traduit dans l’accord, la volonté des parties est la toile de fond sur laquelle le tribunal détermine si la situation des parties, au moment de la demande, fait qu’il n’est plus justifié de donner à l’accord une importance déterminante. Nous signalons qu’il est peu probable que le tribunal se laisse convaincre d’écarter totalement l’accord en l’absence de changement important dans la situation des parties par rapport à ce qu’on pouvait raisonnablement prévoir au moment de la négociation. Quoique le changement n’ait pas à être « radicalement imprévisible » et qu’il n’y ait pas à établir le lien de causalité avec le mariage, le requérant doit néanmoins démontrer clairement que, compte tenu des nouvelles circonstances, les modalités de l’accord ne traduisent plus ce qu’était la volonté des parties au moment où il a été conclu, ni les objectifs de la Loi. Il sera donc nécessaire de démontrer que ces nouvelles circonstances ne pouvaient raisonnablement pas être prévues par les parties et qu’elles ont mené à une situation qui ne peut être tolérée.

89 Nous tenons à souligner que, dans la plupart des cas, un certain degré de changement est prévisible. Les parties ne peuvent ignorer le caractère prospectif de ces accords et elles doivent être réputées savoir que l’avenir est plus ou moins incertain. Par exemple, il est peu convaincant de dire au juge que l’accord n’a jamais envisagé que le marché du travail puisse changer, ou que les responsabilités parentales prévues dans l’accord puissent se révéler plus onéreuses que prévu, ou encore que la transition vers le marché du travail puisse être difficile. Les parties négociatrices devraient savoir qu’on ne peut garantir à personne une santé stable. L’accord doit également envisager, par exemple, la fluctuation de la valeur relative des actifs après leur répartition. Les prix des maisons peuvent augmenter ou baisser. Une entreprise peut connaître un ralentissement ou un bel essor. De plus, certains changements peuvent être causés ou provoqués par les parties elles‑mêmes. Une partie peut se remarier ou décider de ne pas travailler. Lorsque les parties ont démontré leur volonté de se libérer mutuellement de toute créance alimentaire, il est peu probable que de tels changements soient jugés suffisants pour écarter cette volonté déclarée. Cela dit, il faut répéter que le juge n’est pas tenu à la norme stricte de l’arrêt Pelech, de n’intervenir qu’au seul cas où la preuve d’un changement « radical » est apportée. De même, il n’est pas nécessaire que la partie qui demande au tribunal une ordonnance alimentaire démontre que les circonstances militant contre l’application de l’accord ont un lien de causalité avec le mariage ou son échec. Le critère applicable n’est pas l’imprévisibilité absolue; un examen approfondi de la jurisprudence révèle que pratiquement aucun changement n’est entièrement imprévisible. Il s’agit plutôt de savoir dans quelle mesure on peut dire que l’accord négocié de façon irréprochable a envisagé la situation qui est présentée à la Cour au moment de la demande.

90 Le tribunal doit axer l’examen sur la correspondance continue entre l’accord et la volonté initiale des parties quant à leurs positions relatives, et les objectifs généraux de la Loi, et non sur la survenance d’un changement en soi. Autrement dit, nous ne considérons pas le « changement », quel qu’il soit, comme étant une exigence préliminaire qui, une fois remplie, permet au tribunal d’écarter totalement l’accord. Le tribunal devrait plutôt être convaincu que l’intervention et le degré d’intervention sont justifiés. À ce stade, même s’il n’est pas approprié de l’appliquer strictement, l’accord peut encore révéler au juge de première instance la manière dont les parties conçoivent leur relation et leurs intentions. Même un accord qui n’a pas d’effet déterminant en raison de la situation des parties au moment de la demande doit obligatoirement être pris en compte en vertu du par. 15.2(4).

91 Quoique nous reconnaissions la nature particulière des accords de séparation et ce qui les différencie des contrats commerciaux, ils n’en demeurent pas moins des contrats. Les parties doivent assumer la responsabilité du contrat qu’elles signent, tout comme elles doivent prendre leur vie en main. Ce n’est que lorsque la situation actuelle représente un écart important par rapport à la gamme des résultats raisonnables qu’anticipaient les parties, au point d’aller à l’encontre des objectifs de la Loi, qu’on pourra convaincre le tribunal de donner peu de poids à l’accord. Nous avons vu qu'il serait illogique d’appliquer un critère différent pour la modification d’un accord dans le cadre d'une ordonnance initiale au titre de l’art. 15.2 et pour la modification d'un accord incorporé dans une ordonnance au titre de l’art. 17. Nous sommes d’avis que la Loi ne crée pas une telle incohérence. Nous sommes en désaccord avec la Cour d’appel de l’Ontario lorsqu’elle dit au par. 71 que, dès qu’il conclut à la survenance d’un changement important, le tribunal dispose d’un [TRADUCTION] « large pouvoir discrétionnaire » pour déterminer le montant des aliments accordés, le cas échéant, en se fondant exclusivement sur les facteurs exposés au par. 17(7). Comme le dit le juge La Forest, dissident dans l’arrêt Richardson, précité, p. 881, le caractère juste et approprié d’une ordonnance rendue en vertu de la Loi a déjà été déterminé en justice. Le règlement définitif et la certitude recherchés contre‑indiquent un pouvoir discrétionnaire trop large dans la modification d'une ordonnance sur laquelle les parties se sont appuyées pour régler leurs affaires. La prise en compte des objectifs généraux de la Loi est compatible avec la directive non exhaustive du par. 17(7), selon laquelle l’ordonnance modificative « vise à » prendre en considération les quatre objectifs qui y sont énumérés. De façon plus générale, une interprétation contextuelle de toute la Loi indiquerait que le tribunal devrait appliquer ces objectifs en fonction de l’ensemble de la Loi. Lorsque l’ordonnance en cause incorpore l'accord mutuellement acceptable pour les parties, elle reflète la conception qu’ont les parties d’un partage équitable des conséquences économiques du mariage. À notre avis le tribunal devrait garder cela à l’esprit, qu’il agisse en vertu de l’art. 15.2 ou de l’art. 17.

C. Application aux faits de l’espèce

92 Dans les circonstances du pourvoi, nous estimons qu’il y a lieu de donner à l’accord global de séparation un poids considérable et déterminant. Si l’on se reporte au moment de sa formation, rien n’indique selon nous que les circonstances entourant la négociation et la conclusion de l’accord étaient marquées par la vulnérabilité. Au contraire, le dossier révèle que les parties ont entrepris de longues négociations étalées sur une période de temps considérable et qu’elles ont retenu les services de plusieurs professionnels, parmi lesquels des avocats spécialisés et chevronnés. La négociation de l’accord de séparation a duré environ 15 mois. Outre les conseils juridiques, Mme Miglin a reçu d’abondants conseils financiers tout au long du processus de négociation tant en matière de planification fiscale que de prévisions de revenus.

93 Au procès, Mme Miglin a laissé entendre qu’elle n’était pas satisfaite de l’accord de séparation et qu’elle s’était sentie obligée de renoncer aux aliments en raison de la pression exercée par son époux. Elle traversait alors, dit-elle, une période de confusion et d’émotivité. Nous ne doutons pas que la séparation est presque inévitablement une période de bouleversements émotionnels et de confusion. Quoi qu’il en soit, la preuve en l’espèce permet amplement de conclure que toute vulnérabilité vécue par Mme Miglin a été largement compensée par la présence de conseillers juridiques indépendants et compétents qui ont veillé à ses intérêts durant une longue période, sans parler des services rendus par d’autres professionnels. Il est donc inutile de nous prononcer sur la question de savoir si le témoignage de Mme Miglin sur ses sentiments personnels aurait suffi à démontrer en l’occurrence l’existence d’une situation de vulnérabilité et, dans l’affirmative, si sa vulnérabilité a été exploitée. L’aide professionnelle donnée à Mme Miglin se situait manifestement dans le haut de la gamme, et nous ne voudrions pas laisser entendre qu’il s’agit là du minimum requis pour une juste négociation.

94 Quant au contenu de l’accord de séparation, rien n’indique non plus à notre avis une dérogation importante aux objectifs généraux de la Loi sur le divorce. Au moment de la séparation, l’hôtel et le foyer conjugal avaient tous deux une valeur nette d’environ 500 000 $. L’accord de séparation prévoyait la cession par Mme Miglin à M. Miglin de son intérêt de moitié dans l’hôtel en contrepartie de la cession par celui de son intérêt de moitié dans le foyer conjugal. M. Miglin a accepté d’assumer seul la responsabilité de l’hypothèque grevant la maison. Nous ne pouvons accepter la description de cet arrangement par le juge de première instance, qui estime que ce n’est pas un partage égal parce que l’entreprise produisait un revenu et que la maison n’en produisait pas. L’évaluation d’un actif prend nécessairement en compte ses caractéristiques, y compris les revenus qu’il peut produire, la plus‑value en capital et les risques. De même qu’il ne faut pas compter deux fois le même actif (Boston c. Boston, [2001] 2 R.C.S. 413, 2001 CSC 43), il ne faut pas considérer deux fois les facteurs pris en compte dans l’évaluation. D’un point de vue subjectif, on peut penser qu’en raison des aptitudes respectives de M. Miglin et de Mme Miglin, de leurs intérêts et de leurs besoins, l’entreprise présentait plus d’intérêt pour lui et que la maison familiale plus d’attrait pour elle. C’est pour cela qu’ils ont partagé les biens comme ils l’ont fait. Rien ne fondait la conclusion du juge de première instance qu’un actif valait plus qu’un autre actif de même valeur. À notre avis, le partage effectué dans l’accord de séparation reflète les besoins et la volonté des parties et répartit équitablement les actifs acquis et créés par elles au cours de leur mariage.

95 L’accord de séparation prévoyait de plus que Mme Miglin recevrait une pension alimentaire de 1 250 $ par enfant, par mois, pour un montant total d’environ 60 000 $ par an imposable entre ses mains et déductible pour M. Miglin. L’entente sur la pension alimentaire des enfants prévoyait une majoration annuelle au coût de la vie et qu’elle serait réexaminée, au besoin, après le dépôt des motifs du jugement de notre Cour dans Thibaudeau, précité, ou après modification législative du régime fiscal des pensions alimentaires aux enfants. Le dossier révèle que le montant de la pension alimentaire aux enfants a été fixé en pleine connaissance de la renonciation de Mme Miglin aux aliments à son profit. Nous observons également que la correspondance entre les avocats montre que la préférence de Mme Miglin était de libérer M. Miglin de toute obligation alimentaire envers elle à la condition qu’il subvienne à ses besoins économiques par l’entremise de la pension alimentaire versée aux enfants.

96 L’entente de consultation, conclue par l’hôtel et Mme Miglin, avait une durée de cinq ans avec option de renouvellement par consentement mutuel. Tant le juge de première instance que la Cour d’appel ont conclu qu’il s’agissait d’une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée ». Même si c’était le cas, il ne faudrait pas lui attribuer un sens péjoratif. Si on conçoit le contrat commercial comme une forme de pension alimentaire, cela signifie simplement que l’accord comporte une entente alimentaire d’une durée déterminée avec option de renouvellement, plutôt qu’une renonciation complète aux aliments entre époux. Ni l’un ni l’autre cas n’est intrinsèquement inéquitable ou contraire aux objectifs de la Loi. Il n’y a rien de sinistre en soi dans une renonciation, pas plus que dans un arrangement limité dans le temps. Toute clause alimentaire doit être examinée dans l’ensemble du contexte de l’accord global, de la situation générale des parties et du degré de conformité avec les objectifs de la Loi. À notre avis, l’entente de consultation reflète l’intention des parties d’assurer à Mme Miglin une source de revenu d’emploi pendant un certain temps. Le fait que les parties aient choisi cette méthode pour garantir un revenu à Mme Miglin n’altère en rien le caractère commercial du contrat. De plus, le moyen que les parties ont choisi est adapté à la manière dont elles ont structuré leur vie économique pendant le mariage.

97 Il est vrai que Mme Miglin a cessé de recevoir son salaire de 80 500 $ de l’hôtel. La raison évidente en est, toutefois, qu’elle a cessé de travailler à plein temps ou presque pour l’hôtel. Pendant le mariage, elle avait engagé des gardiennes d’enfants afin de pouvoir travailler à l’hôtel. Après la séparation, elle pouvait engager des gardiennes d’enfants afin de pouvoir travailler pour un nouvel employeur. Ou encore, et c’est ce qu’elle a choisi, elle était libre de ne pas chercher d’autre emploi et de faire face à ses besoins et à ceux de ses enfants, pendant les cinq années de l’entente de consultation, avec un revenu total d’environ 75 000 $, dont 60 000 $ de pension alimentaire aux enfants et 15 000 $ provenant de l’entente de consultation. Les tables financières de son propre analyste indiquent qu’elle a choisi de ne pas travailler. N’oublions pas non plus que puisque M. Miglin assumait toute la responsabilité de l’hypothèque grevant la maison familiale, Mme Miglin n’avait pas de frais de location ou d’hypothèque.

98 C’est dans le contexte de ces arrangements qu’il faut examiner la renonciation définitive aux aliments entre époux. Globalement, l’accord de séparation assurait un certain niveau de revenu à l’épouse sous forme de pension alimentaire aux enfants et d’honoraires de consultation échelonnés sur une période de cinq ans renouvelable. L’accord visait ainsi à remédier à tout désavantage résultant du mariage et de son échec par l’entremise notamment de l’entreprise qui constituait, comme elle l’avait été pendant la durée du mariage, la principale source de revenu pour les parties. L’accord de séparation visait en même temps à désenchevêtrer la situation économique des parties et à favoriser leur indépendance. L’accord favorise les objectifs du règlement définitif et de l’autonomie que privilégie la Loi de 1985. Pendant le mariage, Mme Miglin a poursuivi ses études (pour obtenir son baccalauréat ès arts), touché un salaire et acquis une expérience de travail; il n’y avait donc pas lieu à pension alimentaire compensatoire. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de décider si l’accord de séparation aurait encore été conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi si les faits du litige avaient davantage ressemblé à ceux, par exemple, de l’arrêt Moge.

99 En conséquence, nous sommes d’avis qu’au moment de sa formation, l’accord de séparation était conforme pour l’essentiel à la Loi sur le divorce.

100 La Cour d’appel conclut qu’au moment de la demande d’aliments, le non‑renouvellement de l’entente de consultation et la modification des arrangements relatifs au soin des enfants constituaient un changement suffisamment important pour justifier d’écarter la renonciation aux aliments entre époux. Nous avons déjà indiqué que nous n’acceptons pas le critère du « changement important » appliqué par la Cour d’appel pour écarter une entente par ailleurs exécutoire. Nous estimons aussi que les conclusions susmentionnées sont erronées.

101 Sur l’entente de consultation, nous constatons que Mme Miglin a déposé sa requête en mesures accessoires en juin 1998 — avant l’expiration du contrat de cinq ans. En outre, les parties conviennent que Mme Miglin s’est acquittée de ses obligations contractuelles pendant un certain temps mais que, contrairement à l’entente de consultation, elle n’a accompli aucune tâche pour l’hôtel au cours des deux dernières années du contrat. Elle a cependant continué d’être payée en vertu de ce contrat jusqu’à son expiration en décembre 1998. Il va sans dire que M. Miglin a choisi de ne pas renouveler l’entente de consultation une fois échue. Nous ne voyons pas en quoi, au moment de la demande, le maintien de paiements pour des services qui n’étaient pas fournis peut constituer un changement quelconque.

102 Sur les modifications alléguées aux arrangements relatifs aux enfants, les modalités souples de garde que les parties avaient adoptées à l’époque où elles entretenaient des relations amicales ont certainement évolué en fonction des besoins changeants d’enfants qui grandissent. Ces changements sont de simples réalités de la vie. Nous notons aussi qu’au moment du procès l’aînée des enfants résidait principalement chez M. Miglin.

103 De plus, même si nous acceptions l’interprétation permettant de considérer que l’expiration de l’entente de consultation coïncidait avec le dépôt de la demande de Mme Miglin, nous estimons que son non‑renouvellement ne suffit pas pour déclarer inapproprié le maintien de l’accord initial. Premièrement, le contrat stipulait que les deux parties devaient consentir au renouvellement. Deuxièmement, les prévisions de revenus et les conseils de planification fiscale fournis par le comptable de Mme Miglin au moment de la négociation reposaient sur l’hypothèse du non‑renouvellement, et Mme Miglin était donc pleinement consciente du fait qu’elle serait privée de ce revenu après cinq ans. Troisièmement, rien dans la preuve n’indique que le mariage a eu un impact préjudiciable à long terme sur la capacité de Mme Miglin de trouver un emploi ou qu’elle a sous‑estimé, au moment de la négociation, le temps qu’il lui faudrait pour devenir autonome. Mme Miglin est une femme instruite et qualifiée, qui a travaillé dans l’entreprise pendant toute la durée du mariage. S’il est vrai qu’elle assume la responsabilité quotidienne des trois enfants qui résident chez elle, elle a montré auparavant qu’elle était disposée à avoir recours à des services de garde pour les enfants. Les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si Mme Miglin a tenté de trouver un emploi. Cependant, il ressort clairement de la correspondance entre les avocats au cours de la négociation de l’accord que Mme Miglin n’avait nullement l’intention de travailler.

104 Les seuls changements réels que nous constatons sont la modification du montant de la pension alimentaire aux enfants, en conformité avec les Lignes directrices, et le fait que l’aînée des enfants réside principalement aujourd’hui chez M. Miglin. Le montant de la pension alimentaire aux enfants fixé dans l’accord fournissait à Mme Miglin un minimum de revenus, au cas où elle ne travaillerait pas. Son avocat, dans une lettre adressée à l’avocate de M. Miglin, dit : [traduction] « Il est clair qu’elle ne travaillera pas. En ce moment, s’occuper des enfants est un travail à plein temps. Quoi qu’il en soit, cela ne change pas la nature de la renonciation aux aliments entre époux . . . ». De plus, la correspondance montre clairement que Mme Miglin s’attendait à une réduction de son revenu à l’échéance de l’entente de consultation et que son comptable lui avait conseillé de planifier à l’avance pour tenir compte de cette diminution de revenu. À notre avis, le changement survenu dans les obligations relatives au soin des enfants n’a pas placé la situation actuelle de Mme Miglin en dehors de la gamme des circonstances raisonnablement envisagées par les parties lorsqu’elles ont négocié l’accord de séparation.

105 Devant la Cour d’appel, l’avocat de Mme Miglin a laissé entendre que sa situation financière s’était détériorée à la suite de l’échec du mariage. Le dossier révèle cependant — et Mme Miglin l’admet — que la valeur nette de son actif a en fait augmenté d’au moins 20 p.100. Un état financier daté du 2 juin 1998 versé au dossier au moment de la demande d’aliments indique une valeur nette de son actif de 750 000 $, pratiquement sans dette. Selon cet état financier, Mme Miglin possédait 246 000 $ en REER, 83 000 $ en liquidités, ainsi qu’une maison de cinq chambres à coucher, libre de toute hypothèque, évaluée à 395 000 $. La seule dette mentionnée était une petite dette de carte de crédit. Au procès, un an plus tard, elle a évalué la valeur de sa maison à 400 000 $. Aucune preuve n’indique que les modalités de l’accord ont créé une situation dans laquelle Mme Miglin ne pouvait assurer la subsistance de sa famille et était contrainte de dilapider ses biens, ce qui l’aurait placée hors de la gamme des circonstances dans lesquelles elle s’imaginait au moment de signer l’accord de séparation.

106 Par sa preuve et son argumentation concernant sa situation au moment de la demande d’aliments, l’intimée n’a pas réussi à démontrer que l’accord équitablement négocié et conforme pour l’essentiel, au moment de sa formation, aux objectifs de la Loi de 1985, devrait cesser de régir les obligations réciproques des parties postérieures au divorce.

VI. Dispositif et dépens

107 Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis d’infirmer la décision du juge de première instance et celle de la Cour d’appel en ce qui a trait à la demande de pension alimentaire au profit de l’épouse. À cet égard, les deux cours ont commis une erreur en ne donnant pas suffisamment de poids à l’accord des parties. Sur ce point, le pourvoi est donc accueilli. Sur la crainte raisonnable de partialité, nous sommes d’avis de confirmer la décision de la Cour d’appel. Compte tenu de ce résultat, nous estimons qu’il n’y a pas lieu d’accorder de dépens devant notre Cour. Les parties supporteront leurs propres dépens.

Version française des motifs des juges LeBel et Deschamps rendus par

Le juge LeBel (dissident) —

I. Introduction

108 Le pourvoi a pour objet une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.) (« Loi de 1985 »), en présence d’une entente alimentaire conclue par les parties, au moment de leur séparation, mais qui n’a pas été incorporée dans l’ordonnance de divorce. La Cour doit d’abord décider si la trilogie Pelech (Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801; Richardson c. Richardson, [1987] 1 R.C.S. 857; et Caron c. Caron, [1987] 1 R.C.S. 892) régit encore le critère préliminaire d’intervention des tribunaux à l’égard des stipulations relatives au soutien alimentaire contenues dans un accord de séparation définitif intervenu entre deux conjoints. Dans la négative, quel critère s’appliquera au regard de la Loi de 1985 et de la jurisprudence actuelle?

109 J’ai pris connaissance des motifs majoritaires. Avec respect pour l’avis contraire, je ne puis souscrire ni au résultat proposé ni aux principes qui le sous-tendent. La nature du désaccord m’impose de présenter ma propre analyse du contexte et l’historique judiciaire de la présente affaire.

110 Parce que je conclus que la trilogie ne s’applique plus et parce que la Loi de 1985 elle‑même expose clairement les objectifs des aliments entre époux, j’estime que le législateur entendait autoriser les tribunaux à ordonner des mesures accessoires aux termes de l’art. 15.2 lorsque l’accord des parties ne permet pas raisonnablement d’atteindre les objectifs de la Loi au sujet du soutien alimentaire entre époux. Comme l’entente des Miglin ne reflète pas ces objectifs et, en fait, les désavoue expressément, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’accorder à Mme Miglin la pension alimentaire à laquelle elle a droit en application de l’art. 15.2.

111 La Cour doit également décider si les commentaires et les interventions du juge de première instance font naître une crainte raisonnable de partialité. Je souscris à l’opinion et aux conclusions des juges majoritaires sur ce point.

II. Les faits

112 Eric et Linda Miglin se sont mariés le 17 février 1979. Ils ont eu quatre enfants : Samantha, née le 4 octobre 1985; Alexandra, née le 31 octobre 1988; Charlotte, née le 31 décembre 1989, et Jonathan, né le 18 mars 1991. Le couple s’est séparé en 1993 après 14 ans de mariage.

113 Les Miglin se sont rencontrés en 1976 quand ils se trouvaient tous deux à l’emploi de la Banque Toronto Dominion. M. Miglin, récemment titulaire d’une maîtrise en administration des affaires de l’Université Harvard, était stagiaire en gestion. Mme Miglin occupait un poste de nature administrative. M. Miglin a quitté son emploi à la banque pour se lancer, avec son frère, dans l’exploitation de concessions dans le parc provincial Algonquin. En 1978, acceptant l’invitation de M. Miglin de venir travailler dans sa nouvelle entreprise, Mme Miglin a laissé son travail à la banque.

114 Après leur mariage en 1979, ils ont acheté en 1984 une entreprise hôtelière dans le parc Algonquin, Killarney Lodge Limited (l’« hôtel »), pour la somme de 1 015 000 $. Ils sont devenus actionnaires à parts égales de la société à laquelle appartenait l’hôtel. Pendant toute la durée du mariage, l’entreprise hôtelière était la principale source de revenu de la famille. Le juge de première instance souligne qu’à la date de la séparation, en 1993, les efforts combinés des parties avaient considérablement stimulé l’entreprise; à la date du procès, les recettes brutes de l’hôtel atteignaient environ 1,5 million de dollars par année.

115 Les parties ont offert des versions divergentes de leurs rôles respectifs dans l’entreprise, mais il ressort de la preuve que M. Miglin veillait à sa gestion générale, alors que les tâches administratives et matériels incombaient à Mme Miglin. Selon le juge de première instance, Mme Miglin et son époux ont tous deux contribué également à la réussite de leur entreprise. De plus, Mme Miglin avait auparavant fourni un apport considérable au développement de l’entreprise de pourvoirie détenue conjointement par M. Miglin et son frère, Alquon Ventures Inc. (« Alquon »). À la date de la séparation, Mme Miglin recevait de l’hôtel un salaire correspondant à peu près à la moitié des bénéfices nets de l’entreprise, soit environ 80 500 $ par an.

