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27/04/2006 | CANADA | N°2006_CSC_15

Canada | R. c. Rodgers, 2006 CSC 15 (27 avril 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, 2006 CSC 15

Date : 20060427

Dossier : 30319

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante / Intimée à l’appel incident

et

Dennis Rodgers

Intimé / Appelant à l’appel incident

et

Procureur général du Canada, procureur général du Québec,

procureur général de la Nouvelle‑Écosse, procureur général du

Nouveau‑Brunswick et procureur général de la

Colombie‑Britannique

Intervenants

Traduction françai

se officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 66)

Motifs dissidents:
...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, 2006 CSC 15

Date : 20060427

Dossier : 30319

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante / Intimée à l’appel incident

et

Dennis Rodgers

Intimé / Appelant à l’appel incident

et

Procureur général du Canada, procureur général du Québec,

procureur général de la Nouvelle‑Écosse, procureur général du

Nouveau‑Brunswick et procureur général de la

Colombie‑Britannique

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 66)

Motifs dissidents:

(par. 67 à 99)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache et Abella)

Le juge Fish (avec l’accord des juges Binnie et Deschamps)

______________________________

R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, 2006 CSC 15

Sa Majesté la Reine Appelante/Intimée au pourvoi incident

c.

Dennis Rodgers Intimé/Appelant au pourvoi incident

et

Procureur général du Canada, procureur général du Québec,

procureur général de la Nouvelle‑Écosse, procureur général du

Nouveau‑Brunswick et procureur général de la Colombie‑

Britannique Intervenants

Répertorié : R. c. Rodgers

Référence neutre : 2006 CSC 15.

No du greffe : 30319.

2005 : 15 novembre; 2006 : 27 avril.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Borens et Cronk) (sub nom. R. c. Jackpine) (2004), 70 O.R. (3d) 97, 237 D.L.R. (4th) 122, 184 O.A.C. 354, 182 C.C.C. (3d) 449, 21 C.R. (6th) 284, [2004] O.J. No. 1073 (QL), qui a accueilli un appel contre une ordonnance du juge Trainor, [2001] O.J. No. 3866 (QL), qui avait rejeté une demande d’annulation d’une autorisation de prélèvement de substances corporelles pour analyse génétique. Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, les juges Binnie, Deschamps et Fish sont dissidents.

Kenneth L. Campbell et Michal Fairburn, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.

Gregory Lafontaine et Vincenzo Rondinelli, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.

Ronald C. Reimer, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Sabin Ouellet et Annie‑Claude Bergeron, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Peter P. Rosinski, pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.

William B. Richards, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Beverly MacLean, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Abella et Charron rendu par

La juge Charron —

1. Aperçu

1 Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de l’art. 487.055 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui prévoit qu’un juge de la cour provinciale peut, sur demande ex parte et pour analyse génétique, autoriser le prélèvement d’échantillons d’ADN sur trois catégories de personnes déclarées coupables et condamnées à une peine d’emprisonnement : a) celles déjà déclarées « délinquants dangereux », b) celles déclarées coupables de « plusieurs meurtres commis à différents moments » et c) celles déclarées coupables de « plus d’une infraction sexuelle » et qui, à la date de la demande, purgent toujours une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus pour l’une ou plusieurs de ces infractions. Contrairement aux demandes fondées sur les art. 487.051 et 487.052, qui visent les contrevenants déclarés coupables mais dont la peine n’a pas encore été déterminée, la demande fondée sur cette disposition est qualifiée de « rétrospective » dans les présents motifs.

2 Dennis Rodgers, un délinquant sexuel récidiviste auquel s’applique ce régime législatif rétrospectif, conteste la constitutionnalité de la disposition au motif qu’elle contrevient aux art. 7 et 8 et aux al. 11h) et i) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il soutient que la disposition ne respecte pas les normes constitutionnelles minimales sous trois rapports : a) elle autorise l’audition ex parte de la demande sans que l’atteinte au droit fondamental à l’équité procédurale ne soit justifiée; b) elle permet la saisie d’un échantillon de l’ADN d’un condamné sans que ne soit établie au préalable l’existence de motifs raisonnables et probables de relier cette personne à un crime non résolu; c) elle punit de nouveau le contrevenant pour une infraction sous‑jacente et l’empêche de bénéficier de la peine la moins sévère prévue pour cette infraction au moment de sa déclaration de culpabilité. Subsidiairement, M. Rodgers fait valoir que même si la disposition est constitutionnelle, le juge qui a autorisé le prélèvement n’avait pas compétence parce qu’il a entendu la demande ex parte sans que n’ait été établie la nécessité de le faire.

3 La demande de M. Rodgers fondée sur la Charte et sa demande de certiorari ont été rejetées en tous points par la Cour supérieure de justice de l’Ontario ([2001] O.J. No. 3866 (QL)). La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la constitutionnalité de la disposition, mais elle a présumé que l’art. 487.055 nécessitait une audition inter partes ((2004), 70 O.R. (3d) 97). Elle a conclu que le juge de la cour provinciale ayant accordé l’autorisation avait commis une erreur juridictionnelle en entendant la demande ex parte à défaut de tout élément justifiant l’omission de donner un préavis à M. Rodgers. L’autorisation de prélever des substances corporelles sur ce dernier a donc été annulée, et la demande d’autorisation a été renvoyée à la Cour de justice de l’Ontario pour qu’elle statue de nouveau. Le ministère public en appelle de l’annulation de l’autorisation. M. Rodgers interjette un appel incident contre le rejet de sa contestation constitutionnelle.

4 Nul doute que la preuve génétique a révolutionné le déroulement de l’enquête et de la poursuite dans le cas de nombreux crimes. Elle a non seulement permis d’identifier et de poursuivre de nombreux criminels dangereux, mais aussi de disculper bon nombre de personnes soupçonnées ou déclarées coupables à tort. On ne saurait trop insister sur l’importance de cette percée médico‑légale pour l’administration de la justice. On ne peut non plus faire abstraction des graves répercussions de la saisie et de l’utilisation d’échantillons d’ADN par l’—tat sur la protection de la vie privée et sur la sécurité de la personne. Un juste équilibre doit être établi entre ces intérêts opposés, compte tenu des paramètres constitutionnels.

5 Pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion que le prélèvement sur les catégories de condamnés désignées d’échantillons d’ADN destinés à la banque de données génétiques n’est pas abusif au sens de l’art. 8 de la Charte. La société a indéniablement intérêt à ce que les organismes chargés du contrôle d’application de la loi recourent à cette technique performante pour identifier les contrevenants. L’atteinte à l’intégrité physique est minime. L’effet attentatoire possible sur le droit à la vie privée est soigneusement circonscrit par des garanties légales qui ne permettent l’utilisation de la banque de données génétiques qu’à des fins d’identification. En tant que condamnés purgeant toujours leur peine, les personnes visées à l’art. 487.055 ont des attentes considérablement réduites en matière de vie privée. De plus, leurs crimes leur ont fait perdre tout espoir raisonnable que les organismes chargés du contrôle d’application de la loi ignorent leur identité. Compte tenu des intérêts en jeu et des garanties procédurales offertes par le régime législatif, j’estime par ailleurs que le caractère ex parte de l’instance satisfait aux exigences de l’art. 7 de la Charte en matière d’équité procédurale. Enfin, les al. 11h) et i) de la Charte sont inapplicables. Le prélèvement d’un échantillon d’ADN ne constitue pas davantage une peine au sens de l’art. 11 que la prise des empreintes digitales ou une autre mesure d’identification.

6 J’arrive également à la conclusion que le juge qui a accordé l’autorisation n’a pas commis d’erreur juridictionnelle en entendant la demande ex parte. La Cour d’appel a eu tort de présumer que l’art. 487.055 nécessitait une audition inter partes. Cette disposition claire permet expressément, sans l’exiger, le déroulement de l’instance ex parte. L’omission de lui donner un préavis n’a pas privé M. Rodgers de son droit à l’équité procédurale. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public, d’annuler le jugement de la Cour d’appel, de rejeter le pourvoi incident de M. Rodgers, ainsi que sa demande fondée sur la Charte et sa demande de certiorari.

7 Avant d’analyser les faits et les questions en litige, j’examinerai les dispositions de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques, L.C. 1998, ch. 37, et du Code criminel relatives à la banque de données génétiques. Il importe de bien circonscrire le régime législatif et son objet pour statuer sur les prétentions constitutionnelles des parties.

2. Le régime législatif

8 La Loi sur l’identification par les empreintes génétiques régit la création, le fonctionnement et le maintien d’une banque nationale de données génétiques. Elle doit être interprétée en corrélation avec les dispositions du Code criminel sur le prélèvement et l’utilisation d’échantillons d’ADN. Dans l’arrêt R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678, 2003 CSC 60, notre Cour a réparti dans deux ensembles les dispositions relatives à la preuve génétique. Le premier ensemble, dont la constitutionnalité a été confirmée dans cet arrêt, régit la fouille, la perquisition et la saisie du matériel génétique d’un suspect pour les besoins d’une enquête sur une infraction désignée. Le deuxième régit le prélèvement sur un condamné d’un échantillon d’ADN destiné à la banque nationale de données génétiques. L’article 487.055, la disposition contestée en l’espèce, fait partie de ce dernier ensemble.

9 Il existe trois catégories de condamnés sur lesquels le prélèvement d’un échantillon d’ADN destiné à la banque de données peut être autorisé par une cour de justice. Premièrement, l’art. 487.051 s’applique à la personne déclarée coupable d’une infraction désignée après l’entrée en vigueur de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques. Deuxièmement, l’art. 487.052 vise la personne déclarée coupable d’une infraction désignée commise avant l’entrée en vigueur de la loi, mais dont la peine n’a pas encore été déterminée. (Les infractions désignées sont définies à l’art. 487.04 et correspondent généralement aux infractions les plus graves prévues dans le Code criminel et dont on peut raisonnablement s’attendre à ce que la perpétration laisse des traces d’ADN.) Troisièmement, l’art. 487.055 s’applique à trois catégories de personnes déclarées coupables et condamnées à une peine avant l’entrée en vigueur de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques : a) celles déjà déclarées « délinquants dangereux », b) celles déclarées coupables de « plusieurs meurtres commis à différents moments » et c) celles déclarées coupables de « plus d’une infraction sexuelle » et qui, à la date de la demande, purgent toujours une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus pour l’une ou plusieurs de ces infractions. (La liste des contrevenants visés a été élargie par la suppression de l’exigence de « plusieurs meurtres commis à différents moments » et par l’inclusion des délinquants sexuels dangereux et des personnes déclarées coupables d’homicide involontaire coupable qui, à la date de la demande, purgent toujours une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus pour cette infraction (L.C. 2005, ch. 25, art. 5).) Seul l’article 487.055, relatif à la demande rétrospective, fait l’objet du présent pourvoi. Toutefois, l’atteinte alléguée à l’art. 8 de la Charte — l’absence de motifs raisonnables et probables de relier le condamné à une enquête en particulier — vise les trois dispositions.

10 La Loi sur l’identification par les empreintes génétiques précise son objet à l’art. 3 :

3. La présente loi a pour objet l’établissement d’une banque nationale de données génétiques destinée à aider les organismes chargés du contrôle d’application de la loi à identifier les auteurs présumés d’infractions désignées, y compris de celles commises avant l’entrée en vigueur de la présente loi.

L’objectif de l’établissement d’une banque nationale de données génétiques ressort des principes énoncés à l’art. 4 :

4. Les principes suivants sont reconnus et proclamés :

a) la protection de la société et l’administration de la justice sont bien servies par la découverte, l’arrestation et la condamnation rapides des contrevenants, lesquelles peuvent être facilitées par l’utilisation de profils d’identification génétique;

b) ces profils, de même que les substances corporelles prélevées en vue de les établir, ne doivent servir qu’à l’application de la présente loi, à l’exclusion de toute autre utilisation qui n’y est pas autorisée;

c) afin de protéger les renseignements personnels, doivent faire l’objet de protections :

(i) l’utilisation et la communication de l’information contenue dans la banque de données — notamment des profils — , de même que son accessibilité,

(ii) l’utilisation des substances corporelles qui sont transmises au commissaire pour l’application de la présente loi, de même que leur accessibilité.

