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29/06/2005 | CANADA | N°2005_CSC_42

Canada | R. c. Woods, 2005 CSC 42 (29 juin 2005)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Woods, [2005] 2 R.C.S. 205, 2005 CSC 42

Date : 20050629

Dossier : 30395

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

c.

John Charles Woods

Intimé

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 49)

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Abella et Charron)

_________________

_____________

R. c. Woods, [2005] 2 R.C.S. 205, 2005 CSC 42

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

John Charles Woods Intimé

Répertorié : R. c. Woo...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Woods, [2005] 2 R.C.S. 205, 2005 CSC 42

Date : 20050629

Dossier : 30395

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

c.

John Charles Woods

Intimé

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 49)

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Abella et Charron)

______________________________

R. c. Woods, [2005] 2 R.C.S. 205, 2005 CSC 42

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

John Charles Woods Intimé

Répertorié : R. c. Woods

Référence neutre : 2005 CSC 42.

No du greffe : 30395.

2005 : 11 mai; 2005 : 29 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Philp, Twaddle et Freedman) (2004), 184 Man. R. (2d) 138, 185 C.C.C. (3d) 70, 318 W.A.C. 138, 7 M.V.R. (5th) 10, 118 C.R.R. (2d) 338, [2004] M.J. No. 145 (QL), 2004 MBCA 46, qui a confirmé une décision du juge Nurgitz, qui avait rejeté l’appel interjeté par le ministère public contre un jugement de la juge Everett. Pourvoi rejeté.

Ami Kotler, pour l’appelante.

Joe Aiello, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Fish —

I

1 Dans le présent pourvoi, l’appelante a tenté vaillamment, mais selon moi en vain, de surmonter les obstacles factuels, sémantiques et constitutionnels de l’interprétation qu’elle propose du terme « fournir [. . .] immédiatement » au par. 254(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. C’est pour cette raison que le pourvoi échoue. Je vais expliquer brièvement, dès le départ, pourquoi j’estime qu’il ne peut en être autrement.

2 L’intimé a été reconnu coupable au procès d’avoir conduit sa voiture avec plus d’alcool dans le sang que la limite tolérée par la loi.

3 Il est incontesté que sa condamnation reposait sur le résultat d’un alcootest dont l’admissibilité dépend de la question de savoir si l’intimé avait auparavant fourni un échantillon d’haleine « immédiatement » à la suite d’un ordre validement donné, en vertu du par. 254(2) du Code criminel, de fournir un échantillon dans un appareil de détection approuvé (« ADA »). La Cour d’appel du Manitoba a conclu qu’il faut répondre par la négative à cette question. J’en conviens. En effet, à l’instar de la Cour d’appel, je rejette l’argument du ministère public qu’un échantillon d’haleine a été fourni « immédiatement » lorsque le conducteur l’a donné au poste de police plus d’une heure après son arrestation pour refus d’obtempérer à l’ordre. C’est ce qui s’est passé ici.

4 Par ailleurs, je ne partage pas les préoccupations du ministère public au sujet de l’impact de cette cause sur le pouvoir discrétionnaire de la poursuite de ne pas porter d’accusations pour refus d’obéir, celles-ci ne s’imposant plus par suite d’un revirement de la part du conducteur. Rien dans la décision de la Cour d’appel ne justifie ces préoccupations.

5 Je vais maintenant examiner plus en détail les questions soulevées en l’espèce et motiver ma conclusion que le pourvoi doit être rejeté.

II

6 Le législateur a créé, à l’art. 254 du Code criminel, une procédure de détection et d’exécution en deux étapes visant à enrayer la conduite avec facultés affaiblies. La première étape, exposée au par. 254(2), permet de procéder à des tests de détection sur le bord de la route, ou à proximité, immédiatement après l’interception d’un véhicule à moteur. La deuxième étape, exposée au par. 254(3), permet d’ordonner un alcootest, lequel est normalement administré au poste de police.

