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26/01/2006 | CANADA | N°2006_CSC_1

Canada | Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International ltée, 2006 CSC 1 (26 janvier 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International ltée, [2006] 1 R.C.S. 3, 2006 CSC 1

Date : 20060126

Dossier : 30323

Entre :

Air Canada

Appelante

c.

Commission canadienne des droits de la personne et

Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien)

Intimés

‑ et ‑

Procureur général du Canada, Postes Canada, Syndicat canadien

des communications, de l’énergie et du papier, Alliance de la foncti

on

publique du Canada et Employeurs des transports et communications

de régie fédérale

Intervenants

Traduction française officielle

Cora...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International ltée, [2006] 1 R.C.S. 3, 2006 CSC 1

Date : 20060126

Dossier : 30323

Entre :

Air Canada

Appelante

c.

Commission canadienne des droits de la personne et

Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien)

Intimés

‑ et ‑

Procureur général du Canada, Postes Canada, Syndicat canadien

des communications, de l’énergie et du papier, Alliance de la fonction

publique du Canada et Employeurs des transports et communications

de régie fédérale

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 45)

Les juges LeBel et Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Fish et Charron)

______________________________

Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International Ltée, [2006] 1 R.C.S. 3, 2006 CSC 1

Air Canada Appelante

c.

Commission canadienne des droits de la personne et Syndicat

canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) Intimés

et

Procureur général du Canada, Postes Canada, Syndicat canadien

des communications, de l’énergie et du papier, Alliance de la fonction

publique du Canada et Employeurs des transports et communications

de régie fédérale Intervenants

Répertorié : Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International Ltée

Référence neutre : 2006 CSC 1.

No du greffe : 30323.

2005 : 19 octobre; 2006 : 26 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Rothstein, Nadon et Evans), [2004] 3 R.C.F. 663, 238 D.L.R. (4th) 255, 318 N.R. 201, [2004] CLLC ¶ 230‑022, [2004] A.C.F. no 483 (QL), 2004 CAF 113, qui a infirmé une décision du juge Hansen, [2002] 1 C.F. 158, 209 F.T.R. 111, 202 D.L.R. (4th) 737, [2002] CLLC ¶ 230‑003, 41 C.H.R.R. D/207, [2001] A.C.F. no 1258 (QL), 2001 CFPI 840, qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal des droits de la personne (1998), 34 C.H.R.R. D/442, [1998] C.H.R.D. No. 8 (QL). Pourvoi rejeté.

Roy L. Heenan, c.r., et Rob Grant, pour l’appelante.

Andrew Raven, David Yazbeck et Karen E. Ceilidh Snider, pour l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne.

Douglas J. Wray, pour l’intimé le Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien).

Anne M. Turley, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Argumentation écrite seulement par Brian A. Crane, c.r., et David P. Olsen, pour l’intervenant Postes Canada.

Argumentation écrite seulement par Peter Engelmann, pour l’intervenant le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier.

Mary Cornish, pour l’intervenante l’Alliance de la fonction publique du Canada.

Sheila R. Block et Kathleen E. L. Riggs, pour l’intervenant les Employeurs des transports et communications de régie fédérale.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Les juges LeBel et Abella —

I. Aperçu

1 Cette affaire de parité salariale a commencé il y a près de 15 ans. Pourtant la Cour doit maintenant trancher une question préliminaire, mais importante. Pour décider si l’employeur pratique la discrimination dans la rémunération de ses employés et employées, il faut inévitablement établir des comparaisons parmi des groupes d’employés. Ces comparaisons, grâce auxquelles on évalue les compétences, l’effort, les responsabilités et les conditions de travail, peuvent ou non permettre de conclure à la discrimination. Mais pour pouvoir procéder à la comparaison, il faut tout d’abord déterminer les groupes d’employés qui peuvent être comparés en vertu de la loi pertinente. C’est la question préliminaire que nous devons maintenant trancher.

2 Selon la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la « Loi »), dont l’application relève de la Commission canadienne des droits de la personne, constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes. Suivant l’une des ordonnances obligatoires de la Commission, les employés sont réputés appartenir au même établissement s’ils sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires. Le présent pourvoi porte principalement sur ce qui constitue un « établissement », pour l’application de la Loi, et ce que signifie être visé par la même politique en matière de personnel et de salaires. Il s’agit de savoir si les agents de bord, les mécaniciens et les pilotes appartiennent au même établissement. Dans l’affirmative, on peut comparer les emplois d’agent de bord, à prédominance féminine, aux professions de mécanicien et de pilote, à prédominance masculine, pour déterminer si les femmes sont illégalement sous‑payées, contrairement au principe de la parité salariale visé dans la Loi. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que la Cour d’appel fédérale a correctement décidé que l’« établissement » comprend les trois groupes. Par conséquent, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi et de renvoyer l’affaire devant la Commission canadienne des droits de la personne pour qu’elle poursuive son enquête afin de déterminer s’il y a discrimination salariale.

II. Contexte

3 En novembre 1991, le Syndicat canadien de la fonction publique (« SCFP ») a déposé une plainte contre Air Canada, pour discrimination dont elle aurait fait preuve à l’endroit des agents de bord, groupe à prédominance féminine, en ne leur versant pas le même salaire qu’aux mécaniciens et aux pilotes, groupes à prédominance masculine, pour des fonctions, selon lui, équivalentes. Le SCFP et la Commission ont tous deux fait valoir que les politiques en matière de personnel et de salaires ne se trouvent pas dans les contrats de travail individuels ou collectifs, mais dans la ligne de conduite générale adoptée par l’employeur à l’égard de ces contrats, sans égard aux différences dans les modalités. S’il existe une ligne de conduite générale commune, tous les employés visés par celle‑ci font partie du même établissement.

