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03/10/2003 | CANADA | N°2003_CSC_54

Canada | Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54 (3 octobre 2003)


Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54

Donald Martin Appelant

c.

Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse

et procureur général de la Nouvelle-Écosse Intimés

et

Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle-Écosse,

Ontario Network of Injured Workers Groups,

Congrès du travail du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie-Britannique et

Workers

Compensation Board de l’Alberta Intervenants

et entre

Ruth A. Laseur Appelante

c.

Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse...

Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54

Donald Martin Appelant

c.

Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse

et procureur général de la Nouvelle-Écosse Intimés

et

Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle-Écosse,

Ontario Network of Injured Workers Groups,

Congrès du travail du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie-Britannique et

Workers’ Compensation Board de l’Alberta Intervenants

et entre

Ruth A. Laseur Appelante

c.

Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse

et procureur général de la Nouvelle-Écosse Intimés

et

Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle-Écosse,

Ontario Network of Injured Workers Groups,

Congrès du travail du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie-Britannique et

Workers’ Compensation Board de l’Alberta Intervenants

Répertorié : Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin;

Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur

Référence neutre : 2003 CSC 54.

Nos du greffe : 28372, 28370.

2002 : 9 décembre; 2003 : 3 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.

en appel de la cour d’appel de la nouvelle-écosse

POURVOIS contre des arrêts de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse (2000), 192 D.L.R. (4th) 611, 188 N.S.R. (2d) 330, 587 A.P.R. 330, 26 Admin L.R. (3d) 90, 84 C.R.R. (2d) 246, [2000] N.S.J. No. 353 (QL), 2000 NSCA 126, qui a accueilli les appels principaux et rejeté les appels incidents interjetés contre les décisions du Workers’ Compensation Appeals Tribunal. Pourvois accueillis.

Kenneth H. LeBlanc, Anne S. Clark, Anne Derrick, c.r., et Patricia J. Wilson, pour les appelants.

Brian A. Crane, c.r., David P. S. Farrar et Janet Curry, pour l’intimée Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse.

Catherine J. Lunn, pour l’intimé le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.

John P. Merrick, c.r., et Louanne Labelle, pour l’intervenant Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle-Écosse.

Ena Chadha et William Holder, pour l’intervenant Ontario Network of Injured Workers Groups.

Steven Barrett et Ethan Poskanzer, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.

Robert Earl Charney, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Kathryn L. Kickbush, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Argumentation écrite seulement par Curtis Craig, pour l’intervenante Workers’ Compensation Board de l’Alberta.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Gonthier —

I. Introduction

1 Depuis quelques années, tant au Canada qu’à l’étranger, les régimes d’indemnisation des accidentés du travail sont aux prises avec l’un des dossiers les plus épineux, celui du syndrome de la douleur chronique et des problèmes de santé connexes. Aucune définition de la douleur chronique ne fait autorité. Toutefois, l’on considère généralement qu’il s’agit d’une douleur persistant au‑delà de la période normale de guérison d’une lésion ou disproportionnée à cette lésion, et caractérisée par l’absence, à l’emplacement de la lésion, de symptômes objectifs permettant d’attester l’existence de cette douleur au moyen des techniques médicales actuelles. Malgré cette absence de symptômes objectifs, il ne fait aucun doute que les personnes éprouvant de la douleur chronique souffrent physiquement et moralement et que leur incapacité est réelle. L’on ne connaît pas encore la cause précise de la douleur chronique, mais de récentes recherches sur le système nerveux indiquent qu’elle pourrait résulter de modifications pathologiques des mécanismes nerveux qui contribueraient à rendre la douleur persistante et qui feraient en sorte que des stimuli non douloureux soient perçus comme étant douloureux. L’on croit que ces modifications peuvent être déclenchées par un événement extérieur, tel un accident, mais qu’elles peuvent persister bien au‑delà de la période normale de convalescence de la victime de l’événement déclencheur. Malgré tout, étant donné que le mal qui les frappe ne comporte aucun symptôme objectif permettant d’en attester l’existence, les personnes souffrant de douleur chronique sont constamment soupçonnées de feindre leur mal par les employeurs, les agents d’indemnisation et même les médecins. Ruth Laseur et Donald Martin sont les appelants en l’espèce. Tous deux sont atteints d’une incapacité due à la douleur chronique.

2 Les cours de justice ne sont pas compétentes pour évaluer, à des fins scientifiques générales, les données médicales disponibles au sujet de la douleur chronique. Néanmoins, étant donné que la déficience est un motif énuméré au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, la question de savoir si, en fournissant des services, un gouvernement traite la douleur chronique de manière discriminatoire peut, à juste titre, faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Plus précisément, les présents pourvois portent sur la constitutionnalité de l’art. 10B de la Workers’ Compensation Act de la Nouvelle‑Écosse, S.N.S. 1994‑95, ch. 10, modifiée par S.N.S. 1999, ch. 1 (la « Loi »), d’une part, et sur celle du Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96 (le « Règlement »), pris en vertu de la Loi, d’autre part. Les dispositions en cause excluent la douleur chronique du champ d’application du régime habituel d’indemnisation des accidentés du travail, et remplacent les prestations auxquelles ont normalement droit les accidentés du travail par le Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program (« programme de rétablissement fonctionnel ») d’une durée de quatre semaines, après quoi aucun autre avantage n’est disponible. Une question préliminaire est de savoir si le Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle‑Écosse (le « tribunal d’appel »), tribunal administratif créé pour entendre les appels interjetés contre les décisions de la Workers’ Compensation Board de la Nouvelle‑Écosse (la « commission »), pouvait refuser d’appliquer aux appelants les dispositions contestées pour le motif qu’elles violent la Charte.

3 À mon sens, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a eu tort de conclure que le tribunal d’appel n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité du Règlement et des dispositions contestées de la Loi. J’estime qu’il y a eu lieu de réévaluer et de reformuler, sous forme de lignes directrices claires, les règles concernant la compétence des tribunaux administratifs en matière d’application de la Charte, que notre Cour a établies dans les arrêts Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, et Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. Les tribunaux administratifs ayant compétence — expresse ou implicite — pour trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative sont présumés avoir le pouvoir concomitant de statuer sur la constitutionnalité de cette disposition. Cette présomption ne peut être réfutée que par la preuve que le législateur avait manifestement l’intention de soustraire les questions relatives à la Charte à la compétence que les tribunaux administratifs possèdent à l’égard des questions de droit. Je suis d’avis que, dans la mesure où ils sont incompatibles avec ce point de vue, il n’y a plus lieu de se fonder sur les motifs des juges majoritaires dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854.

4 En l’espèce, la législature de la Nouvelle‑Écosse a expressément investi le tribunal d’appel du pouvoir de trancher des questions de droit, en prévoyant, au par. 252(1) de la Loi, qu’il [traduction] « peut confirmer, modifier ou infirmer la décision d’un agent enquêteur » rendue dans l’exercice du pouvoir — conféré à la commission par le par. 185(1) de la Loi — de [traduction] « trancher [. . .] toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie ». D’autres dispositions de la Loi confirment également l’intention du législateur d’investir le tribunal d’appel du pouvoir de trancher des questions de droit, notamment en autorisant, dans certains cas, le président à soumettre à l’examen du tribunal d’appel des affaires dans lesquelles sont soulevées [traduction] « des questions importantes ou nouvelles ou des questions de portée générale », ou encore des questions [traduction] « de droit et de politique générale » (par. 199(1) et (2)), et en permettant également d’interjeter appel [traduction] « sur une question de droit » devant la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (par. 256(1)). Le tribunal d’appel est donc expressément investi du pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application des dispositions contestées, lequel pouvoir est présumé comprendre celui d’examiner la constitutionnalité de ces dispositions. Cette présomption n’est pas réfutée en l’espèce vu qu’il ne ressort pas clairement de la Loi que le législateur a voulu soustraire l’application de la Charte à la compétence du tribunal d’appel.

5 À mon avis, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a également eu tort de conclure que le Règlement et les dispositions contestées de la Loi ne violaient pas le par. 15(1) de la Charte. Du fait qu’ils excluent totalement la douleur chronique du champ d’application des dispositions générales de la Loi relatives à l’indemnisation et qu’ils limitent à un programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines les avantages auxquels ont droit les travailleurs ayant subi une lésion après le 1er février 1996, il est évident que la Loi et le Règlement réservent aux accidentés du travail souffrant de douleur chronique un traitement différent fondé sur la nature de leur déficience physique qui est un motif énuméré au par. 15(1) de la Charte. Dans le contexte de la Loi et compte tenu de la nature de la douleur chronique, cette différence de traitement est discriminatoire. Elle l’est parce qu’elle ne répond pas à la situation et aux besoins véritables des accidentés du travail souffrant de douleur chronique, qui sont privés de toute évaluation individuelle de leurs besoins et de leur situation. Ces personnes ont plutôt droit à des avantages uniformes et limités qui sont fondés sur leurs caractéristiques présumées en tant que groupe. Le régime ne tient pas compte non plus des besoins des travailleurs qui, malgré les traitements, demeurent atteints d’une incapacité permanente due à la douleur chronique. Rien n’indique que le régime vise à améliorer la situation d’un groupe plus défavorisé, ni que les intérêts en cause sont purement économiques ou, par ailleurs, négligeables. Au contraire, nier que les travailleurs concernés souffrent réellement de douleur contribue à renforcer les nombreuses hypothèses négatives des employeurs, des agents d’indemnisation et de certains médecins, et porte atteinte à la dignité essentielle des personnes souffrant de douleur chronique. Les dispositions contestées violent clairement le par. 15(1) de la Charte.

6 Enfin, j’estime que cette violation n’est pas justifiable au regard de l’article premier de la Charte. D’une part, des considérations budgétaires ne sauraient à elles seules justifier la violation d’un droit garanti par la Charte, même si elles peuvent être utiles pour déterminer la mesure de déférence que commandent les choix du gouvernement fondés sur un objectif non financier. D’autre part, donner une réponse législative cohérente aux difficultés particulières que posent les demandes fondées sur la douleur chronique — notamment lorsqu’il s’agit de déterminer si la douleur est vraiment due à un accident du travail et d’évaluer l’incapacité qui en résulte — , afin d’éviter les demandes frauduleuses, est un objectif urgent et réel. Cependant, il est évident que l’exclusion générale de la douleur chronique du champ d’application du régime d’indemnisation des accidentés du travail ne porte pas le moins possible atteinte aux droits des personnes souffrant de ce type de douleur. Dans les dispositions contestées, le législateur ne tente nullement de déterminer qui souffre vraiment et a besoin d’être indemnisé et qui abuse vraisemblablement du système. Ces dispositions ne tiennent pas compte des besoins bien réels des nombreux travailleurs qui sont effectivement atteints d’une incapacité due à la douleur chronique et pour qui le programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines n’est pas suffisant. On allègue, enfin, que la Loi a pour objectif d’assurer une intervention médicale prompte et un retour rapide au travail, en tant que meilleure façon de traiter la douleur chronique. À supposer que cet objectif soit urgent et réel et qu’il ait un lien rationnel avec les dispositions contestées, ces dernières ne portent toutefois pas le moins possible atteinte aux droits des personnes souffrant de douleur chronique. Aucune preuve n’indique que la réalisation de cet objectif commande le retrait automatique des avantages sans égard aux besoins de la personne touchée. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les avantages améliorateurs qui faciliteraient réellement le retour au travail, comme la réadaptation professionnelle, les soins médicaux, ainsi que le droit au réemploi et à des mesures d’adaptation.

7 Je conclus donc que les dispositions contestées violent la Charte et doivent être invalidées.

II. Les faits

A. Le pourvoi Laseur

8 L’appelante Ruth A. Laseur était chauffeur d’autobus pour la Metropolitan Authority (Metro Transit Division) de Halifax, en Nouvelle‑Écosse. Le 13 novembre 1987, après être montée sur le pare‑chocs de son autobus pour en nettoyer le pare‑brise, elle est tombée, se blessant alors au dos et à la main droite. L’accident a été signalé à la commission, et l’appelante a continué de travailler jusqu’au 16 février 1988, s’absentant à l’occasion à cause de maux de dos. Elle a touché des prestations pour incapacité temporaire pendant diverses périodes comprises entre le 16 février 1988 et le 30 octobre 1989, date à laquelle leur versement a cessé. Madame Laseur a tenté de retourner au travail à maintes reprises, mais elle a constaté que l’exercice de ses fonctions avait pour effet d’aggraver son état.

9 Madame Laseur a continué de réclamer une indemnité pour accident du travail et est retournée travailler à temps partiel le 23 février 1990. Dans un rapport sommaire daté du 21 février 1990, la commission a noté que l’appelante [traduction] « semblait avoir développé le profil habituel de la personne souffrant de douleur chronique » et a estimé qu’« aucun symptôme objectif ne justifiait de procéder à un examen d’incapacité permanente ». Madame Laseur a travaillé à temps partiel jusqu’au 10 avril 1990, date à laquelle elle a recommencé à travailler à temps plein à la demande de son employeur. Il en a alors résulté une aggravation de ses maux de dos. Elle a cessé de travailler le 18 avril, puis est brièvement retournée au travail, à temps partiel, jusqu’au 30 juillet. Par la suite, après avoir subi sans succès de nombreux traitements destinés à atténuer ses maux de dos, Mme Laseur a reçu de son médecin de famille l’ordre de cesser encore une fois de travailler.

10 Madame Laseur a interjeté appel devant la Workers’ Compensation Appeals Board (« commission d’appel ») — maintenant Workers’ Compensation Appeals Tribunal (« tribunal d’appel ») — contre la décision de la commission de cesser le versement des prestations pour incapacité temporaire. En octobre 1990, la commission lui a consenti d’autres prestations pour incapacité temporaire jusqu’au 30 juillet 1990, lesquelles continueraient d’être versées après cette date jusqu’à ce qu’il soit possible de procéder à une évaluation qui pourrait lui permettre de toucher des prestations pour incapacité partielle permanente. Le 17 janvier 1991, Mme Laseur a subi une évaluation de son incapacité permanente. L’administrateur des services médicaux a alors noté ceci : [traduction] « Il s’agit essentiellement d’un problème de douleur chronique, peut‑être même du syndrome de la douleur chronique, bien qu’elle semble être une personne très charmante qui ne présente pas les caractéristiques habituellement associées à ce genre de problème. J’estime toutefois que l’examen effectué aujourd’hui n’a permis de déceler aucune trace de lésion organique étayant l’existence d’une incapacité permanente. » L’indemnisation pour incapacité partielle permanente a été refusée.

11 Après s’être vu refuser des mesures d’adaptation par son employeur et des prestations pour incapacité permanente par la commission, Mme Laseur a démissionné de son poste. Elle a suivi des cours de comptabilité et de programmation d’ordinateurs de gestion, qu’elle a financés elle‑même au moyen notamment d’un prêt consenti par sa belle‑mère. Elle a bien réussi et, après avoir terminé son dernier cours en 1994, elle a décroché un emploi chez un fabricant de logiciels à Edmonton. Comme elle souffrait toujours de maux de dos chroniques, son horaire de travail a été modifié et elle a parfois été autorisée à travailler à la maison. Elle a continué de réclamer, en Nouvelle‑Écosse, une indemnité pour incapacité partielle permanente, rétroactive au mois de janvier 1991. Le 12 août 1994, à la suite d’autres rapports médicaux, un gestionnaire de cas a décidé que Mme Laseur n’avait droit ni à ces prestations ni à une aide sous forme de réadaptation professionnelle. Il a précisé qu’[traduction] « elle est probablement atteinte du syndrome clinique de la douleur chronique, un état qui ne donne pas ouverture à indemnisation et qui est bien connu comme étant lié en quasi‑totalité à des facteurs psychosociaux ». Cette décision a été confirmée par un agent de révision le 21 mars 1996, et par un agent enquêteur le 19 novembre suivant.

12 Madame Laseur a interjeté appel contre la décision de la commission devant le tribunal d’appel en faisant valoir que les parties de l’art. 10B de la Loi, qui empêchent les personnes souffrant de douleur chronique de toucher une indemnité pour accident du travail, violaient l’art. 15 de la Charte. Le tribunal d’appel a accueilli en partie l’appel, mais a décidé que, même indépendamment de l’effet de l’art. 10B de la Loi, Mme Laseur n’avait droit ni à des prestations pour incapacité permanente ni à une aide sous forme de réadaptation professionnelle. La commission a interjeté appel contre les conclusions du tribunal d’appel relatives à la Charte, et Mme Laseur a interjeté un appel incident contre le refus de lui accorder des prestations. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a accueilli l’appel de la commission et a rejeté l’appel incident de Mme Laseur.

B. Le pourvoi Martin

13 L’appelant Donald Martin occupait le poste de contremaître chez Suzuki Dartmouth. Le 6 février 1996, il a soulevé un chariot de remorquage et l’a tiré à reculons sur une distance d’environ 15 pieds. Il a soudainement ressenti une douleur aiguë à la colonne lombaire, mais est resté au travail ce jour-là. Il s’est, par la suite, rendu chez son médecin de famille qui, le 8 février, a diagnostiqué une entorse lombaire. Au cours des mois suivants, M. Martin est retourné au travail à maintes reprises, mais il a dû cesser de travailler à cause d’une douleur récurrente. Il a suivi un programme de conditionnement au travail et de renforcement. Pendant cette période, la commission lui a versé des prestations pour incapacité temporaire en plus de lui offrir des services de réadaptation. Elle a toutefois cessé de lui verser les prestations le 6 août 1996. Monsieur Martin a demandé la révision de cette décision, ce qui lui a été refusé. L’agent de révision a noté qu’aucune pathologie manifeste n’expliquait la douleur dont se plaignait M. Martin, que ce dernier présentait des signes avant‑coureurs de la douleur chronique et que le Règlement excluait, de manière générale, la douleur chronique du champ d’application de la Loi. Un autre appel interjeté devant un agent enquêteur a également été rejeté.

14 Monsieur Martin a interjeté appel contre la décision de la commission devant le tribunal d’appel, en faisant valoir que le Règlement et l’al. 10Bc) de la Loi violaient l’art. 15 de la Charte. La commission a contesté la compétence du tribunal d’appel pour entendre l’argument fondé sur la Charte. Le tribunal d’appel a confirmé qu’il avait compétence pour appliquer la Charte et il a accueilli l’appel au fond, décidant que le Règlement et l’al. 10Bc) de la Loi violaient l’art. 15 de la Charte et que ces violations n’étaient pas justifiées au regard de l’article premier. Monsieur Martin s’est vu accorder des prestations temporaires pour la période du 6 août au 15 octobre 1996. La commission a interjeté appel contre les conclusions du tribunal d’appel relatives à la Charte, et M. Martin a interjeté un appel incident contre la cessation du versement des prestations prévue pour le 15 octobre 1996. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a accueilli l’appel de la commission et rejeté l’appel incident de M. Martin.

III. Les jugements

A. Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle‑Écosse

15 Dans la décision préliminaire qu’il a rendue au sujet de sa compétence dans l’appel Martin, le 27 août 1999, le tribunal d’appel a décidé qu’il pouvait trancher toute question de droit, y compris celle de savoir si la Loi ou le Règlement violait la Charte. Pour ce faire, il s’est fondé sur le par. 185(1) de la Loi, qui accorde à la commission la [traduction] « compétence exclusive pour trancher, après examen et audition, toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie » « [s]ous réserve des droits d’appel prévus dans la présente loi », et sur l’art. 243 qui accorde le droit d’interjeter appel devant lui contre une décision de la commission. Le tribunal d’appel a appliqué cette décision dans l’appel Laseur.