11 Au paragraphe 58 de son mémoire, l’intervenant le procureur général du Canada résume bien les mesures visant à protéger les renseignements personnels conformément aux principes énoncés à l’art. 4 :

[traduction]

a) Une demande d’autorisation de prélever des substances corporelles pour analyse génétique doit être présentée par écrit à un juge de la cour provinciale. Le juge doit tenir compte de critères précis pour déterminer s’il convient d’y faire droit ou non.

b) La catégorie de personnes sur lesquelles peut être autorisé le prélèvement de substances corporelles pour analyse génétique ne comprend que certains condamnés violents : par. 487.055(1) du Code criminel.

c) Les échantillons de substances corporelles prélevés en application d’une autorisation ne peuvent être utilisés que pour analyse génétique et inclusion dans la banque nationale de données génétiques. Toute partie non utilisée d’un échantillon doit être entreposée en lieu sûr à la banque nationale de données génétiques : par. 487.08(1) du Code criminel.

d) Commet une infraction criminelle quiconque utilise à d’autres fins que leur transmission à la banque nationale de données génétiques des échantillons de substances corporelles obtenus en application d’une autorisation ou les résultats de leur analyse génétique. Il s’agit d’une infraction mixte punissable, par voie de mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de deux ans : par. 487.08(2) et (3) du Code criminel.

e) Un profil d’identification génétique ou un échantillon de substances corporelles n’est utilisé à la banque nationale de données génétiques que pour comparer le profil d’un contrevenant avec ceux du fichier de criminalistique. L’utilisation des renseignements ou des échantillons de substances corporelles entreposés et la communication des renseignements qu’ils peuvent contenir n’interviennent qu’à des fins d’identification conformément à la Loi. L’accès à la banque est limité. Le non‑respect de l’une ou l’autre des dispositions en cause constitue une infraction mixte punissable, par voie de mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de deux ans : par. 6(6), 6(7), 10(3), 10(5) et art. 8 et 11 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques.

f) Le fait que le profil d’identification génétique d’une personne se trouve ou non dans le fichier des condamnés ne peut être communiqué qu’à un laboratoire ou un organisme chargé du contrôle d’application de la loi aux fins d’une enquête ou à un utilisateur autorisé du fichier automatisé des relevés de condamnations criminelles géré par la GRC : art. 6 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques.

g) Conservé en lieu s—r à la banque de données génétiques par mesure de prudence, un échantillon de substances corporelles saisi ne peut être utilisé qu’aux fins d’une analyse génétique complémentaire rendue nécessaire par les « progrès techniques importants » survenus depuis l’établissement initial du profil d’identification génétique. Les résultats d’une telle analyse subséquente et tout résidu de l’échantillon de substances corporelles font l’objet des mêmes mesures de contrôle strictes que le profil et l’échantillon de départ : art. 10 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques.

h) Lorsqu’un profil d’identification génétique ne peut être établi à partir des échantillons de substances corporelles prélevés en application de l’autorisation, l’obtention d’échantillons supplémentaires requiert une nouvelle autorisation : art. 487.091 du Code criminel.

i) Un Comité consultatif de la banque nationale de données génétiques a été constitué par règlement. Il se compose du président, du vice‑président, du représentant du Commissariat à la protection de la vie privée et d’au plus six autres membres pouvant représenter les milieux policier, juridique, scientifique et universitaire. L’ancien juge de cette Cour aujourd’hui à la retraite, Peter Cory, est actuellement l’un des deux représentants du milieu juridique. Les fonctions du Comité englobent l’examen, de sa propre initiative ou à la demande du commissaire, de « toute question concernant l’établissement et le fonctionnement » de la banque de données. Le Comité présente chaque année son rapport au commissaire : Règlement sur le Comité consultatif de la banque nationale de données génétiques, DORS/2000‑181.

j) Chaque année, le commissaire de la GRC présente un rapport sur l’activité de la banque nationale de données génétiques : art. 13.1 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques.

k) La Loi prévoit expressément que ses dispositions et son application font l’objet d’un examen parlementaire cinq ans après son entrée en vigueur. Cet examen devrait avoir lieu à l’automne 2005 : art. 13 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques.

l) La Loi permet le partage des profils d’identification génétique (mais non des échantillons de substances corporelles entreposés) avec des gouvernements étrangers et des organisations internationales, mais uniquement pour les besoins légitimes de l’application de la loi, dans le cadre d’un accord ou d’une entente intervenus entre le gouvernement du Canada et le gouvernement étranger ou l’organisation internationale : par. 6(4) de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques. Le règlement pris en vertu de la Loi exige en outre que ces accords ou ententes « prévoi[ent] des mécanismes de protection des renseignements personnels qui sont utilisés ou communiqués en application de ces accords ou ententes » : Règlement sur l’identification par les empreintes génétiques, DORS/2000‑300. [Notes omises.]

12 Le ministère public a également déposé la déclaration sous serment du Dr Ron Fourney, chercheur à la GRC depuis 1988 et actuel responsable de la banque de données, pour établir le fonctionnement concret de celle‑ci. M. Rodgers n’a pas mis en doute l’exactitude de cet élément de preuve. Dans sa déclaration sous serment, le Dr Fourney donne des précisions sur les mesures prises pour assurer l’anonymat des échantillons et des profils, leur sécurité physique et la confidentialité en génétique médicale des particuliers. Dans l’arrêt S.A.B., par. 49, la juge Arbour a dit ce qui suit au sujet d’un élément de preuve similaire :

[L]’analyse génétique est faite uniquement à des fins médico‑légales et elle ne révèle aucune caractéristique médicale, physique ou mentale; elle ne sert qu’à fournir des renseignements d’identification qui peuvent être comparés à un échantillon existant. Le témoignage du Dr Ron Fourney lors des Délibérations du comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, fascicule no 43, 25 novembre 1998, p. 43:46, confirme l’interprétation de la communauté scientifique quant à l’ADN qui peut être utilisé dans le cadre d’une analyse médico‑légale :

[À] titre d’experts en criminalistique, nous nous intéressons à tout ce qui code pour rien. Autrement dit, nous étudions des morceaux anonymes d’ADN. De par une convention internationale adoptée à Venise en 1993, les experts en criminalistique du monde entier conviennent d’utiliser des marqueurs de STR — c’est‑à‑dire séquence courte répétée en tandem — ou des morceaux d’ADN. Par convention, les seuls cas permis en criminalistique sont ceux qui ne permettent pas de prédire des caractéristiques médicales, physiques ou mentales.

13 En sus des mesures légales de protection des renseignements personnels, le Code criminel prescrit les modalités de prélèvement d’un échantillon d’ADN. Dans l’arrêt S.A.B., la juge Arbour a fait état avec force détails des dispositions pertinentes régissant l’exécution d’un mandat ADN obtenu aux fins d’une enquête. La plupart des dispositions s’appliquent également au prélèvement sur un condamné d’un échantillon d’ADN destiné à la banque de données. La procédure suivie n’est pas en cause et n’a pas à être décrite de nouveau en l’espèce. Nul ne conteste que le prélèvement d’un échantillon d’ADN porte minimalement atteinte à l’intégrité physique du contrevenant.

14 Avant de passer aux questions constitutionnelles, j’examinerai celle de l’interprétation législative et déterminerai si la Cour d’appel a eu raison de présumer que l’art. 487.055 nécessitait une audition inter partes.

3. Le sens de l’expression « ex parte » employée à l’art. 487.055

15 Le paragraphe 487.055(1) est libellé comme suit :

487.055 (1) Sur demande ex parte présentée selon la formule 5.05, le juge de la cour provinciale peut autoriser par écrit — en utilisant la formule 5.06 — le prélèvement, pour analyse génétique, du nombre d’échantillons de substances corporelles d’une personne jugé nécessaire à cette fin, dans le cas où celle‑ci, selon le cas :

a) avant l’entrée en vigueur du présent paragraphe, avait été déclarée délinquant dangereux au sens de la partie XXIV;

b) avant cette entrée en vigueur, avait été déclarée coupable de plusieurs meurtres commis à différents moments;

c) avant cette même entrée en vigueur, avait été déclarée coupable de plus d’une des infractions sexuelles visées au paragraphe (3) et, à la date de la demande, purge une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus pour l’une ou plusieurs de ces infractions.

16 Dans l’arrêt S.A.B., notre Cour s’est penchée sur le libellé semblable de l’art. 487.05 et a conclu que le recours à la procédure ex parte n’était pas obligatoire. Le juge saisi de la demande d’autorisation peut exiger qu’un préavis soit donné s’il l’estime opportun « afin de garantir le caractère juste et raisonnable des procédures dans les circonstances » (par. 56). L’article 487.055 doit être interprété de la même façon. Il ne fait que permettre, sans l’exiger, l’audition ex parte.

17 M. Rodgers prétend que le pouvoir discrétionnaire même d’entendre la demande ex parte contrevient aux principes de justice fondamentale garantis à l’art. 7 de la Charte. Pour les raisons que j’expose plus loin, je rejette cette prétention. Au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Doherty a également rejeté l’allégation d’inconstitutionnalité et conclu que le pouvoir d’entendre la demande ex parte, lorsque les circonstances le justifient, n’est pas contraire en soi aux principes de justice fondamentale (par. 32). Il a confirmé la constitutionnalité de la disposition. Toutefois, interprétant ensuite l’expression « ex parte » au regard des principes de l’art. 7 de la Charte, il a conclu qu’il fallait présumer que l’art. 487.055 exige une audition inter partes. Son raisonnement a été le suivant (par. 33, 45 et 46) :

[traduction] La conclusion selon laquelle l’art. 487.055 n’est pas inconstitutionnel du fait qu’il permet au juge d’entendre la demande ex parte ne met pas les modalités de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire dans un cas donné à l’abri d’un contrôle constitutionnel. Le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire conformément aux principes consacrés par la Charte et, plus précisément, de manière qu’il ne soit porté atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale : voir Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 150 C.C.C. (3d) 1, p. 1192‑1194 R.C.S., p. 53 C.C.C.

. . .

Le pouvoir discrétionnaire que confère le par. 487.055(1) d’entendre la demande ex parte doit être exercé conformément aux principes consacrés par la Charte. Ces principes exigent qu’un préavis soit donné à l’intéressé lorsque son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne risque d’être touché par l’autorisation, à moins que le ministère public n’établisse l’existence de motifs valables d’agir sans préavis (p. ex., un risque réel de fuite).

Il incombe au juge saisi d’une demande fondée sur le par. 487.055(1) de présumer au départ qu’un préavis doit être donné à l’intéressé lorsque l’autorisation, si elle est accordée, portera sensiblement atteinte à son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Le ministère public peut réfuter cette présomption en établissant que, dans les circonstances de l’espèce, un préavis pourrait nuire à la procédure prévue à l’art. 487.055. La preuve d’un risque réel de fuite en cas de préavis justifierait clairement la décision d’entendre la demande ex parte.

Comme les documents produits à l’appui de la demande fondée sur l’art. 487.055 ne faisaient pas mention de la nécessité d’une audition ex parte, le juge Doherty a conclu que le juge n’avait pas compétence pour accorder l’autorisation (par. 53-54) :

[traduction] À défaut de motifs justifiant l’audition ex parte, l’omission de donner aux appelants un préavis de l’audition des demandes équivalait à un déni de justice naturelle faisant perdre sa compétence au tribunal : R. c. Compton (1978), 42 C.C.C. (2d) 163, 3 C.R. (3d) S7 (C.S.C.‑B.), p. 165 C.C.C.

Il ne suffit pas, pour repousser la conclusion que le juge Glaude a agi sans compétence, de faire valoir, à l’instar du ministère public, que les ordonnances ont été correctement rendues. Une décision « correcte » ne remédie pas à une perte de compétence.

18 À mon humble avis, en intégrant au processus d’interprétation les principes consacrés par la Charte, le juge Doherty a anticipé tout contrôle constitutionnel de la disposition législative. Ce faisant, il n’a pas respecté le rôle que les valeurs de la Charte peuvent jouer en matière d’interprétation. Il est depuis longtemps admis que les tribunaux doivent appliquer et faire évoluer les règles de common law en conformité avec les valeurs et les principes consacrés par la Charte : SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 603; Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158, p. 184; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 675; R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, 2001 CSC 83, par. 86; R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52, par. 17‑19. Cependant, il est également bien établi qu’une disposition législative ne peut être interprétée au regard des valeurs de la Charte que si elle comporte une ambiguïté véritable. En d’autres termes, lorsque la disposition législative se prête à deux interprétations différentes, mais également plausibles et compatibles avec l’objet apparent de la loi, il convient de préférer l’interprétation qui s’harmonise avec les principes de la Charte. Toutefois, lorsque la disposition n’est pas ambiguë, le tribunal doit donner effet à l’intention manifeste du législateur et s’abstenir de recourir à la Charte pour arriver à un résultat différent. Dans l’arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 62, par la voix du juge Iacobucci, notre Cour l’a fermement rappelé :

. . . dans la mesure où notre Cour a reconnu un principe d’interprétation fondé sur le respect des « valeurs de la Charte », ce principe [. . .] s’applique uniquement [. . .] en cas d’ambiguïté véritable, c’est‑à‑dire lorsqu’une disposition législative se prête à des interprétations divergentes mais par ailleurs tout aussi plausibles l’une que l’autre. [Souligné dans l’original.]

19 Si le recours à la Charte comme outil d’interprétation n’était pas ainsi restreint, l’application des principes qu’elle consacre, comme règle générale d’interprétation législative, pourrait bien contrecarrer l’intention du législateur. En outre, elle priverait la Charte de sa raison d’être plus fondamentale — la détermination de la constitutionnalité de la loi : Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 752; Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, p. 679‑680; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 136‑142; Bell ExpressVu, par. 60‑66; Charlebois c. Saint John (Ville), [2005] 3 R.C.S. 563, 2005 CSC 74, par. 23‑24.

20 Il n’y a aucune ambiguïté en l’espèce. Suivant le libellé clair du par. 487.055(1), le législateur entendait autoriser la demande ex parte. On ne peut présumer que la disposition exige un préavis. La Cour d’appel a eu raison d’affirmer que le juge qui exerce un pouvoir discrétionnaire en application d’une disposition législative constitutionnelle doit le faire en conformité avec les principes consacrés par la Charte, mais il en va différemment lorsqu’un tribunal est appelé à interpréter une disposition législative. En interprétant la disposition de façon qu’elle s’harmonise avec sa conception des normes constitutionnelles minimales, la Cour d’appel a de fait court‑circuité l’analyse constitutionnelle, reformulé la loi et privé le gouvernement de la possibilité de justifier, au besoin, une atteinte à des droits garantis par la Charte.

21 L’expression « ex parte » employée au par. 487.055(1) du Code criminel est claire et non équivoque : en l’absence d’une partie. Reste à décider si la Constitution autorisait le législateur à choisir ce mode d’audition pour une demande à l’effet rétrospectif.

4. Questions constitutionnelles

22 Je l’ai déjà indiqué, M. Rodgers fait valoir que l’art. 487.055 est inconstitutionnel pour trois motifs : a) il autorise l’audition ex parte de la demande sans que l’atteinte au droit fondamental à l’équité procédurale ne soit justifiée, contrairement à l’art. 7 de la Charte; b) il permet la saisie d’un échantillon de l’ADN d’une personne sans que ne soit établie au préalable l’existence de motifs raisonnables et probables de relier cette personne à un crime non résolu, contrairement à l’art. 8 de la Charte; c) il punit de nouveau le contrevenant pour une infraction sous‑jacente et l’empêche de bénéficier de la peine la moins sévère prévue pour cette infraction au moment de sa déclaration de culpabilité, contrairement aux al. 11h) et i) de la Charte. Voici le texte des dispositions pertinentes de la Charte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

. . .

