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27/01/2006 | CANADA | N°2006_CSC_3

Canada | Young c. Bella, 2006 CSC 3 (27 janvier 2006)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Young c. Bella, [2006] 1 R.C.S. 108, 2006 CSC 3

Date : 20060127

Dossier : 30670

Entre :

Wanda Young

Appelante

c.

Leslie Bella, William S. Rowe et Memorial University

of Newfoundland

Intimés

‑ et ‑

Ligue pour le bien-être de l’enfance du Canada

Intervenante

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 67)

La j

uge en chef McLachlin et le juge Binnie (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Fish, Abella et Charron)

______________________________

Young c. Bella, [2006] 1 R...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Young c. Bella, [2006] 1 R.C.S. 108, 2006 CSC 3

Date : 20060127

Dossier : 30670

Entre :

Wanda Young

Appelante

c.

Leslie Bella, William S. Rowe et Memorial University

of Newfoundland

Intimés

‑ et ‑

Ligue pour le bien-être de l’enfance du Canada

Intervenante

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 67)

La juge en chef McLachlin et le juge Binnie (avec l’accord des juges Bastarache, LeBel, Fish, Abella et Charron)

______________________________

Young c. Bella, [2006] 1 R.C.S. 108, 2006 CSC 3

Wanda Young Appelante

c.

Leslie Bella, William S. Rowe et Memorial University

of Newfoundland Intimés

et

Ligue pour le bien‑être de l’enfance du Canada Intervenante

Répertorié : Young c. Bella

Référence neutre : 2006 CSC 3.

No du greffe : 30670.

2005 : 20 octobre; 2006 : 27 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel de terre‑neuve‑et‑labrador

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (les juges Roberts, Welsh et Rowe) (2004), 241 Nfld. & P.E.I.R. 35, 716 A.P.R. 35, 8 C.P.C. (6th) 131, [2004] N.J. No. 338 (QL), 2004 NLCA 60, qui a annulé une décision d’un jury. Pourvoi accueilli.

Gillian D. Butler, c.r., et Kimberley M. McLennan, pour l’appelante.

R. Wayne Bruce et Susan E. Norman, pour les intimés.

Michael E. Barrack et Christopher A. Wayland, pour l’intervenante.

Version française du jugement de la Cour rendu par

La Juge en chef et le juge Binnie —

I. Introduction

1 En 1994, l’appelante Wanda Young était étudiante à l’Université Memorial de Terre‑Neuve où elle suivait des cours en vue d’être admise à la School of Social Work (« École de service social ») et de devenir travailleuse sociale. En mai 1994, à cause d’un étrange malentendu entre l’appelante et l’un de ses professeurs au sujet de l’absence d’une note en bas de page dans un travail écrit — malentendu dont l’appelante n’a pris connaissance que plus de deux ans après avoir remis le travail en question — , l’intimé William Rowe, alors directeur de l’École de service social, l’a dénoncée au service de protection de l’enfance (« SPE ») de la province comme étant un agresseur d’enfant potentiel. Lorsque le SPE a fini par « enquêter » sur ce signalement en 1996, le malentendu a été dissipé en moins de 24 heures. Le SPE a conclu que les soupçons de violence envers un enfant n’avaient aucun fondement. Cependant, à la suite du signalement effectué par le directeur, l’appelante a été inscrite (à son insu) au registre provincial de l’enfance maltraitée et son nom a été signalé aux corps policiers et au milieu des services sociaux de Terre‑Neuve et du Labrador où, en tant qu’aspirante travailleuse sociale, elle aurait pu espérer obtenir un emploi. Un jury de Terre‑Neuve a conclu que l’Université avait fait montre de négligence envers l’appelante et, en outre (de façon plus controversée), qu’en raison de cette négligence cette dernière avait vu s’envoler ses chances de faire carrière dans le domaine de son choix. Le jury lui a accordé des dommages‑intérêts de 839 400 $.

2 Il est important de signaler sans délai les cas de violence soupçonnée envers un enfant. Toutefois, comme l’illustre la présente affaire, il importe également que les personnes en situation d’autorité (comme les professeurs d’université par rapport à leurs étudiants) agissent de manière responsable et se gardent de signaler des soupçons d’une manière non fondée et préjudiciable. Le paragraphe 38(6) de la Child Welfare Act, R.S.N. 1990, ch. C‑12, requiert l’existence d’une [traduction] « raison valable » d’effectuer le signalement et établit ainsi un juste équilibre entre la protection des enfants, la protection des tiers contre des allégations non fondées et la protection des dénonciateurs.

3 Les juges majoritaires de la Cour d’appel de Terre‑Neuve ont écarté la décision du jury d’accorder des dommages‑intérêts parce qu’ils considéraient que l’action intentée par l’appelante était irrecevable en vertu du par. 38(6), qui soustrait aux poursuites en justice les personnes qui communiquent [traduction] « des renseignements indiquant qu’un enfant a été, est ou risque d’être victime » de violence. Certes, nous reconnaissons la nécessité de protéger contre toute conséquence juridique défavorable les personnes qui s’acquittent de leur obligation de communiquer des renseignements. En l’espèce, les professeurs de l’Université ont cependant agi sur la foi d’hypothèses et de suppositions n’ayant rien de commun avec l’obligation, imposée par le par. 38(6), d’avoir une « raison valable » d’effectuer un signalement auprès du SPE. Ils ne disposaient même pas de renseignements inexacts (à l’égard desquels s’applique la protection, sauf s’ils sont communiqués de façon malveillante ou sans raison valable). Le jury a conclu qu’ils n’avaient aucune raison valable d’effectuer un signalement. À notre avis, le par. 38(6) n’empêche pas l’appelante d’obtenir réparation dans ces circonstances. La cause de l’action fondée sur la négligence a été soumise, comme il se devait, à l’appréciation du jury. Le juge de première instance a clairement exposé la preuve de la défense de même que celle de la demanderesse. En tant que juge des faits, le jury pouvait tirer les conclusions auxquelles il est arrivé compte tenu de la preuve qui lui avait été présentée. Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la décision de la Cour d’appel et de rétablir le verdict du jury.

II. Les faits

4 En 1994, l’appelante, alors âgée de 23 ans, vivait à Spaniard’s Bay, une collectivité située à une centaine de kilomètres de St. John’s. Bien qu’elle fût une étudiante à temps plein qui payait des frais de scolarité, l’appelante s’est inscrite à des « cours de formation à distance » donnés pour la plupart par conférence téléphonique ou par correspondance. Ses échanges avec les professeurs de St. John’s étaient limités. Ses notes étaient faibles et, en 1993, sa demande d’admission à un programme d’études spécialisées à l’École de service social a été rejetée. Elle a malgré tout persévéré et suivi les cours de service social auxquels elle était admissible.

5 En avril 1994, l’appelante a remis son dernier travail pour le cours de service social 5614 intitulé « Social Work in Rural Newfoundland and Northern Labrador ». L’appelante a dit n’avoir rencontré sa professeure, l’intimée Leslie Bella, qu’une seule fois pendant la session. Elle a ajouté que le sujet de son travail intitulé « Juvenile Sex Offenders — Treatment and Counselling Techniques » avait été préalablement autorisé. Le travail a finalement été remis avec plus de deux semaines de retard.

6 Dans son travail, l’appelante faisait incontestablement remarquer que les enfants victimes de violence peuvent à leur tour devenir des agresseurs. Pour illustrer cette remarque, elle avait joint en annexe A une étude de cas tirée d’un manuel. Dans cette étude de cas, une femme s’exprimant à la première personne racontait avoir été victime d’abus sexuels durant son enfance et avoir ensuite, à l’âge adulte, agressé sexuellement des enfants qu’elle gardait. Le manuel d’où provenait l’étude de cas était mentionné dans la bibliographie de l’appelante. Toutefois, contrairement à la pratique habituelle, l’annexe ne faisait l’objet d’aucune note en bas de page dans le corps du texte, exigence que l’appelante ne connaissait manifestement pas. Compte tenu des événements subséquents, il convient de reproduire la partie de son travail qui renvoyait à l’annexe A :

[traduction] De nombreux délinquants sexuels développent à un très jeune âge, généralement vers onze ou douze ans, un intérêt particulier pour divers comportements sexuels. Bien des gens reconnaissent que ces comportements s’acquièrent principalement par l’observation et l’expérience directe. Ces expériences découlent souvent d’abus sexuels. Dans la majorité des cas, les délinquants sexuels mineurs sont eux‑mêmes victimes d’abus sexuels (voir l’annexe A). L’agression sexuelle s’inscrit dans un cycle continu. Il nous serait donc possible de prévenir un bon nombre de ces abus si nous pouvions nous occuper de ces délinquants lorsqu’ils sont encore très jeunes. [Nous soulignons.]