116 Mme Miglin s’est occupée principalement des quatre enfants pendant le mariage. Lorsque les enfants étaient en bas âge, les parties vivaient et travaillaient à l’hôtel de mai à octobre, avec l’assistance d’une gardienne pour le soin des enfants. À la fin de la saison, habituellement en novembre, M. Miglin prenait des vacances seul. Durant la basse saison, les parties résidaient à Toronto. Quand l’aînée des enfants a commencé à fréquenter l’école, la famille passait l’été à l’hôtel mais, à la rentrée des classes en septembre, Mme Miglin retournait à Toronto avec les enfants. La famille se séparait de la même façon au printemps, M. Miglin retournant au parc Algonquin quelques mois avant que Mme Miglin et les enfants viennent l’y rejoindre pour la saison estivale.

117 Les parties se sont séparées en 1993. Au terme des longues négociations au cours desquelles elles étaient représentées par des conseillers juridiques indépendants, les parties ont signé trois ententes : un accord de séparation signé par M. Miglin le 15 juin 1994 et par Mme Miglin le 17 juin 1994, un plan parental signé par M. Miglin le 15 juin 1994 et par Mme Miglin le 17 juin 1994, et une entente de consultation [TRADUCTION] « établie le 28 février 1994 » signée sans date par les deux parties (M. Miglin signant « pour Killarney Lodge Limited »).

118 L’accord de séparation prévoyait le partage des biens des parties. À la séparation, les conjoints possédaient trois biens principaux : l’hôtel détenu conjointement, le foyer conjugal à Toronto et l’intérêt de moitié de l’époux dans Alquon. Mme Miglin cédait son intérêt de moitié dans l’hôtel, évalué au moment de la séparation à 250 000 $, en contrepartie de l’intérêt de moitié de M. Miglin dans le foyer conjugal, évalué aussi à 250 000$, mais que le juge de première instance a décrit comme un bien non productif de revenu. M. Miglin assumait la responsabilité exclusive de l’hypothèque grevant le domicile conjugal. L’accord de séparation prévoyait en outre la renonciation de Mme Miglin à toute créance qu’elle pourrait faire valoir contre Alquon, sans qu’aucune valeur ne lui soit assignée dans l’accord.

119 L’accord de séparation établissait une pension alimentaire de 1 250 $ par mois par enfant (pour un total de 5 000 $), tant qu’ils demeuraient principalement chez Mme Miglin. Une majoration annuelle était prévue pour le coût de la vie selon la pratique en matière de pension alimentaire pour les enfants.

120 S’il prévoyait une pension alimentaire pour les enfants, l’accord de séparation comportait toutefois une renonciation aux aliments entre conjoints :

[traduction] a. L’époux et l’épouse conviennent que ni l’un ni l’autre ne sera tenu à aucun paiement de pension alimentaire ou de la nature d'une pension alimentaire, sous forme de paiements échelonnés ou de somme forfaitaire, directement ou indirectement, à l’autre époux ou au bénéfice de celui-ci. Sans restreindre la portée générale de ce qui précède, l’époux et l’épouse conviennent en outre que ni l’un ni l’autre ne pourra intenter ou poursuivre ou faire intenter ou poursuivre une action contre l’autre en vue d’obtenir une pension alimentaire ou une pension provisoire conformément à la Loi sur le droit de la famille, la Loi portant réforme du droit des successions, ou autre texte législatif provincial comparable, ou la Loi sur le divorce, ou toute autre loi semblable ou la remplaçant, qui accorderait au conjoint ou à l’ancien conjoint une cause d’action contre son conjoint ou sa succession en vue d'une réparation sous forme d’aliments.

b. L’épouse renonce expressément à tout droit qu’elle a ou pourrait avoir contre l’époux pour ses aliments. L’épouse reconnaît que son avocat lui a expliqué les conséquences de sa renonciation à une pension dans la présente entente. À aucun moment, maintenant ou à l’avenir, y compris dans toute procédure de divorce future, ou à la mort de son époux, l’épouse ne cherchera à obtenir une pension pour elle‑même, indépendamment des circonstances.

c. L’époux renonce expressément à tout droit qu’il a ou pourrait avoir contre l’épouse pour ses aliments. L’époux reconnaît que son avocat lui a expliqué les conséquences de sa renonciation à une pension dans la présente entente. À aucun moment, maintenant ou à l’avenir, y compris dans toute procédure de divorce future, ou à la mort de son épouse, l’époux ne cherchera à obtenir une pension pour lui‑même, indépendamment des circonstances.

d. Les parties sont conscientes que la présente est une convention définitive visant à constituer une rupture définitive entre elles. Aucune des parties ne fera valoir contre l’autre d’autres créances résultant du mariage ou de sa dissolution, y compris toute créance visée à l’article 15 de la Loi sur le divorce ou à la suite du décès de l’une des parties. Les parties reconnaissent que leurs revenus respectifs et la valeur de leurs biens respectifs peuvent fluctuer; elles savent que le coût de la vie peut augmenter ou diminuer, sont conscientes de la possibilité d’être touchées par des changements radicaux, importants, profonds ou catastrophiques. Les parties sont disposées à accepter les modalités de la présente convention, qu’elles reconnaissent comme réglant intégralement et définitivement leurs affaires, et renoncent à toute autre créance qu’elles pourraient faire valoir contre l’autre, sauf en ce qui concerne l’application des modalités de la présente convention ou la dissolution de leur mariage. Les parties conviennent et reconnaissent expressément qu’il n’existe aucun lien de causalité entre les besoins économiques présents ou futurs de chacun et leur mariage. Leur mariage n’a pas engendré de situation de dépendance économique.

121 Aux termes de l’accord de séparation, Mme Miglin n’obtenait pas de pension alimentaire mais l’entente de consultation lui assurait un revenu annuel de 15 000 $ provenant de l’hôtel, en contrepartie apparemment de services comme la mise à jour et la révision de listes de distribution, la rédaction de bulletins d’information, la confirmation de réservations, l’aide en matière de publicité et la promotion de l’hôtel dans des foires commerciales. L’entente de consultation prévoyait le versement à Mme Miglin de ces honoraires de consultation pendant cinq ans, de 1994 à 1998 avec une option de renouvellement. Les honoraires devaient être majorés en fonction de l’augmentation annuelle du coût de la vie, ce qui est inhabituel pour ce type de paiement. Mme Miglin a accompli certaines tâches au profit de l’hôtel pendant les deux premières années, mais a arrêté de le faire au cours de la troisième année de l’entente de cinq ans, sans que cela ne suscite apparemment aucune objection. Mme Miglin a néanmoins continué à recevoir les montants convenus jusqu’à ce que M. Miglin décide en décembre 1998 de ne pas renouveler l’entente de consultation, décision qui coïncide avec la détérioration de la relation des parties après la séparation.

122 Incorporé dans l’accord de séparation, le plan parental énonçait les responsabilités des parents. Ils devaient se partager la responsabilité d’élever les enfants, mais la résidence principale des enfants devait être établie chez Mme Miglin. Selon le plan, Mme Miglin assumait, pour l’essentiel, l’entière charge des enfants pendant les quatre mois de l’année où les enfants fréquentaient l’école à Toronto alors que M. Miglin se trouvait à l’hôtel. Le reste de l’année, Mme Miglin s’occupait principalement du soin des enfants, mais M. Miglin jouissait d’un large droit de visite. Le juge de première instance a noté que les parties s’étaient écartées graduellement du plan parental, prenant ponctuellement les dispositions qu’elles jugeaient appropriées pour le bien‑être des quatre enfants. Selon ces accords ponctuels, Mme Miglin continuait de s’occuper principalement des enfants.

123 Le juge de première instance a conclu que, jusqu’à 1997 environ, M. Miglin et Mme Miglin paraissaient capables d’aménager raisonnablement leurs affaires et celles de leurs enfants aux termes des trois ententes. Leur divorce a été prononcé le 23 janvier 1997. L’ordonnance de divorce ne prévoyait aucune mesure accessoire sous forme d’aliments aux enfants ou entre époux.

124 Plusieurs mois après le divorce, Mme Miglin a vendu le foyer conjugal situé au centre‑ville de Toronto. Avec le produit de la vente, elle a remboursé des dettes qu’elle avait contractées après la séparation, et elle a acheté une nouvelle maison à Thornhill pour elle‑même et les enfants. Les raisons personnelles de son déménagement tenaient notamment à son intérêt grandissant pour le judaïsme orthodoxe et l’étude de cette religion; elle s’y est convertie au printemps 1999.

125 Bien qu’il ait conservé des relations de coopération avec Mme Miglin après leur séparation, M. Miglin a changé d’attitude par suite du déménagement de Mme Miglin à Thornhill et de sa conversion au judaïsme, deux décisions auxquelles il s’opposait comme le souligne la Cour d’appel. Le juge de première instance qualifie de dramatique le changement d’attitude de M. Miglin, qu’il décrit comme un [traduction] « individu déterminé, intelligent et manipulateur » ((1999), 3 R.F.L. (5th) 106, par. 10). Il fait les observations suivantes, aux par. 14 et 16-18 :

[traduction] . . . il est devenu agressif, dominateur, et il a souvent agi de façon excentrique envers elle et ses enfants. Après la fermeture de l’hôtel à l’automne à la fin de la saison de 1997, l’intimé semble avoir décidé de fréquenter l’école avec ses enfants. Presque chaque jour, il s’asseyait derrière l’un d’eux dans la classe de l’école publique, écoutant les leçons avec eux et, sans doute, analysant et discutant du sens de ce qui leur était enseigné. Il s’est impliqué dans l’association des parents d’élèves. Il me semble qu’il est devenu obsédé par ses enfants. Finalement, un juge de la Cour supérieure lui a ordonné de ne plus aller à l’école avec eux. Cette ordonnance a été plus tard annulée.

. . .

L’intimé a été fortement contrarié quand la requérante a décidé de déménager de Toronto pour s’établir à Thornhill. Son attitude envers elle, son besoin de soutien alimentaire et la garde des enfants a changé brusquement. La mesure prise par la requérante montrait clairement que M. Miglin avait perdu le contrôle. À la suite de ce brusque changement d’attitude, l’intimé a fait en sorte que l’hôtel ne prolonge pas l’entente de consultation. Peu de temps après le déménagement de la requérante à Thornhill, l’époux a systématiquement cherché à s’impliquer dans tous les aspects de la vie des enfants, surtout leur éducation. Son ingérence obsessive auprès de ses enfants les étouffait. Sa présence continue à l’école les dérangeait. L’intimé a tenté de monopoliser le temps que la demanderesse consacrait à ses enfants. Il exigeait, lorsque c’était possible, de passer tout son temps avec ses enfants, à l’exclusion de leur mère. À mon avis, ses exigences n’étaient pas raisonnables. Il a augmenté la tension entre lui et la requérante au point où elle est devenue presqu’incapable de satisfaire à ses obligations envers sa jeune famille et sa vie privée.

À la suite de la pression croissante imposée par l’intimé, les enfants sont devenus de plus en plus difficiles à contrôler et, finalement, l’aînée des enfants a quitté sa mère pour vivre avec son père à Toronto . . .

La requérante prétend que sa vie, comme celle des enfants, a radicalement changé depuis que l’intimé a changé d’attitude à la suite de son déménagement à Thornhill. [. . .] Son intervention de plus en plus grande dans la vie quotidienne de ses enfants leur infligeait un stress considérable. Il avait avec son ex‑épouse des affrontements presque continuels; il était déterminé à lui rendre la vie dure.

126 En juin 1998, Mme Miglin a engagé des procédures, conformément à l’art. 15.2 de la Loi de 1985 pour obtenir la garde exclusive des enfants, des aliments à son profit et des aliments aux enfants selon les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175. En décembre 1998, M. Miglin a mis fin aux paiements prévus dans l’entente de consultation et a refusé de renouveler cette dernière.

127 Au moment du procès, M. Miglin était âgé de 50 ans. Il détenait une maîtrise en administration des affaires de l’Université Harvard. Il possédait une maison au centre‑ville de Toronto. Unique propriétaire de l’hôtel, il se trouvait aussi copropriétaire de la florissante pourvoirie Alquon, chacune de ces entreprises produisant, selon le juge de première instance, un revenu annuel brut d’environ 1,5 million de dollars. Au procès, on a établi le revenu annuel de M. Miglin à environ 200 000 $.

128 Au moment du procès, Mme Miglin était âgée de 47 ans. Elle avait un baccalauréat en littérature anglaise de l’Université de Toronto, qu’elle avait terminé durant les premières années du mariage. Elle était propriétaire d’une maison à Thornhill et avait investi dans des REER grâce en partie à des emprunts consentis par des amis et au produit de la vente du foyer conjugal. Après la séparation, elle a continué à assumer la responsabilité principale du soin des enfants, comme pendant le mariage. Au moment du procès, elle se consacrait entièrement à son rôle de mère et de femme au foyer. Elle recevait une pension alimentaire de 67 200 $ par an pour ses enfants. Mme Miglin n’a pas travaillé à l’extérieur de l’entreprise familiale depuis 1978. À l’exception du travail de consultation pour l’hôtel, elle n’a pas travaillé à l’extérieur de la maison depuis la séparation en 1993. Après la cessation des paiements prévus dans l’entente de consultation, Mme Miglin n’avait plus aucune source indépendante de revenu sauf de petits revenus de placement. Mme Miglin ne semble pas avoir recherché activement un emploi après la séparation, estimant devoir consacrer l’essentiel de son temps au soin des enfants et aux problèmes résultant de la rupture du mariage.

129 Le juge de première instance a accordé à Mme Miglin une pension alimentaire de 4 400 $ par mois pour une période de cinq ans et une pension alimentaire de 3 000$ par mois pour les enfants qui, à l’exception de l’aînée, continueraient de résider principalement chez elle. La Cour d’appel a rejeté l’appel de M. Miglin, mais a fait droit à l’appel incident de Mme Miglin et éliminé la limite de cinq ans à sa pension alimentaire. Le revenu annuel de M. Miglin ayant été établi plus exactement à 186 130 $, les parties ont convenu de réduire la pension alimentaire au profit des enfants. M. Miglin se pourvoit contre le jugement de la Cour d’appel relativement au droit de Mme Miglin à des aliments, en faisant valoir qu’elle y a renoncé lorsqu’elle a signé l’accord de séparation.

III. Historique des procédures judiciaires

A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (1999), 3 R.F.L. (5th) 106

130 À propos de la garde et du droit de visite des enfants, le juge Tobias note qu’au terme du procès les parties ont convenu de s’en partager la garde. Le juge Tobias ordonne que la résidence principale des trois plus jeunes d’entre eux soit établie chez Mme Miglin et celle de l’aînée chez M. Miglin, mais accorde des droits de visite généreux à chacun des parents. Estimant [traduction] « qu’il n’est évidemment pas dans l’intérêt supérieur des enfants » (par. 11), le juge rejette le plan parental proposé par M. Miglin, qui prévoyait que les enfants vivraient avec lui à Toronto toutes les deux semaines, pendant lesquelles il les conduirait chaque jour à leur école de Thornhill.

131 Le juge Tobias se dit préoccupé aussi par ce qu’il considère comme l’attitude agressive et dominante de M. Miglin envers Mme Miglin et les enfants à la suite de leur déménagement à Thornhill. Il conclut que M. Miglin étouffe ses enfants par son ingérence obsessive dans tous les aspects de leur vie au cours de cette période, et tout particulièrement leur éducation. Son ordonnance inclut des restrictions à la présence de M. Miglin à l’école des enfants où il avait pris l’habitude d’assister à leurs cours.

132 Passant à la discussion de la pension alimentaire à l’épouse, le juge Tobias rejette le moyen selon lequel Mme Miglin aurait réellement renoncé à son droit aux aliments. Il se reporte à l’entente de consultation dont il décrit les paiements comme étant une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée » (par. 27) : « [m]anifestement, ce type d’entente de consultation était un moyen pratique [pour M. Miglin] de verser des aliments à son épouse sans devoir les payer de sa poche. Le fait de traiter ces paiements comme des dépenses de l’hôtel avait vraisemblablement des incidences fiscales avantageuses pour l’intimé et sa société » (par. 15).

133 Le juge Tobias statue que la condition préliminaire du [traduction] « changement radical et imprévu de circonstances » (par. 18) ayant un lien de causalité avec le mariage ne s’applique pas aux requêtes en mesures accessoires fondées sur l’art. 15 de la Loi de 1985, comme celle de Mme Miglin. Pour déterminer si, au moment du dépôt de la requête, les parties restent liées par les clauses d’un accord de séparation conclu en toute connaissance de cause, le tribunal doit examiner l’accord en fonction de l’art. 15 afin de vérifier si la pension alimentaire versée à l’époux dépendant respecte les politiques et objectifs sociaux énoncés au par. 15(7) (maintenant par. 15.2(6)). Si l’accord comporte un élément injuste à l’égard d’un des époux, et contraire aux objectifs du par. 15(7), le tribunal n’est pas tenu de l’entériner et peut rendre une ordonnance alimentaire qui s’écarte des termes de la convention, afin d’assurer le respect des objectifs du par. 15(7).

134 Le juge Tobias conclut que les faits révèlent une telle injustice (au par. 27) :

[traduction] À mon avis, l’accord de séparation, dont font partie le plan parental et l’entente de consultation, est injuste à l’endroit de la demanderesse car il prévoit la cession de l’intérêt de moitié, évalué à 250 000 $, que détient la demanderesse dans l’entreprise hôtelière et envisage de remplacer son salaire annuel de 80 200 $ par le contrat de consultation de 15 000 $ par année, indexé sur le coût de la vie. À mon sens, les paiements prévus dans le contrat de consultation constituent une pension alimentaire à peine déguisée équivalant à moins de vingt‑cinq pour cent du salaire annuel que la demanderesse tirait de son intérêt de moitié dans l’entreprise hôtelière avant la séparation. L’accord de séparation prévoit la cession par le défendeur de son intérêt de moitié, évalué à 250 000 $, dans le foyer conjugal, un bien non productif de revenu, en contrepartie de l’intérêt de moitié de même valeur que détient la demanderesse dans l’entreprise hôtelière. Fait intéressant à noter, près de trois ans après l’évaluation de 500 000 $ que les parties ont obtenue à la suite de la séparation, l’entreprise hôtelière produisait un bénéfice brut annuel de près de 1 000 000 $. Les parties avaient déboursé ce même montant en 1981 pour l’achat de l’hôtel. À mon avis, les clauses de l’accord de séparation portent la marque d’une inégalité fondamentale dans la répartition des biens matrimoniaux.

135 Dans ces circonstances, selon le juge Tobias, les renonciations contenues dans l’accord de séparation ne rendent pas irrecevable la requête en vertu de l’art. 15. Puisque les clauses des ententes de séparation et de consultation ne sont pas conformes aux objectifs énoncés au par. 15(7), le tribunal doit entreprendre, en vertu du par. 15(5) (maintenant par. 15.2(4)), l’examen des ressources, des besoins et de la situation de chaque époux, y compris la durée de la cohabitation des époux et les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle‑ci. Le tribunal apprécie ces facteurs en tenant compte des conséquences économiques du mariage ou de son échec pour les deux parties afin de décider si l’octroi d’aliments se justifie et pour en fixer le montant, le cas échéant.

136 Appliquant alors l’art. 15 aux faits de l’espèce, le juge Tobias conclut que, d’après sa dernière déclaration fiscale, le revenu annuel de M. Miglin atteint 172 370 $. En outre, M. Miglin reçoit 30 000 $ par an de sa conjointe de fait pour sa part du loyer de la maison du couple à Toronto. Le revenu total de l’appelant équivaut donc à environ 200 000 $ par an. Quoiqu’il considère [TRADUCTION] « équivoque et évasif » le témoignage de M. Miglin selon lequel il ne reçoit pas un montant considérable de l’entreprise de pourvoirie Alquon (par. 31), le juge Tobias ne réussit pas en définitive à quantifier le montant du revenu que M. Miglin tire de cette source. Bien qu’il ait avancé l’hypothèse que celui-ci dépasse 100 000 $ par an, le juge estime toutefois que la preuve ne lui permet pas de se prononcer de façon concluante sur ce point.

137 Le juge Tobias constate qu’au moment du procès, et depuis la cessation des paiements prévus dans l’entente de consultation, Mme Miglin ne dispose d’aucun revenu. Il fait remarquer que, lors de la négociation de l’accord de séparation, M. Miglin savait fort bien que Mme Miglin s’occuperait à plein temps de leurs quatre enfants et qu’en conséquence, il lui serait difficilement possible de parvenir à l’autonomie financière avant que les enfants grandissent. Abstraction faite du libellé de l’accord de séparation, il ne fait aucun doute qu’une situation de dépendance économique s’est établie dans le mariage et que Mme Miglin continue à en subir les conséquences.

138 Le juge Tobias statue donc que Mme Miglin a droit à des aliments s’élevant à 4 400 $ par mois pendant cinq ans. Se fondant sur le revenu annuel de M. Miglin et sur les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, il accorde à Mme Miglin des aliments de 3 000 $ par mois au profit des enfants.

B. Cour d’appel de l’Ontario (2001), 53 O.R. (3d) 641

139 La juge Abella refuse de modifier la conclusion du juge de première instance, qu’elle estime raisonnablement étayée par la preuve, selon laquelle la proposition de M. Miglin que les enfants passent une semaine sur deux avec lui ne respecte manifestement pas le meilleur intérêt des enfants. Elle approuve le plan relatif à la garde partagée des enfants dont les parties ont convenu. Elle confirme aussi l’ordonnance du juge de première instance quant aux résidences principales de chacun des enfants. La juge Abella supprime également les restrictions imposées par le juge de première instance à la présence de M. Miglin à l’école des enfants. À son avis, cette partie du jugement n’a plus de raison d’être, puisque M. Miglin a abandonné cette habitude d’assister aux cours de ses enfants, qui mettait ceux-ci très mal à l’aise.

140 La juge Abella réduit à 2 767 $ par mois le montant de la pension alimentaire aux enfants. En effet, les parties concèdent qu’une erreur s’est glissée au procès dans le calcul du revenu de M. Miglin.

141 Sur la question de la pension alimentaire au conjoint, la juge Abella est d’accord avec le juge Tobias que l’entente de consultation est une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée ». Elle fait remarquer que, puisque le juge de première instance a conclu que les paiements prévus dans l’entente de consultation étaient en réalité une pension alimentaire, les parties ont dû prévoir que cette pension pourrait demeurer nécessaire, même après les cinq premières années puisqu’elles ont négocié une clause flexible de renouvellement d’une durée indéterminée.

142 Au sujet du droit de Mme Miglin à une pension alimentaire, la juge Abella rejette l’argument de M. Miglin selon lequel la renonciation de son épouse aux aliments dans l’accord de séparation déclenche l’application de la trilogie Pelech. La juge Abella décide plutôt que le seuil établi par la trilogie Pelech pour la modification d’accords définitifs, sous le régime de la Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D‑8 (« Loi de 1968 »), ne s’applique pas aux dispositions considérablement modifiées de la Loi de 1985 en matière d’aliments (au par. 60) :

[TRADUCTION] À mon sens, compte tenu du nouveau libellé de la Loi sur le divorce de 1985 et du nouveau regard porté par la Cour suprême du Canada sur l’obligation alimentaire conformément aux modifications législatives, il est difficile de justifier l’application continue de la trilogie qui a émané d’un cadre législatif complètement différent. Le libellé de l’art. 15 de la Loi sur le divorce de 1985 s’écarte de façon si frappante du minimalisme linguistique et conceptuel de l’art. 11 de l’ancienne Loi sur le divorce que les interprétations procédant de la vieille loi, comme la trilogie, ne peuvent, il me semble, continuer de s’appliquer.

143 La juge Abella souligne que la principale différence entre la Loi de 1968 et la Loi de 1985 tient au fait que l’ancienne loi n’exposait pas les objectifs de la pension alimentaire, alors que la nouvelle loi établit un [TRADUCTION] « cadre détaillé » à cet égard. Compte tenu de cette différence fondamentale, elle juge crucial d’étudier le régime établi en 1985, plutôt que la trilogie, pour déterminer comment traiter les ententes de séparation aujourd’hui.

144 La juge Abella note que, contrairement à l’art. 11 de la Loi de 1968 qui ne mentionne pas expressément les accords de séparation, le par. 15.2(4) de la Loi de 1985 reconnaît les ententes comme l’un des facteurs dont les tribunaux doivent tenir compte dans toute décision relative à l’octroi d’aliments au profit d’un époux. Toutefois, selon la juge Abella, orienté dans son application par les objectifs du soutien alimentaire entre époux énoncés au par. 15.2(6), le par. 15.2(4) n’accorde pas un rôle prépondérant aux ententes. La Loi de 1985 ne donne aucune indication explicite sur la façon dont le tribunal prend l’entente en compte pour décider s’il y a lieu d’accorder des aliments et, le cas échéant, fixer leur montant.