11. Tout inculpé a le droit :

. . .

h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;

i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.

23 Le ministère public soutient que pour les deux premiers motifs d’inconstitutionnalité allégués (a) et b)), l’analyse devrait se fonder sur l’art. 8, non pas parce que l’art. 7 n’entre pas en jeu, mais parce que l’art. 8 illustre de manière plus précise et complète le droit garanti à l’art. 7 dans le contexte considéré en l’espèce, ce qui rend superflue toute analyse axée sur l’art. 7. Je suis de cet avis. La prétention de M. Rodgers relative à l’audition ex parte touche à l’équité de la procédure d’autorisation de la saisie. Partant, la question soulevée est forcément comprise dans l’appréciation du caractère abusif ou non de la mesure, suivant l’art. 8, et mieux vaut l’examiner sous cet angle. Nous le verrons, l’équité dépend entièrement du contexte. Dans l’arrêt R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, portant sur le droit à une défense pleine et entière et le droit à la vie privée de la plaignante, notre Cour a précisé le lien entre l’art. 8 et les principes de justice fondamentale (par. 88) :

Étant donné que l’art. 8 garantit le droit à la vie privée d’une personne en interdisant les fouilles, perquisitions ou saisies abusives, et étant donné que cet article vise une application particulière des principes de justice fondamentale, nous pouvons en déduire qu’une fouille, perquisition ou saisie non abusive est conforme aux principes de justice fondamentale. De plus, comme nous l’avons vu, les principes de justice fondamentale incluent le droit à une défense pleine et entière. Par conséquent, la fouille, perquisition ou saisie non abusive est celle qui tient compte à la fois de la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, et du droit à la vie privée du plaignant.

24 À mon sens, le même raisonnement vaut en l’espèce. J’examinerai donc les motifs a) et b) au regard de l’art. 8, puis je me pencherai sur l’art. 11.

5. Article 8

5.1 Le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives

25 Il ne fait aucun doute que le prélèvement de substances corporelles pour analyse génétique sans le consentement de l’intéressé constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte. Le droit d’une personne à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies n’est cependant pas illimité. L’article 8 ne protège que contre la fouille, la perquisition ou la saisie « abusive ». D’un point de vue positif, il protège les attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée. Notre Cour a conclu qu’une fouille ou une perquisition n’est pas abusive lorsqu’elle satisfait à trois conditions : a) elle est autorisée par la loi, b) qui elle‑même n’est pas abusive et c) elle n’est pas effectuée de manière abusive (R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, par. 25). Seule la deuxième condition nous intéresse en l’espèce, soit celle du caractère non abusif de la disposition habilitante.

26 De par sa nature, le caractère non abusif (ou « raisonnable ») doit être apprécié dans le contexte. Dans l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627, notre Cour a rappelé la nécessité d’un critère souple et téléologique. Voici ce que la juge Wilson a dit (p. 645) :

Puisque les attentes des gens en matière de protection de leur vie privée varient selon les circonstances et les différents genres de renseignements et de documents exigés, il s’ensuit que la norme d’examen de ce qui est « raisonnable » [non abusif] dans un contexte donné doit être souple si on veut qu’elle soit réaliste et ait du sens.

27 En conséquence, l’appréciation du caractère non abusif exige la mise en balance des intérêts concurrents en jeu. Dans l’arrêt de principe Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159‑160, le juge Dickson a décrit le critère d’application de l’art. 8 :

[I]l faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.

Reste à savoir où se situe la ligne de démarcation constitutionnelle entre ce qui est abusif et ce qui ne l’est pas, ce qui dépend de l’importance de l’objectif de l’État et de l’incidence de la mesure sur le droit à la vie privée de l’intéressé. Nous le verrons, les parties défendent des thèses diamétralement opposées à cet égard, l’argumentation de chacune s’appuyant sur une conception très différente des intérêts concurrents en jeu — ceux de l’État et ceux du particulier.

5.2 Les thèses défendues par les parties

28 M. Rodgers soutient que l’objectif principal de la banque de données génétiques est restreint — aider les autorités chargées du contrôle d’application de la loi à relier des suspects à des crimes non résolus. Il invoque plus particulièrement l’al. 4a) de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques, qui reconnaît et proclame que « la protection de la société et l’administration de la justice sont bien servies par la découverte, l’arrestation et la condamnation rapides des contrevenants, lesquelles peuvent être facilitées par l’utilisation de profils d’identification génétique ». Il prétend que l’art. 487.055 a été adopté aux fins de réaliser cet objectif et de permettre à l’État de recueillir des éléments de preuve susceptibles d’être utilisés lors de poursuites criminelles ultérieures.

29 M. Rodgers invoque le point bien établi à partir duquel, suivant la Constitution, les droits du particulier doivent céder le pas à ceux de l’État en matière d’enquêtes criminelles. Même si la règle souffre des exceptions, dans l’arrêt Hunter, notre Cour a énoncé trois critères auxquels une fouille, une perquisition ou une saisie doit généralement satisfaire pour ne pas être abusive au sens de l’art. 8 dans ce contexte. Premièrement, dans la mesure du possible, la fouille, la perquisition ou la saisie doit avoir été autorisée au préalable, ce qui « impose à l’État l’obligation de démontrer la supériorité de son droit par rapport à celui du particulier » (p. 160) et garantit contre le risque de fouille ou de perquisition injustifiée. Deuxièmement, la personne qui autorise la fouille ou la perquisition doit être « en mesure d’agir de façon judiciaire » (p. 162) et d’apprécier de manière impartiale si les circonstances justifient la mesure. Enfin, les droits du particulier cèdent le pas à ceux de l’État lorsque, selon une déclaration sous serment, il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et que la fouille, la perquisition ou la saisie permettra de prouver sa perpétration. Notre Cour a fait correspondre ce point au moment à partir duquel « les soupçons font place à la probabilité fondée sur la crédibilité » (p. 168). Elle a ajouté que « [l]’histoire confirme la justesse de cette exigence comme point à partir duquel les attentes en matière de [. . .] vie privée doivent céder le pas à la nécessité d’appliquer la loi » (p. 168).

30 Les deux premiers critères sont remplis, mais M. Rodgers fait valoir que l’art. 487.055 ne satisfait pas à la norme constitutionnelle minimale en ce qu’il n’exige pas du demandeur qu’il établisse l’existence de motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et que le prélèvement d’un échantillon de l’ADN du condamné pourrait prouver sa perpétration. M. Rodgers assimile en fait l’art. 487.055 aux dispositions du Code criminel relatives aux mandats ADN qui permettent le prélèvement d’échantillons de l’ADN d’un suspect selon la norme de la probabilité fondée sur la crédibilité énoncée dans l’arrêt Hunter. Il concède que s’il était fait droit à sa prétention et que cette norme était retenue, l’ensemble du régime législatif permettant de soumettre les condamnés au prélèvement d’échantillons d’ADN destinés à la banque de données génétiques n’aurait plus de raison d’être. Tout échantillon d’ADN devrait être obtenu en vertu d’un mandat de perquisition décerné aux fins d’une enquête sur une infraction précise.

31 Selon M. Rodgers, rien ne justifie l’application d’une norme moins stricte à la demande de soumettre un condamné au prélèvement d’un échantillon d’ADN destiné à la banque de données génétiques. Il ne nie pas que les attentes en matière de vie privée diminuent après une arrestation, et plus encore après une déclaration de culpabilité, lorsque la personne purge sa peine d’emprisonnement. Il soutient toutefois que cela n’est pas déterminant en l’espèce et que le contrevenant conserve un certain droit à la protection de sa vie privée malgré ses attentes réduites en la matière. Enfin, il prétend que ce droit est particulièrement grand une fois sa peine purgée.

32 Le ministère public fait valoir que l’État ne prélève pas d’échantillons d’ADN destinés à la banque nationale de données génétiques pour les besoins d’une enquête relative à un crime en particulier. L’objectif du régime législatif, beaucoup plus général, a été énoncé avec justesse par le juge Weiler dans l’arrêt R. c. Briggs (2001), 157 C.C.C. (3d) 38 (C.A. Ont.), par. 22 :

[traduction] Dans le cas qui nous occupe, l’intérêt de l’État ne réside pas seulement dans l’application de la loi à un particulier — l’objectif est beaucoup plus général. La banque de données génétiques (1) dissuadera la récidive éventuelle, (2) favorisera la sécurité de la collectivité, (3) permettra de détecter la perpétration d’infractions en série, (4) contribuera à résoudre de vieux crimes jamais résolus, (5) simplifiera les enquêtes et, surtout, (6) permettra aux personnes innocentes d’être disculpées au tout début de l’enquête (ou aux victimes d’erreurs judiciaires d’être innocentées).

Le ministère public soutient que l’analogie doit être faite non pas avec le mandat de perquisition décerné dans le cadre d’une enquête, mais avec la prise des empreintes digitales pour identifier un contrevenant. Il invoque à l’appui l’arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, où notre Cour a confirmé à l’unanimité la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur l’identification des criminels, S.R.C. 1970, ch. I‑1, et du Code criminel permettant, après l’arrestation mais avant la déclaration de culpabilité, la prise d’empreintes digitales, de photographies et de mensurations conformément au règlement, sans autorisation judiciaire préalable. Notre Cour a rejeté la contestation constitutionnelle compte tenu, tout particulièrement, du grand intérêt qu’a la société à identifier les contrevenants, de la diminution des attentes en matière de vie privée d’une personne sous garde et de l’absence d’aggravation notable de l’atteinte à la vie privée. La technique des empreintes génétiques n’étant, par rapport à la traditionnelle prise des empreintes digitales, qu’un moyen plus perfectionné, moderne, efficace et fiable d’obtenir une preuve d’identification, le ministère public fait valoir que [traduction] « ni l’art. 7 ni l’art. 8 de la Charte n’exigent une autorisation judiciaire préalable, et encore moins la tenue d’une audience en bonne et due forme après signification d’un préavis, pour le prélèvement usuel et peu attentatoire d’échantillons de substances corporelles sur les condamnés les plus dangereux au Canada, à condition que les échantillons ne soient utilisés qu’à des fins d’identification » (mémoire de l’appelante, par. 53 (en italique dans l’original)).

33 M. Rodgers conteste fermement qu’une telle analogie soit appropriée et prétend que l’effet possible du prélèvement d’échantillons d’ADN sur la vie privée est beaucoup plus important que celui de la prise des empreintes digitales. Voici ce qu’il dit au par. 55 de son mémoire :

[traduction] Les empreintes digitales fournissent uniquement une preuve de l’identité d’une personne et les caractéristiques uniques de la peau d’un doigt. L’ADN, par contre, déborde le cadre de l’identification criminelle et révèle une quantité incroyable de renseignements sur la personne, dont sa relation avec autrui, ses traits ethniques, ses caractéristiques physiques et son état de santé. La gamme des renseignements personnels pouvant être obtenus au moyen de l’ADN ne peut que s’accroître avec la poursuite des recherches sur le génome humain. Il importe peu que les profils d’identification versés dans la banque de données génétiques ne contiennent que des parties non codantes de l’ADN de la personne puisque la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques prescrit la conservation indéfinie des échantillons de substances corporelles saisis en application de l’art. 487.055. L’État reste donc en possession de toutes les données génétiques obtenues à partir d’un échantillon d’ADN. [Souligné dans l’original.]

Vu l’importance du droit à la vie privée qui est en jeu, M. Rodgers prétend non seulement qu’une autorisation judiciaire préalable est nécessaire, mais aussi qu’à défaut d’une preuve que l’intéressé se soustraira à la justice ou que des éléments de preuve seront détruits, rien ne peut justifier que la demande visée à l’art. 487.055 soit entendue ex parte. Contrairement à la demande d’un mandat ADN pour les besoins d’une enquête, la surprise et le secret ne sont pas essentiels : la personne visée par la demande est en prison ou, si elle bénéficie d’une mise en liberté, elle sera sommée de se présenter pour subir le prélèvement. De plus, le temps et les ressources nécessaires à la tenue d’une audience inter partes importent peu et ne sauraient priver le contrevenant du droit d’être entendu. M. Rodgers est donc d’avis que la procédure prévue à l’art. 487.055 est fondamentalement inéquitable, contrairement à l’art. 7 de la Charte.

34 Pour les motifs qui suivent, je ne peux faire droit aux prétentions de M. Rodgers.

5.3 Inapplicabilité des critères de l’arrêt Hunter

35 Il est indubitable que, sauf circonstances exceptionnelles, lorsque l’État a ouvert une enquête criminelle et qu’il tente d’obtenir des éléments de preuve confirmant ses soupçons, le critère individuel de la probabilité fondée sur la crédibilité, établi dans l’arrêt Hunter, correspond à la norme constitutionnelle. Le fait que le suspect est un condamné peut faire partie des motifs raisonnables et probables invoqués à l’appui de la demande d’autorisation, mais cela ne change rien au critère auquel il faut satisfaire. Signalons toutefois que, dans l’arrêt Hunter, notre Cour a reconnu elle‑même que ce critère individuel de la probabilité fondée sur la crédibilité pouvait varier selon les circonstances (p. 168). Même dans le contexte restreint d’une enquête criminelle, des exceptions à l’exigence de motifs raisonnables de croire et à celle d’une autorisation judiciaire préalable ont été admises. Dans le contexte d’une fouille à un poste‑frontière, par exemple, notre Cour a conclu à l’inapplicabilité des critères énoncés dans l’arrêt Hunter pour apprécier le caractère abusif ou non de la mesure au sens de l’art. 8 : voir R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652. Voir également R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51, quant au pouvoir conféré par la common law d’effectuer une fouille accessoire à l’arrestation, et R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, relativement à la perquisition sans mandat en situation d’urgence. Comme je l’explique plus loin, les critères de l’arrêt Hunter ne s’appliquent pas dans le présent contexte non plus.