7 L’intimé a été reconnu coupable au procès d’avoir conduit, en violation de l’al. 253b) du Code criminel, un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépassait la limite légale de 0,08. Sa déclaration de culpabilité repose entièrement sur le résultat d’un alcootest. Cet élément de preuve a été obtenu à la suite d’un ordre donné en vertu du par. 254(3) du Code. Son admissibilité dépend de la question de savoir si les policiers avaient des motifs raisonnables d’ordonner l’alcootest. Il est incontesté que le seul élément de preuve permettant d’établir l’existence de motifs raisonnables d’ordonner l’alcootest est le résultat indiqué par l’ADA à la suite duquel cet ordre a été donné.

8 Par conséquent, la seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si l’échantillon d’haleine prélevé à l’aide d’un ADA a été obtenu légalement. Dans l’affirmative, la preuve obtenue a été admise à bon droit et la déclaration de culpabilité de l’intimé est fondée. Dans le cas contraire, la déclaration de culpabilité ne saurait être maintenue.

9 Il existe deux façons d’obtenir légalement un échantillon d’haleine à l’aide d’un ADA : premièrement, par ordre validement donné en vertu du par. 254(2) du Code criminel et, deuxièmement, sur fourniture volontaire. À l’audition du pourvoi, les avocats du ministère public ont concédé que l’échantillon en cause prélevé à l’aide d’un ADA n’a pas été fourni volontairement au sens de l’arrêt Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2. Son admissibilité en vue d’établir — comme le requiert la loi — l’existence de motifs pour ordonner un alcootest dépend donc de la question de savoir s’il a été obtenu à la suite d’un ordre validement donné en vertu du par. 254(2) du Code.

10 La partie pertinente du par. 254(2) prévoit :

(2) L’agent de la paix qui a des raisons de soupçonner la présence d’alcool dans l’organisme de la personne qui conduit [. . .] ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur [. . .] peut lui ordonner de lui fournir, immédiatement, l’échantillon d’haleine qu’il estime nécessaire pour l’analyser à l’aide d’un appareil de détection approuvé . . .

11 Comme nous le verrons plus loin, les policiers ont ordonné à deux reprises le prélèvement d’un échantillon à l’aide d’un ADA : la première fois sur le bord de la route et la seconde, au poste de police — plus d’une heure après l’arrestation de l’intimé pour défaut d’obtempérer à l’ordre donné sur le bord de la route. De toute évidence, ce deuxième ordre, au poste de police, n’était pas un ordre valide selon le par. 254(2) du Code.

12 Reste alors le refus de l’intimé de fournir immédiatement un échantillon d’haleine à la suite du seul ordre valide lui ayant été adressé en vertu du par. 254(2). Il s’agit là de l’obstacle factuel au pourvoi du ministère public.

13 Reste aussi la question de l’échantillon fourni par l’intimé dans un ADA au poste de police, environ une heure et 20 minutes après son arrestation pour refus de fournir un échantillon sur le bord de la route. « Immédiatement » signifie « [à] l’instant même, tout de suite » : Le Nouveau Petit Robert (2003), p. 1312. Il est impossible, sans dénaturer cette définition, d’élargir le sens de « immédiatement » de manière à englober dans le par. 254(2) du Code criminel l’« obéissance » très tardive en l’espèce. Cet obstacle sémantique à la thèse du ministère public, tout comme l’obstacle factuel, est à mon avis insurmontable.

14 L’obstacle constitutionnel n’est pas plus facile à surmonter pour le ministère public. La constitutionnalité du par. 254(2) dépend de ses exigences implicite et explicite d’immédiateté. L’exigence d’immédiateté est implicite en ce qui concerne l’ordre de la police de fournir un échantillon d’haleine, et explicite quant à l’obéissance obligatoire : le conducteur doit fournir « immédiatement » un échantillon d’haleine.

