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30/06/2004 | CANADA | N°2004_CSC_48

Canada | Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 (30 juin 2004)


Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 R.C.S. 650, 2004 CSC 48

Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine,

Roberto Biagioni et Denis Léveillé Appelants

c.

Municipalité du village de Lafontaine, Harold Larente

et procureur général du Québec Intimés

et

Église adventiste du septième jour au Canada, Alliance

évangélique du Canada et Association canadienne des

libertés civiles Intervenantes

Répertorié : Congrégation des témoi

ns de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c. Lafontaine (Village)

Référence neutre : 2004 CSC 48.

No du greffe : 29507.

2004 : 19 janvier; 200...

Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 R.C.S. 650, 2004 CSC 48

Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine,

Roberto Biagioni et Denis Léveillé Appelants

c.

Municipalité du village de Lafontaine, Harold Larente

et procureur général du Québec Intimés

et

Église adventiste du septième jour au Canada, Alliance

évangélique du Canada et Association canadienne des

libertés civiles Intervenantes

Répertorié : Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c. Lafontaine (Village)

Référence neutre : 2004 CSC 48.

No du greffe : 29507.

2004 : 19 janvier; 2004 : 30 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel, Deschamps et Fish.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2002] R.J.Q. 3015, [2002] A.Q. no 4728 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure, J.E. 99‑333. Pourvoi accueilli, les juges Major, Bastarache, LeBel et Deschamps sont dissidents.

André Carbonneau et David M. Gnam, pour les appelants.

Michel Lalande et Jean‑Pierre St‑Amour, pour les intimés la municipalité du village de Lafontaine et Harold Larente.

Mario Normandin, pour l’intimé le procureur général du Québec.

Gerald D. Chipeur et Ivan Bernardo, pour les intervenantes l’Église adventiste du septième jour au Canada et l’Alliance évangélique du Canada.

Andrew K. Lokan et Megan Shortreed, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Iacobucci, Binnie, Arbour et Fish rendu par

La Juge en chef —

I. Résumé

1 Il s’agit en l’espèce de déterminer si la municipalité du village de Lafontaine (la « municipalité ») a agi légalement en rejetant une demande de modification de zonage visant à permettre à la Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine (la « Congrégation ») de construire un lieu de culte. Contrairement à mon collègue, le juge LeBel, je conclus que la municipalité a agi illégalement. Bien que le premier refus de la municipalité de modifier le zonage ait été conforme à la loi, j’estime que les deuxième et troisième refus ne l’étaient pas parce que la municipalité n’a pas motivé ses décisions, considérant plutôt qu’elle jouissait du pouvoir discrétionnaire absolu de refuser la dérogation sans fournir d’explication à la Congrégation.

2 En appréciant le bien‑fondé des demandes de modification de zonage présentées par la Congrégation, la municipalité s’acquittait d’une fonction que lui avait déléguée le législateur. Elle était tenue d’exercer ces pouvoirs équitablement, de bonne foi et en tenant compte de l’intérêt public. En l’espèce, au vu des faits constatés par le juge de première instance, elle a failli à cette obligation. Par conséquent, je serais d’avis de renvoyer l’affaire à la municipalité pour réexamen.

II. L’obligation de la municipalité

3 Un organisme public comme une municipalité est tenu à une obligation d’équité procédurale lorsqu’il rend une décision administrative qui touche les droits, privilèges ou biens d’une personne : Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311. La décision de refuser la demande de modification de zonage a touché les droits de la Congrégation. Il ne fait donc aucun doute que la municipalité avait une obligation d’équité envers la Congrégation.

4 Le présent pourvoi porte sur le contenu de cette obligation. Plus particulièrement, et au vu des faits constatés, la municipalité était‑elle tenue de fournir à la Congrégation les motifs sur lesquels se fondait son refus de modifier le zonage? La municipalité avait‑elle plutôt le pouvoir discrétionnaire absolu de rejeter la demande de la Congrégation?

5 Le contenu de l’obligation d’équité qui incombe à un organisme public varie en fonction de cinq facteurs : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et (5) la nature du respect dû à l’organisme : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Je suis d’avis, après avoir examiné les faits et les dispositions législatives en jeu dans le présent pourvoi, que ces facteurs imposent à la municipalité l’obligation d’exprimer les motifs de son refus d’acquiescer à la deuxième et à la troisième demande de modification de zonage présentées par la Congrégation.

6 Le premier facteur — la nature de la décision et le processus suivi pour y parvenir — réunit des préoccupations de nature administrative et politique. La décision de proposer un projet de règlement visant à modifier le zonage du territoire municipal est prise par un conseil élu qui doit rendre compte aux citoyens de la même façon que le Parlement et les législatures provinciales sont responsables devant leur électorat respectif : Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, par. 51. La latitude dont jouit la municipalité dans l’exercice de son pouvoir décisionnel est par ailleurs limitée par son obligation d’agir dans l’intérêt public : Toronto (City) c. Trustees of the Roman Catholic Separate Schools of Toronto, [1926] A.C. 81 (C.P.), p. 86. Ce qui relève de l’intérêt public est une question discrétionnaire que seule la municipalité peut trancher. Pourvu que la municipalité agisse honnêtement et dans les limites des pouvoirs que la loi lui confère, la cour siégeant en révision ne doit pas modifier sa décision à moins que [traduction] « l’on ait établi l’existence de motifs valables et suffisants de le faire » : Kuchma c. Rural Municipality of Tache, [1945] R.C.S. 234, p. 243 (le juge Estey); voir aussi Norfolk c. Roberts (1914), 50 R.C.S. 283, p. 293; In re Glover and Sam Kee (1914), 20 B.C.R. 219 (C.S.), p. 221‑222; Re Howard and City of Toronto, [1928] 1 D.L.R. 952 (C.S. Ont., Div. app.), p. 965.

7 Toutefois, les conseillers élus ne peuvent refuser de manière arbitraire d’acquiescer à une demande de modification de zonage. Lorsque le conseil municipal agit arbitrairement dans l’exercice de ses fonctions publiques, il existe des « motifs valables et suffisants » justifiant que la cour de révision intervienne pour remédier à l’inconduite dont la preuve est établie. Le contrôle judiciaire du caractère arbitraire du processus décisionnel employé par une municipalité est d’autant plus nécessaire que l’exercice d’un pouvoir légal discrétionnaire comporte un risque élevé d’abus. Comme le juge Rand l’a indiqué clairement dans Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140, aucun pouvoir discrétionnaire n’est assez général pour soustraire au contrôle judiciaire une décision municipale arbitraire ou abusive :

[traduction] Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est‑à‑dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit‑il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi.

8 Le deuxième facteur est celui du régime législatif et de ses dispositions, en l’occurrence la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A‑19.1, qui accorde à la municipalité le pouvoir d’examiner une demande de modification de zonage. Cependant, l’absence d’une disposition prévoyant un droit d’appel exige de la municipalité qu’elle fasse preuve d’un plus grand souci d’équité. Des protections procédurales plus importantes « seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu’il n’est plus possible de présenter d’autres demandes » : Baker, précité, par. 24, la juge L’Heureux‑Dubé.

9 Le troisième facteur nous impose de tenir compte de l’importance de la décision pour la Congrégation. La rigueur des protections procédurales est directement proportionnelle à l’importance de la décision dans la vie des personnes visées et à la nature de ses répercussions sur ces personnes : Baker, précité, par. 25; voir aussi Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie‑Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105, p. 1113. En l’espèce, la décision devient importante en ce qu’elle touche l’exercice par la Congrégation de sa religion. Le droit d’adhérer librement à une croyance et de se rassembler avec d’autres pour professer cette croyance est d’une importance capitale, comme en témoigne la protection que lui confèrent la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C-12.

10 Le quatrième facteur — les attentes légitimes de la Congrégation — milite aussi en faveur de protections procédurales accrues. Lorsqu’une conduite antérieure crée chez le demandeur une attente légitime selon laquelle une certaine procédure sera automatiquement suivie, l’équité peut exiger que l’on s’y conforme : Baker, précité, par. 26; voir aussi Bendahmane c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 16 (C.A.); Qi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1615 (QL) (1re inst.); Mercier‑Néron c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1995), 98 F.T.R. 36. En l’espèce, la municipalité a suivi un processus complexe pour répondre à la première demande de modification de zonage présentée par la Congrégation et, ce faisant, elle a créé chez cette dernière une attente légitime selon laquelle ses demandes futures seraient examinées rigoureusement et soigneusement.

11 Le cinquième facteur — la nature du respect dû au décideur — exige que la cour siégeant en révision reconnaisse que l’organisme public est peut‑être mieux placé que les tribunaux pour rendre une décision dans certains domaines et qu’elle détermine si tel est le cas de la décision en cause. Les décisions municipales en matière de modification de zonage font partie d’un domaine dans lequel l’expertise des municipalités dépasse celle des tribunaux. Elles méritent donc le respect des cours de révision. Cependant, il est possible que ce facteur ne joue guère lorsque, comme en l’espèce, dans le cas de la deuxième et de la troisième demande de modification de zonage, aucun document n’indique que la municipalité a effectivement utilisé son expertise pour étudier les demandes.

12 Les cinq facteurs énoncés dans Baker, indiquent que le devoir d’équité procédurale de la municipalité envers la Congrégation l’obligeait à examiner soigneusement les demandes de dérogation et à motiver ses refus. Cette conclusion est compatible avec la récente décision de la Cour dans Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, 2002 CSC 85, par. 23, selon laquelle les conseillers municipaux doivent toujours expliquer leurs décisions et être prêts à les défendre. Elle s’accorde aussi avec l’arrêt Baker, dans lequel la Cour a statué au par. 43, à propos d’une décision ministérielle, qu’un organisme de l’État qui a l’obligation de motiver sa décision et qui refuse d’expliquer les raisons pour lesquelles il a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière particulière peut être considéré comme ayant agi arbitrairement et comme ayant manqué à son devoir d’équité procédurale.

13 La communication des motifs du refus de modifier le zonage dans un cas comme celui‑ci favorise la transparence et l’équité du processus décisionnel, réduit les risques de décisions arbitraires ou abusives, et entretient la confiance qu’éprouvent les citoyens envers les agents de l’État. À la fois le droit et des considérations d’ordre politique m’amènent à conclure que la municipalité était tenue de motiver son refus d’acquiescer à la deuxième et à la troisième demande de modification de zonage présentées par la Congrégation. La municipalité était déjà assujettie à cette obligation lors de la première demande et elle s’en était acquittée. À l’occasion de la deuxième et de la troisième demande de la Congrégation, son obligation était peut‑être encore plus rigoureuse, car la municipalité avait elle‑même créé des attentes légitimes quant au respect d’une procédure équitable.

III. Application de l’obligation d’équité aux faits

14 Avant d’examiner les demandes de modification de zonage, il faut trancher une question préliminaire : la conclusion du juge de première instance portant que Mme Jolicoeur était disposée à vendre un terrain situé dans une zone P‑3 à la Congrégation règle‑t‑elle l’affaire et rend‑elle inutile l’examen du traitement accordé par la municipalité à la demande de modification de zonage présentée par la Congrégation, ainsi que le conclut le juge LeBel?

15 À l’instar du juge LeBel, j’accepte la conclusion de fait selon laquelle un terrain était disponible dans une zone P‑3. Cependant, j’estime que cela ne règle pas la question, parce que l’obligation d’équité procédurale de la municipalité envers la Congrégation n’est pas tributaire des rapports entre la Congrégation et les tiers, en l’occurrence, Mme Jolicoeur. Le devoir de la municipalité existe indépendamment de la conduite de la Congrégation.