4 Air Canada a répliqué que les agents de bord ne pouvaient être comparés avec les pilotes et les mécaniciens parce que les trois groupes d’employés appartenaient à trois unités de négociation distinctes mises sur pied il y a 60 ans et qu’ils étaient couverts par trois conventions collectives distinctes dont les différences démontraient que les trois groupes n’étaient pas visés par « la même politique en matière de personnel et de salaires ». Selon elle, ces trois groupes n’appartenaient pas au même « établissement » puisque chacune des trois unités de négociation constituait un établissement distinct. Air Canada soutenait en substance que les conventions collectives représentent les sources essentielles des politiques en matière de personnel et de salaires, et que les éléments communs qu’on y retrouve déterminent dans quelle mesure on peut considérer que différents groupes d’employés sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires.

5 Vu sa position selon laquelle les pilotes et les mécaniciens travaillaient dans des « établissements » différents pour l’application de la Loi, Air Canada a sollicité une ordonnance de la Cour fédérale interdisant à la Commission de poursuivre son enquête. Avant l’audition de l’affaire, les parties ont convenu de permettre à la Commission d’examiner, à titre de question préliminaire, si les agents de bord et les groupes de référence faisaient partie du même établissement. Dans le cadre de son enquête, la Commission a noté que les deux groupes de référence — les pilotes et les mécaniciens — étaient à prédominance masculine et que les agents de bord qui cherchaient à se comparer avec eux étaient surtout des femmes. Elle a également confirmé que les salaires des agents de bord étaient inférieurs à ceux des deux groupes avec lesquels ils se comparaient. Elle a recommandé que la [traduction] « question de l’établissement » soit soumise à un tribunal canadien des droits de la personne.

6 Un tribunal a été constitué le 15 août 1996. Ce tribunal n’a été saisi que de la question préliminaire de savoir si les agents de bord, les pilotes et les mécaniciens appartiennent au même établissement pour la comparaison des salaires. Les autres aspects de la plainte du SCFP, notamment la comparaison réelle de la valeur du travail des agents de bord avec celle du travail des pilotes et des mécaniciens, n’ont pas été examinés.

7 Le Tribunal a convenu avec Air Canada que les salaires des agents de bord ne pouvaient à juste titre être comparés avec ceux des deux autres groupes puisqu’ils n’appartenaient pas au même « établissement ». Il a souligné que la vaste majorité des politiques en matière de salaires et de personnel d’Air Canada visant les employés des trois groupes se trouvaient dans des conventions collectives distinctes ainsi que dans des manuels propres à chaque secteur ne s’appliquant qu’à une unité de négociation donnée. Étant donné les différences entre les politiques consignées dans ces conventions et manuels, le Tribunal a conclu que les agents de bord n’avaient pas réussi à établir l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires et a donc rejeté la plainte ((1998), 34 C.H.R.R. D/442).

8 Lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale, Section de première instance, a confirmé le rejet ([2002] 1 C.F. 158, 2001 CFPI 840).

9 La Cour d’appel fédérale (les juges Rothstein, Nadon et Evans) a accueilli l’appel ([2004] 3 R.C.F. 663, 2004 CAF 113). Le juge Rothstein a conclu que l’analyse de « établissement » devrait porter essentiellement sur ce qui relève du pouvoir ou du contrôle de l’employeur. Considérant qu’Air Canada traitait tous ses employés comme une seule entreprise intégrée et assujettie à la même politique en matière de personnel et de salaires, il a décidé que les agents de bord, les pilotes et les mécaniciens d’Air Canada appartenaient au même établissement pour la comparaison de leurs salaires. Il a décidé que l’affaire devrait être renvoyée au Tribunal sur le fondement que les groupes d’employés dont on cherchait à comparer les salaires travaillaient dans le même établissement.

10 Dans ses motifs concordants, le juge Evans a ajouté qu’à son avis l’objectif de la législation relative aux droits de la personne et le contexte de l’adoption de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86‑1082, dictaient la conclusion du juge Rothstein. Le juge Evans s’est appuyé sur les faits suivants : les agents de bord, les mécaniciens et les pilotes participent tous aux activités essentielles d’Air Canada, les questions de personnel et de rémunération relèvent de la division centrale des ressources humaines d’Air Canada, les politiques générales de l’entreprise en matière de ressources humaines s’appliquent aux trois groupes et la coordination de la négociation des conventions collectives avec les trois unités de négociation relève d’un seul comité au sein d’Air Canada.

III. Analyse

(1) Le cadre juridique et les questions en litige

11 La Loi établit le cadre juridique de l’application du principe de la parité salariale aux relations de travail relevant du fédéral. Certaines législatures ont choisi d’édicter des lois particulières et de mettre en place des processus administratifs et juridictionnels distincts destinés à établir la parité salariale, en dehors des lois de portée générale sur les droits de la personne, pour s’attaquer à cette forme spécifique de discrimination à l’égard des femmes qui les prive d’un salaire égal pour des fonctions équivalentes (voir, par exemple, L. Lavoie et M. Trudel, Loi sur l’équité salariale annotée (2001)).