145 Bien qu’elle note que rien dans la Loi de 1985 n’exige de s’en tenir aux ententes de séparation, la juge Abella estime justifié de leur accorder une certaine considération, puisque l’al. 15.2(4)c) renvoie en même temps aux ordonnances judiciaires et aux ententes. Selon elle, les ordonnances judiciaires et les ententes privées établissent toutes deux un degré de certitude économique, en fonction duquel les parties ont ordonné leurs affaires et que les tribunaux ne devraient pas modifier à la légère. Elle cite à l’appui de cette proposition le par. 17(4.1) de la Loi de 1985. Celui-ci dispose qu’une ordonnance alimentaire au profit d’un époux ne peut être modifiée que dans l’hypothèse d’un changement de situation, selon la définition que notre Cour en a donné dans Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, p. 688, comme un changement important qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes.

146 Suivant le raisonnement de la juge Abella, si une ordonnance judiciaire est susceptible de modification lorsque le seuil du changement important est atteint, on comprend difficilement pourquoi un seuil différent ou plus élevé serait exigé pour autoriser le tribunal à examiner la justification d’un soutien alimentaire ou, le cas échéant, le montant de celui-ci. Si on peut présumer que les ordonnances judiciaires sont [TRADUCTION] « raisonnablement conformes aux objectifs de la Loi puisqu’elles ont reçu un minutieux examen judiciaire », les ententes que les parties ont elles‑mêmes conclues pourraient être « présumées raisonnablement conformes seulement aux souhaits négociés des parties » (par. 73). La juge Abella conclut donc que rien dans la Loi actuelle ne justifie un seuil d’intervention aussi rigoureux que celui de la trilogie, pour écarter une entente de séparation.

147 La juge Abella fait observer que, lors des modifications de la Loi sur le divorce en 1985, le législateur aurait pu limiter la vulnérabilité des ententes face au contrôle et à l’intervention judiciaires en exigeant que leurs termes soient respectés. En l’absence d’une volonté législative de ce type, le tribunal devrait se laisser guider par le régime global établi par les dispositions alimentaires de la Loi de 1985, dont l’équité économique constitue l’objectif primordial. À cet égard, la juge Abella élargit son analyse de l’art. 15.2 pour passer en revue la jurisprudence récente de notre Cour, notamment Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, et Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420. À son avis, cette jurisprudence renforce la conclusion à laquelle elle est arrivée à la simple lecture de l’art. 15.2 de la Loi de 1985 : [TRADUCTION] « la Loi sur le divorce de 1985 comporte une modification si importante des directives applicables à l’octroi des aliments à l’autre époux que les interprétations judiciaires fondées sur l’ancien libellé ne peuvent se maintenir, et encore moins l’emporter sur les plus récentes » (par. 76).

148 La juge Abella rappelle avec insistance que le seuil rigoureux établi par la trilogie pour la modification d’une entente tire son origine non seulement de l’idée d’un renforcement nécessaire du droit des parties d’ordonner leurs affaires de manière définitive, mais également de la théorie de la « rupture nette » en matière de soutien alimentaire entre époux ainsi que de la reconnaissance de la fonction de l’État comme débiteur ultime de l’obligation alimentaire. Elle juge ces principes incompatibles avec les théories fondamentales sur la nature des obligations alimentaires entre conjoints que la Cour a exposées dans sa jurisprudence récente. La juge L’Heureux‑Dubé souligne dans l’arrêt Moge que les tribunaux saisis de requêtes en mesures accessoires doivent prendre en considération les quatre objectifs de l’art. 15.2. Sous ce régime législatif, l’indépendance économique, dont la trilogie faisait l’objectif primordial des aliments, ne peut plus désormais prévaloir au détriment d’objectifs tout aussi importants.

149 En plus des arrêts Moge et Bracklow, la juge Abella renvoie abondamment aux motifs minoritaires de la juge L’Heureux‑Dubé dans G. (L.) c. B. (G.), [1995] 3 R.C.S. 370. La juge Abella accepte, en principe, la conclusion de la juge L’Heureux‑Dubé au sujet des ententes de séparation. D’après celle-ci, il faut certes continuer d’encourager les parties à résoudre leurs différends au moyen d’ententes sous le régime de la Loi de 1985. La question de déterminer si leur capacité de décision autonome restera à l’abri de toute révision judiciaire, et donc si leur entente acquerra un caractère définitif, dépend toutefois du degré de conformité de ses stipulations aux objectifs de la Loi, non du caractère consensuel de l’entente ni du fait qu’elle ait été conclue en toute connaissance de cause.

150 La juge Abella conclut que, dans une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2, l’intervention judiciaire à l’égard d’une entente alimentaire entre conjoints exige au préalable la démonstration d’un changement important dans la situation des parties depuis la conclusion de l’accord. Autrement dit, elle introduit le critère de l’art. 17 dans l’art. 15.2, pour garantir une certaine déférence à l’entente, sans toutefois oublier les autres facteurs qu’énonce l’art. 15.2. Une fois remplie la condition préliminaire du changement important, le tribunal doit fixer, le cas échéant, le montant de la pension au niveau que justifient les principes exposés à l’art. 15.2 de la Loi de 1985, tels que précisés dans les arrêts de principe de notre Cour.

151 Analysant ensuite les faits du litige, la juge Abella estime que la combinaison de deux facteurs distincts constitue un changement important. D’abord, les responsabilités de Mme Miglin dans le soin des enfants étaient devenues plus lourdes que ce qui avait été prévu dans le plan parental. Cette situation a nui à ses possibilités d’emploi et a prolongé son besoin de prestations alimentaires. Ensuite, M. Miglin a mis fin aux paiements alimentaires que Mme Miglin recevait par le truchement de l’entente de consultation, alors qu’elle en avait encore besoin. Puisque ces facteurs représentent, à son avis, un changement important qui, s’il avait été connu à l’époque, aurait vraisemblablement donné lieu à la conclusion d’une entente alimentaire prolongée, la juge Abella se tourne vers la question de la pension alimentaire et de son montant.

152 La juge Abella statue alors que l’entente de consultation, que le juge de première instance considérait comme la véritable entente alimentaire au profit de l’épouse, ne respecte pas les objectifs énoncés au par. 15.2(6) de la Loi de 1985 (au par. 100) :

[TRADUCTION] . . . elle ne tenait pas suffisamment compte, tant pour le montant versé que pour sa durée, de la mesure fondamentale dans laquelle le rôle assumé par Mme Miglin au cours des 15 années de son mariage l’avait rendue financièrement dépendante de M. Miglin et avait nui à sa capacité de devenir économiquement autonome. Seule Mme Miglin a éprouvé un désavantage ou des difficultés économiques en raison du mariage et de sa dissolution, et cependant les dispositions financières prises par les parties ne reflétaient pas équitablement les conséquences financières à long terme des responsabilités de Mme Miglin à l’égard de sa prise en charge des enfants.

153 Puisqu’il n’apparaît pas déraisonnable dans les circonstances, la juge Abella confirme le montant de la pension accordée par le juge de première instance, mais supprime la limite de cinq ans imposée à la durée de celle-ci. À son avis, il n’est pas facile de prévoir quand et dans quelle mesure l’incidence défavorable des responsabilités parentales de Mme Miglin sur sa capacité de gain s’atténueront. L’imposition d’une limite de cinq ans tenait de [TRADUCTION] « la conjecture » (par. 102).

154 De cette manière, la juge Abella, comme le juge de première instance, exerce les pouvoirs que lui confère l’art. 15.2 pour accorder des mesures accessoires à Mme Miglin, en raison des faiblesses relevées dans l’accord de séparation et l’entente de consultation.

155 En outre, la juge Abella conclut que les interventions du juge de première instance ne soulèvent aucune crainte raisonnable de partialité.

IV. Analyse

A. Les questions en litige

156 La question initiale dans le pourvoi est identique à celle dont la Cour était saisie dans la trilogie Pelech : « Les parties devraient‑elles s’en tenir aux conditions de leur contrat ou le tribunal devrait‑il intervenir pour remédier aux inéquités qui, selon ce qu’allègue maintenant l’une des parties, découleraient de l’entente déjà conclue librement, en parfaite connaissance de cause et après avoir bénéficié des services de conseillers juridiques? » (p. 806) Si le tribunal doit effectivement intervenir, le seuil d’intervention doit‑il rester celui que la trilogie a établi, ou faut‑il adopter une nouvelle démarche en vertu de la Loi de 1985 et de la jurisprudence actuelle?

(1) Les préceptes fondamentaux de la trilogie

157 Selon la trilogie, pour obtenir la modification des stipulations d’un accord de séparation valide par lequel les époux entendaient régler de manière définitive la question du soutien alimentaire, le requérant doit démontrer un changement radical de circonstances, ayant un lien de causalité avec le mariage. Cette condition préliminaire stricte à l’intervention des tribunaux visait à promouvoir le règlement définitif des affaires des anciens conjoints. Elle reflète ce que la juge Wilson a appelé le « souci d’ordre public prédominant », qui consiste à encourager les gens « à assumer la responsabilité de leur propre vie et de leurs propres décisions » (Pelech, précité, p. 850).

158 Il importe de souligner, avec la professeure M. Shaffer et D. S. Melamed, que l’importance attribuée dans la trilogie au règlement définitif se fonde autant sur des considérations pratiques que théoriques (« Separation Agreements Post‑Moge, Willick and L.G. v. G.B. : A New Trilogy? » (1999), 16 Rev. can. d. fam. 51), c’est‑à‑dire concrètement (à la p. 53) :

[TRADUCTION] La juge Wilson pensait clairement que les ententes de séparation étaient pour les époux un bon moyen de régler leurs affaires. Selon elle, les ententes de séparation permettent aux parties d’assumer la responsabilité de leur propre vie en décidant — plutôt que les tribunaux — comment régler leurs affaires; elles leur donnent également la liberté de rompre leurs liens financiers et de refaire leur vie. Pour les encourager à conclure des ententes, dit la juge Wilson, la loi doit prendre les parties au mot. À son avis une attitude de déférence à l’égard des ententes inciterait les parties à régler leurs affaires plutôt qu’à engager des procédures judiciaires, puisqu’elles seraient certaines que leurs volontés exprimées dans l’entente seraient respectées.

Sur un plan plus théorique, l’importance que la juge Wilson attache au règlement définitif reflète sa position sur l’autonomie individuelle et sur l’égalité des sexes (à la p. 53) :

[TRADUCTION] Selon la juge Wilson, tenir les parties à leurs ententes témoigne d’un respect pour leur capacité de prendre d’importantes décisions personnelles; en revanche, il est « paternaliste » d’écarter trop à la légère des ententes sur la seule base de la conception que le tribunal se fait de l’équité. Dans la même veine, la juge Wilson estime que permettre au tribunal de passer outre aux conventions au nom de l’égalité systémique fondée sur le sexe finira par « renforcer l’inéquité même » qu’il cherche à combattre.

159 L’importance donnée, dans la trilogie, à la promotion de la responsabilité individuelle et au règlement définitif des affaires des ex-époux reflétait et renforçait ce qu’on appelle communément le modèle de la « rupture nette » en matière d’obligation alimentaire, qu’avait préconisé vigoureusement le juge Lamer, dissident dans Messier c. Delage, [1983] 2 R.C.S. 401. La prémisse de ce modèle considère le mariage comme une association à parts égales d’individus autonomes. En conséquence, l’ordonnance alimentaire vise avant tout à faciliter l’indépendance économique de l’ancien époux dépendant, dans les meilleurs délais, après le divorce. Les parties peuvent ainsi « refaire leur vie » et prendre de nouveaux engagements sans avoir à assumer après le mariage une « responsabilité contingente permanente » pour les infortunes de l’autre (Pelech, p. 851). Comme le souligne la juge Abella, la théorie de la rupture nette, en matière d’aliments entre époux, s’appuie nécessairement sur un autre postulat, d’après lequel l’État reste le débiteur de dernier recours de l’obligation d’entretien du conjoint dépendant (par. 77).

160 La démarche préconisée par la trilogie en matière d’aliments entre époux a provoqué le développement d’une littérature abondante dont la majeure partie critique [TRADUCTION] « les restrictions qu’elle met à la capacité de remédier aux conséquences économiques désavantageuses de la séparation », comme le fait observer la juge Abella (par. 54). Des universitaires ont commenté négativement tant les conséquences pratiques du critère préliminaire strict de la trilogie — la confirmation d’ententes inéquitables à l’égard d’une partie, le plus souvent l’épouse — que ses fondements théoriques. L’accent mis par la juge Wilson sur [TRADUCTION] « le caractère sacré des contrats entre conjoints » et « la promotion de l’égalité dans l’autonomie » n’a pas fait l’unanimité, même au premier jour, puisque le juge La Forest conteste alors la validité de cette approche, dans sa dissidence dans l’arrêt Richardson, précité (voir J. W. Durnford et S. J. Toope, « Spousal Support in Family Law and Alimony in the Law of Taxation » (1994), 42 Rev. fisc. can. 1). Ces auteurs soulignent (à la p. 18) :

[TRADUCTION] . . . le juge La Forest a contesté le modèle du choix rationnel qui sous‑tend implicitement les motifs des juges majoritaires dans les arrêts Pelech et Richardson. Le divorce, a-t-il souligné, est l’un des moments les plus traumatisants de la vie et il porte bien des gens à faire « des choses contraires au bon sens et qui sont loin d’être le fait d’adultes raisonnables, même lorsqu’ils ont recours à un conseiller juridique. » Dans ce contexte chargé d’émotion, les conventions ne devraient pas être considérées comme des textes sacro‑saints. [Notes omises.]

(Voir aussi G. (L.) c. B. (G.), par. 35, la juge L’Heureux-Dubé.)

161 Portant leurs critiques plus loin, certains universitaires ont ajouté que l’accent mis sur l’égalité formelle et l’autonomie des conjoints par la trilogie pouvait occulter des inégalités réelles entre les sexes et ne reconnaissait pas la diversité des modèles complexes de dépendance économique que le mariage peut créer (voir, par exemple, M. J. Bailey, « Pelech, Caron, and Richardson » (1989‑90), 3 R.j.f.d. 615; N. Bala, « Domestic Contracts in Ontario and the Supreme Court Trilogy : “A Deal is a Deal” » (1988), 13 Queen’s L.J. 1; l’honorable juge B. McLachlin, « Spousal Support: Is it Fair to Apply New‑Style Rules to Old‑Style Marriages? » (1990), 9 Rev. can. d. fam. 131).

162 Les critiques des théories et des objectifs qui sous‑tendent la trilogie sur la question du soutien alimentaire mènent à la conclusion même qui, à mon avis, découle inévitablement de deux changements dans l’état du droit après l’arrêt Pelech et les arrêts connexes : le seuil élevé que préconisait la trilogie pour l’intervention judiciaire ne représente plus une règle de droit valable. Ces changements, que j’examinerai en détail, sont : (1) les modifications apportées en 1985 à la Loi sur le divorce et (2) la démarche plus contextuelle en matière d’aliments entre conjoints qui caractérise la jurisprudence récente de notre Cour. Compte tenu de ces changements, on ne doit plus exiger que le requérant fasse la preuve d’un changement radical de circonstances, découlant du mariage avant qu’un tribunal puisse intervenir pour modifier une entente alimentaire « définitive ». Au contraire, une démarche plus souple et plus contextuelle s’impose ainsi qu’une conception plus large de la causalité dans le contexte du dénouement des relations conjugales.

(2) Les ententes des parties

163 Avant d’examiner pourquoi la trilogie ne s’applique plus, en raison de la nouvelle loi et de la jurisprudence récente, je dois aborder une question préliminaire : l’argument avancé par Mme Miglin selon lequel, vu les faits particuliers de l’espèce, la Cour peut trancher le présent pourvoi, sans se prononcer sur la validité actuelle de la trilogie. Mme Miglin a déposé une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2 de la Loi de 1985 avant l’expiration de l’entente de consultation, décrite dans les jugements antérieurs comme une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée ». Mme Miglin prétend donc qu’il s’agit en réalité de la question [TRADUCTION] « de la compétence de la Cour d’attribuer des aliments à un époux en présence d’une entente alimentaire existante, et non de l’octroi d’aliments à l’époux en présence d’une renonciation totale et définitive ». Mme Miglin insiste sur le fait que, bien que limitée dans le temps, l’entente de consultation contenait une clause de renouvellement. À son avis, la présence de cette stipulation enlevait à l’entente son caractère définitif. Celle‑ci devait être considérée comme un accord dont les termes prévoyaient le réexamen, la modification ou le maintien du soutien alimentaire. Mme Miglin plaide donc que les faits du pourvoi ne font pas intervenir la trilogie qui s’applique seulement à une « convention définitive par laquelle les parties auraient réglé les conséquences économiques de leur divorce » (Moge, précité, p. 839; voir aussi Pelech, précité, p. 849).

164 À supposer même que Mme Miglin ait raison de qualifier l’entente de consultation de cette manière, son argument repose sur une conception indûment étroite des ententes des parties. Comme je l’exposerai plus en détail, une requête en mesures accessoires aux termes de l’art. 15.2, en présence d’une entente antérieure liant les parties, exige l’examen de l’arrangement négocié dans son intégralité. En l’espèce, l’« entente » financière négociée par les parties comprenait l’accord de séparation et l’entente de consultation. L’accord de séparation, qui en établit le cadre, contient une renonciation de l’épouse à ses droits alimentaires. Par ailleurs, l’entente de consultation à laquelle l’accord renvoie et qui y est jointe en annexe E, qu’elle soit considérée à juste titre ou non comme une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée », témoigne du fait que les parties savaient et reconnaissaient que Mme Miglin aurait besoin d’un revenu après la séparation. Comme la juge Abella le souligne, l’insertion d’une clause non-limitative de renouvellement permet de penser que les parties comprenaient que ce besoin pouvait se prolonger au‑delà de cinq ans.

165 La nature particulière des ententes des parties milite contre la démarche préconisée par Mme Miglin, qui consiste à n’examiner que l’entente de consultation, à l’exclusion de l’accord de séparation, de manière à éviter la question de l’applicabilité actuelle de la trilogie. La Cour doit considérer l’ensemble du règlement négocié, y compris ses incohérences apparentes, c’est‑à‑dire la coexistence d’une renonciation à des aliments fondée sur une déclaration d’autonomie future et d’une disposition alimentaire de facto fondée sur la reconnaissance d’un besoin futur. C’est sur cette toile de fond que j’aborde la question de la validité du critère préliminaire imposé par la trilogie à l’intervention des tribunaux pour modifier des ententes alimentaires définitives.

(3) L’état du droit : les juridictions inférieures

166 Les juridictions inférieures traitent de la question de l’application de la trilogie aux faits du pourvoi. Sans mentionner spécifiquement la trilogie, le juge de première instance statue que le critère préliminaire du changement radical ayant un lien de causalité avec le mariage ne s’applique pas sous le régime de l’art. 15 de la Loi de 1985. Selon lui, l’art. 15 exige plutôt que le tribunal détermine si l’accord de séparation accorde un soutien alimentaire au conjoint dépendant, d’une façon compatible avec les politiques et objectifs sociaux énoncés au par. 15(7) (maintenant par. 15.2(6)). Pour arriver à cette conclusion, le juge de première instance refuse de suivre la décision Santosuosso c. Santosuosso (1997), 32 O.R. (3d) 143 (C. div.), à laquelle je reviendrai plus loin.

167 Adoptant une démarche plus globale, la Cour d’appel décrit la principale question comme celle de savoir [TRADUCTION] « si le seuil établi dans la trilogie Pelech survit [aux] modifications et continue à s’appliquer dans le contexte de la Loi sur le divorce de 1985 » (par. 2). Après un examen exhaustif de la Loi de 1985 et de la jurisprudence de la Cour sur les aliments entre époux, la juge Abella répond par la négative et statue que le critère préliminaire sous le régime de l’art. 15.2 consiste en la survenance d’un changement important dans la situation des parties, depuis la conclusion de l’entente.

168 Les divergences entre les démarches du juge de première instance et de la Cour d’appel traduisent l’état de confusion générale, dans l’ensemble des tribunaux, sur le maintien de la validité du critère préliminaire du « changement radical » et du « lien de causalité », établi dans la trilogie, pour justifier l’intervention des tribunaux dans les ententes alimentaires définitives entre conjoints. Dans la négative, il faut alors rechercher quel critère s’applique aujourd’hui. La présence de cette confusion souligne l’importance de régler directement et définitivement la question de la viabilité continue de la trilogie. C’est une étape que la Cour n’a pas franchie jusqu’à maintenant, bien qu’elle ait reconceptualisé la nature et l’objet des aliments entre époux au regard de la Loi de 1985 dans des arrêts tels Moge et Bracklow (l’exception étant les motifs minoritaires de la juge L’Heureux‑Dubé dans G. (L.) c. B. (G.), précité, dont je parle plus loin). L’incertitude ne saurait persister dans ce domaine du droit. Il faut donner des orientations qui permettront de faire apparaître un certain degré de cohérence et d’uniformité dans l’évaluation des ententes alimentaires par les tribunaux, ainsi que dans la rédaction de ces conventions par les praticiens du droit de la famille.

169 Dans leur article « Separation Agreements Post‑Moge, Willick and L.G. v. G.B. : A New Trilogy? », loc. cit., Shaffer et Melamed donnent un aperçu de la diversité des opinions judiciaires sur le traitement des ententes définitives, que suit une annexe détaillée regroupant 75 décisions rendues dans les provinces de common law. Dans Wilkinson c. Wilkinson (1998), 43 R.F.L. (4th) 258, p. 270‑271, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta classe les diverses interprétations de la trilogie relevées par Shaffer et Melamed sous quatre grandes catégories (voir aussi J. D. Payne et M. A. Payne, Canadian Family Law (2001), p. 215‑216) :

1. les décisions qui appliquent rigoureusement la norme de l’arrêt Pelech, exigeant la preuve d’un changement radical ayant un lien de causalité avec le mariage comme condition préalable à leur intervention;

2. les décisions disant appliquer la norme énoncée de l’arrêt Pelech, mais qui appliquent en réalité une norme moins stricte;

3. les décisions qui rejettent explicitement la norme énoncée dans la trilogie en faveur d’une autre norme de modification, par exemple en appliquant un seuil moins élevé comme celui du changement important, ou, adoptant l’opinion minoritaire dans G. (L.) c. B. (G.), précité, en faisant reposer la décision d’intervenir sur le degré de conformité de l’entente aux objectifs exposés à l’art. 15.2 de la Loi sur le divorce;

4. les décisions indiquant l’acceptation d’une définition large du « changement », en le définissant par exemple comme la non‑réalisation des attentes des parties lorsque l’époux dépendant n’acquiert pas l’indépendance économique anticipée.

Cette grande diversité des approches judiciaires entraîne une disparité importante dans le traitement par les tribunaux du cas de personnes pourtant placées dans des situations similaires, lorsqu’elles demandent des mesures accessoires en vertu de l’art. 15.2, malgré l’existence d’ententes antérieures.

170 Dans la mesure où les auteurs Shaffer et Melamed réussissent à identifier une tendance dans ce domaine du droit, c’est pour noter que [TRADUCTION] « la trilogie a été écartée dans un nombre étonnant de décisions » (p. 61), quoique la tendance ne soit pas uniforme dans tout le pays. J’ajouterais qu’il est probable que même lorsque les tribunaux appliquent la trilogie, ils ne le font qu’avec une réticence croissante, surtout lorsqu’ils arrivent à la conclusion que les faits ne satisfont pas au critère préliminaire strict de la trilogie. Dans Wilkinson, par exemple, bien que le tribunal ait traité le litige comme une demande de modification d’une ordonnance alimentaire limitée dans le temps en vertu du par. 17(10) (disposition qui, contrairement à l’art. 15.2, codifie le critère préliminaire du changement ayant un lien causal avec le mariage), et ait mis l’accent sur les principes du droit des contrats, il n’a appliqué l’arrêt Pelech qu’après un examen approfondi des divergences d’interprétation des tribunaux sur la validité actuelle de la trilogie.

171 La doctrine constate la même tendance au Québec. Il apparaît que, peu après la trilogie, les tribunaux québécois ont commencé à adopter une conception élargie et plus souple des divers modèles de mariage, des raisons justifiant les pensions alimentaires et des questions de causalité. Dans le même temps, les doutes subsistant sur le statut de la trilogie et sa valeur de précédent, depuis l’arrêt Moge, ont semblé limiter, dans les tribunaux québécois, le développement de nouvelles approches plus souples de l’application de la Loi de 1985, tout particulièrement lorsqu’il s’agissait d’examiner des conventions de séparation (voir par exemple D. Goubau, « La situation depuis la trilogie Pelech », dans Droit de la famille québécois (feuilles mobiles), vol. 2, p. 6019‑6025; D. Goubau, « Une nouvelle ère pour la pension alimentaire entre ex-conjoints au Canada » (1993), 72 R. du B. can. 279; Droit de la famille — 1404, [1991] R.J.Q. 1561 (C.A.); Droit de la famille — 1567, [1992] R.J.Q. 931 (C.A.); Droit de la famille — 1688, [1992] R.J.Q. 2797 (C.A.); Droit de la famille — 2249, [1995] R.J.Q. 2066 (C.A.); Droit de la famille — 2325, [1996] R.J.Q. 34 (C.A.); Droit de la famille — 2537, [1996] R.D.F. 735 (C.A.); D.V. c. J.A.F., [2002] R.J.Q. 1309 (C.A.)).