16 Dans le dossier Martin, le tribunal d’appel a conclu, le 31 janvier 2000, que le Règlement violait le par. 15(1) de la Charte. Il a estimé qu’un traitement différent était réservé aux travailleurs souffrant de douleur chronique, du fait que les avantages auxquels ils avaient droit étaient très limités et précis et que leurs demandes n’étaient pas réglées eu égard à la situation de chacun. Il a aussi conclu que cette différence de traitement était fondée sur une incapacité due à la douleur chronique, et que cette incapacité constituait une déficience soit physique soit mentale au sens du par. 15(1). Enfin, il a jugé que le Règlement était discriminatoire parce qu’il établissait un stéréotype à l’endroit des travailleurs souffrant de douleur chronique et permettait de se prononcer sur leurs demandes sans tenir compte de la situation de chacun, ce qui portait atteinte à leur dignité en laissant entendre que leurs demandes étaient moins valables que celles des autres accidentés du travail qui ne souffrent pas de douleur chronique.

17 Le tribunal d’appel a, en outre, statué que cette atteinte n’était pas justifiée au regard du par. 15(2) ou de l’article premier de la Charte. Selon lui, l’exclusion générale de la douleur chronique du champ d’application de la Loi montrait que le Règlement visait non pas à améliorer la situation des travailleurs souffrant de douleur

chronique, mais plutôt à leur offrir des avantages très limités et précis. Au sujet de l’article premier, le tribunal d’appel a conclu que le Règlement visait un objectif urgent et réel en tentant d’établir un régime d’indemnisation destiné aux personnes souffrant d’une incapacité mettant à l’épreuve le régime normalement applicable. Toutefois, il a décidé que le Règlement ne satisfaisait pas au critère de l’atteinte minimale étant donné qu’en réalité il refusait aux personnes souffrant de douleur chronique tout avantage quel qu’il soit pour leur état souvent permanent. Pour les mêmes motifs, il a également jugé que l’al. 10Bc) de la Loi était inconstitutionnel et que M. Martin avait droit à des prestations temporaires de remplacement du revenu et à des soins médicaux jusqu’au 15 octobre 1996.

18 Dans le dossier Laseur, le tribunal d’appel a également conclu, le 31 janvier 2000, pour les mêmes motifs que dans le dossier Martin, que l’art. 10A et les al. 10Bb) et c) de la Loi violaient également le par. 15(1) de la Charte et n’étaient sauvegardés ni par le par. 15(2) ni par l’article premier. Le tribunal d’appel a toutefois décidé que, même abstraction faite de ces dispositions, en dépit du fait qu’elle souffrait de douleur chronique à la suite de l’accident du travail dont elle avait été victime, le taux d’incapacité médicale permanente de Mme Laseur était de 0 pour 100 selon les lignes directrices applicables, de sorte qu’elle n’avait droit ni à des prestations pour incapacité permanente ni à une aide sous forme de réadaptation professionnelle. Tout en reconnaissant que cette conclusion était incompatible avec celles qu’il avait tirées au sujet de la question relative à la Charte, le tribunal d’appel a conclu qu’il n’avait pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité des lignes directrices étant donné que cette question n’avait été ni soulevée ni débattue.

B. Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (2000), 192 D.L.R. (4th) 611, 2000 NSCA 126

1. Compétence du tribunal d’appel pour appliquer la Charte

19 Le juge Cromwell a conclu que le tribunal d’appel n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité de la Loi. Selon lui, il fallait se demander si le législateur avait eu l’intention d’habiliter ce tribunal à interpréter et à appliquer la Charte, une intention qui ne doit généralement pas être inférée du pouvoir que le tribunal a d’interpréter et d’appliquer uniquement sa propre loi habilitante. À son avis, il aurait fallu que le tribunal ait été habilité à interpréter ou à appliquer [traduction] « toute règle de droit requise pour tirer ses conclusions », à examiner « des questions de droit générales » ou à « appliquer les lois du pays aux différends dont il est saisi » (par. 93). Lorsqu’elle n’est pas explicite, l’attribution de pouvoir peut se dégager du régime établi par la loi et du rôle du tribunal. Il est essentiel de savoir si le tribunal exerce une fonction juridictionnelle.

20 À l’examen des dispositions législatives applicables, le juge Cromwell affirme, au par. 126, que [traduction] « [l]e principal argument favorable à la compétence [que le tribunal d’appel aurait] en matière de Charte est que cette compétence tient au rôle d’appel qu’il joue relativement aux décisions de la commission. » Il était donc nécessaire de commencer par décider si la commission pouvait soumettre sa loi habilitante à un examen fondé sur la Charte. Le juge Cromwell a conclu que, même si l’art. 185 de la Loi conférait à la commission le pouvoir de trancher [traduction] « toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie », d’autres facteurs indiquaient que le législateur n’a pas voulu qu’elle tranche des questions de droit constitutionnel fondamentales. La commission n’était pas un organisme juridictionnel, l’agent enquêteur ne pouvait pas refuser d’appliquer les politiques de la commission pour cause d’incompatibilité avec la Loi et le président du conseil d’administration pouvait reporter jusqu’à 12 mois l’audition d’un appel soulevant [traduction] « une question de droit et de politique générale », afin de permettre à la commission d’exercer son pouvoir d’établir des politiques (al. 200(1)a)). Le juge Cromwell a donc conclu que la commission ne pouvait pas refuser d’appliquer une disposition de la Loi pour des raisons liées à la Charte.

21 Le juge Cromwell a conclu qu’étant donné que le tribunal d’appel avait compétence pour [traduction] « confirmer, modifier ou infirmer » la décision de la commission, le fait que cette dernière n’ait pas compétence pour appliquer la Charte minait l’argument selon lequel le tribunal d’appel était habilité à le faire. De plus, même si, contrairement à la commission, le tribunal d’appel était un organisme juridictionnel, il apparaissait clairement qu’il n’avait pas compétence pour appliquer la Charte. Dépourvu du pouvoir explicite de trancher des questions de droit générales, il était seulement habilité à interpréter et à appliquer la Loi elle‑même; il n’était pas un tribunal spécialisé étant donné qu’il n’exerçait pas des fonctions d’établissement de politiques; ses membres (à l’exception du commissaire d’appel en chef) n’étaient pas tenus d’être avocats; il devait également trancher les appels dans les 60 jours et dans de brefs motifs écrits. De plus, le président pouvait renvoyer au conseil d’administration [traduction] « une question de droit et de politique générale » soulevée dans un appel. Enfin, autoriser le tribunal d’appel à trancher des questions de droit constitutionnel pourrait accroître sa charge de travail et occasionner des retards aux parties à d’autres affaires. Cela irait à l’encontre de l’objectif d’éliminer l’arriéré de dossiers, qui sous‑tend les modifications de 1999 portant sur la douleur chronique.

2. Le paragraphe 15(1) de la Charte

22 Le juge Cromwell a d’abord fait observer qu’avant l’adoption des dispositions contestées les demandes fondées sur la douleur chronique posaient un problème en matière d’application de la Loi. Ce problème était dû à la difficulté d’établir un lien de causalité, à l’absence d’une cause organique véritable ou de symptômes objectifs et à l’inefficacité des traitements traditionnels. Afin de remédier à cette situation, le législateur a adopté les dispositions contestées qui [traduction] « peuvent être interprétées comme reflétant [son] opinion [. . .] qu’aux fins d’indemnisation des travailleurs il n’est pas raisonnable d’imputer à la lésion subie la perte de revenu ou l’incapacité permanente due à la douleur chronique » (par. 181). En ce qui concerne l’analyse proprement dite fondée sur le par. 15(1), le juge Cromwell a décidé qu’il convenait, dans chaque cas, d’établir une comparaison entre les travailleurs assujettis à la Loi qui souffrent de douleur chronique et d’une limitation fonctionnelle ou d’une incapacité permanente ou qui ont subi une perte de revenu, et les travailleurs assujettis à la Loi qui ne souffrent pas de douleur chronique et qui souffrent d’une limitation fonctionnelle ou d’une incapacité permanente ou qui ont subi une perte de revenu.

23 Le juge Cromwell a ajouté qu’il y avait clairement une différence de traitement dans le cas de M. Martin. Il a estimé que, dans le cas de Mme Laseur, la différence de traitement résidait dans le refus de lui donner accès au régime général d’avantages prévu par la Loi puisque, même en l’absence des dispositions contestées, celle‑ci n’aurait pas eu droit à des prestations d’après les lignes directrices : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3. Il a, en outre, conclu que le traitement différent réservé aux intimés était fondé sur le motif énuméré de la « déficience physique ou mentale ». Même si les accidentés du travail qui ne souffraient pas de douleur chronique étaient aussi atteints d’une incapacité, il pouvait y avoir différence de traitement peu importe que le groupe de comparaison approprié ait compris des personnes également visées par le même motif énuméré : Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 R.C.S. 566; Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28.

24 Au sujet de la question de la discrimination réelle, le juge Cromwell a d’abord conclu que rien au dossier n’indiquait que les personnes souffrant de douleur chronique ont, de tout temps, été l’objet d’un désavantage ou de stéréotypes différents de ceux dont ont été l’objet d’autres accidentés du travail atteints d’une incapacité qui sollicitaient une indemnité. Quant au lien entre les avantages offerts, la situation des demandeurs et l’objectif d’amélioration de la loi contestée, il a décidé que, dans un régime général d’indemnisation sans égard à la faute, il serait irréaliste d’exiger une correspondance parfaite. Dans son ensemble, le régime visait un objectif d’amélioration; la question était de savoir si la limitation de l’indemnisation découlait d’une mauvaise compréhension des besoins, des capacités et de la situation véritables des demandeurs. Selon lui, la douleur chronique était liée à un ensemble de facteurs physiques, psychologiques, émotionnels, sociaux et culturels, et les dispositions relatives à cette douleur qui étaient contestées tentaient de tenir compte de cette réalité en offrant des avantages à court terme sous forme de participation au programme de rétablissement fonctionnel et en favorisant le retour rapide au travail par le refus de tout autre avantage. En dépit du fait que leur adoption était également motivée par la nécessité de restreindre les coûts et d’assurer l’uniformité du traitement du grand nombre de demandes présentées à la commission, les dispositions en cause ne perdaient pas pour autant leur effet améliorateur. Le juge Cromwell a également estimé que les intérêts touchés par le refus de verser des prestations étaient purement économiques.

25 Compte tenu de ces conclusions, il a décidé que les dispositions relatives à la douleur chronique ne portaient pas atteinte à la dignité des demandeurs et ne violaient donc pas le par. 15(1). Par conséquent, il n’était pas nécessaire d’examiner les arguments fondés sur le par. 15(2) ou l’article premier.

IV. Questions en litige

26 Le Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle‑Écosse peut‑il, pour des motifs liés à la Charte, refuser d’appliquer les dispositions de sa loi habilitante prévoyant le versement de prestations?

De plus, notre Cour a formulé les questions constitutionnelles suivantes :

1. L’article 10B de la Workers’ Compensation Act, S.N.S. 1994‑95, ch. 10, dans sa version modifiée, et le Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96, portent‑ils atteinte aux droits à l’égalité garantis par le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Dans l’affirmative, cette atteinte constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

V. Analyse

A. Compétence du tribunal d’appel pour appliquer la Charte

1. La politique adoptée par notre Cour dans la trilogie

27 Dans les arrêts Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury, précités (la « trilogie »), notre Cour a examiné la question de la compétence d’un tribunal administratif pour décider de la constitutionnalité d’une disposition de sa loi habilitante. Dans chaque cas, elle a fait ressortir les raisons sérieuses, tant sur le plan des principes que sur celui de la politique générale, de permettre aux tribunaux administratifs de se prononcer à ce sujet et de refuser d’appliquer une disposition contestée qui a été jugée inconstitutionnelle.

28 Premièrement — ce qui est le plus important — , la Constitution est, aux termes du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, « la loi suprême du Canada » et « elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». L’invalidité d’une disposition législative incompatible avec la Charte découle non pas d’une déclaration d’inconstitutionnalité par une cour de justice, mais plutôt de l’application du par. 52(1). Donc, en principe, une telle disposition est invalide dès son adoption, et l’obtention d’un jugement déclaratoire à cet effet n’est qu’un moyen parmi d’autres de protéger ceux et celles qui en souffrent préjudice. En ce sens, la question de la constitutionnalité est inhérente à tout texte législatif en raison du par. 52(1). Les tribunaux judiciaires ne doivent pas appliquer des règles de droit invalides, et il en va de même pour tout niveau ou organe de gouvernement, y compris un organisme administratif de l’État. De toute évidence, un fonctionnaire ne saurait être tenu de s’interroger et de se prononcer sur la constitutionnalité de chaque disposition qu’il est appelé à appliquer. Toutefois, s’il est investi du pouvoir d’examiner les questions de droit liées à une disposition, ce pouvoir englobe habituellement celui d’évaluer la constitutionnalité de cette disposition. Cela s’explique par le fait que la compatibilité d’une disposition avec la Constitution est une question de droit découlant de l’application de cette disposition. À vrai dire, il n’y a pas de question de droit plus fondamentale puisqu’elle permet de déterminer si, dans les faits, la disposition est valide et, par conséquent, si elle doit être interprétée et appliquée, ou s’il y a lieu de ne pas en tenir compte.

29 Il découle, en pratique, de ce principe de la suprématie de la Constitution que les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles : voir Douglas College, précité, p. 603‑604. Pour reprendre les propos du juge La Forest, « il ne peut y avoir une Constitution pour les arbitres et une autre pour les tribunaux » (Douglas College, précité, p. 597). Ce souci d’accessibilité est d’autant plus pressant qu’au départ bon nombre de tribunaux administratifs ont compétence exclusive pour trancher les différends relatifs à leur loi habilitante, de sorte qu’obliger les parties à ces différends à saisir une cour de justice de toute question liée à la Charte leur imposerait un long et coûteux détour. Comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a affirmé dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Cooper, précité, par. 70 :

La Charte n’est pas un texte sacré que seuls les initiés des cours supérieures peuvent aborder. C’est un document qui appartient aux citoyens, et les lois ayant des effets sur les citoyens ainsi que les législateurs qui les adoptent doivent s’y conformer. Les tribunaux administratifs et les commissions qui ont pour tâche de trancher des questions juridiques ne sont pas soustraits à cette règle. Ces organismes déterminent les droits de beaucoup plus de justiciables que les cours de justice. Pour que les citoyens ordinaires voient un sens à la Charte, il faut donc que les tribunaux administratifs en tiennent compte dans leurs décisions.

Dans l’arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, les juges majoritaires ont exprimé des points de vue semblables.

30 Deuxièmement, un différend relatif à la Charte ne survient pas en l’absence de tout contexte. Son règlement exige une connaissance approfondie des objectifs du régime législatif contesté, ainsi que des contraintes pratiques liées à son application et des conséquences de la réparation constitutionnelle proposée. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme c’est souvent le cas, il devient nécessaire de décider si l’atteinte prima facie à un droit garanti par la Charte est justifiée au sens de l’article premier. À cet égard, les conclusions de fait d’un tribunal administratif et le dossier qu’il établit, de même que la perception éclairée qu’il a, à titre d’organisme spécialisé, des différentes questions que soulève une contestation constitutionnelle, seront souvent extrêmement utiles à la cour qui procède au contrôle judiciaire : voir Douglas College, précité, p. 604‑605. Comme le juge La Forest l’a fait observer, à juste titre, dans l’arrêt Cuddy Chicks, précité, p. 16‑17 :

Il faut souligner que le processus consistant à rendre des décisions à la lumière de la Charte ne se limite pas à des ruminations abstraites sur la théorie constitutionnelle. Lorsque des questions relatives à la Charte sont soulevées dans un contexte de réglementation donné, la capacité du décisionnaire d’analyser des considérations de principe opposées est fondamentale. [. . .] Le point de vue éclairé de la Commission, qui se traduit par l’attention qu’elle accorde aux faits pertinents et sa capacité de compiler un dossier convaincant, est aussi d’une aide inestimable.

31 Troisièmement, les décisions d’un tribunal administratif fondées sur la Charte sont assujetties au contrôle judiciaire suivant la norme de la décision correcte : voir Cuddy Chicks, précité, p. 17. L’erreur de droit qu’un tribunal administratif commet en interprétant la Constitution peut toujours faire l’objet d’un contrôle complet par une cour supérieure. En outre, les réparations constitutionnelles relevant des tribunaux administratifs sont limitées et n’incluent pas les déclarations générales d’invalidité. La décision d’un tribunal administratif qu’une disposition de sa loi habilitante est invalide au regard de la Charte ne lie pas les décideurs qui se prononceront ultérieurement dans le cadre ou en dehors du régime administratif de ce tribunal. Ce n’est qu’en obtenant d’une cour de justice une déclaration formelle d’invalidité qu’une partie peut établir, pour l’avenir, l’invalidité générale d’une disposition législative. En conséquence, permettre aux tribunaux administratifs de trancher des questions relatives à la Charte ne mine pas le rôle d’arbitre ultime que les cours de justice jouent en matière de constitutionnalité au Canada.

32 Dans l’arrêt Douglas College, précité, le juge La Forest a expressément examiné et rejeté plusieurs arguments généraux défavorables à la reconnaissance pour les tribunaux administratifs d’une compétence pour appliquer la Charte concomitante à celle qui leur est attribuée pour trancher des questions de droit. Il a souligné que certains auteurs avaient évoqué des considérations pratiques relativement au caractère souhaitable d’une telle fonction juridictionnelle, dont l’absence d’expertise juridique de la part de certains tribunaux administratifs, les différences entre leurs règles de procédure et de preuve et celles des cours de justice, et la nécessité de maintenir leur accessibilité et leur célérité. Le juge La Forest a néanmoins conclu, à la p. 603, que ces considérations, « qui ont pourtant un certain poids, [ne] devraient [pas] dissuader notre Cour d’adopter ce qui est maintenant le courant clairement prédominant chez les tribunaux de notre pays ». À mon sens, les cours de justice ne doivent pas non plus permettre que ces considérations pratiques refassent subrepticement surface dans leur analyse de la compétence d’un tribunal administratif, malgré l’intention manifeste du législateur d’investir ce tribunal du pouvoir de trancher des questions de droit, y compris des questions de droit constitutionnel. Je vais maintenant examiner les règles applicables à cette analyse.

2. Les règles de droit applicables

33 À la lumière des considérations de politique générale exposées précédemment, notre Cour a adopté une approche générale pour décider si un tribunal ou organisme administratif peut refuser d’appliquer une disposition de sa loi habilitante pour le motif qu’elle viole la Charte. Cette approche repose sur le principe selon lequel, étant donné que les tribunaux administratifs sont des créations du Parlement et des législatures, leur compétence doit toujours « se trouver dans une loi et [. . .] s’étendre non seulement à l’objet du litige et aux parties, mais également à la réparation demandée » (Douglas College, précité, p. 595; voir également Cuddy Chicks, précité, p. 14‑15). Lorsqu’il est saisi d’une affaire où l’on conteste la constitutionnalité d’une disposition de sa loi habilitante, le tribunal administratif est appelé à interpréter le droit pertinent garanti par la Charte, à l’appliquer à la disposition contestée et, s’il conclut qu’il y a atteinte et que la disposition n’est pas sauvegardée au regard de l’article premier, à ne pas en tenir compte pour des motifs constitutionnels et à trancher la demande du requérant comme si la disposition n’était pas en vigueur.

34 Étant donné qu’en pareil cas l’objet du litige et la réparation demandée présupposent l’application de la Charte, la question qui se pose alors est de savoir si la mission du tribunal administratif inclut le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition contestée : voir Douglas College, précité, p. 596; Cuddy Chicks, précité, p. 15. Pour répondre à cette question, on recourt à la présomption, fondée sur le principe de la suprématie de la Constitution exposé plus haut, que toute décision portant sur une question de droit tient compte de la loi suprême du pays. Donc, en règle générale, « le tribunal administratif à qui l’on a conféré le pouvoir d’interpréter la loi a aussi le pouvoir concomitant de déterminer si la loi est constitutionnelle » (Cuddy Chicks, précité, p. 13), ou comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Cooper, précité, par. 46 :

Si un tribunal administratif jouit du pouvoir d’examiner des questions de droit, il s’ensuit, par application du par. 52(1), qu’il peut se prononcer sur des questions constitutionnelles, dont celle de la constitutionnalité de sa loi habilitante.