12 Le Parlement du Canada a pris une autre voie. Il a incorporé le principe de la parité salariale dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. La Loi prévoit que le fait de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes constitue un acte discriminatoire. Le paragraphe 11(1) dispose :

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

13 Le paragraphe 27(2) autorise la Commission à adopter des ordonnances visant à apporter plus de certitude et de clarté quant à l’interprétation de la Loi. Elle peut

sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.

La Cour a jugé que les ordonnances de cette nature sont des règlements qui complètent les dispositions de la Loi et devraient être interprétées conjointement avec celles‑ci (Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, [2003] 1 R.C.S. 884, 2003 CSC 36, par. 48). En vertu de ce pouvoir, la Commission a adopté l’art. 10 de l’Ordonnance, qui visait à compléter l’art. 11 de la Loi. L’article 10 prévoit que les employés visés par les mêmes politiques en matière de salaires et de travail sont réputés appartenir au même établissement pour l’application de l’art. 11 de la Loi :

10. Pour l’application de l’article 11 de la Loi, les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires, que celle‑ci soit ou non administrée par un service central.

14 La validité de l’art. 10 de l’Ordonnance n’est aucunement contestée devant la Cour. La question en litige devient donc une question d’interprétation législative dans le contexte de la législation sur les droits de la personne. Il s’agit plus particulièrement de l’interprétation du mot « établissement » à l’art. 11 de la Loi et à l’art. 10 de l’Ordonnance. Une interprétation correcte permettra de dégager les éléments de comparaison appropriés. Étant donné la nature de ses principes et objectifs, la parité salariale ne peut être réalisée sans éléments de comparaison appropriés. La notion d’établissement est essentielle pour l’analyse parce que la Loi exige que l’on trouve dans l’« établissement » les éléments de comparaison applicables. Nous devons donc déterminer la signification ou la portée de ce mot selon les règles d’interprétation législative pertinentes, lorsqu’on lit l’art. 11 de la Loi en corrélation avec l’art. 10 de l’Ordonnance.

(2) L’interprétation des lois sur les droits de la personne

15 Une interprétation stricte pourrait neutraliser les lois sur les droits de la personne et en contrecarrer la réalisation des objectifs mêmes. En examinant, dans Bell Canada, les aspects de la fonction d’un tribunal des droits de la personne, la Cour a, par la voix de la juge en chef McLachlin et du juge Bastarache, mis en garde contre ce danger :

En répondant à cette question, nous devons tenir compte non seulement de la fonction juridictionnelle du Tribunal, mais aussi du contexte plus large dans lequel le Tribunal exerce ses activités. Le Tribunal fait partie d’un régime législatif visant à identifier les pratiques discriminatoires et à y remédier. À ce titre, l’objectif plus général qui sous‑tend sa fonction juridictionnelle consiste à veiller à la mise en œuvre de la politique gouvernementale en matière de discrimination. Il est crucial, pour atteindre cet objectif plus général, que toute ambiguïté dans la Loi soit interprétée par le Tribunal d’une manière qui favorise plutôt que de contrecarrer la réalisation des objectifs de la Loi. [par. 26]

16 Dans Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, p. 1134, le juge en chef Dickson, reconnaissant la finalité spéciale de la législation en matière de droits de la personne, a conclu que « les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais [qu’]il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés », et a déclaré que les lois réparatrices comme la Loi doivent s’interpréter « de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets ».

17 L’objet de l’art. 11 de la Loi est de déceler des cas de discrimination salariale et d’y porter remède. Ce but en guide l’interprétation. Comme le juge Evans l’a affirmé dans Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1re inst.), par. 199 :

Aucune interprétation de l’article 11 ne peut faire abstraction du fait qu’il vise principalement à remédier au problème de l’écart salarial défavorable aux femmes résultant de la ségrégation des emplois fondée sur le sexe et de la sous‑évaluation systémique des tâches habituellement exécutées par des femmes.

(3) Un court historique des lois fédérales en matière de parité salariale

18 En 1956, le Parlement a adopté la première loi en matière de parité salariale (Loi sur l’égalité de salaire pour les femmes, S.C. 1956, ch. 38), qui interdisait à l’employeur de verser aux hommes et aux femmes des salaires différents pour un travail sensiblement identique. Le paragraphe 4(1) de cette loi dispose :

4. (1) Nul patron ne doit engager une employée pour du travail à un taux de rémunération moindre que celui auquel un employé est embauché par ledit patron pour un travail identique ou sensiblement identique.

19 La première loi ne garantissait qu’un salaire égal pour un travail égal. Tous les employés de l’employeur étaient visés. Ce principe à portée limitée a fait place dans la loi actuelle, adoptée en 1977 (S.C. 1976‑77, ch. 33), à un nouveau paradigme obligeant l’employeur à pratiquer la parité salariale pour des fonctions équivalentes. L’écart entre ces deux versions de la législation canadienne en matière de parité salariale a été comblé, dans une certaine mesure, par les modifications apportées au Code canadien du travail au début des années 1970.

20 En 1971, en vertu de la Loi modifiant le Code canadien du travail (Normes), S.C. 1970‑71‑72, ch. 50, la loi de 1956 a été abrogée et remplacée par des dispositions sur l’égalité des salaires ajoutées dans le Code canadien du travail (Normes), S.C. 1964‑65, ch. 38, qui introduisaient pour la première fois la notion de même établissement, au lieu de celle de même employeur. Le nouveau par. 14a(1) du Code dispose :

14a. (1) Nul employeur ne doit établir ni maintenir des différences de salaires entre des employés du sexe masculin et du sexe féminin, travaillant dans le même établissement industriel, qui accomplissent, dans les mêmes conditions de travail ou dans des conditions analogues, le même travail ou un travail analogue dans l’exécution de tâches nécessitant les mêmes qualifications, le même effort et la même responsabilité, ou des qualifications, un effort et une responsabilité analogues.