15 Le paragraphe 254(2) autorise le contrôle routier pour vérifier la consommation d’alcool, sous peine de poursuite criminelle, en violation des art. 8, 9 et 10 de la Charte canadienne des droits et libertés. Sans son exigence d’immédiateté, le par. 254(2) ne résisterait pas à l’examen de sa constitutionnalité. Cette exigence ne saurait être élargie au point d’englober la nature et l’étendue du retard survenu en l’espèce.

III

16 Les faits essentiels, exposés dans le mémoire de l’appelante, peuvent se résumer ainsi.

17 Deux agents de police ont interpellé l’intimé au volant de sa voiture, en banlieue de Winnipeg vers 22 h 30 le 12 mars 1999. Ils ont senti une « forte » odeur d’alcool dans la voiture de l’intimé — il n’y avait aucun passager — et ils ont ordonné le prélèvement d’un échantillon d’haleine à l’aide d’un ADA, en vertu du par. 254(2) du Code criminel.

18 L’intimé a refusé d’obtempérer. Il a donc été arrêté en vertu du par. 254(5) du Code pour ce motif.

19 L’intimé a alors été avisé de ses droits et a demandé à consulter un avocat. Les policiers n’avaient pas de téléphone cellulaire. Ils l’ont informé qu’il serait emmené au poste de police, d’où il pourrait appeler un avocat. On a fait venir une dépanneuse pour enlever la voiture de l’intimé par mesure de sécurité, et celui‑ci a été ensuite emmené au poste de police, où il est arrivé environ une heure après son arrestation.

20 Au poste de police, après avoir parlé au téléphone avec un avocat, l’intimé a « annoncé », selon l’un des policiers, qu’il voudrait maintenant fournir un échantillon d’haleine et on lui a donné — en fait, à sept reprises — la possibilité de le faire. Chaque fois, selon l’avocat du ministère public, il [traduction] « n’a pas soufflé assez fort ou assez longtemps pour permettre le prélèvement d’un échantillon valable » :

[traduction] [Les policiers] ont constaté que l’intimé fournissait des échantillons non valables ou qu’il mettait sa langue sur l’embout pour empêcher l’air d’entrer dans l’ADA. Ils se trouvaient à un pied tout au plus de son visage et observaient ses gestes à cet égard. Après chaque échantillon non valide, on l’a informé de la façon de procéder pour fournir un échantillon.

Finalement, après le septième échantillon non valide, les policiers ont dit à l’intimé que, s’il ne fournissait pas un échantillon valide à son prochain essai, il serait inculpé pour refus de fournir un échantillon. L’intimé a immédiatement fourni un échantillon valide, lequel s’est révélé positif.

21 Sur la foi de ce résultat, on a ordonné à l’intimé de se soumettre à un alcootest. Sur le fondement du résultat de l’alcootest, l’intimé a été finalement accusé en vertu de l’al. 253b) du Code criminel et a été reconnu coupable au procès d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépassait la limite légale de 80 mg d’alcool par 100 ml de sang.

22 La cour d’appel en matière de poursuites sommaires a annulé la déclaration de culpabilité prononcée au procès contre l’intimé et l’a remplacée par un acquittement. La Cour d’appel du Manitoba a rejeté l’appel du ministère public, qui se pourvoit devant la Cour.

IV

23 Je vais maintenant passer à l’arrêt de la Cour d’appel du Manitoba ((2004), 184 Man. R. (2d) 138, 2004 MBCA 46).

24 Au nom de la cour, le juge Philp a examiné la jurisprudence pertinente et a conclu que l’échantillon d’haleine fourni par l’intimé dans un ADA n’a pas été obtenu à la suite d’un ordre validement donné en vertu du par. 254(2) et n’a pas été non plus fourni volontairement. Le juge Philp explique :

[traduction] . . . le « consentement » de l’accusé (c’est la constatation du juge de première instance) à fournir un échantillon d’haleine pour une analyse à l’aide d’un ADA dans l’Immeuble de la sécurité publique, alors qu’il était en état d’arrestation et n’avait plus la garde ou le contrôle de son véhicule, n’est pas une obéissance à l’ordre donné sur le bord de la route plus d’une heure auparavant. Cet ordre est devenu périmé lorsque l’accusé a refusé d’obtempérer et a été, de ce fait, mis en état d’arrestation. L’échantillon dans un ADA n’a pas été fourni « immédiatement », même selon l’interprétation la plus vaste du terme. Le test de détection n’entre pas dans le champ d’application de l’article du simple fait que l’échantillon n’a pas été fourni plus tôt à cause du refus de l’accusé.