L’annexe A elle-même ne comportait aucune précision particulière concernant les dates, les lieux ou les noms des personnes visées par l’aveu. Plus particulièrement, rien ne reliait les expériences relatées à l’appelante elle‑même.

7 La professeure Bella a témoigné qu’elle avait été étonnée de lire une étude de cas présentée sous la forme d’un aveu par une femme, ce qu’elle estimait inhabituel à l’époque. Au lieu d’admettre que l’annexe A illustrait le thème du travail en question, la professeure Bella a supposé qu’il pouvait s’agir d’un récit autobiographique, d’un aveu personnel de l’appelante, dans lequel celle‑ci reconnaissait avoir agressé sexuellement des enfants qu’elle gardait, ou d’un [traduction] « appel à l’aide », pour reprendre l’expression de la professeure Bella. Elle soupçonnait également que le travail était plagié.

8 Le 26 avril 1994, la professeure Bella a fait part de ses inquiétudes à la directrice intérimaire de l’École de service social et présidente du comité d’admission de l’École, la professeure Jane Dempster. La professeure Bella a montré à la professeure Dempster l’annexe A du travail écrit, sans toutefois lui montrer le travail lui‑même ni lui préciser que l’annexe avait été jointe à un travail portant sur les délinquants sexuels mineurs. La professeure Dempster (qui n’a pas lu le travail) a témoigné que, compte tenu de ce qu’on lui avait dit, elle avait recommandé à la professeure Bella de rencontrer l’appelante pour parler de l’annexe, et de communiquer avec le SPE si elle n’était pas rassurée à l’issue de la rencontre. Entre‑temps, la professeure Dempster a consulté le dossier personnel de l’appelante pour vérifier si une lettre de recommandation ou un autre document indiquait le nom d’un enfant ou de plusieurs enfants gardés par celle‑ci, qui pourrait inciter à poser d’autres questions. Cette recherche n’a apparemment donné aucun résultat intéressant.

9 Au lieu de rencontrer l’appelante et de lui demander d’expliquer d’où provenait l’annexe A, la professeure Bella a décidé que son enquête portant sur le plagiat devrait être menée séparément de celle portant sur les abus, qui selon elle devrait être confiée directement au SPE. C’est pourquoi la lettre du 28 avril 1994 que la professeure Bella avait adressée à l’appelante ne mentionnait rien au sujet de l’annexe A, du [traduction] « problème de note en bas de page » ou de sa supposition concernant la nature autobiographique de l’annexe. Après avoir affirmé, dans sa lettre, que les délinquants sexuels mineurs ne représentaient pas un sujet approprié pour le cours (bien que, comme nous l’avons vu, l’appelante ait témoigné que ce sujet avait été préalablement autorisé), la professeure Bella a ajouté qu’il se pouvait que le travail de l’appelante ait été destiné à un autre cours (« autoplagiat ») ou rédigé par quelqu’un d’autre ([traduction] « [l]e style de présentation de votre travail diffère sensiblement de celui de votre test »). La professeure Bella a ensuite écrit ceci :

[traduction] Je vous prierais de réfléchir à mes remarques et de voir si vous pouvez me prouver que (i) ce travail était destiné uniquement à mon cours, (ii) que vous en êtes l’auteure et (iii) que vous l’avez remis en retard pour des raisons indépendantes de votre volonté. . .

Veuillez noter que si je décide d’évaluer votre travail, je vérifierai également vos sources bibliographiques et autres afin de m’assurer qu’aucune partie du travail n’est plagiée.

10 Sans laisser à l’appelante le temps de répondre à sa lettre, la professeure Bella a téléphoné officieusement au SPE, le 28 avril 1994, pour demander conseil. On lui a répondu que, puisqu’elle n’était pas en mesure de fournir des renseignements indiquant qu’un certain enfant était en situation de risque, il n’y avait pas matière à enquête pour le SPE. Le SPE a également conseillé à la professeure Bella de parler à l’appelante afin d’obtenir des explications. La professeure Bella n’a pas suivi ce conseil. Aucun des professeurs n’a mentionné quoi que ce soit à l’appelante à propos du problème de note en bas de page ou de leurs soupçons que l’annexe A était autobiographique.

11 Les notes de la professeure Bella confirment qu’elle a eu des nouvelles de l’appelante peu après lui avoir envoyé la lettre, et l’appelante a témoigné qu’elle avait fourni à la professeure Bella tous les documents requis pour dissiper les soupçons de plagiat. En définitive, la professeure Bella a refusé d’évaluer le travail (apparemment à cause de sa remise tardive) et a donné un zéro à l’appelante.

12 Bien qu’elle n’ait pas porté à l’attention de l’appelante la question de l’étude de cas et la possibilité de violence envers un enfant (parce qu’elle considérait qu’il ne lui appartenait pas de [traduction] « faire enquête »), la professeure Bella n’en est pas restée là. Elle a fait part de ses inquiétudes au directeur de l’École de service social, M. William Rowe. Elle lui a dit que l’annexe ne comportait [traduction] « aucun renvoi ni aucune explication la rattachant au travail ». Sans poser d’autres questions, M. Rowe a alors joint l’annexe A au signalement en date du 25 mai 1994 qu’il a transmis à Paula Burt du SPE, et dont voici le texte intégral :

[traduction] Pour donner suite à notre conversation, veuillez trouver sous pli un texte présenté par Wanda Young [adresse omise], étudiante inscrite à l’un de nos cours à distance pendant la dernière session.

Quoique bien rédigé, le travail a peu, sinon rien, à voir avec ce qui a été demandé et l’étude de cas a été jointe sans explication. Le contenu de l’étude de cas est alarmant et il peut convenir que quelqu’un de votre bureau ou du détachement de la GRC de Spaniard’s Bay donne suite à l’affaire.

Je vous saurais gré de m’informer de votre décision. N’hésitez pas à me téléphoner si vous jugez que je puis vous être utile. [Nous soulignons.]

Le milieu des travailleurs sociaux de Terre‑Neuve est très restreint. Il n’y a qu’une seule école de service social. Par exemple, tout en travaillant au SPE, Paula Burt suivait également des cours à cette école et était, de ce fait, condisciple de l’appelante. M. Rowe n’a pas révélé à Paula Burt que l’étude de cas avait été fournie dans le contexte d’un travail écrit sur les délinquants sexuels mineurs. En tant que spécialiste en matière de violence envers les enfants, M. Rowe savait qu’il était tout à fait prévisible que ce signalement entraînerait l’inscription du nom de l’appelante au registre de l’enfance maltraitée. Dans son témoignage, il a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Q. Bien. Vous avez parlé d’un registre de l’enfance maltraitée. De quel registre de l’enfance maltraitée s’agit‑il?

R. Quand une personne a été, lorsqu’une plainte a été envoyée aux Services sociaux ou à la Protection de l’enfance, alors si la plainte est jugée raisonnable, même s’il ne s’agit pas d’un cas où quelqu’un a été reconnu coupable, son nom est inscrit au registre.

Des agents du SPE ont témoigné que la notoriété de M. Rowe dans le domaine de la violence envers les enfants rendait son signalement d’autant plus crédible.

13 M. Rowe a rejeté toute idée qu’il aurait dû faire part de ses inquiétudes à l’appelante avant d’envoyer sa lettre. Il a dit au jury qu’il incombait davantage au SPE de le faire. Il a ajouté qu’il craignait qu’il y ait atteinte au droit d’auteur si le SPE prenait connaissance du travail rédigé par l’appelante.

14 Pendant ce temps, le 11 mai 1994, l’Université avait informé par écrit l’appelante de son refus de réexaminer sa demande d’admission au programme d’études menant à un diplôme en travail social. Se disant découragée, l’appelante s’est adressée à la professeure Jane Dempster (dont l’un des rôles à l’École de service social était celui de conseiller d’orientation professionnelle) pour voir comment elle pourrait augmenter ses chances d’admission. La professeure Bella avait déjà fait part à la professeure Dempster de ses craintes qu’un enfant ait été victime de violence, mais l’appelante n’en a rien su et n’a pas été informée de la raison pour laquelle l’École avait décidé qu’elle était irrémédiablement inapte au travail social. La professeure Dempster l’a accueillie [traduction] « froidement » (selon l’appelante) et lui a dit sans ambages que la faculté ne croyait pas qu’elle avait ce qu’il fallait pour être une travailleuse sociale, et qu’elle devrait se destiner à une autre carrière.