16 J’estime donc nécessaire de déterminer si la municipalité a respecté son obligation d’équité procédurale en répondant aux demandes de modification de zonage présentées par la Congrégation. Selon moi, elle ne l’a pas respectée.

17 La Congrégation a demandé une dérogation à la municipalité à trois reprises. Chaque fois, la municipalité a rejeté la demande. Le processus au terme duquel la municipalité a rejeté la première demande résiste à un examen judiciaire. Mais ce n’est pas le cas du processus utilisé pour traiter la deuxième et la troisième demande.

18 Le 4 mars 1992, après avoir conclu qu’aucun terrain n’était disponible dans une zone P‑3, la Congrégation a signé une convention d’achat d’un terrain situé à l’intersection de la 112e Avenue et du boulevard Maurice, laquelle était conditionnelle à l’obtention d’une modification de zonage. Le terrain était situé dans une zone résidentielle, et non dans une zone communautaire P‑3 où la construction d’églises était permise. Toutefois, un autre bâtiment autorisé dans une zone P‑3 se trouvait déjà dans ce secteur.

19 Le 12 mai 1992, la municipalité a transmis la demande à son Comité consultatif d’urbanisme en vue d’obtenir une recommandation. Constatant que les lieux de culte jouissent habituellement d’une exemption fiscale, le Comité a chargé M. Marcel Bélanger, alors secrétaire‑trésorier adjoint, d’effectuer une étude des conséquences financières que la décision d’acquiescer à la demande de la Congrégation entraînerait pour les contribuables. M. Bélanger a remis son rapport au Comité le 10 juin, concluant que l’octroi de la dérogation demandée par la Congrégation se traduirait par une augmentation du fardeau fiscal des résidants du voisinage. Le 23 juin, le Comité a recommandé à la municipalité de rejeter la demande de dérogation présentée par la Congrégation. Le 6 juillet, au cours d’une assemblée publique, la municipalité a annoncé sa décision définitive de rejeter la demande et exposé en détail les motifs de son refus.

20 Sur les instances du maire, la Congrégation a rencontré le lendemain, le 7 juillet, l’inspecteur en bâtiment de la municipalité. Ce dernier a indiqué sur une carte l’emplacement des zones P‑3 où la Congrégation pouvait acheter un terrain pour y construire son lieu de culte. L’inspecteur a en outre dit à la Congrégation qu’elle devrait présenter une nouvelle demande de dérogation si aucun terrain n’était disponible dans une zone P‑3. Jusqu’ici, on ne peut rien reprocher à la municipalité.

21 La Congrégation a suivi ces conseils et repris ses recherches en vue de trouver un terrain disponible dans une zone P‑3. De nouveau, ses recherches l’ont amenée à conclure qu’aucun terrain n’était disponible dans une zone P‑3 et elle s’est tournée vers d’autres zones. Elle a trouvé un terrain convenable dans une zone commerciale, soit au 2373, boulevard Labelle — à seulement 400 mètres d’un autre lieu de culte — et signé une promesse d’achat conditionnelle. Toujours en accord avec les conseils reçus de l’inspecteur, la Congrégation a déposé une deuxième demande de dérogation.

22 Dans la lettre accompagnant sa demande, datée du 1er février 1993, la Congrégation a exposé de façon détaillée tous les efforts qu’elle déployait depuis quatre ans pour construire un lieu de culte dans la municipalité et indiqué qu’elle avait été incapable de trouver un terrain disponible dans une zone P‑3. Elle demandait une dérogation à l’égard du terrain situé dans une zone commerciale qu’elle se proposait alors d’acheter. Elle a demandé à rencontrer les représentants de la municipalité afin de leur présenter personnellement ses projets de construction.

23 Trois jours plus tard, soit le 4 février, la municipalité a fait parvenir à la Congrégation une lettre dans laquelle elle rejetait sommairement sa demande. Elle n’a fourni aucun motif à l’appui de sa décision. La municipalité n’a pas enclenché de processus d’évaluation semblable à celui qu’elle avait suivi pour répondre à la première demande de dérogation de la Congrégation. Elle n’a, en fait, enclenché aucun processus d’évaluation, quel qu’il soit. La municipalité n’a pas transmis le dossier à son Comité. Elle n’a pas étudié les conséquences financières d’une décision d’acquiescer à la demande de dérogation. Et elle n’a pas daigné offrir à la Congrégation la possibilité de rencontrer ses représentants pour discuter de ses projets de construction, contrecarrés depuis quatre ans. La municipalité s’est contentée d’aviser la Congrégation que des terrains situés dans une zone P‑3 étaient disponibles.

24 Cet avis ne pouvait en aucune façon remplacer une évaluation correcte de la demande de modification de zonage et un exposé des motifs de son rejet. La municipalité savait que la Congrégation était convaincue, pour avoir fait des recherches à deux reprises, qu’aucun terrain n’était disponible dans une zone P‑3. Malgré tout, elle s’est contentée de lui mentionner en termes généraux que des terrains étaient disponibles, sans donner quelque précision que ce soit. De fait, ainsi que le juge de première instance l’a conclu, un terrain était disponible dans la zone P‑3. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir si, dans ces circonstances, la municipalité a fourni des motifs suffisants à l’appui de son refus d’acquiescer à la deuxième demande de la Congrégation, en lui envoyant la lettre laconique dans laquelle elle affirmait que des terrains étaient disponibles dans une zone P‑3, et si elle a ainsi respecté son obligation d’équité envers la Congrégation — obligation accrue par les attentes légitimes de cette dernière. Je conclus que tel n’est pas le cas.

25 Si cette deuxième demande s’était résumée à une simple demande de réexamen, on aurait pu comprendre l’absence d’évaluation et de motifs. Mais il ne s’agissait pas d’une simple demande de réexamen. La deuxième demande de la Congrégation concernait un terrain différent, situé dans une zone commerciale, plutôt que dans une zone résidentielle, près d’un autre lieu de culte. Les conclusions de l’étude effectuée par M. Bélanger sur les conséquences fiscales de l’octroi d’une dérogation et les analyses relatives à la première demande ne s’appliquaient pas à cette situation nouvelle et différente. Une nouvelle évaluation et une explication s’imposaient. Ni l’une ni l’autre n’ont été offertes.

26 Ayant été informée que des terrains étaient disponibles dans une zone P‑3, mais sans savoir exactement où, la Congrégation a repris ses recherches pour trouver un terrain. Elle a fait des vérifications minutieuses auprès de propriétaires de terrains situés dans une zone P‑3 pour arriver de nouveau à la conclusion qu’aucun terrain convenable n’était à vendre. Munie d’une confirmation écrite de propriétaires de terrains situés dans une zone P‑3 attestant qu’aucun terrain n’était disponible dans une zone P‑3, la Congrégation a présenté à la municipalité sa troisième demande de dérogation le 31 mai 1993. La demande portait sur le même immeuble que la deuxième demande. Dans une série de lettres adressées à la municipalité, la Congrégation a présenté la preuve de ses recherches infructueuses pour trouver un terrain disponible dans une zone P‑3.

27 La municipalité a répondu dans une lettre datée du 24 août 1993. Elle a de nouveau rejeté la demande de modification de zonage. Elle a de nouveau omis de motiver son refus. Cette fois, elle n’a même pas indiqué à la Congrégation que des terrains étaient disponibles dans une zone P‑3. La municipalité s’est contentée d’affirmer — à tort — que, puisque le législateur lui avait conféré un pouvoir discrétionnaire à cet égard, elle n’était pas tenue de motiver son refus d’acquiescer à la demande de modification de zonage présentée par la Congrégation :

Vous avez, par ailleurs, adressé différentes demandes pour modifier le zonage. Le législateur a remis entre les mains du Conseil municipal l’exercice de ce pouvoir qui demeure discrétionnaire. La Municipalité de Lafontaine a, après délibéré, décidé de ne pas donner suite à vos demandes. Ce faisant, le Conseil municipal de Lafontaine n’a aucune justification à vous fournir et il n’est donc pas de notre intention de motiver la décision du Conseil. [Je souligne.]

28 Où, peut‑on se demander, est‑il reconnu que la municipalité doit exercer le pouvoir discrétionnaire que la loi lui confère en tenant compte de l’intérêt public? Où est‑il reconnu que la municipalité était tenue d’agir équitablement envers la Congrégation? Lorsqu’elle a présenté sa deuxième et sa troisième demande, la Congrégation a agi de bonne foi, en suivant les conseils reçus de l’inspecteur municipal à la suite du rejet de sa première demande. La Congrégation a apporté la preuve qu’elle avait cherché de bonne foi un terrain dans une zone P‑3, mais en vain — preuve à laquelle la municipalité n’a pas daigné répondre et qu’elle a encore moins réfutée.

29 L’attitude de la municipalité était claire. La Congrégation était invitée à trouver elle‑même un terrain dans une zone P‑3. Si elle n’y parvenait pas, la municipalité n’était pas disposée à acquiescer à une demande de modification de zonage ni à justifier son refus. La lettre écarte effectivement toute possibilité que la municipalité aide la Congrégation dans sa quête d’un terrain sur lequel elle pourrait construire son lieu de culte. Il n’est pas étonnant que la Congrégation ait conclu que toute nouvelle demande serait infructueuse et décidé d’engager une procédure judiciaire.

30 En refusant de justifier sa décision de rejeter la deuxième et la troisième demande de dérogation, la municipalité a manqué à l’obligation d’équité procédurale à laquelle elle était tenue envers la Congrégation — une obligation accrue en raison des attentes créées par sa propre conduite et de l’importance de la décision pour la Congrégation, compte tenu de son effet sur le droit de la Congrégation de pratiquer la religion de son choix. La municipalité a agi de manière arbitraire, à la limite de la mauvaise foi. Il s’ensuit que le deuxième et le troisième refus sont illégaux et doivent être annulés.

IV. Réparation

31 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le deuxième et le troisième refus de modifier le zonage et de renvoyer l’affaire à la municipalité pour qu’elle examine de nouveau la demande de modification de zonage présentée par la Congrégation.

32 La Congrégation soutient que cette réparation est inadéquate, car elle craint que la municipalité refuse de nouveau sa demande, mais cette fois, en motivant correctement sa décision. Elle demande donc à notre Cour d’ordonner à la municipalité d’acquiescer à sa demande de modification de zonage. Toutefois, l’octroi d’une telle réparation présuppose que la Congrégation a droit à une décision favorable de la municipalité, si celle-ci exerce correctement son pouvoir discrétionnaire. Ayant déjà abordé la question de la portée étendue du pouvoir de la municipalité de poursuivre son plan d’urbanisme avec équité, bonne foi et en fonction de l’intérêt public, je ne me prononce pas sur ce point.

33 Dans les cas où cela est indiqué, il se peut qu’une conduite abusive ou inacceptable, comme celle de la municipalité en l’espèce, justifie l’octroi des dépens entre avocat et client ou l’octroi de dommages‑intérêts punitifs : Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3. Bien que la Congrégation n’ait présenté à notre Cour aucune demande en ce sens, nous avons toujours le droit d’ordonner le paiement des dépens entre avocat et client lorsque les circonstances le justifient : Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, art. 47. Cependant, puisqu’il nous est impossible, au vu des faits, de déterminer si la municipalité a fait preuve de mauvaise foi en rejetant les deuxième et troisième demandes de modification de zonage présentées par la Congrégation, je suis d’avis de ne pas accorder les dépens entre avocat et client en l’espèce.