Bien que les principes généraux susmentionnés aient constamment été repris par notre Cour et demeurent valables, leur application a posé des difficultés considérables, comme en font foi nos désaccords dans l’arrêt Cooper, précité. J’estime que le moment est venu de réévaluer la jurisprudence et d’établir un seul ensemble de règles concernant la compétence des tribunaux administratifs pour examiner les contestations d’une disposition législative fondées sur la Charte.

35 Dans chaque cas, il faut d’abord se demander si le tribunal administratif en cause a expressément ou implicitement compétence pour trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. Même s’il s’agit là d’une question d’intention du législateur, comme notre Cour l’a affirmé dans la trilogie et dans l’arrêt Cooper, précité, il est crucial que l’intention pertinente soit clairement définie. Il ne s’agit pas de savoir si le Parlement ou la législature a voulu que le tribunal administratif applique la Charte. Comme on l’a souvent fait remarquer, l’attribution d’une telle intention serait artificielle étant donné que bon nombre des dispositions habilitantes pertinentes sont antérieures à la Charte : voir, par exemple, A. J. Roman, « Case Comment : Cooper v. Canada (Human Rights Commission) » (1997), 43 Admin. L.R. (2d) 243, p. 244; D. M. McAllister, « Administrative Tribunals and the Charter : A Tale of Form Conquering Substance », dans L.S.U.C. Special Lectures 1992 — Administrative Law : Principles, Practice and Pluralism (1993), 131, p. 150. L’attribution d’une telle intention serait également incompatible avec le principe, énoncé précédemment, selon lequel la question de la constitutionnalité est inhérente à tout texte législatif en raison du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. J’estime donc que, dans la mesure où ils indiquent qu’il faut rechercher l’intention du législateur que le tribunal administratif applique la Charte elle‑même, il ne faut pas tenir compte des passages de la trilogie et de l’arrêt Cooper, précité.

36 Il faut plutôt se demander si la loi habilitante accorde implicitement ou expressément au tribunal administratif le pouvoir d’examiner et de trancher toute question de droit. Dans l’affirmative, le tribunal sera présumé avoir le pouvoir concomitant d’examiner et de trancher cette question à la lumière de la Charte, à moins que le législateur lui ait retiré ce pouvoir. Ainsi, le tribunal administratif investi du pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative particulière sera présumé avoir le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition. En d’autres termes, le pouvoir de trancher une question de droit s’entend du pouvoir de la trancher en n’appliquant que des règles de droit valides.

37 Souvent, la loi habilite expressément le tribunal administratif à trancher certaines questions de droit. Ainsi, dans l’arrêt Cuddy Chicks, précité, la Loi sur les relations de travail de l’Ontario accordait à la Commission des relations de travail le pouvoir de « trancher toutes les questions de fait ou de droit soulevées à l’occasion d’une affaire qui lui est soumise ». La Cour a conclu que cette disposition habilitait clairement la Commission des relations de travail à se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition de la Loi sur les relations du travail qui excluait les ouvriers agricoles de son champ d’application. Pourtant, il n’est pas nécessaire — quoiqu’il convienne manifestement de le faire — d’attribuer une compétence aussi large pour qu’un tribunal administratif puisse appliquer la Charte. Il suffit que le législateur habilite le tribunal à trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée et que la question de droit constitutionnel soulevée ait trait à cette disposition.

38 Cette nuance a parfois été passée sous silence dans la trilogie. Ainsi, dans l’arrêt Douglas College, précité, le juge La Forest a statué qu’un conseil d’arbitrage avait compétence pour appliquer la Charte à une disposition de la convention collective qu’il était habilité à interpréter et à appliquer. Bien que cette conclusion soit certes juste, les tribunaux doivent faire montre de prudence en se fondant sur le raisonnement qui l’étaye. Le Labour Code de la Colombie‑Britannique prévoyait que le conseil d’arbitrage pouvait [traduction] « interpréter et appliquer toute loi visant à régir les relations de travail des personnes liées par une convention collective ». Le juge La Forest a conclu que le mot « loi » employé dans cette disposition était censé comprendre la Charte. En toute déférence, étant donné que le conseil avait incontestablement le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application de la convention collective et que cette dernière constituait une « règle de droit » au sens du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, je crois qu’il vaut mieux considérer que le conseil pouvait examiner la constitutionnalité des dispositions de la convention collective. Cette conclusion aurait été exacte peu importe la question de savoir si la Charte est vraiment une « loi visant à régir les relations de travail des personnes liées par une convention collective ».

39 Autrement dit, la question qu’il faut se poser dans chaque cas n’est pas de savoir si l’attribution expresse de compétence est formulée dans des termes assez généraux pour englober la Charte elle‑même, mais plutôt de savoir si l’attribution expresse de compétence confère au tribunal administratif le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée, auquel cas le tribunal sera présumé avoir compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition. La Charte n’est pas invoquée séparément; elle représente plutôt une norme déterminante dans les décisions portant sur des questions relevant de la compétence du tribunal administratif.

40 Lorsque la loi habilitante confère expressément le pouvoir de trancher des questions de droit, l’on peut s’en tenir à son libellé. L’attribution expresse du pouvoir d’examiner ou de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative est présumée conférer également le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition.

41 En l’absence d’une attribution expresse de pouvoir, il faut se demander si le législateur a voulu conférer au tribunal administratif le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. Pour déterminer s’il y a attribution implicite de pouvoir, il est nécessaire d’examiner la loi dans son ensemble. Parmi les facteurs à prendre en considération, il y a la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour l’accomplir efficacement, l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif, la question de savoir si ce tribunal est une instance juridictionnelle, ainsi que des considérations pratiques comme la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit. Les considérations pratiques ne peuvent cependant pas l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle‑même, surtout lorsque priver le tribunal du pouvoir de trancher des questions de droit nuirait à sa capacité d’accomplir la mission qui lui a été confiée. Comme dans le cas de la compétence conférée expressément, si on conclut que le tribunal administratif a le pouvoir implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé englober celui de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition.

42 Dès que cette présomption naît, que ce soit en raison d’une attribution expresse ou d’une attribution implicite du pouvoir de trancher des questions de droit, il faut se demander si elle est réfutée. L’obligation de réfuter cette présomption incombe à la partie qui allègue que l’organisme administratif en cause n’a pas compétence pour appliquer la Charte. En général, la présomption ne peut être réfutée que par le retrait explicite du pouvoir de trancher des questions de droit constitutionnel ou par ce qui ressort clairement, en ce sens, de la loi elle‑même plutôt que de considérations externes. Il faut se demander si l’examen des dispositions législatives amène clairement à conclure que le législateur a voulu exclure la Charte ou, de manière plus générale, une catégorie de questions de droit mettant en cause la Charte des questions de droit pouvant être abordées par le tribunal administratif en cause. Par exemple, l’attribution expresse à un autre organisme administratif du pouvoir d’examiner les questions relatives à la Charte ou certaines questions de droit complexes que le décideur initial aurait, considérerait‑on, trop de mal à trancher ou auxquelles il devrait consacrer trop de temps, de concert avec l’existence d’une procédure efficace de renvoi de ces questions à un tel organisme, pourrait impliquer clairement qu’on n’a pas voulu que le décideur initial tranche des questions de droit constitutionnel.

43 Comme l’a dit le juge La Forest dans l’arrêt Tétreault‑Gadoury, précité, p. 33, « le pouvoir d’interpréter la loi n’est pas de ceux que le législateur a conféré à la légère aux tribunaux administratifs ». Lorsque le législateur décide de conférer expressément ou implicitement ce pouvoir, les tribunaux judiciaires doivent présumer qu’il a voulu que l’organisme administratif en question soit compétent pour trancher des questions de droit complexes, y compris celles relatives à l’interprétation et à l’application de la Charte. Par conséquent, quoique, comme nous l’avons vu, des considérations relatives à la capacité concrète de l’organisme administratif d’examiner de telles questions puissent être pertinentes pour déterminer l’étendue de son pouvoir implicite de trancher des questions de droit, ces considérations ne sont généralement pas suffisantes à elles seules pour réfuter la présomption découlant de l’attribution expresse ou implicite d’un tel pouvoir, une fois qu’il a été jugé que cette présomption s’applique. Je trouve erronés à cet égard les jugements de tribunaux d’instance inférieure qui indiquent le contraire, tels Bell Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), [2001] 2 C.F. 392 (1re inst.), inf. pour d’autres motifs, [2001] 3 C.F. 481 (C.A.), Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Reynolds, [1997] A.C.F. no 1763 (QL), ainsi que la décision de la Cour d’appel en l’espèce.

44 Cependant, je m’abstiens de me prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition qui, sur le plan procédural, ferait obstacle au demandeur qui cherche à faire valoir promptement et efficacement ses droits, en retirant notamment à un tribunal administratif la compétence pour trancher des questions relatives à la Charte, sans prévoir aucune autre procédure administrative efficace de règlement des demandes fondées sur la Charte.

45 Pour appliquer l’approche énoncée plus haut, il n’est pas nécessaire, selon moi, d’établir une distinction entre les questions de droit « générales » et les questions de droit « limitées », comme l’a certes fait notre Cour dans l’arrêt Cooper, précité. Normalement, un organisme administratif a ou n’a pas le pouvoir de trancher des questions de droit. Je le répète, on présume que l’organisme administratif investi de ce pouvoir peut déborder le cadre de sa loi habilitante et, sous réserve d’un contrôle judiciaire selon la norme applicable, trancher les questions de droit commun ou d’interprétation législative soulevées dans une instance dont il est dûment saisi : voir, par exemple, McLeod c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517; David Taylor & Son, Ltd. c. Barnett, [1953] 1 All E.R. 843 (C.A.); Société Radio‑Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157. À moins que l’intention contraire soit exprimée ou ressorte clairement, un tel organisme administratif est également compétent pour soumettre à un examen fondé sur la Charte les dispositions qu’il est habilité à appliquer, tandis que l’organisme administratif non habilité à trancher des questions de droit ne peut pas le faire.

46 Dans l’arrêt Cooper, précité, notre Cour a examiné la compétence de la Commission canadienne des droits de la personne ou d’un tribunal qu’elle constitue pour se prononcer sur la validité de l’al. 15c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne au regard du par. 15(1) de la Charte. La disposition contestée prévoyait qu’il n’était pas discriminatoire de contraindre une personne à prendre sa retraite à l’âge normal fixé pour les employés occupant des postes semblables dans le même secteur d’activité. Le juge La Forest a d’abord souligné que, vu l’absence d’attribution expresse du pouvoir d’examiner des questions de droit, il était nécessaire de déterminer si ce pouvoir était implicite. Après avoir étudié le régime établi par la Loi canadienne sur les droits de la personne, il a conclu que le législateur avait voulu non pas que la commission tranche les questions de droit découlant de l’application de l’al. 15c), mais plutôt qu’elle serve de mécanisme de filtrage à un tribunal ayant une compétence générale pour trancher de telles questions et plus apte à le faire. Dans ces circonstances particulières, il a décidé qu’une série de dispositions bien circonscrites autorisant la commission à examiner d’autres questions de droit, dans la mesure nécessaire à l’exercice de ses fonctions légales limitées d’organisme de filtrage, ne pouvait pas l’investir d’un tel pouvoir.

47 À mon avis, les nouvelles règles actuellement en vigueur auraient permis d’arriver au même résultat que dans l’arrêt Cooper, compte tenu de la conclusion du juge La Forest que la commission n’avait aucun pouvoir exprès ou implicite de trancher les questions de droit découlant de l’application de l’al. 15c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il est donc inutile, pour le moment, de revoir la décision rendue dans cette affaire. J’estime cependant que, dans la mesure où il est incompatible avec les présents motifs, le raisonnement des juges majoritaires dans l’arrêt Cooper n’est plus valable. Cela est particulièrement vrai dans la mesure où il laisse entendre que la distinction entre les questions de droit générales et les questions de droit limitées est généralement utile pour analyser le pouvoir d’un tribunal administratif d’appliquer la Charte, ou que la nature juridictionnelle de l’organisme administratif est un facteur nécessaire (voire prépondérant) dans la recherche d’un pouvoir implicite. De même, les opinions exprimées par le juge en chef Lamer dans ses motifs concourants vont à l’encontre de l’approche actuelle et ne sauraient être invoquées.

48 La nouvelle approche actuelle en ce qui concerne le pouvoir d’un tribunal administratif de soumettre des dispositions législatives à un examen fondé sur la Charte peut se résumer ainsi : (1) La première question est de savoir si le tribunal administratif a expressément ou implicitement compétence pour trancher les questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. (2)a) La compétence expresse est celle exprimée dans le libellé de la disposition habilitante. b) La compétence implicite ressort de l’examen de la loi dans son ensemble. Les facteurs pertinents sont notamment les suivants : la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour accomplir efficacement cette mission; l’interaction entre ce tribunal et les autres composantes du régime administratif; la question de savoir si le tribunal est une instance juridictionnelle; des considérations pratiques telle la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit. Les considérations pratiques ne sauraient toutefois l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle‑même. (3) S’il est jugé que le tribunal a le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé inclure celui de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition au regard de la Charte. (4) La partie qui prétend que le tribunal n’a pas compétence pour appliquer la Charte peut réfuter la présomption a) en signalant que le pouvoir d’examiner la Charte a été retiré expressément, ou b) en convainquant la cour qu’un examen du régime établi par la loi mène clairement à la conclusion que le législateur a voulu exclure la Charte (ou une catégorie de questions incluant celles relatives à la Charte, telles les questions de droit constitutionnel en général) des questions de droit soumises à l’examen du tribunal administratif en question. En général, une telle inférence doit émaner de la loi elle‑même et non de considérations externes.

3. Application aux faits

49 En l’espèce, la compétence de la commission est essentiellement définie par le par. 185(1) de la Loi. Celui‑ci prévoit que [traduction] «[s]ous réserve des droits d’appel prévus dans la présente loi, la commission a compétence exclusive pour trancher, après examen et audition, toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie. » Le droit d’appel prévu à ce paragraphe est celui d’interjeter appel devant le tribunal d’appel qui, aux termes de l’art. 243 et du par. 252(1), [traduction] « peut confirmer, modifier ou infirmer la décision d’un agent enquêteur ». Il s’ensuit donc que le par. 185(1) confère également au tribunal d’appel le pouvoir de [traduction] « trancher [. . .] toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie ». Cette disposition est évidemment presque identique à celle examinée par notre Cour dans l’arrêt Cuddy Chicks. En outre, le par. 256(1) permet d’interjeter appel [traduction] « sur une question de droit », devant la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, d’une décision du tribunal d’appel, ce qui laisse entendre que ce dernier peut, au départ, examiner de telles questions.

50 L’article 10B figure à la partie I de la Loi, et le Règlement a été pris en vertu de cette partie. Il est donc clair que la Loi confère au tribunal d’appel le pouvoir explicite de trancher les questions de droit découlant de l’application des dispositions contestées.

51 Vu cette conclusion, il n’est absolument pas nécessaire d’étudier les autres aspects du régime établi par la Loi ou les considérations pratiques invoquées par les intimés. Néanmoins, je vais analyser brièvement cette question étant donné qu’une bonne partie de l’argumentation des parties porte sur de telles considérations et que j’estime que l’examen de l’ensemble du régime établi par la Loi étaye la conclusion que le législateur a voulu que le tribunal d’appel puisse trancher des questions de droit. Je rappelle, toutefois, qu’à lui seul le pouvoir explicite de trancher des questions de droit aurait été déterminant.

52 Premièrement — ce qui est le plus important — , il n’y a pas de doute que le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application de la Loi est nécessaire à l’accomplissement efficace de la mission du tribunal d’appel. Toute conclusion contraire irait à l’encontre de l’intention manifeste du législateur d’établir un régime complet de règlement des différends relatifs à l’indemnisation des accidentés du travail en interdisant, notamment, l’accès aux tribunaux judiciaires dans les cas visés par la Loi : voir Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 23‑29. De plus, il est évident qu’en vertu de sa compétence implicite le tribunal d’appel peut même déborder le cadre de la loi habilitante et trancher d’autres questions d’interprétation législative ou de droit commun soulevées par un différend relatif à l’application du régime d’indemnisation des accidentés du travail. Cette conclusion est étayée par la présomption de droit commun — à laquelle j’ai fait allusion précédemment — selon laquelle un tribunal administratif peut, sous réserve d’un contrôle judiciaire, interpréter d’autres lois que sa loi habilitante lorsque cela est nécessaire pour régler une affaire qui relève par ailleurs de sa compétence. Elle est également conforme à la pratique du tribunal d’appel, qui tranche régulièrement des questions de droit requérant une interprétation des principes de droit commun et d’autres textes législatifs que la Loi. Celui‑ci est notamment appelé à trancher des questions dans les domaines du droit des contrats, de la preuve, du lien de causalité, de l’emploi, des rapports entre entreprises, du droit international privé et de l’administration des régimes étrangers d’indemnisation des accidentés du travail, ainsi que dans celui des véhicules automobiles, pour n’en nommer que quelques‑uns. Refuser au tribunal d’appel le pouvoir de trancher de telles questions nuirait gravement à son travail et compromettrait l’accès des accidentés du travail à un tribunal capable de se prononcer sur tous les aspects de leurs demandes.

53 Deuxièmement, le tribunal d’appel est une instance entièrement juridictionnelle. Il est indépendant de la commission et relève du ministre de la Justice, alors que la commission relève du ministre du Travail. Il établit ses propres règles de procédure (par. 240(1)), il peut examiner tous les éléments de preuve pertinents (par. 246(1)) et il enregistre tous les témoignages, pour consultation future (par. 253(1)). Ses membres ont les mêmes pouvoirs, privilèges et immunités qu’un commissaire nommé en vertu de la Public Inquiries Act, R.S.N.S. 1989, ch. 372 (par. 178(1)), y compris le pouvoir d’assigner des témoins, de contraindre des personnes à témoigner, d’exiger la production de documents et de punir les personnes coupables d’outrage; ils possèdent également certains pouvoirs d’entrer dans des lieux (art. 180). Bien que le tribunal d’appel doive normalement rendre sa décision dans les 60 jours de l’audition ou, en l’absence d’audition, de la date à laquelle toute l’argumentation a été reçue (par. 246(3)), il peut [traduction] « en tout temps, proroger tout délai prévu par la présente partie ou par le règlement, s’il est d’avis qu’il y aura une injustice s’il ne le fait pas » (par. 240(2)). Ce pouvoir de prorogation lui permet de bien examiner les questions plus complexes que soulève un appel fondé sur la Charte, comme cela a été fait en l’espèce. Bien que seul le commissaire d’appel en chef soit tenu d’être un avocat en exercice (par. 238(5)), en réalité, tous les commissaires du tribunal d’appel sont membres du barreau. De plus, notre Cour a reconnu que les membres d’un tribunal spécialisé qui ne sont pas des avocats peuvent contribuer de façon importante au règlement de questions relatives à la Charte : Cuddy Chicks, précité, p. 16‑17. Rien ne permet de douter, selon moi, que le tribunal d’appel est une instance juridictionnelle parfaitement capable de trancher des questions relatives à la Charte, comme en témoignent, en l’espèce, ses motifs judicieux concernant la question du par. 15(1).

54 Cependant, je m’empresse d’ajouter que, même si l’existence d’un processus juridictionnel est importante pour conclure à celle d’un pouvoir implicite de trancher des questions de droit, l’absence d’un tel processus ne serait pas déterminante en soi. L’examen de l’ensemble du régime établi par la loi peut mener à la conclusion que le législateur a voulu qu’un organisme non juridictionnel examine et tranche des questions de droit.