36 Les dispositions régissant le mandat ADN s’apparentent aux autres dispositions du Code criminel sur les mandats de perquisition. Elles permettent d’obtenir d’un suspect des éléments de preuve pour les besoins d’une enquête sur une infraction donnée. Le modèle de l’arrêt Hunter s’applique clairement à ces dispositions. La personne visée par la fouille, la perquisition ou la saisie projetée, qu’elle soit ou non un condamné, a le droit constitutionnel de ne pas être importunée par les autorités chargées du contrôle d’application de la loi, sauf motifs raisonnables et probables de croire, selon une déclaration sous serment, qu’une infraction a été commise et que le prélèvement d’échantillons d’ADN et leur analyse fourniront des éléments de preuve. Dans l’arrêt S.A.B., notre Cour a confirmé la constitutionnalité de ces dispositions.

37 Contrairement aux dispositions sur les mandats de perquisition, celles relatives au prélèvement d’échantillons destinés à la banque de données génétiques ne visent pas les personnes soupçonnées d’une infraction, mais bien celles déclarées coupables de différentes catégories d’infractions. Elles ne permettent pas l’obtention d’éléments de preuve pour les besoins d’une poursuite. Elles prévoient plutôt le prélèvement d’échantillons à la seule fin d’établir des profils d’identification génétique destinés à la banque de données. Lors d’une enquête ultérieure, la comparaison des éléments de preuve génétique recueillis sur le lieu du crime avec les profils d’identification génétique contenus dans la banque de données permettra de disculper ou d’identifier un suspect. Toutefois, lorsqu’il y a correspondance, l’échantillon ne sera pas remis aux enquêteurs. Il leur faudra recourir aux méthodes habituelles, dont l’obtention d’un mandat ADN, pour recueillir des éléments de preuve et faire progresser l’enquête. Le Dr Fourney décrit la procédure comme suit :

[traduction] 14. Lorsqu’un nouveau profil d’identification génétique est introduit dans l’un des fichiers, une recherche est lancée pour vérifier s’il correspond à un profil contenu dans l’un ou l’autre des fichiers. Le cas échéant, un avis est transmis au Centre d’information des services canadiens de police (CISCP), qui peut alors établir une correspondance entre le SUN et l’identité du donneur. Le CISCP n’a pas accès au profil d’identification génétique, mais il peut décoder le SUN pour déterminer l’identité du donneur. Le CISCP informe le laboratoire qui a établi le profil à partir d’un échantillon prélevé sur le lieu du crime qu’une correspondance a été établie entre cet échantillon et une personne en particulier. La banque de données ne remet jamais l’échantillon ou le profil à une personne de l’extérieur. Les enquêteurs chargés du dossier doivent plutôt avoir recours aux méthodes d’enquête traditionnelles, y compris le mandat ADN, pour faire progresser l’enquête. [Je souligne.]

38 Vu l’objet des dispositions relatives à la banque de données génétiques, j’estime que l’analogie doit se faire avec la prise des empreintes digitales et les autres mesures d’identification liées à l’application de la loi. L’objet du régime législatif est expressément énoncé à l’art. 3 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques — « aider les organismes chargés du contrôle d’application de la loi à identifier les auteurs présumés d’infractions désignées, y compris de celles commises avant l’entrée en vigueur de la présente loi ». Les dispositions relatives à la banque de données génétiques de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques et du Code criminel visent à mettre les nouvelles techniques d’analyse génétique au service de l’identification des contrevenants connus ou éventuels. La Loi sur l’identification par les empreintes génétiques se veut le complément moderne de la Loi sur l’identification des criminels, L.R.C. 1985, ch. I-1, qui prévoit ce qui suit :

2. (1) Est autorisée la prise des empreintes digitales, des photographies et de toute autre mensuration — ainsi que toute autre opération anthropométrique approuvée par décret du gouverneur en conseil — sur les personnes suivantes :

. . .

L’article 2 définit ensuite les catégories de personnes inculpées ou déclarées coupables d’infractions auxquelles s’appliquent les mesures d’identification. Il est incontestable que l’analyse génétique est un moyen d’identification beaucoup plus performant que la comparaison des empreintes digitales, d’o— le plus grand intérêt de la société à l’ajouter aux outils dont elle dispose en la matière.

39 Je suis également d’avis qu’une analogie peut être faite entre le prélèvement d’échantillons d’ADN et la prise des empreintes digitales au regard des effets sur le droit à la vie privée des intéressés. Le prélèvement d’échantillons d’ADN a deux effets : il porte atteinte à l’intégrité physique de la personne et il met en jeu la protection des renseignements personnels. En ce qui concerne le premier effet, nul ne conteste que l’atteinte à l’intégrité physique est relativement minime, et M. Rodgers ne s’élève pas vraiment contre le non‑respect de cet élément de son droit à la vie privée. L’incidence du prélèvement d’échantillons d’ADN sur la sécurité physique de la personne a été dûment considérée dans l’arrêt S.A.B., o— notre Cour a conclu que « le cadre législatif dissipe toute crainte que le prélèvement d’échantillons d’ADN en application d’un mandat de perquisition décerné sous le régime des art. 487.04 à 487.09 du Code criminel constitue une atteinte intolérable à l’intégrité physique de la personne » (par. 47). Le prélèvement d’échantillons d’ADN en application de l’autorisation considérée en l’espèce est régi par le même cadre législatif et sa constitutionnalité n’est pas davantage sujette à caution que celle de la prise des empreintes digitales ou de quelque autre mesure d’identification considérée dans l’arrêt Beare pour ce qui est de la sécurité physique de la personne.

40 Par contre, l’effet possible sur les renseignements personnels est beaucoup plus important. Il en a aussi été question dans l’arrêt S.A.B., et notre Cour a reconnu qu’« [i]l ne fait aucun doute que l’ADN d’une personne renferme, au plus haut degré, des renseignements personnels et privés » (par. 48). C’est principalement pour cette raison, selon M. Rodgers, que l’analogie avec la prise des empreintes digitales ne permet aucunement d’apprécier la constitutionnalité des dispositions relatives à la banque de données génétiques. M. Rodgers a raison de signaler que l’ADN peut révéler des renseignements personnels qui vont bien au‑delà de l’identité de la personne. Sa prétention ne tient cependant pas compte des dispositions législatives adoptées pour donner effet à l’énoncé de principe figurant à l’art. 4 de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques. Le législateur y reconnaît et y proclame expressément que la vie privée des particuliers doit faire l’objet de protections. Décrites précédemment, les mesures de protection établies font en sorte que les échantillons destinés à la banque de données servent uniquement à la comparaison du profil d’un contrevenant avec ceux contenus dans le fichier de criminalistique, aux fins d’identification seulement.

41 Vu cette analogie entre le prélèvement d’échantillons d’ADN et la prise des empreintes digitales, je conviens avec le ministère public de la pertinence de l’analyse à laquelle s’est livrée notre Cour dans l’arrêt Beare. Dans cette affaire, les prétentions des parties s’apparentaient à celles formulées en l’espèce. L’obligation d’une personne de se présenter pour que soient prises ses empreintes digitales en application de la Loi sur l’identification des criminels, après sa mise en accusation, mais avant sa déclaration de culpabilité, y était contestée sur le fondement des art. 7, 8, 9 et 10 de la Charte et de ses al. 11c) et d). L’effet sur la vie privée de la mise sous observation ainsi que de la prise des empreintes digitales, de photographies et de toute autre mensuration a été considéré au regard de l’art. 7. Notre Cour a rejeté la contestation constitutionnelle, et son raisonnement a en partie été le suivant (p. 413) :

Il me semble que, lorsqu’une personne est arrêtée parce qu’il y a des motifs raisonnables et probables de croire qu’elle a commis un crime grave ou lorsqu’il a été démontré qu’il y a lieu de délivrer une sommation ou un mandat d’arrestation ou de confirmer une citation à comparaître, l’intéressé doit s’attendre à une atteinte importante à sa vie privée. Il doit s’attendre à ce qu’en corollaire à sa mise sous garde, il sera mis sous observation et devra se soumettre à la prise de mensurations, etc. La prise des empreintes digitales est de cette nature. Certains peuvent évidemment trouver le procédé déplaisant, mais il est anodin, ne prend que très peu de temps et ne laisse aucune séquelle durable. Rien n’est introduit dans le corps et il n’en est prélevé aucune substance.

Je ne puis admettre qu’une disposition prévoyant la prise des empreintes digitales, en corollaire d’une mise sous garde, dans le cas d’un crime grave, viole les principes de justice fondamentale. Certes la perquisition d’un domicile requiert une autorisation préalable, fondée sur des motifs raisonnables et probables de croire à la fois qu’il y a eu infraction et que l’on pourra y trouver des éléments de preuve, cependant la procédure de prise d’empreintes digitales en détention est totalement différente. Elle ne comporte pas cette immixtion dans la vie privée et les biens d’un individu qui caractérise une perquisition.

Cela mis à part, l’atteinte à la vie privée que constitue l’arrestation fondée sur des motifs raisonnables et probables, est une violation beaucoup plus grave du droit à la vie privée. Elle n’est guère aggravée par la prise des empreintes digitales du détenu. Comme je l’ai déjà mentionné, une jurisprudence fort abondante aux États‑Unis, y compris certains arrêts de la Cour suprême, refuse d’accorder une protection constitutionnelle contre le pouvoir discrétionnaire général de la force policière de prendre les empreintes digitales des personnes sous garde; voir Moenssens, précité, aux pp. 62 à 70.

Dans cette affaire, notre Cour a expressément rejeté l’avis de la Cour d’appel selon lequel la disposition législative était inconstitutionnelle parce qu’elle n’exigeait pas de motifs raisonnables et probables de relier les empreintes digitales à l’infraction en cause. Au nom de notre Cour, le juge La Forest a résumé le raisonnement de la Cour d’appel (p. 411) :

Les juges de la Cour d’appel pensent qu’on peut répondre à leurs objections concernant les aspects discrétionnaires de la législation en imposant les conditions suivantes : un agent de la paix, en plus d’avoir des motifs raisonnables et probables de croire que l’inculpé a commis l’infraction, a également des motifs raisonnables et probables de croire que le prélèvement des empreintes permettra de découvrir des preuves relatives aux infractions, ou a un doute raisonnable sur l’identité de l’inculpé, ou encore a des motifs raisonnables et probables de croire que le prélèvement des empreintes apportera des éléments de preuve sur l’identité du sujet.

Le juge La Forest a rejeté cette approche au motif qu’elle ne tenait pas compte de « la grande variété de raisons pour lesquelles on peut légitimement prendre les empreintes digitales » (p. 411). De la même façon, j’estime que le principal argument de M. Rodgers fondé sur l’art. 8 ne tient compte ni de l’objectif distinct de l’établissement d’une banque de données génétiques à des fins d’identification ni de la variété de raisons pour lesquelles on peut légitimement établir un profil d’identification génétique. Pour déterminer si la disposition législative est abusive ou non, c’est ce droit de la société qui doit être mis en balance avec le droit du particulier au respect de sa vie privée.

42 M. Rodgers convient avec raison qu’en tant que personne déclarée coupable d’infractions et purgeant une peine d’emprisonnement, ses attentes en matière de vie privée sont considérablement réduites : voir les arrêts Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872, p. 877, et Stillman, par. 61. Dans l’arrêt Briggs, le juge Weiler a dit avec justesse au sujet de l’incidence des dispositions relatives à la banque de données génétiques (par. 34) :

[traduction] La personne déclarée coupable d’un crime a des attentes moins grandes en matière de vie privée, non pas parce que sa valeur en tant qu’être humain est moindre, mais parce que son droit de faire des choix concernant sa vie est restreint.

Certes, M. Rodgers a encore droit à la protection des renseignements que renferment ses échantillons d’ADN. Toutefois, en ne permettant l’utilisation des échantillons d’ADN destinés à la banque de données qu’à des fins d’identification, le législateur a dûment tenu compte de l’inquiétude accrue suscitée par l’incidence considérable qu’a le prélèvement d’échantillons d’ADN sur la protection des renseignements personnels. La question est donc de savoir si M. Rodgers a des attentes raisonnables en matière de vie privée en ce qui concerne son identité.

43 L’autorisation de prélèvement pour analyse génétique ne peut être accordée qu’à l’égard de contrevenants reconnus coupables d’infractions désignées. Je rappelle que les infractions désignées, au sens de l’art. 487.04 du Code criminel, correspondent généralement aux actes criminels les plus graves et dont on peut raisonnablement s’attendre à ce que la perpétration laisse des traces d’ADN. L’article 487.055 vise les condamnés les plus dangereux, une catégorie dont fait partie M. Rodgers. Une personne déclarée coupable d’une infraction désignée, y compris un contrevenant visé à l’art. 487.055, peut‑elle raisonnablement s’attendre à conserver un certain anonymat vis‑à‑vis des autorités chargées du contrôle d’application de la loi? Dans l’arrêt R. c. Murrins, (2002), 201 N.S.R. (2d) 288 (C.A.), le juge Bateman a répondu par la négative (par. 41) :

[traduction] La personne déclarée coupable d’une infraction désignée peut raisonnablement s’attendre à ce que les autorités recueillent et conservent des renseignements permettant son identification, comme ses empreintes digitales, ses marques corporelles distinctives ou la couleur de ses yeux. Dans ce cas, l’échantillon de substances corporelles n’offre qu’un autre moyen d’identification.