34 Il n’est pas nécessaire d’examiner la constitutionnalité des dispositions contestées de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme et de répondre aux questions constitutionnelles.

V. Conclusion

35 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens en faveur de la Congrégation et de renvoyer à la municipalité la demande de modification de zonage présentée par la Congrégation à l’égard de l’immeuble situé au 2373, boulevard Labelle, pour qu’elle la réexamine en tenant compte des présents motifs et en exerçant son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la loi.

Version française des motifs rendus par

36 Le juge Major (dissident) — Je suis d’accord avec le juge LeBel quant à l’issue du pourvoi, mais je limiterais mes motifs à ses conclusions sur les constatations de fait du juge de première instance et sur l’absence d’atteinte à la liberté de religion.

Les motifs des juges Bastarache, LeBel et Deschamps ont été rendus par

Le juge LeBel (dissident) —

I. Introduction

37 Le présent pourvoi porte sur un problème de zonage municipal relatif à la construction d’un lieu de culte pour un groupe religieux. Le problème en cause résulte du refus de la municipalité du village de Lafontaine (la « municipalité ») de modifier son règlement de zonage afin de permettre aux appelants de construire leur lieu de culte, soit une Salle du Royaume, sur le terrain qu’ils ont acheté dans une zone ne permettant pas la construction de lieux de culte. Il s’agit plus précisément de déterminer si le refus de la municipalité d’accorder cette modification au règlement de zonage viole la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Si tel est le cas, il faudra choisir la réparation appropriée, ce qui exigera un examen de la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A-19.1 (« Lau »), relatives au processus d’approbation référendaire d’une modification à un règlement de zonage. Cette affaire comporte aussi une question préalable, celle de savoir si la Cour d’appel a valablement modifié la conclusion de fait du juge de première instance selon laquelle des terrains sont disponibles dans la zone prévue par le règlement municipal pour l’établissement de lieux de culte. Il conviendra finalement d’aborder une question de droit administratif relative à la motivation de la décision de la municipalité de ne pas modifier son règlement de zonage.

38 Les cours d’instance inférieure ont rejeté le recours des appelants. Pour des motifs qui diffèrent de ceux de la Cour d’appel du Québec et que j’expose ici, je conclus que la violation de la liberté de religion n’est pas établie et que le pourvoi devrait être rejeté.

II. L’origine du litige

39 La municipalité intimée, le village de Lafontaine, est située près de St‑Jérôme, dans la province de Québec. Cette municipalité a toutefois été fusionnée en 2002 avec la ville de St-Jérôme. Depuis 1989, les appelants tentent de trouver un terrain approprié à l’établissement de leur lieu de culte, connu sous le nom de Salle du Royaume, sur le territoire de cette municipalité et, depuis 1992, ils tentent d’obtenir de celle-ci la permission d’y construire ce lieu de culte.

40 Le Règlement de zonage no 362 de la municipalité, tel qu’il se lit en 1992, permet l’établissement des « édifices de culte » dans la zone communautaire régionale, soit la zone P-3 (art. 2.2.1 et 2.2.5.3). Parce qu’ils estiment qu’aucun terrain n’est disponible dans cette zone pour la construction de leur Salle du Royaume, les appelants font d’abord une première offre conditionnelle à la modification du règlement de zonage de la municipalité pour l’achat d’un terrain situé dans une zone résidentielle. Après la réception de la demande des appelants, la municipalité refuse de modifier son règlement de zonage en raison de l’augmentation du fardeau fiscal des contribuables qu’entraînerait une modification du zonage, les lieux de culte étant exempts de taxes. Face à ce refus, les appelants présentent ensuite, le 22 novembre 1992, une seconde offre conditionnelle d’achat d’un terrain situé dans la zone commerciale C-3. Ils demandent alors à plusieurs reprises à la municipalité un changement de zonage afin de permettre la construction de leur lieu de culte sur ce terrain. Cette dernière leur oppose un refus catégorique. Des échanges acrimonieux ont alors lieu avec les avocats de la municipalité, qui justifient le refus de modifier le règlement de zonage par le fait que certains terrains sont disponibles dans la zone P-3. Le 5 août 1993, alors que la municipalité refuse de procéder à la modification de son règlement de zonage, les appelants achètent ce terrain situé dans la zone C-3.

41 Afin d’obtenir les permis nécessaires à la construction de leur lieu de culte sur leur terrain, les appelants entreprennent alors une procédure judiciaire en mandamus. Ils fondent leur procédure sur des motifs relevant principalement du droit constitutionnel, alléguant que le refus de la municipalité de modifier son règlement de zonage est contraire à la liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte et par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (la « Charte québécoise »). Ils demandent aussi à ce que les dispositions de la Lau relatives à la procédure d’approbation référendaire d’une modification à un règlement de zonage soient déclarées inconstitutionnelles, car un tel vote populaire est, selon eux, contraire à la liberté de religion. Cette procédure donne naissance au litige dont notre Cour est maintenant saisie.

III. Historique judiciaire

A. Cour supérieure du Québec (J.E. 99-333)

42 Le juge Dubois de la Cour supérieure du Québec conclut d’abord qu’en vertu du règlement de zonage de la municipalité, les lieux de culte ne peuvent être construits que dans la zone P-3. Pour établir un tel lieu dans une autre zone, soit, en l’espèce, la zone C-3, il faut modifier ce règlement.

43 Après une analyse détaillée de la preuve présentée devant lui, le premier juge conclut que des terrains restent disponibles dans la zone P-3 pour la construction du lieu de culte des appelants et que certains sont toujours à vendre. D’après le juge Dubois, 709 873 pieds carrés de terrains n’ont pas encore été aménagés dans la zone P-3. Au moins deux de ces terrains demeurent encore sur le marché. Ainsi selon lui, un terrain désigné comme le « terrain des îles » est disponible et convenable pour la construction du lieu de culte des appelants, car sa superficie dépasse celle du terrain acheté par ces derniers. Selon le juge, le terrain appartenant à Mme Francine Jolicoeur, situé à l’arrière du Pavillon Ste-Marie (P-3‑418), est aussi disponible. À cet égard, le juge de première instance reconnaît la crédibilité du témoignage de Mme Jolicoeur, lorsqu’elle affirme avoir été disposée à vendre. D’après le juge Dubois, les appelants auraient dû envoyer à Mme Jolicoeur une offre d’achat formelle afin de s’assurer de la disponibilité réelle de ce terrain.

44 Par ailleurs, le juge Dubois refuse de qualifier le règlement de zonage de prohibitif, car il permet la construction de lieux de culte dans la zone P-3. Enfin, il conclut que, puisque ce règlement vise à organiser le territoire municipal en tenant compte des intérêts des citoyens et à maintenir l’ordre au sein de la municipalité, il ne porte pas atteinte à la liberté de religion. En conséquence, la Cour supérieure rejette la requête en mandamus des appelants.

B. Cour d’appel, [2002] R.J.Q. 3015

45 La Cour d’appel du Québec est divisée quant à l’issue du pourvoi. Les juges Gendreau et Pelletier, formant la majorité, rejettent l’appel, alors que le juge en chef Robert, dissident, l’accueillerait.

46 Les juges majoritaires acceptent d’abord la conclusion du juge en chef Robert selon laquelle le juge de première instance a commis une erreur déraisonnable en décidant que la zone P-3 comprend encore des terrains disponibles pour la construction du lieu de culte des appelants. Ainsi, selon tous les juges de la Cour d’appel, aucun terrain n’est disponible dans cette zone pour la construction d’une Salle du Royaume.

47 Toutefois, dans l’opinion des juges majoritaires, cette absence de terrain n’est pas imputable à la municipalité. En effet, puisque le règlement de zonage n’est pas prohibitif, car il ne rend pas impossible l’implantation de lieux de culte sur le territoire de la municipalité, il ne saurait être considéré comme la source de l’absence de terrain disponible dans la zone P-3. La cause de celle-ci se retrouve dans le refus des propriétaires des terrains situés dans ce secteur de les céder aux appelants. Ils ajoutent qu’il n’incombe à la municipalité aucune obligation positive de préserver la liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte. Raisonnant dans ce sens, ils concluent que la municipalité n’a pas l’obligation d’assurer aux différentes communautés religieuses un lieu de culte sur son territoire. Les juges majoritaires rejettent donc le pourvoi.

48 À l’inverse, le juge en chef Robert, dissident, accueillerait le pourvoi. À son avis, le juge de première instance a eu raison de reconnaître qu’en vertu du règlement de zonage, la construction des lieux de culte ne peut se faire que dans la zone P-3 et qu’une modification au règlement est donc nécessaire pour construire un tel lieu dans une autre zone, telle la zone C-3.

49 Le Juge en chef estime ensuite que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante dans son appréciation des faits quant à la disponibilité des terrains dans la zone P-3. À son avis, la Cour supérieure a commis une première erreur de cette nature dans l’appréciation de la preuve relative à la disponibilité du « terrain des îles ». En effet, en raison de l’existence de la bande de protection des rives, dont la largeur varie de 10 à 15 mètres, l’île est trop petite pour qu’on y bâtisse la construction projetée par les appelants. De plus, le chemin d’accès à l’île n’est pas praticable pour un volume de circulation de 40 à 50 voitures. Enfin, les appelants ont été informés, de toute façon, que ce terrain n’était pas à vendre. Le juge en chef Robert exprime en outre l’opinion que le fardeau imposé aux appelants dans leurs démarches auprès de Mme Jolicoeur pour l’acquisition de son terrain est trop lourd. Selon lui, la preuve ne permet pas de conclure que cette propriétaire est effectivement prête à vendre la partie de son terrain située à l’arrière du Pavillon Ste‑Marie. Ainsi, dans son esprit, aucun terrain n’est disponible dans la zone P-3 pour la construction du lieu de culte des appelants. Comme je l’ai précisé précédemment, les juges majoritaires acceptent cette conclusion de fait.

50 Contrairement aux juges de la majorité, le juge en chef Robert décide que l’application du règlement de zonage viole la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte, car elle rend impossible la construction du lieu de culte des appelants. La municipalité est alors tenue à l’exécution d’une obligation d’accommodement raisonnable envers les appelants. Elle aurait dû dès lors modifier son règlement de zonage, pour permettre l’installation du lieu de culte dans une autre zone de son territoire.

51 Selon le juge dissident, cette atteinte au droit à la liberté de religion des appelants doit être réparée, en leur accordant une exemption constitutionnelle à l’égard de l’application du règlement de zonage. Cette forme de réparation évite la nécessité de modifier le règlement de zonage. Une telle modification exigerait l’application de la Lau avec les risques inhérents à la procédure d’approbation référendaire qu’elle prévoit. Le juge en chef Robert est donc d’avis d’ordonner à la municipalité de délivrer un permis de construction aux appelants pour l’édifice de leur lieu de culte sur le terrain qu’ils ont acquis dans la zone C-3.

