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19/02/2004 | CANADA | N°2004_CSC_10

Canada | Townsend c. Kroppmanns, 2004 CSC 10 (19 février 2004)


Townsend c. Kroppmanns, [2004] 1 R.C.S. 315, 2004 CSC 10

Dale Kroppmanns et Allison Muriel Currie Appelants

c.

Pamela Jean Townsend Intimée

Répertorié : Townsend c. Kroppmanns

Référence neutre : 2004 CSC 10.

No du greffe : 29345.

Audition et jugement : 2 décembre 2003.

Motifs déposés : 19 février 2004.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, LeBel, Deschamps et Fish.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appe

l de la Colombie‑Britannique (2002), 2 B.C.L.R. (4th) 10, 171 B.C.A.C. 11, 280 W.A.C. 11, 12 C.C.L.T. (3d) 88, [2002] B.C.J. No. 1...

Townsend c. Kroppmanns, [2004] 1 R.C.S. 315, 2004 CSC 10

Dale Kroppmanns et Allison Muriel Currie Appelants

c.

Pamela Jean Townsend Intimée

Répertorié : Townsend c. Kroppmanns

Référence neutre : 2004 CSC 10.

No du greffe : 29345.

Audition et jugement : 2 décembre 2003.

Motifs déposés : 19 février 2004.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, LeBel, Deschamps et Fish.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2002), 2 B.C.L.R. (4th) 10, 171 B.C.A.C. 11, 280 W.A.C. 11, 12 C.C.L.T. (3d) 88, [2002] B.C.J. No. 1287 (QL), 2002 BCCA 365, qui a accueilli un appel d’une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [1998] B.C.J. No. 2447 (QL), et de ses motifs supplémentaires concernant les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt, [2000] B.C.J. No. 1352 (QL), 2000 BCSC 964. Pourvoi rejeté.

Patrick G. Foy, c.r., et Robert J. C. Deane, pour les appelants.

Joseph J. Arvay, c.r., et Aaron A. G. Gordon, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 La juge Deschamps — Les questions dont traite le présent pourvoi sont fréquemment soulevées dans les affaires de préjudice corporel de grande envergure. Ces questions portent sur les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt accordés aux victimes dans les poursuites en responsabilité civile délictuelle. Plus précisément, il s’agit de savoir, premièrement, s’il faut tenir compte du taux de rendement de la victime pour fixer le montant des dommages‑intérêts et, deuxièmement, s’il faut calculer la majoration pour impôt et les honoraires pour services de gestion à partir du montant estimatif établi au moment du procès ou d’un autre montant qui pourra vraisemblablement être déterminé à une date ultérieure. Notre Cour a rejeté le pourvoi au terme de l’audience avec motifs à suivre, que voici.

2 Le 8 décembre 1990, alors qu’elle circulait à pied en pleine nuit, l’intimée Mme Townsend a été heurtée par le véhicule appartenant à l’appelante Mme Currie, et conduit par l’appelant M. Kroppmanns. La responsabilité était en cause. Le procès a eu lieu en mai 1995 et le jugement a été prononcé en juillet 1995. Le juge de première instance a rejeté l’action ([1995] B.C.J. No. 1625 (QL)). En appel, la responsabilité a été partagée, la faute étant attribuée dans une proportion de 55 pour 100 à Mme Townsend et de 45 pour 100 à M. Kroppmanns et Mme Currie ((1998), 108 B.C.A.C. 23). La Cour d’appel a renvoyé l’affaire au juge de première instance pour qu’il évalue les dommages‑intérêts. En octobre 1998, le tribunal a évalué les dommages‑intérêts à 1 445 000 $, avant le partage de la responsabilité ([1998] B.C.J. No. 2447 (QL)).