Les comparaisons ne pouvaient être effectuées qu’au sein du « même établissement industriel ».

21 En 1977, dans le cadre du train de modifications législatives instaurant la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’art. 14a (qui était alors l’art. 38.1) a été supprimé du Code canadien du travail, L.R.C. 1970, ch. L‑1. L’article 11 de la Loi reprend cette exigence limitative de l’existence de l’« établissement industriel » dans celle de l’« établissement ». Cette modification signifiait que les éléments de comparaison de la parité salariale devaient se retrouver au sein de chaque employeur et à l’intérieur d’ensembles de fonctions ou d’activités suffisamment différenciés pour être reconnus comme établissement distinct. Le ministre de la Justice, l’honorable S. R. Basford, a affirmé à l’époque :

Nous nous sommes servis du terme « établissement » parce que l’on s’en sert dans le Code du travail et qu’il y a toute une série de dispositions de jurisprudence, relatives tant à la Loi sur les relations de travail qu’aux tribunaux, portant sur l’utilisation de ce mot. C’est un terme qui a causé certaines préoccupations auprès des personnes qui nous ont présenté des mémoires, dans la mesure où les employeurs pourraient diviser leurs établissements afin d’établir des échelles salariales différentes dans les diverses divisions. C’est pourquoi on nous a demandé d’utiliser les mots « même employeur », mais cela crée des difficultés véritables pour ce qui est des échelles salariales régionales et des facteurs régionaux et géographiques.

(Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, fascicule no 12, 18 mai 1977, p. 12:19‑12:20)

22 Peu après, la Commission a publié un guide d’interprétation non obligatoire, qui circonscrivait l’« établissement » par référence à des limites géographiques :

L’ÉTABLISSEMENT désigne tous les bâtiments, les ouvrages ou autres endroits de l’entreprise d’un employeur qui se trouvent dans les limites d’une municipalité, d’un district municipal, d’une région métropolitaine, d’un comté ou de la région de la capitale nationale, selon ce qui est le plus étendu, ou toutes limites géographiques plus étendues qui peuvent être établies, par l’employeur ou conjointement par l’employeur et le syndicat.

(Égalité de rémunération pour les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes — Guide d’interprétation de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (1981), p. 4)

23 D’après ce guide d’interprétation, de 1978 jusqu’à l’adoption de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, on pensait donc que le mot « établissement » à l’art. 11 de la Loi désignait une entreprise intégrée et géographiquement cohérente appartenant à un employeur donné. De ce fait, l’analyse de ce mot dans le contexte de la Loi reposait dès le départ sur une définition qui en principe visait l’ensemble des activités de l’entreprise, restreinte seulement par les exigences de la géographie. Cela signifiait que l’entreprise de l’employeur ne pouvait comporter des établissements multiples que si elle incluait des activités multiples et distinctes, ou des subdivisions géographiques.

(4) L’incidence de l’art. 10 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale

24 En présentant le pouvoir d’adopter des ordonnances et la Loi elle‑même (projet de loi C‑25) en 1977, l’honorable S. R. Basford a reconnu que, sur le plan de la parité salariale pour des fonctions équivalentes, certaines provinces avaient reculé devant les difficultés de dépasser l’ancienne norme du salaire égal pour un travail égal. Il a ainsi expliqué l’effet de ces problèmes sur l’approche fédérale qu’exprimaient la nouvelle Loi de 1977 et le pouvoir d’adopter des ordonnances :

Le gouvernement fédéral a adopté une attitude différente : nous devons légiférer quan[t] au principe et, par l’entremise de la Commission et de ses efforts en vue d’établir des lignes directrices, nous pourrons résoudre ces problèmes.

(Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des questions juridiques, fascicule no 11, 17 mai 1977, p. 11:46; voir également l’arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, par. 77‑78.)

25 Par suite de ces changements, les questions de parité salariale sont maintenant tranchées en fonction de l’art. 10 de l’Ordonnance adoptée par la Commission en 1986 en vertu du par. 27(2) de la Loi. Par souci de commodité, nous reproduisons de nouveau ici l’art. 10 :

10. Pour l’application de l’article 11 de la Loi, les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires, que celle‑ci soit ou non administrée par un service central.

Cette nouvelle ordonnance obligatoire ne mentionne plus les limites géographiques.

26 Une nouvelle question se pose alors quant à la nature de la relation entre l’Ordonnance et la Loi. Air Canada a fait valoir devant la Cour que la définition de « établissement » dans l’Ordonnance supplante celle à l’art. 11 de la Loi et qu’il n’était donc pas nécessaire d’examiner celui‑ci ou l’historique de son application. La Commission, quant à elle, a soutenu que l’art. 10 de l’Ordonnance n’explique pas à lui seul le sens de « établissement » pour l’application de la Loi.

27 L’interprétation proposée par Air Canada ne décrit pas fidèlement la relation juridique entre les ordonnances et la Loi. Elles la complètent, mais ne l’abrogent pas. Comme la Cour l’a conclu dans Bell Canada, ces ordonnances sont obligatoires et visent à « préciser la Loi, sans primer de quelque façon que ce soit sur la Loi elle‑même » (par. 48). L’Ordonnance a été adoptée pour permettre à la Commission d’apporter, au besoin, des éclaircissements aux principes maigrement articulés dans la Loi. L’objet de l’art. 10 de l’Ordonnance est donc de compléter les dispositions de la Loi, et non de les supplanter. En conséquence, il faut interpréter les ordonnances d’une manière compatible avec le texte et les objets de la Loi (Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, 2005 CSC 26, par. 38).