IV. Autorisation d’appel en Cour suprême et questions constitutionnelles formulées par la Cour

52 Le 10 avril 2003, l’autorisation d’appel devant notre Cour fut accordée : [2003] 1 R.C.S. viii. Les appelants ont alors demandé à notre Cour de formuler les questions constitutionnelles qui se posent dans le litige relativement à la procédure d’approbation référendaire d’une modification réglementaire prévue aux art. 123 à 130 et 132 Lau. Le 5 juin 2003, les questions suivantes furent ainsi formulées :

1. Les articles 123 à 130 et 132 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A-19.1, portent-ils atteinte au droit à la liberté de religion garanti par l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Dans l’affirmative, cette atteinte constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Les articles 123 à 130 et 132 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A-19.1, portent-ils atteinte au droit à l’égalité, indépendamment de toute discrimination, garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

4. Dans l’affirmative, cette atteinte constitue-t-elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

V. Cadre constitutionnel et législatif

53 Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes ont été insérées dans l’annexe suivant les présents motifs.

VI. Questions en litige

54 Le litige dont notre Cour est maintenant saisie comporte quatre questions principales. Il faut d’abord examiner si la Cour d’appel a commis une erreur en modifiant les conclusions de fait du juge de première instance quant à la disponibilité des terrains dans la zone P-3. On doit ensuite déterminer si la rédaction du règlement de zonage de la municipalité et le refus de celle-ci de le modifier portent atteinte à la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte. Il aurait aussi été possible d’étudier si le droit à la liberté de religion protégé par l’art. 3 de la Charte québécoise a été violé. Bien que les appelants aient allégué une telle violation dans leurs procédures judiciaires, le débat entre les parties a été structuré autour de l’interprétation et de l’application de la Charte canadienne. Seule la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de cette charte sera donc analysée. En cas d’atteinte à cette liberté fondamentale, il faudra choisir les réparations appropriées. Dans cette analyse, il faudra répondre aux questions constitutionnelles formulées par notre Cour. Enfin, bien que cette question n’ait pas été directement développée par les appelants, il me semble important de commenter, dans un contexte de droit administratif, l’existence et la portée d’une obligation pour la municipalité de fournir des motifs aux appelants au sujet de ses décisions de ne pas modifier son règlement de zonage.

VII. Analyse

A. L’interprétation du règlement de zonage

55 Toutefois, avant d’analyser les quatre questions en litige, je tenais à préciser que je ne peux retenir le moyen des appelants selon lequel une interprétation libérale du règlement de zonage permettrait de conclure qu’il autorise l’implantation de lieux de culte dans la zone C-3. Cette prétention se fonde sur le libellé de l’art. 2.2.3.3 du règlement de zonage, qui précise les usages autorisés dans la zone C-3, c’est-à-dire les « usages des types vente et service » et « de manière non limitative, les établissements mentionnés dans la liste ci-dessous ou s’apparentant à ceux-ci » notamment les usages de la classe « Commerce 2 (quartier) » qui, selon l’art. 2.2.3.2, incluent les « clubs sociaux ». Selon les appelants, comme la liste des usages autorisés n’est pas limitative et puisque les lieux de culte s’apparentent à des clubs sociaux, il s’ensuivrait que l’implantation des lieux de culte est permise dans la zone C-3.

56 En vertu du par. 113(3) Lau, une municipalité a le pouvoir de prohiber des usages particuliers dans certaines zones de son territoire. En principe, une municipalité peut prohiber implicitement certains usages par une énumération d’usages autorisés dans une zone (Saint-Michel-Archange (Municipalité de) c. 2419-6388 Québec Inc., [1992] R.J.Q. 875 (C.A.), p. 883). Ainsi, une municipalité qui énumère les usages permis dans une zone exclut par le fait même les usages non énumérés (Orford (Canton) c. Fonds de placement Hamel inc., [1995] A.Q. no 2260 (QL) (C.S.)). Les appelants prétendent que ce principe ne peut s’appliquer à l’égard de l’art. 2.2.3.3 du règlement de zonage, car la municipalité a clairement précisé que la liste des usages autorisés n’est pas exhaustive. Comme l’a souligné le juge dissident de la Cour d’appel, cette prétention ne peut être retenue, dans le contexte de ce règlement, en raison du principe d’interprétation ejusdem generis, selon lequel un terme générique qui complète une énumération doit être interprété en fonction du genre des autres termes. En l’espèce, la réglementation relative à la zone C-3 prévoit des usages commerciaux. Dans ce cadre, par conséquent, l’usage « club social » ne peut être interprété comme s’apparentant à l’affectation à un lieu de culte.

57 J’estime donc qu’en vertu du règlement municipal, l’implantation des lieux de culte n’est permise que dans la zone P-3. Cette précision apportée, j’aborde maintenant l’analyse des questions en litige.

B. La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en modifiant les conclusions de fait du juge de première instance?

58 La Cour d’appel a unanimement conclu que le juge de première instance avait commis une erreur déterminante dans l’appréciation de la preuve relativement à la disponibilité de certains terrains dans la zone P-3. Contrairement au juge de première instance, la Cour d’appel a ainsi admis qu’aucun terrain n’était disponible pour la construction du lieu de culte des appelants dans cette zone. Bien que je sois d’accord avec l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle le « terrain des îles » n’était pas disponible pour la construction du lieu de culte des appelants, j’estime, en toute déférence, que la conclusion relative au terrain de Mme Jolicoeur est mal fondée. Elle résulte, en effet, d’une intervention inadmissible à l’égard de l’appréciation des faits par le juge du procès et même de l’évaluation de la crédibilité de certains témoins. En conséquence, la conclusion de fait du juge de première instance relative à la disponibilité de ce terrain devrait être rétablie.

59 En effet, selon les principes rappelés par notre Cour dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, une cour d’appel ne peut réviser les conclusions de fait du tribunal de première instance que si celui-ci a commis une erreur manifeste, grave et dominante. Cette obligation de déférence est particulièrement intense quant à l’appréciation de la crédibilité des témoins. En l’espèce, comme l’a conclu le juge en chef Robert, le juge de première instance a commis une erreur révisable quant à la disponibilité du « terrain des îles ». En effet, le juge de première instance a clairement omis de tenir compte des conséquences de la présence de la bande riveraine et de l’étroitesse du pont donnant accès à l’île.

60 Toutefois, le juge en chef Robert reproche au juge de première instance une erreur manifeste et dominante relativement à la disponibilité du terrain de Mme Jolicoeur. Son opinion sur le sujet ressort particulièrement des commentaires suivants dans ses motifs, aux par. 76-77 :

À mon point de vue, il n’était pas nécessaire pour les appelants d’expédier une offre d’achat formelle. Le désintéressement de Mme Jolicoeur, couplé à l’affirmation non contredite que le secrétaire‑trésorier lui avait dit de ne pas vendre aux Témoins de Jéhovah, permettait aux appelants de conclure de bonne foi que le terrain n’était pas disponible.

De plus, le témoignage de Mme Jolicoeur, cinq ans après les événements, que son terrain était disponible en 1992, 1993 et qu’il l’est encore en 1998 est pour le moins étonnant. Sa version des faits est contredite par son comportement tout au long des années pertinentes. Le juge, en préférant sa version, a commis une erreur manifeste et déterminante, surtout en imputant aux appelants un motif secret non révélé par la preuve qu’ils voulaient un terrain situé près d’une grande artère.

61 Avec égards, je ne crois pas que le premier juge ait commis là une erreur manifeste et dominante au sens de la jurisprudence de notre Cour. En effet, le juge Dubois a précisé dans ses motifs que l’un des représentants des appelants, M. Biagioni, a témoigné que Mme Jolicoeur avait affiché une attitude de désintéressement par rapport à la vente de son terrain, que le secrétaire-trésorier de la municipalité, un dénommé Campbell, lui aurait dit de ne pas vendre son terrain aux témoins de Jéhovah et qu’elle n’avait pas répondu aux lettres de ceux-ci. Le premier juge a reconnu que le témoignage de Mme Jolicoeur recoupait celui de M. Biagioni, en ce qu’elle avait admis qu’elle n’avait pas retourné les appels des appelants et qu’elle n’avait pas répondu à leurs lettres. Il souligne toutefois une divergence entre les deux témoignages sur un point précis et important. Contrairement à M. Biagioni, Mme Jolicoeur a affirmé que l’appel reçu de M. Campbell n’avait pas pour but de lui recommander de ne pas vendre aux témoins de Jéhovah, mais plutôt de lui demander la raison pour laquelle elle avait refusé de leur vendre son terrain. Mme Jolicoeur a alors ajouté que les appelants voulaient acheter la parcelle de son terrain qui n’était pas à vendre, soit celle qui donne sur l’artère principale où est situé le Pavillon Ste-Marie. Selon son témoignage, elle avait alors offert de céder aux appelants la partie arrière de son terrain, mais ces derniers n’étaient pas intéressés à l’acquérir. Face à ces deux témoignages contradictoires, le juge de première instance a conclu que Mme Jolicoeur était crédible et qu’il préférait sa version des faits à celle de M. Biagioni. Le juge Dubois a ainsi conclu que « le témoignage de madame Jolicoeur ne peut pas être mis de côté et son terrain dans la zone P-3 était disponible en 1992 et 1993 et l’est aujourd’hui en 1998 » (p. 29 du texte intégral). Le juge a donc tranché une question de crédibilité des témoins. La Cour d’appel n’avait pas à analyser une seconde fois la preuve qui fut faite devant le premier juge afin de déterminer si cette conclusion était raisonnable. En l’absence d’erreur évidente, la Cour d’appel aurait dû faire preuve de déférence à l’égard de la conclusion de fait du juge de première instance. Cette conclusion était bien fondée et, par conséquent, elle n’aurait pas dû être modifiée par la Cour d’appel.

62 Dans ces conditions, en l’absence de motif valable de révision de ces constatations de faits du juge du procès, il faut analyser les prétentions des parties en retenant comme prémisse qu’au moins un terrain compris dans la zone P-3 demeurait disponible pour la construction du lieu de culte des appelants, soit celui appartenant à Mme Jolicoeur, situé à l’arrière du Pavillon Ste-Marie. À mon avis, dès le départ, cette constatation de fait justifie le rejet de la demande des appelants, puisqu’elle interdit toute conclusion que l’intimée a porté atteinte à la garantie constitutionnelle de liberté de religion dont les appelants bénéficient en vertu de l’al. 2a) de la Charte, comme nous le verrons maintenant.

C. Y a-t-il eu atteinte à la liberté de religion garantie par l’alinéa 2a) de la Charte?

63 Avant d’aborder la question de la liberté de religion, il convient de rappeler que le règlement de zonage de la municipalité n’interdit pas l’usage « édifices de culte » sur l’ensemble du territoire de la municipalité, mais le permet dans une zone déterminée. Il ne peut donc pas être considéré comme prohibitif au sens de la jurisprudence (Saint‑Michel-Archange, précité, p. 882; J. L’Heureux, Droit municipal québécois (1984), t. II, p. 316-317, par. 606). La rédaction de ce règlement fait donc une place à l’exercice de la liberté de culte. Il faut maintenant déterminer si cette place respecte les exigences constitutionnelles établies par la Charte.

64 La liberté de religion représente un droit fondamental et une conquête essentielle de notre société démocratique. Les valeurs philosophiques et politiques qui inspirent le régime démocratique du Canada reconnaissent la nécessité de respecter, dans toute leur diversité, les opinions et croyances qui guident la conscience de chacun des membres de la société et orientent la vie de ceux-ci. C’est en raison de l’importance critique de ce droit fondamental que notre Cour a jugé indispensable de lui donner une interprétation large dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 336 :

Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation.