Je suis d’accord. À mon avis, parce que M. Rodgers a été déclaré coupable de plusieurs infractions sexuelles, son identité intéresse désormais l’État et il n’a plus d’attentes raisonnables en matière de vie privée à l’égard des renseignements d’identification tirés des échantillons d’ADN, non plus qu’à l’égard de ses empreintes digitales, des ses photographies ou des autres mensurations prises sous le régime de la Loi sur l’identification des criminels.

44 Vu les intérêts concurrents en jeu, je conclus qu’il n’y a pas d’obligation constitutionnelle d’établir l’existence de motifs raisonnables et probables de relier le condamné à une enquête en particulier. Les dispositions relatives à la banque de données génétiques établissent un juste équilibre entre l’intérêt qu’a la société à ce que soient dûment identifiées les personnes déclarées coupables d’infractions graves et le droit du particulier à l’intégrité physique et à la communication à son gré de renseignements le concernant.

5.4 Équité procédurale

45 Reste une question à trancher. Accorder l’autorisation visée à l’art. 487.055 sans avoir exigé de préavis et en l’absence du condamné porte‑t‑il atteinte au droit fondamental à l’équité de la procédure? (Les articles 487.051 et 487.052, qui s’appliquent aux contrevenants déclarés coupables mais dont la peine n’a pas encore été déterminée, ne font pas mention d’un avis. Comme l’ordonnance fondée sur ces dispositions est habituellement rendue lors de la détermination de la peine, le contrevenant est généralement présent à l’audience.)

46 M. Rodgers soutient que l’audition ex parte est une mesure exceptionnelle à laquelle on ne peut recourir que lorsqu’un préavis pourrait être préjudiciable. Il invoque à l’appui l’extrait suivant des motifs de la juge Arbour dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 25 et 38 :

En droit, l’expression ex parte (« en l’absence d’une partie ») s’entend d’une procédure ou d’une étape de la procédure qui se déroule à la demande et au bénéfice d’une seule partie, sans avis à la partie adverse ou présentation d’arguments de sa part : Procureur général du Manitoba c. Office national de l’énergie, [1974] 2 C.F. 502 (1re inst.). Les tribunaux n’entendent des arguments de cette façon qu’à titre exceptionnel, lorsque le délai occasionné par la signification d’un avis serait préjudiciable ou que l’on craint que l’autre partie n’agisse de façon irrégulière ou irrévocable si un avis lui est donné. Par exemple, il arrive souvent qu’une injonction provisoire soit décernée en l’absence de l’autre partie afin de maintenir brièvement le statu quo, jusqu’à ce que les deux parties puissent être entendues (afin de prévenir la démolition d’un immeuble par exemple).

. . .

Reste la question de savoir si l’obligation qu’a le tribunal, aux termes du par. 51(3), d’entendre sur demande les arguments de l’institution fédérale concernée en l’absence de l’autre partie est contraire aux principes de justice fondamentale. Comme je l’ai signalé précédemment, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’un tribunal entend des arguments en l’absence d’une partie. Les cas dans lesquels un tribunal est tenu de le faire à la demande de l’une des parties sont encore plus rares. [Je souligne.]

47 Je reviendrai sur les faits de cette affaire et sur la conclusion de notre Cour. Il importe de signaler d’abord que la prétention de M. Rodgers ne tient pas la route en ce qu’elle présuppose que le préavis et la participation sont en eux‑mêmes des principes de justice fondamentale auxquels toute dérogation doit être justifiée pour satisfaire à la norme constitutionnelle minimale. Dans ses motifs, le juge Fish paraît partager ce point de vue. J’estime en toute déférence que ce raisonnement est erroné. La norme constitutionnelle applicable est plutôt celle de l’équité procédurale. Son respect peut exiger ou non un préavis et la présence à l’audience — il est bien établi que l’équité dépend entièrement du contexte : voir R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 362; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, par. 99; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 14; R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, p. 744; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, p. 225; Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1077; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 540; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 21; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 743; Ruby, par. 39.

48 L’importance du contexte pour trancher en matière d’équité procédurale ressort de l’arrêt Ruby lui‑même. Voici la suite du par. 38 précité, non invoquée par M. Rodgers :

La question qui se pose est de savoir si, dans le contexte de la présente affaire, la disposition prescrivant une telle obligation est compatible avec les principes de justice fondamentale. Je crois que oui. [Je souligne.]

Dans Ruby, notre Cour devait se prononcer sur le caractère équitable d’une audience tenue à huis clos en l’absence d’une partie pour donner suite à la demande de communication de renseignements présentée par M. Ruby en application de la Loi sur la protection des renseignements personnels, une loi fédérale. Invoquant certaines exceptions prévues par la Loi, l’État s’était opposé à la communication. Notre Cour a rappelé le principe bien établi que c’est en fonction du contexte qu’est déterminé ce qui est équitable ou non. Elle a ensuite expliqué pourquoi l’équité exige généralement la signification d’un préavis et la présence des parties (par. 40) :

En règle générale, le droit d’une partie à une audience équitable emporte celui de prendre connaissance de la preuve de la partie adverse afin de pouvoir répondre à tout élément préjudiciable à sa cause et apporter des éléments de preuve au soutien de celle‑ci . . .

Notre Cour a convenu que, dans cette affaire, l’exclusion de l’appelant pendant l’audition de certains arguments de l’État constituait une dérogation exceptionnelle à cette règle générale, car l’appelant était « de ce fait désavantagé, étant privé de données susceptibles de servir à contester la légitimité des exceptions invoquées » (par. 40). Malgré cette conséquence pour M. Ruby, notre Cour a reconnu que « la règle générale souffre certaines exceptions » (par. 40). À l’issue de l’analyse contextuelle, elle a tiré la conclusion suivante au sujet de l’équité procédurale (par. 51) :

Dans la présente affaire, vu le cadre législatif applicable, la portée restreinte de la question constitutionnelle soulevée par l’appelant, de même que l’intérêt à la fois important et exceptionnel de l’État et de la société dans la protection des renseignements concernés, j’estime que les dispositions impératives requérant la tenue d’audiences à huis clos et ex parte respectent l’obligation d’équité découlant de l’art. 7 de la Charte. [Je souligne.]

49 Les circonstances particulières qui ont amené notre Cour à conclure en ce sens ne sont pas pertinentes en l’espèce, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’en faire état. Cependant, son analyse, tout comme celle à laquelle elle s’est livrée dans plusieurs des autres affaires précitées, est très instructive. Notre Cour a clairement dit non seulement que ce qui est équitable dans un cas donné dépend entièrement du contexte, mais aussi que la question constitutionnelle se rapporte à la norme minimale imposée par la Charte. Le Parlement et les législatures peuvent — et ils le font souvent — légiférer en surpassant les exigences constitutionnelles minimales sur des sujets qui mettent en jeu les droits et les libertés garantis par la Constitution. Il serait regrettable qu’ils hésitent à le faire de crainte d’accroître la portée de leurs obligations constitutionnelles. L’arrêt Chiarelli constitue un bon exemple à cet égard (p. 742). Notre Cour y a conclu que l’art. 7 de la Charte ne conférait pas à un non‑citoyen par ailleurs passible d’expulsion pour criminalité le droit à l’audition d’un appel fondé sur des motifs de compassion. Au sujet des vices constitutionnels allégués de l’audience prévue par la loi, elle a ajouté (p. 742) :

La décision de prévoir ou de ne pas prévoir un appel sur ce fondement relève exclusivement du pouvoir discrétionnaire du législateur fédéral. Le Parlement aurait donc pu prévoir simplement la délivrance d’une attestation sans la tenue d’une audience. Mais le fait que le Parlement, ne se contentant pas de satisfaire aux exigences que lui impose la Constitution, a prévu la tenue d’une audience, permet‑il à l’intimé de se plaindre de ce que cette audience ne respecte pas les principes de justice fondamentale? On pourrait soutenir que le Parlement n’a pas élargi la portée de ses obligations constitutionnelles en prévoyant à titre gracieux la tenue d’une audience. C’est toutefois là une question qu’il n’est pas nécessaire de trancher en l’espèce vu ma conclusion que, dans l’hypothèse où les procédures devant le comité de surveillance seraient assujetties aux principes de justice fondamentale, ceux‑ci ont été respectés.

50 Le ministère public prétend qu’il s’agit en l’espèce d’un cas où, en exigeant une autorisation judiciaire préalable à l’art. 487.055, le législateur a décidé de surpasser les normes constitutionnelles minimales. Il fait donc valoir que le caractère ex parte de la demande ne peut être tenu pour inconstitutionnel puisque le législateur aurait pu adopter une disposition législative, parfaitement constitutionnelle, obligeant les contrevenants visés à l’art. 487.055 à se soumettre au prélèvement d’échantillons de substances corporelles destinés à la banque de données génétiques sans qu’une autorisation judiciaire ne doive être obtenue au préalable. Qui plus est, les tribunaux d’appel américains ont toujours confirmé la constitutionnalité des diverses mesures législatives fédérales et étatiques soumettant certains condamnés à la prise des empreintes génétiques sans autorisation judiciaire préalable et sans que ne pèsent sur les intéressés de soupçons précis quant à la commission d’un crime. Les tribunaux ont conclu que ces mesures ne portaient pas atteinte au droit à la protection contre [traduction] « les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives » reconnu par le Quatrième amendement. Dans son arrêt de principe sur le sujet, United States c. Kincade, 379 F.3d 813 (2004), la Cour d’appel des États‑Unis, neuvième circuit, a conclu ce qui suit (par. 3) :

[traduction] Vu les attentes sensiblement réduites qu’ont les libérés sous condition en matière de vie privée, l’atteinte minimale associée au prélèvement sanguin et le grand intérêt qu’a clairement la société à recueillir des données génétiques sur les condamnés, il nous faut conclure que l’obligation faite aux condamnés fédéraux désignés de subir un prélèvement d’échantillons d’ADN n’est pas abusive au regard de toutes les circonstances. Nous nous rangeons donc à l’avis des autres tribunaux d’appel fédéraux et étatiques qui ont examiné ces questions et nous concluons catégoriquement que la loi en cause satisfait aux exigences du Quatrième amendement. [Note omise.]

La plupart des lois des États ont également un caractère impératif et rétrospectif à l’égard des contrevenants qui purgeaient une peine pour une infraction énumérée lors de l’entrée en vigueur des dispositions, la soumission au prélèvement faisant souvent partie des conditions de la libération conditionnelle; voir, par exemple, Cal. Penal Code § 296.1 (West Supp. 2005); Mich. Comp. Laws Serv. §§ 28.171 à 28.176 (LexisNexis 2001 & Supp. 2003); Va. Code Ann. § 19.2‑310.2 (Supp. 2005); N.Y. Exec. Law § 995 (Consol. 1995 & Supp. 2004); Fla. Stat. Ann. § 943.325 (West Supp. 2005); N.J. Stat. Ann. §§ 53:1‑20.17 à 53:1‑20.30 (West 2001 & Supp. 2004); Ohio Rev. Code Ann. § 2901.07 (LexisNexis Supp. 2005); Ga. Code Ann. §§ 24‑4‑60 à 24‑4‑65 (Supp. 2005); Mass. Ann. Laws ch. 22E, §§ 1‑15 (LexisNexis 2003 & Supp. 2005).

51 Pour les besoins du présent pourvoi, il n’est pas nécessaire de décider si un tel régime législatif serait jugé constitutionnel au Canada. Le législateur n’a pas choisi cette voie — il a prévu une autorisation judiciaire préalable. Vu l’effet possible sur la protection des renseignements personnels, cette garantie supplémentaire, jumelée au fait que la loi permet l’utilisation des échantillons à des fins d’identification seulement, pourrait bien constituer un choix judicieux — qu’elle surpasse ou non les exigences constitutionnelles. La question déterminante qui se pose dès lors est de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances, le choix présumé d’une audience ex parte est fondamentalement inéquitable. À mon avis, ce n’est pas le cas. Sans oublier qu’il n’existe aucun droit constitutionnel à la procédure la plus favorable, il importe de souligner que la procédure retenue en l’espèce par le législateur offre les garanties suivantes au contrevenant :

(1) une autorisation judiciaire préalable doit être obtenue sur demande écrite présentée à un juge de la cour provinciale : par. 487.055(1);

(2) le demandeur doit établir que l’intéressé appartient à l’une des catégories de contrevenants visées;

(3) le juge a le pouvoir discrétionnaire de donner un préavis à l’intéressé;

(4) il a le pouvoir discrétionnaire de ne pas ordonner le prélèvement d’échantillons d’ADN;

(5) pour décider d’accorder ou non l’autorisation, le juge est légalement tenu de « prend[re] en compte l’effet qu’elle aurait sur la vie privée de l’intéressé et la sécurité de sa personne, son casier judiciaire, la nature de l’infraction et les circonstances de sa perpétration » : par. 487.055(3.1);

(6) le juge peut fixer des modalités pour assurer « le caractère raisonnable du prélèvement dans les circonstances » : par. 487.06(2);

(7) l’agent de la paix doit rédiger un rapport et le faire déposer auprès du juge de la cour provinciale : par. 487.057(1).

52 En outre, bien qu’il n’existe aucun droit d’en appeler de l’autorisation visée à l’art. 487.055, la décision du juge est susceptible de révision par voie de certiorari. Une erreur peut sans doute se glisser dans le dossier, mais donner au contrevenant un avis et la possibilité de se faire entendre n’est pas le seul moyen d’y remédier. Ce n’est pas comme si les échantillons d’ADN pouvaient être prélevés subrepticement, sans que l’intéressé le sache. Avant tout prélèvement, la personne munie d’un mandat, d’une ordonnance ou d’une autorisation est tenue de communiquer à l’intéressé la teneur du document et le but du prélèvement, entre autres choses : art. 487.07 du Code criminel. Le contrevenant est donc informé des motifs qui ont permis l’obtention de l’autorisation. Comme le non‑respect d’une condition préalable à celle‑ci mettrait en cause la compétence du juge, une telle erreur serait susceptible de révision par voie de certiorari.