172 On remarque avec intérêt, à cet égard, que M. Miglin lui‑même, prenant peut‑être acte de ces tendances, a essentiellement renoncé à l’argument qu’il avançait apparemment dans les instances antérieures, selon lequel l’entente de séparation déclenchait l’application de la trilogie et rendait donc irrecevable la demande d’aliments de son ex‑conjointe puisqu’aucun changement de circonstances radical et imprévu ayant un lien de causalité avec le mariage n’était survenu. Devant notre Cour, M. Miglin a déclaré que [TRADUCTION] « compte tenu de la controverse légitime que soulève la trilogie, son application n’est désormais plus défendable », mais en prenant le soin de souligner qu’il était néanmoins loisible à la Cour de confirmer la validité de la trilogie.

173 À mon avis, les décisions de juridictions inférieures les plus intéressantes dans ce contexte sont de deux ordres. Bien que déclarant appliquer la trilogie, les unes, en réalité, mettent en œuvre une norme moins stricte. Les autres appliquent encore la norme énoncée dans la trilogie, mais non sans réticence. Ces types de décisions, tout comme les commentaires qu’elles ont suscités, expliquent l’hésitation des tribunaux à appliquer la trilogie et témoignent ainsi de l’enjeu réel du débat sur le maintien ou le rejet de la trilogie.

174 Deux décisions sont particulièrement révélatrices à cet égard. La première, la décision Santosuosso, précitée, de la Cour divisionnaire de l’Ontario, a suscité bon nombre de commentaires. Dans cette affaire, après 23 années de mariage traditionnel, les parties ont conclu un accord de séparation prévoyant que le versement d’aliments à l’épouse cesserait après deux ans. L’accord comportait une renonciation totale à toute créance alimentaire future, même au cas de changement catastrophique. Après l’arrivée du terme extinctif de la pension alimentaire qu’avait prévu l’accord de séparation, l’épouse a demandé des aliments en vertu de l’art. 15 de la Loi. Elle a soutenu qu’au moment de la négociation de l’accord, les parties croyaient qu’elle parviendrait à l’indépendance économique, mais que ces attentes ne s’étaient pas réalisées. Au moment du dépôt de sa requête en mesures accessoires, elle n’avait pas réussi ses cours de perfectionnement et n’avait pas non plus trouvé d’emploi à plein temps. Elle travaillait 60 heures par semaine dans des emplois peu rémunérés grâce auxquels elle gagnait 1 700 $ par mois. La Cour divisionnaire a conclu qu’un changement radical et imprévu, lié à un régime de dépendance économique engendré par le mariage, était survenu dans la situation de Mme Santosuosso (à la p. 156) :

[TRADUCTION] Les parties à la convention n’avaient pas envisagé ou raisonnablement anticipé que la requérante travaillerait près de 60 heures par semaine à des emplois peu rémunérateurs pour toucher 1 700 $ par mois en 1996. De plus, la convention visait fondamentalement à permettre à l’épouse d’atteindre ce qu’on pourrait appeler objectivement un niveau modeste et réaliste d’indépendance financière, compte tenu de sa situation. [En italique dans l’original.]

175 Selon les critiques de cette décision, la cour, tout en prétendant souscrire en principe à la trilogie, a appliqué un critère d’intervention considérablement moins exigeant : voir par exemple S. M. Grant, « The End of Finality » (1997), 27 R.F.L. (4th) 252. Selon Shaffer et Melamed, loc. cit., p. 66 :

[TRADUCTION] Il est difficile d’accepter la conclusion de la cour que la situation de Mme Santosuosso constituait véritablement un changement radical et imprévu au sens de la trilogie. On peut soutenir qu’une explication plus plausible de ce qui s’est passé est que la cour a refusé de s’en tenir au contrat non pas parce qu’il relevait de l’exception établie par la trilogie, mais bien parce qu’il n’était pas conforme à ce que la cour estimait équitable. En conséquence, certains commentateurs ont dénoncé la décision Santosuosso en ce qu’elle annonçait la fin du caractère définitif des conventions de séparation. [En italique dans l’original.]

(Voir aussi N. Bala et K. Chapman, « Separation Agreements & Contract Law : From the Trilogy to Miglin », in Child & Spousal Support Revisited (2002), tab 1, p. 1-26 et 1-27.)

176 La tension décrite ici entre la recherche d’un règlement définitif et l’équité fait également surface, quoique de façon différente, dans Leopold c. Leopold (2000), 12 R.F.L. (5th) 118. La Cour supérieure de justice de l’Ontario, alors saisie d’une demande de renouvellement de la pension alimentaire de l’époux, a refusé de modifier une entente alimentaire de durée limitée, assortie d’une renonciation totale et définitive. Mariées pendant sept ans, les parties avaient deux enfants encore vivants. Lorsqu’ils se sont mariés, l’époux gagnait 20 000 $ par an et disposait d’un petit actif de 1 400 $, alors que l’épouse était bénéficiaire d’une importante fiducie familiale. Lors de la séparation, les divers actifs de l’épouse étaient évalués à plus de 4 millions de dollars. L’employabilité de l’époux avait été limitée pendant tout le mariage par des problèmes de santé qui ont persisté après la séparation. Au moment de la séparation, les parties ont signé des ententes donnant à l’époux un paiement d’égalisation de 205 000 $ et une pension alimentaire de 1 700 $ par mois pendant 42 mois. À l’expiration du terme fixé pour la pension alimentaire, l’époux a réclamé des aliments en vertu de l’art. 15.2 de la Loi de 1985. Selon ses prétentions deux facteurs justifiaient la prolongation de la pension alimentaire : l’échec de ses plans d’entreprise et la situation de son enfant aîné, qui, victime de problèmes de comportement et de santé, avait commencé à vivre chez lui. La juge Wilson a appliqué l’arrêt Pelech et refusé de lui accorder des aliments. Elle a décidé que ces événements n’équivalaient pas à un changement de circonstances radical et imprévu ayant un lien de causalité avec le mariage.

177 Bien qu’elle ait appliqué l’arrêt Pelech, la juge Wilson tentait également de réaliser un équilibre entre les [TRADUCTION] « importants objectifs concurrents de certitude et d’équité » (Leopold, précité, par. 98). Elle a pris grand soin, à cette fin, de donner une définition moins restrictive de la notion d’entente abusive en common law, pour la rendre plus compatible avec la dynamique particulière du droit de la famille. Néanmoins, elle décidait que l’entente en cause ne satisfaisait même pas à cette norme moins exigeante. Selon la juge Wilson, une entente abusive dans le contexte du droit de la famille s’entend d’un accord qui déborde le cadre des dispositions objectivement équitables au moment de sa conclusion (aux par. 141 et 143-144) :

[TRADUCTION] . . . dans le contexte du droit de la famille, les paramètres du critère strict du caractère abusif sont plus flous. Je conclus que le critère traditionnel à deux volets servant à définir ce qui est abusif, par la preuve à la fois d’une inégalité et d’une imprévoyance, et provenant de la common law, fait abstraction de la nature particulière des relations maritales. L’application rigide de l’exigence de l’inégalité ne tient pas compte du fait qu’il ne s’agit pas de contrats commerciaux négociés à des fins commerciales dans un contexte émotivement neutre.

. . .

Je souscris à ce que propose M. McLeod dans ses notes relatives à l’arrêt B. (G.), précité, p. 216, à savoir que le tribunal ne devrait intervenir que si les clauses du règlement débordent le cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible.

Je conclus donc que l’entente abusive est celle qui déborde clairement le cadre de ce qui est objectivement juste au moment de sa conclusion, eu égard aux faits et à la situation des parties. Si elle déborde clairement le cadre à l’intérieur duquel un désaccord entre personnes rationnelles est possible, alors les objectifs prévus dans la Loi sur le divorce de 1985 n’auront évidemment pas été remplis. [Je souligne.]

178 Bien qu’elle ait rejeté l’hypothèse d’une application routinière des « concepts judiciaires d’équité » aux ententes de séparation existantes, la juge Wilson affirme que cette notion révisée et plus souple de l’abus devrait constituer une réserve apportée au critère préliminaire strict de la trilogie (par. 142 et 146(4)). Selon elle, cette démarche se justifie en partie parce que, dans la trilogie même, le critère préliminaire d’intervention des tribunaux dans une entente définitive reste assujetti à la condition que la convention ne soit pas « lésionnaire au sens du droit positif » (voir Richardson, précité, p. 872).

179 Le rôle que la juge Wilson reconnaît à la notion d’entente abusive dans Leopold s’écarte considérablement de celui qu’accordait la trilogie à la doctrine de common law plus stricte. Dans une note sur l’affaire Leopold, on retrouve ce commentaire de J. G. McLeod (Annotation to Leopold v. Leopold (2000), 12 R.F.L. (5th) 120, p. 124-125) :

[TRADUCTION] La juge Wilson voulait réduire le seuil permettant au tribunal de passer outre aux dispositions alimentaires d’une convention définitive, mais elle a eu de la difficulté à le mettre en œuvre dans l’état actuel du droit. La façon dont elle a décrit la situation de nombreuses épouses au moment de la rupture du mariage et lors des négociations traduit précisément les problèmes auxquels font face les avocats qui représentent des clients dépendants. C’est probablement à juste titre qu’elle a indiqué que les règles de droit traditionnelles ne permettaient pas d’assurer la conclusion d’ententes alimentaires justes. Si les tribunaux ne peuvent contrôler les règles de validité pour assurer que seules les conventions alimentaires équitables sont maintenues, ils peuvent arriver au même résultat en élargissant l’éventail des situations dans lesquelles ils peuvent passer outre aux dispositions d’une entente valide.

Lorsque la juge Wilson a invoqué le concept de la lésion en tant que facteur limitatif des conventions dans la trilogie, elle se référait à un vice de formation du contrat, et non pas à un critère permettant d’écarter un contrat familial. Dans Leopold, la juge Wilson semble interpréter le « caractère lésionnaire » comme un critère préliminaire qui pourrait permettre au tribunal d’écarter une entente alimentaire valide. [Je souligne.]

180 Plus loin dans mes motifs, j’examine de manière plus approfondie le principe de la lésion et les mérites de l’approche de la juge Wilson. La décision Leopold me paraît digne d’intérêt à ce stade de l’analyse car elle illustre clairement la tendance dégagée dans Wilkinson, précité, par. 49 : [TRADUCTION] « [e]ssentiellement, les tribunaux cherchent à contourner la norme stricte imposée par Pelech afin d’arriver à un résultat équitable ». Le fondement de cette orientation — insister moins sur la recherche du règlement définitif mais davantage sur l’équité lorsque ces objectifs paraissent incompatibles au vu des faits du litige — témoigne éloquemment de l’importance des changements survenus dans le régime législatif et dans la jurisprudence de la Cour, en droit de la famille, pendant les 15 ans écoulés depuis la trilogie.

181 Cette tendance va également dans le sens d’une interprétation plus large et plus réaliste, dans la doctrine et la jurisprudence récentes, du fonctionnement des rapports contractuels, qui critique les anciennes notions plus abstraites ou formalistes du droit des contrats (voir Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑13 à 1‑20). Par exemple, le professeur J.‑G. Belley conclut de ses importants travaux sur le terrain que les parties se servent principalement des contrats commerciaux pour encadrer une coopération continue, plutôt que comme outil de résolution de conflits visant à répartir les pertes et les bénéfices en cas de litige (voir Le contrat entre droit, économie et société : Étude sociojuridique des achats d’Alcan au Saguenay-Lac-Saint-Jean (1998)). Belley souligne qu’à long terme, les parties adaptent volontairement les contrats commerciaux, parce que leur priorité est le maintien de leur relation contractuelle (voir aussi L. M. Friedman, American Law in the 20th Century (2002), p. 385). Elles s’emploient donc à trouver un terrain d’entente mutuelle plutôt que de recourir aux tribunaux pour résoudre les conflits qui surviennent. On privilégie l’adaptation et le maintien de la relation, plutôt que le triomphe d’une partie sur l’autre dans des affrontements judiciaires. Le contrat structure et facilite la coopération continue entre les parties. Autrement dit, les parties préfèrent en pratique que leurs contrats commerciaux demeurent flexibles et adaptables, au lieu d’en rechercher l’application rigide auprès des institutions judiciaires.

182 Il importe donc de reconnaître que, bien que la nature des ententes de séparation reste tout à fait particulière, comme je le discuterai plus loin, même dans le contexte du droit commercial, les conventions ne sont pas conçues comme immuables, ni traitées comme telles. Nous devons résister à la tentation de réifier ou d’ériger en mythe le « caractère sacré » ou le « caractère définitif » du contrat, surtout dans le contexte du droit de la famille qui intéresse essentiellement la gestion des relations humaines à leurs points les plus névralgiques. Le fait que, dans la Loi de 1985, les ententes de séparation aient été reconnues comme un des facteurs que le tribunal doit prendre en considération dans les requêtes en mesures accessoires fondées sur l’art. 15.2, révèle clairement que, dans le cadre du droit de la famille, le législateur a résisté à cette tentation. Je passe maintenant à l’analyse de ce cadre législatif et de la jurisprudence contemporaine de la Cour en matière d’aliments entre époux.

(4) Le contexte législatif et jurisprudentiel actuel

183 La Loi de 1985 et la jurisprudence récente de la Cour en droit de la famille exigent que, dans les requêtes en mesures accessoires en vertu de l’art. 15.2, les tribunaux évaluent cas par cas les solutions équitables et conformes aux objectifs de la loi, plutôt que d’insister de manière axiomatique sur le caractère définitif, des ententes de séparation antérieures.

(i) La Loi

184 Dans l’arrêt Moge, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) écrit au sujet des obligations alimentaires entre conjoints « qu’il s’agit, avant tout, d’une question d’interprétation législative [et qu’] en fin de compte, le juge doit se reporter à ce que le législateur a dit à ce sujet » (p. 877). L’énoncé législatif contenu dans la Loi de 1968, qui régissait les arrêts de la trilogie, diffère sensiblement de celui que l’on retrouve dans la Loi de 1985.

185 Dans le cadre législatif de 1968, le critère des « ressources et des besoins » était le critère exclusif de l’obligation alimentaire. La Loi de 1968 disposait :

11. (1) En prononçant un jugement conditionnel de divorce, le tribunal peut, s’il l’estime juste et approprié, compte tenu de la conduite des parties ainsi que de l’état et des facultés de chacune d’elles et des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent, rendre une ou plusieurs des ordonnances suivantes, savoir :

a) une ordonnance enjoignant au mari d’assurer l’obtention ou d’effectuer le paiement de la somme globale ou des sommes échelonnées que le tribunal estime raisonnables pour l’entretien

(i) de l’épouse,

(ii) des enfants du mariage, ou

(iii) de l’épouse et des enfants du mariage;

b) une ordonnance enjoignant à l’épouse d’assurer l’obtention ou d’effectuer le paiement de la somme globale ou des sommes échelonnées que le tribunal estime raisonnables pour l’entretien

(i) du mari,

(ii) des enfants du mariage, ou

(iii) du mari et des enfants du mariage; et

c) une ordonnance pourvoyant à la garde, à l’administration et à l’éducation des enfants du mariage.

(2) Une ordonnance rendue en conformité du présent article peut être modifiée à l’occasion ou révoquée par le tribunal qui l’a rendue s’il l’estime juste et approprié compte tenu de la conduite des parties depuis que l’ordonnance a été rendue ou de tout changement de l’état ou des facultés de l’une des parties ou des autres circonstances dans lesquelles elles se trouvent.

186 La Loi de 1968 restait muette sur la question des objectifs de la pension alimentaire. Cependant, comme la juge L’Heureux‑Dubé le souligne dans G. (L.) c. B. (G.), précité, « [c]e que la loi de 1968 n’explicitait pas, la jurisprudence allait rapidement y suppléer » par l’adoption de la théorie de la rupture nette en matière d’aliments, suivant la présomption que « l’indépendance économique [des] conjoints pouvait et devait s’acquérir dans les meilleurs délais après le divorce » (par. 22). On a vu que la trilogie reflète et favorise cette démarche par l’imposition d’un critère préliminaire strict à l’intervention des tribunaux dans les ententes de séparation.

187 En 1985, le législateur a remplacé ce que la juge Abella appelle le [TRADUCTION] « minimalisme linguistique et conceptuel » de l’art. 11 de l’ancienne Loi sur le divorce par un « cadre détaillé relativement à la pension alimentaire » (par. 60-61). Par souci de commodité, je reproduis les dispositions de la Loi de 1985 pertinentes à la question du soutien alimentaire entre époux :

15.2 (1) Sur demande des époux ou de l’un d’eux, le tribunal compétent peut rendre une ordonnance enjoignant à un époux de garantir ou de verser, ou de garantir et de verser, la prestation, sous forme de capital, de pension ou des deux, qu’il estime raisonnable pour les aliments de l’autre époux.

. . .

(4) En rendant une ordonnance ou une ordonnance provisoire au titre du présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux, y compris :

a) la durée de la cohabitation des époux;

b) les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle‑ci;

c) toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l’un ou l’autre des époux.

. . .

(6) L’ordonnance ou l’ordonnance provisoire rendue pour les aliments d’un époux au titre du présent article vise :

a) à prendre en compte les avantages ou les inconvénients économiques qui découlent, pour les époux, du mariage ou de son échec;

b) à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin de tout enfant à charge, en sus de toute obligation alimentaire relative à tout enfant à charge;

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

188 Je ne me prononce pas sur la question de savoir si le critère préliminaire strict de la trilogie était véritablement une composante organique de la Loi de 1968, mais il est clair, à la simple lecture de la Loi de 1985, que ni le critère préliminaire strict de la trilogie, ni les valeurs qui le fondent, n’ont survécu. L’inclusion dans la Loi de 1985 de deux éléments incompatibles avec la trilogie et qui n’existaient pas dans la loi antérieure témoigne de la mise en place d’un régime législatif fondamentalement différent : (1) l’énumération, au par. 15.2(6), de quatre objectifs spécifiques à la pension alimentaire et (2) l’inclusion des ententes de séparation, au par. 15.2(4), parmi les facteurs pertinents dans l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire en matière de mesures accessoires.

189 Ces dispositions obligent les tribunaux à entreprendre une analyse plus nuancée que celle que leur imposait la Loi de 1968 sur la question des aliments et de leur justification. Qu’une entente soit en cause ou non, l’analyse débute avec les objectifs énoncés au par. 15.2(6) en matière d’aliments entre époux : prendre en compte les avantages ou les inconvénients économiques qui découlent du mariage ou de son échec; répartir les conséquences économiques qui découlent du soin des enfants; remédier à toute difficulté économique que cause l’échec du mariage; favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique des époux dans un délai raisonnable. La Cour a souligné à maintes reprises que la structure du par. 15.2(6) signifie qu’« [a]ucun objectif en particulier n’est prédominant; il faut tous les avoir à l’esprit » (Moge, précité, p. 852; Bracklow, précité, par. 35). La loi n’étaye pas l’interprétation selon laquelle l’existence d’une entente définitive dégage le tribunal de l’obligation d’appliquer les quatre objectifs des aliments entre conjoints dans une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2. L’effet du critère préliminaire strict auquel la trilogie assujettit l’intervention des tribunaux est d’entériner presque automatiquement les modalités des ententes. Il empêche donc le tribunal de considérer les objectifs spécifiquement prévus par le législateur, et dans bien des cas il leur fait échec (voir les commentaires du juge Misener dans Corkum c. Corkum (1988), 14 R.F.L. (3d) 275 (H.C. Ont.), p. 286). Par conséquent, l’exigence qu’impose la trilogie d’un changement radical et imprévu, rattaché au mariage par un rapport de causalité est fondamentalement incompatible avec les prescriptions du par. 15.2(6) de la loi actuelle.

190 De façon plus large, le par. 15.2(6) limite considérablement le rôle d’une des idées essentielles qui inspirent le critère préliminaire strict de la trilogie, la conception voulant que les parties soient tenues de parvenir à l’indépendance économique rapidement et définitivement, afin de faciliter une rupture nette entre elles. Même si le par. 15.2(6) fait état de l’indépendance économique, cette dernière ne représente qu’un de ses quatre objectifs. Le libellé même de la Loi de 1985 interdit aux tribunaux d’accorder à l’indépendance économique la prédominance dont elle jouit dans la trilogie. Cela est d’autant plus vrai que l’indépendance économique est le seul objectif du par. 15.2(6) auquel est apportée une précision (« dans la mesure du possible »). Cet ajout signifie que la persistance des besoins du conjoint demeure une préoccupation durable, selon le législateur, et non pas un problème qui prend fin à la séparation ou auquel on doit toujours apporter une solution définitive au moment de celle‑ci. Autrement dit, le tribunal doit rester sensible aux difficultés qui résultent de l’échec du mariage et qui persistent. De plus, suivant l’art. 15.2, même l’accession à l’indépendance économique n’est pas nécessairement déterminante dans une demande d’aliments (voir Moge, précité, p. 852). Lorsqu’il statue sur le droit d’un conjoint à des aliments et fixe leur montant et leur durée, le tribunal doit aussi considérer, par exemple, l’impact des avantages et des inconvénients économiques qui découlent du mariage ou de son échec ainsi que la répartition des conséquences économiques du soin des enfants.

191 Les dispositions de la Loi de 1985 sur les ententes alimentaires elle‑mêmes démontrent bien que la Loi préconise une démarche souple et contextuelle en matière d’aliments entre conjoints. Contrairement à la Loi de 1968, la Loi de 1985 renvoie spécifiquement aux ententes en les incluant au par. 15.2(4) parmi les facteurs pertinents quand le tribunal décide s’il rendra une ordonnance alimentaire au profit d’un conjoint. En ce sens, comme la juge McLachlin le fait remarquer dans Bracklow, précité, « [l]es obligations alimentaires contractuelles, sans être inédites, se voyaient accorder une importance nouvelle » (par. 18) sous le régime de la Loi de 1985. La structure même du par. 15.2(4) apporte toutefois une limite à cette importance. Les ententes figurent dans l’énumération des facteurs à considérer dans les demandes d’aliments entre époux, mais le texte de la législation ne leur reconnaît pas un caractère prédominant. Vu ce cadre législatif, il n’est pas approprié de continuer à appliquer le critère de la trilogie exigeant un changement radical ayant un lien de causalité avec le mariage, qui fait de l’entente le facteur décisif dans tous les cas, sauf les plus exceptionnels.

192 Dans l’arrêt Richardson, précité, le juge La Forest conteste l’attribution par la majorité d’une influence déterminante aux conventions de séparation en limitant le pouvoir discrétionnaire des juges de les modifier aux seuls cas où des changements radicaux ou catastrophiques se sont produits depuis leur conclusion. Il affirme (aux p. 883‑884) :

Même si je croyais que l’adoption d’une telle politique judiciaire aurait l’effet souhaité, je ne crois pas que nous ayons le pouvoir de le faire aux dépens de ceux que le Parlement a voulu protéger en donnant au juge le pouvoir d’ordonner ce qu’il estime «juste et approprié», compte tenu des facteurs énoncés dans la Loi. La politique du législateur fédéral, comme le juge Chouinard l’a noté, en est une de «souplesse voulue» qui vise à répondre aux diverses situations auxquelles le juge de première instance doit faire face en matière de divorce. Je suis assuré que le juge de première instance est mieux placé pour donner suite à cette politique que les juges des tribunaux d’appel; le juge de première instance est directement saisi de l’affaire. Le législateur, de toute évidence, était de cet avis quand il l’a investi de ce pouvoir discrétionnaire. Il a pour tâche de rendre une décision en soupesant les facteurs prescrits par la Loi. Les tribunaux d’appel ont sans aucun doute le rôle, dans les limites déjà décrites, de s’assurer que le juge de première instance exerce régulièrement son pouvoir discrétionnaire, en soupesant adéquatement les facteurs dont il est obligé de tenir compte; mais cette recherche de précision doit respecter la politique de souplesse voulue adoptée par le législateur. Il n’y a aucune souplesse dans une politique créée par les tribunaux, qui oblige le juge à exercer son pouvoir discrétionnaire de faire ce qui est juste et approprié, en conformité avec les dispositions d’une convention de séparation, à moins que des changements radicaux ne se soient produits depuis que la convention a été conclue. En vertu d’une telle politique, le pouvoir discrétionnaire du juge devient simplement le pouvoir de modifier une convention de séparation lorsqu’un changement de circonstances radical est survenu ultérieurement. Cela équivaut, à mon avis, à récrire la Loi, ce que nous n’avons pas le droit de faire. [Je souligne.]