28 Il ressort clairement du libellé même de l’art. 10 que celui‑ci ne vise pas à définir la notion d’« établissement ». Au contraire, cette disposition prévoit que, pour l’application de l’art. 11 de la Loi, « les employés d’un établissement comprennent », indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires, que celle‑ci soit ou non administrée par un service central. L’article 10 sert de guide ou de disposition complémentaire pour fournir un contenu et un contexte additionnels dans l’application de la notion d’« établissement ». La rédaction de l’art. 10 de l’Ordonnance qui décrit le terme « même établissement » comme « comprenant » les employés visés par les mêmes politiques en matière de personnel et de salaires indique qu’il ne faut pas considérer ni appliquer cette disposition comme une définition exhaustive : voir New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 376‑377. C’est la conclusion du Tribunal, et nous y souscrivons.

29 Après avoir conclu que l’art. 10 de l’Ordonnance ne fournit pas la seule cartographie permettant de découvrir le sens de « établissement », nous allons maintenant examiner son incidence visée. Comme nous l’avons vu, lorsque la Loi a été adoptée en 1977, on pensait que le terme « établissement » à l’art. 11 avait un sens précis, soit celui d’une entreprise intégrée et géographiquement cohérente, comme l’a confirmé le guide non obligatoire de 1978. Étant donné que l’Ordonnance de 1986 ne peut être interprétée comme primant de quelque façon que ce soit sur une disposition de la Loi, il s’agit de déterminer dans quelle mesure l’art. 10 de l’Ordonnance a précisé le sens de « établissement » à l’art. 11 de la Loi.

30 Le contexte de l’entrée en vigueur de l’art. 10 est révélateur. D’abord, malgré certaines propositions en ce sens, la notion d’« établissement » n’a pas été supprimée de la Loi. Il restait encore à décrire les établissements et à y trouver les éléments de comparaison. Puis, en mars 1985, la Commission a publié des notes d’information indiquant que l’Ordonnance proposée visait à établir une nouvelle façon de dégager le sens du mot « établissement ». La nouvelle ordonnance allait au‑delà des briques et du mortier, des unités organisationnelles formelles et de la géographie. Elle adoptait, comme approche fondamentale, une méthode qui mettait l’accent sur le dénominateur commun des politiques en matière de rémunération et de personnel. La Commission a affirmé :

On déterminera l’établissement en fonction des lignes de conduite de l’employeur en matière de rémunération et de personnel plutôt qu’en fonction d’un lieu géographique ou d’une unité organisationnelle.

On considérera que les employés d’un employeur font partie du même établissement lorsqu’ils sont visés par un ensemble commun de directives, de règlements et de procédures; et lorsque ces directives, ces règlements et ces procédures sont élaborés et contrôlés centralement, même si leur administration est déléguée à de plus petites unités organisationnelles. [Nous soulignons.]

(Notes d’information sur l’ordonnance proposée — l’égalité de rémunération pour des fonctions équivalentes (mars 1985), p. 22)

31 La Commission a expliqué ce changement en ces termes :

On veut ainsi tenir compte par exemple d’une situation où des employés travaillant dans des endroits ou des régions différents sont visés par la même convention collective. Une définition géographique de l’établissement risque de restreindre la portée d’un recours à l’endroit géographique ou à l’unité organisationnelle où se trouve le plaignant, même lorsque d’autres employés sont assujettis aux mêmes conditions à d’autres endroits. [p. 11]

32 Après avoir invité les parties intéressées à se prononcer sur le changement qu’elle se proposait d’apporter à l’interprétation de « établissement » à l’art. 11 de la Loi, la Commission a reçu plusieurs observations de représentants d’employeurs et de syndicats. Par suite de ces observations, en septembre 1985, la Commission a reformulé la directive qu’elle avait proposée au sujet de la notion d’« établissement », précisant que même les employés se trouvant dans des endroits géographiques différents pourraient être réputés appartenir au même établissement et que ni la portée des unités de négociation collective ni le contenu des conventions ne constitueraient des facteurs déterminants :

[traduction] On considérera que les employés d’un employeur font partie du même établissement lorsqu’ils sont visés par une politique générale commune contrôlée centralement, même si son application peut être déléguée à de plus petites unités organisationnelles. Il est entendu qu’une convention collective entre l’employeur et l’agent négociateur ne constitue pas une politique générale en matière de personnel et de rémunération. [Nous soulignons.]

33 Dans une note de service envoyée aux membres de la Commission, le chef de la section de l’équité salariale de celle‑ci, T. N. Ulch, a confirmé que le but recherché était de réfuter la prétention que chaque convention collective correspond à un établissement distinct :

[traduction] [L]e texte de l’ordonnance sur l’établissement sera modifié pour refléter l’intention de la Commission de définir le mot établissement aussi largement que possible. On a craint que le libellé actuel puisse être interprété d’une manière qui limiterait l’établissement à une seule unité de négociation collective; [Nous soulignons.]