3 En juin 2000, le juge de première instance a déposé des motifs supplémentaires concernant la majoration pour impôt et les honoraires pour services de gestion ([2000] B.C.J. No. 1352 (QL), 2000 BCSC 964). À cette date, l’intimée avait déjà reçu un paiement partiel et en avait utilisé une partie pour s’acheter une maison et payer son avocat. Le juge de première instance a déduit le montant utilisé pour l’acquisition de la maison et le paiement des frais d’avocat du montant servant à calculer les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt. Il a également réduit de 50 pour 100 l’indemnité accordée au titre des honoraires, en considération d’un rendement plus élevé censé résulter des services de conseils en placements pour lesquels les frais de gestion étaient accordés.

4 Le jugement a été porté en appel. Parmi les nombreuses questions soulevées en appel, deux seulement sont encore en litige. En ce qui les concerne, le juge en chef Finch de la Colombie‑Britannique a statué, au nom de la cour, que la preuve n’étayait pas la réduction de l’indemnité accordée au titre des honoraires pour services de gestion ((2002), 2 B.C.L.R. (4th) 10). Il a également conclu que ces honoraires ainsi que la majoration pour impôt devaient être calculés en fonction du montant total des dommages‑intérêts, sans déduction des frais d’avocat de l’intimée ni de la somme utilisée pour l’achat de sa résidence. Ces questions seront examinées successivement, mais certains éclaircissements préalables s’imposent.

5 L’indemnisation vise à replacer la victime dans la situation où elle se trouverait n’eût été la perte subie. L’indemnisation prend la forme d’une somme forfaitaire. Le montant de l’indemnité accordée au titre des coûts futurs est en fait inférieur aux coûts projetés, car on tient pour acquis que la somme reçue sera placée et produira des revenus avant d’être utilisée pour combler les besoins futurs. Le même raisonnement s’applique à la perte de revenus futurs. La somme accordée à la victime au titre du revenu est inférieure au revenu qu’elle aurait réellement gagné plus tard. En d’autres termes, on réduit ces sommes pour qu’elles correspondent à la valeur actualisée des dépenses qui seront engagées ou des revenus qui seraient gagnés à une date ultérieure, en tenant compte des rajustements requis relativement à l’inflation. Le taux d’actualisation vise donc à faire en sorte que les victimes soient pleinement dédommagées, sans que les défendeurs payent une somme plus élevée que nécessaire. En Colombie‑Britannique, l’art. 56 de la Law and Equity Act, R.S.B.C. 1996, ch. 253, ajouté en 1981 (S.B.C. 1981, ch. 10, art. 30), autorise le juge en chef de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique à fixer les taux d’actualisation afin d’éviter que les tribunaux aient à recevoir une preuve d’expert dans chaque dossier pour déterminer le taux d’actualisation approprié. Conformément au Law and Equity Regulation, B.C. Reg. 352/81, adopté en application de l’art. 56 de la Law and Equity Act, le Juge en chef a fixé le taux d’actualisation à 2½ pour 100 pour les revenus futurs et à 3½ pour 100 pour les coûts futurs.

6 Le même raisonnement guide l’attribution des honoraires pour services de gestion et de la majoration pour impôt. Le droit vise à garantir que les sommes accordées aux victimes ne soient pas dévalorisées au fil du temps. En droit de la responsabilité civile délictuelle, les victimes de préjudices corporels se voient accorder des honoraires pour services de gestion lorsque leur capacité de gérer la somme reçue est diminuée en raison de la conduite délictuelle. Cette partie de l’indemnité vise à garantir que la somme accordée aux victimes au titre des soins futurs ne s’épuisera pas prématurément en raison de leur incapacité à gérer leurs affaires. L’aide nécessaire peut être plus ou moins importante selon les besoins des victimes. L’évaluation est effectuée suivant les faits propres à chaque espèce : Mandzuk c. Insurance Corporation of British Columbia, [1988] 2 R.C.S. 650. De même, comme les revenus générés par le capital accordé sont assujettis à l’impôt sur le revenu, on accorde une somme, appelée « majoration pour impôt », afin que l’impôt à payer n’érode pas le capital.