55 Troisièmement, aux termes de la Constitutional Questions Act, R.S.N.S. 1989, ch. 89, et de l’al. 245(1)d) de la Loi, le procureur général peut, comme en l’espèce, avoir la possibilité d’intervenir dans une instance où une question de droit constitutionnel est soulevée. Pareille intervention réduit le désavantage relatif que présentent les tribunaux administratifs comparativement aux cours de justice, en soulageant les particuliers ou les organismes administratifs du fardeau de défendre la validité de la loi attaquée : voir Cuddy Chicks, précité, p. 17‑18.

56 Enfin, la Cour d’appel a eu tort de prendre en considération l’arriéré de dossiers avec lequel le tribunal d’appel était aux prises avant les modifications de 1999. Même si, dans certains cas, elles peuvent se révéler utiles pour confirmer l’intention du législateur, les considérations pratiques de ce genre ont peu d’importance lorsqu’il ressort clairement de l’ensemble du régime établi par la loi que le législateur a voulu conférer à un organisme administratif le pouvoir d’examiner et de trancher des questions de droit. Ces considérations « ne [peuvent] jamais prendre le pas sur l’intention du législateur » (Cooper, précité, par. 47). En outre, comme le tribunal d’appel lui‑même le fait valoir dans ses observations, l’arriéré a depuis lors été complètement éliminé. À l’audience, l’avocat du tribunal d’appel nous a signalé que les contestations fondées sur la Charte n’ont pas causé l’arriéré de ce tribunal et n’augmenteraient pas de façon importante sa charge de travail ni ne causeraient des retards excessifs. Étant donné que le tribunal d’appel lui‑même ne croit pas que trancher des questions relatives à la Charte aggraverait la situation, et compte tenu de l’absence d’autres éléments de preuve, je ne vois pas comment la Cour d’appel pouvait arriver à une telle conclusion. Par contre, autoriser le tribunal d’appel à appliquer la Charte favorise clairement la réalisation des objectifs de politique générale exposés dans la trilogie. Les cours de justice peuvent ainsi bénéficier d’un dossier complet constitué par un tribunal spécialisé bien au fait des questions de politique générale et d’ordre pratique que soulève la demande fondée sur la Charte, et les travailleurs peuvent faire reconnaître les droits que leur garantit la Charte dans le cadre du régime juridictionnel relativement rapide et peu coûteux établi par la Loi, au lieu d’avoir à assortir de procédures judiciaires distinctes leur demande d’indemnisation déposée devant le tribunal administratif.

57 Ces aspects du régime établi par la Loi militent tous en faveur de l’attribution au tribunal d’appel du pouvoir d’appliquer la Charte, conformément à l’intention du législateur d’établir un système complet de traitement des demandes d’indemnisation des accidentés du travail et des différends connexes. Donc, même s’il n’y avait eu aucune disposition autorisant expressément le tribunal d’appel à examiner et à trancher les questions de droit découlant de l’application de la Loi, j’aurais conclu qu’il avait la compétence implicite pour le faire. J’ai déjà souligné que le caractère juridictionnel ou non juridictionnel d’un tribunal n’est pas déterminant lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’existence d’un pouvoir implicite. Compte tenu de la grande diversité de régimes administratifs et de lois habilitantes, je ne voudrais pas non plus laisser entendre que les autres facteurs présents en l’espèce sont, individuellement ou collectivement, essentiels pour conclure à l’existence d’un pouvoir implicite de trancher des questions de droit. Pour trancher la question, il faut, dans chaque cas, examiner l’ensemble du régime pertinent établi par la loi.

58 Le pouvoir du tribunal d’appel de trancher les questions de droit découlant de l’application des dispositions contestées est présumé englober celui d’examiner la constitutionnalité de ces dispositions. Cette présomption est‑elle réfutée par d’autres dispositions de la Loi?

59 Les intimés soutiennent que le pouvoir du président de la commission de demander au conseil d’administration d’examiner certaines questions dont est saisi le tribunal d’appel est incompatible avec l’idée que le législateur a voulu que ce soit le tribunal d’appel qui tranche lui‑même les questions relatives à la Charte. Selon eux, le législateur ne peut sûrement pas avoir voulu que des questions relatives à la Charte soient renvoyées à un organe exécutif chargé d’établir des politiques qui ne possède aucune expertise particulière ni aucun pouvoir de trancher la question en dernier ressort. Je ne suis pas d’accord avec cette description de la procédure autorisée par la Loi. Le paragraphe 248(1) prévoit que le président peut reporter ou ajourner l’appel interjeté devant le tribunal d’appel lorsqu’il est d’avis que cet appel soulève [traduction] « une question de droit et de politique générale qui doit être examinée par le conseil d’administration conformément à l’article 183 ». C’est l’art. 183 qui confère au conseil d’administration le pouvoir d’adopter des politiques. Suivant l’al. 202a), l’ajournement destiné à saisir le conseil d’administration d’une question de droit et de politique générale ne doit pas excéder trois mois, ou encore 12 mois [traduction] « si le conseil d’administration décide qu’il existe des circonstances exceptionnelles ». Le report prend fin dès que le conseil d’administration établit une politique relative à la question soulevée dans l’appel ou qu’il avise l’agent enquêteur de son intention de n’en établir aucune. Le paragraphe 248(3) prévoit que [traduction] « lorsque le président reporte ou ajourne une audition conformément au paragraphe (1), le commissaire en chef du tribunal d’appel veille à ce que l’on s’en remette uniquement au jugement indépendant du tribunal d’appel en ce qui concerne le règlement définitif de l’appel ».

60 À mon sens, ces dispositions habilitent tout au plus le conseil d’administration à répondre aux questions de droit et de politique générale soulevées par un appel en adoptant, à cet égard, une politique qui permettra à la Workers’ Compensation Board de traiter les futurs dossiers similaires d’une manière uniforme et fondée sur des principes. Comme en fait foi le par. 248(3), cela ne signifie pas que le conseil d’administration peut se saisir d’un appel soulevant une question relative à la Charte et trancher lui‑même la question. Au contraire, il peut tout au plus suspendre l’appel pour une durée maximale de 12 mois afin d’adopter une politique répondant correctement aux questions générales soulevées. Par exemple, le conseil d’administration peut reconnaître que l’une de ses politiques est incompatible avec la Charte ou avec la Loi et la reformuler au lieu de débattre davantage la question relative à la Charte. Si le conseil d’administration refuse de le faire ou si la politique reformulée demeure incompatible avec la Charte ou avec la Loi, le tribunal d’appel peut, à la reprise de l’audition, refuser d’appliquer cette politique. Tel est l’effet du par. 183(5A) qui prévoit qu’[traduction] « une politique adoptée par le conseil d’administration ne lie le tribunal d’appel que si elle est compatible avec la présente partie ou avec le règlement ». En outre, comme le tribunal d’appel l’a fait remarquer à juste titre, même compte tenu du délai supplémentaire susceptible d’être imposé par le président, le coût et la longueur d’un appel devant le tribunal d’appel se comparent toujours avantageusement à ceux d’une contestation en justice fondée sur la Charte.

61 Par conséquent, il ne se dégage de la Loi aucun élément clairement susceptible de réfuter la présomption selon laquelle le tribunal d’appel peut examiner la constitutionnalité de la Loi qu’il est appelé à interpréter et à appliquer. Le tribunal d’appel était donc compétent pour examiner et trancher la question relative à la Charte soulevée en l’espèce, étant donné qu’il avait compétence pour examiner et trancher des questions de droit.

4. Le lien entre la compétence de la commission et celle du tribunal d’appel en matière de Charte

62 Les motifs exposés dans la partie précédente démontrent que, même si le par. 185(1) de la Loi n’avait pas expressément conféré au tribunal d’appel le pouvoir de trancher des questions de droit, l’examen du régime établi par la Loi mènerait à la conclusion que le tribunal d’appel a implicitement le pouvoir de le faire. L’attribution expresse de compétence qui est déterminante en l’espèce soulève une dernière question. Le paragraphe 185(1) de la Loi définit à la fois la compétence de la commission et celle du tribunal d’appel. En conséquence, notre décision selon laquelle cette disposition confère expressément au tribunal d’appel le pouvoir de trancher des questions de droit, y compris des questions relatives à la Charte, semble mener à la conclusion que ce pouvoir est également accordé à la commission, en dépit des caractéristiques très différentes de son processus juridictionnel applicable aux demandes. Je relève, en particulier, une différence entre le tribunal d’appel et la commission. Dans son argumentation, le tribunal d’appel assure qu’il a la capacité d’appliquer la Charte. Par contre, la commission elle‑même soutient qu’elle n’a ni les ressources ni l’expertise nécessaires pour traiter maintes contestations fondées sur la Charte et que, si elle le faisait, son efficacité et sa capacité de traiter promptement un grand nombre de demandes d’indemnisation s’en ressentiraient.

63 Évidemment, sur le plan de l’interprétation législative, la conception que la commission a elle‑même de sa compétence n’est pas déterminante. Comme l’a fait observer le juge La Forest dans l’arrêt Cuddy Chicks, p. 18, au sujet de la Commission des relations de travail de l’Ontario :

En définitive, le processus judiciaire sera mieux servi si la Commission rend une décision initiale sur la question de la compétence soulevée par une contestation d’ordre constitutionnel. Dans ces circonstances, la Commission a non seulement le pouvoir, mais aussi l’obligation, de s’assurer du caractère constitutionnel de l’al. 2b) de la Loi sur les relations de travail. [Je souligne.]

De même, dans les présents pourvois, la Loi prévoit clairement que la commission tranchera des questions de droit. Des considérations pratiques ne sauraient l’emporter sur l’intention clairement exprimée par le législateur au par. 185(1). Cependant, le législateur semble également avoir prévu qu’il peut être préférable, pour des raisons de commodité administrative, de renvoyer au tribunal d’appel ou à une cour de justice les questions relatives à la Charte soulevées devant la commission. Ainsi, l’al. 199(1)b) prévoit que, lorsqu’il [traduction] « est d’avis [. . .] qu’un appel soulève des questions importantes ou nouvelles ou des questions de portée générale devant être tranchées par le tribunal d’appel conformément à la partie II, [. . .] l’agent enquêteur reporte ou ajourne l’appel et le renvoie au président ». Ce dernier peut alors, en vertu des al. 199(2)b) et c), renvoyer l’appel au tribunal d’appel ou en ressaisir l’agent enquêteur. De même, l’al. 200(1)b) prévoit que, lorsqu’un appel devant un agent enquêteur soulève de telles questions, le président [traduction] « peut reporter ou ajourner cet appel et ordonner qu’il soit [. . .] entendu et tranché par le tribunal d’appel ».

64 Suivant ces dispositions, il semble que la commission a entière discrétion pour renvoyer, cas par cas ou de manière générale, au tribunal d’appel les dossiers complexes liés à la Charte. Comme nous l’avons vu, je considère que, en raison du maintien d’un processus administratif permettant d’éviter les procédures judiciaires parallèles, la commission ne manque pas à son obligation d’examiner la constitutionnalité de la Loi lorsqu’elle renvoie de tels dossiers au tribunal d’appel : voir, de manière générale, l’arrêt Tétreault‑Gadoury, précité, p. 35‑36. J’estime donc que les considérations pratiques évoquées par les intimés quant à la capacité de la commission de traiter des dossiers complexes liés à la Charte n’obligent pas à conclure que la commission ou le tribunal d’appel n’a pas compétence pour appliquer la Charte. Au contraire, elles expliquent le choix du législateur de prévoir un mécanisme procédural permettant au président du conseil d’administration, lorsqu’il le juge indiqué, de dessaisir la commission de questions aussi complexes et de les renvoyer au tribunal d’appel.

5. Conclusion

65 Je conclus que le tribunal d’appel a le pouvoir explicite de trancher les questions de droit découlant de l’application des dispositions contestées de la Loi. Il est donc présumé avoir compétence pour examiner la validité de ces dispositions au regard du par. 15(1) de la Charte et pour ne pas en tenir compte s’il les juge inconstitutionnelles. La Loi ne réfute cette présomption ni expressément ni par déduction nécessaire. Vu que la réparation sollicitée découle du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, il n’est pas nécessaire de décider si le tribunal d’appel est un « tribunal compétent » au sens du par. 24(1) de la Charte : voir Douglas College, précité, p. 594‑595 et 605. Toutefois, étant donné que la décision du tribunal d’appel relative à la constitutionnalité des dispositions contestées doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, j’aborde maintenant les questions de fond relatives à la Charte.

B. Le paragraphe 15(1) de la Charte

1. Le régime établi par la Loi relativement à la douleur chronique

66 Le Règlement et l’art. 10A de la Loi définissent la « douleur chronique » comme étant la « douleur »

[traduction]

a) persistant au‑delà de la période normale de guérison du type de lésion corporelle l’ayant causée, déclenchée ou par ailleurs précédée, ou

b) disproportionnée au type de lésion corporelle l’ayant causée, déclenchée ou par ailleurs précédée,

et inclut le syndrome de la douleur chronique, la fibromyalgie, le syndrome de la douleur myofasciale et tout autre état semblable ou connexe, mais exclut la douleur attestée, à l’emplacement de la lésion, par des symptômes importants, objectifs et physiques indiquant que la lésion n’est pas guérie.

67 Les dispositions contestées établissent ensuite un régime distinct pour les accidentés du travail souffrant de douleur chronique au sens de la Loi. Ces dispositions ont pour effet conjugué (i) d’empêcher les travailleurs ayant subi une lésion avant le 23 mars 1990 de toucher des prestations liées à la douleur chronique, (ii) de permettre aux travailleurs ayant subi une lésion entre le 23 mars 1990 et le 1er février 1996, qui, le 25 novembre 1998, touchaient des prestations temporaires ou qui avaient présenté une demande faisant l’objet d’un appel à cette date, de toucher des prestations uniformes et limitées pour douleur chronique conformément à l’art. 10E, et (iii) d’empêcher les travailleurs ayant subi une lésion après le 1er février 1996 d’obtenir, pour la douleur chronique, toute autre forme d’indemnisation que celle prévue par le Règlement. Les dispositions relatives à la douleur chronique maintiennent également l’interdiction, prévue à l’art. 28 de la Loi, de poursuivre l’employeur, d’où l’impossibilité d’obtenir une indemnité supplémentaire au moyen d’une action en responsabilité délictuelle devant une cour de justice.

68 Suivant le par. 3(2) du Règlement, la douleur chronique est présumée avoir toujours été exclue du champ d’application de la partie I de la Loi, et aucune autre indemnité que celle prévue par le Règlement ne peut être versée pour la douleur chronique due à une lésion subie après le 1er février 1996. Les avantages à accorder en vertu du Règlement ne tiennent pas compte de la situation particulière du travailleur concerné. Le Règlement crée plutôt un programme de rétablissement fonctionnel d’une durée maximale de quatre semaines, auquel le travailleur ne peut pas participer si plus de 12 mois se sont écoulés depuis qu’il a subi sa lésion. Aucun autre avantage n’est disponible. Par conséquent, les accidentés du travail souffrant de douleur chronique n’ont pas droit à des prestations (temporaires ou permanentes) de remplacement du revenu, à des prestations pour incapacité permanente, à une pension de retraite, à des services de réadaptation professionnelle ou à des soins médicaux après avoir participé au programme de rétablissement fonctionnel d’une durée de quatre semaines. Les obligations de réemploi et d’adaptation imposées à l’employeur par les art. 90 et 91 de la Loi ne s’appliquent pas non plus à ces personnes.

69 L’article 10E de la Loi est une mesure transitoire qui prévoit le versement de prestations permanentes limitées aux travailleurs souffrant de douleur chronique qui, le 25 novembre 1998, touchaient des prestations temporaires ou qui avaient présenté une demande faisant l’objet d’un appel à cette date. Le montant de ces prestations correspond à un pourcentage des prestations pour incapacité permanente auxquelles le travailleur aurait droit si son incapacité était due à autre chose que la douleur chronique. L’article 10E ne s’applique ni à M. Martin ni à Mme Laseur, et sa constitutionnalité n’est pas en cause en l’espèce.

2. Application du par. 15(1) de la Charte

70 Dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 39, le juge Iacobucci a résumé ainsi l’approche en trois étapes relative au par. 15(1) de la Charte :

Premièrement, la loi contestée a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a‑t‑il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1). [Souligné dans l’original.]

Conformément à cette approche, je vais maintenant analyser les demandes des appelants en répondant aux trois questions qu’il faut se poser dans le cadre d’une analyse fondée sur le par. 15(1).

a) Différence de traitement

71 Je conviens avec la Cour d’appel que, pour les besoins de l’analyse fondée sur le par. 15(1), le groupe de comparaison approprié en l’espèce est celui constitué des travailleurs assujettis à la Loi qui ne souffrent pas de douleur chronique et qui sont admissibles à une indemnité pour une lésion professionnelle. La situation des appelants diffère de celle de ces travailleurs. Monsieur Martin ne touchait pas les prestations temporaires de remplacement du revenu et ne bénéficiait pas des services de soins médicaux auxquels il aurait eu droit s’il avait souffert d’autre chose que de douleur chronique. Madame Laseur, pour sa part, s’est vu refuser toute évaluation de son incapacité permanente. Indépendamment du fait que, suivant les lignes directrices actuelles, on jugerait que son taux d’incapacité serait de 0 pour 100 et que tout avantage lui serait de toute façon refusé, notre Cour a déjà statué que refuser à l’auteur d’une demande l’accès à une institution accessible à autrui, même dans le cas où il ne tirerait pas nécessairement immédiatement profit de cet accès, constitue une différence de traitement : voir Egan, Vriend et M. c. H., précités. De manière plus générale, bien qu’elle empêche tous les accidentés du travail de s’adresser à une cour de justice pour obtenir une indemnité, la Loi prive en outre l’accidenté du travail souffrant d’incapacité due à la douleur chronique du droit à une indemnité et à d’autres avantages une fois terminé le programme de quatre semaines, ainsi que du droit à une évaluation individuelle de son état et de ses besoins. En fait, les intimés reconnaissent que les personnes souffrant de douleur chronique sont traitées différemment des autres accidentés du travail assujettis à la Loi.

72 Les appelants ajoutent qu’il existe un autre groupe de comparaison utile, à savoir celui constitué des personnes souffrant de douleur chronique qui ne sont pas assujetties à la Loi et qui peuvent être indemnisées selon les principes ordinaires de la responsabilité délictuelle. Je ne crois pas que cette comparaison soit appropriée. Ce n’est pas une déficience mentale ou physique qui distingue les appelants des membres de ce groupe, du fait qu’il y a douleur chronique dans les deux cas. La seule différence qui existe entre eux réside plutôt dans le fait que les membres du groupe de comparaison ne sont pas assujettis à la Loi et ont donc accès au régime de responsabilité délictuelle, alors que les appelants doivent s’en tenir au régime d’indemnisation des accidentés du travail. Selon moi, la Cour d’appel a eu raison de statuer qu’établir une telle distinction dans une analyse fondée sur le par. 15(1) reviendrait à contester tout le régime d’indemnisation des accidentés du travail, ce que notre Cour a rejeté à l’unanimité dans le Renvoi : Workers’ Compensation Act, 1983 (T.‑N.), [1989] 1 R.C.S. 922. De plus, une telle comparaison serait également inappropriée du fait que le régime de la responsabilité délictuelle exige normalement que la partie lésée prouve que la lésion qu’elle a subie est due à la faute d’autrui. Donc, même si le régime d’indemnisation des accidentés du travail n’existait pas, ce ne sont pas tous les accidentés du travail souffrant de douleur chronique qui auraient accès à l’indemnisation fondée sur la responsabilité délictuelle. Madame Laseur et M. Martin, par exemple, n’imputent pas leurs lésions à la faute d’autrui.