J’estime également que l’ordre donné par le constable Billedeau dans l’Immeuble de la sécurité publique de fournir un échantillon dans un ADA n’est pas visé par le par. 254(2), sur le plan du temps et de l’espace, et n’est pas autorisé par cette disposition. . . [par. 23‑24]

25 Le juge Philp a ajouté plus loin :

[traduction] . . . le constable Billedeau n’était pas légalement habilité à ordonner le prélèvement d’un échantillon d’haleine à l’aide d’un ADA dans l’Immeuble de la sécurité publique. L’accusé n’était pas tenu d’obtempérer et n’aurait commis aucune infraction s’il avait refusé de le faire. Il ressort clairement de ses sept tentatives infructueuses qu’il n’était pas un participant volontaire et consentant. L’échantillon valable a été obtenu seulement après qu’il eut été informé que, s’il échouait à la prochaine tentative, il serait accusé de refus de fournir un échantillon.

À mon avis, de par leurs agissements, sans consentement ni autorisation légale, les policiers ont amené l’accusé à s’incriminer. Leur comportement tout au cours de l’échange qu’ils ont eu avec l’accusé n’a rien de remarquable. Cependant, les tribunaux ont reconnu « le caractère impérieux et coercitif des demandes des policiers » et « la nature intimidante des actes de la police et [. . .] l’incertitude quant à l’étendue de ses pouvoirs. » Selon moi, l’ordre de prélever un échantillon à l’aide d’un ADA, donné en l’espèce sans autorisation dans l’Immeuble de la sécurité publique, combiné à la menace de voir sa responsabilité pénale engagée pour refus d’obtempérer, équivalait à une véritable contrainte ou coercition. Par suite du résultat de l’analyse à l’aide de l’ADA, les policiers ont des motifs raisonnables — comme l’exige la loi — de croire qu’il leur fallait ordonner l’alcootest. Le principe interdisant l’auto‑incrimination est enclenché (non pas pour protéger l’accusé contre une preuve non digne de foi, mais pour le protéger contre les abus du pouvoir de l’État) et l’admission en preuve du résultat de l’alcootest a donné lieu à un procès inéquitable. Les droits de l’accusé en matière de justice fondamentale n’ont pas été respectés. [par. 30‑31]

V

26 Le ministère public nous prie de tenir compte de la nécessité du pouvoir discrétionnaire de la poursuite dans les circonstances de l’affaire. On fait valoir que les policiers ne devraient pas être tenus de porter des accusations pour refus d’obtempérer à l’ordre de fournir un échantillon d’haleine dans un ADA si, après le premier refus, le conducteur finit par se soumettre. Ce serait, selon le ministère public, une conséquence malheureuse si le pourvoi était rejeté. Pour reprendre les propos de l’avocat du ministère public : [traduction] « Si la décision de la Cour d’appel est confirmée, la police, du moins au Manitoba, ne disposera d’aucun pouvoir discrétionnaire à cet égard. »

27 À mon avis, je le réitère, les préoccupations du ministère public sont sans fondement. Rien dans les motifs de la Cour d’appel du Manitoba ne permet d’affirmer que le résultat de l’analyse à l’aide d’un ADA — ou le résultat de l’alcootest — à partir d’un échantillon d’haleine fourni volontairement par l’accusé après le premier refus est inadmissible à son procès. La Cour d’appel du Manitoba n’a pas non plus conclu que le ministère public n’a pas le pouvoir discrétionnaire de décider des accusations à porter, le cas échéant, dans le cas où le premier refus est ultérieurement suivi d’un acquiescement ou du prélèvement d’un échantillon d’haleine fourni volontairement, c’est-à-dire librement et de plein gré.