7 Le contexte du dossier étant mis en perspective, il est plus facile de discuter des arguments des appelants.

I. Réduction des honoraires pour services de gestion

8 Les appelants prétendent, premièrement, que les taux d’actualisation légaux tiennent compte de certains coûts de placement et, deuxièmement, que lorsque les tribunaux accordent un montant pour des services de conseils en placements, on peut s’attendre à un taux de rendement plus élevé que celui qui aurait été obtenu sans ces services, ce qui constitue un avantage que la victime et les défendeurs devraient se partager. À leur avis, la réduction de 50 pour 100 ordonnée par le juge de première instance était appropriée.

9 La première partie de l’argument des appelants n’est pas compatible avec l’évolution du droit en Colombie‑Britannique. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’art. 56 de la Law and Equity Act a été ajouté en 1981 afin qu’il ne soit plus nécessaire de recourir au témoignage d’experts pour faire la preuve des taux d’actualisation. Les taux fixés par le Juge en chef dans l’exercice de son pouvoir de réglementation sont en vigueur depuis 1981. Ils s’appliquent à tous les cas, sans égard à l’incapacité de la victime, et ne varient pas lorsque des honoraires pour services de gestion sont accordés. L’adoption des taux d’actualisation légaux est postérieure à l’arrêt Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287, où notre Cour a approuvé l’indemnité adjugée au titre des honoraires pour services de gestion. On présume que le législateur connaissait le droit en matière de frais de gestion lorsqu’il a adopté la Law and Equity Act : Walker c. The King, [1939] R.C.S. 214, p. 220 (le juge en chef Duff), et qu’il savait que les tribunaux accordaient des frais de gestion selon un calcul distinct de celui des taux d’actualisation. Comme aucune exception n’est faite pour les cas où des honoraires de gestion sont accordés, les deux calculs distincts sont maintenus. Les taux d’actualisation et les honoraires pour services de gestion constituent deux éléments complémentaires mais distincts du calcul de l’indemnité accordée en définitive.

10 En outre, l’argument des appelants n’est pas compatible avec les principes qui sous‑tendent les recommandations formulées dans le Report on Standardized Assumptions for Calculating Income Tax Gross‑up and Management Fees in Assessing Damages de la Law Reform Commission of British Columbia (la « Commission »). Ces recommandations prévoient une classification à quatre niveaux (p. 52), à laquelle les tribunaux de la Colombie‑Britannique se reportent :

[traduction]

Niveau 1 — Le demandeur a besoin d’une seule séance de conseils en placements et de la préparation d’un plan d’investissement au début de la période que doit couvrir l’indemnité.

Niveau 2 — Le demandeur a besoin d’un plan d’investissement initial et d’une révision de ce plan approximativement tous les cinq ans pour toute la durée de l’indemnité.

Niveau 3 — Le demandeur a besoin en permanence de services de gestion pour la garde des fonds et la comptabilité relative aux placements.

Niveau 4 — Le demandeur a besoin en permanence de services complets de gestion des placements, notamment pour la garde des fonds, la comptabilité ainsi que la prise et l’exécution des décisions discrétionnaires liées aux placements. Ce demandeur souffre probablement d’incapacité mentale ou est de toute manière incapable de gérer ses affaires financières.

11 Il semble évident que les honoraires du niveau 1 ne couvrent que des services très limités de la part du conseiller en placements. Si quelque conseil était déjà prévu dans le taux d’actualisation, on pourrait s’attendre à ce qu’à tout le moins les conseils restreints prévus au niveau 1 soient couverts. On doit donc en déduire que la classification des honoraires a été établie à partir du principe que le taux légal d’actualisation n’incluait pas déjà les coûts des conseils.