193 L’opinion du juge La Forest n’a pas prévalu dans Richardson, mais ses propos ont une résonnance encore plus importante sous le régime législatif de 1985. Alors que la Loi de 1968 était muette sur la question, la Loi de 1985 consacre expressément la validité d’une approche souple lorsqu’elle définit les ententes comme un facteur parmi d’autres que le tribunal doit peser dans l’examen d’une demande de pension alimentaire. À sa simple lecture, la Loi actuelle n’étaye pas la thèse selon laquelle une entente puisse primer indûment sur les autres facteurs énumérés au par. 15.2(4), soit être appréciée indépendamment de l’analyse générale par le tribunal des objectifs de la pension alimentaire codifiés au par. 15.2(6). Le cadre législatif actuel s’écarte donc fondamentalement de la démarche préconisée par la trilogie, suivant laquelle l’entente possède une « force virtuellement obligatoire sauf si des changements radicaux sont survenus depuis [sa] conclusion » (Richardson, p. 884).

194 Comme je le préciserai plus loin, l’approche découlant naturellement du libellé de la Loi de 1985 veut que le tribunal examine l’entente des parties au moment de la requête en mesures accessoires pour vérifier si elle est conforme aux objectifs des aliments entre époux énumérés au par. 15.2(6). Le degré de conformité de l’entente avec les objectifs, eu égard à la situation des parties au moment où la requête est présentée, détermine son « caractère définitif ».

(ii) La jurisprudence

195 La jurisprudence récente de notre Cour appuie pleinement la conclusion à laquelle j’arrive à la simple lecture de la Loi de 1985 — que ni le critère préliminaire strict auquel la trilogie assujettit l’intervention des tribunaux à l’égard d’une entente alimentaire, ni les valeurs qui le sous‑tendent n’ont survécu. Les arrêts de référence actuels en matière d’obligation alimentaire entre conjoints, soit Moge et Bracklow, n’abordent pas directement la question du maintien de la validité du critère préliminaire imposé par la trilogie à l’intervention des tribunaux dans les dispositions alimentaires entre conjoints dans une entente définitive. Cependant, ils préconisent tous deux, en la matière, une démarche contextuelle, fondamentalement incompatible avec la primauté accordée par la trilogie à l’autonomie absolue, à l’égalité formelle et à l’indépendance économique présumée, pour privilégier la recherche du règlement définitif au détriment de celle de la solution équitable. La démarche contextuelle reflète les divers modèles de mariage et elle s’adapte aux exigences du règlement des difficultés inhérentes à la dissolution d’une relation maritale. Elle se fonde également sur un concept plus large de la causalité qui vise à prendre pleinement en compte les conséquences du mariage avec le temps, et l’évolution des circonstances, à l’égard de la nécessité des aliments.

196 L’orientation législative dont je fais état plus haut se situe au cœur de l’analyse faite par la juge L’Heureux‑Dubé des objectifs de l’obligation alimentaire entre époux dans Moge : lorsqu’il statue sur le droit aux aliments et sur leur montant, le tribunal entreprend d’abord un examen de chacun des quatre objectifs définis au par. 15.2(6) de la Loi de 1985. Citant Payne on Divorce (2e éd. 1988), p. 101, la juge L’Heureux‑Dubé fait remarquer que la diversité de ces objectifs traduit la reconnaissance par le législateur du fait que « les variables économiques liées à l’échec du mariage et au divorce ne se prêtent pas à l’application d’un seul objectif » (Moge, précité, p. 851 (soulignement ajouté par la juge L’Heureux-Dubé)). Elle souligne plus particulièrement que la loi ne justifie pas la reconnaissance d’une primauté à l’objectif d’indépendance économique. Considérés ensemble, les objectifs de la Loi de 1985 en matière d’aliments entre époux invitent plutôt à l’emploi d’une approche plus large. Tous fondés sur une philosophie du mariage comme association socio‑économique, ces objectifs « peuvent être considérés comme une tentative de parvenir à un partage équitable des conséquences économiques du mariage ou de son échec » (Moge, p. 866).

197 Rappelant non seulement le libellé de la loi, c.‑à‑d. la diversité des objectifs des aliments, mais aussi les questions de politique sociale en jeu, la juge L’Heureux‑Dubé conclut dans Moge que, par la Loi de 1985, le législateur avait l’intention de s’éloigner de l’indépendance économique présumée pour se rapprocher de ce qu’on appelle aujourd’hui le modèle compensatoire des aliments entre époux. Sur le contexte social des ordonnances alimentaires, elle ajoute cette remarque (aux p. 853 et 857) :

Au Canada, la féminisation de la pauvreté est un phénomène social bien établi. . .

Il serait insensé de prétendre que le législateur, en adoptant la Loi, avait l’intention de désavantager financièrement les femmes au Canada. Il serait indéniablement simpliste de soutenir que la pension alimentaire entre époux fondée sur le modèle de l’indépendance économique présumée est la seule cause d’appauvrissement des femmes; mais, il demeure que, selon la jurisprudence et les données statistiques que je viens de mentionner, il est évident que ce modèle a privé de leurs droits non seulement un grand nombre de femmes, devant les tribunaux, mais aussi un nombre incalculable de femmes qui ont peut‑être simplement renoncé à demander des aliments devant le peu d’espoir d’obtenir gain de cause. En conséquence, la théorie contribue, à tout le moins, au problème.

198 L’« éthique de l’indépendance économique présumée », qui permet une rupture nette, que l’époux dépendant ait acquis ou non dans les faits une indépendance économique, oublie la réalité de la vie d’un bon nombre de femmes, durant le mariage ou à la suite de son échec (Moge, p. 853; voir aussi Bailey, loc. cit., p. 633). Comme la juge L’Heureux‑Dubé l’explique, les femmes subissent disproportionnellement les inconvénients qui découlent du mariage et de son échec en raison des rôles qu’elles assument fréquemment dans le mariage (tout particulièrement, mais non exclusivement, dans les mariages de longue durée ou avec enfants). Ainsi, l’absence du marché du travail ou la renonciation aux possibilités d’études ou de formation durant le mariage peuvent compromettre de façon permanente et irrémédiable les chances des femmes de devenir économiquement indépendantes et rendre inadéquates les pensions alimentaires à court terme, qui condamnent le récipiendaire au naufrage s’il ne réussit pas à se débrouiller très rapidement, pour devenir effectivement autonome.

199 L’accent mis sur le contexte social par la juge L’Heureux‑Dubé dans Moge contraste vivement avec la réticence de la juge Wilson à reconnaître, dans la trilogie, l’existence d’une inégalité systémique entre les sexes lorsqu’elle établit le critère préliminaire de l’intervention des tribunaux dans les ententes alimentaires entre conjoints. L’approche prônée par la juge L’Heureux‑Dubé, même si elle ne vise pas spécifiquement les ententes alimentaires entre conjoints, s’accorde mieux avec la dissidence du juge La Forest dans Richardson. Dans cet arrêt, le juge La Forest soulignait que ce n’est pas du « paternalisme, mais plutôt du réalisme » (p. 877) que de reconnaître que des disparités persistent entre époux et épouses dans leur pouvoir de négociation et dans leur capacité de devenir économiquement indépendants après l’échec du mariage. La juge L’Heureux‑Dubé note, dans Moge, qu’il peut exister « à l’occasion un mariage où les deux conjoints [ne font] aucun sacrifice économique au profit de l’autre ou, ce qui est plus probable, [font] l’un et l’autre des sacrifices équivalents », mais que de tels cas « semblent rares ». Dans cette « vision utopique », les anciens conjoints peuvent réaliser une rupture nette et poursuivre ainsi leur chemin mais, dans la plupart des cas, toutefois, le mariage aura exigé des sacrifices économiques de la part d’un conjoint — habituellement l’épouse — et accordé des bénéfices économiques correspondants à l’autre conjoint (p. 864-865). La logique de la pension alimentaire compensatoire veut que l’entente relative au soutien alimentaire reflète leurs rôles respectifs durant le mariage (à la p. 864) :

Le principe du partage équitable des conséquences économiques du mariage ou de son échec au moment de la rupture que vise, selon moi, la Loi cherche à reconnaître et à prendre en considération les inconvénients économiques subis par l’époux qui consent les sacrifices ainsi que les avantages économiques conférés à l’autre. Il reconnaît, et c’est significatif, la valeur indéniable du travail au foyer et transforme en un impératif fondamental la notion d’égalité qui n’était évoquée que rhétoriquement dans le modèle de l’indépendance économique présumée.

200 L’incompatibilité fondamentale entre la trilogie et l’arrêt Moge tient dans une large mesure à ce que ce dernier, au lieu de mettre l’accent sur l’égalité formelle, privilégie la reconnaissance de l’égalité matérielle des époux pendant le mariage et au moment de la séparation. Pour réaliser l’objectif du législateur de répartir équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec, les tribunaux qui statuent sur le soutien alimentaire entre époux doivent examiner de façon réaliste et concrète les conséquences de la relation des conjoints et de la rupture de celle-ci.

201 La distance prise dans l’arrêt Moge, par rapport au modèle de la « rupture nette » se traduit également dans la constatation par la juge L’Heureux‑Dubé que les objectifs des pensions alimentaires, selon la Loi de 1985, comportent des facteurs tant compensatoires que non compensatoires (p. 865). Cette idée devient le thème central de l’arrêt Bracklow. Dans cet arrêt, la juge McLachlin explique que, même en l’absence de fondement contractuel ou compensatoire, les époux peuvent conserver des obligations alimentaires s’ils ont la capacité de payer et que leurs ex‑partenaires se trouvent dans le besoin. La juge McLachlin conclut d’abord que la volonté législative exprimée par le par. 15.2(4), soit la prise en compte par le juge « des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux », incite « à aller plus loin que la question de l’indemnisation pour examiner la situation réelle des parties au moment de la demande » (par. 40). De manière analogue, deux des objectifs du par. 15.2(6) — remédier à toute difficulté économique que cause l’échec du mariage et favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique — sont suffisamment larges pour englober la pension alimentaire non compensatoire (par. 41-42).

202 La base de l’arrêt Bracklow se retrouve dans la reconnaissance que le mariage peut créer un réseau complexe d’interdépendances que le modèle de la rupture nette en matière de soutien alimentaire ne prend pas toujours adéquatement en compte, en raison du primat qu’il accorde à l’indépendance des parties. Un autre modèle qui se dégage, selon la juge McLachlin, des par. 15.2(4) et (6) de la loi, celui de l’« obligation mutuelle », se fonde sur une conception plus large des attentes et des obligations découlant du mariage. Comme la Cour le souligne dans l’arrêt récent Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, 2002 CSC 83, « on peut dire des personnes qui se marient qu’elles ont librement accepté des droits et obligations réciproques » (le juge Bastarache, par. 55). Suivant le modèle de l’obligation mutuelle, le mariage constitue une « association économique qui repose sur la prémisse (bien que réfutable) de l’obligation alimentaire mutuelle » et il est irréaliste « de supposer que tous les couples qui se séparent pourront facilement passer de l’obligation alimentaire mutuelle du mariage à l’indépendance absolue du célibat » (Bracklow, par. 32 et 31). Comme l’affirme la juge McLachlin, « il est [. . .] important de reconnaître que les objectifs d’indépendance réelle sont parfois entravés par des formes de dépendance maritale, que trop souvent l’indépendance économique à la fin du mariage est une utopie » (par. 32). Lorsque c’est le cas et qu’il n’y a pas lieu à pension alimentaire compensatoire, une partie capable de payer, peut devoir assumer une obligation de continuer à subvenir aux besoins de son ancien conjoint ou d’y contribuer après la rupture, qui se fonde sur la relation de mariage elle-même. Dans certaines circonstances, il arrive que la réalisation de l’objectif de règlement équitable des conséquences économiques de l’échec du mariage ne commande rien de moins.

203 L’analyse contextuelle de la relation maritale faite par la juge McLachlin dans l’arrêt Bracklow contraste vivement avec la conception plus étroite que s’en fait la juge Wilson dans la trilogie. Par exemple, la conclusion de la juge McLachlin qu’une obligation alimentaire à vie — selon elle, il n’y a « pas de date limite magique » (par. 57) — peut parfois découler de la relation de mariage ne se concilie pas avec l’opinion de la juge Wilson, qui affirme dans Pelech : « [I]l me semble qu’imposer à l’intimé le fardeau de prendre soin [de Mme Pelech], quinze ans après la rupture de leur mariage, pour la seule raison qu’ils ont déjà été mariés revient à créer une fiction de responsabilité conjugale aux dépens de la responsabilité individuelle » (Pelech, précité, p. 852). Cette divergence d’opinion ressort aussi de la conclusion de la juge McLachlin selon laquelle il revient à juste titre à l’ancien conjoint, plutôt qu’à l’État, d’être dans bien des cas le fournisseur ultime d’aliments non compensatoires lorsque le partenaire dans le besoin ne réussit pas à atteindre l’indépendance économique après le mariage. En revanche, la juge Wilson statue que lorsqu’un ancien conjoint qui sollicite des mesures accessoires en présence d’une convention existante ne peut établir qu’il ou elle « a été victime d’un changement radical de circonstances, découlant d’un état de dépendance économique engendré par le mariage, [. . .] l’obligation de soutenir l’ancien conjoint devrait être, comme dans le cas de tout autre citoyen, la responsabilité commune de l’État » (Pelech, p. 851-852). Pour la juge McLachlin, en pareil cas, l’approche est large et contextuelle : « l’avantage de la liberté de poursuivre son chemin vers de nouvelles relations n’est qu’un seul des divers objectifs susceptibles de guider le juge » (Bracklow, par. 57). Pour la juge Wilson, la recherche de la rupture nette doit prévaloir : « [Les parties] ont décidé de se marier, puis de dissoudre leur mariage. Leurs décisions devraient être respectées. Elles devraient par la suite être libres de refaire leur vie sans avoir à assumer une responsabilité contingente permanente pour les éventuelles infortunes de l’autre » (Pelech, p. 851).

204 Comme Moge, l’arrêt Bracklow prône donc une approche plus globale et fondée sur les faits en matière d’aliments entre conjoints, qui respecte ainsi la diversité des facteurs et des objectifs de la Loi de 1985. La reconnaissance dans les arrêts Moge et Bracklow que le mariage engendre souvent des interdépendances complexes et différentes selon le sexe, ce dont les principes d’égalité formelle ou d’indépendance économique présumée ne tiennent pas dûment compte, est inconciliable avec l’invocation rituelle des valeurs de l’individualisme qui sous‑tend la trilogie : le choix individuel, la responsabilité individuelle et l’autonomie individuelle. Moge et Bracklow appuient de façon convaincante la proposition selon laquelle il ne faut pas s’en remettre à une entente alimentaire fondée sur des hypothèses peu réalistes sur l’autonomie absolue ou l’indépendance économique présumée des parties. Le changement de paradigme qui ressort de notre jurisprudence sur les fondements du soutien alimentaire entre époux renforce la conclusion que j’ai tirée à la simple lecture de la loi : le critère préliminaire du changement radical et du lien de causalité établi par la trilogie pour l’intervention des tribunaux dans des conventions « définitives » ne tient plus.

205 Pour respecter l’évolution de la jurisprudence de la Cour, le nouveau critère préliminaire doit privilégier l’égalité matérielle des parties pendant le mariage et à la séparation de façon à vérifier que l’entente répartit équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec. Avant de traiter des paramètres d’un tel critère, je crois utile de formuler quelques remarques liminaires sur la nature même des accords de séparation et des ententes alimentaires.

B. La nature particulière des accords de séparation et des ententes alimentaires entre époux

206 Les accords de séparation et les ententes alimentaires entre époux visent à dénouer des relations et des interdépendances complexes. Comme l’exposent Bala et Chapman, les accords de séparation sont des contrats [TRADUCTION] « singulièrement importants » ayant une « profonde incidence personnelle » sur les individus qui les concluent (p. 1‑2). Certains commentateurs affirment néanmoins que les principes du droit des contrats peuvent efficacement remédier aux injustices touchant les parties à de tels accords (voir M. Menear, « Miglin v. Miglin — Judicial Assault on Individual Liberty » (2002), 20 C.F.L.Q. 119). Je ne suis pas de cet avis.

207 Nous avons vu que, dans Moge et Bracklow, notre Cour souligne l’importance de l’approche contextuelle en matière d’aliments entre époux, approche qui non seulement respecte la diversité des relations maritales mais prend également acte des réalités sociales et socio‑économiques qui façonnent les rôles des parties dans ces relations et à la rupture. Oublieux de ces réalités, le modèle contractuel privé reste fondamentalement inconciliable avec l’approche contextuelle préconisée par notre Cour en matière de soutien alimentaire entre époux et avec le libellé de la Loi de 1985.

208 Suivant le modèle contractuel privé, on ne peut écarter les contrats que s’ils sont abusifs en ce qu’ils choquent la conscience du tribunal. Pour qu’un contrat soit jugé tel, il faut retrouver à la fois une forte inégalité de pouvoir de négociation entre les parties, dont tire profit la partie en position de force qui exploite la partie plus faible, et une grave iniquité ou imprévoyance dans les dispositions de l’accord (voir Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑7 et 1‑8; Mundinger c. Mundinger (1968), 3 D.L.R. (3d) 338 (C.A. Ont.), conf. par (1970), 14 D.L.R. (3d) 256n (C.S.C.)). La rigueur du critère du caractère abusif reflète fortement une présomption que les individus agissent dans leur intérêt, de manière rationnelle et autonome, lors de la conclusion d’ententes privées. La non‑exécution de l’entente des parties ne peut se justifier que si l’inégalité du pouvoir de négociation a faussé la transaction à tel point que cette présomption s’en trouve réfutée. L’application de cette norme stricte pose problème en soi car elle convient davantage à des transactions commerciales impersonnelles, situées à l’antipode du contexte de négociation d’une séparation et d’un divorce.

209 De manière générale, le modèle contractuel privé, et, plus spécifiquement, le recours au concept d’entente abusive empêche la prise en compte du contexte particulier des accords de séparation et des situations spéciales qu’elles sont censées régir. Or, souvent l’émotivité marque profondément la négociation de ces accords. Son déroulement peut en outre être compliqué par les incidences des inégalités de sexe dans le pouvoir de négociation des parties. De plus, les accords de séparation demeurent de nature intrinsèquement prospective. Comme le soulignent les experts en droit de la famille, il peut être difficile pour les parties de prévoir exactement les conséquences économiques du mariage et de son échec. Voir M. Shaffer et C. Rogerson, « Contracting Spousal Support : Thinking Through Miglin » (2003), 21 C.F.L.Q. 49 (exposé présenté pour la première fois dans le cadre du Colloque national sur le droit de la famille à Kelowna (C.‑B.), 14 au 18 juillet 2002), p. 67‑71; Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑32 à 1‑35.

210 Dans le cas de l’échec du mariage, on ne doit pas exiger que la situation atteigne le seuil de l’abusif pour réexaminer l’accord des parties. Les accords de séparation interviennent dans un contexte où les postulats sur lesquels repose la force obligatoire d’ententes librement conclues ne s’appliquent pas de la même façon que dans le cadre commercial. Cette situation préoccupait la juge Wilson dans Leopold, lorsqu’elle soulignait que les accords sont passés dans un climat d’émotivité spécial, où interviennent des inégalités de pouvoir de négociation beaucoup plus subtiles que dans le contexte commercial (voir aussi J. G. McLeod, Annotation to B. (G). v. G. (L.) (1995), 15 R.F.L. (4th) 216, p. 219). Je partage les préoccupations de la juge Wilson à cet égard, mais je ne souscris pas à sa conclusion, ni à celle des juges majoritaires dans cette affaire, d’après lesquels la solution au problème réside en partie dans le réexamen du concept même de l’entente abusive en common law.

211 À mon sens, il n’est pas nécessaire d’adopter un point de vue dirigiste ou paternaliste qui voudrait que l’intervention des tribunaux puisse servir à « protéger les gens contre eux‑mêmes », pour exprimer un certain scepticisme sur le contexte de la négociation des accords de séparation et se demander de savoir si, compte tenu de ces conditions, les renonciations aux aliments doivent toujours être prises à la lettre. En dissidence dans Richardson, précité, le juge La Forest fait remarquer que, dans les circonstances stressantes du divorce, « bien des gens [. . .] font des choses contraires au bon sens et qui sont loin d’être le fait d’adultes raisonnables, même lorsqu’ils ont recours à un conseiller juridique » (p. 883). Dans Dealing with Family Law : A Canadian Guide (1993), p. 78, J. D. Payne et M. A. Payne se font l’écho de la conclusion que les ententes de séparation ne se négocient probablement pas dans des conditions optimales :

[traduction] Dans le scénario typique d’un divorce, les époux négocient le règlement de leurs affaires, souvent avec l’aide d’avocats, dans une période où ils vivent encore le traumatisme émotif de l’échec de leur mariage. Les époux qui n’ont pas accepté la fin de leur mariage et qui se sentent coupables, déprimés ou en colère par suite de l’échec du mariage ne sont pas en mesure de prendre des décisions à caractère permanent et exécutoire.

Ce contexte de négociation émotivement chargé peut inciter les époux à chercher à en finir rapidement et définitivement, sans évaluer les conséquences à long terme de la rupture. La précipitation des parties à s’affranchir de la relation conjugale peut nuire considérablement au bon fonctionnement du processus de pondération des avantages et des désavantages économiques qui résultent du mariage et de son échec et à leur prise en compte dans l’entente alimentaire.

212 Outre le stress émotif inhérent à la séparation et au divorce, l’inégalité du pouvoir de négociation des parties qui résulte de la nature de leur relation maritale peut aussi entraîner des effets négatifs sur la négociation des conventions, comme l’indiquent Shaffer et Rogerson (p. 70). De subtiles pressions sont susceptibles de jouer même lorsque la négociation s’étend sur une longue période, et même en présence de la preuve que les parties ont toutes deux reçu des conseils juridiques indépendants. Les habitudes fortement ancrées d’un couple dans sa façon d’interagir peuvent continuer de se manifester au cours de la négociation. Par exemple, un époux qui, pendant toute la durée du mariage, dépendait de l’autre ou s’en remettait à ses décisions peut conserver le même comportement à la table de négociation. De même, les séquelles des mauvais traitements subis influencent encore l’interaction des parties qui établissent les modalités d’une entente alimentaire. Voir Shaffer et Rogerson, loc. cit., p. 70; McLeod, Annotation to B. (G.) v. G. (L.), loc. cit., p. 218‑219; G. Stotland et M. R. Siminovitch, « Renunciation to Spousal Support — The Great Escape » (1996-97), 14 C.F.L.Q. 159, p. 166; M. Neave, « Resolving the Dilemma of Difference : A Critique of ‘The Role of Private Ordering in Family Law’ » (1994), 44 U.T.L.J. 97, p. 125‑126.

213 Dans certains cas, cette dynamique du pouvoir peut en dernière analyse dicter le contenu d’un accord, plutôt que l’évaluation objective de la meilleure façon de répartir équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec. C. Martin note qu’il existe des raisons de croire que les demandeurs d’aliments reçoivent moins en négociant qu’en sollicitant une ordonnance judiciaire. Selon lui, ces indications suggéreraient que le processus de négociation désavantage systématiquement les demandeurs d’aliments (voir « Unequal Shadows : Negotiation Theory and Spousal Support Under Canadian Divorce Law » (1998), 56 R.D.U.T. 135, p. 139 et 156). Les commentaires de Shaffer et Rogerson me paraissent pertinents à cet égard (à la p. 71) :

[TRADUCTION] La pratique encore très répandue d’insérer des renonciations et des limites de temps dans les ententes alimentaires entre conjoints, même dans des cas de mariage de longue durée et avec enfants, donne à penser qu’il y a dans la structure de négociation de la pension alimentaire quelque chose qui permet de restreindre la portée de l’obligation. Elle laisse également entrevoir de sérieuses réserves sur le caractère véritablement libre et éclairé de certains choix contractuels censés conférer un caractère définitif à l’obligation alimentaire entre conjoints, ce qui affaiblit les arguments en faveur de la liberté contractuelle et de l’autonomie. [Je souligne.]

214 Ce type de commentaire montre qu’il importe de reconnaître à quel point les facteurs sociaux et économiques peuvent limiter les choix des parties à la table de négociation (voir Neave, loc. cit., p. 122). Les inégalités du pouvoir de négociation dans le processus de règlement ne sont pas neutres. Comme la Cour le souligne dans Moge, p. 850, l’épouse demeure désavantagée économiquement dans bon nombre des mariages, sinon la plupart. Bien que les relations de mariage tendent de façon générale à devenir plus égalitaires, un écart persiste entre le principe de l’égalité et la réalité économique et personnelle vécue par un grand nombre de femmes mariées, et le droit doit conserver la capacité de reconnaître ce type de situation et de s’y adapter.