65 Ce concept de liberté de religion, qui ne se limite pas strictement au cadre de cette définition, comprend, d’une part, un aspect positif, soit le droit de croire ou de ne pas croire librement, de professer ouvertement ses croyances, de pratiquer le culte religieux qui s’y rattache. Ce volet positif inclut aussi le droit au prosélytisme, c’est-à-dire celui d’enseigner et de propager ses croyances. D’autre part, la liberté de religion incorpore un aspect négatif, soit le droit de ne pas se voir contraint d’adhérer à une religion particulière ainsi que celui de ne pas être tenu d’agir d’une manière contraire à ses croyances (J. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse » (1998), 43 R.D. McGill 325, p. 371). Cette liberté fondamentale impose à l’État et aux pouvoirs publics une obligation envers l’ensemble des religions et des citoyens, soit une obligation de neutralité religieuse garante de la tolérance individuelle ou collective, préservatrice de la dignité de chacun et de l’égalité de tous.

66 Cette neutralité est apparue au terme d’une longue évolution historique, commune à beaucoup de pays partageant aujourd’hui les traditions démocratiques occidentales. L’histoire du Canada constitue un exemple de cette expérience historique qui a permis de distendre, sinon de dissoudre les liens entre l’État et les Églises. Le Canada, comme on le sait, a connu des périodes d’union étroite des pouvoirs ecclésiastiques et civils. Les colons européens introduisirent au Canada la théorie politique voulant que l’ordre social repose sur une alliance intime entre l’État et une Église particulière, que le premier devait encourager sur son territoire. Ainsi, au cours de l’histoire de la Nouvelle-France, l’Église catholique a joui du statut de seule religion d’État. Après la Conquête et le Traité de Paris, l’Église anglicane est devenue juridiquement l’Église d’État, bien que les réalités sociales aient amené les gouvernements à reconnaître officiellement le statut et le rôle de l’Église catholique et des diverses confessions protestantes. Cette reconnaissance tantôt officielle, tantôt tacite, qui correspondait à la composition et aux orientations de la société de l’époque, inspira souvent les solutions législatives et certains choix politiques. Ainsi, au moment de la Confédération, en 1867, le concept de neutralité religieuse impliquait principalement le respect des confessions chrétiennes. Les règles constitutionnelles que l’on retrouvait notamment, à l’origine, dans l’art. 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 au sujet des droits scolaires illustrent cette réalité.

67 Depuis ce temps, l’apparition et l’influence croissante de nouvelles conceptions philosophiques, politiques et juridiques sur l’organisation et les bases de la société civile ont graduellement dissocié les fonctions des Églises et de l’État, comme d’ailleurs l’impact de l’évolution démographique du Canada ainsi que de son urbanisation et de son industrialisation. Sans exclure les religions et les Églises de la sphère des débats publics, cette évolution nous a amenés à situer davantage la vie religieuse et les choix qu’elle implique dans le domaine de la vie privée des individus ou des associations volontaires (M. H. Ogilvie, Religious Institutions and the Law in Canada (2e éd. 2003), p. 27 et 56). Ces changements sociaux tendent à créer une distinction nette entre les Églises et les autorités publiques, qui impose à celles-ci une obligation de neutralité. Sans faire abstraction des héritages historiques de notre pays, la jurisprudence de notre Cour reconnaît cet aspect de la liberté de religion. Cette conception de la neutralité laisse une place importante aux Églises et à leurs membres dans l’espace public où se déroulent les débats sociaux, mais voit dans l’État un acteur essentiellement neutre dans les rapports entre les diverses confessions et entre celles-ci et la société civile.

68 Dans ce contexte, il n’appartient plus à l’État de donner un appui actif à une religion particulière, ne serait-ce que pour éviter de s’ingérer dans la vie religieuse de ses membres. L’État est tenu au respect de confessions diverses dont les valeurs ne se concilient pas toujours aisément. Ainsi, comme le soulignait notre Cour dans l’arrêt Big M, précité, « [u]ne majorité religieuse, ou l’État à sa demande, ne peut, pour des motifs religieux, imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue » (p. 337; voir aussi p. 347 et 350-351). Dans l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, notre Cour a eu l’occasion de souligner de nouveau ce souci d’éviter l’intervention des pouvoirs publics dans l’intimité des consciences (p. 759) :

L’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent.

La liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte interdit à l’État de contraindre une personne à adopter une croyance particulière comme à y renoncer ou à pratiquer une religion déterminée. Cette obligation conserve un caractère essentiellement négatif. En règle générale, l’État s’abstient d’agir sur le plan religieux. Il lui appartient tout au plus de mettre en place un cadre social et juridique où les consciences seront respectées et où les membres des diverses confessions pourront s’associer pour exercer la liberté de culte qui exprime un aspect collectif fondamental de la liberté de religion et pour organiser leurs Églises ou leurs communautés. Dans ce contexte, le principe de neutralité devra être pris en compte pour apprécier l’obligation des corps publics, telles les municipalités, d’assister activement les groupes religieux.

69 L’examen des différentes composantes du concept de la liberté de religion pourrait laisser croire que les droits protégés par l’al. 2a) de la Charte sont absolus, mais tel n’est pas le cas. En effet, cette liberté est limitée par les droits et libertés des autres. La diversité des opinions et des convictions exige la tolérance mutuelle et le respect d’autrui. La liberté de religion est aussi sujette aux limites nécessaires afin de « préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics . . . » (Big M, précité, p. 337; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 72; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 29). Enfin, notre Cour a mis en évidence qu’avant de conclure à une violation de la liberté de religion, il faut démontrer que l’atteinte à la pratique ou à la croyance religieuse n’est pas insignifiante ou négligeable. Ainsi, les Églises et leurs membres ne sont pas dispensés de tout effort, voire de tout sacrifice, notamment pour l’exercice de la liberté de culte :

La Constitution ne protège les particuliers et les groupes que dans la mesure où des croyances ou un comportement d’ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés. Pour qu’un fardeau ou un coût imposé par l’État soit interdit par l’al. 2a), il doit être susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique religieuse. Bref, l’action législative ou administrative qui accroît le coût de la pratique ou de quelque autre manifestation des croyances religieuses n’est pas interdite si le fardeau ainsi imposé est négligeable ou insignifiant : voir à ce sujet l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, le juge Wilson, à la p. 314.

(Edwards Books, précité, p. 759)

70 J’ai conclu précédemment que la conclusion de fait du juge de première instance relativement à la disponibilité de certains terrains dans la zone P-3, et plus particulièrement du terrain de Mme Jolicoeur, devait être rétablie en l’espèce. Comme ce terrain doit être considéré comme disponible, les appelants ne peuvent pas se plaindre que le règlement de zonage contrevient à leur liberté de religion parce qu’il les placerait dans l’impossibilité d’implanter leur lieu de culte dans la municipalité. Ces derniers peuvent effectivement construire leur Salle du Royaume, du moins sur le terrain de Mme Jolicoeur, dans la mesure où ils s’entendent avec elle.

71 La municipalité, tenue de faire preuve de neutralité religieuse, doit veiller à aménager sa réglementation afin d’éviter d’imposer des obstacles inutiles à l’exercice des libertés religieuses. Elle n’a cependant pas à fournir une assistance quelconque aux différents groupes religieux ni à les aider activement à régler toutes les difficultés qu’ils peuvent éprouver dans leurs négociations avec des tiers pour implanter un lieu de culte. Ainsi, en l’espèce, la municipalité n’avait pas à assurer aux appelants l’accès à un terrain qui correspondait davantage à leurs critères de sélection. Une telle aide serait incompatible avec son obligation de neutralité, car elle signifierait que la municipalité manipulerait ses normes réglementaires en faveur d’une religion particulière. Un tel appui donné à un groupe religieux pourrait donc porter atteinte à la neutralité nécessaire à l’égard de tous. De plus, de la même manière que cette Cour l’a précisé dans l’arrêt Edwards Books, « [l]’alinéa 2a) n’exige pas que les législatures éliminent tout coût, si infime soit-il, imposé par l’État relativement à la pratique d’une religion » (p. 759). En outre, bien que le règlement de zonage par sa nature même ne laisse pas aux appelants une liberté absolue de choisir l’emplacement de leur lieu de culte, cette limite est nécessaire à la préservation de la sécurité et de l’ordre au sein de la municipalité et au bon usage de son territoire et ne constitue pas une violation de la liberté de religion. Ni le règlement, ni son application n’ont eu pour but ou pour effet de porter atteinte à la liberté de religion des appelants.

72 Comme au moins un terrain restait disponible dans la zone P-3 pour la construction de leur lieu de culte, les appelants doivent se conformer au règlement de zonage de la municipalité et construire leur lieu de culte dans cette zone où l’usage est autorisé. Leurs croyances et pratiques religieuses ne les exemptent alors pas de se conformer à la réglementation municipale. Le pourvoi doit en conséquence être rejeté.

En raison de la conclusion à laquelle j’arrive, l’analyse pourrait se terminer ici. Cependant, pour fins de discussion seulement, à cause de la nature des débats qui ont eu lieu devant les tribunaux du Québec et devant notre Cour et de l’importance des problèmes constitutionnels qu’ils soulèvent, je propose de procéder à l’étude de la position des parties en partant d’une autre prémisse fictive. J’examinerai maintenant les conséquences juridiques de l’absence de terrain disponible dans la zone P-3 pour l’implantation du lieu de culte des appelants, si la preuve établissait ce fait.

D. L’hypothèse de l’absence de terrain disponible dans la zone P-3

73 Les appelants plaident qu’en raison de l’absence de terrain disponible dans la zone P-3, la rédaction du règlement de zonage combinée avec le refus de la municipalité de le modifier constitue une atteinte à leur liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte. Dans cette hypothèse, je serais d’accord avec eux. En effet, en vertu du règlement de zonage, les lieux de culte ne peuvent être implantés que dans la zone P-3, mais aucun terrain ne serait disponible dans cette zone. Les appelants se trouveraient dès lors dans l’impossibilité de construire leur lieu de culte sur l’ensemble du territoire de la municipalité. Or, la liberté de religion inclut le droit de bénéficier d’un lieu de culte. En effet, généralement, l’établissement d’un lieu de culte est nécessaire à la mise en œuvre d’une religion. Ces lieux permettent de professer les croyances religieuses, de les manifester, de pratiquer la religion par le culte, tout simplement et, enfin, de l’enseigner ou de la propager. Bref, la construction d’un lieu de culte fait partie intégrante de la liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte.

74 En l’espèce, les appelants ont démontré que leur Salle du Royaume, qui est un lieu de prière et de recueillement où l’on célèbre les mariages et les funérailles, est nécessaire à la manifestation de leur foi religieuse. Ils devraient donc être libres d’implanter un tel lieu sur le territoire de la municipalité. L’absence de terrain disponible dans la zone P-3 les en empêchant, ils se retrouveraient alors dans l’impossibilité d’exercer leur religion, et leur liberté garantie par l’al. 2a) de la Charte en serait d’autant atteinte.

75 Contrairement à la conclusion de la majorité de la Cour d’appel, j’estime que cette atteinte ne serait pas strictement imputable aux propriétaires qui refusent de vendre leurs terrains situés dans la zone P-3 aux appelants. En effet, notre Cour a déjà souligné que « la participation de personnes privées à la violation de libertés fondamentales ne met pas l’État à l’abri d’un contrôle judiciaire fondé sur la Charte; cette participation doit être considérée comme un élément du contexte factuel dans lequel la loi est examinée » (Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94, par. 26). Ainsi, l’atteinte à la liberté de religion des appelants résulterait non pas de l’existence du règlement de zonage, mais plutôt du refus de l’adapter à l’évolution des besoins collectifs dans une situation de fait où aucun terrain n’est disponible dans la zone prévue pour l’établissement des lieux de culte.