73 Enfin, les appelants font valoir que les travailleurs souffrant de douleur chronique et admissibles aux prestations prévues à l’art. 10E forment un groupe de comparaison approprié. À supposer, sans le décider, que ces travailleurs forment effectivement un groupe de comparaison approprié, je ne crois pas que cela renforce l’argumentation des appelants. Comme l’a indiqué la Cour d’appel, ce qui distinguerait les appelants des membres de ce groupe serait non pas la nature de leur incapacité, mais plutôt la date à laquelle ils ont subi leur lésion et la situation de leur dossier devant la commission. Quoi qu’il en soit, le deuxième volet du critère ne serait donc pas respecté.

74 Ayant conclu à l’existence d’une distinction entre les demandeurs et les membres du groupe de comparaison, il faut ensuite examiner le motif de cette distinction.

b) Motif énuméré ou analogue

75 Le motif de discrimination susceptible de s’appliquer, en l’espèce, est celui de la « déficience physique » qui est expressément prévu au par. 15(1). Il s’agit ici de savoir si le traitement différent réservé aux personnes souffrant de douleur chronique est véritablement fondé sur ce motif énuméré. Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse reconnaît que c’est le cas, mais la commission fait valoir que, étant donné que les demandeurs et les membres du groupe de comparaison sont tous atteints d’une déficience physique, le traitement différent que le régime d’indemnisation des accidentés du travail réserve aux personnes souffrant de douleur chronique n’est pas fondé sur la déficience physique. La commission soutient plutôt que la différence de traitement doit reposer sur un autre motif.

76 Selon moi, cet argument n’est pas fondé. Notre Cour reconnaît depuis longtemps qu’une différence de traitement peut reposer sur un motif énuméré même lorsque les membres du groupe pertinent ne sont pas tous également maltraités. La question s’est posée pour la première fois dans le contexte d’allégations de discrimination dans l’emploi fondées sur des lois provinciales relatives aux droits de la personne. Dans l’arrêt Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252, le juge en chef Dickson a statué que le harcèlement sexuel au travail constituait de la discrimination fondée sur le sexe. Il répondait alors à l’argument voulant que, puisque le choix d’une cible par un harceleur se fonde sur l’attrait physique — une caractéristique personnelle — plutôt que sur le sexe — une caractéristique de groupe — , le harcèlement sexuel ne constituait pas de la discrimination fondée sur le sexe. Voici ce qu’il a dit, aux p. 1288‑1289 :

Bien que le concept de discrimination trouve sa source dans le traitement accordé à un particulier en raison de son appartenance à un groupe plutôt qu’en raison de ses caractéristiques personnelles, il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait discrimination, que tous les membres du groupe concerné soient traités de la même façon. Il suffit que l’attribution d’une caractéristique du groupe visé à un de ses membres en particulier constitue un facteur du traitement dont il fait l’objet. S’il fallait, pour conclure à la discrimination, que tous les membres du groupe visé soient traités de façon identique, la protection législative contre la discrimination aurait peu ou pas de valeur. [. . .] Refuser de conclure à la discrimination dans les circonstances de ce pourvoi équivaut à nier l’existence de la discrimination chaque fois que les pratiques discriminatoires ne touchent pas l’ensemble du groupe‑cible.

De même, dans l’arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, l’employeur soutenait que l’exclusion de la grossesse du champ d’application du régime collectif d’assurance maladie ne constituait pas de la discrimination fondée sur le sexe, étant donné que cette exclusion visait non pas toutes les femmes, mais seulement celles qui étaient enceintes. Le juge en chef Dickson a aussi rejeté cet argument en décidant que, puisque seules les femmes pouvaient tomber enceintes, une distinction fondée sur la grossesse ne pouvait qu’être une distinction fondée sur le sexe ou s’y rapportant. Il a donc conclu que l’exclusion de la grossesse de la liste des états donnant ouverture à indemnisation constituait de la discrimination fondée sur le sexe.

77 Dans l’arrêt Gibbs, précité, la Cour a abordé la question du caractère potentiellement discriminatoire des distinctions établies entre diverses incapacités. Dans cette affaire, une employée était devenue invalide en raison d’un trouble mental. L’employeur avait souscrit un contrat d’assurance prévoyant le versement d’une indemnité de remplacement du revenu en cas d’inaptitude au travail due à une incapacité. Le contrat précisait toutefois que, dans le cas d’une maladie mentale, l’indemnité de remplacement du revenu cessait d’être versée au bout de deux ans, sauf si l’ancien employé demeurait interné dans un établissement psychiatrique. L’employée a contesté cette disposition en invoquant le Saskatchewan Human Rights Code. L’employeur a fait valoir que le régime d’assurance n’était pas discriminatoire puisque la comparaison devait être faite non pas entre les personnes souffrant d’une incapacité mentale et celles souffrant d’une incapacité physique, mais plutôt entre les personnes handicapées en général et les personnes physiquement aptes. Le juge Sopinka a rejeté cet argument et a statué qu’une comparaison pouvait être établie, à juste titre, entre deux groupes formés de personnes souffrant d’une incapacité. Voici ce qu’il a dit, aux par. 27‑28 :

À mon avis, la Cour d’appel a eu raison, dans les circonstances de la présente affaire, de conclure à l’existence de discrimination fondée sur une comparaison entre les prestations d’assurance offertes aux personnes incapables de travailler à cause d’une incapacité physique et celles offertes aux personnes incapables de travailler à cause d’une incapacité mentale. En concluant qu’une comparaison entre l’incapacité mentale et l’incapacité physique est adéquate, je souligne d’abord que, pour conclure à l’existence de discrimination fondée sur l’incapacité, il n’est pas nécessaire que toutes les personnes handicapées soient maltraitées également. Les tribunaux ont constamment statué qu’il n’est pas erroné de conclure à l’existence de discrimination fondée sur un motif illicite quand les personnes qui présentent la caractéristique pertinente n’ont pas toutes été victimes de discrimination.

. . .

Ainsi, il est possible, d’après la jurisprudence, de conclure à l’existence de discrimination fondée sur l’incapacité même si seulement une partie des employés handicapés sont maltraités. [Je souligne.]

78 Le juge Sopinka a ensuite justifié la comparaison entre l’incapacité mentale et l’incapacité physique en faisant observer que le par. 15(1) de la Charte établit expressément une telle distinction, et que les personnes atteintes d’une incapacité mentale ont, de tout temps, été l’objet d’un désavantage particulier. Il est vrai qu’en l’espèce la distinction alléguée serait faite entre différentes incapacités physiques, de sorte qu’il se peut que ces justifications supplémentaires ne s’appliquent pas directement. Néanmoins, je crois que la Cour d’appel a eu raison de conclure que, bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’approche que notre Cour a déjà adoptée relativement à la discrimination fondée sur une distinction établie au sein d’un groupe protégé — examinée dans les arrêts Janzen, Brooks et Gibbs — indique que la demande examinée qui repose sur le par. 15(1) doit être axée sur l’existence ou l’inexistence de discrimination réelle, et non sur le deuxième volet du critère de l’arrêt Law.

79 Bien que la question en litige n’y ait pas été débattue en profondeur, le juge Binnie a conclu, dans l’arrêt Granovsky, précité, par. 53, qu’une distinction établie par le législateur entre l’incapacité temporaire et l’incapacité permanente était fondée sur le motif de la « déficience physique » énuméré au par. 15(1) de la Charte. De même, dans l’arrêt Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, par. 80, la juge McLachlin a conclu que le traitement particulier réservé à la personne dont la responsabilité criminelle n’était pas engagée était justifié « par l’existence d’un type particulier de déficience mentale au moment où l’acte criminel est commis » (je souligne). À mon sens, ce raisonnement est compatible avec les principes généraux qui sous‑tendent le droit applicable en matière de discrimination et le par. 15(1) qui interdit la discrimination « fondée sur » certains motifs énumérés, dont les « déficiences mentales ou physiques ».

80 Par exemple, il n’y aurait pas de doute qu’une distinction du législateur qui favoriserait les personnes d’origine asiatique par rapport aux personnes d’origine africaine serait « fondée sur » la race, l’origine ethnique ou la couleur, ou qu’une loi défavorisant les bouddhistes par rapport aux musulmans établirait une distinction « fondée sur » la religion. Il ne suffirait pas que le législateur réponde qu’il n’y a pas de discrimination vu que les personnes nées en Asie et celles nées en Afrique ont, dans les deux cas, une origine nationale non canadienne, ou encore que les musulmans, à l’instar des bouddhistes, appartiennent à une minorité religieuse au Canada. De la même façon, il ne suffit pas de répondre, en l’espèce, que les travailleurs assujettis au régime souffrent tous d’une incapacité. Le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Law ne consiste pas à se demander si les membres du groupe de comparaison et le demandeur ont en commun une certaine caractéristique. Il s’agit plutôt de savoir si la différence de traitement contestée repose sur un motif énuméré ou analogue. La distinction entre les demandeurs et les membres du groupe de comparaison était fondée sur une incapacité, à savoir l’incapacité des demandeurs due à la douleur chronique. Le fait que les accidentés du travail qui ne souffrent pas de douleur chronique souffrent eux aussi d’une incapacité n’est pas pertinent. La distinction entre les accidentés du travail qui souffrent de douleur chronique et ceux qui ne souffrent pas de ce type de douleur demeure une distinction fondée sur une déficience. La question de savoir si cette distinction est effectivement discriminatoire doit, dans chaque cas, être tranchée au moyen du troisième volet du critère de l’arrêt Law.

81 Cette approche relative à l’analyse des distinctions établies entre diverses déficiences permet aux tribunaux de tenir compte d’une caractéristique fondamentale et typique des déficiences, que ne possèdent pas les autres motifs de discrimination énumérés : leur diversité quasi infinie, y compris les caractéristiques, les situations et les besoins très différents des personnes qui en sont atteintes (voir Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, par. 69; Granovsky, précité, par. 27). Pour qu’il y ait égalité véritable des personnes atteintes de déficiences, il faut bien tenir compte de ces différences. Dans bien des cas, tracer une seule ligne de démarcation entre les personnes atteintes d’une déficience et les autres personnes est pour ainsi dire inutile, vu qu’aucune mesure d’adaptation ne permet à elle seule de répondre aux besoins de tous. Les personnes atteintes d’une déficience sont plutôt assujetties à des limites supplémentaires lorsqu’elles sont aux prises avec des régimes ou des situations sociales qui présument ou exigent qu’elles possèdent un ensemble de capacités différent de celui qu’elles possèdent. Pour garantir la participation égale des personnes atteintes d’une déficience, il faudra changer ces situations de bien des manières, selon les capacités de la personne en question. Dans chaque cas, la question sera non pas de savoir si l’État a exclu toutes les personnes atteintes d’une déficience ou s’il a omis de répondre à leurs besoins en général, mais plutôt de savoir s’il a suffisamment tenu compte des besoins et de la situation de chacune d’elles. Lorsqu’un édifice du gouvernement n’est pas accessible aux personnes en fauteuil roulant, il ne suffit pas de répondre à une allégation de discrimination qu’un téléscripteur destiné aux malentendants a été installé dans le hall d’entrée.

82 Il va sans dire que les avantages ou les services qu’offre le gouvernement ne peuvent pas être entièrement sur mesure. En pratique, il est souvent nécessaire d’adopter des solutions générales qui sont inévitablement susceptibles de ne pas répondre parfaitement aux besoins de chacun, spécialement dans le contexte d’un régime général d’indemnisation comme celui des accidentés du travail examiné en l’espèce. Il est souvent nécessaire, dans ces régimes, de classer diverses lésions et maladies en fonction des données médicales disponibles et d’utiliser les catégories ainsi créées pour traiter les demandes des bénéficiaires. Une telle approche s’impose tant pour des raisons d’efficacité administrative que pour assurer le traitement équitable d’un grand nombre de demandes. De plus, les bénéficiaires profitent eux‑mêmes de la diminution des coûts d’opération et de l’accélération du processus auxquelles contribuent ces techniques, sans lesquelles l’indemnisation à grande échelle pourrait bien se révéler impossible. L’État doit donc disposer d’une certaine latitude à cet égard, mais il ne peut pas échapper aux exigences du par. 15(1) de la Charte. La distinction établie ne peut pas être maintenue lorsque, peu importe que ce soit voulu ou non, elle porte atteinte à la dignité essentielle des personnes touchées et est, de ce fait, discriminatoire.

83 Je passe maintenant au troisième volet du critère de l’arrêt Law, qui consiste à se demander si la différence de traitement fondée sur un motif énuméré ou analogue est réellement discriminatoire. Le critère de la discrimination réelle est toutefois exigeant et c’est à cette étape que, à l’instar de bien d’autres distinctions fondées sur une déficience, la distinction établie en l’espèce résistera ou ne résistera pas à l’analyse fondée sur le par. 15(1).

c) Discrimination réelle

84 Il n’y aura violation du par. 15(1) de la Charte que si, outre l’existence d’une différence de traitement fondée sur un motif énuméré ou analogue, le demandeur établit que cette différence de traitement est réellement discriminatoire. Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 174‑175, le juge McIntyre définit ainsi la discrimination :

J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

85 Dans l’arrêt Law, précité, par. 51, le juge Iacobucci a affirmé, au nom de la Cour à l’unanimité, que l’analyse visant à déterminer l’existence de discrimination réelle doit tenir compte de l’objet du par. 15(1), qui est « d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération ». Par contre, la dignité humaine

est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous‑jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite‑t‑elle la personne injustement, si on tient compte de l’ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi?

(Law, par. 53)

Le juge Iacobucci a ensuite énoncé quatre facteurs contextuels pouvant servir à déterminer si la disposition contestée porte atteinte à la dignité essentielle de la personne ou du groupe touché. Ces facteurs sont : (1) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité dont est l’objet la personne ou le groupe touché, (2) la correspondance — ou l’absence de correspondance — entre le motif sur lequel la différence de traitement est fondée et les besoins, les caractéristiques et la situation véritables de la personne ou du groupe touché, (3) l’objet ou l’effet d’amélioration de la mesure législative en cause eu égard à un groupe défavorisé dans la société, et (4) la nature du droit touché par cette mesure législative. Il est évident que cette liste n’est pas exhaustive, l’analyse ayant pour objet, dans chaque cas, de déterminer si une personne raisonnable et impartiale, bien informée de toutes les circonstances et dotée d’attributs semblables à ceux du demandeur, conclurait que la règle de droit en cause porte atteinte à sa dignité essentielle. Cela explique également pourquoi les facteurs ne sont pas tous pertinents dans chaque cas. L’examen doit toujours se faire en contexte plutôt que de manière mécanique : Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23, par. 46.

(i) Préexistence d’un désavantage

86 Les appelants allèguent que les personnes souffrant de douleur chronique ont, de tout temps, été défavorisées en raison de stéréotypes concernant la nature et les causes de leur déficience. Selon eux, [traduction] « [l’]opinion toute faite des gens veut que la douleur chronique soit due à des facteurs psychosociaux, aux litiges ou aux gains secondaires, et non à un traumatisme lié au travail » (mémoire des appelants, par. 108). En d’autres termes, les appelants font valoir que les caractéristiques particulières du syndrome de la douleur chronique et des états médicaux qui y sont associés — telles la persistance de la douleur après le délai normal de guérison de la lésion qui l’a causée au départ et l’absence apparente de symptômes physiques expliquant la douleur constante dont se plaint une personne — sont à l’origine de l’opinion courante erronée — allant jusqu’à un stéréotype social déplorable — voulant que les personnes souffrant de douleur chronique n’aient pas de problème de santé, mais feignent leur mal, souvent afin d’obtenir des avantages pécuniaires, ou que leur douleur soit imputable à leur faiblesse de caractère plutôt qu’à la lésion qu’elles ont subie.

87 Les intimés soutiennent au contraire que, même si la douleur chronique constitue un problème de santé, les personnes souffrant de cette douleur ne sont pas davantage l’objet de ces stéréotypes déplorables répandus qui s’ajoutent à ceux liés à tous les accidentés du travail, parfois soupçonnés à tort de feindre leur mal. Ils concluent donc que les appelants n’ont pas établi le bien‑fondé de leur demande au regard de ce premier facteur contextuel qui les oblige à prouver non seulement qu’ils sont touchés par le désavantage ou les stéréotypes généraux préexistants dont sont l’objet tous les accidentés du travail, mais également qu’ils ont, de tout temps, été plus défavorisés ou davantage l’objet de stéréotypes.

88 Selon moi, cette dernière partie de l’argumentation des intimés est sans fondement. Ils invoquent l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, à l’appui de leur prétention que les appelants doivent prouver l’existence de préjugés ou de stéréotypes différents de ceux dont sont l’objet les membres du groupe de comparaison. Dans cette affaire, notre Cour était saisie de la contestation, fondée sur le par. 15(1), d’une disposition de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, qui prévoyait que seuls les membres d’une bande résidant ordinairement dans une réserve étaient habiles à voter aux élections de la bande. Tout en reconnaissant que les membres des bandes indiennes résidant hors des réserves avaient, de tout temps, été l’objet d’un désavantage particulier par rapport aux membres des bandes indiennes résidant dans une réserve, les juges McLachlin et Bastarache, s’exprimant au nom des juges majoritaires, et la juge L’Heureux‑Dubé, au nom des quatre juges minoritaires, n’ont aucunement indiqué que l’existence d’un tel désavantage relatif était nécessaire pour conclure à l’existence de discrimination au regard du premier facteur contextuel. Dans l’arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37, par. 69, le juge Iacobucci a fait remarquer, de manière éloquente, que « cet examen n’engage pas les parties appelantes et les intimés dans une “course vers le bas”, en d’autres mots les demandeurs ne sont pas tenus de démontrer qu’ils sont plus défavorisés que le groupe de comparaison ». Voir également l’arrêt Granovsky, précité, par. 67. En conséquence, quoique la conclusion à l’existence d’un désavantage relatif puisse, dans certains cas, être utile au demandeur, j’estime que l’absence d’un tel désavantage ne doit pas être perçue comme n’ayant aucune incidence dans un cas où, comme en l’espèce, les demandeurs font partie d’un groupe plus large — celui des personnes atteintes d’une déficience — , dont les membres ont, de tout temps, été l’objet d’un désavantage ou de stéréotypes.

89 Mais il y a plus. Parfois, comme en l’espèce, l’absence de correspondance entre le traitement différent réservé aux demandeurs et leurs capacités, situation et besoin véritables revêt une importance tellement fondamentale dans leur demande fondée sur le par. 15(1) que l’analyse portant sur le désavantage relatif devient, dans une large mesure, inutile. Cela est particulièrement vrai dans le cas où des distinctions sont établies entre divers types de déficience mentale ou physique, car, comme nous l’avons vu, la raison d’être de l’interdiction de la discrimination fondée sur une déficience est l’importance de reconnaître les besoins, les capacités et la situation de personnes qui, dans des contextes sociaux très variés, sont atteintes de déficiences très différentes les unes des autres. Pour repousser une accusation de discrimination fondée sur ce motif, il ne suffit pas d’alléguer que la déficience en cause n’est pas à l’origine de certains stéréotypes ou d’un certain désavantage historique s’ajoutant à ceux dont sont l’objet d’autres personnes atteintes d’une déficience. En fait, l’opinion contraire pourrait contribuer à soustraire l’État à son obligation de prendre en considération ou de reconnaître, par ailleurs, bon nombre de déficiences qui, malgré leur gravité, ne sont pas à l’origine de stéréotypes répandus ou d’un désavantage historique particulier. Un tel résultat irait à l’encontre du sens même de l’égalité dans ce contexte et, de ce fait, est inadmissible.