34 Même si le texte définitif de l’art. 10 de l’Ordonnance diffère quelque peu du texte proposé en septembre 1985, les deux projets de définition précédents, lus en corrélation avec le libellé définitif de l’art. 10, reflètent une intention constante : tous les employés visés par « un ensemble commun de directives, de règlements et de procédures [en matière de personnel et de rémunération] », une « politique générale commune » ou la « même politique en matière de personnel et de salaires » appartiennent au même établissement, peu importe qu’ils soient régis par des conventions collectives différentes ou qu’ils se trouvent ou non dans le même endroit géographique. Les entreprises géographiquement diversifiées n’étaient plus exclues de la portée de la notion d’« établissement » à l’art. 11 de la Loi, si elles étaient visées par une politique commune.

35 Il s’agit donc là de la principale précision apportée par l’art. 10 de l’Ordonnance : sans égard aux différences régionales ou géographiques ou aux divergences entre les conventions collectives, on peut conclure, selon l’art. 11 de la Loi, que les employés visés par la même politique en matière de salaires et de personnel font partie du même établissement.

(5) Politique commune en matière de salaires et de personnel

36 En raison de cette interprétation de « établissement », il faut donc déterminer si l’employeur a effectivement mis en place une politique commune. La recherche de la « même politique en matière de personnel et de salaires » consiste en un examen factuel de la question de savoir s’il existe un ensemble commun de principes ou une ligne de conduite générale adoptée par l’employeur à l’égard de ses relations employeur‑employés, y compris la négociation collective. Il ne s’agit pas, en toute déférence, d’examiner chaque modalité de chaque convention collective ou contrat de travail pour trouver une prépondérance de modalités communes ou distinctes. De plus, vu la nature du processus de négociation collective et les concessions mutuelles qu’il comporte, il est possible que le contenu de la convention ne reflète pas entièrement les politiques de l’employeur. L’enquête, nous le répétons, ne vise pas tant les conventions collectives que les politiques, méthodes et objectifs de l’employeur lui‑même, que l’on pourrait considérer comme une « même politique ». Une politique peut ainsi être commune malgré des différences dans les conditions de travail. Si le caractère commun des politiques, méthodes et objectifs est établi, un établissement fictif comportant des fonctions ou groupes professionnels différents prend naissance, pour ensuite servir à dégager les éléments de comparaison appropriés pour la parité salariale.

37 Le sens de « même politique en matière de personnel et de salaires » à l’art. 10 de l’Ordonnance n’est ni aussi compliqué ni aussi restrictif que le prétend Air Canada. Nous ne voudrions pas adopter un simple critère abstrait de contrôle, qui risquerait de devenir formaliste. Nous ne voudrions pas non plus accepter, sans d’autres précisions, l’emploi de la notion d’âme dirigeante, qui pourrait conduire à l’application d’un simple critère abstrait de contrôle corporatif. L’emploi d’un tel critère abrogerait, en effet, l’exigence légale qu’il y ait un établissement. L’examen continue cependant de porter sur l’employeur et les objectifs en matière d’emploi qu’il entend mettre en œuvre. Le terme « même politique en matière de personnel et de salaires » implique l’existence d’objectifs fondamentaux dont la réalisation dépend de l’établissement des conditions de travail de ses employés, y compris ceux qui sont régis par des conventions collectives. C’est dans ce sens que la Commission a toujours interprété la notion d’« établissement ». La combinaison du bon sens et de l’objectif législatif conforte cette interprétation. Il est regrettable qu’Air Canada résiste depuis près de 15 ans à cette définition pragmatique du terme « même politique en matière de personnel et de salaires », occasionnant ainsi d’énormes frais à elle‑même et au public, ainsi qu’un retard intolérable sur le plan de la parité salariale dans l’éventualité où les agents de bord auraient finalement gain de cause.

38 Le but de l’art. 10 de l’Ordonnance est de rattacher une obligation de parité salariale à tous les employés faisant partie d’un [traduction] « groupe visé par une politique ». Lorsqu’un groupe d’employés est ainsi visé par une politique commune, la loi impose à l’employeur la responsabilité de veiller à la parité salariale entre ces employés, pour des fonctions équivalentes, même si les fonctions exécutées dans les différents secteurs sont régies par des conventions collectives distinctes. Par contre, si l’employeur a une entreprise où les questions de salaires et de personnel sont dictées par des politiques distinctes s’appliquant à différents secteurs, il est difficile de voir comment on pourrait exiger de lui qu’il pratique la parité salariale à l’égard de ces secteurs.

39 Cela ne signifie pas que les modalités des conventions collectives ne sont pas pertinentes, mais seulement que leur pertinence demeure limitée. La question qui se pose est celle de l’existence de politiques et objectifs communs régissant le processus de négociation pour le compte de l’employeur. La nature de la politique de négociation sous‑jacente ainsi que de son incidence et de son effet contraignant sur le processus de négociation est plus significative que les modalités finalement négociées. Cela est d’autant plus vrai que, de par leur nature même, les modalités des contrats de travail et des conventions collectives varient selon les impératifs de l’employé ou de l’unité de négociation. Le recours à ces différences pour faire obstacle à des comparaisons salariales irait à l’encontre de l’objet même de l’art. 11 de la Loi, qui consiste à déterminer si la disparité salariale entre des unités de négociation ou classes d’emploi à prédominance masculine et celles à prédominance féminine constitue un acte discriminatoire.