76 La difficulté à résoudre se situe alors au niveau de l’identification des cas où il sera possible d’exiger de la municipalité qu’elle modifie son règlement de zonage, tout en respectant son obligation de neutralité. En effet, en règle générale, la Charte n’oblige pas l’État à prendre des mesures positives pour assurer l’exercice des libertés fondamentales prévues à l’al. 2a) de la Charte. En vertu du principe de neutralité décrit ci-haut, l’État doit même s’abstenir de prendre une mesure qui pourrait favoriser une religion au détriment d’une autre ou qui aurait simplement pour effet d’en imposer une. Cependant, une application absolue de ce principe peut parfois restreindre indûment le libre exercice de la religion. Dans certains cas, l’application sans nuance, sans souci du contexte, du principe de neutralité pourrait s’avérer incompatible avec le droit au libre exercice de la religion. À cet égard, le professeur Woehrling a bien souligné que « les deux principes constitutifs de la liberté de religion — libre exercice et neutralité de l’État — doivent être considérés comme mutuellement limitatifs, puisque le fait de donner une amplitude maximale à l’un entraînerait fatalement la négation de l’autre » (Woehrling, loc. cit., p. 379).

77 De plus, notre Cour a rappelé, à maintes reprises, qu’il n’est pas toujours suffisant pour l’État d’adopter une attitude de réserve. Elle a admis que, dans certaines circonstances exceptionnelles, une mesure gouvernementale positive pourrait s’avérer nécessaire afin de donner un sens à une liberté fondamentale (Delisle c. Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, par. 7 et 33; Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, p. 1039; Dunmore, précité).

78 L’arrêt Dunmore constitue un exemple où des circonstances exceptionnelles imposèrent une obligation positive à l’État. Dans cet arrêt, la Loi de 1995 sur les relations de travail de l’Ontario, L.O. 1995, ch. 1, annexe A, excluait les travailleurs agricoles du régime des relations de travail établi par cette loi. Les appelants prétendaient que cette exclusion portait atteinte à leur droit à la liberté d’association protégé par l’al. 2d) de la Charte. Le juge Bastarache a conclu alors au nom de la majorité que l’exclusion totale de ces travailleurs portait effectivement atteinte à la liberté d’association et qu’une protection minimale devait être offerte aux personnes employées dans l’agriculture en Ontario. Il a souligné qu’en principe, les libertés fondamentales garanties par la Charte emportent seulement une obligation négative pour l’État, qui doit simplement s’abstenir d’intervenir (par. 19). Par contre, lorsque l’État crée une situation qui a pour effet d’entraver l’exercice d’une liberté, il peut alors être tenu de prendre des mesures positives pour mettre fin à cette atteinte. À cet égard, il est essentiel de prouver que la limite dont on se plaint est fondée sur la liberté qui est invoquée et non sur l’accès à un régime légal donné, c’est-à-dire que l’on doit être en mesure de prouver que la mesure contestée rend impossible, ou du moins entrave substantiellement, l’exercice de sa liberté (par. 25). Il s’agira donc seulement, comme l’a souligné le juge Bastarache, de cas exceptionnels où une loi d’application limitative aura un effet substantiel sur l’exercice d’une liberté fondamentale (par. 22).

79 En l’espèce, nous sommes en présence d’une de ces situations exceptionnelles où une attitude de réserve de la municipalité entraverait la liberté de religion des appelants. En effet, les appelants se trouveraient dans l’impossibilité absolue d’implanter leur lieu de culte sur le territoire de la municipalité en l’absence de terrain disponible dans la seule zone autorisant ce type d’usage. L’impossibilité d’y pratiquer leur culte créerait alors une entrave directe à leur liberté de religion. Il s’agit donc d’un exemple clair où la liberté de religion ne pourrait avoir une signification réelle sans une intervention positive des pouvoirs publics. Une telle intervention positive étant nécessaire, elle constituerait alors une limite raisonnable au principe de neutralité de l’État. Ainsi, afin de permettre aux appelants de jouir de leur liberté de religion, la municipalité devrait modifier le règlement. Ceci m’amène à discuter des réparations qui auraient pu être offertes si j’avais conclu qu’aucun terrain n’était disponible dans la zone P-3.

E. Quelles sont les réparations appropriées?

80 Puisqu’en l’espèce, on n’a pas établi d’atteinte à un droit garanti par la Charte, il n’y a pas lieu à réparation. Cependant, s’il y avait eu violation de la Charte, les appelants demandaient à notre Cour d’obliger la municipalité à modifier son règlement de zonage afin de permettre la construction de leur lieu de culte sur le terrain qu’ils ont acquis dans la zone C-3. Ils réclamaient aussi que cette modification ne soit pas soumise à la procédure d’approbation référendaire prévue aux art. 123 à 130 et 132 Lau, car, prétendent-ils, ces dispositions sont contraires à la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte. Une telle réparation n’aurait pas pu être accordée dans le contexte de la présente affaire.

81 En effet, notre Cour aurait pu ordonner à la municipalité de modifier son règlement de zonage, mais elle n’aurait pas pu imposer à la municipalité son choix de l’endroit où les appelants pourraient implanter leur lieu de culte. L’élaboration des règlements de zonage, qui visent à organiser le territoire municipal afin de sauvegarder les intérêts des citoyens et de maintenir l’ordre, nécessite la prise en considération de nombreux facteurs dont seul le pouvoir politique possède habituellement la capacité de mesurer l’impact. Il aurait donc appartenu à la municipalité de déterminer la zone où les appelants pourraient implanter leur lieu de culte. Ce faisant, la municipalité intimée aurait dû toutefois prendre en compte les contraintes résultant des plans d’aménagement régionaux, établis au niveau de la municipalité régionale de comté en vertu de la Lau. Ainsi, seul aurait été possible et approprié un ordre adressé à la municipalité de procéder au réexamen de son règlement de zonage afin de rendre accessibles aux appelants des terrains où la construction de leur lieu de culte aurait été réalisable.

82 De plus, il n’y aurait pas eu lieu d’écarter l’application de la Lau et la procédure d’approbation référendaire qu’elle comporte. On ne saurait présumer que cette procédure démocratique, conforme à la nature des régimes municipaux au Canada, porte d’une quelconque manière atteinte à la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte ou soit considérée comme suspecte par rapport aux valeurs consacrées par celle-ci. En l’espèce, aucun projet de modification du règlement de zonage n’a été préparé par la municipalité et aucune assemblée publique n’a été tenue afin d’examiner ce projet (art. 125 à 127 Lau). La procédure d’approbation par les personnes habiles à voter, qui vise à déterminer si le règlement sera soumis à la procédure d’approbation référendaire, n’a pas été engagée (art. 130 à 133 Lau) et le référendum afin d’approuver le règlement de modification de zonage n’a pas été tenu non plus. Il n’est donc pas possible de présumer que les membres de la municipalité seraient réticents face aux témoins de Jéhovah et que le résultat d’un possible référendum serait négatif. Il n’y a dès lors pas lieu de déclarer les art. 123 à 130 et 132 et suiv. Lau inconstitutionnels ni d’en écarter a priori l’application.

83 En somme, s’il n’y avait pas eu de terrain disponible dans la zone P-3, notre Cour aurait constaté l’atteinte à la liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte et elle aurait ordonné à la municipalité de réexaminer le règlement de zonage, en tenant compte de tous les intérêts en cause, publics ou privés, pour le modifier le cas échéant, de manière à permettre aux appelants, dans la mesure du possible, de construire leur lieu de culte sur le territoire municipal. Toutefois, notre Cour n’aurait eu aucune raison valable de mettre de côté les mécanismes de contrôle démocratique prévus par la législation municipale du Québec en matière de zonage.

84 Je note enfin que la fusion des municipalités a probablement entraîné certains changements relativement au zonage de la municipalité, qui fait maintenant partie de la ville de St-Jérôme. Les parties n’ayant pas discuté de cette conséquence du passage du temps, dans une affaire qui dure depuis trop longtemps, il aurait alors été difficile pour notre Cour de concevoir une réparation effective.

F. L’incidence du droit administratif

85 En plus des questions constitutionnelles qui ont été traitées jusqu’ici, le présent pourvoi a une incidence sur le droit administratif. Les appelants ont toutefois refusé de s’appuyer sur les principes de celui-ci pour justifier leur recours, préférant se concentrer sur leurs moyens relatifs à la liberté de religion. Pour cette raison, ces questions de droit administratif ne pourraient constituer la base du jugement de notre Cour, mais leur importance mérite quelques commentaires.

86 Dans leurs actes de procédure, les appelants se sont bornés à prétendre qu’en refusant de modifier son règlement de zonage, la municipalité avait exercé sa discrétion de manière abusive et arbitraire et qu’elle avait agi de mauvaise foi. Bien que ces prétentions ne soient pas soutenues par la preuve, elles mettent en évidence qu’une prétention relative à l’équité procédurale, soit la motivation des décisions négatives qui furent rendues par la municipalité, aurait pu être soulevée par les appelants qui ont refusé de le faire à l’audition devant notre Cour.

87 La décision de la municipalité de refuser de modifier son règlement de zonage relève de son pouvoir discrétionnaire, puisque cette dernière devait décider de l’opportunité de modifier son règlement. Elle se trouvait ainsi devant un choix d’options parmi lesquelles sa loi constitutive ne lui dictait pas laquelle retenir (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 52). Ce type de décision prise par les autorités administratives est parfois soumis à une obligation d’équité procédurale. Par exemple, la Loi sur la justice administrative, L.R.Q., ch. J-3 (« Lja »), qui a été adoptée le 16 décembre 1996 par le législateur québécois et qui est entrée en vigueur le 1er avril 1998, soit après les faits qui ont donné lieu au présent litige, impose le respect d’une procédure équitable dans le processus décisionnel discrétionnaire de l’administration gouvernementale. Les organismes visés par cette loi ont ainsi l’obligation d’agir équitablement (art. 2 Lja); ils sont notamment tenus de motiver les décisions défavorables qu’ils rendent (art. 5 et 8 Lja). Les municipalités n’étant pas assujetties à cette loi (art. 3 Lja), il y a lieu de déterminer si elles sont soumises à la même obligation en vertu des règles de droit établies graduellement par la common law, pour définir les obligations d’équité procédurale applicables aux organismes publics.

88 Notre Cour a souligné dans l’arrêt Baker, précité, que « [l]e fait qu’une décision soit administrative et touche “les droits, privilèges ou biens d’une personne” suffit pour entraîner l’application de l’obligation d’équité : Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la p. 653 » (par. 20). Afin de déterminer le contenu variable de cette obligation, cinq facteurs non limitatifs, qui visent tous à ce que la personne visée par la décision ait la possibilité de présenter entièrement et équitablement sa position et à ce que le processus décisionnel soit équitable, impartial et ouvert tout en étant adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision, doivent être pris en considération (Baker, par. 22 et 28). L’étendue de cette obligation dépendra ainsi de la nature de la décision, du processus décisionnel et du régime législatif, notamment quant à l’inclusion d’un droit d’appel, de l’importance de la décision pour la personne visée, des attentes légitimes de cette personne et des choix procéduraux de l’organisme décisionnel (Baker, par. 23 à 28).