28 Cependant, ni le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ni le droit d’une personne, détenue ou non, de fournir volontairement des éléments de preuve auto‑incriminants ne justifient l’extension d’un régime législatif au‑delà des limites constitutionnelles à l’intérieur desquelles il est censé s’appliquer : voir, par exemple, R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640; R. c. Grant, [1991] 3 R.C.S. 139, p. 150; R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254, par. 72-75.

29 L’exigence d’immédiateté prévue au par. 254(2) du Code criminel est inextricablement liée à l’intégrité constitutionnelle de cette disposition. Elle justifie les fouilles, perquisitions et saisies abusives, la détention arbitraire et l’atteinte au droit à l’assistance d’un avocat, malgré les art. 8, 9 et 10 de la Charte. Dans l’interprétation de l’exigence d’immédiateté, la Cour ne doit pas perdre de vue non seulement le libellé choisi par le législateur, mais aussi l’intention du législateur de trouver un compromis, dans le Code, entre l’intérêt du public à ce que la conduite avec facultés affaiblies soit éliminée et la nécessité de préserver les droits individuels garantis par la Charte.

30 Comme je l’ai déjà expliqué, le Parlement a adopté un régime législatif en deux étapes aux par. 254(2) et (3) du Code criminel pour combattre la menace de la conduite avec facultés affaiblies. À la première étape, le par. 254(2) autorise les agents de la paix qui ont des raisons de soupçonner la consommation d’alcool de demander aux conducteurs de fournir un échantillon d’haleine pour l’analyser à l’aide d’un ADA. Ces tests de détection, sur le bord de la route ou à proximité, permettent de déterminer s’il y a lieu de procéder à des analyses plus poussées. Ils portent nécessairement atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte, mais seulement dans les limites raisonnables et nécessaires pour protéger l’intérêt du public à ce que les conducteurs avec facultés affaiblies ne puissent prendre la route.

31 À la deuxième étape du régime législatif, où les exigences de la Charte doivent être observées et appliquées, le par. 254(3) autorise les agents de la paix qui — comme le requiert la loi — ont des motifs raisonnables de le faire à ordonner aux conducteurs de fournir des échantillons d’haleine pour une analyse plus poussée d’alcootest. L’alcootest, en indiquant précisément la concentration d’alcool dans le sang du conducteur, permet aux agents de la paix de déterminer si l’alcoolémie du conducteur détenu excède la limite légale.

32 L’arrêt Thomsen est l’une des premières décisions à traiter des préoccupations constitutionnelles relatives à la détention d’automobilistes sur le bord de la route. La Cour a conclu que le fait de ne pouvoir recourir à l’assistance d’un avocat violait l’al. 10b) de la Charte, mais que cette violation était justifiée au regard de l’article premier de la Charte, car elle se trouve dans les limites raisonnables prescrites par la loi. L’exigence d’immédiateté prévue au par. 254(2) est d’une certaine façon le corollaire du fait qu’il n’est pas possible de communiquer avec un avocat avant d’avoir obtempéré à l’ordre de fournir un échantillon d’haleine dans un ADA.

33 Dans Grant, l’agent de police qui avait interpellé l’accusé n’avait pas d’appareil de détection dans sa voiture. Il a donc demandé à un autre agent de lui en apporter un. Il a reçu l’appareil 30 minutes plus tard. Pendant ce temps, l’accusé est demeuré dans la voiture de police. Au nom de la Cour, le juge en chef Lamer a déclaré :

Rien dans le contexte du par. 238(2) [devenu 254(2) à la suite de modifications sans importance ici] ne permet d’attribuer au mot « immédiatement » un sens différent de celui que lui donne habituellement le dictionnaire, soit que l’échantillon d’haleine doit être fourni tout de suite. Sans analyser plus à fond le nombre exact de minutes qui peuvent s’écouler pour que l’on puisse considérer que l’échantillon d’haleine n’a pas été fourni « immédiatement », je ferais tout simplement observer que, dans le cas, comme en l’espèce, où le policier qui donne l’ordre n’a pas d’alcootest (A.L.E.R.T.) en sa possession et où le dispositif en question n’arrive qu’une demi-heure plus tard, l’ordre donné ne respecte pas ce qui est prescrit au par. 238(2). [Je souligne; p. 150.]