15 La professeure Dempster a affirmé qu’elle n’avait aucun souvenir de cette rencontre et que les remarques qu’on lui attribuait ne ressemblaient pas aux propos qu’elle tiendrait normalement à un étudiant en pareil cas.

16 Selon la preuve des intimés, de nombreuses autres raisons n’ayant rien à voir avec les soupçons de violence envers un enfant expliquaient le refus d’admettre l’appelante. Ils ont informé le jury que les candidats à l’admission étaient très nombreux (trois demandes pour chaque admission) et que les notes de l’appelante étaient faibles. (Le zéro que lui a donné la professeure Bella pour son dernier travail sur les délinquants sexuels mineurs n’a pas amélioré la situation.) Toutefois, la preuve indiquait également qu’on avait conseillé à des étudiants dont les notes étaient faibles de suivre d’autres cours. Par contre, l’appelante s’était vu conseiller de quitter le domaine.

17 Se disant démoralisée par le ton péremptoire du message de la professeure Dempster, l’appelante a accepté un emploi d’été au Québec et n’est pas retournée à l’Université Memorial en septembre. Elle a plutôt occupé tous les emplois occasionnels d’intervenante auprès des jeunes qu’elle a pu obtenir dans différents établissements. Sans que l’appelante le sache, l’idée qu’elle puisse être un agresseur sexuel d’enfant avait fait l’objet de discussions entre trois professeurs d’université, avait été communiquée à la GRC et avait été révélée à au moins 10 travailleurs sociaux de plusieurs collectivités, dont beaucoup d’entre eux avaient connu l’appelante au cours de ses emplois d’été et dont l’un était la sœur de son petit ami.

18 Plus de deux ans après le signalement initial effectué auprès du SPE, un membre du personnel a sollicité une rencontre avec l’appelante, laquelle rencontre a fini par avoir lieu le 9 septembre 1996. C’est alors que l’appelante a appris, pour la première fois, l’existence de ce « signalement » effectué depuis longtemps. L’appelante a réagi en fournissant le manuel pertinent au SPE le lendemain. Le SPE a immédiatement constaté que l’annexe A était un extrait de ce manuel et n’avait rien d’autobiographique. Dans une lettre en date du 13 septembre 1996, le SPE a envoyé l’accusé de réception suivant :

[traduction] Madame Young,

À votre demande, la présente est pour confirmer que le département de service social a pris connaissance de renseignements qui, lui avait‑on dit, vous concernaient et qui exigeaient à notre avis des explications. L’examen de ces renseignements a permis de constater immédiatement qu’ils ne vous concernaient pas. Ces renseignements étaient plutôt tirés d’un manuel.

Merci de votre compréhension et de votre entière collaboration à cet égard. [Nous soulignons.]

Rien n’a été fait pour expliquer pourquoi le SPE avait attendu plus de deux ans avant d’« enquêter » sur un dossier qui a été jugé complètement dépourvu de fondement dans les 24 heures de son examen.

19 L’Université et son personnel ont toutefois refusé de s’excuser, affirmant que l’appelante avait été l’artisan de son malheur en omettant d’inscrire la note en bas de page.

20 Au cours des années qui ont suivi, l’appelante a continué d’être la source d’inquiétudes quant à savoir si elle pourrait être embauchée sans risque. La preuve de sa difficulté à trouver un emploi et de ses tentatives de l’aplanir a été présentée au jury. Même en janvier 2001, sept ans après le signalement non fondé, le témoin Andrew Caddigan a dit au jury que d’autres gens du milieu avaient ouvertement exprimé des doutes, en sa présence, au sujet de la demande d’emploi temporaire présentée par l’appelante parce qu’ils croyaient à tort qu’elle était considérée comme un agresseur d’enfant potentiel à la suite du signalement effectué par M. Rowe.

III. Les procédures judiciaires

21 L’appelante a subi un procès civil devant jury. Les observations relatives aux faits que l’avocat de l’Université a présentées au procès sont essentiellement les mêmes qu’il a formulées devant nous. Il a obtenu du juge de première instance une décision selon laquelle les propos tenus par M. Rowe dans sa lettre au SPE ne pouvaient pas être diffamatoires sur le plan du droit. Restait donc à instruire l’action pour négligence. Le jury a conclu que la professeure Bella et M. Rowe avaient manqué, tant avant qu’après le signalement, à l’obligation de diligence qu’ils avaient envers l’appelante en tant qu’étudiante à l’Université, que le signalement avait été effectué auprès du SPE sans raison valable, que les professeurs n’avaient pas satisfait à la norme de diligence requise, que le préjudice et la perte subis par l’appelante étaient une conséquence prévisible de leurs actes et omissions, et que l’appelante n’avait pas contribué à ses dommages.

22 Le jury a entendu des témoignages de médecin et de psychologue selon lesquels l’appelante avait souffert d’anxiété, d’embarras, d’insomnie, de paranoïa et de dépression en raison des allégations formulées contre elle (à la fois avant et après le signalement) et de leurs répercussions. On lui a également présenté une preuve de la perte économique que l’appelante a subie après que l’Université eut mis fin à ses espoirs de devenir travailleuse sociale. Le jury a ensuite accordé les dommages‑intérêts suivants :

Généraux non pécuniaires 430 000 $

Perte de revenus passée 47 000 $

Perte de revenus future 314 000 $

Perte de congés de maladie passée 13 000 $

Perte de congés de maladie future 28 000 $

Coût des soins futurs 7 400 $

Total 839 400 $

23 La Cour d’appel a écarté la décision du jury d’accorder des dommages‑intérêts, le juge Roberts étant dissident ((2004), 241 Nfld. & P.E.I.R. 35, 2004 NLCA 60). S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Welsh a estimé que le par. 38(6) offrait un moyen de défense suffisant pour contrer l’action au complet. Par contre, selon le juge Roberts, le juge de première instance n’avait commis aucune erreur et il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour qu’un jury, ayant reçu des directives appropriées, puisse conclure comme il l’avait fait. Malgré la vive opposition exprimée à ce sujet par l’Université, il était d’avis que, compte tenu de la preuve, les dommages‑intérêts accordés ne dépassaient pas les limites de ce qui était raisonnable. Le juge Roberts aurait rejeté l’appel principal et l’appel incident. Tout en convenant avec le juge Welsh que le par. 38(6) de la Child Welfare Act exonérait l’Université de toute responsabilité liée au signalement effectué auprès du SPE, le juge Rowe ne partageait pas son avis quant à la portée de cette disposition. Selon lui, ce paragraphe ne pouvait être opposé comme moyen de défense à l’argument de Mme Young selon lequel l’Université, par ses manquements internes, avait agi de manière négligente et illicite en la privant d’une carrière en travail social. Des craintes que ces agissements aient causé un préjudice l’incitaient à conclure qu’un nouveau procès était nécessaire. Dans son ordonnance formelle, la Cour d’appel a simplement accueilli l’appel et rejeté l’action de la demanderesse, le juge Roberts étant dissident.

24 Mme Young se pourvoit maintenant devant notre Cour.

IV. Analyse

25 Les questions soulevées en l’espèce peuvent être réparties dans les trois principales catégories suivantes :

(1) La nature de la cause d’action;

(2) l’obligation et la protection prévues à l’art. 38 de la Child Welfare Act;

(3) la question de savoir si le droit et la preuve étayent les dommages‑intérêts accordés par le jury.

26 En examinant ces questions, nous devons nous rappeler du principe selon lequel les cours d’appel ne doivent écarter le verdict d’un jury que s’il s’agit d’un verdict qui n’aurait pas pu être rendu par un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33; H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25.

A. La nature de la cause d’action

27 On a demandé au jury de décider si, par leurs actes ou omissions, Leslie Bella ou William Rowe avaient manqué à leur obligation de diligence envers l’appelante. C’est là la formulation classique de la cause d’action fondée sur la négligence. Elle repose sur l’existence d’un lien entre le demandeur et le défendeur, lequel lien engendre à son tour une obligation de diligence du défendeur envers le demandeur. La violation de la norme de diligence prescrite par cette obligation engage la responsabilité juridique pour le préjudice résultant de cette violation. La preuve présentée au jury permettait d’établir l’existence de tous les éléments du délit de négligence.

(1) L’existence d’une obligation de diligence

28 Dans les arrêts Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79, par. 24, et Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60, par. 46, la Cour a récemment confirmé que l’analyse de cette « obligation » comporte deux étapes :

a) Existe‑t‑il entre les parties un lien de proximité suffisamment étroit pour que le défendeur ait pu raisonnablement prévoir que son manque de diligence pourrait causer un préjudice au demandeur?

b) Dans l’affirmative, existe‑t‑il des facteurs qui devraient annuler ou restreindre a) la portée de l’obligation, b) la catégorie de personnes qui en bénéficient, ou c) les dommages auxquels un manquement à l’obligation peut donner lieu?