89 L’application de ces facteurs en l’espèce engendrait au moins une obligation pour la municipalité de motiver ses refus répétés de modifier son règlement de zonage. La décision de la municipalité sur la demande de modification du règlement de zonage, qui n’était pas soumise à un processus décisionnel précis, ne pouvait pas être portée en appel par les appelants, alors qu’elle affectait directement leur droit à la liberté de religion garanti par l’al. 2a) de la Charte. Les appelants pouvaient normalement s’attendre à recevoir une décision motivée de la part de la municipalité. L’importance d’une décision négative de la municipalité pour les appelants, qui se retrouvaient alors dans l’impossibilité de construire leur lieu de culte nécessaire à la pratique de leur religion, imposait en soi à la municipalité de motiver sa décision.

90 En fait, la municipalité n’a pas suffisamment motivé ses décisions. Après la réception de la demande de modification de zonage des appelants à l’égard de leur première offre d’achat du terrain situé dans une zone résidentielle, la municipalité a d’abord expliqué son refus par l’augmentation du taux de taxation qu’entraînerait une modification du règlement de zonage ainsi que par le fait que les riverains qui seraient touchés par cette augmentation ne participeraient pas au processus d’approbation référendaire prévu par la Lau. La municipalité a ensuite motivé son refus de modifier son règlement de zonage relativement au deuxième terrain convoité par les appelants, situé dans la zone C-3, par la disponibilité de terrains dans la zone P-3, mais sans préciser lesquels. Les appelants, persuadés qu’aucun terrain n’était disponible dans cette zone, ont alors présenté quatre autres demandes de modification du règlement de zonage à la municipalité. La municipalité s’est alors contentée de réitérer qu’il y avait des terrains disponibles dans cette zone et qu’elle n’avait alors pas l’obligation de modifier son règlement de zonage.

91 Dans ses réponses, la municipalité n’a jamais précisé quels terrains étaient effectivement disponibles et elle n’a jamais motivé autrement sa décision. Ce refus de fournir des motifs valables aux appelants apparaît clairement dans une lettre envoyée aux appelants le 24 août 1993 par le procureur de la municipalité, qui y précisait : « La Municipalité de Lafontaine a, après délibéré, décidé de ne pas donner suite à vos demandes. Ce faisant, le Conseil municipal de Lafontaine n’a aucune justification à vous fournir et il n’est donc pas de notre intention de motiver la décision du Conseil. » L’intimée aurait dû motiver d’une manière plus détaillée ses décisions.

92 De plus amples motifs auraient permis aux appelants de mieux comprendre la décision de la municipalité et, surtout, de se rendre à l’évidence que des terrains restaient effectivement disponibles dans la zone P-3. Ils n’auraient ainsi pas eu l’impression que la décision de la municipalité était arbitraire ou que cette dernière agissait de mauvaise foi. Une motivation plus précise et rigoureuse aurait donc permis la nécessaire transparence et l’apparence d’équité du processus décisionnel de la municipalité.

VIII. Conclusion

93 Pour les motifs exprimés ici, je suis donc d’avis de répondre négativement aux questions constitutionnelles et de rejeter le pourvoi avec dépens.

ANNEXE

Dispositions constitutionnelles et législatives

(1) Charte canadienne des droits et libertés

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

a) liberté de conscience et de religion;

(2) Loi sur les cités et villes, L.R.Q., ch. C‑19

410. Le conseil peut faire des règlements :

1° Pour assurer la paix, l’ordre, le bon gouvernement, la salubrité et le bien-être général sur le territoire de la municipalité, pourvu que ces règlements ne soient pas contraires aux lois du Canada ou du Québec, ni incompatibles avec quelque disposition spéciale de la présente loi ou de la charte;

(3) Village de Lafontaine, Règlement no 362, Règlement de zonage (2 avril 1991)

2.2.1 NOMENCLATURE

Pour les fins du présent règlement, certains usages sont groupés selon leur compatibilité. Ces usages sont :

. . .

C usage Commerce 1 (C-1)

usage Commerce 2 (C-2)

usage Commerce 3 (C-3)

. . .

P usage Communautaire 1 (P-1)

usage Communautaire 2 (P-2)

usage Communautaire 3 (P-3)

usage Communautaire 4 (P-4)

2.2.3.2 Commerce 2 (quartier)

Ne sont de cet usage que les usages des types vente et service . . .

Sont de cet usage, de manière non limitative, les établissements mentionnés dans la liste ci‑dessous ou s’apparentant à ceux‑ci . . . :

. . .

- hôtels, motels, cabaret, clubs sociaux, salles d’exposition;

. . .

2.2.3.3 Commerce 3 (régional)

Sont de cet usage, les usages des types vente et service et les industries/commerces artisanaux . . .

Sont de cet usage, et de manière non limitative, les établissements mentionnés dans la liste ci-dessous ou s’apparentant à ceux-ci :

- les usages de la classe Commerce 1 (voisinage) et Commerce 2 (quartier);

. . .

2.2.5.3 Communautaire 3 (régional)

Sont de cet usage les activités suivantes reliées à l’administration publique, à l’éducation, aux loisirs, à la santé et aux activités culturelles de nature communautaire :

. . .

- édifices de culte;

(4) Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A‑19.1

113. Le conseil d’une municipalité peut adopter un règlement de zonage pour l’ensemble ou partie de son territoire.

Ce règlement peut contenir des dispositions portant sur un ou plusieurs des objets suivants :

. . .

3° spécifier, pour chaque zone, les constructions ou les usages qui sont autorisés et ceux qui sont prohibés, y compris les usages et édifices publics, ainsi que les densités d’occupation du sol;

. . .

123. Les articles 124 à 127 s’appliquent à l’égard de :

1° tout règlement de zonage, de lotissement ou de construction;

. . .

4° tout règlement qui modifie ou remplace l’un de ceux mentionnés aux paragraphes 1° à 3°.

. . .

Pour l’application de la présente section, est susceptible d’approbation référendaire tout règlement qui remplit les conditions suivantes :

1° avoir pour objet de modifier le règlement de zonage ou de lotissement en ajoutant, modifiant, remplaçant ou supprimant une disposition qui porte sur une matière prévue à l’un des paragraphes 1° à 5°, 6°, 10°, 11° et 16.1° à 22° du deuxième alinéa de l’article 113 ou au troisième alinéa de cet article ou sur une matière prévue à l’un des paragraphes 1°, 3° et 4.1° du deuxième alinéa de l’article 115;

2° ne pas être un règlement de concordance qui apporte une modification visée au paragraphe 1°, en vertu de l’un des articles 58, 59, 102 et 110.4, uniquement pour tenir compte de la modification ou de la révision du schéma d’aménagement et de développement ou de l’entrée en vigueur du plan d’urbanisme original ou de la modification ou de la révision du plan.

. . .

124. Le conseil de la municipalité adopte un projet de tout règlement à l’égard duquel s’applique le présent article.

. . .

125. La municipalité tient une assemblée publique sur le projet de règlement par l’intermédiaire du maire ou d’un autre membre du conseil désigné par le maire.

Le conseil fixe la date, l’heure et le lieu de l’assemblée; il peut déléguer tout ou partie de ce pouvoir au greffier ou au secrétaire‑trésorier de la municipalité.

126. Au plus tard le septième jour qui précède la tenue de l’assemblée publique, le greffier ou secrétaire‑trésorier de la municipalité affiche au bureau de celle‑ci et publie dans un journal diffusé sur son territoire un avis de la date, de l’heure, du lieu et de l’objet de l’assemblée.

. . .

127. Au cours de l’assemblée publique, celui par l’intermédiaire duquel elle est tenue explique le projet de règlement et entend les personnes et organismes qui désirent s’exprimer.

Lorsque le projet contient une disposition propre à un règlement susceptible d’approbation référendaire, la personne chargée de l’explication du projet identifie cette disposition et explique la nature et les modalités d’exercice du droit de certaines personnes de demander, conformément aux dispositions de la sous‑section 2, que tout règlement contenant cette disposition soit soumis à l’approbation de certaines personnes habiles à voter.

128. Après la tenue de l’assemblée publique portant sur un projet de règlement qui contient une disposition propre à un règlement susceptible d’approbation référendaire, le conseil de la municipalité adopte, avec ou sans changement, un second projet de règlement. Celui‑ci ne peut contenir une telle disposition portant sur un sujet que si ce dernier a fait l’objet d’une telle disposition contenue dans le premier projet.

Toutefois, le conseil n’est pas tenu d’adopter un second projet lorsque le règlement qu’il adopte en vertu de l’article 134 ne contient aucune disposition propre à un règlement susceptible d’approbation référendaire contenue dans le premier projet.

. . .

129. Un résumé du second projet de règlement peut être produit sous la responsabilité de la municipalité.

. . .

130. Toute disposition propre à un règlement susceptible d’approbation référendaire qui est contenue dans le second projet de règlement peut faire l’objet, conformément au présent article et aux articles 131 et 133, d’une demande visant à ce que tout règlement contenant cette disposition et adopté en vertu de l’article 136 soit soumis à l’approbation de certaines personnes habiles à voter.

. . .

131. Toute personne intéressée d’une zone ou d’un secteur de zone peut signer toute demande qui en provient.

Pour l’application de la présente sous‑section, est une personne intéressée d’une zone ou d’un secteur de zone quiconque serait une personne habile à voter ayant le droit d’être inscrite sur la liste référendaire de la zone ou du secteur de zone si la date de référence, au sens de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités (chapitre E‑2.2), était celle de l’adoption du second projet de règlement et si le secteur concerné, au sens de cette loi, était la zone ou le secteur de zone.

132. À la suite de l’adoption du second projet de règlement, le greffier ou secrétaire‑trésorier donne, conformément à la loi qui régit la municipalité en cette matière, un avis public qui :

1° mentionne le numéro, le titre et la date d’adoption du second projet;

2° décrit brièvement l’objet des dispositions qui peuvent faire l’objet d’une demande ou mentionne le fait qu’une copie d’un résumé du second projet peut être obtenue, sans frais, par toute personne qui en fait la demande;

3° a) indique quelles personnes intéressées ont le droit de signer une demande à l’égard de quelles dispositions et décrit l’objectif de la demande ou, si la description de l’objet des dispositions n’est pas contenue dans l’avis, explique de façon générale le droit de signer une demande et l’objectif de celle‑ci et indique la façon d’obtenir des renseignements permettant de déterminer quelles personnes intéressées ont le droit de signer une demande à l’égard de quelles dispositions et quel est l’objectif de cette demande;

b) énonce les conditions de validité de toute demande;

4° explique quelles sont les personnes intéressées d’une zone et les modalités d’exercice par une personne morale du droit de signer une demande ou indique la façon d’obtenir ces renseignements;

5° en utilisant autant que possible le nom des voies de circulation, soit décrit le périmètre de chaque zone d’où peut provenir une demande, autrement qu’en raison du seul fait qu’elle est contiguë à une autre, ou l’illustre par croquis, soit indique l’endroit approximatif où la zone est située et mentionne le fait que la description ou l’illustration peut être consultée au bureau de la municipalité;

6° mentionne le fait que les dispositions qui n’auront fait l’objet d’aucune demande valide pourront être incluses dans un règlement qui n’aura pas à être approuvé par les personnes habiles à voter;

7° mentionne l’endroit, les jours et les heures où le second projet peut être consulté.

. . .