34 Dans R. c. Cote (1992), 70 C.C.C. (3d) 280 (C.A. Ont.), l’agent de police n’avait pas non plus d’appareil de détection dans sa voiture. Il a emmené en voiture l’accusé à un poste de police à neuf minutes de là et n’a pu procéder au prélèvement de l’échantillon d’haleine que cinq minutes après leur arrivée. L’accusé a refusé d’obtempérer à l’ordre de l’agent et a été inculpé en vertu du par. 238(5) (maintenant le par. 254(5)) du Code criminel. La Cour d’appel de l’Ontario a annulé la déclaration de culpabilité et l’a remplacée par un acquittement.

35 S’exprimant au nom de la cour, la juge Arbour (plus tard juge à la Cour suprême du Canada) a cité le passage de l’arrêt Grant que j’ai reproduit et a expliqué :

[traduction] Si l’accusé doit être emmené à un détachement, où il est plus facile, que sur le bord de la route, de donner suite à sa demande de communiquer avec un avocat, une bonne partie de la justification donnée dans Thomsen tombe. Autrement dit, si l’agent de police n’est pas en mesure d’ordonner à l’accusé de fournir un échantillon d’haleine avant que celui-ci ait, de façon réaliste, la possibilité de consulter un avocat, l’ordre de l’agent n’est pas un ordre fait en vertu du par. 238(2). Il ne s’agit pas strictement de calculer le nombre de minutes comprises dans le mot « immédiatement ». En l’espèce, l’agent était prêt à prélever un échantillon d’haleine en moins de la moitié du temps qu’il a fallu à l’agent dans Grant. Toutefois, vu les circonstances, en particulier l’attente au détachement, je conclus que l’ordre n’a pas été donné au sens du par. 238(2). Comme l’ordre n’est pas conforme au par. 238(2), l’appelant n’était pas tenu d’obtempérer et son refus ne constitue pas une infraction. [Je souligne; p. 285.]

36 C’est pour ces raisons qu’il nous est constitutionnellement interdit d’élargir le sens de « immédiatement » au par. 254(2) de manière à englober le retard survenu en l’espèce.

VI

37 L’issue du pourvoi dépend, je le répète, de l’admissibilité du résultat de l’analyse de l’échantillon fourni par l’intimé dans un ADA pour prouver que les policiers avaient des motifs raisonnables de croire qu’il leur fallait ordonner l’alcootest, dont le résultat a servi de fondement à la condamnation de l’intimé au procès. Il s’agit ensuite de déterminer si l’échantillon d’haleine prélevé à l’aide d’un ADA et fourni par l’intimé au poste de police a été obtenu immédiatement à la suite d’un ordre validement donné en vertu du par. 254(2) du Code criminel.

38 En l’espèce, comme nous l’avons vu, les policiers ont donné deux ordres distincts de fournir un échantillon dans un ADA : un sur le bord de la route et le deuxième, plus d’une heure après, au poste de police. On ne saurait affirmer, à mon avis, que l’intimé a fourni un échantillon d’haleine admissible à la suite de l’un ou l’autre de ces ordres.

39 En ce qui concerne le premier échantillon, cette conclusion me semble inévitable, comme je l’ai mentionné au début, pour des raisons factuelles, sémantiques et constitutionnelles.

40 L’intimé n’a tout simplement pas fourni l’échantillon d’haleine à la suite du premier ordre. Au contraire, il a expressément refusé de le faire. Selon la version des faits donnée par le ministère public, il a été arrêté pour défaut d’obtempérer à cet ordre, infraction prévue au par. 254(5) du Code criminel.