12 La deuxième partie de l’argument des appelants, par lequel ils cherchent à comparer le taux potentiel de rendement au taux fixé en vertu de la loi, va à l’encontre des motifs qui justifient l’adoption de la disposition prévoyant un taux réputé. Le taux légal d’actualisation est impératif et rend non pertinente toute preuve des taux de rendement ou d’inflation, réels ou potentiels. Si les tribunaux retenaient la méthode proposée par les appelants, il leur faudrait examiner les taux potentiels de rendement et d’inflation en s’appuyant sur une preuve actuarielle, comparer cette preuve avec le taux légal afin de déterminer si la victime a des chances d’obtenir un taux supérieur à celui fixé en vertu de la loi, pour partager ensuite entre la victime et le défendeur la partie de l’indemnité jugée excédentaire. C’est exactement le genre d’enquête que le législateur a voulu éviter aux parties par une disposition impérative prévoyant un taux réputé. Grâce à cette disposition, les parties ne sont plus tenues de présenter une preuve pour établir le taux de rendement. L’évaluation des honoraires pour services de gestion ne devrait pas servir indirectement et accessoirement à rétablir l’obligation de présenter une preuve coûteuse et complexe.

13 Les mêmes préoccupations semblent guider la classification à quatre niveaux proposée par la Commission (Report on Standardized Assumptions, p. 51) :

[traduction] Les tribunaux pourraient néanmoins gagner beaucoup de temps s’ils pouvaient facilement rattacher le montant des honoraires au montant et à la durée de l’indemnité accordée pour les pertes futures, sans avoir à réinventer la roue sur présentation d’éléments de preuve et d’arguments dans chaque dossier.

14 La Commission souhaitait manifestement simplifier la preuve et réduire les frais judiciaires. Il serait donc illogique que le tribunal autorise une partie à suivre exactement la voie qu’on a voulu éviter, en lui permettant de présenter une preuve quant au taux de rendement qui serait vraisemblablement obtenu grâce à des conseils en placements.

15 En l’espèce, les deux parties semblent avoir convenu devant la Cour d’appel qu’une projection des valeurs établies au niveau 4 n’est pas inappropriée. À mon avis, les appelants ne peuvent plus chercher à éviter les effets du taux légal ni l’emploi de la classification recommandée par la Commission en demandant la réduction de l’indemnité accordée au titre des honoraires.

16 Le législateur a fait un choix politique en permettant aux parties d’éviter les embûches de la preuve du taux de rendement. Outre l’amélioration de l’efficacité du procès et l’économie du temps précieux des tribunaux, la cohérence des indemnités et l’équité envers les victimes ont vraisemblablement aussi joué un rôle important dans la décision d’imposer un taux réputé. Notre Cour doit respecter ce choix politique et se garder de mêler rendement réputé et rendement potentiel. Par conséquent, non seulement l’argument des appelants n’est pas étayé par la preuve, comme l’a conclu la Cour d’appel, mais il est non fondé en droit. J’examinerai maintenant la deuxième question.

II. Base du calcul des honoraires pour services de gestion et de la majoration pour impôt

17 Selon les appelants, le montant qui doit servir au calcul de la majoration pour impôt et des honoraires est celui qui se rapproche le plus de la somme que placera réellement la victime. Par conséquent, il faudrait déduire les dépenses connues pour en arriver à déterminer le montant du fonds générateur de revenus dont elle disposera réellement.

18 Pour fixer l’indemnité accordée au titre des dommages‑intérêts dans une action en matière délictuelle, les tribunaux se fondent sur plusieurs principes. Trois de ces principes sont particulièrement pertinents en l’espèce. Selon le premier principe, les dommages‑intérêts sont évalués et non calculés. Le deuxième principe, celui du caractère définitif, veut que les tribunaux adjugent les dommages‑intérêts sous forme de somme forfaitaire. Enfin, selon le troisième principe, l’indemnité constitue un bien qui appartient au demandeur. J’examinerai chacun de ces principes et expliquerai leur effet sur l’issue du présent litige.