29 Les intimés affirment qu’en l’espèce l’obligation de diligence est annulée pour des raisons de politique générale conformément au second volet du critère. Ils font valoir que l’art. 38 de la Child Welfare Act établit la politique générale selon laquelle la protection des enfants commande d’inciter les gens qui soupçonnent l’existence de violence envers un enfant à signaler cette situation sans crainte de représailles. L’obligation imposée par le par. 38(1), soutiennent‑ils, devrait, pour des raisons de politique générale, annuler toute obligation de diligence qui pourrait par ailleurs prendre naissance en common law.

30 Nous examinerons la Loi en détail plus loin. Toutefois, il suffit de souligner, pour l’instant, que l’argument des intimés ne tient pas compte du fait que l’action de l’appelante fondée sur la négligence a une portée générale et vise non seulement le signalement effectué auprès du SPE, mais aussi la manière dont l’Université s’est généralement comportée avec l’appelante. Le paragraphe 15a) de sa déclaration modifiée se lit ainsi :

[traduction] La demanderesse déclare que les actes de Mme Bella, de M. Rowe et d’autres dirigeants de l’Université Memorial de Terre‑Neuve ont déclenché ensemble une suite d’événements qui a irrémédiablement façonné l’avenir de l’appelante en portant atteinte à sa réputation au sein de la collectivité et à sa capacité de terminer ses études, et en diminuant ainsi sa capacité de gagner un revenu.

À l’appui de cette action de portée générale, l’appelante a présenté des éléments de preuve établissant l’omission de l’encadrer et de la conseiller judicieusement au sujet de son avenir, ainsi que la diffusion négligente dans la faculté, par des moyens autres que le signalement effectué auprès du SPE, de l’idée que l’appelante pourrait avoir agressé des enfants.

31 Bref, en l’espèce, la proximité découlait non pas simplement d’un malencontreux signalement effectué auprès du SPE, mais du lien général qui existait entre les professeurs de l’Université Memorial et leurs étudiants. Même si elle étudiait « à distance », l’appelante était un membre de la communauté universitaire qui payait des frais de scolarité, ce qui avait pour effet de générer des droits et responsabilités mutuels. Le lien entre l’appelante et l’Université avait un fondement contractuel, ce qui donnait naissance à des obligations de nature à la fois contractuelle et délictuelle : Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147.

32 La question de savoir si une obligation de diligence sera annulée dans le cas où les parties sont des étrangers qui n’ont entre eux d’autre lien que les événements entourant un « signalement » ne devrait être tranchée que lorsqu’elle se posera. — supposer que la politique générale exprimée dans la Loi puisse, dans un tel cas, annuler la responsabilité susceptible de résulter d’un signalement négligent, comme nous le verrons plus loin, cette politique ne justifie aucunement d’annuler la responsabilité qui serait par ailleurs engagée d’après les faits de la présente affaire. Le moyen de défense prévu au par. 38(6) ne s’applique qu’au signalement effectué auprès du SPE et n’excuserait pas l’Université et ses employés d’avoir omis de s’acquitter de leurs responsabilités générales envers l’appelante en tant que membre de la communauté universitaire. Les faits de la présente affaire ne déclenchent pas la protection de la Loi tout simplement parce que l’intimé M. Rowe n’a agi que sur la foi de suppositions et d’hypothèses en effectuant son signalement qui, devait‑il le savoir en tant que directeur de l’École de service social, aurait de graves conséquences dans le milieu restreint des travailleurs sociaux de Terre‑Neuve, dont l’inscription probable du nom de l’appelante au registre provincial de l’enfance maltraitée.

(2) La norme de diligence

33 Dans son témoignage, M. Wayne Ludlow, qui était directeur des Affaires étudiantes de l’Université Memorial pendant la période pertinente de 1994 à 1996, a attiré l’attention sur la norme de diligence que les professeurs devraient respecter à l’égard de leurs étudiants. Voici ce qu’a dit M. Ludlow :

[traduction] La relation entre le professeur et l’étudiant est particulière. [. . .] [Elle] est inégale du fait que le professeur connaît tout, et je peux alors imaginer le sentiment de frayeur que cette personne drapée d’une toge suscitait chez les jeunes étudiants de première année qui se rendaient à leurs cours. Le rapport de force était donc évident . . .

34 Les personnes dont les responsabilités professionnelles comportent l’exercice d’un tel pouvoir sur les carrières et l’avenir des étudiants qui paient des frais de scolarité sont tenues de prendre les précautions requises pour s’assurer de l’exactitude des faits avant de prendre des mesures susceptibles de mettre fin à la carrière d’un étudiant. Bien qu’elle exige de communiquer promptement les renseignements concernant un cas de violence soupçonnée envers un enfant, la politique législative et judiciaire n’exclut pas pour autant la prise en considération de l’intérêt légitime de la personne signalée ou de celui des dénonciateurs. Cela ne signifie aucunement que les intimés devaient mener leur propre enquête sur le cas de violence soupçonnée. Les dénonciateurs ne sont pas tenus d’avoir une raison valable de croire qu’une agression a vraiment eu lieu avant d’effectuer un signalement. Ils doivent toutefois avoir une raison valable d’effectuer un signalement auprès du SPE : en d’autres termes, ils doivent posséder des renseignements qui peuvent raisonnablement justifier une demande d’enquête au SPE, même si ces renseignements s’avèrent inexacts. C’est l’absence de raison valable même d’effectuer un signalement qui est au cœur de l’allégation de négligence de l’appelante.

(3) Manquement à l’obligation

35 Il a été établi que l’Université avait manqué à ces obligations en raison de la négligence de ses employés. Le rôle de la cour de révision consiste non pas à souscrire aux conclusions du jury ou de les rejeter, mais simplement à s’assurer qu’il existait une preuve sur laquelle le jury, ayant reçu des directives appropriées, pouvait raisonnablement se fonder pour conclure comme il l’a fait. La question que le jury devait examiner était l’omission des professeurs de l’appelante même de lui demander d’expliquer l’absence d’une note en bas de page avant d’adopter une ligne de conduite grandement susceptible de compromettre la carrière à laquelle elle aspirait.

36 Comme on pouvait s’y attendre, les divers participants n’avaient pas le même souvenir des faits. Personne n’a laissé entendre que l’un ou l’autre des intimés avait agi de mauvaise foi.

37 Le jury a clairement conclu que la professeure Bella aurait dû suivre la recommandation de la professeure Dempster et des agents du SPE, c’est‑à‑dire aborder avec l’appelante le « problème de la note en bas de page » avant d’adopter, de concert avec M. Rowe, une ligne de conduite fondée sur rien de plus qu’une supposition. La professeure Karen Mitchell (chargée de cours à temps partiel qui a également enseigné à l’appelante) a dit au jury qu’il n’était pas inhabituel que les étudiants commettent des erreurs relatives aux notes en bas de page. La professeure Dempster a témoigné que, si elle avait été à la place de la professeure Bella, elle [traduction] « aurait mentionné, clairement mentionné, l’annexe A » en écrivant à l’appelante.

38 Quant à l’obligation générale, le jury a appris qu’en fait la professeure Dempster avait dit à l’appelante qu’elle était inapte au travail social. Le jury doit avoir conclu que la professeure Dempster était au courant de la supposition de la professeure Bella que l’annexe A était autobiographique, mais n’avait pas vérifié les faits avant de se prononcer sur les perspectives de carrière de l’appelante.

39 Le jury a appris de M. Wayne Ludlow, directeur des Affaires étudiantes de l’Université, que

[traduction] les professeurs jouent un rôle de mentor, que la philosophie globale de leur enseignement et des idées qu’ils préconisent est notamment de permettre aux jeunes de profiter de leur expertise, d’apprendre et de s’épanouir. [d.a., p. 413]

40 Le jury a entendu des témoignages selon lesquels le signalement de la supposition que M. Rowe a effectué auprès du SPE était négligent en soi. Sans même avoir examiné le travail, M. Rowe a, dans sa lettre, affirmé au SPE que l’étude de cas avait été jointe [traduction] « sans explication ». Au procès, lorsqu’on lui a présenté le travail même, qui indiquait clairement la pertinence de l’étude de cas, il s’est contenté de dire que « ce ne semblait pas terrible comme explication » (nous soulignons). Toutefois, Elizabeth Crawford, directrice du SPE, a témoigné que, si on lui avait remis le travail au complet, elle aurait saisi le contexte et perçu différemment la situation. Paula Burt, l’agente du SPE à qui M. Rowe a effectué le signalement du 25 mai, a témoigné que, lorsqu’elle avait fini par voir le travail, l’annexe lui avait semblé comporter un [traduction] « certain rapport » avec le sujet traité par l’appelante.