40 Si l’examen devait être axé sur les différences de modalités qui existent entre les conventions collectives, comme le propose Air Canada, les milieux de travail seraient soustraits aux comparaisons mêmes que la Loi envisageait. Cela reviendrait à assimiler « établissement » à « unité de négociation », ce qui minerait l’objet de la Loi, qui consiste à déterminer si les salaires versés aux femmes témoignent d’une sous‑évaluation fondée sur une discrimination systémique entraînant non seulement un cloisonnement professionnel, mais aussi une diminution du pouvoir de négociation et, vraisemblablement, des salaires et des avantages sociaux. Comme la Cour l’a indiqué dans Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, par. 42, dans le contexte des droits de la personne, une interprétation selon laquelle « l’institution de la discrimination systémique reçoit l’approbation de la loi [. . .] n’est pas acceptable ».

41 En définitive, l’interprétation proposée par Air Canada transformerait la négociation collective en outil de renforcement des pratiques discriminatoires. La liberté d’association constitue un droit fondamental garanti par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les méthodes actuelles d’accréditation syndicale et de négociation collective existent depuis longtemps et sont bien établies. Les codes du travail visent à conférer une grande portée à la liberté de négociation collective, de manière à assurer un certain degré d’équilibre, de stabilité et de paix sur le plan des relations de travail. La négociation collective ne s’effectue toutefois pas en vase clos et les conventions de travail ne sont ni interprétées ni appliquées dans le vide. Elles sont circonscrites par un environnement juridique qui interdit notamment les pratiques discriminatoires (F. Morin et J.‑Y. Brière, Le droit de l’emploi au Québec (2e éd. 2003), p. 973‑977). La parité salariale peut très bien avoir une incidence sur la conduite ou l’issue des négociations en tant que partie intégrante d’un environnement juridique que les parties doivent prendre en considération dans le processus de négociation collective. Les principes en matière de droits de la personne font souvent partie des conventions collectives, explicitement ou implicitement (Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42).

42 En outre, en raison du caractère préliminaire de la question de « l’établissement », on ne peut avoir eu l’intention de l’assujettir à un examen prolongé des modalités de la multitude de conventions, manuels, politiques et directives qui régissent les employés. On ne saurait affirmer avec certitude quels seront les fruits de la comparaison. Les détails des conventions collectives et les autres caractéristiques particulières de la relation de travail sont plus pertinents une fois que les comparaisons sont effectuées qu’au cours d’un exercice destiné à rendre celles‑ci impossibles. La recherche et l’appréciation des éléments de comparaison appropriés font partie des fonctions essentielles de la Commission et du Tribunal.

43 Compte tenu des politiques communes en matière de salaires et de personnel applicables aux employés des trois groupes, nous concluons, comme la Cour d’appel fédérale, qu’ils travaillent dans le même établissement. Il existe suffisamment d’indices démontrant que les trois unités de négociation sont visées par la même politique en matière de personnel et de salaires. Les facteurs peuvent varier d’un employeur à l’autre. Dans le cas d’Air Canada, malgré la structure et l’historique de ses relations de travail, les trois unités constituent l’établissement au sens de l’art. 11 de la Loi.

44 La Cour d’appel fédérale a jugé que les énoncés de politique d’Air Canada ont établi un ensemble commun de directives générales relatives à la gestion de ses relations de travail. Ces politiques générales constituaient le fondement des relations particulières avec chaque groupe d’employés. Elles reflétaient une approche commune pour la négociation collective, l’administration des contrats de travail et les méthodes de communication avec les syndicats et les employés. Air Canada veillait également à préserver l’intégrité des stratégies et préoccupations communes en matière de négociation, comme il ressort du document [traduction] « Politique et principes d’Air Canada en matière de relations de travail » du 22 mai 1991. Les conventions différaient. Bien que mises en place de façon diverse, les politiques communes sont demeurées en vigueur. En conséquence, les pilotes, les mécaniciens et les agents de bord, entre autres, forment un établissement. On peut, à juste titre, chercher les éléments de comparaison pertinents à l’intérieur de celui‑ci.

IV. Dispositif

45 Par conséquent, le pourvoi est rejeté avec dépens devant toutes les cours. Étant donné que la question préliminaire soumise par la Commission au Tribunal est tranchée, l’affaire est renvoyée devant la Commission pour qu’elle poursuive son enquête sur l’équité salariale.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l’appelante : Heenan Blaikie, Montréal.

Procureurs de l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.

Procureurs de l’intimé le Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) : Caley & Wray, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Sous‑procureur général du Canada, Ottawa.

Procureurs de l’intervenant Postes Canada : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.

Procureurs de l’intervenant le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier : Sack Goldblatt Mitchell, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la fonction publique du Canada : Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, Toronto.

Procureurs de l’intervenant les Employeurs des transports et communications de régie fédérale : Torys, Toronto.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. L’affaire est renvoyée devant la Commission des droits de la personne pour qu’elle poursuive son enquête afin de déterminer s’il y a discrimination salariale

Analyses

Droits de la personne - Pratiques discriminatoires - Parité salariale - Définition de « établissement » - Selon la législation canadienne sur les droits de la personne, constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même « établissement », des fonctions équivalentes - Les agents de bord, les pilotes et les mécaniciens de la compagnie aérienne appartiennent‑ils au même établissement pour les comparaisons salariales? - Les employés sont‑ils visés par la même politique en matière de personnel et de salaires? - Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, art. 11 - Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86‑1082, art. 10.

Législation - Interprétation - Ordonnances - Adoption de l’Ordonnance pour apporter des éclaircissements quant à l’interprétation de la loi - Nature de la relation entre les ordonnances et la loi - Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, art. 11 - Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86‑1082, art. 10.