19 Premièrement, les dommages‑intérêts sont évalués et non calculés. Comme il est impossible de calculer le montant exact dont la victime aura besoin dans l’avenir, les tribunaux doivent s’en remettre à la preuve actuarielle : Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, p. 236-237. La preuve actuarielle repose sur l’expérience, et non sur une situation particulière. Les coûts futurs et la perte de revenus futurs sont des montants estimés puisque, par définition, ils ne sont pas encore engagés ou gagnés. Bien qu’une telle hypothèse cherche à imiter la réalité, elle demeure théorique. Les tribunaux ne peuvent accorder à la victime qu’une somme adéquate pour couvrir la perte que lui a causée le défendeur. Rien ne garantit que cette somme couvrira les coûts réels des soins lorsqu’ils seront engagés, ni que le défendeur ne déboursera pas plus que le strict minimum nécessaire pour couvrir la perte de la victime. Lorsqu’ils évaluent les dommages‑intérêts, les tribunaux ne tiennent pas compte de la manière dont les victimes utilisent effectivement leur indemnité. En l’espèce, le fait que l’intimée a dû patienter près de cinq ans avant que soient évalués les honoraires pour services de gestion crée une situation atypique, mais ces circonstances exceptionnelles ne devraient pas justifier une dérogation aux règles habituelles. On ne peut mêler montants théoriques et montants réels lors de l’évaluation des dommages‑intérêts futurs.

20 Deuxièmement, les dommages‑intérêts prennent la forme d’une somme forfaitaire en conformité avec le principe du caractère définitif : Andrews, précité, p. 236. Ce principe commande une rupture nette de la relation entre les parties. Autoriser à répétition la modification du montant de l’indemnisation juste et complète évalué lors du procès, chaque fois qu’une nouvelle preuve peut être obtenue, serait incompatible avec le principe du caractère définitif. Au cours de la période prospective visée par l’indemnité, l’hypothèse pourra parfois sembler trop pessimiste, parfois excessive. L’indemnité ne devrait pas faire l’objet d’une nouvelle évaluation chaque fois que l’on constate un écart entre la réalité et les prévisions. Par conséquent, surveiller la façon dont l’intimée utilise son indemnité ou rajuster l’indemnité au gré de sa situation entraînerait davantage d’incertitude que la règle actuelle, irait à l’encontre de l’objectif visé par le taux légal d’actualisation, et irait indûment à l’encontre du troisième principe pertinent en l’espèce.

21 Selon ce dernier principe, qui est aussi le plus important, l’indemnité constitue un bien qui appartient au demandeur. Celui‑ci est libre de faire ce qu’il entend de l’indemnité qui lui a été accordée : Andrews, précité, p. 246-247. Sur ce point, je souscris entièrement aux motifs du juge en chef Finch de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Celui‑ci a statué qu’il n’est pas pertinent de déterminer comment le demandeur entend utiliser les sommes obtenues au titre des honoraires pour services de gestion et de la majoration pour impôt. Ces honoraires et cette majoration doivent donc être évalués en fonction du montant initial des dommages‑intérêts, et non de la somme disponible pour être placée, établie à une date ultérieure indéterminée. En d’autres termes, le montant devant servir au calcul est déterminé au procès, indépendamment de ce qui survient par la suite. Le juge de première instance ne doit pas prendre en considération la façon dont le demandeur entend utiliser son indemnité. Dans l’arrêt Andrews, précité, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) indiquait aux p. 246-247 :

Il n’appartient pas aux tribunaux de se livrer à des conjectures sur l’usage que fera le demandeur de son indemnité. Il est toujours possible que la victime la gaspille au lieu de l’investir prudemment. Dans un système basé sur la faute, on ne doit pas permettre qu’il soit tenu compte de cette possibilité dans la détermination d’une indemnisation équitable. Le demandeur est libre de disposer de son indemnité comme il l’entend.

22 C’est là le principe qu’a appliqué la Cour d’appel en l’espèce, aux par. 58-59 :

[traduction] À mon humble avis, la façon dont la demanderesse entend utiliser les sommes obtenues dans le cadre de sa demande n’est pas pertinente dans l’évaluation des dommages‑intérêts accordés au titre des honoraires pour services de gestion et de la majoration pour impôt . . .