41 Lors du procès, M. Rowe a témoigné qu’il avait hésité à envoyer le travail au SPE à cause du risque d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle de l’appelante, mais le jury a paru conclure qu’il était peu probable qu’une personne signalée comme étant soupçonnée d’agression sexuelle invoque le droit d’auteur pour s’opposer à la remise d’un document disculpatoire qui démontrerait que les soupçons ne sont pas fondés.

42 M. Rowe s’est dit également d’avis qu’il appartenait au SPE, plutôt qu’à lui, de déterminer si une enquête s’imposait, mais le jury doit avoir conclu que celui‑ci n’avait pas fourni au SPE les renseignements (comme, par exemple, le travail ainsi que l’annexe) qui lui aurait permis de prendre une décision éclairée à cet égard. Il appert que le jury a conclu que M. Rowe devait savoir que le seul fait d’effectuer un signalement aurait de graves conséquences, surtout pour quelqu’un comme l’appelante, et, en particulier, qu’un signalement par une personne en vue comme le directeur de l’École de service social entraînerait probablement l’inscription du nom de l’appelante au registre de l’enfance maltraitée.

43 Le jury pouvait accepter le témoignage des intimés s’il jugeait les professeurs convaincants, mais il lui était également loisible de conclure que le comportement des professeurs dérogeait sensiblement à la norme de diligence qu’ils sont tenus de respecter à l’égard de leurs étudiants. Il appartenait au jury de prendre une décision à cet égard. Le jury a conclu que l’Université et ses employés n’avaient pas respecté cette norme, et rien ne justifie une cour d’appel de modifier les conclusions du jury à cet égard.

B. L’obligation et la protection prévues à l’art. 38 de la Child Welfare Act

44 L’Université et ses employés prétendent que, s’ils avaient une obligation de diligence envers l’appelante, cette obligation était annulée par le par. 38(6) de la Child Welfare Act. À leur avis, le par. 38(6) exclut toute cause d’action selon les faits de la présente affaire. L’article 38 se lisait ainsi :

[traduction]

38. (1) La personne qui possède des renseignements indiquant qu’un enfant a été, est ou risque d’être victime d’abandon, de délaissement, de négligence, de mauvais traitements physiques, sexuels ou affectifs, ou qu’il a ou peut avoir par ailleurs besoin de protection, est tenue de signaler sans délai la situation au directeur, à un travailleur social ou à un agent de la paix.

. . .

(6) Le présent article s’applique malgré le caractère confidentiel ou privilégié des renseignements, et nulle action ne peut être intentée contre le dénonciateur sauf si le signalement est effectué de façon malveillante ou sans raison valable.

45 L’appelante fait valoir que, même si le par. 38(6) s’appliquait, il n’offrirait pas un moyen de défense suffisant vu que son action vise davantage que le simple signalement du cas de violence soupçonnée, requis par la Loi. Les intimés prétendent que ce contexte général est sans importance. La politique de la Loi est si ferme qu’elle l’emporte sur tous les autres facteurs.

46 L’argument des intimés a été retenu dans le jugement majoritaire de la Cour d’appel de Terre‑Neuve. La juge Welsh, s’exprimant en son propre nom et en celui du juge Rowe, a refusé de considérer disjonctif le critère [traduction] « sauf si le signalement est effectué de façon malveillante ou sans raison valable ». À son avis, l’expression « sans raison valable », bien qu’ambiguë, signifie dans ce contexte « l’absence de bonne foi » (par. 44). Autrement dit, selon cette interprétation, le par. 38(6) devrait se lire : « de façon malveillante ou en l’absence de bonne foi ». En définitive, la juge Welsh a conclu qu’[traduction] « un signalement effectué de bonne foi, même de manière négligente, est protégé par le par. (6), de sorte que le dénonciateur ne peut pas faire l’objet de poursuites judiciaires » (par. 53).

47 À notre avis, une telle interprétation ne tient pas compte du fait que le législateur établit à la fois un critère subjectif (« de façon malveillante ») et un critère objectif (« raison valable ») pour déterminer si la communication de « renseignements » doit être à l’abri de toute conséquence juridique. Les intimés et l’intervenante affirment qu’il y a lieu de signaler tout ce qui peut se rapporter à la violence envers un enfant et qui émane d’une source extérieure (c’est‑à‑dire d’éliminer seulement le fruit de l’imagination spontanée du dénonciateur). Toutefois, une interprétation aussi large du par. 38(6) fait abstraction de l’expression [traduction] « raison valable » qu’il comporte et modifie fondamentalement le régime législatif.

48 Nous convenons avec la juge Welsh que l’obligation de communiquer des « renseignements » imposée par le par. 38(1) et la protection contre les poursuites offerte par le par. 38(6) ont la même portée et doivent être interprétées ensemble. Le législateur ne peut pas avoir voulu imposer une obligation de signalement et laisser le dénonciateur courir le risque de voir sa responsabilité juridique engagée parce qu’il s’est conformé à cette obligation légale.

49 Nous convenons également avec la juge Welsh que l’obligation de signalement prévue au par. 38(1) ne devrait pas être interprétée de façon restrictive. C’est ce qui se dégage du texte même de la disposition. Les renseignements indiquant qu’un enfant est en situation de « risque » ou peut avoir besoin de protection suffisent pour donner naissance à l’obligation. En outre, il y a obligation de signaler « sans délai ». Cette formulation laisse entendre qu’il n’y a aucune obligation de vérifier les renseignements (si renseignements il y a) pour en assurer l’exactitude avant de les communiquer. La Loi établit une distinction entre l’étape de la réception de renseignements indiquant l’existence d’une situation de risque ou d’un besoin de protection — qui concerne le dénonciateur — et celle de l’examen de la véracité des renseignements — qui concerne le SPE. Une obligation générale de communiquer des renseignements indiquant une possibilité de mauvais traitements est compatible avec l’objectif de protection des enfants visé par la Loi.

50 Toutefois, notre désaccord avec la juge Welsh réside dans le fait que nous estimons que son interprétation de l’art. 38 témoigne de trop peu d’inquiétude pour les tiers auxquels les signalements irresponsables peuvent porter préjudice. En l’espèce, M. Rowe ne disposait d’aucune donnée qui, selon une personne raisonnable, indiquerait qu’un enfant avait ou pouvait avoir besoin d’être protégé contre Wanda Young. Les conséquences prévisibles, telle l’inscription au registre de l’enfance maltraitée, sont graves. Bien qu’elle ait pour objectif premier de protéger les enfants, la Loi tente de le faire d’une manière qui tient également compte de l’intérêt des personnes soupçonnées et de celui des dénonciateurs. L’intérêt de la personne soupçonnée d’actes de violence est protégé par l’inclusion du critère objectif de la « raison valable » au par. 38(6). Les deux éléments doivent être interprétés ensemble et les mots utilisés — « renseignements » et « raison valable » — doivent être interprétés ensemble de manière téléologique. Les « renseignements » visés au par. 38(1) vont de pair avec la « raison valable » mentionnée au par. 38(6). L’expression « raison valable » ne signifie pas avoir des motifs raisonnables de croire que des agressions ont été, sont ou seront commises (ce qui, dans certains contextes juridiques, laisse entendre que l’on tient pour véridiques les renseignements). Le paragraphe 38(6) établit un critère moins strict. Le dénonciateur doit seulement avoir une « raison valable » de demander au SPE d’envisager l’examen de l’affaire.

51 Le paragraphe 38(6) n’offre aucune protection aux intimés en l’espèce parce que, quelle que soit la façon de l’envisager, l’étude de cas figurant à l’annexe A du travail rédigé par l’appelante ne constituait pas un renseignement indiquant qu’un enfant était en situation de risque ou avait besoin d’être protégé contre Wanda Young. Quant aux intimés, ils ne connaissaient ni la date ni l’auteur de l’étude de cas (et n’avaient posé aucune question à ce sujet). Rien ne liait l’appelante aux expériences relatées. S’il y avait « appel à l’aide », rien n’indiquait qu’il provenait de l’appelante. Le problème des intimés est que le jury, qui a entendu les versions contradictoires des faits, aurait apparemment conclu que les professeurs avaient agi sur la foi de suppositions résultant de leur omission d’examiner dûment le document dont ils disposaient. Si la professeure Bella ou M. Rowe étaient entrés en possession de renseignements ayant un lien utile avec l’appelante, ils auraient été tenus d’effectuer un signalement sans délai, sans examiner la véracité de ces renseignements. En l’espèce, ils ne disposaient d’aucun renseignement de cette nature.