Le syndicat des agents de bord a, en vertu de l’art. 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, déposé une plainte contre l’employeur, la compagnie aérienne, pour discrimination dont il aurait fait preuve à l’égard des agents de bord, groupe à prédominance féminine, en ne leur versant pas le même salaire qu’aux mécaniciens et aux pilotes, groupes à prédominance masculine. Selon l’art. 11, constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même « établissement », des fonctions équivalentes. Selon l’art. 10 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, adoptée en vertu de la Loi, les employés d’un établissement comprennent tous les employés visés par la « même politique en matière de personnel et de salaires ». En examinant une question préliminaire, le Tribunal canadien des droits de la personne a estimé que les salaires des agents de bord ne pouvaient être comparés avec ceux des deux autres groupes puisqu’ils n’appartenaient pas au même « établissement ». Il a souligné que la vaste majorité des politiques de l’employeur en matière de salaires et de personnel visant les employés des trois groupes se trouvaient dans des conventions collectives distinctes ainsi que dans des manuels propres à chaque secteur ne s’appliquant qu’à une unité de négociation donnée. Étant donné les différences entre les politiques consignées dans ces conventions et manuels, le Tribunal a conclu que les agents de bord n’avaient pas réussi à établir l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires et a donc rejeté la plainte. Lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale, Section de première instance, a confirmé le rejet, mais la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel du syndicat.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté. L’affaire est renvoyée devant la Commission des droits de la personne pour qu’elle poursuive son enquête afin de déterminer s’il y a discrimination salariale.

Selon l’art. 10 de l’Ordonnance, qui complète l’art. 11 de la Loi, les employés visés par la même politique en matière de personnel et de salaires appartiennent au même établissement, peu importe qu’ils soient régis par des conventions collectives différentes ou qu’ils se trouvent ou non dans le même endroit géographique. La recherche de la « même politique en matière de personnel et de salaires » consiste en un examen factuel de la question de savoir si l’employeur applique un ensemble commun de principes ou adopte une ligne de conduite générale à l’égard de ses relations employeur‑employés, y compris la négociation collective. Les facteurs peuvent varier d’un employeur à l’autre et une politique peut être commune malgré des différences dans les conditions de travail. À la fin de l’enquête, si l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires est établie, un établissement fictif comportant des fonctions ou groupes professionnels différents prend naissance, pour ensuite servir à dégager les éléments de comparaison appropriés pour la parité salariale. [27-36] [43]

La recherche de la « même politique en matière de personnel et de salaires » ne consiste pas à examiner chaque modalité de chaque convention collective ou contrat de travail pour trouver une prépondérance de modalités communes ou distinctes. Les modalités des conventions collectives sont pertinentes, mais leur pertinence demeure limitée. De par leur nature même, ces modalités varient selon les impératifs de l’employé ou de l’unité de négociation. Le recours à ces différences pour faire obstacle à des comparaisons salariales irait à l’encontre de l’objet même de l’art. 11. De plus, si l’examen devait être axé sur ces différences, cela reviendrait à assimiler « établissement » à « unité de négociation », ce qui minerait l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne. [36] [39-40]

En l’espèce, les agents de bord, les mécaniciens et les pilotes appartiennent au même « établissement ». L’employeur a mis en place une politique commune qui reflétait une approche commune pour la négociation collective, l’administration des contrats de travail et ses méthodes de communication avec les syndicats et les employés, ainsi que ses stratégies et préoccupations communes en matière de négociation. Même si les conventions collectives des groupes différaient et que les politiques communes ont peut‑être été mises en place de façon diverse, les politiques communes sont demeurées en vigueur. [43-44]


Parties
Demandeurs : Canada (Commission des droits de la personne)
Défendeurs : Lignes aériennes Canadien International ltée

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, [2003] 1 R.C.S. 884, 2003 CSC 36
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114
Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146
Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, 2005 CSC 26
New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319
Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2d).
Code canadien du travail, S.R.C. 1970, ch. L‑1, art. 38.1 [abr. 1976‑77, ch. 33, art. 66].
Code canadien du travail (Normes), S.C. 1964‑65, ch. 38, art. 14a(1) [aj. 1970‑71‑72, ch. 50, art. 8].
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, art. 11, 27(2).
Loi modifiant le Code canadien du travail (Normes), S.C. 1970‑71‑72, ch. 50.
Loi sur l’égalité de salaire pour les femmes, S.C. 1956, ch. 38, art. 4(1).
Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86‑1082, art. 10.
Doctrine citée
Canada. Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, fascicule no 11, le 17 mai 1977, 2e sess., 30e lég., 1976‑1977, p. 11:46.
Canada. Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, fascicule no 12, le 18 mai 1977, 2e sess., 30e lég., 1976‑1977, p. 12:19‑12:20.
Canada. Commission canadienne des droits de la personne. Égalité de rémunération pour les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes — Guide d’interprétation de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ottawa : La Commission, réimprimé mai 1981.
Canada. Commission canadienne des droits de la personne. Notes d’information sur l’ordonnance proposée — l’égalité de rémunération pour des fonctions équivalentes. Ottawa : La Commission, 1985.
Lavoie, Linda, et Myriam Trudel. Loi sur l’équité salariale annotée. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2001.
Morin, Fernand, et Jean‑Yves Brière. Le droit de l’emploi au Québec, 2e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2003.

Proposition de citation de la décision: Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International ltée, 2006 CSC 1 (26 janvier 2006)


Origine de la décision
Date de la décision : 26/01/2006
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2006 CSC 1 ?
Numéro d'affaire : 30323
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-01-26;2006.csc.1 ?
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