. . . Les tribunaux n’ont jamais fixé le montant d’une indemnité en se demandant quand et comment la partie demanderesse entendait l’utiliser après le prononcé du jugement. L’octroi d’une somme au titre des honoraires pour services de gestion et de la majoration pour impôt vise à garantir que le montant des dommages‑intérêts accordés pour pertes futures soit adéquat. La façon dont la victime dépensera réellement les dommages‑intérêts après les avoir obtenus n’est pas pertinente dans cette évaluation.

23 En l’espèce, la victime a choisi de payer ses frais d’avocat et de s’acheter une maison. Il n’existe aucun motif rationnel de déduire ces dépenses de l’indemnité pour soins futurs, plutôt que de présumer la possibilité de recourir à d’autres sources. Cet élément est particulièrement important dans le cas de l’indemnité destinée à couvrir les coûts des soins futurs. Ce type de dommages‑intérêts vise à garantir que la victime d’une conduite délictuelle bénéficiera de soins adéquats. Réduire ces dommages‑intérêts irait directement à l’encontre de l’objectif d’assurer à la victime un niveau de soins acceptable et une indemnisation complète. Même si l’on démontrait que l’indemnité accordée au titre des coûts futurs a servi à payer les frais d’avocat parce que la victime n’avait pas d’autres fonds disponibles, une telle déduction serait non pertinente et inadmissible. L’indemnisation vise à donner à la partie demanderesse les moyens d’être replacée dans la situation où elle se trouverait si la partie défenderesse n’avait pas commis de délit qui lui cause un préjudice. Les actes qu’accomplira la partie demanderesse dans l’avenir ne modifient en rien le devoir des tribunaux de se conformer à cet objectif.

24 Qui plus est, il ne faut pas qu’une partie démunie soit pénalisée pour avoir utilisé une partie de son indemnité conformément à ses priorités. Si l’on retenait le raisonnement des appelants, la victime qui peut payer ses frais d’avocat avec son propre argent recevrait toujours le montant nécessaire au titre de la majoration pour impôt et des honoraires pour services de gestion, alors que celle qui est démunie recevrait toujours un montant réduit. Pareille distinction est inconciliable avec le droit. Les dommages‑intérêts font partie des avoirs du demandeur au même titre que toute autre somme. En toute équité, l’indemnisation accordée à la victime doit être établie sur le même fondement, sans distinction, qu’elle puisse payer ses frais d’avocat en puisant dans ses économies ou qu’elle doive recourir à l’indemnité que le tribunal lui a accordée pour les payer.

25 Compte tenu de ce qui précède, les arguments des appelants ne peuvent être retenus. Aucune réduction des honoraires pour services de gestion n’est autorisée et les montants utilisés par l’intimée pour ses frais d’avocat et l’achat de sa maison ne doivent pas être déduits du montant servant à calculer les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt.

III. Conclusion

26 Par conséquent, conformément au jugement prononcé à l’audience le 2 décembre 2003, le pourvoi est rejeté. Suivant la règle 37(23) des Rules of Court, B.C. Reg. 221/90, modifiées, l’intimée a droit à ses dépens jusqu’à la date de l’offre formelle faite en 1994 et au double de ses dépens à partir de cette date.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs des appelants : Borden Ladner Gervais, Vancouver.

Procureurs de l’intimée : Gordon & Velletta, Victoria.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Délits civils - Dommages‑intérêts - Détermination du montant de l’indemnité - Le taux de rendement doit‑il être pris en compte dans l’évaluation de l’indemnité? - La majoration pour impôt et les honoraires pour services de gestion doivent‑ils être calculés à partir du montant de l’indemnité établi au procès ou d’un autre montant déterminé à une date ultérieure? - Law and Equity Act, R.S.B.C. 1996, ch. 253, art. 56 - Law and Equity Regulation, B.C. Reg. 352/81.