53 Enfin, pour déterminer si la procédure choisie satisfait aux impératifs constitutionnels minimaux d’équité procédurale, le caractère ex parte de l’instance doit être apprécié en fonction de ce que met vraiment en jeu la demande fondée sur l’art. 487.055. Je le répète, la personne dont le comportement lui a valu d’être visée par cet article ne peut raisonnablement s’attendre à ce que son identité demeure inconnue des autorités chargées du contrôle d’application de la loi. En effet, à cause de son comportement criminel, le contrevenant est déjà connu de celles‑ci et, selon les circonstances, il pourrait logiquement faire l’objet de soupçons lors d’une enquête ultérieure, indépendamment de toute autorisation fondée sur l’art. 487.055. Pour le contrevenant visé par une demande, l’enjeu est la mise à la disposition de l’État de son profil d’identification génétique à des fins d’identification seulement. La présence de son profil dans la banque de données peut permettre de l’écarter définitivement des suspects éventuels lors d’une enquête ultérieure, ou de le relier au crime en cause. Dans ce dernier cas, ses recours quant à la possibilité d’une telle utilisation du profil contenu dans la banque de données sont loin d’être épuisés. Si une correspondance est établie avec le profil versé dans la banque de données génétiques et que l’ADN du contrevenant est ensuite prélevé en exécution d’un mandat, au procès, l’intéressé pourra toujours contester l’admissibilité de toute preuve génétique en faisant valoir que son profil génétique a été illégalement versé dans la banque de données. Si le mandat de perquisition ADN a été décerné sur le fondement de la correspondance, l’inclusion illégale dans la banque de données pourra justifier son annulation. Une perquisition sans mandat sera alors abusive prima facie et, au procès, elle pourra donner ouverture à une réparation fondée sur la Charte. L’admissibilité de la preuve demeure également assujettie à toutes les règles habituelles.

54 En raison du caractère rétrospectif de la demande, le nombre de contrevenants visés à l’art. 487.055 n’est pas infini, bien qu’il soit élevé. Comme l’a fait remarquer l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique, selon les statistiques du site Internet de la Banque nationale de données génétiques, plus de 1 900 échantillons ont été obtenus à l’issue d’une audience ex parte. Même si les contrevenants purgeaient toujours leur peine au moment de la demande, leur cause n’était plus en instance. Certains d’entre eux figurent parmi les criminels les plus dangereux et les plus violents détenus au Canada. Selon le ministère public, exiger qu’ils prennent dûment part à une audience inter partes exposerait la sécurité publique à un risque important et occasionnerait des dépenses considérables à l’État. Ces facteurs ne peuvent à eux seuls justifier une atteinte au droit fondamental à l’équité procédurale, mais je ne constate pas une telle atteinte en l’espèce. Compte tenu des intérêts en jeu et des nombreuses garanties procédurales, j’estime que le choix d’une audition de prime abord ex parte est un choix législatif valable sur le plan constitutionnel.

55 Pour ces motifs, je conclus que le régime législatif relatif à la banque de données génétiques satisfait aux exigences constitutionnelles de l’art. 8 de la Charte.

6. Alinéas 11h) et i)

56 En dernier lieu, M. Rodgers soutient que l’art. 487.055 viole les al. 11h) et i) de la Charte [traduction] « parce qu’il punit forcément le contrevenant de nouveau pour une infraction sous‑jacente et l’empêche de bénéficier de la peine la moins sévère ». Pour faciliter leur consultation, voici à nouveau le texte des al. 11h) et i) :

11. Tout inculpé a le droit :

. . .

h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;

i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.

57 C’est en Cour d’appel que M. Rodgers a soulevé cet argument constitutionnel pour la première fois et il n’a alors invoqué que l’al. 11i). Il s’appuie maintenant sur les al. 11h) et i). Toutefois, son argument demeure entièrement axé sur la question de savoir si l’imposition d’un prélèvement d’échantillons d’ADN pour analyse génétique équivaut à une « peine » au sens de l’art. 11. La Cour d’appel a rejeté sommairement la thèse de M. Rodgers fondée sur cet article en affirmant que [traduction] « le prélèvement d’un échantillon ne constitue pas davantage une peine que la prise des empreintes digitales ou la photographie d’une personne déclarée coupable d’une infraction : R. c. Briggs, précité, p. 446 O.R., p. 72 C.C.C.; R. c. Murrins (2002), 162 C.C.C. (3d) 412, 92 C.R.R. (2d) 285 (C.A.N.‑É.), p. 442‑448 C.C.C. » (par. 28). M. Rodgers en appelle de cette conclusion.

58 D’abord, il faut se demander si même l’art. 11 s’applique à la demande visée à l’art. 487.055. Il ressort de l’énoncé liminaire de l’art. 11 que la protection offerte ne peut être invoquée que lorsqu’une personne est « inculpé[e] ». Ainsi, comme telle, la demande d’autorisation de prélever un échantillon d’ADN ne met pas du tout en jeu l’art. 11. On ne saurait raisonnablement prétendre que M. Rodgers est « inculpé » et, si je comprends bien, ce n’est pas en cette qualité qu’il ne demande à bénéficier de la protection offerte par l’art. 11. Il invoque plutôt les infractions dont il a été accusé selon le fichier — soit les infractions sexuelles dont il a été déclaré coupable et qui fondent la demande d’autorisation. Il ne fait aucun doute que l’art. 11 s’applique aux instances criminelles y afférentes, et la question qui se pose dès lors est de savoir si le prélèvement autorisé en application de l’art. 487.055 constitue une « peine » supplémentaire pour la perpétration de ces infractions.

59 La notion de « peine » au sens de l’art. 11 n’est pas encore parfaitement circonscrite. Le ministère public s’appuie en partie sur l’arrêt R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, et soutient que dans le contexte d’une allégation de « double péril », notre Cour a assimilé la « peine » à l’imposition de « véritables conséquences pénales », tels « l’emprisonnement ou une amende qui par son importance semblerait imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général . . . » (p. 561). Ce critère a été repris dans les arrêts R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, p. 21‑23, et Martineau c. M.R.N., [2004] 3 R.C.S. 737, 2004 CSC 81, par. 57. Il importe de mettre ce critère en contexte. Comme je l’explique plus loin, il permet de déterminer si l’art. 11 entre en jeu, mais il ne vise pas à restreindre, dans une instance criminelle, le sens du terme « peine » de sorte qu’il n’englobe que l’emprisonnement et l’amende substantielle.

60 Dans l’arrêt Wigglesworth, notre Cour était appelée à décider si la protection contre le double péril prévue à l’al. 11h) s’appliquait à l’instance disciplinaire et empêchait une poursuite criminelle subséquente pour les mêmes actes lorsque le policier avait fait l’objet de mesures disciplinaires. La même question s’est posée dans l’affaire Shubley à l’égard de la procédure disciplinaire interne d’une prison. Dans l’arrêt Martineau, il s’agissait de savoir si le droit à la protection contre l’auto‑incrimination garanti à l’al. 11c) pouvait être invoqué dans une instance de confiscation engagée en application de la Loi sur les douanes. Dans chacun des cas, notre Cour a appliqué le critère à deux volets de l’arrêt Wigglesworth pour décider si l’instance était assujettie ou non à l’art. 11 — une personne inculpée peut bénéficier de la protection de l’art. 11 (1) lorsque, par sa nature, l’instance est criminelle ou (2) que la peine invoquée emporte l’imposition de « véritables conséquences pénales ». C’est dans ce contexte que notre Cour a expliqué ce qu’elle entendait par de « véritables conséquences pénales » (p. 561) :

À mon avis, une véritable conséquence pénale qui entraînerait l’application de l’art. 11 est l’emprisonnement ou une amende qui par son importance semblerait imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général plutôt que pour maintenir la discipline à l’intérieur d’une sphère d’activité limitée.

61 Or, notre Cour a clairement indiqué que suivant le premier volet du critère, « toutes les poursuites relatives à des infractions criminelles aux termes du Code criminel et à des infractions quasi criminelles que prévoient les lois provinciales sont automatiquement assujetties à l’art. 11 » (p. 560). Suivant le deuxième volet, l’instance qui n’est pas en soi criminelle ou quasi criminelle, mais qui a de « véritables conséquences pénales » (comme l’emprisonnement ou l’amende substantielle) est assimilée à une instance criminelle ou quasi criminelle pour les besoins de l’art. 11. Toutefois, dans le contexte d’une instance criminelle, la « peine » ne s’entend pas que de ces deux sanctions. Une telle interprétation serait incompatible avec l’interprétation libérale et téléologique qui s’impose à l’égard des droits garantis par la Charte. Par exemple, dans le cas d’un contrevenant inculpé d’une infraction criminelle, puis jugé, déclaré coupable et condamné à une probation ou à une amende minime, on ne saurait prétendre que la protection offerte par l’al. 11h) ne s’applique pas à la seconde instance criminelle engagée pour la même infraction sous prétexte que la probation ou l’amende minime ne constituait pas une « peine ». De même, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction a été modifiée entre le moment de la perpétration et celui de la détermination de la peine de manière à écarter toute possibilité de libération conditionnelle, on ne saurait prétendre que cette libération conditionnelle ne constituait pas une « peine » au sens de l’al. 11i). L’accusé aurait le droit de bénéficier de la peine la moins sévère en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction.

62 Suivant son sens ordinaire, « peine » s’entend des sanctions dont est passible l’accusé déclaré coupable d’une infraction. Les mots « peine » ou « punissable » qu’emploie le Code criminel renvoient aux sanctions pouvant être infligées lors de la détermination de la peine. Par exemple, une infraction est « punissable » sur déclaration de culpabilité par voie sommaire, et le contrevenant est « passible d’une amende [. . . ou] d’un emprisonnement » : par. 787(1). Le paragraphe 718.3(1) précise que « [l]orsqu’une disposition prescrit différents degrés ou genres de peine à l’égard d’une infraction, la punition [la « peine »] à infliger est, sous réserve des restrictions contenues dans la disposition, à la discrétion du tribunal qui condamne l’auteur de l’infraction ». Aussi, les mots « peine », « punition » et « sanction » sont interchangeables : voir, par exemple, l’art. 718.2.

63 Cependant, cela ne signifie pas que la « peine » à laquelle renvoient les al. 11h) et i) englobe nécessairement toute conséquence pouvant découler du fait d’être déclaré coupable d’une infraction criminelle, que cette conséquence survienne ou non au moment de la détermination de la peine. Un certain nombre d’options s’offrent au tribunal qui détermine la peine : il peut notamment ordonner la confiscation, interdire la possession d’une arme à feu, interdire la conduite automobile ou ordonner la restitution. Il n’appartient pas à notre Cour de déterminer, en l’espèce, si l’une ou l’autre de ces conséquences constitue ou non une peine. En règle générale, il me semble que la conséquence constitue une peine lorsqu’elle fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et qu’elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine. À cet égard, il faut distinguer entre la protection offerte par l’art. 11 et celle que prévoit l’art. 12 de la Charte contre tous « traitements » ou peines cruels et inusités. Ainsi, le prélèvement d’un échantillon d’ADN par suite d’une déclaration de culpabilité constitue sans aucun doute un « traitement », et si le mode de prélèvement est cruel et inusité, une réparation pourra être obtenue en application de l’art. 12.

64 Je suis toutefois d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel et j’estime que l’autorisation visée à l’art. 487.055, même si elle résulte des déclarations de culpabilité prononcées à l’égard des infractions inscrites au fichier, ne constitue pas une peine au sens de l’art. 11. Aucun des arguments de M. Rodgers ne me convainc. D’abord, sa crainte concernant le danger possible d’assimiler le prélèvement d’échantillons d’ADN à la prise des empreintes digitales doit être examinée au regard de l’art. 8, et non de l’art. 11. Ensuite, le fait que l’autorisation de prélèvement puisse avoir un effet dissuasif sur le contrevenant n’en fait pas une peine pour autant. Le juge Bateman a justement dit dans l’arrêt Murrins :

[traduction] La possibilité que l’existence d’un profil d’identification génétique décourage la récidive est un avantage secondaire qui ne fait cependant pas de l’autorisation une peine. L’intérêt légitime de l’État que sert l’autorisation est celui de résoudre les crimes et non celui de sanctionner les contrevenants. [par. 102]

Comme le dit le ministère public dans son mémoire, [traduction] « [i]l est vrai que de nombreuses peines visent la dissuasion, mais il ne s’ensuit pas que chaque mesure ayant un effet dissuasif constitue, par définition, une “peine”. Par exemple, les contrôles routiers inopinés pour vérifier l’alcoolémie des automobilistes ont pour effet, espère‑t‑on, de dissuader la conduite en état d’ébriété, mais on ne saurait qualifier de “peine” une mesure de répression générale de l’alcool au volant ». Enfin, l’argument voulant qu’une stigmatisation certaine se rattache au prélèvement d’un échantillon d’ADN n’est pas convaincant. À part l’inscription dans les registres du Centre d’information des services canadiens de police, rien ne permet de savoir que l’échantillon d’ADN d’une personne se trouve dans la banque de données. La stigmatisation, si elle existe, résulte assurément des déclarations de culpabilité à l’origine de l’autorisation. Quoi qu’il en soit, le fait qu’il puisse stigmatiser jusqu’à un certain point ne fait pas d’un traitement une peine. Le simple fait d’être arrêté et accusé d’une infraction criminelle peut être infamant.

65 Le prélèvement d’échantillons d’ADN pour analyse génétique ne fait pas davantage partie des sanctions dont est passible la personne accusée d’une infraction donnée que la prise de photographies ou des empreintes digitales. Je conclus donc que les al. 11h) et i) ne s’appliquent pas en l’espèce.