215 Nous devrions également reconnaître que c’est la femme qui arrive habituellement comme conjoint financièrement dépendant à la table des négociations, et donc la partie plus vulnérable dans ce processus. Lorsque c’est le cas, sa liberté de négocier peut être considérablement restreinte par la nécessité de parvenir à un règlement rapide, en raison de ses besoins financiers et de l’impact de problèmes tels que l’incapacité d’obtenir d’autres formes de soutien au cours des négociations ou la crainte de perdre le droit de visite ou la garde des enfants. Voir Bailey, loc. cit., p. 616; Neave, loc. cit., p. 117 et 125‑126; Stotland et Siminovitch, loc. cit., p. 165‑166 et 168; Martin, loc. cit., p. 146-148.

216 Le concept de l’entente abusive ignore ce type de considérations et les autres manières subtiles dont les disparités économiques entre les parties et leurs rôles respectifs dans la famille — qui continuent de différer selon le sexe — entrent en jeu dans le processus de négociation et en déterminent largement l’issue. Le critère qui régit l’intervention des tribunaux dans les ententes alimentaires entre époux doit répondre à ces réalités.

217 Le nouveau critère doit aussi prendre acte de la nature singulière des accords que négocient les parties. Le critère du caractère abusif de l’accord, comme principe de nature rétrospective qui ne concerne que le moment de la formation du contrat, n’est pas adapté à cette fin, même sous la forme modifiée que propose la juge Wilson dans Leopold (voir Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑9 et 1‑35; Shaffer et Rogerson, loc. cit., p. 94). Les accords de séparation peuvent [TRADUCTION] « exiger des individus qu’ils prédisent tous les aspects de leurs vies futures » alors que, comme le soulignent Bala et Chapman, ces prédictions relèvent [TRADUCTION] « essentiellement de la conjecture » (p. 1‑3); voir aussi Shaffer et Rogerson, p. 68-69. Ces prévisions peuvent être faussées par le climat émotif de l’échec du mariage et par des inégalités de pouvoir de négociation selon le sexe décrites plus haut. Même lorsque ce n’est pas le cas, il peut être néanmoins difficile pour les parties de prévoir les conséquences du passage du temps sur les retombées économiques du mariage et de son échec. Shaffer et Rogerson soulignent par exemple que les parties [TRADUCTION] « sous‑estiment couramment le temps que prendra l’époux anciennement dépendant pour surmonter les inconvénients économiques liés au mariage et devenir autonome » (p. 68). Le droit devrait pouvoir tenir compte du fait que, pour de multiples raisons, les parties peuvent, à la séparation, se trouver dépourvues de la clairvoyance nécessaire pour projeter leur situation dans le futur et ainsi négocier des accords qui, dans les faits, ne répartiront pas équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec telles qu’elles apparaîtront au fil des années.

218 Compte tenu de ces réalités, le modèle contractuel privé — et, similairement, tout modèle fondé sur les mêmes prémisses — est d’une utilité limitée dans le contexte des aliments entre époux. Même lorsque l’entente ne peut être qualifiée d’abusive à proprement parler, sa confirmation par le tribunal peut néanmoins s’avérer inappropriée. S’il importe de respecter la volonté des parties, les tribunaux ne sauraient présumer que les ententes alimentaires entre époux reflètent toujours leur intention de façon claire, voire transparente. Comme dans tout domaine du droit, cette intention reste souvent difficile à cerner. En droit de la famille, des facteurs sociaux et économiques peuvent restreindre considérablement la « liberté » contractuelle des parties, et cette liberté peut devenir décidément inégale. Un accord peut résulter de nombreux compromis implicites ou explicites. Il arrive qu’il traduit des prémisses fondamentalement erronées quant à la manière dont les conséquences du mariage et de son échec se feront sentir dans la vie des parties après le divorce. Vu ces facteurs, je m’interroge sur l’opportunité d’une politique de déférence excessive qui conduit les tribunaux à entériner des ententes alimentaires parce qu’elles sont présumées l’expression objective de la libre volonté des parties. Bien que, dans ce contexte, la représentation des parties par des avocats compétents soit recommandable, voire nécessaire, et que les conseillers professionnels doivent rechercher un règlement satisfaisant, et le fassent pour la plupart, la présence de leur avocat ne suffira pas toujours à remédier à ces problèmes.

C. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en appliquant un critère de changement?

219 Si le critère défini par la trilogie n’est plus valide en droit, et si les principes contractuels ne suffisent pas pour remédier aux injustices susceptibles de découler de la dynamique du droit de la famille, il faut alors s’interroger sur la nature du critère préliminaire approprié à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux, conféré à l’art. 15.2 de la Loi de 1985, de modifier les dispositions alimentaires d’un accord de séparation ou de rendre une nouvelle ordonnance alimentaire en présence d’un accord existant. Interprétant ce qu’elle appelle les [TRADUCTION] « feuilles de thé linguistiques » de la Loi sur le divorce, la juge Abella conclut que, dans le cadre d’une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2, le critère d’intervention dans une entente alimentaire en vigueur doit être identifié à l’arrivée d’un changement important dans la situation des parties depuis la conclusion de l’entente. La réalisation de cette condition constitue un préalable nécessaire à tout examen de l’entente elle‑même, au regard des objectifs du par. 15.2(6) de la Loi de 1985.

220 Comme la majorité, j’estime que la juge Abella fait erreur en retenant un critère préliminaire de changement pour l’application de l’art. 15.2. Cependant, mes raisons de conclure ainsi dépassent le seul constat de l’incompatibilité entre un critère préliminaire de changement et le libellé même du par. 15.2(4). En effet, le critère préliminaire de changement accroît la difficulté de se conformer aux objectifs énoncés au par. 15.2(6) tout en accordant l’attention requise aux aspects distinctifs des ententes alimentaires entre époux.

221 La juge Abella commence son analyse en reconnaissant que, compte tenu du libellé de la Loi de 1985 et de l’approche contemporaine plus contextuelle de notre Cour en matière d’aliments entre époux, le critère préliminaire strict auquel la trilogie assujettit le pouvoir d’intervention des tribunaux dans les ententes alimentaires ne s’applique plus. Je suis d’accord avec sa caractérisation des dispositions relatives aux aliments dans l’ensemble de la Loi de 1985 ainsi que son analyse des tendances jurisprudentielles récentes de notre Cour. Toutefois, j’estime que son analyse de la loi plus particulièrement axée sur l’al. 15.2(4)c) et le lien entre les art. 15 et 17 de la Loi de 1985, pose fondamentalement problème. Selon la juge Abella, le fait que l’al. 15.2(4)c) mentionne ensemble les ordonnances et les ententes peut, sans être déterminant, dénoter l’intention du législateur de les traiter de manière similaire. Elle en déduit que la norme permettant d’écarter les clauses d’une entente alimentaire dans une demande initiale fondée sur l’art. 15.2 devrait correspondre à celle qui autorise la modification d’une ordonnance alimentaire sous le régime du par. 17(4), et adopte le critère préliminaire de changement codifié à l’art. 17 comme critère applicable à l’art. 15.

222 En tentant de baser un critère préliminaire de changement pour l’application de l’art. 15 sur les dispositions de la Loi de 1985, la juge Abella introduit dans l’art. 15.2 un élément qui ne s’y trouve pas. Le critère de changement qu’elle adopte, et en fait tout critère de changement, confère aux ententes un caractère définitif qui ne cadre pas avec la structure même du par. 15.2(4) de la Loi de 1985. Celui-ci prévoit, en effet, que les ententes ne sont qu’un facteur pertinent à considérer parmi d’autres lors de l’examen d’une requête en mesures accessoires. La loi n’assujettit le tribunal au respect d’aucun critère préliminaire explicite lorsqu’il examine la mise en application des facteurs pertinents énumérés au par. 15.2(4) au regard des objectifs du par. 15.2(6), contrairement au cas de l’art. 17. Ces caractéristiques de l’art. 15.2 n’appuient aucunement la conclusion de la juge Abella.

223 Même si le libellé et la structure de l’art. 15.2 n’excluaient pas le critère préliminaire de changement important que la juge Abella adopte, je n’accepterais pas son importation dans l’art. 15.2. Si le critère préconisé par la juge Abella donne aux parties une certaine assurance que leur arrangement sera maintenu — en ce sens que l’entente ne peut jamais être écartée en l’absence du degré de changement requis — , ce degré de certitude s’obtient au détriment du facteur d’équité qui ne peut être examiné qu’à la seconde étape de l’analyse (voir Shaffer et Rogerson, loc. cit., p. 75-76 et 86).

224 Suivant le critère de la juge Abella, en l’absence d’un changement important, une entente même manifestement inéquitable ne peut être examinée ou modifiée par les tribunaux. Comme le font remarquer Bala et Chapman, loc. cit., p. 1-37, imposer l’obligation pour le demandeur d’aliments de satisfaire aux exigences d’un critère préliminaire de changement important pour donner ouverture au contrôle judiciaire revient inévitablement, dans certains cas, à refuser l’accès aux tribunaux à des personnes qui devraient y avoir droit (voir aussi Champagne c. Champagne, [2001] O.J. No. 2660 (QL) (C.S.J.)). Ce résultat ne respecte pas les objectifs du soutien alimentaire entre époux tels que les codifie l’art. 15.2 de la Loi de 1985, ni les exigences des concepts plus larges d’équité, d’égalité et de justice.

225 Comme Mme Miglin le fait valoir, l’imposition d’un critère préliminaire de changement incitera vraisemblablement les tribunaux à manipuler le sens de « changement » afin de [TRADUCTION] « traiter de ce qui constitue, essentiellement, des considérations d’équité ». Je conviens avec les auteurs Shaffer et Rogerson qu’une telle manipulation est beaucoup moins souhaitable que la reconnaissance du pouvoir des tribunaux de débattre directement et explicitement du caractère équitable de la convention à l’étape initiale de l’analyse (p. 83, 86 et 100-101). Ce risque que les tribunaux se voient nécessairement réduits à manipuler le sens de la notion de « changement » demeure un problème dans le cadre établi par la majorité. En effet, l’approche de celle-ci assujettit en fait l’intervention du tribunal dans une demande fondée sur l’art. 15.2, à la démonstration préalable d’un changement très important lorsque l’entente en cause n’est pas entachée par un « vice fondamental dans le processus de négociation » et paraît être « conforme pour l’essentiel » à la Loi au moment où elle a été conclue. Comme je l’expose plus haut, les experts en droit de la famille soulignent que les parties peuvent ne pas être en mesure d’anticiper réellement les retombées économiques du mariage ou de son échec lorsqu’elles négocient un accord. Avec le passage du temps, il peut devenir évident que ce qui semblait juste au premier abord (ou à tout le moins conforme pour l’essentiel) ne le soit pas en réalité, et ce, même en l’absence de changement important dans la situation des parties. Même s’ils parlent de prévisibilité, les juges majoritaires interprètent étroitement le type de circonstances qui échappent à la sphère du prévisible. Ce type d’interprétation pourrait, dans certains cas, empêcher les tribunaux de corriger des injustices découlant de l’incapacité pour les parties, au moment de signer leur entente de séparation, de prévoir avec exactitude les conséquences à long terme de leur mariage et de son échec.

226 J’accepte donc l’argument de Mme Miglin qu’un critère préliminaire de changement [TRADUCTION] « impose un fardeau artificiel et inutile au demandeur d’aliments qui est aux prises avec une entente inéquitable ». Son argument demeure valable que l’exigence de changement devienne le critère initial à l’intervention des tribunaux (Cour d’appel) ou qu’elle influe considérablement sur la décision du tribunal d’intervenir ou non à l’égard d’un accord qui, au moment de sa conclusion, paraissait conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi de 1985 (opinion majoritaire). Il faut par conséquent rejeter le critère préliminaire de changement en faveur d’un critère d’équité dans l’examen des requêtes en mesures accessoires en vertu de l’art. 15.2. Je considère maintenant ce que l’équité commande dans ce contexte.

D. La marche à suivre dans les demandes fondées sur l’art. 15.2

227 Dans le cas d’une requête en mesures accessoires en vertu de l’art. 15.2, le critère d’intervention du tribunal pour écarter une entente alimentaire est fondé sur l’équité objective de l’entente au moment de la requête. Ce critère se base sur le libellé de la loi, qui confère au tribunal la compétence générale et l’obligation de s’assurer de la conformité des conventions matrimoniales aux objectifs de la loi. Il se fonde également sur de solides raisons de politique juridique tenant au contexte dans lequel ces ententes interviennent et aux problèmes complexes de la rupture du mariage qui se révèlent aux parties avec le temps. C’est en fait l’approche que prônent Shaffer et Rogerson dans leur article, « Contracting Spousal Support : Thinking Through Miglin », loc. cit., au terme d’un examen complet des options possibles.

228 Ce critère préliminaire permet au tribunal d’intervenir, que l’injustice existant au moment de la demande résulte de l’iniquité de l’entente initiale ou de l’incapacité des parties lors de la négociation de l’entente à prévoir exactement les conséquences économiques du mariage ou de son échec qui se feraient sentir avec le passage du temps, ou encore d’un changement dans la situation des parties (Shaffer et Rogerson, p. 87). Ce critère met l’accent sur la question de savoir si l’entente alimentaire a opéré en fait, une répartition équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec, ce qui constitue l’objectif ultime de la pension alimentaire entre époux que consacre la loi et que confirme notre Cour. Par contraste, le critère en deux étapes établi par les juges majoritaires crée une distinction artificielle entre deux examens de l’entente, l’un situé au moment de la conclusion de l’accord et l’autre lors de la demande. Si, à la première étape, l’entente ne peut être annulée pour des motifs liés aux circonstances entourant sa formation et qu’elle est jugée conforme pour l’essentiel à la Loi, elle sera soumise à la deuxième étape, à un critère de modification très rigoureux. Je souligne précédemment que cette démarche est inadaptée aux problèmes causés, selon les experts en droit de la famille, par la nature intrinsèquement prospective des ententes alimentaires entre époux. En effet, elle pénalise les parties qui ne prédisent pas correctement l’avenir en assujettissant à une norme plus stricte l’intervention des tribunaux à l’égard d’ententes apparemment justes au départ, mais qui ont mené à une situation injuste. De plus, la démarche des juges majoritaires n’accorde pas toute l’importance voulue à la question de la conformité de l’entente, au moment de la demande, avec les objectifs du par. 15.2(6). À mon avis, un critère unique est préférable. Les tribunaux ne devraient pas être tenus d’entériner des ententes injustes, que l’injustice soit inhérente aux clauses de l’entente initiale ou qu’elle n’apparaisse qu’avec le temps, à mesure que se font sentir les conséquences économiques du mariage et de son échec dans la vie des parties.

229 À mon sens, le contenu de la norme d’équité dans ce contexte est dicté par la Loi de 1985 même. Le législateur s’exprime clairement sur ce point en établissant à l’art. 15.2 des normes législatives sur les aliments entre conjoints. Une entente est réputée équitable si elle satisfait raisonnablement aux objectifs codifiés au par. 15.2(6), dont le but général est la répartition juste des conséquences économiques du mariage et de son échec. Je souscris à l’approche adoptée par la juge L’Heureux‑Dubé sur les ententes de séparation dans ses motifs minoritaires de l’arrêt G. (L.) c. B. (G.), précité, qui concernait toutefois une demande de modification d’une ordonnance alimentaire rendue de consentement, en vertu de l’art. 17 de la Loi de 1985, et découlant d’une convention antérieure entre les parties. Le principe qu’établit la juge L’Heureux‑Dubé dans cet arrêt vaut également pour les requêtes en mesures accessoires fondées sur l’art. 15.2 : plus l’entente alimentaire entre conjoints tient compte des objectifs codifiés au par. 15.2(6), plus elle est susceptible d’influencer l’issue de la demande (par. 56). J’apporterais cependant une réserve à l’analyse de la juge L’Heureux‑Dubé : des cas, probablement rares, peuvent survenir où l’entente sur le soutien alimentaire entre époux tente de tenir compte des objectifs du par. 15.2(6) au moment de sa formation mais conduit néanmoins à une situation incompatible avec ces objectifs. Dans ces cas, comme lorsque l’iniquité de l’entente résulte du défaut des parties de prendre dûment en considération les objectifs du par. 15.2(6) au moment de sa conclusion, le tribunal peut et, même, doit écarter les dispositions alimentaires entre époux.

230 La structure de l’art. 15.2, dans son ensemble, requiert l’appréciation des facteurs énoncés au par. 15.2(4), y compris toute entente, au regard des objectifs du par. 15.2(6). Elle prescrit ainsi une démarche apte à évaluer comment l’entente réalise les objectifs des aliments entre époux selon la Loi et d’ajuster le degré de déférence à son égard en fonction du niveau de conformité qu’elle atteint. Parce qu’elle met l’accent sur l’évaluation objective du contenu de l’entente et de la situation des parties au moment de la demande, cette démarche répond particulièrement bien à la nature particulière des conventions en droit de la famille qui, pour les motifs que j’ai exposés, peuvent ne pas toujours être le reflet transparent de l’intention des parties. Enfin, cette démarche reflète bien la décision du législateur de faire du dénouement équitable de la relation économique des parties, au moment de la rupture, la considération principale dans l’octroi de pensions alimentaires. On ne peut permettre aux parties de contourner cette politique législative par la conclusion d’ententes privées (voir McLeod, Annotation to B. (G.) v. G. (L.), loc. cit., p. 218), tout en exigeant du tribunal qu’il les cautionne en prescrivant une attitude de déférence envers des ententes injustes.

231 Le processus destiné à déterminer si une entente est équitable se trouve nécessairement axé sur les faits et le contexte. Il s’agit de savoir si, devant la situation des parties au moment de la demande, l’entente respecte adéquatement les objectifs des aliments entre époux énoncés au par. 15.2(6). Les juges de première instance doivent donc procéder à l’examen, cas par cas, de l’ensemble des relations entre les parties, y compris leurs fonctions respectives au cours du mariage, la façon dont elles ont réparti le capital et les revenus à la rupture, leurs responsabilités dans le soin des enfants, leurs possibilités d’emploi, et divers autres facteurs. Parce que les parties peuvent tenter de parvenir à l’équité économique de plusieurs manières (par exemple, par le partage des biens et les aliments entre époux), il faut examiner dans leur intégralité les arrangements financiers des parties à la dissolution du mariage et pas seulement les clauses alimentaires de l’accord. C’est précisément le type d’examen exhaustif qu’appelle l’art. 15.2. L’examen doit viser tous les aspects de la relation des parties, en n’oubliant ni les besoins réels ni la nécessité d’une compensation, le cas échéant.

232 Pour appliquer les objectifs du par. 15.2(6) à une situation donnée, on doit pondérer, concilier et interpréter. Il ne faut certes pas écarter à la légère les efforts déployés par les parties pour se conformer aux objectifs codifiés au par. 15.2(6) dans leur situation particulière. Cependant, la question de savoir si une entente satisfait raisonnablement aux objectifs du soutien alimentaire entre époux ne dépend pas entièrement des attentes subjectives des parties. La réponse à cette question exige plutôt une évaluation objective tant du contenu de l’entente que de la situation des parties au moment de la demande. Pour qu’on lui accorde une importance significative, l’entente, examinée objectivement, doit confirmer que les parties se sont réellement efforcées d’atteindre les objectifs du par. 15.2(6) et se situer à l’intérieur des paramètres du [traduction] « cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible ». Voir Shaffer et Rogerson, loc. cit., p. 94-95; McLeod, Annotation to B. (G). v. G. (L.), loc. cit., p. 220.

233 J’adopte la suggestion de la juge L’Heureux‑Dubé dans G. (L.) c. B. (G.), précité, selon laquelle « [l]es avocats seraient bien avisés, dans l’élaboration de telles conventions, de bien préciser à l’avenir la base suivant laquelle la convention relative à la pension alimentaire pour l’épouse et les enfants a été négociée » et d’énoncer plus particulièrement « les divers facteurs et objectifs dont ils ont tenu compte dans le partage des conséquences économiques du mariage et du divorce » (par. 56-57). Les tribunaux ne sont cependant pas tenus de se fier aveuglément à la description que les parties donnent de leur situation. Pour respecter l’esprit et la lettre de la recommandation de la juge L’Heureux‑Dubé, il ne suffira pas aux parties d’ajouter une dénégation, comme à l’al. 10d) de l’accord de séparation des Miglin — [TRADUCTION] « [l]es parties conviennent et reconnaissent expressément qu’il n’existe aucun lien de causalité entre les besoins économiques présents ou futurs de chacun et leur mariage » — , ni d’inclure des déclarations comme celle de l’al. 10d) : « [l]eur mariage n’a pas engendré de situation de dépendance économique », déclaration clairement contredite par les faits en l’espèce. Les parties ne changent pas la réalité de leur situation en affirmant simplement leur égalité économique dans leur entente. Pour que le tribunal lui reconnaisse une importance significative, tout en témoignant de la volonté évidente des parties de lui conférer un caractère définitif, l’entente doit faire plus que de se contenter de parler d’égalité. À cet égard, l’extrait suivant de l’arrêt Moge mérite d’être relu (à la p. 864) :

Le principe du partage équitable des conséquences économiques du mariage ou de son échec au moment de la rupture que vise, selon moi, la Loi cherche à reconnaître et à prendre en considération les inconvénients économiques subis par l’époux qui consent les sacrifices ainsi que les avantages économiques conférés à l’autre. Il reconnaît, et c’est significatif, la valeur indéniable du travail au foyer et transforme en un impératif fondamental la notion d’égalité qui n’était évoquée que rhétoriquement dans le modèle de l’indépendance économique présumée. [Je souligne.]

Pour mériter la déférence du tribunal, lors de l’examen d’une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2, l’entente doit prendre acte de la réalité vécue par les parties et, en accord avec cette réalité, témoigner d’un effort véritable de répartir équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec.

234 Même lorsque l’entente témoigne d’efforts réels des parties de se conformer aux objectifs du par. 15.2(6), le tribunal doit intervenir si, au moment de la demande, elle ne respecte plus les paramètres du cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable peut survenir sur la réalisation de ces objectifs. Autrement dit, il ne suffit pas qu’une entente recherche le partage équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec; il faut qu’elle en permette raisonnablement la réalisation. Si la situation des parties évolue d’une façon qu’elles n’ont pas anticipée au moment de la conclusion de l’entente, il se peut même qu’un accord visant à atteindre les objectifs du par. 15.2(6) lorsqu’il a été négocié ne réponde plus à ces objectifs au moment de la demande. L’équité commande dans ce cas que le tribunal écarte les dispositions alimentaires de l’entente, pour y substituer les termes d’une ordonnance qui permette effectivement la réalisation des objectifs de la Loi de 1985.

235 Toutefois, le rôle du tribunal ne consiste pas à procéder au fignolage des accords ou à y apporter des ajustements mineurs (voir McLeod, Annotation to B. (G). v. G. (L.), p. 220). Il importe de souligner que le tribunal saisi d’une demande fondée sur l’art. 15.2 peut reconnaître un accord comme une expression fiable de l’intention et des attentes réelles des parties et accepter de le confirmer, même s’il ne correspond pas de façon parfaite, dans son libellé ou dans ses résultats, aux objectifs de la Loi de 1985. Pour que l’accord soit appliqué, il suffira qu’il respecte le cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable reste possible à l’égard de la réalisation des objectifs du par. 15.2(6). Cette approche ne prive pas les individus de la liberté d’organiser leur vie comme ils l’entendent, pas plus qu’elle ne les empêche d’apporter leurs propres préoccupations, désirs et objectifs à la table des négociations, comme le suggèrent les juges majoritaires. Au lieu de cela, elle confère aux parties une latitude considérable dans la négociation d’arrangements capables de refléter leurs priorités personnelles. En même temps, elle reconnaît dans le régime législatif l’existence de certains éléments non négociables, comme le dictent les principes plus larges d’équité. Par exemple, lorsqu’un accord ne pallie pas, expressément ou dans ses conséquences, au besoin démontré de l’époux dépendant qui résulte de l’échec du mariage, le tribunal peut intervenir au motif que l’accord est incompatible avec les objectifs du par. 15.2(6), même s’il permet d’atteindre d’autres objectifs que les parties se sont fixés dans la négociation du règlement.

236 Une approche qui exige que les ententes réalisent l’objectif de la répartition équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec est non seulement imposée par la Loi de 1985, mais correspond aussi à ce que la société estime juste et équitable en cas de dissolution du mariage. Quoiqu’ils s’inscrivent dans un contexte différent, les commentaires de notre Cour dans Bracklow, précité, par. 48, s’avèrent pertinents à cet égard :

Permettre l’attribution d’une pension alimentaire à l’époux handicapé par la maladie ne fait que reconnaître l’objectif de traitement équitable des conséquences économiques de l’échec du mariage, qui, d’après notre Cour, dans l’arrêt Moge, précité, est au cœur de la Loi sur le divorce. J’estime aussi que cela peut bien être conforme à ce que la société considère comme juste. [Je souligne.]