90 Pour ces raisons et compte tenu de la preuve limitée dont nous sommes saisis, je juge inutile de décider si les personnes souffrant de douleur chronique ont, de tout temps, été l’objet d’un désavantage ou de stéréotypes s’ajoutant à ceux dont sont l’objet les autres accidentés du travail. Il suffit de souligner que de nombreux facteurs semblent indiquer que oui. Qui plus est, les rapports médicaux produits en preuve font souvent état d’hypothèses négatives inexactes que les employeurs, les agents d’indemnisation et les médecins eux‑mêmes émettent à l’égard des personnes souffrant de douleur chronique. Ils précisent que l’élimination de ce type d’hypothèses et d’attitudes négatives contribuerait sensiblement à améliorer le traitement de la douleur chronique. Les observations troublantes de certains agents chargés de traiter le dossier Laseur paraissent refléter de telles hypothèses négatives. Ainsi, les affirmations voulant que Mme Laseur ait semblé [traduction] « avoir développé le profil habituel de la personne souffrant de douleur chronique », et qu’il s’agisse « essentiellement d’un problème de douleur chronique, peut‑être même du syndrome de la douleur chronique, bien qu’elle semble être une personne très charmante qui ne présente pas les caractéristiques habituellement associées à ce genre de problème », étaient manifestement déplacées et indiquent qu’il se peut qu’on ait traité la demande de Mme Laseur en fonction de présumées caractéristiques de groupe plutôt qu’en fonction de son propre bien‑fondé. Enfin, les experts en médecine reconnaissent que le syndrome de la douleur chronique est partiellement de nature psychologique du fait qu’il tient à maints facteurs tant physiques que mentaux. Notre Cour a toujours reconnu que les personnes atteintes d’une déficience mentale ont, de tout temps, été l’objet de nombreux stéréotypes en plus d’être grandement désavantagées : Granovsky, précité, par. 68; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 994; Winko, précité, par. 35 et suiv. Bien que, dans leur argumentation fondée sur le par. 15(1), les parties aient tenu pour acquis que la douleur chronique est une « déficience physique », la perception générale selon laquelle cette douleur est essentiellement, voire entièrement, psychosomatique peut avoir contribué de façon importante à renforcer des hypothèses négatives concernant cet état.

91 Bien que tous ces facteurs tendent à indiquer l’existence d’un désavantage relatif, il n’est pas nécessaire de décider si la preuve dont nous sommes saisis est suffisante pour établir que les hypothèses négatives liées à la douleur chronique sont si préjudiciables, répandues ou enracinées dans la société qu’elles sont à l’origine d’un « désavantage historique » ou d’un « stéréotype déplorable ». J’estime que cela s’explique par le fait que la demande que les appelants ont présentée en vertu de l’art. 15 repose essentiellement sur l’absence de correspondance entre la différence de traitement prescrite par la Loi et les besoins et la situation véritables des personnes souffrant de douleur chronique : voir, de manière générale, l’arrêt Law, précité, par. 64‑65. Je passe maintenant à l’examen de cette question.

(ii) Correspondance avec les besoins, les capacités et la situation des demandeurs

92 Le deuxième facteur contextuel à prendre en considération est le lien entre le motif de distinction — en l’espèce, l’incapacité due à la douleur chronique — et les besoins, les capacités et la situation véritables des membres du groupe auquel appartiennent les demandeurs. En d’autres termes, le régime distinct que la Loi et le Règlement établissent en matière de douleur chronique tient‑il compte des besoins, des capacités et de la situation véritables des travailleurs souffrant de douleur chronique d’une manière qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et membres de la société canadienne?

93 Pour répondre à cette question, il est essentiel de se rappeler la raison d’être de l’interdiction de la discrimination fondée sur une déficience. Comme je l’ai déjà affirmé, la raison d’être de cette interdiction est de permettre la reconnaissance des besoins particuliers et des capacités véritables de personnes qui, dans des contextes sociaux très variés, sont atteintes de déficiences très différentes les unes des autres. Conformément à cette raison d’être, le par. 15(1) oblige l’État à agir, dans une large mesure, d’une manière qui tienne compte raisonnablement de la situation particulière de certaines personnes atteintes d’une déficience. Il va sans dire que, même si, dans bien des cas, l’établissement de catégories et la normalisation sont des maux nécessaires, il faut toujours y procéder dans le respect de la dignité des personnes concernées.

94 L’objectif global du régime législatif en cause est un autre facteur essentiel qui doit être pris en considération dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis : voir Gibbs, précité, par. 34; Granovsky, précité, par. 62. Une classification ayant pour effet de priver de certains avantages une catégorie de personnes est d’autant plus susceptible d’être discriminatoire si elle ne s’appuie pas sur les objectifs généraux de la loi contestée. Dans la présente affaire, les objectifs du régime d’indemnisation des accidentés du travail sont clairs. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Pasiechnyk, précité, ce régime est un compromis historique entre employeurs et employés. Aux termes de l’art. 28 de la Loi, l’employeur est protégé contre l’éventualité d’une poursuite en responsabilité délictuelle pour des lésions liées au travail, alors que l’employé qui a subi ces lésions est assuré de toucher une indemnité raisonnable sans s’exposer aux coûts, aux délais et aux aléas d’une action en justice. Pour être indemnisé, l’employé doit prouver que sa lésion corporelle est due à un accident survenu [traduction] « du fait et au cours de l’emploi » (par. 10(1)).

95 Cependant, bien qu’elles continuent d’interdire les actions en responsabilité délictuelle, les dispositions contestées excluent la douleur chronique du champ d’application du régime général d’indemnisation établi par la Loi. Ainsi, le travailleur souffrant de douleur chronique n’a pas droit à des prestations de remplacement du revenu ou pour incapacité permanente, à une pension de retraite, à des services de réadaptation professionnelle ou à des soins médicaux. L’employeur est également soustrait aux obligations légales — qui lui incombent normalement — de réemployer le travailleur et de tenir compte de son incapacité. Le travailleur souffrant de douleur chronique due à une lésion subie le 1er février 1996 ou après cette date a plutôt droit à un programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines, après quoi aucun autre avantage n’est disponible. De plus, le travailleur qui omet de présenter sa demande fondée sur la douleur chronique dans l’année qui suit l’accident n’a droit à aucun avantage. Le travailleur ayant subi une lésion avant le 23 mars 1990 n’a droit à aucun des avantages que la Loi prévoit dans le cas des personnes souffrant de douleur chronique. Enfin, le travailleur ayant subi une lésion dans l’intervalle est assujetti à des dispositions transitoires dont la constitutionnalité n’est pas contestée devant nous.

96 Les intimés allèguent que cette exclusion générale des demandes fondées sur la douleur chronique tient compte des besoins et de la situation véritables des travailleurs souffrant d’une telle douleur. À leur avis, l’intervention médicale prompte qu’assure le programme de rétablissement fonctionnel, jumelée au retrait immédiat des avantages, est la meilleure stratégie pour hâter le retour au travail, que des études médicales ont qualifiée d’approche la plus prometteuse en matière de traitement de la douleur chronique.

97 Je ne puis convenir que, en ce qui concerne le deuxième facteur contextuel, les dispositions contestées tiennent suffisamment compte des besoins et de la situation des personnes souffrant de douleur chronique. Bien qu’elle indique effectivement que l’intervention prompte et le retour rapide au travail représentent l’approche la plus prometteuse en matière de traitement de la douleur chronique, la preuve médicale dont nous sommes saisis reconnaît également que, dans bien des cas, même cette approche échoue. En réalité, malheureusement, il arrive souvent que le meilleur traitement disponible n’empêche pas la douleur chronique de devenir un état permanent et débilitant. Pourtant, sous le régime de la Loi et du Règlement, les accidentés du travail qui développent une incapacité permanente due à la douleur chronique peuvent devenir incapables de gagner leur vie, sans pouvoir bénéficier d’aucune aide notamment sous forme de soins médicaux, de prestations pour incapacité permanente ou de prestations de remplacement du revenu. Cela ne saurait être compatible ni avec l’objet de la Loi ni avec la dignité essentielle de ces travailleurs.

98 Chez d’autres personnes, plus fortunées, il se peut que la douleur chronique ne provoque qu’une incapacité partielle, et il est normal qu’on les encourage à retourner au travail. Toutefois, hormis le retrait pur et simple de tout avantage, la Loi ne fait pas grand‑chose pour encourager le retour au travail. Le travailleur incapable, en raison d’une douleur récurrente, de réintégrer son ancien poste — qui commande un effort physique important — n’est pas admissible au programme de réadaptation professionnelle prévu par la Loi. Par exemple, Mme Laseur a dû puiser dans ses économies et emprunter à un membre de sa famille pour se recycler, ce qui est vraisemblablement impossible pour un bon nombre d’accidentés du travail. D’autres personnes ne peuvent, en vertu de la Loi, demander le réaménagement de leur lieu de travail qui leur permettrait de demeurer productives malgré la douleur chronique dont elles souffrent, à la différence des travailleurs qui souffrent d’à peu près n’importe quelle autre incapacité due à un accident du travail. Leur employeur n’est même pas tenu de les réemployer.

99 À mon avis, on ne peut tout simplement pas dire que, dans son état actuel, le régime tient suffisamment compte de la situation et des besoins des accidentés du travail souffrant de douleur chronique pour qu’il soit possible de conclure à l’absence de discrimination au regard du deuxième facteur contextuel. Le régime distinct auquel la Loi assujettit les personnes souffrant de douleur chronique est donc fort différent de celui dont notre Cour a confirmé la validité dans l’arrêt Winko, précité. Dans cette affaire, notre Cour a statué que l’art. 672.54 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, voulant qu’une cour de justice ou une commission d’examen puisse ordonner la libération (conditionnelle ou inconditionnelle) de l’accusé ou sa détention dans un hôpital, dans le cas où celui‑ci obtenait un verdict de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, ne portait pas atteinte aux droits que le par. 15(1) garantit aux défendeurs atteints de déficience mentale. Dans cette affaire, la conclusion de non‑discrimination s’expliquait essentiellement par la combinaison — prévue par le Code criminel — d’une évaluation individuelle et d’un traitement approprié. Comme l’a affirmé la juge McLachlin, aux par. 88‑89 :

L’essence d’un stéréotype, comme je l’ai indiqué précédemment, consiste à faire une distinction sur la base de caractéristiques personnelles qui sont attribuées à une personne non pas à partir de sa situation véritable, mais en raison de son association avec un groupe : Andrews, précité, aux pp. 174 et 175; Law, précité, au par. 61. La question est de savoir si la partie XX.1 crée une telle discrimination à l’égard de l’accusé non responsable criminellement. J’estime que non. À chacune des étapes, la partie XX.1 traite l’accusé non responsable criminellement selon sa situation véritable, et non en fonction du groupe auquel il est associé. Avant qu’une personne ne soit assujettie à la partie XX.1, le juge du procès doit effectuer une évaluation individuelle à partir de la preuve, tout en protégeant pleinement le droit d’être représenté par avocat et les autres garanties constitutionnelles. La partie XX.1 ne s’applique que lorsque le juge est convaincu que la personne n’était pas en mesure de savoir que l’acte était criminel ou mauvais. L’évaluation se fonde sur la situation personnelle de l’intéressé. Elle n’admet aucune inférence fondée sur l’association avec un groupe. Plus encore, la décision tient compte de la situation et des besoins personnels de l’accusé et, en outre, elle est assujettie à la règle primordiale selon laquelle il doit toujours s’agir de l’avenue la moins privative de liberté dans les circonstances. Enfin, l’examen qui a eu lieu (au moins) une fois l’an garantit à l’intéressé un traitement fondé sur l’évolution de sa situation personnelle évaluée périodiquement.

Ce processus individualisé est l’antithèse même de la logique du stéréotype, dont le mal consiste à préjuger de la situation et des besoins véritables de l’individu en raison du groupe auquel on l’associe. [Je souligne.]

Voir également : Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3.

À l’opposé, le traitement que prévoit la Loi, en ce qui concerne les accidentés du travail souffrant de douleur chronique, repose non pas sur une évaluation de la situation de chacun, mais plutôt sur l’hypothèse indéfendable de l’identité de leurs besoins. Ainsi, la Loi leur appose tous l’étiquette « douleur chronique », leur refuse l’évaluation individuelle de leur situation et de leurs besoins et restreint les avantages auxquels ils ont droit à un programme uniforme et très limité.

100 Enfin, les dispositions de la Loi relatives à la douleur chronique diffèrent également du régime d’aide sociale attaqué dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84. Dans cette affaire, le règlement contesté obligeait les jeunes chômeurs de moins de 30 ans à participer à des programmes de formation ou de stages en milieu de travail pour pouvoir toucher le montant d’aide sociale auquel avaient droit les chômeurs de 30 ans et plus. Les juges majoritaires ont statué que cette exigence que les jeunes participent à des programmes destinés à améliorer leurs chances de se trouver un emploi ne véhiculait aucun stéréotype ou message dégradant à leur sujet. Les juges majoritaires ont également conclu que Mme Gosselin ne s’était pas acquittée de son obligation d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle ou d’autres membres du groupe en question étaient effectivement empêchés de participer aux programmes (voir par. 46‑54). Les juges majoritaires ont décidé que le régime d’aide sociale n’était pas discriminatoire étant donné que Mme Gosselin et les autres membres du groupe n’avaient pas établi qu’ils avaient effectivement été privés de la protection du régime d’aide sociale contre la pauvreté extrême, et que les conditions requises pour obtenir le montant d’aide sociale de base ne contraignaient pas les jeunes à agir d’une manière qui porterait atteinte à leur dignité ou à leur valeur en tant qu’êtres humains (voir par. 52).

101 Contrairement au régime dont la validité a été confirmée dans l’arrêt Gosselin, précité, celui que la Loi établit en matière de douleur chronique empêche non seulement les appelants d’intenter une action en indemnisation au civil, mais encore les personnes souffrant de douleur chronique de bénéficier de la protection offerte aux autres accidentés du travail. De plus, le régime ne tient pas compte des besoins véritables des travailleurs souffrant d’une incapacité permanente due à la douleur chronique, du fait qu’il leur refuse tout avantage à long terme et qu’il prévoit que l’obligation qui incombe à l’employeur de réemployer les accidentés du travail et de prendre des mesures d’adaptation à leur égard ne s’applique pas à eux. La Loi envoie donc le message clair que les personnes souffrant de douleur chronique n’ont pas la même valeur et ne méritent pas le même respect en tant que membres de la société canadienne. Je suis d’avis qu’il y a clairement discrimination au regard du deuxième facteur contextuel.

(iii) L’objet d’amélioration

102 L’on ne saurait prétendre sérieusement en l’espèce que la différence de traitement vise à améliorer la situation d’un autre groupe plus défavorisé. Même si l’incapacité de certains membres du groupe de comparaison — les accidentés du travail qui ne souffrent pas de douleur chronique — peut être plus grave que celle des appelants, rien ne prouve que le groupe de comparaison, en tant que catégorie, est dans une situation pire que le groupe des accidentés du travail souffrant de douleur chronique. De plus, comme nous l’avons vu, les dispositions contestées sont incompatibles avec l’objet d’amélioration de la Loi, du fait qu’elles empêchent les accidentés du travail souffrant de douleur chronique de bénéficier du régime normal d’indemnisation — sans égard à leur situation et à leurs besoins véritables — , et d’établir en toute équité, dans chaque cas, la validité de leur demande. Si louable que soit le souci du législateur d’effectuer, à l’intérieur du régime d’indemnisation des accidentés du travail, une répartition rationnelle des ressources qui permettra d’accorder la priorité aux cas les plus graves, il ne saurait être invoqué pour soustraire à l’examen fondé sur la Charte l’omission totale de reconnaître les besoins véritables de toute une catégorie d’accidentés du travail. Les intimés ne peuvent donc invoquer aucun objet d’amélioration.

(iv) La nature de l’intérêt touché

103 La Cour d’appel a retenu l’argument des intimés voulant que le désavantage dont sont l’objet les accidentés du travail soit de nature purement économique et que la privation d’avantages soit relativement négligeable. Premièrement, je crois qu’il importe de clarifier l’importance des intérêts économiques dans le domaine de la discrimination réelle. Quoique la demande fondée sur le par. 15(1) et portant sur des intérêts économiques doive généralement être assortie d’une explication de la façon dont la dignité de la personne est touchée, le demandeur n’a pas à réfuter une présomption que le désavantage économique n’a rien à voir avec la dignité humaine. Dans bien des cas, le dénuement économique peut lui‑même entraîner une perte de dignité. Dans d’autres cas, il peut être symptomatique d’attitudes négatives largement répandues à l’endroit des demandeurs et, de ce fait, aggraver l’atteinte à leur dignité.

104 À mon sens, compte tenu de la situation des accidentés du travail, en particulier ceux qui souffrent d’une incapacité permanente due à la douleur chronique et qui ne disposent d’aucune autre forme d’aide que celle émanant du régime provincial d’indemnisation, l’on ne saurait affirmer que la perte d’avantages pécuniaires est sans importance en l’espèce. Qui plus est, je ne puis convenir que les intérêts touchés par les dispositions relatives à la douleur chronique sont purement, voire essentiellement, économiques. Au‑delà des avantages pécuniaires en jeu, les accidentés du travail souffrant de douleur chronique se voient également, en raison de la nature de leur incapacité, interdire l’accès au régime d’indemnisation dont peuvent se prévaloir les autres accidentés du travail de la province. Ils sont, en outre, privés d’avantages améliorateurs comme les services de réadaptation professionnelle, les soins médicaux et le droit à des mesures d’adaptation, qui les aideraient nettement à préserver et à accroître leur dignité en leur permettant de retourner au travail dès que possible. Notre Cour n’a pas cessé de souligner l’importance cruciale que le travail et l’emploi — en tant qu’éléments de la dignité humaine essentielle — revêtent pour l’application du par. 15(1) de la Charte. En effet, comme l’a dit le juge Bastarache, « le travail est un élément fondamental de la vie d’une personne » (Lavoie, précité, par. 45).

105 En réalité, loin d’éliminer les hypothèses négatives concernant les personnes souffrant de douleur chronique, le régime contribue plutôt à les renforcer en envoyant le message que cet état n’est pas « réel », en ce sens qu’il ne justifie ni une évaluation individuelle ni une indemnisation adéquate. Il ne reconnaît donc pas la souffrance et l’incapacité qui affligent les personnes souffrant de douleur chronique, lesquelles se voient également refuser la possibilité — qu’ont tous les autres travailleurs — d’établir leur admissibilité à des avantages. Ce message indique clairement que, pour la législature de la Nouvelle‑Écosse, les personnes souffrant de douleur chronique n’ont pas la même valeur en tant que membres de la société canadienne.

106 L’examen contextuel que commande l’arrêt Law ne pourrait guère déboucher sur une conclusion plus claire. Je suis d’avis qu’une personne raisonnable placée dans une situation semblable à celle des appelants et bien informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait, à la lumière des facteurs contextuels susmentionnés, que les dispositions contestées portent atteinte à sa dignité. L’article 10B de la Loi, de même que le Règlement dans son entier, violent le par. 15(1) de la Charte.

C. L’article premier de la Charte

107 La dernière question que soulèvent les présents pourvois est de savoir si, bien qu’elles violent le droit à l’égalité garanti aux appelants par le par. 15(1) de la Charte, les dispositions contestées peuvent être sauvegardées pour le motif que ce droit est restreint « par une règle de droit, dans des limites qui [sont] raisonnables et dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique », conformément à l’article premier. Il convient, à ce propos, d’appliquer le critère à quatre volets établi dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, que le juge Iacobucci a résumé ainsi, dans l’arrêt Egan, précité, par. 182 :

L’atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions. Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères : (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.

(Cité avec approbation dans Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 84, et Vriend, précité, par. 108.)

L’article premier oblige le gouvernement à démontrer que la restriction d’un droit garanti par la Charte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il convient donc de mettre l’accent sur la restriction elle‑même. Dans la présente affaire, il appartient au gouvernement de la Nouvelle‑Écosse de démontrer que cette justification s’applique à l’exclusion de la douleur chronique du champ d’application de la Loi et au remplacement des avantages normalement prévus par le régime d’indemnisation des accidentés du travail par des avantages très limités et précis.