41 Les policiers ont ensuite décidé de ne pas poursuivre l’intimé pour cette infraction — mais seulement après qu’il leur eut fourni des éléments de preuve étayant une accusation liée à un alcootest positif, laquelle, soit dit en passant, le rend passible de la même peine.

42 Je reconnais qu’il s’agissait là d’une question de pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Cependant, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire n’a pas — en fait ou en droit — transformé le défaut de l’intimé d’obtempérer immédiatement à un ordre valide de fournir un échantillon d’haleine dans un ADA, comme le prescrit le par. 254(2), en une option permanente d’obéir ultérieurement — en l’occurrence, plus d’une heure plus tard.

43 Il est vrai, comme je l’ai déjà mentionné, que dans le contexte du par. 254(2) du Code criminel, le mot « immédiatement » peut, dans des circonstances inhabituelles, recevoir une interprétation plus souple que celle que son sens ordinaire semble strictement lui réserver. Par exemple, un délai court et inévitable de 15 minutes peut ainsi se justifier si cela est conforme aux exigences d’utilisation de l’appareil : voir Bernshaw.

44 Il me semble, toutefois, que l’exigence d’immédiateté prévue au par. 254(2) évoque un ordre prompt de la part de l’agent de la paix et l’obéissance immédiate de la part de la personne visée par cet ordre. L’on ne peut accepter comme étant le fait d’obtempérer « immédiatement » la fourniture d’un échantillon d’haleine plus d’une heure après l’arrestation pour défaut d’obtempérer. Cela constituerait, à mon avis, un élargissement sémantique qui va au‑delà des frontières de la littéralité et des limites constitutionnelles.

45 Enfin, le ministère public prétend que l’échantillon d’haleine de l’intimé a été obtenu « immédiatement » dans le sens de [traduction] « dès que possible dans les circonstances », étant donné que l’intimé n’a pas obtempéré plus tôt à l’ordre que lui a donné le policier sur le bord de la route. Vue sous cet angle, cette prétention témoigne elle‑même de son incongruité. Les conducteurs à qui l’on ordonne de fournir un échantillon d’haleine dans un ADA sont tenus par le par. 254(2) d’obtempérer immédiatement — et non plus tard, au moment de leur choix, lorsqu’ils ont décidé d’arrêter de refuser!

46 Il est possible de trancher rapidement et simplement la question de la validité du deuxième ordre — donné plus d’une heure après l’arrestation de l’intimé pour refus d’obéir — comme fondement de l’admissibilité de l’échantillon d’haleine de l’intimé. Cet ordre n’est pas visé par le par. 254(2) pour plusieurs raisons, mais il suffit de dire qu’il ne satisfait pas au critère d’immédiateté implicite dans cette disposition. De toute façon, le ministère public nous demande de ne pas prendre en considération ce deuxième ordre, et je ne vois aucune raison de procéder autrement.

VII

47 Nul ne conteste que les résultats du test à l’aide d’un ADA et de l’alcootest subséquent ne pouvaient être admis en preuve contre l’intimé si l’échantillon d’haleine initial n’a pas été fourni volontairement ou obtenu en vertu du par. 254(2) du Code criminel.

48 Pour les motifs susmentionnés, je conclus que l’échantillon d’haleine fourni par l’intimé dans un ADA est inadmissible sur ces deux fondements et que la preuve de l’alcootest sur laquelle repose la condamnation a été obtenue illégalement et qu’elle est donc aussi inadmissible.

49 Le pourvoi est donc rejeté.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelante : Manitoba Justice, Winnipeg.

Procureurs de l’intimé : Phillips Aiello, Winnipeg.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Défaut de fournir un échantillon d’haleine - Refus de l’accusé de fournir un échantillon d’haleine à la suite de l’ordre donné par un agent de police sur le bord de la route - Fourniture ultérieure par l’accusé de l’échantillon au poste de police après le deuxième ordre donné plus d’une heure après son arrestation - L’échantillon d’haleine a-t-il été obtenu immédiatement à la suite d’un ordre valide? - Sens du mot « immédiatement » à l’art. 254(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.