C. La question de savoir si le droit et la preuve étayent les dommages‑intérêts accordés par le jury

52 Un certain nombre de questions se posent relativement aux dommages‑intérêts.

(1) Preuve du préjudice

53 L’appelante a fait témoigner Cara Brown, à titre d’experte en matière de dommages‑intérêts. Cette dernière a présenté des calculs relatifs à quatre « scénarios » différents, dont le choix dépendrait de la version des faits que le jury tiendrait ultérieurement pour exacte. Les intimés n’ont assigné personne à témoigner pour réfuter les calculs, bien qu’en s’adressant au jury leur avocat l’ait invité à rejeter les présomptions de fait sur lesquelles reposaient les différents calculs :

[traduction] Ne vous en remettez pas à toutes ces histoires qui vous sont maintenant présentées, ni à la longueur du procès, ni au nombre de témoins pour évaluer les dommages‑intérêts. Il est très facile de réclamer des pertes énormes et de se faire une montagne d’un rien.

54 De nombreuses éventualités étaient incorporées dans les calculs des dommages‑intérêts, lesquelles ont toutes été exposées au jury par les parties opposées. Le jury a opté pour les éventualités favorables à l’appelante. Il pouvait le faire en sa qualité de juge des faits.

55 Toutefois, les intimés soulèvent également une objection juridique aux dommages‑intérêts accordés. Compte tenu du fait, comme nous l’avons vu, que le juge de première instance n’a pas soumis au jury la question de la diffamation parce qu’il était d’avis qu’un sens diffamatoire ne pouvait pas être dégagé du texte de la lettre du 25 mai 1994 que M. Rowe avait envoyée au SPE, ils prétendent que l’action fondée sur la négligence intentée par l’appelante est en réalité une action pour diffamation. Ils affirment qu’il s’agit essentiellement d’une action pour perte de réputation et que des dommages‑intérêts pour perte de réputation ne peuvent être réclamés que dans le cadre d’une action pour diffamation où les questions de malveillance et d’immunité relative sont pertinentes. Selon les intimés, le recours au droit en matière de négligence compromettait l’exercice de leur liberté d’exprimer une opinion au SPE. Les principes en matière de négligence, prétendent‑ils, ne permettent pas d’établir un juste équilibre entre la liberté d’expression et l’obligation d’éviter de nuire à autrui.

56 Nous ne pouvons retenir cet argument des intimés. La possibilité d’intenter une action pour diffamation n’empêche pas d’invoquer une cause d’action fondée sur la négligence lorsque les éléments nécessaires sont établis. La liberté d’expression et les principes qui sous‑tendent l’immunité relative peuvent être pris en considération pour déterminer la norme de diligence appropriée en matière de négligence. L’avocat de l’Université a mentionné un certain nombre de décisions à l’appui de sa prétention qu’en l’espèce seule une action pour diffamation peut être intentée : voir, par exemple, les décisions Fulton c. Globe and Mail (1996), 194 A.R. 254 (B.R. (Protonotaire)), conf. par (1997), 53 Alta. L.R. (3d) 212 (B.R.), et Elliott c. Canadian Broadcasting Corp. (1993), 16 O.R. (3d) 677 (Div. gén.), conf. par (1995), 25 O.R. (3d) 302 (C.A.). En fait, ce sont des affaires où les actes des défendeurs, qui auraient causé la perte de réputation des demandeurs, relevaient entièrement du droit applicable en matière de diffamation et où l’existence des éléments fondamentaux d’une action pour négligence, telle l’obligation de diligence envers des demandeurs, n’avait pas été établie. En principe, rien ne justifie l’irrecevabilité d’actions pour négligence dans les cas où a) le lien étroit et la prévisibilité ont été établis, et où b) le préjudice excède la simple atteinte à la réputation du demandeur (c’est‑à‑dire lorsque d’autres préjudices découlent de la négligence du défendeur) : voir l’arrêt Spring c. Guardian Assurance plc, [1994] 3 All E.R. 129 (H.L.). En fait, dans toutes les affaires que les intimés ont citées à l’appui de la proposition selon laquelle la diffamation avait [traduction] « accaparé le marché » en matière de dommages‑intérêts pour atteinte à la réputation, il n’y avait entre les parties aucun lien préexistant qui donnait naissance à une obligation de diligence (contrairement à la situation en l’espèce).

57 En résumé, nous concluons donc que la preuve produite au procès étayait la conclusion de négligence tirée par le jury et le fondement factuel de l’action en dommages‑intérêts intentée par l’appelante.

(2) Lien de causalité

58 Les intimés prétendent que le fait que l’appelante n’a pas été admise à l’École de service social n’est pas attribuable à leur conduite. Ils soulignent que l’appelante avait des notes moyennes qui étaient inférieures au seuil établi pour l’admission. De meilleurs candidats étaient refusés. Par contre, on a également dit au jury que la situation de l’appelante n’était pas désespérée. L’appelante affirme que ce sont uniquement les conseils de la professeure Dempster, apparemment alimentés par les soupçons non fondés résultant de l’omission d’inscrire une note en bas de page, qui l’ont incitée à abandonner les démarches qui auraient pu lui permettre d’améliorer son dossier académique et d’être admise. La preuve établissait que l’on avait recommandé à d’autres étudiants dont les notes étaient faibles de suivre des cours supplémentaires afin d’augmenter leur moyenne, et que certains étaient parvenus à le faire. De même, il se peut que le jury ait conclu que le rejet total du travail de l’appelante portant sur les délinquants sexuels mineurs avait fait chuter ses notes davantage pour des motifs (plagiat et soupçons de violence) qui se sont révélés complètement non fondés que pour des motifs de remise tardive. Le jury a appris que les notes n’étaient pas le seul critère d’admission. La professeure Dempster a affirmé que les activités de bénévolat et l’expérience de travail d’un candidat sont aussi pertinentes, soit l’expérience même que l’inscription au registre de l’enfance maltraitée a compromise.

59 Il n’importe pas que nous partagions ou non les conclusions que le jury était disposé à tirer en faveur de l’appelante relativement aux dommages‑intérêts. Malgré la vive contestation suscitée par la question du lien de causalité, nous estimons que la preuve était suffisante pour permettre au jury de conclure à l’existence d’un lien causal entre le manquement de l’Université à son obligation et le préjudice subi par l’appelante.

(3) Prévisibilité du préjudice

60 On a fait valoir qu’il était impossible de prévoir que les communications entre les membres du personnel de l’Université causeraient un tel préjudice à l’appelante. Il était également impossible de prévoir, selon les intimés, que divers agents du SPE feraient circuler le dossier d’une personne à l’autre et d’un bureau à l’autre pendant plus de deux ans avant de prendre le temps de téléphoner à l’appelante. Néanmoins, le jury disposait d’une preuve du grave risque de préjudice posé par les suppositions fantaisistes des professeurs, qui étaient à l’origine des mesures internes qu’ils avaient prises contre l’appelante et du signalement qu’ils avaient effectué auprès du SPE. Le jury a conclu que la négligence collective des professeurs avait détruit les perspectives de carrière de l’appelante à titre de travailleuse sociale. Les intimés contestent vivement cette conclusion et ont de bonnes raisons de le faire, mais la preuve permettait au jury d’adopter ce point de vue et d’évaluer les dommages‑intérêts en conséquence. Leur décision n’était pas aberrante au point qu’il serait possible d’affirmer qu’aucun jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, n’aurait pu la prendre. C’est pourquoi nous sommes d’avis de ne pas intervenir.

(4) Négligence contributive

61 L’Université fait valoir que la perte subie par l’appelante était partiellement due à son omission d’inscrire une note en bas de page dans l’annexe et de communiquer la source de l’annexe après avoir reçu la lettre de la professeure Bella, dans laquelle était soulevée la question du plagiat. Cependant, il appartenait aux intimés d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’absence de diligence raisonnable de la part de l’appelante et la mesure dans laquelle cela avait contribué à sa perte. Comme nous l’avons déjà souligné, la lettre que la professeure Bella a adressée à l’appelante ne soulevait même pas une question au sujet de l’annexe A. De plus, le jury disposait du témoignage de la professeure Mitchell selon lequel les erreurs concernant les notes en bas de page étaient courantes. Le jury a dû conclure que l’existence de négligence contributive de la part de l’appelante n’avait pas été établie, et il pouvait le faire compte tenu de la preuve. L’argument des intimés concernant le lien de causalité n’est guère plus qu’une invitation faite à notre Cour à juger l’affaire de nouveau. Nous ne pouvons retenir cet argument.