108 La première difficulté qui se pose en l’espèce relativement à l’article premier est l’ambiguïté des arguments des intimés concernant l’objectif visé par le législateur lors de l’adoption des dispositions contestées. Quatre soucis ou objectifs principaux se dégagent de ces arguments. Le premier objectif est d’assurer la viabilité du fonds d’indemnisation des accidentés du travail qui a été constitué en vertu de la Loi et qui comporte un passif non capitalisé considérable. Le deuxième objectif est d’apporter une solution législative cohérente aux difficultés administratives que pose le traitement des demandes fondées sur la douleur chronique. Ces difficultés ont surtout trait à l’établissement d’un lien de causalité entre un accident du travail et l’apparition ultérieure de la douleur chronique, et à l’évaluation de l’incapacité due à la douleur chronique dont souffrent certains demandeurs. Le troisième objectif, qui est étroitement lié au premier, est d’éviter les demandes potentiellement frauduleuses qui sont fondées sur la douleur chronique et qui, en raison de l’absence de symptômes objectifs susceptibles d’étayer une demande fondée sur la douleur chronique, seraient difficiles à déceler dans le cadre du régime d’indemnisation normalement applicable. Cet objectif est mentionné dans l’argumentation du procureur général de la Nouvelle‑Écosse qui rejette le choix d’autres provinces d’appliquer le régime normal aux demandes fondées sur la douleur chronique pour le motif que [traduction] « ces initiatives sont fondées sur des symptômes subjectifs et les dires de l’intéressé, qui sont peu fiables et qui sont difficiles à vérifier » (par. 159 de son mémoire). Le quatrième et dernier objectif est d’assurer une intervention médicale prompte et un retour rapide au travail, ce qui, d’après les connaissances scientifiques actuelles, est la meilleure façon de traiter la douleur chronique ou [traduction] « d’éliminer la dépendance de l’intéressé à des avantages afin de l’inciter à retourner au travail », comme l’affirme quelque peu catégoriquement le procureur général de la Nouvelle‑Écosse (par. 148 de son mémoire).

109 Il est possible de régler rapidement la question du premier objectif, qui est d’assurer la viabilité du fonds d’indemnisation. Normalement, les considérations budgétaires à elles seules ne peuvent pas être invoquées en tant qu’objectif urgent et réel distinct pour l’application de l’article premier de la Charte : voir le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif à l’Île‑du‑Prince‑Édouard »), par. 281; voir également l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 709. Cependant, on a laissé entendre que, dans certains cas, la limitation des dépenses peut constituer un objectif urgent et réel : voir Eldridge, précité, par. 84. Je ne juge pas nécessaire de trancher cette question pour les besoins de la présente affaire. Aucun élément de preuve n’établit que les demandes fondées sur la douleur chronique ont, à elles seules, grevé le fonds d’indemnisation au point d’en compromettre la viabilité, ou qu’elles ont sensiblement contribué au passif non capitalisé actuel. Certes, lorsqu’une cour de justice conclut que la mesure législative contestée est étayée par un autre objectif qui n’est pas financier, des considérations budgétaires peuvent être utiles pour appliquer le critère de l’atteinte minimale : voir le Renvoi relatif à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, par. 283. Mais à ce stade de l’analyse, l’existence d’un tel objectif non financier reste à déterminer.

110 De même, le deuxième objectif — apporter une solution législative cohérente aux difficultés administratives que posent les demandes fondées sur la douleur chronique — ne saurait tenir à lui seul. La simple commodité administrative ou élégance conceptuelle ne peut être suffisamment urgente et réelle pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Charte. Selon moi, le deuxième objectif n’a de sens que s’il est examiné de pair avec le troisième objectif, qui est d’éviter les demandes frauduleuses fondées sur la douleur chronique. Cet objectif est conforme à l’objet général de la Loi étant donné que le fait d’éviter pareilles demandes permet d’assurer que les ressources du régime d’indemnisation des accidentés du travail soient consacrées, comme il se doit, aux travailleurs qui sont véritablement incapables de travailler à la suite d’un accident du travail. À mon avis, il s’agit là manifestement d’un objectif urgent et réel. Étant donné que je considère qu’il s’agit de l’argument le plus solide que les intimés ont avancé relativement à l’article premier, je vais commencer par appliquer le critère de l’arrêt Oakes à cet objectif, pour ensuite examiner brièvement le quatrième et dernier objectif qu’ils ont allégué.

111 Il existe un lien rationnel entre cet objectif, d’une part, et le Règlement et les dispositions contestées de la Loi, d’autre part. Il ne fait aucun doute qu’en excluant du champ d’application de la Loi toutes les demandes liées à la douleur chronique et en prévoyant, pour les travailleurs ayant subi une lésion après le 1er février 1996, des avantages très limités sous forme de programme de rétablissement fonctionnel d’une durée de quatre semaines, l’art. 10B de la Loi et le Règlement écartent pour ainsi dire toute possibilité que des demandes frauduleuses fondées sur la douleur chronique soient présentées pour tous les autres types d’avantages.

112 Or, suivant le même raisonnement, il est bien évident que les dispositions contestées ne portent pas le moins possible atteinte aux droits à l’égalité des personnes souffrant de douleur chronique. Au contraire, l’on serait tenté de dire que la solution qu’elles apportent au problème potentiel des demandes frauduleuses consiste à présumer d’avance que toutes les demandes fondées sur la douleur chronique sont frauduleuses. En dépit du fait que la douleur chronique peut s’aggraver au point d’engendrer une véritable incapacité de travailler pendant une longue période, le législateur ne tente nullement, dans les dispositions en cause, de déterminer qui est vraiment incapable de travailler et qui abuse du système. Comme les intimés le font observer à juste titre, le gouvernement a droit à une certaine déférence lorsqu’il soupèse des allégations contradictoires, des données scientifiques complexes et des contraintes budgétaires, compte tenu, en particulier, de l’ampleur du passif non capitalisé du fonds d’indemnisation. En d’autres termes, il ne suffit pas qu’un juge, libre de toutes ces contraintes, puisse concevoir une solution de rechange moins restrictive. L’article premier prévoit plutôt que la mesure législative doit restreindre le droit constitutionnel en cause « aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire » (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 772, le juge en chef Dickson). Toutefois, même un bref examen des autres solutions possibles, y compris les régimes applicables en matière de douleur chronique que d’autres provinces ont adoptés, révèle clairement que l’exclusion générale de la douleur chronique ne peut certes pas être considérée comme une atteinte minimale aux droits des accidentés du travail qui en souffrent.

113 Le régime général d’indemnisation établi par la Loi prévoit déjà que la prestation des avantages peut être limitée, suspendue ou interrompue si le travailleur omet de limiter ses pertes, de suivre un conseil médical ou de communiquer à la commission des renseignements complets et exacts au sujet de sa demande (art. 84 et 113 de la Loi). Les approches adoptées par d’autres provinces comme l’Alberta, la Colombie‑Britannique, le Québec et l’Ontario, illustrent l’adaptabilité du régime. Ces provinces prévoient toutes l’indemnisation de la douleur chronique dans leurs régimes respectifs d’indemnisation des accidentés du travail, en adaptant, dans certains cas, le mode d’évaluation en fonction de la douleur chronique éprouvée de manière à pouvoir évaluer exactement l’incapacité de chaque demandeur. Cette approche générale est étayée par les nombreuses études scientifiques commandées par les commissions des accidents du travail compétentes et déposées en preuve devant notre Cour. Voir Chronic Pain Initiative : Report of the Chair of the Chronic Pain Panels (2000), où l’on conclut qu’[traduction] « [i]l serait difficile de justifier, à partir des données scientifiques existantes, toute limitation des avantages que peuvent obtenir les personnes souffrant d’une incapacité due à la douleur chronique » (p. 5). Dans ces provinces, le régime général d’indemnisation règle aussi, de manière adéquate, les difficultés d’établir un lien de causalité entre une lésion liée au travail et l’apparition ultérieure de la douleur chronique : voir Report of the Chair of the Chronic Pain Panels, op. cit.; Dr T. J. Murray, Chronic Pain (1995), préparé pour la Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse, ann. B; Association des commissions des accidents du travail du Canada, Compensating for Chronic Pain — 2000 (2000). En outre, les tribunaux saisis d’actions en responsabilité délictuelle fondées sur la douleur chronique ont conçu des approches qui ne reposent pas sur une exclusion générale : voir, par exemple, White c. Slawter (1996), 149 N.S.R. (2d) 321 (C.A.); Marinelli c. Keigan (1999), 173 N.S.R. (2d) 56 (C.A.). Tout en reconnaissant que la Constitution autorisait la législature de la Nouvelle‑Écosse à faire un choix parmi une gamme de politiques générales acceptables, l’on ne saurait conclure que l’exclusion générale qu’elle a décrétée s’imposait pour régler, d’une manière fondée sur des principes, les difficultés posées par les demandes fondées sur la douleur chronique et pour éviter les demandes frauduleuses à cet égard.

114 Vu ma conclusion que les dispositions contestées ne peuvent pas, compte tenu de cet objectif, résister au troisième volet du critère de l’arrêt Oakes, il est inutile de passer au volet de la proportionnalité générale.

115 Qu’en est‑il du dernier objectif, qui est d’assurer une intervention médicale prompte et un retour rapide au travail, en tant que meilleure façon de traiter la douleur chronique? Premièrement, une mise en garde s’impose. Je suis d’avis que, lorsqu’il est jugé qu’une disposition législative établissant une distinction fondée sur une déficience tient si peu compte des besoins et de la situation des demandeurs qu’elle porte atteinte à leur dignité essentielle, le gouvernement devra s’acquitter d’une lourde charge de preuve s’il décide d’alléguer l’existence d’un lien rationnel entre cette disposition et l’objectif visant à offrir le meilleur traitement possible à ces demandeurs.

116 Cela dit, à supposer, sans le décider, que l’objectif du retour rapide au travail soit urgent et réel et qu’il ait un lien rationnel avec les dispositions contestées, j’estime que les critères de l’atteinte minimale et de la proportionnalité générale ne sont pas respectés. Bien que, dans le rapport commandé au Dr T. J. Murray par la commission, on arrive à la conclusion que l’intervention médicale prompte et le retour rapide au travail constituent la meilleure façon de traiter la douleur chronique liée au travail, nulle part dans ce rapport recommande‑t‑on un retrait automatique des avantages comme celui prévu par la législature de la Nouvelle‑Écosse. Aucun autre élément de preuve n’indique que le retrait automatique des avantages, peu importe les besoins et la situation de l’intéressé, est nécessaire à la réalisation de l’objectif déclaré. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les avantages améliorateurs qui faciliteraient réellement le retour au travail, comme la réadaptation professionnelle, les soins médicaux, ainsi que le droit au réemploi et à des mesures d’adaptation. L’on ne saurait sérieusement admettre que les mesures contestées portent le moins possible atteinte au droit garanti par le par. 15(1). De plus, comme nous l’avons vu, aux termes de la mesure législative en cause, les travailleurs souffrant de douleur chronique, dont l’état ne s’améliore pas à la suite d’une intervention médicale prompte et d’un retour rapide au travail, cessent d’avoir droit à des avantages après avoir participé au programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines. D’autres personnes, comme Mme Laseur, ne sont même pas admissibles à ce programme à cause de la date à laquelle elles ont subi leurs lésions. Les effets préjudiciables des dispositions contestées sur ces travailleurs l’emportent clairement sur leurs effets bénéfiques éventuels.

117 Je conclus que les dispositions contestées ne sont pas raisonnablement justifiées au sens de l’article premier de la Charte.

VI. Conclusion

118 Je suis d’avis d’accueillir les pourvois. L’article 10B de la Loi et le Règlement dans son entier violent le par. 15(1) de la Charte, et cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier. Il s’ensuit que les dispositions contestées sont incompatibles avec la Constitution et, de ce fait, inopérantes en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Vu que les présents pourvois ont été financés par le Workers Advisers Program établi en vertu de la partie III de la Workers’ Compensation Act, les appelants n’ont pas sollicité de dépens.

119 Comme le soulignent les appelants, les politiques qui prévoyaient une évaluation individuelle de l’incapacité des personnes souffrant de douleur chronique ont été abrogées après l’adoption du Règlement et des dispositions contestées de la Loi. Par conséquent, donner immédiatement effet à la déclaration d’invalidité de ces dispositions risquerait de causer un préjudice aux accidentés du travail souffrant de douleur chronique, étant donné que la commission ne pourrait alors s’appuyer sur aucune politique ou disposition précise. La possibilité d’appliquer certaines dispositions supplétives ou résiduaires de la Loi et du Règlement et certaines politiques de la commission donnerait vraisemblablement lieu à des résultats incohérents vu le pouvoir discrétionnaire considérable dont la commission serait toujours investie dans les dossiers ayant trait à douleur chronique. Les règles supplétives pourraient même empêcher complètement des personnes souffrant de douleur chronique d’obtenir des avantages, comme dans le cas de Mme Laseur. Permettre que les dispositions contestées continuent de s’appliquer pendant une période déterminée contribuerait à maintenir les avantages limités du programme actuel jusqu’à ce qu’une solution législative appropriée puisse être apportée aux difficultés que posent les demandes fondées sur la douleur chronique. Il est donc raisonnable de faire droit à la demande des appelants et d’ordonner que la déclaration générale d’invalidité ne prenne effet que dans six mois à compter de la date du présent jugement : voir l’arrêt Schachter, précité.

120 Il va sans dire que ce report ne change rien à la situation des appelants. Monsieur Martin a manifestement droit aux prestations qu’il réclame, étant donné que les dispositions contestées constituaient le seul obstacle à leur versement. Je suis donc d’avis de rétablir le jugement que le tribunal d’appel a rendu à son sujet le 31 janvier 2000.

121 Toutefois, le tribunal d’appel a refusé d’accorder à Mme Laseur des prestations pour incapacité permanente parce qu’elle ne contestait pas la constitutionnalité des lignes directrices applicables, au regard desquelles elle ne souffrait d’aucune incapacité permanente. Il convient selon moi de renvoyer le dossier de Mme Laseur à la commission pour qu’elle le réexamine à la lumière des dispositions subsistantes de la Loi, ainsi que du règlement et des politiques applicables. Je souligne que, si Mme Laseur décide de soulever la question de la constitutionnalité des lignes directrices en matière d’incapacité permanente, la commission devra l’examiner et la trancher conformément aux présents motifs.

122 Je suis d’avis de répondre de la manière suivante aux questions constitutionnelles :

1. L’article 10B de la Workers’ Compensation Act, S.N.S. 1994‑95, ch. 10, dans sa version modifiée, et le Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96, portent‑ils atteinte aux droits à l’égalité garantis par le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Oui.

2. Dans l’affirmative, cette atteinte constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Non.

ANNEXE

Workers’ Compensation Act, S.N.S. 1994‑95, ch. 10

[traduction]

10A Dans la présente loi, « douleur chronique » s’entend de la douleur

a) persistant au‑delà de la période normale de guérison du type de lésion corporelle l’ayant causée, déclenchée ou par ailleurs précédée, ou

b) disproportionnée au type de lésion corporelle l’ayant causée, déclenchée ou par ailleurs précédée,

et inclut le syndrome de la douleur chronique, la fibromyalgie, le syndrome de la douleur myofasciale et tout autre état semblable ou connexe, mais exclut la douleur attestée, à l’emplacement de la lésion, par des symptômes importants, objectifs et physiques indiquant que la lésion n’est pas guérie.

10B Malgré les dispositions de la présente loi, chapitre 508 des Revised Statutes de 1989, ou des lois qui l’ont précédée, de l’Interpretation Act ou de tout autre texte législatif,

a) sauf pour l’application de l’article 28, une lésion corporelle causée par un accident survenu le 23 mars 1990 ou après cette date, mais avant le 1er février 1996, est réputée n’avoir jamais comporté une douleur chronique;

b) la lésion corporelle causée par un accident survenu avant le 1er février 1996 est réputée n’avoir jamais engendré un droit acquis à l’indemnisation de la douleur chronique;

c) nul travailleur n’a droit à une indemnisation liée à la douleur chronique, sauf dans la mesure prévue par la présente disposition ou par les articles 10E ou 10G ou, dans le cas d’un travailleur ayant subi une lésion lors d’un accident survenu le 1er février 1996 ou après cette date, par le Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, décret 96‑207 pris le 26 mars 1996, et ses modifications, et il est entendu que ce règlement pris en vertu de la présente loi est réputé valide ainsi que pleinement opérant depuis le 1er février 1996.

10E Lorsqu’un travailleur

a) a subi une lésion le 23 mars 1990 ou après cette date, mais avant le 1er février 1996,

b) souffre de douleur chronique depuis qu’il a subi la lésion mentionnée à l’alinéa a), et

c) touchait, le 25 novembre 1998, des prestations temporaires de remplacement du revenu ou

d) avait présenté une demande qui, le 25 novembre 1998, faisait l’objet d’un appel

(i) visant à obtenir une révision,

(ii) devant un agent enquêteur,

(iii) devant le tribunal d’appel ou

(iv) devant la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse,

ou dont le délai imparti pour interjeter l’appel mentionné aux sous‑alinéas (i) à (iv) n’était pas expiré,

la commission lui verse des prestations calculées en fonction d’une incapacité médicale permanente de vingt‑cinq pour cent multiplié par cinquante pour cent, ainsi que des prestations supplémentaires de remplacement du revenu si elles sont payables en vertu des articles 37 à 49, multipliées par cinquante pour cent, et tout appel mentionné à l’alinéa d) est nul et sans effet, peu importe la ou les questions portées en appel.

185 (1) Sous réserve des droits d’appel prévus dans la présente loi, la commission a compétence exclusive pour trancher, après examen et audition, toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie, et toute décision ou ordonnance qu’elle rend est définitive et péremptoire et ne peut pas faire l’objet d’un appel, d’un contrôle ou d’une contestation en justice.

252 (1) Le tribunal d’appel peut confirmer, modifier ou infirmer la décision d’un agent enquêteur.

Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96

[traduction]

2 Dans le présent règlement,

. . .

b) « douleur chronique » s’entend de la douleur

(i) persistant au‑delà de la période normale de guérison du type de lésion corporelle l’ayant causée, déclenchée ou par ailleurs précédée, ou

(ii) disproportionnée au type de lésion corporelle l’ayant causée, déclenchée ou par ailleurs précédée,

et inclut le syndrome de la douleur chronique, la fibromyalgie, le syndrome de la douleur myofasciale et tout autre état semblable ou connexe, mais exclut la douleur attestée, à l’emplacement de la lésion, par des symptômes importants, objectifs et physiques indiquant que la lésion n’est pas guérie;

. . .

3 (1) La partie I de la Loi s’applique à la douleur chronique, sous réserve des modalités prévues dans le présent règlement.

(2) Il est entendu que, sous réserve des dispositions du présent règlement, la partie I de la Loi ne s’applique pas et est réputée ne s’être jamais appliquée à la douleur chronique, et aucune indemnité n’est payable pour la douleur chronique, si ce n’est conformément au présent règlement.

4 Le présent règlement crée le programme de la commission appelé Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program.

5 La commission peut désigner un travailleur pour qu’il participe au Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program lorsque les deux conditions suivantes sont réunies :

a) le travailleur souffre de douleur chronique;

b) au moment de la désignation, le travailleur subit une perte de revenu à la suite d’une lésion donnant ouverture à indemnisation et attribue cette perte de revenu à la douleur et aux symptômes qui y sont associés.

6 Un travailleur ne peut être désigné pour participer au Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program si plus de 12 mois se sont écoulés depuis qu’il a subi sa lésion.

7 (1) La durée maximale de la participation au Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program est de quatre semaines.

(2) Pendant qu’il participe au Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program, le travailleur peut toucher des prestations équivalant au montant des prestations temporaires de remplacement du revenu qui lui auraient été versées s’il avait été admissible à ces prestations.

8 (1) Le présent règlement s’applique à toute décision ou ordonnance rendue conformément à la Loi le 1er février 1996 ou après cette date.

(2) Il est entendu que le présent règlement s’applique à toute décision ou ordonnance rendue le 1er février 1996, ou après cette date, au sujet de l’admissibilité à une indemnité, ou du calcul ou du nouveau calcul d’un montant d’indemnité.