Le mariage constitue un ensemble complexe de relations de confiance et d’interdépendance, où les attentes et la dépendance qui se développent chez les parties doivent être reconnues. Ce ne sont pas des échanges commerciaux impersonnels. Un grand nombre de facteurs influencent le développement des besoins et des expectatives qui naissent de chaque mariage. Ils incluent notamment la durée même du mariage et les rôles respectifs des époux au cours de celui‑ci. Au moment de la rupture, les ex‑époux peuvent réussir à s’entendre sur la question de leurs aliments. Idéalement, cette entente témoignera de l’effort réel des parties de répondre aux besoins et aux attentes découlant du mariage et de son échec, et prendra acte de l’effet qu’aura la dissolution de la relation sur l’ensemble de l’unité familiale, y compris sur les enfants du mariage.

237 Cependant, il arrive qu’une entente n’apporte qu’une réponse partielle aux besoins et aux attentes découlant du mariage et de son échec. Son existence n’autorise pas les tribunaux à faire abstraction de l’ensemble de la situation des parties. Une telle attitude contredit non seulement la Loi de 1985 mais aussi, à mon avis, la perception que notre société se forme de ce que serait le caractère équitable de ces ententes. Cette exigence d’équité veut que l’arrangement qui régit les relations des parties après le divorce tienne compte de la réalité de leur vie et des conséquences économiques qui en résultent. Pour satisfaire à cette volonté d’équité, le tribunal doit prendre en considération tous les besoins et les attentes légitimes des parties, et non pas seulement ceux que reconnaît l’entente. Une entente qui n’attache pas une importance suffisante aux dépendances économiques réelles résultant de la relation ou les besoins réels des parties découlant de l’échec du mariage, à mesure qu’ils se font sentir après le divorce, est injuste et ne devrait pas être maintenue telle quelle.

238 Je dois exprimer mon désaccord avec l’argument de M. Miglin, repris dans les motifs majoritaires, suivant lequel l’attention portée à la mesure dans laquelle les clauses de l’entente alimentaire permettent d’atteindre les objectifs du par. 15.2(6) ne cadre pas avec un des objectifs de politique générale énoncé au par. 9(2) de la Loi de 1985, qui est d’encourager le règlement. Le paragraphe 9(2) impose à l’avocat agissant pour le compte d’une partie à une action en divorce l’obligation de discuter avec son client de la possibilité de négocier un règlement et de l’informer des services de médiation qu’il connaît. Cette disposition traduit une obligation déontologique plus générale qui s’applique aux avocats dans la conduite des litiges à titre de membres du Barreau et d’officiers de la cour (voir par exemple les règles 2.02(2) et 2.02(3) du Code de déontologie du Barreau du Haut‑Canada). Cependant, si le par. 9(2) encourage clairement les règlements, je ne pense pas qu’il faille considérer que la Loi de 1985 privilégie le règlement en soi. On ne peut interpréter une disposition aussi générale que le par. 9(2) indépendamment des objectifs législatifs très précis du soutien alimentaire entre époux qu’énonce le par. 15.2(6). Même si le par. 9(2) encourage les parties à régler leurs affaires entre elles, elles ne peuvent se soustraire à la Loi par contrat. Selon la Loi de 1985, les tribunaux doivent rendre des ordonnances alimentaires entre époux qui tendent à respecter le mieux possible les objectifs codifiés au par. 15.2(6). Dans ce cadre législatif, on peut conclure que la Loi de 1985 n’encourage pas les règlements en soi mais plutôt les ententes conformes aux objectifs législatifs des pensions alimentaires entre époux, tels que le par. 15.2(6) les exprime. Une conclusion différente exprime le refus de concevoir la Loi de 1985 comme un ensemble législatif cohérent. Elle comporte aussi le risque potentiel d’amener les tribunaux à entériner des accords injustes, incompatibles avec les objectifs de la Loi, une loi qui pourtant leur confère, au départ, le pouvoir de statuer sur les demandes d’aliments.

239 Dans le contexte de l’obligation alimentaire entre époux, donc, l’objectif de politique législative ne consiste pas dans la conclusion de règlements négociés mais plutôt dans la négociation de règlements équitables, l’équité devant s’apprécier en fonction des objectifs de la Loi de 1985 (voir aussi les observations de Shaffer et Rogerson, loc. cit., sur ce point, p. 80-81). L’exigence du caractère objectivement équitable de l’entente au moment de la demande fondée sur l’art. 15.2 ne découragera pas les parties de négocier des ententes, comme le prétendent les juges majoritaires. Une faible proportion de divorces font actuellement l’objet de procédures judiciaires, peut‑être même moins de 5 pour cent (voir Martin, loc. cit., p. 137; Payne et Payne, Dealing with Family Law : A Canadian Guide, op. cit., p. 82). Cet état de fait démontre les grands avantages que présentent les règlements négociés pour les parties, au moment de la rupture du mariage. Comme le font remarquer Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑41 :

[TRADUCTION] La signature d’une entente de séparation évite les coûts financiers et psychologiques associés au procès, et fournit aux parties un moyen plus expéditif et moins incertain de résoudre leurs conflits que si elles recouraient aux tribunaux. En outre, il est plus probable que l’entente de séparation traduise les attentes et les préférences des parties qu’une entente imposée par le juge.

Un critère préliminaire d’équité objective pour l’intervention des tribunaux dans les ententes alimentaires entre époux ne diminuera pas l’intérêt des parties à éviter le stress financier et psychologique d’un procès ou à résoudre leur différend de manière expéditive. Ce critère laissera aux parties une grande latitude, pour rédiger une entente qui réponde aux objectifs du par. 15.2(6) et qui reflète leurs propres attentes et préférences, mieux que ne le ferait une ordonnance judiciaire. Ces avantages inciteront, les parties à continuer en règle générale à régler leurs affaires, à la dissolution du mariage, par des ententes privées (voir Bala et Chapman, loc. cit., p. 1-4 et 1‑41).

240 Je suis d’accord aussi avec Bala et Chapman que la [TRADUCTION] « vaste majorité des ex‑époux ne solliciteront pas de modification et la vaste majorité des gens, honoreront leurs engagements » car « les coûts financiers et psychologiques associés à la réouverture d’un accord demeureront élevés » (p. 1‑41 (en italique dans l’original)). D’ailleurs, on constate que normalement les parties concluent et respectent les ententes sur la pension alimentaire aux enfants, leur garde et les droits de visite, en dépit du large pouvoir discrétionnaire attribué aux tribunaux pour écarter les dispositions de ces ententes. Elles se vérifient également par l’absence de preuves empiriques qu’un critère préliminaire fondé d’équité, pour l’intervention des tribunaux dans les ententes de partage des biens matrimoniaux, ait découragé les règlements ou augmenté l’incidence des procès en Colombie‑Britannique (le par. 65(1) de la Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, confère aux tribunaux le pouvoir d’écarter des ententes « inéquitables » en matière de partage des biens matrimoniaux). Voir McLeod, Annotation to B. (G.). v. G. (L.), loc. cit., p. 219; Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑41 et 1‑42; Shaffer et Rogerson, loc. cit., p. 60-61.

241 À mon avis, loin de décourager les règlements, l’imposition d’un critère préliminaire d’intervention des tribunaux axé sur l’équité objective de l’entente au moment de la demande encouragera les parties à négocier des ententes équitables (voir Bala, loc. cit., p. 61; Bala et Chapman, loc. cit., p. 1‑43). En même temps, l’autonomie et la dignité réelles des époux s’en trouveront renforcées. Chez les parties, la conscience de l’existence du pouvoir des tribunaux, en cas de demande de révision, d’évaluer les ententes en fonction de leur niveau de conformité avec les objectifs du par. 15.2(6) devrait amener à donner priorité à la répartition équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec. À cette fin, comme je l’ai déjà indiqué, les parties ne pourront se contenter dans leur entente de simplement répéter, hors contexte, la formulation des objectifs de la Loi de 1985 ou de la jurisprudence de notre Cour. La détermination du caractère objectivement équitable d’une entente, au moment de la demande, ne se réduit pas à un examen formaliste limité à une vérification de l’apparence de conformité technique des stipulations de l’accord aux dispositions de la Loi. Au contraire, elle exige une analyse contextuelle approfondie du contenu de l’entente et de la situation des parties au moment de la demande, afin de s’assurer que l’entente, dans ses effets réels, répartit équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec.

242 À mon sens, accepter qu’une entente soit considérée comme « conforme pour l’essentiel » aux objectifs de la Loi de 1985, alors qu’en réalité elle déroge considérablement à l’objectif d’équité économique consacré par ces mêmes objectifs, ne respecte pas l’orientation de la jurisprudence de notre Cour sur l’obligation alimentaire entre conjoints. En vertu du critère préliminaire préconisé par la majorité, il se peut que seules les ententes qui s’écarteraient très substantiellement des objectifs de la Loi de 1985 en matière d’aliments ne reçoivent pas l’approbation des tribunaux. Une telle approche place la barre beaucoup trop bas. L’objectif recherché dans un contexte de droit de la famille doit être d’inciter les parties à conclure des accords aussi équitables que possible, plutôt que de laisser aux tribunaux le seul pouvoir de mettre de côté des ententes abusives manifestement inéquitables. L’interprétation judiciaire de la Loi sur le divorce ne devrait pas permettre aux parties d’éviter la seule injustice formelle lorsqu’elles concluent des accords de séparation. Le texte exprès de la Loi de 1985 ainsi que les développements jurisprudentiels depuis Pelech commandent que ces accords tendent et parviennent à une justice réelle. L’équité n’exige rien de moins.

E. Application aux faits de l’espèce

243 Dans le présent pourvoi, il n’est pas approprié de s’en remettre à la renonciation aux aliments entre époux dans l’accord de séparation des parties. Le juge de première instance (qui appliquait essentiellement un critère d’équité) et la Cour d’appel (après avoir conclu que le critère préliminaire du changement important — que j’ai rejeté — avait été atteint) ont tous deux jugé que le partage des biens des Miglin et leurs arrangements alimentaires au profit de Mme Miglin ne satisfaisaient pas aux objectifs du par. 15.2(6). Je souscris à cette conclusion, mais il importe à mon avis de préciser pourquoi les arrangements financiers des parties, pris globalement, sortent du cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible, au sujet de la réalisation des objectifs du soutien alimentaire entre époux exposés au par. 15.2(6). Il m’apparaît important aussi de souligner d’abord que si des considérations diverses touchant la valeur absolue de l’actif de Mme Miglin peuvent facilement faire dévier l’analyse, cette dernière conserve un caractère relationnel, puisqu’il s’agit de déterminer si, dans les faits, les arrangements financiers des parties répartissent équitablement entre elles les conséquences économiques de leur mariage et de son échec.

244 Avant d’aborder le contenu des ententes de séparation et de consultation, je ferai quelques brèves observations sur la conclusion majoritaire selon laquelle rien dans les circonstances entourant le processus de négociation et la conclusion des ententes des parties en l’espèce ne justifie la remise en question de leur validité. Je note que Mme Miglin a témoigné au procès qu’elle n’était pas satisfaite de l’accord de séparation et qu’elle s’est sentie forcée par M. Miglin d’accepter de renoncer à une pension alimentaire. Elle traversait alors, dit-elle, [TRADUCTION] « une période très confuse et émotive ». Comme le juge de première instance n’a procédé à aucune détermination des faits sur ce point, et que Mme Miglin n’a pas fait valoir devant la Cour que ces facteurs ont vicié les conventions des parties, je n’ai pas l’intention de tirer des conclusions sur les circonstances dans lesquelles les parties ont négocié les ententes. Toutefois, je tiens à souligner qu’il ne faut pas éliminer trop rapidement sans aucun examen, toute inquiétude au sujet des chocs émotifs et des pressions que Mme Miglin affirme avoir subis au cours du processus de négociation. L’appréciation et la quantification de l’incidence subtile de la vulnérabilité émotive des parties et du déséquilibre des forces entre elles sur la formation d’une entente de séparation représente un exercice difficile même lorsque, comme en l’espèce, les parties ont longuement négocié avec l’aide de conseillers juridiques. En raison de ces difficultés, la meilleure façon de tenir compte du contexte distinctif dans lequel se négocient les accords de séparation consiste à s’attacher à l’examen objectif des résultats des efforts de négociation des parties. Comme je le mentionne plus haut, il faut apprécier le contenu de l’accord, ainsi que la situation des parties au moment de la demande, pour déterminer si l’entente respecte effectivement le cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible sur la réalisation des objectifs du par. 15.2(6).

245 Je passerai maintenant à l’étude des ententes de séparation et de consultation. Il est clair qu’elles ne permettaient pas raisonnablement d’atteindre les objectifs du par. 15.2(6) au moment où elles ont été négociées. La situation n’avait pas changé lorsque Mme Miglin a déposé sa requête en mesures accessoires. L’accord de séparation prévoyait la cession par Mme Miglin de l’intérêt de moitié qu’elle détenait dans l’entreprise des parties en contrepartie de l’intérêt de moitié que détenait M. Miglin dans le foyer conjugal et de sa prise en charge de l’hypothèque. La cession de la part de l’entreprise par Mme Miglin (une « conséquence de l’échec du mariage » au sens de l’al. 15.2(6)) lui a occasionné d’importants désavantages. Même si on a évalué à près de 250 000 $ les intérêts de moitié que détenaient les parties respectivement dans l’entreprise et dans le foyer conjugal, il est difficile, comme le souligne le juge de première instance, de considérer l’échange comme un partage égal, puisque Mme Miglin a échangé un bien productif de revenu (produisant des recettes de près de 1,5 million de dollars par an au moment du procès) pour un bien non productif de revenu. Il importe en outre de souligner qu’en conséquence de l’échec du mariage, Mme Miglin a non seulement renoncé à ses droits sur les bénéfices courants de l’entreprise des parties — dont le succès lui était tout aussi attribuable, selon le juge de première instance — , mais elle a aussi perdu son revenu d’emploi de 80 500 $ par an. Les parties ont reconnu qu’en conséquence, Mme Miglin aurait besoin d’une source de revenus (l’existence même de l’entente de consultation l’atteste) et que, vu la clause non‑limitative de renouvellement de l’entente de consultation, ce besoin pouvait se prolonger au‑delà de la période initiale de cinq ans. Le fait que Mme Miglin n’ait jamais accompli beaucoup de travail en vertu de l’entente de consultation montre bien que le but principal de cette dernière était de lui assurer une source de revenu comme l’indique la conclusion du juge de première instance qu’il s’agissait d’une [traduction] « pension alimentaire à peine déguisée » (par. 15). Toutefois, l’entente de consultation assurait à Mme Miglin un revenu annuel de 15 000 $ seulement (avec majoration pour la hausse du coût de la vie), et donc insuffisant pour pallier l’important déficit financier attribuable à la perte de son emploi à l’hôtel.

246 L’injustice qui résulte de la nature de ces ententes a été aggravée par le refus de M. Miglin de renouveler l’entente de consultation. La fin de cette entente a coïncidé avec la détérioration de la relation des parties après le divorce, que le juge de première instance a attribuée à la diminution graduelle du contrôle qu’exerçait M. Miglin sur son ex‑épouse. Mme Miglin a témoigné au procès qu’elle s’attendait au renouvellement de l’entente de consultation. Les juges majoritaires signalent cependant l’existence de preuves selon lesquelles Mme Miglin savait que l’entente de consultation pouvait ne pas être renouvelée, faisant observer que son comptable l’avait avisée de se préparer à l’avance à faire face à une diminution potentielle de son revenu. À mon avis, indépendamment des attentes de Mme Miglin, le point central demeure que la Loi de 1985 vise clairement à assurer que les besoins financiers de l’époux dépendant, qui résultent de la rupture du mariage, soient adéquatement pris en compte par l’attribution d’une pension alimentaire, dans la mesure où l’autre époux a les moyens de la payer, comme en l’espèce. En raison de la perte de sa part dans l’entreprise florissante des parties et de celle de son emploi, Mme Miglin a subi de façon disproportionnée les désavantages économiques de l’échec du mariage. Parce qu’ils ne prévoyaient aucune pension alimentaire au profit de Mme Miglin et ne lui assuraient qu’un revenu minime, susceptible de s’évanouir après cinq ans, ce qui fut le cas, les arrangements financiers des parties n’ont pas compensé ni « réparti » ces désavantages. Il est donc clair que les objectifs du par. 15.2(6) n’ont pas été remplis.

247 Aux désavantages économiques disproportionnés qu’a subis Mme Miglin par suite de l’échec du mariage s’ajoutent ceux attribuables aux rôles assumés par les parties pendant les 14 ans de leur mariage, tant dans leurs relations d’affaires qu’au foyer. La déclaration insérée dans l’entente de séparation que [traduction] « [l]eur mariage n’a pas engendré de situation de dépendance économique » est contredite par la situation réelle des parties pendant et après leur mariage.

248 Sur les relations d’affaires des parties tout d’abord, il importe de reconnaître que, même si les contributions des parties à la réussite de l’hôtel — réussite dont Mme Miglin ne bénéficie plus — étaient de valeur égale, leur nature différait. M. Miglin veillait à la gestion générale de l’entreprise, notamment aux budgets et à la planification à long terme de l’hôtel. Mme Miglin se chargeait de tâches administratives et domestiques. Ses fonctions dans l’entreprise ne comportaient pas de contact avec le fonctionnement du marché et elle a toujours été dépendante du savoir‑faire commercial de M. Miglin et de ses décisions financières. Elle a dit dans sa déposition : [TRADUCTION] « Je ne crois pas que j’aurais pu y arriver sans lui. Il pouvait y arriver sans moi. »

249 Lorsque le mariage a échoué et qu’elle a été forcée de quitter son emploi à l’hôtel, Mme Miglin s’est trouvée dans une situation économique plus vulnérable que si elle avait travaillé, pendant la même période, à l’extérieur de l’entreprise familiale exploitée par les parties. Parce qu’elle avait travaillé depuis 1984 exclusivement pour l’hôtel, avec lequel elle n’a plus entretenu de lien après la séparation sauf à titre symbolique de consultante, Mme Miglin ne disposait, à la fin du mariage, d’aucun des avantages généralement associés à la détention d’un emploi à long terme à l’extérieur de l’entreprise familiale, tels l’ancienneté ou la sécurité d’emploi.

250 M. et Mme Miglin ont réparti leurs responsabilités relatives à l’hôtel essentiellement comme ils se sont partagé les tâches domestiques, Mme Miglin se trouvant à jouer un rôle crucial, mais à valeur économique moindre sur le marché du travail. En conséquence, Mme Miglin n’a pas retiré de ses responsabilités à l’hôtel les compétences et l’expérience d’un gérant dans l’industrie l’hôtelière. Il n’est pas réaliste de s’attendre à ce qu’elle puisse simplement trouver un autre poste offrant à peu près le même salaire que ce qu’elle touchait à l’hôtel. Au contraire, le fait que Mme Miglin n’a eu que peu d’occasions de développer des compétences valables sur le marché du travail, au sein de l’entreprise familiale, son seul emploi depuis 1978, affectera négativement, à long terme, ses perspectives d’indépendance financière. Cette réalité n’a pas été prise en compte quand les parties ont attribué à Mme Miglin une source de revenus de 15 000 $ seulement et quand ce modeste revenu est disparu après cinq ans.

251 En passant ensuite à l’étude de la manière dont les parties ont organisé leur vie familiale, on voit que Mme Miglin s’est occupée principalement des enfants au cours du mariage et continue d’assumer cette responsabilité à l’égard de trois des quatre enfants. Pendant le mariage, la nature des responsabilités professionnelles de Mme Miglin (et, par le fait même, les occasions d’acquérir des compétences et de l’expérience) a été limitée par l’étendue de son rôle envers les enfants. Dès que l’aînée des enfants a commencé à fréquenter l’école, par exemple, Mme Miglin a fait la navette entre Toronto et le parc Algonquin pendant les quatre mois de « transition » (mai, juin, septembre et octobre), les mois scolaires où l’hôtel était ouvert, plutôt que de travailler à temps plein comme M. Miglin. La charge quotidienne du soin des enfants après la séparation continuera d’entraîner pour Mme Miglin d’importantes conséquences économiques à long terme, ces facteurs limiteront autant ses possibilités d’emploi que sa capacité future de gagner sa vie et compromettront, de ce fait, son aptitude à devenir économiquement indépendante. Les arrangements financiers des parties n’ont pas tenu compte de cette réalité, en n’accordant à Mme Miglin qu’un revenu minime pendant une courte période de temps. Qui plus est, la structure des ententes des parties donnait à M. Miglin le pouvoir discrétionnaire de mettre fin à cette source limitée de revenus après cinq ans, alors même que Mme Miglin continuait d’en avoir besoin en raison notamment de ses responsabilités à l’égard du soin des enfants, qu’elle devait assumer pendant et après le mariage, suivant les ententes intervenues entre les parties.

252 Se fondant sur la correspondance entre les avocats des parties pendant la négociation de l’accord de séparation, la majorité suggère (au par. 95) que Mme Miglin a elle-même préféré libérer M. Miglin de toute obligation alimentaire envers elle à « condition qu’il subvienne à ses besoins économiques par l’entremise de la pension alimentaire versée aux enfants »; autrement dit, à condition qu’elle reçoive un montant suffisant au titre de la pension alimentaire des enfants pour couvrir ses propres dépenses et lui permettre de subvenir à ses besoins économiques comme à ceux des enfants. Même à supposer que tel ait été effectivement son choix, les arrangements financiers des parties ne satisfont pas adéquatement aux besoins économiques de Mme Miglin; notamment ils ne prennent pas équitablement en compte les conséquences financières à long terme des responsabilités dans le soin des enfants. Autrement dit, les arrangements financiers n’ont pas attaché suffisamment d’importance à l’objectif énoncé à l’al. 15.2(6)b), de répartir entre les époux les conséquences financières qui découlent du soin de leurs enfants en sus de toute obligation alimentaire au profit des enfants.

253 Pour les raisons que j’ai notées, les arrangements financiers des parties n’ont manifestement pas remédié au fait que Mme Miglin a disproportionnellement supporté les désavantages économiques résultant de l’échec du mariage et des rôles qu’ont assumés les parties au cours de leurs 14 années de mariage (et, en ce qui concerne le soin des enfants, après le mariage également). Nous ne sommes pas en présence d’une situation où les arrangements financiers des parties, au moment de la séparation, auraient fourni à l’époux dépendant une source de revenus un peu inférieure à ce qu’un tribunal aurait accordé, mais malgré tout raisonnable dans les circonstances. L’accord de séparation n’a prévu aucune pension alimentaire ni source de revenus au profit de Mme Miglin, tandis que l’entente de consultation lui assurait un salaire annuel de seulement 15 000 $, auquel M. Miglin a mis fin après cinq ans, malgré le besoin dans lequel se trouvait toujours Mme Miglin. Même si la majorité souligne l’augmentation de la valeur nette de l’actif de Mme Miglin depuis la séparation, il n’en reste pas moins que, dans un avenir prévisible, Mme Miglin ne disposera d’aucune source de revenus autre que la pension alimentaire qu’elle reçoit pour ses enfants, à moins de vendre sa maison ou se départir de REER dont elle a besoin pour sa sécurité future.

254 En conséquence, examinés dans leur ensemble, les arrangements financiers des parties sortent du cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible, à propos de la façon de réaliser les objectifs du par. 15.2(6) en matière d’obligation alimentaire entre époux, au moment de la requête de Mme Miglin. Il convenait donc que le juge de première instance intervienne et fasse droit à sa demande de mesures accessoires. Comme la question du montant des aliments n’a pas été plaidée devant notre Cour, je suppose, sans toutefois en décider, que le montant octroyé par le juge de première instance, et maintenu par la Cour d’appel, était approprié.

255 Je conviens avec la Cour d’appel qu’il y a lieu d’éliminer la limite de cinq ans imposée par le juge de première instance aux versements alimentaires. Bien qu’il incombe à Mme Miglin de prendre des mesures pour parvenir à l’indépendance économique, conformément à l’al. 15.2(6)d), la Cour doit veiller à situer cette responsabilité dans un contexte où Mme Miglin élève de jeunes enfants et où cette responsabilité représente pour elle une activité à temps plein. M. Miglin ne s’est pas opposé à la décision de Mme Miglin de rester à la maison avec les enfants. Comme le juge de première instance le fait observer, M. Miglin [TRADUCTION] « savait fort bien, lors de la négociation de l’entente de séparation, que son épouse consacrerait tout son temps à s’occuper de leurs quatre enfants et que, jusqu’à ce que les enfants atteignent l’âge adulte, les possibilités pour elle d’acquérir une autonomie financière étaient minces » (par. 32). En raison de l’âge des enfants et de la nature des responsabilités que Mme Miglin assume envers eux, je suis d’accord avec la juge Abella pour dire que la limite de 5 ans relève de la [TRADUCTION] « conjecture ». La situation en l’espèce n’est cependant pas immuable. Mme Miglin doit être bien consciente qu’elle demeure tenue de parvenir dans la mesure du possible à l’indépendance économique. À mesure que grandiront ses enfants, sa responsabilité de rechercher un emploi pourra augmenter et le tribunal conserve son pouvoir d’intervention s’il s’avère, dans l’avenir, qu’elle ne s’efforce pas réellement d’accéder à l’indépendance économique.