Après avoir évalué le montant des dommages‑intérêts adjugés contre les appelants dans l’action de l’intimée découlant d’un accident d’automobile, le juge de première instance a prononcé des motifs supplémentaires concernant les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt. L’intimée avait alors déjà reçu un paiement partiel et en avait utilisé une partie pour s’acheter une maison et payer son avocat. Le juge de première instance a déduit le montant utilisé pour l’acquisition de la maison et le paiement des frais d’avocat du montant servant à calculer les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt. Il a aussi réduit de 50 pour 100 l’indemnité accordée au titre des honoraires, en considération d’un rendement plus élevé censé résulter des services de conseils en placements pour lesquels les frais de gestion étaient accordés. En Colombie‑Britannique, les taux d’actualisation sont fixés par le Law and Equity Regulation et les tribunaux se reportent à une classification à quatre niveaux pour calculer les honoraires pour services de gestion. La Cour d’appel a statué à l’unanimité que la preuve n’étayait pas la réduction de l’indemnité accordée au titre des honoraires pour services de gestion et que ces honoraires et la majoration pour impôt devaient être calculés en fonction du montant total des dommages‑intérêts, sans déduction des frais d’avocat de l’intimée ni de la somme utilisée pour l’achat de la résidence.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Le taux de rendement plus élevé attribuable aux services de conseils en placements ne doit entraîner aucune réduction des honoraires pour services de gestion. Les taux légaux d’actualisation ne tiennent pas compte des coûts de placement et s’appliquent à tous les cas. De plus, la classification des honoraires a été établie à partir du principe que le taux légal d’actualisation n’inclut pas déjà les coûts des conseils. En fait, la déduction de l’écart entre le taux de rendement potentiel et le taux légal irait à l’encontre de l’objet même de la disposition prévoyant un taux réputé, qui consiste à rendre non pertinente toute preuve des taux de rendement ou d’inflation, réels ou potentiels. On ne peut éviter les effets du taux légal ni l’emploi de la classification en demandant une réduction de l’indemnité accordée au titre des honoraires. Le législateur a fait un choix politique que les tribunaux doivent respecter.

Le coût des frais d’avocat et de la résidence de l’intimée ne doit pas être déduit du montant servant à calculer les honoraires pour services de gestion et la majoration pour impôt. Cette conclusion s’appuie sur trois principes qui entrent en jeu dans l’évaluation des dommages‑intérêts. Premièrement, comme les dommages‑intérêts sont évalués et non calculés, le montant théorique établi pour les dommages futurs ne peut être confondu avec les montants réels. Deuxièmement, le principe du caractère définitif ne serait pas respecté si l’indemnité accordée devait être rajustée au gré des changements de situation. Enfin, l’indemnité constitue un bien dont la partie demanderesse est propriétaire et la façon dont elle entend l’utiliser n’est pas pertinente.


Parties
Demandeurs : Townsend
Défendeurs : Kroppmanns

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
arrêts mentionnés : Mandzuk c. Insurance Corporation of British Columbia, [1988] 2 R.C.S. 650
Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287
Walker c. The King, [1939] R.C.S. 214.
Lois et règlements cités
Law and Equity Act, R.S.B.C. 1996, ch. 253, art. 56 [aj. 1981, ch. 10, art. 30].
Law and Equity Regulation, B.C. Reg. 352/81.
Rules of Court, B.C. Reg. 221/90, règle 37(23).
Doctrine citée
Colombie-Britannique. Law Reform Commission. Report on Standardized Assumptions for Calculating Income Tax Gross‑up and Management Fees in Assessing Damages. Vancouver : The Commission, 1994.

Proposition de citation de la décision: Townsend c. Kroppmanns, 2004 CSC 10 (19 février 2004)


Origine de la décision
Date de la décision : 19/02/2004
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2004 CSC 10 ?
Numéro d'affaire : 29345
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2004-02-19;2004.csc.10 ?
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