7. Dispositif

66 Pour ces motifs, je suis d’avis de répondre par la négative aux questions constitutionnelles. Le paragraphe 487.055(1) du Code criminel ne contrevient ni aux art. 7 et 8 de la Charte ni à ses al. 11h) et i). Je conclus également qu’il n’y a aucun motif de réformer la décision du juge d’entendre ex parte la demande visée au par. 487.055(1). La loi autorisait le juge à le faire et aucune partie n’a laissé entendre que, même s’il y était autorisé, il n’a pas bien exercé son pouvoir discrétionnaire. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public, d’annuler le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, de rejeter le pourvoi incident de M. Rodgers ainsi que sa demande fondée sur la Charte et sa demande de certiorari.

Version française des motifs des juges Binnie, Deschamps et Fish rendus par

Le juge Fish (dissident) —

I

Introduction

67 Je souscris à deux des principales conclusions de la juge Charron. Avec égards, cependant, elles me mènent à un résultat différent.

68 Je conviens premièrement que le par. 487.055(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, la disposition litigieuse en l’espèce, ne peut résister au contrôle constitutionnel que s’il respecte l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Comme l’affirme ma collègue, « [i]l ne fait aucun doute que le prélèvement de substances corporelles pour analyse génétique sans le consentement de l’intéressé constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte » (par. 25), lequel dispose que « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. »

69 L’issue du pourvoi dépend donc du caractère abusif ou non, au sens de l’art. 8, de la disposition contestée.

70 Deuxièmement, comme la juge Charron, j’estime que le par. 487.055(1) prévoit l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire sans préavis à l’intéressé. Il va de soi, à mon sens, que ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé compte tenu des critères pertinents prescrits au par. 487.055(3.1) du Code criminel, ainsi que de tout autre implicitement applicable.

71 Il appert donc que le présent pourvoi pose essentiellement la question de savoir s’il est raisonnablement fondé de conclure que l’intéressé est de prime abord exclu de l’audition de la demande d’autorisation. Après tout, c’est lui qui a le plus à perdre si l’autorisation est accordée à tort et qui est souvent le mieux placé pour rectifier tout renseignement erroné que le juge pourrait autrement devoir prendre en considération.

72 Le ministère public invoque plusieurs motifs d’entendre la demande ex parte. Il prétend premièrement qu’il est rare que la demande d’autorisation fondée sur le par. 487.055(1) puisse être contestée avec succès ou qu’elle le soit. Cela ne justifie pas d’empêcher l’intéressé de contester la demande lorsque l’autorisation pourrait être accordée à tort.

73 Ma collègue invoque un autre motif : la possibilité d’une révision par voie de certiorari de toute erreur commise par le juge qui accorde l’autorisation. En toute déférence, je ne vois pas comment une éventuelle révision ex post facto, à la fois lourde et coûteuse, ne pouvant avoir pour fondement que certains motifs précis liés à la compétence, peut être considérée comme un bon substitut à l’audition équitable de la demande — un moyen simple et expéditif de prévenir une autorisation et une saisie injustifiées. Comme le juge Dickson (plus tard Juge en chef) l’a affirmé dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, l’art. 8 de la Charte « requiert un moyen de prévenir les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu’elles ne se produisent et non simplement un moyen de déterminer, après le fait, si au départ elles devaient être effectuées » (p. 160 (souligné dans l’original)).

74 On fait valoir en dernier lieu qu’un préavis à l’intéressé pourrait aller à l’encontre des objets de la saisie d’ADN projetée. Cet argument ne résiste même pas à l’analyse sommaire.

75 L’article 487.055 fait obligation au condamné de se présenter aux date, heure et lieu fixés dans l’avis pour fournir un échantillon de substances corporelles. S’il n’est plus sous garde et qu’il ne prend pas la fuite sur réception de l’avis, je vois difficilement pourquoi il le ferait s’il recevait un préavis de la demande d’autorisation et s’il était informé de son droit de se faire entendre. S’il est toujours sous garde, il est absurde de craindre qu’il puisse se soustraire à la justice si un avis l’informait de la demande projetée.

76 Enfin, dans l’un et l’autre cas, la personne qui reçoit un préavis peut difficilement dissimuler ou détruire ses échantillons de substances corporelles pour empêcher leur saisie éventuelle par les autorités!

II

L’audition ex parte

77 M. Rodgers soutient, avec raison selon moi, que l’audition ex parte de la demande, sans motif justifiant l’absence de préavis ou de participation, ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles de l’art. 8.

78 Comme la juge Charron, je suis d’avis que le par. 487.055(1) établit une présomption d’audition ex parte. Le juge peut entendre la demande inter partes, mais la loi présume que l’autorisation de prélèvement d’échantillons destinés à la banque de données génétiques est accordée sans préavis ni participation.

79 Exprimant l’opinion unanime de la Cour d’appel, le juge Doherty a dit que l’équité procédurale et les principes consacrés par la Charte [traduction] « exigent qu’un préavis soit donné à l’intéressé lorsque son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne risque d’être touché par l’autorisation, à moins que le ministère public n’établisse l’existence de motifs valables [. . .] d’agir sans préavis » ((2004), 70 O.R. (3d) 97, par. 45). Selon ma collègue, toutefois, puisque l’équité procédurale — la norme constitutionnelle applicable — dépend du contexte, préavis et participation ne sont pas nécessairement obligatoires.

80 Notre Cour a confirmé maintes fois que la nature et l’étendue de l’équité procédurale dépendent du contexte (motifs de la juge Charron, par. 47). À cet égard, toutefois, la formulation la plus récente des principes applicables me paraît particulièrement éclairante.

81 Dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, les juges unanimes de notre Cour ont permis une dérogation à la « règle générale » selon laquelle :

. . . le droit d’une partie à une audience équitable emporte celui de prendre connaissance de la preuve de la partie adverse afin de pouvoir répondre à tout élément préjudiciable à sa cause et apporter des éléments de preuve au soutien de celle‑ci. [par. 40]

82 Tout en reconnaissant qu’il ne s’agissait pas d’une règle absolue, notre Cour a pris la peine de préciser que « ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’un tribunal entend des arguments en l’absence d’une partie » (par. 38). La juge Charron signale que la méthode contextuelle permet de s’écarter de la norme exigeant préavis et participation. Or, comme l’a dit notre Cour dans Ruby, cette dérogation n’est permise qu’à titre « exceptionnel » et, selon moi, pas sans cause ou justification.

83 En l’espèce, tant le contexte que les principes militent en faveur d’une audition inter partes plutôt qu’ex parte. Aucun motif sérieux de déroger à l’exigence vénérable du préavis et de la participation n’a été invoqué — alors que dans l’affaire Ruby, un tel motif l’avait été — , et il existe des raisons importantes de s’en abstenir.

84 Notre Cour a précisé quelles raisons impérieuses pouvaient, à titre exceptionnel, permettre la tenue d’une audience ex parte. Dans l’arrêt Ruby, la juge Arbour a expliqué qu’il n’y en avait que deux : lorsque « le délai occasionné par la signification d’un avis serait préjudiciable » ou que « l’on craint que l’autre partie n’agisse de façon irrégulière ou irrévocable si un avis lui est donné » (par. 25). De même, dans l’arrêt R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678, 2003 CSC 60, notre Cour a jugé constitutionnelle l’audition ex parte d’une demande de mandat ADN « vu le risque que le suspect agisse de manière à compromettre la bonne exécution du mandat » (par. 56).

85 En l’espèce, aucun de ces motifs ne justifie l’audition ex parte.

86 Premièrement, l’intéressé ne peut détruire ses échantillons de substances corporelles, et ceux‑ci « ne risquent pas habituellement de disparaître » : R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, par. 49. Un élément de preuve génétique peut être obtenu au moyen de divers tests approuvés.

87 Deuxièmement, je le rappelle, le préavis et la participation à l’audience n’accroissent pas le risque de fuite. L’article 487.055 ne s’applique qu’aux contrevenants qui purgent encore une peine d’emprisonnement à la date de la demande. Un contrevenant sous garde n’est pas en mesure de fuir; celui qui, bénéficiant d’une liberté conditionnelle, songerait à fuir, y sera probablement moins enclin s’il a la possibilité de contester la demande d’autorisation. L’audition ex parte ne comporte aucun élément de surprise : l’autorisation accordée en vertu de l’art. 487.055 exige simplement de l’intéressé qu’il se présente aux date, heure et lieu fixés dans la sommation. Donner un préavis à l’intéressé et lui permettre de participer à l’audience ne faciliteraient pas sa fuite ni ne la favoriseraient. Partant, l’intérêt qu’a l’État à ce que la demande soit entendue en l’absence de l’intéressé, lorsque rien ne justifie l’audition ex parte, est au mieux minimal.

88 Quoi qu’il en soit, l’appréciation de l’intérêt de l’État doit également tenir compte des intérêts opposés de ceux que l’État est censé protéger. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, « [p]our déterminer la nature et l’étendue des garanties procédurales », il faut mettre en balance « les intérêts opposés de l’État et du particulier » (p. 657).

89 La personne visée à l’art. 487.055 a légitimement intérêt à saisir le juge de renseignements qui pourraient bien le convaincre de refuser l’autorisation. Le législateur a envisagé qu’un tel refus puisse être valablement opposé. C’est pourquoi il a fait obligation au juge de prendre en compte tous les critères pertinents, notamment « l’effet [que l’autorisation] aurait sur la vie privée de l’intéressé et la sécurité de sa personne, son casier judiciaire, la nature de l’infraction et les circonstances de sa perpétration » (par. 487.055(3.1)).

90 L’audition ex parte rend l’examen de ces critères plus difficile et souvent impossible, et lorsqu’elle n’est pas justifiée, elle rend illusoire l’exigence légale de prendre en compte l’intérêt du contrevenant.

91 Le contrevenant visé par la demande d’autorisation peut fort bien être en possession de renseignements connus de lui seul et qui importent pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire prescrit au par. 487.055(3.1). De plus, la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques, L.C. 1998, ch. 37, est entrée en vigueur après la déclaration de culpabilité des contrevenants visés à l’art. 487.055. Au moment où ils ont été reconnus coupables, ces contrevenants, contrairement aux autres fichés, n’avaient aucune raison de verser au dossier des renseignements susceptibles d’influencer la décision d’autoriser ou non un prélèvement destiné à la banque de données génétiques.

92 Le risque inhérent à tout refus d’entendre l’intéressé est encore plus grand lorsque ce dernier a été déclaré coupable sur plaidoyer de culpabilité, sans procès, car il est peu probable que les critères pertinents pour l’autorisation de prélèvement, mais non pour la détermination de la peine, aient alors fait l’objet d’un examen. Un renseignement pertinent suivant le par. 487.055(3.1) ne figurerait donc pas au dossier du juge appelé à statuer sur la demande.

93 La juge Charron signale que suivant l’art. 487.07 du Code criminel, la personne qui prélève les échantillons est tenue de communiquer à l’intéressé « la teneur [de l’autorisation] et le but du prélèvement » (par. 52), de sorte que, selon elle, le contrevenant est informé des motifs de l’autorisation et que, s’il les juge insuffisants, il peut obtenir la révision de l’ordonnance par voie de certiorari.

94 Je l’ai déjà signalé, la requête en certiorari est un recours ex post facto à la fois coûteux et lourd qui ne peut avoir pour fondement que certains motifs précis liés à la compétence. La simple preuve d’une erreur ne suffit pas pour faire infirmer une ordonnance. En toute déférence, le certiorari n’est d’aucun secours à celui qui, s’il n’avait pas été exclu sans raison de l’instance, aurait pu prévenir l’erreur et ne pas en subir les conséquences.

III

Résumé et conclusion

95 La banque de données génétiques constitue une atteinte nouvelle et substantielle à la vie privée. Une simple correspondance entre un profil qu’elle renferme et un autre figurant au fichier de criminalistique justifiera souvent l’obtention d’un mandat de perquisition ADN. Même s’il faut encore recourir aux techniques classiques, l’enquête est facilitée par le fait que la banque de données génétiques identifie certains contrevenants dont elle conserve indéfiniment les profils. Ces considérations font ressortir l’importance de donner à celui dont la vie privée est en jeu un préavis et la possibilité de se faire entendre, sauf si des intérêts opposés commandent le contraire.

96 En l’espèce, aucun motif d’entendre la demande ex parte n’a été établi, alors que les raisons de donner un préavis sont à la fois impérieuses et évidentes. Le juge peut toujours exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’audition ex parte de la demande lorsque les circonstances le justifient.

97 Pour ces motifs, comme je l’ai dit au début des présents motifs, je conclus que l’art. 487.055 du Code criminel va à l’encontre de l’art. 8 de la Charte.

98 Dans sa plaidoirie remarquablement concise concernant la dernière question à trancher — la disposition contestée constitue‑t‑elle une « limite raisonnable » au sens de l’article premier de la Charte — , le ministère public se contente d’invoquer [traduction] « les arguments avancés pour conclure que [l’art. 487.055] ne permet que les fouilles, les perquisitions ou les saisies “non abusives” ». Ces arguments ne me convainquent pas du respect de l’art. 8, et ils ne le font certainement pas davantage quant au respect de l’article premier.

99 Je suis donc d’avis que l’art. 487.055 est inopérant dans la mesure où il est incompatible avec l’art. 8 de la Charte.

Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, les juges Binnie, Deschamps et Fish sont dissidents.

Procureur de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Bureau des avocats de la Couronne, Toronto.

Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Lafontaine & Associates, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Edmonton.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Bureau du Procureur général, Fredericton.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministère du Procureur général, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : 2006 CSC 15 ?
Date de la décision : 27/04/2006
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Fouilles, perquisitions et saisies - Disposition du Code criminel prévoyant qu’un juge d’une cour provinciale peut, sur demande ex parte, autoriser le prélèvement d’échantillons d’ADN sur trois catégories de condamnés - Garanties légales ne permettant l’utilisation de la banque de données génétiques qu’à des fins d’identification - Le prélèvement sur les catégories de condamnés désignées d’échantillons d’ADN destinés à la banque est‑il abusif? - Les dispositions relatives à la banque de données génétiques établissent‑elles un juste équilibre entre l’intérêt qu’a la société à ce que soient dûment identifiées les personnes déclarées coupables d’infractions graves et le droit du particulier à l’intégrité physique et à la communication à son gré de renseignements le concernant? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 8 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 487.055.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Équité procédurale - Audition ex parte - Disposition du Code criminel prévoyant qu’un juge d’une cour provinciale peut, sur demande ex parte, autoriser le prélèvement d’échantillons d’ADN sur trois catégories de condamnés - L’audition ex parte de la demande satisfait‑elle aux impératifs constitutionnels minimaux d’équité procédurale? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 487.055.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Double péril - Droit de bénéficier de la peine la moins sévère - Disposition du Code criminel prévoyant qu’un juge d’une cour provinciale peut, sur demande ex parte, autoriser le prélèvement d’échantillons d’ADN sur trois catégories de condamnés - L’imposition d’un tel prélèvement équivaut‑elle à une « peine » au sens des art. 11h) et 11i) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 487.055.

Droit criminel - Analyse génétique - Contrevenants purgeant une peine - Disposition du Code criminel prévoyant qu’un juge d’une cour provinciale peut, sur demande ex parte, autoriser le prélèvement d’échantillons d’ADN sur trois catégories de condamnés - Le juge a‑t‑il perdu compétence en entendant la demande ex parte sans que n’ait été établie la nécessité de procéder ainsi? - Y a‑t‑il lieu de faire droit à la requête en certiorari du contrevenant? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 487.055.

R a été condamné à quatre ans d’emprisonnement pour une agression sexuelle commise pendant qu’il était sous probation après avoir été reconnu coupable de contacts sexuels. Sa déclaration de culpabilité étant intervenue avant la promulgation de la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques en 1998, il n’a pas eu à fournir un échantillon de substances corporelles lors de sa condamnation. Avant que sa peine ne prenne fin, le ministère public a présenté, ex parte et sur le fondement de l’al. 487.055(1)c) du Code criminel, une demande d’autorisation de prélever sur R des échantillons d’ADN destinés à la banque nationale de données génétiques. Le prélèvement n’était pas requis aux fins d’une enquête criminelle en cours. Un mandat a été décerné, et R a été informé de la démarche lorsque lui a été signifiée une sommation de se présenter pour subir le prélèvement. R a demandé un jugement déclaratoire selon lequel l’art. 487.055 violait les art. 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que ses al. 11h) et i). Il a soutenu subsidiairement que le juge ayant accordé l’autorisation avait perdu compétence du fait de l’audition ex parte de la demande. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté les demandes de R. La Cour d’appel a confirmé la constitutionnalité de l’art. 487.055, mais elle a présumé que la disposition nécessitait une audition inter partes et conclu que le juge de la cour provinciale avait commis une erreur juridictionnelle en entendant la demande ex parte. L’autorisation a été annulée et la demande a été renvoyée au tribunal inférieur pour qu’il statue de nouveau. Le ministère public en a appelé de l’annulation, et R a formé un pourvoi incident contre le rejet de sa contestation constitutionnelle.

Arrêt (les juges Binnie, Deschamps et Fish sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Abella et Charron : Le juge qui a accordé l’autorisation n’a pas commis d’erreur juridictionnelle en entendant la demande ex parte. La Cour d’appel a eu tort de présumer que l’art. 487.055 du Code nécessitait une audition inter partes. Le paragraphe 487.055(1) ne doit pas être interprété au regard des valeurs et des principes consacrés par la Charte, ceux‑ci ne jouant que lorsque la disposition comporte une véritable ambiguïté. Comme la disposition en cause est claire, le tribunal doit donner effet à l’intention manifeste du législateur de permettre l’audition ex parte. [6] [18‑20]

Le paragraphe 487.055(1) du Code ne porte pas atteinte aux art. 7 et 8 de la Charte. Le prélèvement de substances corporelles pour analyse génétique sans le consentement de l’intéressé constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte, mais le prélèvement sur les catégories de condamnés désignées d’échantillons d’ADN destinés à la banque de données génétiques n’est pas abusif. Ces échantillons ne servent qu’à l’établissement de profils d’identification génétique destinés à la banque de données. Contrairement au mandat ADN décerné pour les besoins d’une enquête, l’autorisation de prélèvement ne vise pas les personnes soupçonnées d’une infraction ni ne permet l’obtention d’éléments de preuve aux fins d’une poursuite. Les dispositions mettent les nouvelles techniques d’analyse génétique au service de l’identification des contrevenants, et l’analogie doit se faire avec la prise des empreintes digitales et les autres mesures d’identification. La société a indéniablement intérêt à ce que les organismes chargés du contrôle d’application de la loi recourent à cette nouvelle technique performante pour identifier les contrevenants. L’atteinte à l’intégrité physique des condamnés visés est minime. Qui plus est, en ne permettant l’utilisation des échantillons d’ADN destinés à la banque de données qu’à des fins d’identification, le législateur a dûment tenu compte de l’inquiétude accrue suscitée par l’incidence considérable qu’a le prélèvement d’échantillons d’ADN sur la protection des renseignements personnels. Dans la présente affaire, R n’avait pas d’attentes raisonnables en matière de vie privée quant à son identité. L’article 487.055 vise des condamnés dangereux. Comme son identité en tant que délinquant sexuel récidiviste intéresse désormais l’État, R n’a plus d’attentes raisonnables en matière de vie privée à l’égard des renseignements d’identification tirés des échantillons d’ADN. Les dispositions relatives à la banque de données génétiques établissent un juste équilibre entre l’intérêt qu’a l’État à ce que soient identifiées les personnes déclarées coupables d’infractions graves et le droit du particulier à l’intégrité physique et à la vie privée. Vu les intérêts concurrents en jeu, il n’y a pas d’obligation constitutionnelle d’établir l’existence de motifs raisonnables et probables de relier le condamné à une enquête en particulier. [5] [25] [37‑38] [42‑44]

Le choix d’une audition de prime abord ex parte est un choix législatif valable sur le plan constitutionnel. Le préavis et la participation ne sont pas en eux‑mêmes des principes de justice fondamentale. La norme constitutionnelle applicable est plutôt celle de l’équité procédurale. Ce qui est équitable dans un cas donné dépend entièrement du contexte, et la question constitutionnelle se rapporte à la norme minimale imposée par la Charte. Dans le contexte de l’art. 487.055, le préavis et la participation ne sont pas requis pour satisfaire à la norme constitutionnelle minimale. Compte tenu des intérêts en jeu et des garanties procédurales offertes par le régime législatif, le caractère ex parte de l’instance respecte les exigences de l’art. 7 de la Charte en matière d’équité procédurale. En outre, bien qu’il n’existe aucun droit d’en appeler de l’autorisation visée à l’art. 487.055, la décision du juge est susceptible de révision par voie de certiorari. Enfin, à cause de son comportement criminel, le contrevenant est déjà connu des autorités chargées du contrôle d’application de la loi et, selon les circonstances, il pourrait logiquement faire l’objet de soupçons lors d’une enquête ultérieure, indépendamment de toute autorisation fondée sur l’art. 487.055. Pour le contrevenant visé par une demande, l’enjeu est la mise à la disposition de l’État de son profil génétique à des fins d’identification seulement. Lors d’une enquête sur un crime, l’utilisation d’un profil génétique illégalement versé dans la banque de données pourra justifier l’annulation, à la demande du contrevenant, d’un mandat ADN décerné subséquemment. L’admissibilité de la preuve génétique pourra également être contestée au procès. [5] [47‑54]

Le paragraphe 487.055(1) du Code ne contrevient pas aux al. 11h) et i) de la Charte, qui sont inapplicables, car le prélèvement d’un échantillon d’ADN ne constitue pas une « peine » au sens de l’art. 11. La « peine » à laquelle renvoient ces alinéas n’englobe pas nécessairement toute conséquence pouvant découler du fait d’être déclaré coupable d’une infraction criminelle. En règle générale, la conséquence constitue une peine lorsqu’elle fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et qu’elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine. Le prélèvement d’échantillons d’ADN pour analyse génétique ne fait pas davantage partie des sanctions dont est passible la personne accusée d’une infraction que la prise de photographies ou des empreintes digitales. Le fait que son autorisation puisse avoir un effet dissuasif sur le contrevenant ne fait pas du prélèvement une peine pour autant. [5] [63‑65]

Les juges Binnie, Deschamps et Fish (dissidents) : L’audition ex parte de la demande d’autorisation visée à l’art. 487.055 du Code, sans motif justifiant l’absence de préavis ou de participation, ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles de l’art. 8 de la Charte. La banque de données génétiques constitue une atteinte nouvelle et substantielle à la vie privée. Un préavis et la possibilité de se faire entendre doivent être donnés à celui dont la vie privée est en jeu, sauf si des intérêts opposés commandent le contraire. Même si la nature et l’étendue de l’équité procédurale dépendent du contexte, en l’espèce, aucun fondement raisonnable ne permet de conclure à l’existence d’une dérogation présumée à l’exigence du préavis et de la participation. Tant le contexte que les principes militent en faveur de l’audition inter partes de la demande visée à l’art. 487.055; l’audition ex parte ne devrait avoir lieu qu’à titre exceptionnel. [77] [80‑83] [95]

En l’espèce, aucun motif d’entendre la demande ex parte n’a été établi. Premièrement, l’intéressé ne peut détruire ses échantillons de substances corporelles. Deuxièmement, le préavis et la participation à l’audience n’accroissent pas le risque de fuite. Partant, l’intérêt qu’a l’État à ce que la demande soit entendue en l’absence de l’intéressé, lorsque rien ne justifie l’audition ex parte, est au mieux minimal. Quoi qu’il en soit, l’appréciation de l’intérêt de l’État doit également tenir compte des intérêts opposés de ceux que l’État est censé protéger. La personne visée à l’art. 487.055 a légitimement intérêt à saisir le juge de renseignements qui importent pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire prescrit et qui pourraient bien le convaincre de refuser l’autorisation. C’est elle qui a le plus à perdre si l’autorisation est accordée à tort et qui est souvent la mieux placée pour corriger tout renseignement erroné que le juge pourrait autrement devoir prendre en considération. Entendre la demande ex parte sans raison rend illusoire l’exigence légale de prendre en compte l’intérêt de l’intéressé. Enfin, la possibilité qu’une erreur commise par le juge qui accorde l’autorisation donne ouverture à une révision ex post facto par voie de certiorari ne peut être considérée comme un bon substitut à l’audition équitable de la demande. La requête en certiorari ne peut avoir pour fondement que certains motifs précis liés à la compétence, et la simple preuve d’une erreur ne suffit pas pour faire infirmer une ordonnance. Le certiorari n’est d’aucun secours à celui qui, s’il n’avait pas été exclu sans raison de l’instance, aurait pu prévenir l’erreur et ne pas en subir les conséquences. L’atteinte à l’art. 8 n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte, de sorte que l’art. 487.055 est inopérant dans la mesure où il est incompatible avec l’art. 8. [71] [73] [86‑90] [94] [98-99]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Rodgers

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Charron
Arrêts analysés : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387
Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75
R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541
arrêts mentionnés : R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678, 2003 CSC 60
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573
Cloutier c. Langlois, [1990] 1 R.C.S. 158
R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654
R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, 2001 CSC 83
R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, 2004 CSC 52
Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695
Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Charlebois c. Saint John (Ville), [2005] 3 R.C.S. 563, 2005 CSC 74
R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607
R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627
R. c. Briggs (2001), 157 C.C.C. (3d) 38
R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495
R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312
R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652
R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51
R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223
Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872
R. c. Murrins (2002), 201 N.S.R. (2d) 288
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262
R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701
R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173
Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817
Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711
United States c. Kincade, 379 F.3d 813 (2004)
R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3
Martineau c. M.R.N., [2004] 3 R.C.S. 737, 2004 CSC 81.
Citée par le juge Fish (dissident)
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75
R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678, 2003 CSC 60
R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607
Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631.
Lois et règlements cités
Cal. Penal Code § 296.1 (West Supp. 2005).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8, 11, h), i), 12.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 487.04, 487.051, 487.052, 487.055, 487.057(1), 487.06(2), 487.07, 718.2, 718.3(1).
Fla. Stat. Ann. § 943.325 (West Supp. 2005).
Ga. Code Ann. §§ 24‑4‑60 à 24‑4‑65 (Supp. 2005).
Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques et la Loi sur la défense nationale, L.C. 2005, ch. 25, art. 5.
Loi sur l’identification des criminels, L.R.C. 1985, ch. I‑1, art. 2(1).
Loi sur l’identification par les empreintes génétiques, L.C. 1998, ch. 37, art. 3, 4.
Mass. Ann. Laws ch. 22E, §§ 1‑15 (LexisNexis 2003 & Supp. 2005).
Mich. Comp. Laws Serv. §§ 28.171 à 28.176 (LexisNexis 2001 & Supp. 2003).
N.J. Stat. Ann. §§ 53:1‑20.17 à 53:1‑20.30 (West 2001 & Supp. 2004).
N.Y. Exec. Law § 995 (Consol. 1995 & Supp. 2004).
Ohio Rev. Code Ann. § 2901.07 (LexisNexis Supp. 2005).
Va. Code Ann. § 19.2‑310.2 (Supp. 2005).

Proposition de citation de la décision: R. c. Rodgers, 2006 CSC 15 (27 avril 2006)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-04-27;2006.csc.15 ?
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