Des agents de police ont arrêté un véhicule conduit par l’accusé. Ils ont senti une forte odeur d’alcool et ont ordonné le prélèvement d’un échantillon d’haleine à l’aide d’un appareil de détection approuvé (« ADA »). L’accusé a refusé d’obtempérer et a été arrêté en vertu du par. 254(5) du Code criminel. Au poste de police, environ une heure après son arrestation et après avoir parlé au téléphone avec un avocat, l’accusé a annoncé qu’il voudrait fournir un échantillon d’haleine. Après sept tentatives infructueuses, un policier a dit à l’accusé que, s’il ne fournissait pas un échantillon valide à son prochain essai, il serait inculpé pour refus de fournir un échantillon. L’accusé a alors fourni un échantillon valide et a été finalement accusé, et reconnu coupable au procès, d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépassait la limite légale. La cour d’appel en matière de poursuites sommaires a annulé la déclaration de culpabilité et l’a remplacée par un acquittement. La Cour d’appel a confirmé l’acquittement, ayant conclu que les échantillons d’haleine prélevés à l’aide d’un ADA par les policiers n’étaient pas admissibles au procès pour prouver qu’ils ont des motifs raisonnables de croire qu’il leur fallait ordonner l’alcootest en vertu du par. 254(3) du Code criminel.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Un échantillon d’haleine à l’aide d’un ADA est obtenu légalement s’il est fourni immédiatement à la suite d’un ordre validement donné en vertu du par. 254(2) ou s’il est fourni volontairement. Même si le mot « immédiatement », dans le contexte du par. 254(2) du Code, peut, dans des circonstances inhabituelles, recevoir une interprétation plus souple que celle que son sens ordinaire semble strictement lui réserver, l’exigence d’immédiateté évoque un ordre prompt de la part de l’agent de la paix et l’obéissance immédiate de la part de la personne visée par cet ordre. Par conséquent, les conducteurs à qui l’on ordonne de fournir un échantillon d’haleine dans un ADA sont tenus par le par. 254(2) d’obtempérer immédiatement — et non plus tard, au moment de leur choix. En l’espèce, le deuxième ordre donné au poste de police de fournir un échantillon d’haleine n’est pas visé par le par. 254(2), car il ne satisfait pas au critère d’immédiateté implicite dans cette disposition. L’on ne peut accepter comme étant le fait d’obtempérer « immédiatement » la fourniture d’un échantillon d’haleine plus d’une heure après l’arrestation pour défaut d’obtempérer, car cela constituerait un élargissement sémantique qui va au‑delà des frontières de la littéralité et des limites constitutionnelles du par. 254(2). Le ministère public a concédé que l’échantillon en cause prélevé à l’aide d’un ADA n’a pas été fourni volontairement. [9] [43-46]

La poursuite dispose du pouvoir discrétionnaire de ne pas porter d’accusations pour refus d’obtempérer à l’ordre de fournir un échantillon d’haleine dans un ADA si, après le premier refus, le conducteur finit par se soumettre. Ni le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ni le droit d’une personne, détenue ou non, de fournir volontairement des éléments de preuve auto‑incriminants ne justifient l’extension d’un régime législatif au-delà des limites constitutionnelles à l’intérieur desquelles il est censé s’appliquer. [26-28]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Woods

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2
R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640
R. c. Grant, [1991] 2 R.C.S. 139
R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254
R. c. Cote (1992), 70 C.C.C. (3d) 280.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 8, 9, 10.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 253b), 254(2), (3), (5).
Doctrine citée
Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2003, « immédiatement ».

Proposition de citation de la décision: R. c. Woods, 2005 CSC 42 (29 juin 2005)


Origine de la décision
Date de la décision : 29/06/2005
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2005 CSC 42 ?
Numéro d'affaire : 30395
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2005-06-29;2005.csc.42 ?
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