V. Dispositif

256 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel de l’Ontario. Mme Miglin a droit aux dépens dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Deschamps sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Nicole Tellier, Toronto; Watson Jordan, Toronto.

Procureurs de l’intimée : Epstein Cole LLP, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2003 CSC 24 ?
Date de la décision : 17/04/2003
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit de la famille - Divorce - Mesures accessoires - Aliments entre époux - Accord de séparation - Clause de renonciation aux aliments entre époux - Accord définitif de séparation contenant une clause de renonciation à toute créance alimentaire future entre époux - L’épouse demande par la suite des aliments à son profit en vertu de l’art. 15 de la Loi sur le divorce - Critère préliminaire d’intervention judiciaire dans un accord de séparation sur requête en aliments entre époux - Poids à donner à la clause de renonciation aux aliments entre époux dans l’accord de séparation - Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), art. 15.2.

Procès - Équité - Divorce - Mesures accessoires - Aliments entre époux - Les commentaires et interventions du juge suscitent‑ils une crainte raisonnable de partialité?.

Cinq ans après leur mariage en 1979, les parties achètent un hôtel dans le nord de l’Ontario comme actionnaires à parts égales et l’exploitent ensemble. Les parties tirent chacune de l’entreprise familiale un salaire de 80 500 $ par an. Ils ont quatre enfants et la famille partage son temps entre l’hôtel et la maison conjugale à Toronto. En 1993, les parties se séparent; les enfants ont alors entre 2 et 7 ans et demi, l’épouse 41 ans et l’époux 43 ans. Après plus d’un an de négociations, ils signent une entente de séparation comprenant une clause de libération totale et définitive de toute créance alimentaire entre époux. Il est convenu que les enfants habiteront principalement chez l’épouse et que l’époux versera des aliments de 60 000 $ par an pour les enfants et assumera la responsabilité des paiements hypothécaires sur la maison. Selon l’accord, l’époux transférait à l’épouse son intérêt de moitié dans la maison conjugale, évalué à 250 000 $, et l’épouse transférait à l’époux son intérêt de moitié dans l’hôtel, évalué aussi à 250 000 $. De plus, l’épouse renonçait à tout droit sur l’entreprise de pourvoirie de l’époux, dont la valeur n’est pas évaluée. Les parties signent aussi une entente de consultation entre l’épouse et l’hôtel lui fournissant un salaire annuel de 15 000 $ pendant cinq ans, renouvelable sur consentement mutuel des parties. Après le divorce, les relations entre les ex‑époux deviennent acrimonieuses. Quatre ans environ après l’accord de séparation, et six mois avant l’expiration de l’entente de consultation, l’épouse fait une demande de garde exclusive des enfants, d’aliments au profit des enfants et d’aliments à son profit en vertu de l’art. 15 (maintenant art. 15.2) de la Loi sur le divorce. Le juge de première instance lui accorde une pension alimentaire de 4 400 $ par mois pour cinq ans. La Cour d’appel confirme le montant des aliments et annule la limite de cinq ans.

Arrêt (les juges LeBel et Deschamps sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour : Le critère étroit énoncé dans la trilogie Pelech pour la modification d’une entente antérieure ne s’applique pas dans le contexte législatif actuel. Des ententes conclues avec l’intention de leur donner un caractère définitif peuvent, dans des cas limités, être écartées pour des motifs autres que ceux énoncés dans la trilogie qui établissait qu’un tribunal pouvait écarter une entente alimentaire définitive entre conjoints dans le seul cas où était survenu un changement radical et imprévisible ayant un lien de causalité avec le mariage. La conception du rôle de la pension alimentaire entre époux a changé dans la société et dans la jurisprudence depuis l’arrêt Pelech et reconnaît différents modèles adaptés à des situations différentes. Le fait que les objectifs de la pension alimentaire entre époux énoncés à l’art. 15.2 sont souvent contradictoires permet de penser que le législateur entendait conférer aux juges de première instance un pouvoir discrétionnaire considérable dans l’appréciation du poids à accorder à chaque objectif, dans le contexte précis de la situation des parties. L’insistance de la trilogie sur l’autonomie et la rupture nette est trop sommaire. Certaines situations exigent un modèle compensatoire, comme dans Moge, ou non compensatoire, comme dans Bracklow. Néanmoins l’indépendance économique est un objectif de la Loi qui, dans son ensemble, favorise les objectifs de la certitude, du règlement définitif et des règlements négociés. Dans le cadre d’une demande initiale de pension alimentaire fondée sur l’art. 15.2, le concept de changement dans la situation n’a aucune pertinence, sauf dans la mesure limitée où préexiste une ordonnance ou une entente dont il faut tenir compte. La Loi de 1985 milite en faveur d’une appréciation contextuelle de l’ensemble de la situation, y compris le contenu de l’entente. La Cour d’appel a fait erreur en incorporant le critère de changement de l’art. 17 dans l’art. 15.2. Ce n’est pas la survenance d’un changement en soi qui importe, mais la question de savoir si, au moment de la demande, l’ensemble des circonstances rendent inacceptable le maintien de l’accord antérieur.

Une demande initiale d’aliments entre époux incompatible avec un accord antérieur exige un examen en deux temps de toutes les circonstances relatives à l’accord, d’abord au moment de sa conclusion, puis au moment de la demande. Il faut donner beaucoup de poids à une entente, négociée de façon irréprochable, qui reflète les volontés et les attentes des parties et qui est conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi sur le divorce dans son ensemble. Conclure que tout accord dérogeant aux objectifs du par. 15.2(6) n’aura que peu ou pas de poids serait une atteinte sérieuse à l’important objectif d’encourager le règlement négocié, ainsi qu’une atteinte à l’autonomie et à la liberté des parties de structurer leurs vies après le divorce d’une manière qui reflète leurs propres objectifs et préoccupations. Cela enlèverait aussi tout son sens à la directive de l’al. 15.2(4)c) de prendre en compte les ententes antérieures. Dans la recherche d’un juste équilibre entre consensus et règlement définitif, d’une part, et l’attention aux problèmes très particuliers qui surviennent après le divorce, d’autre part, le tribunal devrait être guidé par les objectifs de la Loi en matière d’aliments entre époux et devrait aussi présumer déterminants, en matière d’aliments, les efforts raisonnables qu’ont faits les parties pour atteindre ces objectifs. Le tribunal ne devrait faire abstraction des désirs exprimés par les parties dans un accord préexistant que si l’accord n’est pas conforme, pour l’essentiel, aux objectifs généraux de la Loi, y compris les objectifs de la certitude, du règlement définitif et de l’autonomie.

À la première étape, le tribunal devrait examiner les circonstances dans lesquelles l’accord a été négocié et conclu afin de décider s’il y a lieu de l’écarter, notamment la présence d’oppression, de pression ou autres sources de vulnérabilité. Une situation moins qu’« abusive » en contexte de droit commercial peut être pertinente mais le tribunal ne devrait pas présumer l’existence d’un déséquilibre des forces. De plus, l’aide professionnelle donnée aux parties peut suffire à neutraliser un déséquilibre systémique entre les parties. Ensuite, le tribunal doit examiner le contenu de l’accord, et déterminer s’il est conforme pour l’essentiel à la Loi. L’appréciation de la conformité générale de l’accord à l’ensemble de la Loi permet nécessairement une gamme plus large d’arrangements qu’un examen restreint à son évaluation au regard des objectifs énoncés au par. 15.2(6) pour les ordonnances alimentaires. De plus, la conclusion qu’une entente n’est pas conforme pour l’essentiel à la Loi ne signifie pas forcément qu’il faille l’écarter ou l’annuler entièrement. Même une entente qui ne devrait pas être appliquée intégralement peut néanmoins témoigner des objectifs des parties et de leur conception de leur mariage.

À la deuxième étape, le tribunal doit évaluer si l’accord reflète encore les intentions initiales des parties et s’il est toujours conforme pour l’essentiel aux objectifs de la Loi. La partie demandant que l’accord soit écarté doit donc démontrer que les nouvelles circonstances ne pouvaient raisonnablement pas être prévues par les parties et qu’elles ont mené à une situation qui ne peut être tolérée. Un certain degré de changement est toujours prévisible puisque les accords sont prospectifs. Les parties sont présumées savoir que la santé, le marché du travail, les responsabilités parentales, le marché immobilier, et la valeur des biens peuvent tous changer. Ce n’est que lorsque la situation actuelle représente un écart important par rapport à la gamme des résultats raisonnables qu’anticipaient les parties, au point d’aller à l’encontre des objectifs de la Loi, qu’on pourra convaincre le tribunal de donner peu de poids à l’accord.

En l’espèce, il faut donner un poids considérable et déterminant à l’accord de séparation. Rien n’indique qu’au moment de sa formation, les circonstances entourant la négociation et la conclusion de l’accord étaient marquées par la vulnérabilité. Les parties ont retenu les services d’avocats chevronnés et les négociations ont duré longtemps. Rien dans le contenu de l’accord n’indique non plus une dérogation importante aux objectifs généraux de la Loi. Le partage des biens effectué dans l’accord de séparation reflète les besoins et la volonté des parties à ce moment et répartit équitablement les actifs acquis et créés par elles au cours de leur mariage. De plus, le montant de la pension alimentaire aux enfants a été fixé en pleine connaissance de la renonciation de l’épouse aux aliments à son profit. Le montant de la pension alimentaire aux enfants fixé dans l’accord fournissait à l’épouse un minimum de revenus, au cas où elle ne travaillerait pas. Le changement survenu dans les obligations relatives au soin des enfants n’a pas placé la situation actuelle de l’épouse en dehors de la gamme des circonstances raisonnablement envisagées par les parties lorsqu’elles ont négocié l’accord. Enfin, l’entente de consultation reflète l’intention des parties d’assurer à l’épouse une source de revenu d’emploi pendant un certain temps. Son non‑renouvellement ne suffit pas pour déclarer inapproprié le maintien de l’accord initial. Le contrat stipulait que les deux parties devaient consentir au renouvellement et rien dans la preuve n’indique que le mariage a eu un impact préjudiciable à long terme sur la capacité de l’épouse de trouver un emploi ou qu’elle a sous‑estimé, au moment de la négociation, le temps qu’il lui faudrait pour devenir autonome. En cela, il faut faire une nette distinction avec les faits de l’arrêt Moge. La renonciation aux aliments entre époux doit être évaluée dans le contexte des arrangements financiers conclus au moment de la négociation de l’accord. Globalement, ces arrangements visaient à remédier à tout désavantage résultant du mariage, en plus de désenchevêtrer la situation économique des parties et de favoriser l’autonomie, l’indépendance et le règlement définitif de leurs affaires. La preuve fournie par l’épouse sur sa situation au moment de la demande d’aliments ne démontre pas que l’accord équitablement négocié et qui était conforme pour l’essentiel, au moment de sa formation, aux objectifs de la Loi, ne l’est plus et devrait donc cesser de régir les obligations réciproques des parties après le divorce.

Il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de la Cour d’appel que les commentaires regrettables du juge de première instance et ses interventions parfois impatientes n’ont pas atteint le niveau requis pour établir une crainte raisonnable de partialité.

Les juges LeBel et Deschamps (dissidents) : Au regard des modifications de la Loi sur le divorce et de la jurisprudence récente de la Cour, il n’est pas approprié de continuer à appliquer le critère de la trilogie. La Loi sur le divorce de 1985 met en place un régime législatif fondamentalement différent de la Loi de 1968 sous deux aspects incompatibles avec la trilogie : (1) l’énumération, au par. 15.2(6), de quatre objectifs spécifiques à la pension alimentaire et (2) l’inclusion des ententes de séparation, au par. 15.2(4), parmi les facteurs pertinents dans l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire en matière de mesures accessoires. Ces dispositions obligent les tribunaux à entreprendre une analyse plus nuancée que celle que leur imposait la Loi de 1968. Cette analyse débute avec les objectifs énoncés au par. 15.2(6) en matière d’aliments entre époux. La structure du par. 15.2(6) signifie qu’aucun objectif n’est prédominant et que les tribunaux ont l’obligation d’appliquer les quatre objectifs dans une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2. L’exigence qu’impose la trilogie d’un changement radical et imprévu rattaché au mariage par un rapport de causalité est incompatible avec les prescriptions du par. 15.2(6). De façon plus large, le par. 15.2(6) limite considérablement le rôle d’une des idées essentielles qui inspirent le critère préliminaire strict de la trilogie, la conception voulant que les parties soient tenues de parvenir à l’indépendance économique rapidement et définitivement afin de faciliter une rupture nette entre elles. Même si le par. 15.2(6) fait état de l’indépendance économique, cette dernière ne représente qu’un de ses quatre objectifs. L’approche découlant naturellement du libellé de la Loi de 1985 veut que le tribunal examine l’entente des parties au moment de la requête en mesures accessoires pour vérifier si elle est conforme aux objectifs des aliments entre époux énumérés au par. 15.2(6). Tous fondés sur une philosophie du mariage comme association socio‑économique, ces objectifs peuvent être considérés comme une tentative de parvenir à un partage équitable des conséquences économiques du mariage ou de son échec. Le degré de conformité de l’entente avec les objectifs, eu égard à la situation des parties au moment où la requête est présentée, détermine son caractère définitif. Moge et Bracklow préconisent tous deux une démarche contextuelle en matière d’aliments entre époux qui est fondamentalement incompatible avec la primauté donnée par la trilogie à l’autonomie absolue, à l’égalité formelle et à l’indépendance économique présumée, pour privilégier le règlement définitif au détriment de l’équitable.

Les accords de séparation et les ententes alimentaires entre époux sont conclus dans un contexte très particulier et visent à dénouer des relations et des interdépendances complexes. Leur négociation est souvent chargée d’émotivité. Ils sont de nature intrinsèquement prospective et il peut être difficile pour les parties de prévoir exactement les conséquences économiques futures du mariage et de son échec. Dans le cas de l’échec du mariage, on ne doit pas exiger que la situation atteigne le seuil de l’abusif pour réexaminer l’accord des parties. Les accords de séparation interviennent dans un contexte où les postulats sur lesquels repose la force obligatoire d’ententes librement conclues ne s’appliquent pas de la même façon que dans le cadre commercial. C’est la femme qui arrive habituellement comme conjoint financièrement dépendant à la table des négociations, et donc la partie plus vulnérable dans ce processus. Le concept de l’entente abusive ignore les manières subtiles dont les disparités économiques entre les parties et leurs rôles respectifs dans la famille — qui continuent de différer selon le sexe — entrent en jeu dans le processus de négociation et en déterminent largement l’issue. Une déférence excessive à l’égard des ententes alimentaires parce qu’elles sont présumées l’expression objective de la libre volonté des parties n’est pas une politique souhaitable. Même la représentation par un avocat ne suffit pas toujours à remédier à ces problèmes.

Dans le cas d’une requête en mesures accessoires en vertu de l’art. 15.2, le critère d’intervention du tribunal pour écarter une entente alimentaire, selon le libellé de la loi, est fondé sur l’équité objective de l’entente au moment de la requête. Cela confère au tribunal la compétence générale et l’obligation de s’assurer de la conformité des conventions matrimoniales aux objectifs de la loi. Il permet aussi au tribunal d’intervenir, que l’injustice existant au moment de la demande résulte de l’iniquité de l’entente initiale ou de l’incapacité des parties, lors de la négociation de l’entente, à prévoir exactement les conséquences économiques du mariage ou de son échec qui se feraient sentir avec le passage du temps, ou encore d’un changement dans la situation des parties. Il met l’accent sur la question de savoir si l’entente alimentaire a opéré en fait une répartition équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec. Parce qu’elle met l’accent sur l’évaluation objective du contenu de l’entente et de la situation des parties au moment de la demande, cette démarche répond particulièrement bien à la nature particulière des conventions en droit de la famille. Enfin, cette démarche fondée sur l’équité objective reflète bien la décision du législateur de faire du dénouement équitable de la relation économique des parties, au moment de la rupture, la considération principale dans l’octroi de pensions alimentaires. On ne peut permettre aux parties de contourner cette politique législative par le biais d’ententes privées et exiger du tribunal qu’il les cautionne en prescrivant une attitude de déférence envers des ententes injustes.

Une entente est réputée équitable si elle satisfait raisonnablement aux objectifs codifiés au par. 15.2(6). Le processus destiné à déterminer si une entente est équitable se trouve nécessairement axé sur les faits et le contexte. Les juges de première instance doivent procéder à l’examen, cas par cas, de l’ensemble des relations entre les parties. Parce que les parties peuvent tenter de parvenir à l’équité économique de plusieurs manières, il faut examiner dans leur intégralité les arrangements financiers des parties à la dissolution du mariage et pas seulement les clauses alimentaires de l’accord. Pour mériter la déférence du tribunal, lors de l’examen d’une requête en mesures accessoires fondée sur l’art. 15.2, l’entente doit prendre acte de la réalité vécue par les parties et, en accord avec cette réalité, témoigner d’un effort véritable de répartir équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec. Pour que l’entente soit appliquée, il suffira qu’elle respecte le cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible à l’égard de la réalisation des objectifs du par. 15.2(6). Lorsqu’un accord ne pallie pas au besoin démontré de l’époux dépendant qui résulte de l’échec du mariage, le tribunal peut intervenir au motif que l’accord est incompatible avec les objectifs du par. 15.2(6), même s’il permet d’atteindre d’autres objectifs que les parties se sont fixés dans la négociation du règlement.

Si le paragraphe 9(2) encourage clairement les règlements, on ne peut l’interpréter indépendamment des objectifs législatifs très précis du soutien alimentaire entre époux qu’énonce le par. 15.2(6). L’objectif de politique législative est la négociation de règlements équitables, l’équité devant s’apprécier en fonction des objectifs de la Loi de 1985. Un critère préliminaire d’équité objective pour l’intervention des tribunaux dans les ententes alimentaires entre époux laissera aux parties une grande latitude pour rédiger une entente qui réponde aux objectifs du par. 15.2(6) et qui reflète leurs propres préférences, renforçant ainsi l’autonomie et la dignité réelles des époux. La conscience de l’existence du pouvoir des tribunaux, en cas de demande de révision, d’évaluer les ententes en fonction de leur conformité avec les objectifs du par. 15.2(6) devrait amener les parties à donner priorité à la répartition équitable des conséquences économiques du mariage et de son échec. La détermination du caractère objectivement équitable d’une entente au moment de la demande exige une analyse contextuelle approfondie du contenu de l’entente et de la situation des parties au moment de la demande, afin de s’assurer que l’entente, dans ses effets réels, répartit équitablement les conséquences économiques du mariage et de son échec. Le texte exprès de la Loi de 1985 ainsi que les développements jurisprudentiels depuis Pelech commandent que ces accords tendent et parviennent à une justice réelle.

Il est clair en l’espèce que les objectifs du par. 15.2(6) n’ont pas été remplis. Les parties ont reconnu que l’épouse aurait besoin d’une source de revenus, comme l’atteste l’existence de l’entente de consultation, et que ce besoin pouvait se prolonger au‑delà de la période initiale de cinq ans. Toutefois, en lui assurant un revenu annuel de 15 000 $ seulement, l’entente était insuffisante pour pallier l’important déficit financier attribuable à la perte de son emploi à l’hôtel. L’injustice résultante a été aggravée par le refus de l’époux de renouveler l’entente de consultation, alors même que l’épouse continuait d’en avoir besoin en raison notamment de ses responsabilités dans le soin des enfants, qu’elle devait assumer pendant et après le mariage, suivant les ententes intervenues entre les parties. En raison de la perte de sa part dans l’entreprise florissante des parties et de celle de son emploi, l’épouse a subi de façon disproportionnée les désavantages économiques de l’échec du mariage.

L’épouse a subi aussi des désavantages économiques disproportionnés attribuables aux rôles assumés par les parties pendant le mariage, tant dans leurs relations d’affaires qu’au foyer. Parce qu’elle avait travaillé depuis 1984 exclusivement pour l’hôtel, elle ne disposait, à la fin du mariage, d’aucun des avantages généralement associés à la détention d’un emploi à long terme à l’extérieur de l’entreprise familiale, tels l’ancienneté ou la sécurité d’emploi. Au contraire, le fait qu’elle n’a eu que peu d’occasions de développer des compétences valables sur le marché du travail, au sein de l’entreprise familiale, affectera négativement à long terme ses perspectives d’indépendance financière. La charge quotidienne des enfants après la séparation continuera d’entraîner pour l’épouse d’importantes conséquences économiques à long terme, limitant autant ses possibilités d’emploi que sa capacité future de gagner sa vie et compromettant son aptitude à devenir économiquement indépendante. Les arrangements financiers n’ont pas attaché suffisamment d’importance à l’objectif énoncé à l’al. 15.2(6)b), de répartir entre les époux les conséquences financières qui découlent du soin de leurs enfants en sus de toute obligation alimentaire au profit des enfants. L’épouse ne disposera d’aucune source de revenus autre que la pension alimentaire qu’elle reçoit pour ses enfants, à moins de vendre sa maison ou se départir de ses REER. Examinés dans leur ensemble, les arrangements financiers des parties sortent du cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible à propos de la façon de réaliser les objectifs du par. 15.2(6) en matière d’obligation alimentaire entre époux, au moment de la requête de l’épouse. Il convenait donc que le juge de première instance intervienne et fasse droit à sa demande de mesures accessoires. Bien qu’il incombe à l’épouse de prendre des mesures pour parvenir à l’indépendance économique, il faut tenir compte du fait qu’elle s’occupe de ses jeunes enfants à temps plein. À mesure que grandiront ses enfants, sa responsabilité de rechercher un emploi pourra augmenter et le tribunal conserve son pouvoir d’intervention s’il s’avère dans l’avenir qu’elle ne s’efforce pas réellement d’accéder à l’indépendance économique.

En accord avec la majorité, il n’y a aucune raison d’intervenir dans la conclusion de la Cour d’appel que les commentaires du juge de première instance ne sont pas de nature à susciter une crainte raisonnable de partialité.


Parties
Demandeurs : Miglin
Défendeurs : Miglin

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Bastarache et Arbour
Arrêts appliqués : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484
Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369
distinction d’avec les arrêts : Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801
Richardson c. Richardson, [1987] 1 R.C.S. 857
Caron c. Caron, [1987] 1 R.C.S. 892
arrêts examinés : Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813
Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420
Leopold c. Leopold (2000), 12 R.F.L. (5th) 118
Boston c. Boston, [2001] 2 R.C.S. 413, 2001 CSC 43
arrêts mentionnés : Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627
Corkum c. Corkum (1988), 14 R.F.L. (3d) 275
G. (L.) c. B. (G.), [1995] 3 R.C.S. 370
Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670
Santosuosso c. Santosuosso (1997), 32 O.R. (3d) 143.
Citée par le juge LeBel (dissident)
Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801
Richardson c. Richardson, [1987] 1 R.C.S. 857
Caron c. Caron, [1987] 1 R.C.S. 892
Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670
Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813
Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420
G. (L.) c. B. (G.), [1995] 3 R.C.S. 370
Messier c. Delage, [1983] 2 R.C.S. 401
Santosuosso c. Santosuosso (1997), 32 O.R. (3d) 143
Wilkinson c. Wilkinson (1998), 43 R.F.L. (4th) 258
Droit de la famille — 1404, [1991] R.J.Q. 1561
Droit de la famille — 1567, [1992] R.J.Q. 931
Droit de la famille — 1688, [1992] R.J.Q. 2797
Droit de la famille — 2249, [1995] R.J.Q. 2066
Droit de la famille — 2325, [1996] R.J.Q. 34
Droit de la famille — 2537, [1996] R.D.F. 735
D.V. c. J.A.F., [2002] R.J.Q. 1309
Leopold c. Leopold (2000),12 R.F.L. (5th) 118
Corkum c. Corkum (1988), 14 R.F.L. (3d) 275
Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, 2002 CSC 83
Mundinger c. Mundinger (1968), 3 D.L.R. (3d) 338, conf. par (1970), 14 D.L.R. (3d) 256n
Champagne c. Champagne, [2001] O.J. No. 2660 (QL).
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 414 et suiv.
Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, art. 65(1).
Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175, art. 15 à 20.
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.) [mod. 1997, ch. 1], art. 9(2), 15.2(1) [anciennement art. 15(2)], 15.2(4) [anciennement art. 15(5)], 15.2(6) [anciennement art. 15(7)], 17, 17(1), 17(4.1) [anciennement art. 17(4)], 17(7).
Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D‑8, art. 11.
Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 5, 33(4).
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24 (17 avril 2003)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2003-04-17;2003.csc.24 ?
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