(5) Évaluation quantitative des dommages‑intérêts

62 Comme nous l’avons vu, il y avait des éléments de preuve étayant les demandes d’indemnité au titre de la perte de revenu et du coût des soins futurs. Il ne reste plus qu’à examiner les dommages‑intérêts non pécuniaires et à se demander si, dans ce genre d’affaire, il convient que les tribunaux fixent un plafond à cet égard.

63 Les intimés prétendent qu’il faut annuler les dommages‑intérêts non pécuniaires de 430 000 $ parce que la perte subie par l’appelante n’est pas assez importante pour justifier [traduction] « un montant de dommages‑intérêts généraux non pécuniaires qui compte parmi les plus élevés [. . .] qui ont été consentis dans notre pays, c’est pourquoi il convient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de le rajuster ».

64 Il ne s’agit pas là du critère applicable pour justifier la modification, par une cour d’appel, d’une indemnité accordée par un jury. Comme nous l’avons vu, l’appelante a présenté une preuve d’expert (non contredite) exposant un certain nombre de scénarios fondés sur diverses conclusions de fait possibles qui seraient soumises à l’appréciation du jury. Les évaluations de dommages‑intérêts sont des questions de fait qui relèvent du jury. Les dommages‑intérêts accordés par un jury ne peuvent être annulés que pour cause d’erreur manifeste et dominante. Un principe de longue date veut que [traduction ] « lorsqu’un jury établit le montant à accorder après avoir reçu des directives appropriées, la différence entre le chiffre auquel il est arrivé et celui auquel il aurait pu légitimement arriver doit, pour justifier une modification par une cour d’appel, être encore plus grande que dans le cas où le chiffre a été fixé par un juge seul » : Nance c. British Columbia Electric Railway Co., [1951] A.C. 601 (C.P.), p. 614. D’après ce critère, nous ne pouvons pas conclure qu’il y a lieu d’annuler le montant accordé au titre des dommages‑intérêts non pécuniaires. Compte tenu de la preuve, on ne saurait affirmer que le montant accordé par le jury est tout à fait disproportionné ou terriblement déraisonnable.

65 Les intimés prétendent également que le plafond auquel les dommages‑intérêts non pécuniaires sont assujettis dans les cas de blessures corporelles catastrophiques devrait s’appliquer en l’espèce : voir les arrêts Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, p. 265, Thornton c. School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267, et Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287. Le passage suivant tiré de la p. 262 de l’arrêt Andrews illustre le contexte de la « trilogie » qui est fort différent :

Si l’on considère l’indemnisation des pertes non pécuniaires selon la conception « fonctionnelle », il va de soi qu’on ne peut allouer un montant élevé à la victime qui a été convenablement indemnisée, en termes de soins futurs, pour ses blessures et son invalidité. Les sommes allouées pour les soins futurs assureront à la victime l’aide, l’équipement et les installations rendus nécessaires par ses blessures. Toute somme additionnelle visant à rendre la vie plus supportable est alors consacrée à d’autres moyens matériels plus généraux d’organiser la vie de la victime. Le concept d’indemnisation sous ses divers aspects repose ainsi sur des principes équilibrés et interdépendants et il en résulte une justification plus logique de l’indemnisation des pertes non pécuniaires.

Les intimés n’ont pas démontré pourquoi les considérations de politique générale que soulève la négligence causant des blessures corporelles catastrophiques, dans le contexte d’un accident ou d’une faute professionnelle médicale, devraient s’appliquer pour limiter les dommages‑intérêts que le jury peut accorder dans un cas comme la présente affaire. Dans l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 170‑176, cet argument a été rejeté relativement aux dommages‑intérêts pour diffamation. À notre avis, la nécessité de fixer un plafond dans les cas de négligence causant une perte économique n’a pas été établie en l’espèce non plus. Comme l’a fait observer le juge Macfarlane dans l’arrêt S.Y. c. F.G.C. (1996), 78 B.C.A.C. 209 :

[traduction] Nous ne disposons d’aucune preuve que ce type d’affaire peut avoir quelque incidence sur le trésor public, ou qu’une crise résulte de l’ampleur et de la disparité des évaluations. Il n’est pas nécessaire de fixer un plafond pour éviter à la population générale un lourd fardeau social, comme des primes d’assurance élevées. [par. 30]

66 Nous reportons à une autre occasion (où les considérations de politique générale justifiant un plafond seront traitées plus à fond dans la preuve et l’argumentation) l’examen de la question de savoir si et dans quelles circonstances ce plafond s’applique à l’attribution de dommages‑intérêts non pécuniaires dans d’autres contextes que celui des blessures corporelles catastrophiques. Bien que le montant des dommages‑intérêts soit plus élevé que celui que nous aurions accordé dans les circonstances, la loi confie au jury la tâche de l’évaluer. Compte tenu de notre conclusion que le plafond ne s’applique pas en l’espèce, le principe énoncé dans l’arrêt Hill, selon lequel une cour d’appel ne devrait modifier l’évaluation des dommages‑intérêts non pécuniaires effectuée par un jury que si « elle choque la conscience de la cour » (par. 163), empêche de réduire le montant de dommages‑intérêts non pécuniaires accordé en l’espèce.

V. Conclusion

67 Nous ne voyons aucune raison de modifier le verdict du jury et, par conséquent, nous sommes d’avis d’annuler le jugement de la Cour d’appel et de rétablir le jugement de première instance avec dépens partie‑partie en faveur de l’appelante devant notre Cour et devant les tribunaux d’instance inférieure.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureure de l’appelante : Gillian D. Butler, St. John’s.

Procureurs des intimés : Stewart McKelvey Stirling Scales, St. John’s.

Procureurs de l’intervenante : McCarthy Tétrault, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2006 CSC 3 ?
Date de la décision : 27/01/2006
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et le jugement de première instance est rétabli

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Obligation de diligence - Professeurs d’université - Signalement de cas de maltraitance soupçonnée d’enfants - Étudiante en service social annexant à un travail écrit un récit anonyme dans lequel une femme s’exprimant à la première personne relate des agressions sexuelles d’enfants - Professeure supposant que le récit est autobiographique, mais ne demandant aucune explication à l’étudiante - Professeure faisant part de ses inquiétudes au directeur qui, sans poser d’autres questions, effectue un signalement au service de protection de l’enfance - Étudiante signalée comme étant un agresseur d’enfant potentiel - Enquête du service de protection de l’enfance, menée deux ans plus tard, permettant de constater rapidement que le récit de l’étudiante est tiré d’un manuel et que les soupçons sont dépourvus de fondement - Étudiante intentant une action pour négligence contre la professeure, le directeur et l’Université - A‑t‑on établi l’existence de tous les éléments du délit de négligence? - L’action est‑elle irrecevable en vertu de la loi sur le bien‑être de l’enfance, qui protège les personnes qui signalent des cas de violence envers un enfant, sauf si le signalement est effectué « de façon malveillante ou sans raison valable »? - Child Welfare Act, R.S.N. 1990, ch. C‑12, art. 38(1), (6).

Dommages‑intérêts — Dommages‑intérêts accordés par un jury — La preuve étaye‑t‑elle les dommages‑intérêts accordés par le jury?

Dommages‑intérêts - Dommages‑intérêts non pécuniaires - Jury accordant des dommages‑intérêts non pécuniaires de 430 000 $ dans une affaire de négligence - Y a‑t‑il lieu d’annuler les dommages‑intérêts accordés par le jury? - Y a‑t‑il lieu d’appliquer un plafond à l’attribution de dommages‑intérêts non pécuniaires dans d’autres contextes que celui des blessures corporelles catastrophiques?.