133. Pour être valide, une demande doit remplir les conditions suivantes :

1° indiquer clairement la disposition qui en fait l’objet et la zone ou le secteur de zone d’où elle provient;

2° être signée, dans le cas où il y a plus de 21 personnes intéressées de la zone ou du secteur de zone d’où elle provient, par au moins 12 d’entre elles ou, dans le cas contraire, par au moins la majorité d’entre elles;

3° être reçue par la municipalité au plus tard le huitième jour qui suit celui où est publié l’avis prévu à l’article 132.

Les dispositions de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités (chapitre E‑2.2) qui concernent la façon pour une personne morale d’exercer ses droits et la façon de compter les personnes habiles à voter ayant le droit d’être inscrites sur la liste référendaire et les demandes de tenue d’un scrutin référendaire s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires, à la signature de la demande.

Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Major, Bastarache, LeBel et Deschamps sont dissidents.

Procureur des appelants : André Carbonneau, Montréal.

Procureurs des intimés la municipalité du village de Lafontaine et Harold Larente : Deveau, Bissonnette, Monfette, Fortin & Associés, Saint‑Jérôme.

Procureurs de l’intimé le procureur général du Québec : Bernard, Roy & Associés, Montréal.

Procureurs des intervenantes l’Église adventiste du septième jour au Canada et l’Alliance évangélique du Canada : Chipeur Advocates, Calgary.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2004 CSC 48 ?
Date de la décision : 30/06/2004
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit municipal - Équité procédurale - Refus d’une municipalité de modifier son règlement de zonage afin de permettre à un groupe religieux de construire son lieu de culte sur le terrain qu’il a acheté - La municipalité a‑t‑elle l’obligation de motiver sa décision?.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté de religion - Le refus de la municipalité de modifier son règlement de zonage afin de permettre à un groupe religieux de construire son lieu de culte sur le terrain qu’il a acheté viole‑t‑il la liberté de religion? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 2a).

Les témoins de Jéhovah tentent de trouver un terrain approprié à l’établissement de leur lieu de culte sur le territoire de la municipalité intimée. Le règlement de zonage permet l’établissement des lieux de culte dans la zone communautaire régionale. Parce qu’ils estiment qu’aucun terrain n’est disponible dans cette zone, les témoins de Jéhovah font une offre conditionnelle pour l’achat d’un terrain situé dans une zone résidentielle et demandent un changement de zonage, qui leur est refusé en raison de l’augmentation du fardeau fiscal qui en résulterait pour les contribuables. Ils acquièrent un autre terrain dans une zone commerciale et demandent à deux reprises un changement de zonage, mais la municipalité leur oppose un refus catégorique, non motivé. Les témoins de Jéhovah entreprennent alors une procédure judiciaire en mandamus, alléguant que le refus de la municipalité de modifier son règlement de zonage est contraire à la liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ils contestent aussi la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme relatives à la procédure d’approbation référendaire d’une modification à un règlement de zonage, en soutenant qu’un tel vote populaire est contraire à la liberté de religion. Le juge de première instance rejette la demande après avoir conclu que des terrains restent disponibles dans la seule zone où les lieux de culte peuvent être construits. La Cour d’appel infirme cette constatation de fait, mais les juges majoritaires rejettent l’appel parce que l’absence de terrain n’est pas imputable à la municipalité et que celle‑ci n’a aucune obligation positive de préserver la liberté de religion.

Arrêt (les juges Major, Bastarache, LeBel et Deschamps sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Binnie, Arbour et Fish : En appréciant le bien‑fondé des demandes de modification de zonage présentées par la Congrégation, la municipalité s’acquittait d’une fonction que lui avait déléguée le législateur. Elle était tenue d’exercer ces pouvoirs équitablement, de bonne foi et en tenant compte de l’intérêt public. La municipalité n’a pas respecté son obligation d’équité procédurale en répondant aux deuxième et troisième demandes de modification de zonage présentées par la Congrégation, parce qu’elle n’a pas motivé son refus.

Lorsqu’un organisme public rend une décision administrative qui touche les droits, privilèges ou biens d’une personne, il est tenu à une obligation d’équité procédurale dont le contenu varie en fonction de cinq facteurs. En l’espèce, l’application de ces facteurs indique que l’obligation d’équité procédurale de la municipalité envers la Congrégation était accrue en raison du risque élevé d’abus que comporte l’exercice d’un pouvoir légal discrétionnaire, de l’absence de disposition prévoyant un droit d’appel, des attentes créées par la conduite de la municipalité même lorsqu’elle a répondu à la première demande de modification de zonage présentée par la Congrégation et de l’importance de la décision pour la Congrégation, compte tenu de son effet sur le droit de la Congrégation de pratiquer la religion de son choix. Le respect que méritent les décisions de la municipalité ne joue guère dans le cas de la deuxième et de la troisième demande de modification de zonage, car aucun document n’indique que la municipalité a effectivement utilisé son expertise pour étudier les demandes. Ces facteurs indiquent que la municipalité devait examiner soigneusement les demandes de dérogation présentées par la Congrégation et motiver ses refus.

En refusant de justifier ses décisions, la municipalité a manqué à son obligation d’équité procédurale. Elle a agi de manière arbitraire, à la limite de la mauvaise foi. L’affaire doit être renvoyée à la municipalité pour qu’elle réexamine la demande de modification de zonage présentée par la Congrégation.

Les juges Bastarache, LeBel et Deschamps (dissidents) : En l’absence d’une erreur manifeste et dominante, la Cour d’appel ne pouvait réviser la constatation de fait du juge de première instance relative à la disponibilité d’un terrain. Cette constatation, fondée sur l’appréciation de la crédibilité des témoins, doit être rétablie et justifie le rejet de la demande des témoins de Jéhovah, puisqu’elle interdit toute conclusion d’atteinte à leur liberté de religion.

Ni le règlement de zonage ni son application n’ont pour but ou pour effet de porter atteinte à la liberté de religion des témoins de Jéhovah. D’abord, le règlement de zonage ne peut être considéré comme prohibitif, car il n’interdit pas l’usage « édifices de culte » sur l’ensemble du territoire de la municipalité. Ensuite, la liberté de religion est un droit fondamental qui impose à l’État et aux pouvoirs publics une obligation de neutralité religieuse envers l’ensemble des religions et des citoyens. Ainsi, la municipalité doit aménager sa réglementation afin d’éviter d’imposer des obstacles inutiles à l’exercice des libertés religieuses, mais elle n’a pas à assurer aux témoins de Jéhovah l’accès à un terrain qui correspond davantage à leurs critères de sélection. Par ailleurs, les droits protégés par l’al. 2a) de la Charte ne sont pas absolus. D’abord, la liberté de religion est limitée par les droits et libertés des autres. La diversité des opinions et des convictions exige la tolérance mutuelle et le respect d’autrui. Ensuite, bien que le règlement de zonage par sa nature même ne laisse pas aux témoins de Jéhovah une liberté absolue de choisir l’emplacement de leur lieu de culte, cette limite est nécessaire à la préservation de la sécurité et de l’ordre au sein de la municipalité et au bon usage de son territoire et ne constitue pas une violation de la liberté de religion. Enfin, les Églises et leurs membres ne sont pas dispensés de tout effort, voire de tout sacrifice, notamment pour l’exercice de la liberté de culte. Comme au moins un terrain reste disponible dans la zone communautaire régionale, les témoins de Jéhovah doivent se conformer au règlement de zonage de la municipalité et construire leur lieu de culte dans la zone où cet usage est autorisé.

Dans l’hypothèse où aucun terrain ne serait disponible dans la zone communautaire régionale, il y aurait atteinte à la liberté de religion protégée par l’al. 2a) de la Charte, car la construction d’un lieu de culte, qui fait partie intégrante de cette liberté, serait impossible sur le territoire de la municipalité. Cette atteinte résulterait non pas de l’existence du règlement de zonage, mais plutôt du refus de l’adapter à l’évolution des besoins collectifs. Bien que, en règle générale, la Charte n’oblige pas l’État à prendre des mesures positives pour assurer l’exercice des libertés fondamentales garanties à l’al. 2a), et que l’État doive même s’abstenir de prendre une mesure qui pourrait favoriser une religion au détriment de l’autre, il s’agirait en l’espèce d’une situation exceptionnelle où la liberté de religion ne pourrait avoir une signification réelle sans une intervention positive des pouvoirs publics. La municipalité devrait donc modifier le règlement.

S’il y avait eu violation de la Charte, seul aurait été possible et approprié un ordre à la municipalité de procéder au réexamen de son règlement de zonage afin de rendre accessibles aux appelants des terrains où la construction de leur lieu de culte aurait été réalisable. De plus, il n’y aurait pas eu lieu d’écarter l’application de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme et la procédure d’approbation référendaire qu’elle comporte, car on ne saurait présumer que cette procédure démocratique, conforme à la nature des régimes municipaux au Canada, porte d’une quelconque manière atteinte à la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte.

Sur le plan du droit administratif, une motivation plus précise et plus rigoureuse des refus répétés de la municipalité de modifier son règlement de zonage aurait non seulement permis aux témoins de Jéhovah de mieux comprendre sa décision, mais également permis la nécessaire transparence et l’apparence d’équité de son processus décisionnel.

Le juge Major (dissident) : Il y a accord avec le juge LeBel quant à l’issue du pourvoi, mais motifs limités à ses conclusions sur les constatations de fait du juge de première instance et sur l’absence d’atteinte à la liberté de religion.


Parties
Demandeurs : Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine
Défendeurs : Lafontaine (Village)

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêts mentionnés : Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735
Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602
Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817
Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844
Toronto (City) c. Trustees of the Roman Catholic Separate Schools of Toronto, [1926] A.C. 81
Kuchma c. Rural Municipality of Tache, [1945] R.C.S. 234
Norfolk c. Roberts (1914), 50 R.C.S. 283
In re Glover and Sam Kee (1914), 20 B.C.R. 219
Re Howard and City of Toronto, [1928] 1 D.L.R. 952
Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121
Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie‑Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105
Bendahmane c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 16
Qi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1615 (QL)
Mercier‑Néron c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1995), 98 F.T.R. 36
Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, 2002 CSC 85
Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18
Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3.
Citée par le juge LeBel (dissident)
Saint‑Michel‑Archange (Municipalité de) c. 2419‑6388 Québec Inc., [1992] R.J.Q. 875
Orford (Canton) c. Fonds de placement Hamel inc., [1995] A.Q. no 2260 (QL)
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825
Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31
Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94
Delisle c. Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989
Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 3.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 93.
Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., ch. A‑19.1, art. 113(3), 123 à 133.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, art. 47.
Loi sur la justice administrative, L.R.Q., ch. J‑3, art. 2, 3, 5, 8.
Loi sur les cités et villes, L.R.Q., ch. C‑19, art. 410.
Règlement de zonage no 362 du village de Lafontaine, adopté le 2 avril 1991 (entré en vigueur le 18 mai 1991), art. 2.2.1, 2.2.3.2, 2.2.3.3, 2.2.5.3.
Doctrine citée
L’Heureux, Jacques. Droit municipal québécois, t. II. Montréal : Wilson & Lafleur/SOREJ, 1984.
Ogilvie, M. H. Religious Institutions and the Law in Canada, 2nd ed. Toronto : Irwin Law, 2003.
Woehrling, José. « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse » (1998), 43 R.D. McGill 325.

Proposition de citation de la décision: Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 (30 juin 2004)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2004-06-30;2004.csc.48 ?
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