(3) En dépit des paragraphes (1) et (2), lorsque, dans une décision ou une ordonnance rendue avant le 1er février 1996, la commission ou le tribunal d’appel a conclu, sans fixer le taux d’incapacité permanente, qu’un travailleur souffre d’une incapacité permanente liée à la douleur chronique, cette incapacité permanente est évaluée conformément à l’article 34 et une indemnité peut être versée en conséquence, conformément aux articles 226, 227 ou 228 de la Loi, selon le cas.

(4) En dépit des paragraphes (1) et (2), lorsque, dans une décision ou une ordonnance rendue avant le 1er février 1996, la commission ou le tribunal d’appel évalue l’incapacité permanente, cette évaluation est réputée être celle qui s’applique au travailleur, et une indemnité est versée en conséquence, conformément aux articles 226, 227 ou 228 de la Loi, selon le cas.

Pourvois accueillis.

Procureurs des appelants : Workers’ Advisers Program, Halifax.

Procureurs de l’intimée Workers’ Compensation Board de la Nouvelle‑Écosse : Stewart McKelvey Stirling Scales, Halifax.

Procureur de l’intimé le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.

Procureurs de l’intervenant Workers’ Compensation Appeals Tribunal de la Nouvelle-Écosse : Merrick Holm, Halifax.

Procureur de l’intervenant Ontario Network of Injured Workers Groups : Advocacy Resource Centre for the Handicapped, Toronto.

Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l’intervenante Workers’ Compensation Board de l’Alberta : Workers’ Compensation Board de l’Alberta, Edmonton.


Sens de l'arrêt : Les pourvois sont accueillis. L’article 10B de la Loi et le Règlement dans son entier violent le par. 15(1) de la Charte, et cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier. Les dispositions contestées sont inopérantes en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Il est ordonné que la déclaration générale d’invalidité ne prenne effet que dans six mois à compter de la date du présent jugement. La décision que le tribunal d’appel a rendue au sujet de M est rétablie. Le dossier de L est renvoyé à la commission

Analyses

Droit administratif - Workers’ Compensation Appeals Tribunal - Compétence - Questions relatives à la Charte - Constitutionnalité de certaines dispositions de la loi habilitante du tribunal d’appel - Le tribunal d’appel a-t-il compétence pour appliquer la Charte canadienne des droits et libertés? - Workers’ Compensation Act, S.N.S. 1, ch. 10, art. 10B - Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - Loi sur l’indemnisation des accidentés du travail excluant la douleur chronique du champ d’application du régime habituel d’indemnisation des accidentés du travail et remplaçant les prestations auxquelles ont normalement droit les accidentés du travail par un programme de rétablissement fonctionnel d’une durée de quatre semaines, après quoi aucun autre avantage n’est disponible - La loi viole-t-elle l’art. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Dans l’affirmative, la violation est-elle justifiable au regard de l’article premier de la Charte? - Workers’ Compensation Act, S.N.S. 1, ch. 10, art. 10B - Functional Restoration (Multi-Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96.

Droit administratif - Organismes et tribunaux administratifs - Compétence - Questions de droit constitutionnel - Pouvoirs des tribunaux administratifs de trancher des questions de droit constitutionnel - Critère applicable.

Les appelants, L et M, sont tous les deux atteints d’une incapacité due à la douleur chronique à la suite de la lésion liée au travail qu’ils ont subie chacun. M occupait un poste de contremaître et a subi une entorse lombaire. Au cours des mois suivants, il est retourné au travail à maintes reprises, mais il a dû cesser de travailler à cause d’une douleur récurrente. Il a suivi un programme de conditionnement au travail et de renforcement. Pendant cette période, la Workers’ Compensation Board de la Nouvelle-Écosse (« commission ») lui a versé des prestations pour incapacité temporaire en plus de lui offrir des services de réadaptation. À la suite de la cessation du versement de ses prestations, M a demandé à la commission de réviser cette décision, ce qui lui a été refusé. L était chauffeur d’autobus et est tombée du pare‑chocs de son autobus, se blessant alors au dos et à la main droite. Elle a touché des prestations pour incapacité temporaire. L a tenté de retourner au travail à maintes reprises, mais elle a constaté que l’exercice de ses fonctions avait pour effet d’aggraver son état. Elle s’est vu refuser une indemnité pour incapacité partielle permanente et une aide sous forme de réadaptation professionnelle. M et L ont interjeté appel contre les décisions de la commission devant le Workers’ Compensation Appeals Tribunal, en faisant valoir que le Functional Restoration (Multi‑Faceted Pain Services) Program Regulations et certaines parties de l’art. 10B de la Workers’ Compensation Act violaient le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ces dispositions excluent la douleur chronique du champ d’application du régime habituel d’indemnisation des accidentés du travail, et remplacent les prestations auxquelles ont normalement droit les accidentés du travail par un programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines, après quoi aucun autre avantage n’est disponible. La commission a contesté la compétence du tribunal d’appel pour entendre l’argument fondé sur la Charte.

Le tribunal d’appel a confirmé qu’il avait compétence pour appliquer la Charte et il a accueilli l’appel de M au fond, décidant que le Règlement et l’al. 10Bc) de la Loi violaient l’art. 15 de la Charte et que ces violations n’étaient pas justifiées au regard de l’article premier. M s’est vu accorder des prestations temporaires pour la période du 6 août au 15 octobre 1996. Dans le dossier L, le tribunal d’appel a conclu, pour les mêmes motifs que dans le dossier M, que l’art. 10A et les al. 10Bb) et c) de la Loi violaient également le par. 15(1) de la Charte et n’étaient sauvegardés ni par le par. 15(2) ni par l’article premier; il a toutefois décidé que, en dépit du fait qu’elle souffrait de douleur chronique à la suite de l’accident du travail dont elle avait été victime, le taux d’incapacité médicale permanente de L était de 0 pour 100 selon les lignes directrices applicables, de sorte qu’elle n’avait droit ni à des prestations pour incapacité permanente ni à une aide sous forme de réadaptation professionnelle. La commission a interjeté appel contre les conclusions du tribunal d’appel relatives à la Charte, M a interjeté un appel incident contre la cessation du versement des prestations prévue pour le 15 octobre 1996, et L a interjeté un appel incident contre le refus de lui accorder des prestations. La Cour d’appel a accueilli les appels de la commission et rejeté les appels incidents. Elle a conclu que le tribunal d’appel n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité de la Loi et que, de toute façon, les dispositions relatives à la douleur chronique ne portaient pas atteinte à la dignité des demandeurs et ne violaient donc pas le par. 15(1) de la Charte.

Arrêt : Les pourvois sont accueillis. L’article 10B de la Loi et le Règlement dans son entier violent le par. 15(1) de la Charte, et cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier. Les dispositions contestées sont inopérantes en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Il est ordonné que la déclaration générale d’invalidité ne prenne effet que dans six mois à compter de la date du présent jugement. La décision que le tribunal d’appel a rendue au sujet de M est rétablie. Le dossier de L est renvoyé à la commission.

La Constitution est la loi suprême du Canada et la question de la constitutionnalité est inhérente à tout texte législatif en raison du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Il découle, en pratique, de ce principe de la suprématie de la Constitution que les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles. Permettre aux tribunaux administratifs de trancher des questions relatives à la Charte ne mine pas le rôle d’arbitre ultime que les cours de justice jouent en matière de constitutionnalité au Canada. Les décisions d’un tribunal administratif fondées sur la Charte sont assujetties au contrôle judiciaire suivant la norme de la décision correcte. En outre, les réparations constitutionnelles relevant des tribunaux administratifs sont limitées et n’incluent pas les déclarations générales d’invalidité. La décision d’un tribunal administratif qu’une disposition de sa loi habilitante est invalide au regard de la Charte ne lie pas les décideurs qui se prononceront ultérieurement dans le cadre ou en dehors du régime administratif de ce tribunal. Ce n’est qu’en obtenant d’une cour de justice une déclaration formelle d’invalidité qu’une partie peut établir, pour l’avenir, l’invalidité générale d’une disposition législative.

La Cour d’appel a eu tort de conclure que le tribunal d’appel n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité du Règlement et des dispositions contestées de la Loi. Les tribunaux administratifs ayant compétence, expresse ou implicite, pour trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative sont présumés avoir le pouvoir concomitant de statuer sur la constitutionnalité de cette disposition. Pour appliquer cette approche, il n’est pas nécessaire d’établir une distinction entre les questions de droit « générales » et les questions de droit « limitées ». La compétence expresse est celle exprimée dans le libellé de la disposition habilitante. La compétence implicite ressort de l’examen de la loi dans son ensemble. Les facteurs pertinents sont notamment les suivants : la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour accomplir efficacement cette mission; l’interaction entre ce tribunal et les autres composantes du régime administratif; la question de savoir si le tribunal est une instance juridictionnelle; des considérations pratiques telle la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit. Les considérations pratiques ne sauraient toutefois l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle‑même. La partie qui prétend que le tribunal n’a pas compétence pour appliquer la Charte peut réfuter la présomption en signalant que le pouvoir d’examiner la Charte a été retiré expressément, ou en convainquant la cour qu’un examen du régime établi par la loi mène clairement à la conclusion que le législateur a voulu exclure la Charte (ou une catégorie de questions incluant celles relatives à la Charte, telles les questions de droit constitutionnel en général) des questions de droit soumises à l’examen du tribunal administratif en question. En général, une telle inférence doit émaner de la loi elle‑même et non de considérations externes. Dans la mesure où il est incompatible avec ce point de vue, il n’y a plus lieu de se fonder sur l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854.

Le tribunal d’appel était donc compétent pour examiner et trancher la question relative à la Charte soulevée en l’espèce. La législature a expressément investi le tribunal d’appel du pouvoir de trancher des questions de droit, en prévoyant, au par. 252(1) de la Loi, qu’il « peut confirmer, modifier ou infirmer la décision d’un agent enquêteur » rendue dans l’exercice du pouvoir — conféré à la commission par le par. 185(1) de la Loi — de « trancher [. . .] toute question de droit ou de fait découlant de l’application de la présente partie ». D’autres dispositions de la Loi confirment également l’intention du législateur d’investir le tribunal d’appel du pouvoir de trancher des questions de droit, notamment le par. 256(1), qui permet également d’interjeter appel « sur une question de droit » devant la Cour d’appel. Cela laisse entendre que le tribunal d’appel peut, au départ, examiner de telles questions. Le tribunal d’appel est donc expressément investi du pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application des dispositions contestées, lequel pouvoir est présumé comprendre celui d’examiner la constitutionnalité de ces dispositions. Cette présomption n’est pas réfutée en l’espèce vu qu’il ne ressort pas clairement de la Loi que le législateur a voulu soustraire l’application de la Charte à la compétence du tribunal d’appel. Même s’il n’y avait eu aucune disposition autorisant expressément le tribunal d’appel à examiner et à trancher les questions de droit découlant de l’application de la Loi, l’examen du régime établi par la Loi mènerait à la conclusion que le tribunal d’appel a implicitement le pouvoir de le faire.

La Cour d’appel a également eu tort de conclure que le Règlement et les dispositions contestées de la Loi ne violaient pas le par. 15(1) de la Charte. Pour les besoins de l’analyse fondée sur le par. 15(1), le groupe de comparaison approprié en l’espèce est celui constitué des travailleurs assujettis à la Loi qui ne souffrent pas de douleur chronique et qui sont admissibles à une indemnité pour une lésion professionnelle. Du fait qu’ils excluent totalement la douleur chronique du champ d’application des dispositions générales de la Loi relatives à l’indemnisation et qu’ils limitent à un programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines les avantages auxquels ont droit les travailleurs ayant subi une lésion après le 1er février 1996, il est évident que la Loi et le Règlement réservent aux accidentés du travail souffrant de douleur chronique un traitement différent fondé sur la nature de leur déficience physique qui est un motif énuméré au par. 15(1) de la Charte. Il y a lieu de rejeter le point de vue voulant que le traitement différent que le régime d’indemnisation des accidentés du travail réserve aux personnes souffrant de douleur chronique ne soit pas fondé sur la déficience physique, étant donné que les demandeurs et les membres du groupe de comparaison sont tous atteints d’une déficience physique. Une différence de traitement peut reposer sur un motif énuméré même lorsque les membres du groupe pertinent ne sont pas tous également maltraités. La distinction entre les accidentés du travail qui souffrent de douleur chronique et ceux qui ne souffrent pas de ce type de douleur demeure une distinction fondée sur une déficience. Indépendamment du fait que, suivant les lignes directrices actuelles, on jugerait que le taux d’incapacité de L serait de 0 pour 100 et que tout avantage lui serait de toute façon refusé, refuser à l’auteur d’une demande l’accès à une institution accessible à autrui, même dans le cas où il ne tirerait pas nécessairement immédiatement profit de cet accès, constitue une différence de traitement. Dans le contexte de la Loi et compte tenu de la nature de la douleur chronique, cette différence de traitement est discriminatoire. Elle l’est parce qu’elle ne répond pas à la situation et aux besoins véritables des accidentés du travail souffrant de douleur chronique, qui sont privés de toute évaluation individuelle de leurs besoins et de leur situation. Ces personnes ont plutôt droit à des avantages uniformes et limités qui sont fondés sur leurs caractéristiques présumées en tant que groupe. Le régime ne tient pas compte non plus des besoins des travailleurs qui, malgré les traitements, demeurent atteints d’une incapacité permanente due à la douleur chronique. Rien n’indique que le régime vise à améliorer la situation d’un groupe plus défavorisé, ni que les intérêts en cause sont purement économiques ou, par ailleurs, négligeables. Au contraire, nier que les travailleurs concernés souffrent réellement de douleur contribue à renforcer les nombreuses hypothèses négatives des employeurs, des agents d’indemnisation et de certains médecins. Une personne raisonnable placée dans une situation semblable à celle de L et de M et bien informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait, à la lumière des facteurs contextuels pertinents, que les dispositions contestées portent atteinte à la dignité des personnes souffrant de douleur chronique.

La violation des droits à l’égalité de L et de M n’est pas justifiable au regard de l’article premier de la Charte. Le premier objectif, qui est d’assurer la viabilité du fonds d’indemnisation, n’est pas urgent et réel. Des considérations budgétaires ne sauraient à elles seules justifier la violation d’un droit garanti par la Charte, même si elles peuvent être utiles pour déterminer la mesure de déférence que commandent les choix du gouvernement fondés sur un objectif non financier. De même, le deuxième objectif — apporter une solution législative cohérente aux difficultés administratives que posent les demandes fondées sur la douleur chronique — ne saurait tenir à lui seul. La simple commodité administrative ou élégance conceptuelle ne peut être suffisamment urgente et réelle pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Charte. Le deuxième objectif n’a de sens que s’il est examiné de pair avec le troisième objectif, qui est d’éviter les demandes frauduleuses fondées sur la douleur chronique. Donner une réponse législative cohérente aux difficultés particulières que posent les demandes fondées sur la douleur chronique — notamment lorsqu’il s’agit de déterminer si la douleur est vraiment due à un accident du travail et d’évaluer l’incapacité qui en résulte — , afin d’éviter les demandes frauduleuses, est un objectif urgent et réel. Il existe un lien rationnel entre cet objectif, d’une part, et le Règlement et les dispositions contestées de la Loi, d’autre part. Toutefois, il est évident que l’exclusion générale de la douleur chronique du champ d’application du régime d’indemnisation des accidentés du travail ne porte pas le moins possible atteinte aux droits des personnes souffrant de ce type de douleur. Dans les dispositions contestées, le législateur ne tente nullement de déterminer qui souffre vraiment et a besoin d’être indemnisé et qui abuse vraisemblablement du système. Ces dispositions ne tiennent pas compte des besoins bien réels des nombreux travailleurs qui sont effectivement atteints d’une incapacité due à la douleur chronique et pour qui le programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines n’est pas suffisant. La Loi a pour quatrième objectif d’assurer une intervention médicale prompte et un retour rapide au travail, en tant que meilleure façon de traiter la douleur chronique. À supposer que cet objectif soit urgent et réel et qu’il ait un lien rationnel avec les dispositions contestées, ces dernières ne portent pas le moins possible atteinte aux droits des personnes souffrant de douleur chronique. Aucune preuve n’indique que la réalisation de cet objectif commande le retrait automatique des avantages sans égard aux besoins de la personne touchée. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les avantages améliorateurs qui faciliteraient réellement le retour au travail, comme la réadaptation professionnelle, les soins médicaux, ainsi que le droit au réemploi et à des mesures d’adaptation. De plus, aux termes de la mesure législative en cause, les travailleurs souffrant de douleur chronique, dont l’état ne s’améliore pas à la suite d’une intervention médicale prompte et d’un retour rapide au travail, cessent d’avoir droit à des avantages après avoir participé au programme de rétablissement fonctionnel de quatre semaines. D’autres personnes, comme L, ne sont même pas admissibles à ce programme à cause de la date à laquelle elles ont subi leurs lésions. Les effets préjudiciables des dispositions contestées sur ces travailleurs l’emportent clairement sur leurs effets bénéfiques éventuels.


Parties
Demandeurs : Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board)
Défendeurs : Martin; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board)

Références :

Jurisprudence
Arrêt renversé : Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854
arrêts analysés : Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
arrêts mentionnés : Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3
Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 R.C.S. 566
Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Bell Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), [2001] 2 C.F. 392, inf. par [2001] 3 C.F. 481
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Reynolds, [1997] A.C.F. no 1763 (QL)
McLeod c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517
David Taylor & Son, Ltd. c. Barnett, [1953] 1 All E.R. 843
Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157
Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Renvoi : Workers’ Compensation Act, 1983 (T.-N.), [1989] 1 R.C.S. 922
Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219
Winko c. Colombie-Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625
Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868
Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
White c. Slawter (1996), 149 N.S.R. (2d) 321
Marinelli c. Keigan (1999), 173 N.S.R. (2d) 56.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15, 24(1).
Constitutional Questions Act, R.S.N.S. 1989, ch. 89.
Functional Restoration (Multi-Faceted Pain Services) Program Regulations, N.S. Reg. 57/96, art. 2b), 3, 4, 5, 6, 7, 8.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Public Inquiries Act, R.S.N.S. 1989, ch. 372.
Workers’ Compensation Act, S.N.S. 1994-95, ch. 10, art. 10(1), 10A [aj. 1999, ch. 1, art. 1], 10B [idem], 10E [idem], 28, 84, 90, 91, 113, 178(1), 180, 183 [mod. idem, art. 19], 183(5A) [aj. idem], 185(1), 199(1), (2), 200(1), 202a), 238(5), 240, 243 [abr. & rempl. idem, art. 30], 245(1)d), 246(1), (3) [aj. idem, art. 31], 248(1), (3), 252(1), 253(1), 256(1) [mod. idem, art. 36].
Doctrine citée
Canada. Association des commissions des accidents du travail du Canada. Compensating for Chronic Pain — 2000. Mississauga, Ont. : ACATC, 2000.
McAllister, Debra M. « Administrative Tribunals and the Charter : A Tale of Form Conquering Substance », in L.S.U.C. Special Lectures 1992 — Administrative Law : Principles, Practice and Pluralism, Scarborough, Ont. : Carswell, 1993, 131.
Murray, T. J. Chronic Pain. Report prepared for the Workers’ Compensation Board of Nova Scotia. Halifax : Workers’ Compensation Board of Nova Scotia, 1995.
Ontario. Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail. Chronic Pain Initiative : Report of the Chair of the Chronic Pain Panels. Toronto : CSPAAT, 2000.
Roman, Andrew J. « Case Comment : Cooper v. Canada (Human Rights Commission) » (1997), 43 Admin. L.R. (2d) 243.

Proposition de citation de la décision: Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54 (3 octobre 2003)


Origine de la décision
Date de la décision : 03/10/2003
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2003 CSC 54 ?
Numéro d'affaires : 28370, 28372
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2003-10-03;2003.csc.54 ?
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