L’appelante était une étudiante universitaire qui suivait des cours en vue d’être admise à l’École de service social et de devenir travailleuse sociale. À la suite de l’omission de l’appelante d’inscrire une note en bas de page dans un travail écrit, la professeure B a supposé que l’étude de cas jointe en annexe pouvait être un aveu personnel dans lequel l’appelante reconnaissait avoir agressé sexuellement des enfants (un « appel à l’aide »). En réalité, l’étude de cas était tirée d’un manuel mentionné dans la bibliographie jointe au travail en question. B soupçonnait également que le travail était plagié. Elle a adressé à l’appelante une lettre dans laquelle elle soulevait la question du plagiat, mais elle ne lui a pas fait part de ses craintes qu’un enfant ait été victime de violence et ne lui a demandé aucune explication concernant l’annexe. B a, par la suite, fait part de ses inquiétudes à R, le directeur de l’École de service social, qui, sans chercher à obtenir une explication de l’appelante, a effectué un signalement de « cas de maltraitance soupçonnée » auprès du service de protection de l’enfance (« SPE »). En conséquence, sans que l’appelante le sache, l’idée qu’elle puisse être un agresseur sexuel d’enfant a fait l’objet de discussions entre trois professeurs d’université, a été communiquée à la GRC et a été révélée à au moins 10 travailleurs sociaux de plusieurs collectivités, dont plusieurs avaient connu l’appelante au cours de ses emplois d’été et dont l’un était la sœur de son petit ami. Plus de deux ans après le signalement initial, un membre du personnel du SPE a fini par solliciter une rencontre avec l’appelante et c’est au cours de cette rencontre que l’appelante a appris, pour la première fois, l’existence de ce « signalement » effectué depuis longtemps. Celle‑ci a fourni le manuel pertinent au SPE le lendemain. Le SPE a immédiatement constaté que l’annexe était un extrait du manuel mentionné dans la bibliographie et n’avait rien d’autobiographique. Dans une lettre en date du 13 septembre 1996, le SPE a reconnu ceci : « L’examen de ces renseignements a permis de constater immédiatement qu’ils ne vous concernaient pas. Ces renseignements étaient plutôt tirés d’un manuel. »

L’appelante a alors intenté contre les intimés une action dans laquelle elle affirmait que leurs actes avaient « déclenché ensemble une suite d’événements qui a[vait] irrémédiablement façonné [son] avenir [. . .] en portant atteinte à sa réputation au sein de la collectivité et à sa capacité de terminer ses études, et en diminuant ainsi sa capacité de gagner un revenu ». Un jury a conclu que l’Université avait fait montre de négligence envers l’appelante et, en outre, qu’en raison de cette négligence cette dernière avait vu s’envoler ses chances de faire carrière dans le domaine de son choix; il a accordé des dommages‑intérêts de 839 400 $, dont des dommages‑intérêts non pécuniaires de 430 000 $. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont écarté la décision du jury d’accorder des dommages‑intérêts, concluant que l’action en question était irrecevable en vertu du par. 38(6) de la Child Welfare Act, qui prévoyait qu’aucune action ne pouvait être intentée contre une personne qui signale un cas de maltraitance d’un enfant « sauf si le signalement est effectué de façon malveillante ou sans raison valable ».

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et le jugement de première instance est rétabli.

Le paragraphe 38(1) de la Child Welfare Act oblige à communiquer les « renseignements indiquant qu’un enfant a été, est ou risque d’être victime d’abandon, de délaissement, de négligence, de mauvais traitements physiques, sexuels ou affectifs, ou qu’il a ou peut avoir par ailleurs besoin de protection ». Il faut protéger contre toute conséquence juridique défavorable les personnes qui s’acquittent de leur obligation de communiquer des renseignements. En l’espèce, les professeurs de l’Université ont cependant agi sur la foi d’hypothèses et de suppositions n’ayant rien de commun avec l’obligation, imposée par le par. 38(6), d’avoir une « raison valable » d’effectuer un signalement auprès du SPE. Ils ne disposaient même pas de renseignements inexacts (à l’égard desquels s’applique la protection, sauf s’ils sont communiqués de façon malveillante ou sans raison valable). Le jury a conclu qu’ils n’avaient aucune raison valable même d’effectuer un signalement. [3] [44]

La preuve présentée au jury permettait d’établir l’existence de tous les éléments du délit de négligence. En l’espèce, la proximité découlait non pas simplement d’un malencontreux signalement effectué auprès du SPE, mais du lien général qui existait entre les professeurs de l’Université et leurs étudiants, lequel lien donnait naissance à une obligation de diligence. La norme de diligence que les professeurs devaient respecter à l’égard de leurs étudiants les obligeait à prendre les précautions requises pour s’assurer de l’exactitude des faits avant de prendre des mesures susceptibles de mettre fin à une carrière. Dans le cas qui nous occupe, B et R ont tous les deux omis de demander une explication à l’appelante. Compte tenu de la preuve, le jury pouvait conclure que le comportement des professeurs dérogeait sensiblement à la norme de diligence qu’ils sont tenus de respecter à l’égard de leurs étudiants. Rien ne justifie une cour d’appel de modifier les conclusions du jury à cet égard. [27‑43]

Le paragraphe 38(6) ne rend pas irrecevable l’action de l’appelante. Aux termes du par. 38(1), les renseignements indiquant qu’un enfant est en situation de « risque » ou peut avoir besoin de protection suffisent pour donner naissance à l’obligation de signalement. Les intimés n’avaient pas à mener leur propre enquête sur le cas de violence soupçonnée et n’étaient pas non plus tenus d’avoir une raison valable de croire qu’une agression avait vraiment eu lieu avant d’effectuer un signalement. Ils devaient toutefois avoir une raison valable d’effectuer un signalement auprès du SPE : en d’autres termes, ils devaient posséder des renseignements qui pouvaient raisonnablement justifier une demande d’enquête au SPE, même si ces renseignements se sont avérés inexacts. C’est l’absence de raison valable même d’effectuer un signalement qui est au cœur de l’allégation de négligence de l’appelante. [34] [49]

Le paragraphe 38(6) n’offre aucune protection aux intimés parce que l’étude de cas figurant à l’annexe ne constituait pas un renseignement indiquant qu’un enfant était en situation de risque ou avait besoin d’être protégé contre l’appelante. Quant aux intimés, ils ne connaissaient ni la date ni l’auteur de l’étude de cas. Rien ne liait l’appelante aux expériences relatées. R n’a agi que sur la foi de suppositions et d’hypothèses. Il appert que le jury a conclu que R devait savoir que le seul fait d’effectuer un signalement aurait de graves conséquences, surtout pour quelqu’un comme l’appelante, et, en particulier, qu’un signalement par une personne en vue comme le directeur de l’École de service social entraînerait probablement l’inscription du nom de l’appelante au registre de l’enfance maltraitée. [42] [51]

Rien ne justifie une cour d’appel de modifier les dommages‑intérêts accordés par le jury. De nombreuses éventualités étaient incorporées dans les calculs des dommages‑intérêts, lesquelles ont toutes été exposées au jury par les parties. Le jury a opté pour les éventualités favorables à l’appelante. Il pouvait le faire en sa qualité de juge des faits. Il faut rejeter l’argument des intimés selon lequel l’action fondée sur la négligence intentée par l’appelante est en réalité une action pour diffamation. La possibilité d’intenter une action pour diffamation n’empêche pas d’invoquer une cause d’action fondée sur la négligence lorsque les éléments nécessaires sont établis. [54‑56]

La preuve était également suffisante pour permettre au jury de conclure qu’il existait un lien causal entre le manquement de l’Université à son obligation et le préjudice subi par l’appelante, que ce préjudice était prévisible et que l’existence de négligence contributive de la part de l’appelante n’avait pas été établie. Enfin, compte tenu de la preuve, on ne saurait affirmer que le montant accordé par le jury est tout à fait disproportionné ou terriblement déraisonnable au point de justifier l’intervention d’une cour d’appel. La nécessité de fixer un plafond dans les cas de négligence causant une perte économique n’est pas établie en l’espèce non plus. L’examen de la question de savoir si et dans quelles circonstances ce plafond s’applique à l’attribution de dommages‑intérêts non pécuniaires dans d’autres contextes que celui des blessures corporelles catastrophiques est reporté à une autre occasion. [59‑66]


Parties
Demandeurs : Young
Défendeurs : Bella

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130
distinction d’avec les arrêts : Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
Thornton c. School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267
Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287
arrêts mentionnés : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33
H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25
Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79
Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60
Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147
Fulton c. Globe and Mail (1996), 194 A.R. 254, conf. par (1997), 53 Alta. L.R. (3d) 212
Elliott c. Canadian Broadcasting Corp. (1993), 16 O.R. (3d) 677, conf. par (1995), 25 O.R. (3d) 302
Spring c. Guardian Assurance plc, [1994] 3 All E.R. 129
Nance c. British Columbia Electric Railway Co., [1951] A.C. 601
S.Y. c. F.G.C. (1996), 78 B.C.A.C. 209.
Lois et règlements cités
Child Welfare Act, R.S.N. 1990, ch. C‑12, art. 38(1), (6).

Proposition de citation de la décision: Young c. Bella, 2006 CSC 3 (27 janvier 2006)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2006-01-27;2006.csc.3 ?
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