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25/05/2007 | CANADA | N°2007_CSC_21

Canada | Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21 (25 mai 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, [2007] 1 R.C.S. 873, 2007 CSC 21

Date : 20070525

Dossier : 31324

Entre :

Procureur général de la Colombie‑Britannique

Appelant / Intimé au pourvoi incident

et

Dugald E. Christie

Intimé / appelant au pourvoi incident

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, procureur général du

Nouveau‑Brunswick, procureur général du Manitoba,
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général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Association du Barreau

canadien et Law Society of British Columbia

Interv...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, [2007] 1 R.C.S. 873, 2007 CSC 21

Date : 20070525

Dossier : 31324

Entre :

Procureur général de la Colombie‑Britannique

Appelant / Intimé au pourvoi incident

et

Dugald E. Christie

Intimé / appelant au pourvoi incident

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, procureur général du

Nouveau‑Brunswick, procureur général du Manitoba,

procureur général de la Saskatchewan, procureur

général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Association du Barreau

canadien et Law Society of British Columbia

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 30)

La Cour

______________________________

Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, [2007] 1 R.C.S. 873, 2007 CSC 21

Procureur général de la Colombie‑Britannique Appelant/intimé

au pourvoi incident

c.

Dugald E. Christie Intimé/appelant

au pourvoi incident

et

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec, procureur général du

Nouveau‑Brunswick, procureur général du Manitoba,

procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard,

procureur général de la Saskatchewan, Association du Barreau

canadien et Law Society of British Columbia Intervenants

Répertorié : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie

Référence neutre : 2007 CSC 21.

No du greffe : 31324.

2007 : 21 mars; 2007 : 25 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Southin, Prowse, Donald, Newbury et Thackray) (2005), 262 D.L.R. (4th) 51, 48 B.C.L.R. (4th) 267, 136 C.R.R. (2d) 323, [2006] 2 W.W.R. 610, [2005] B.C.J. No. 2745 (QL), 2005 BCCA 631, qui a confirmé une décision de la juge Koenigsberg (2005), 250 D.L.R. (4th) 728, 39 B.C.L.R. (4th) 17, 127 C.R.R. (2d) 141, [2005] 7 W.W.R. 169, [2005] B.C.J. No. 217 (QL), 2005 BCSC 122. Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté.

George H. Copley, c.r., et Jonathan Penner, pour l’appelant/intimé au pourvoi incident.

Darrell W. Roberts, c.r., Robin D. Bajer et Linda H. Nguyen, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.

Graham R. Garton, c.r., et David Jacyk, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Janet E. Minor et Shannon Chace‑Hall, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Brigitte Bussières et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Gaétan Migneault, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Diana M. Cameron, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

Argumentation écrite seulement par Ruth M. DeMone, pour l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.

Graeme G. Mitchell, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

J. J. Camp, c.r., et Melina Buckley, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

Josiah Wood, c.r., et Joanne R. Lysyk, pour l’intervenante Law Society of British Columbia.

Version française du jugement rendu par

La Cour —

I. Contexte

1 En 1993, la Colombie‑Britannique a édicté la Social Service Tax Amendment Act (No. 2), 1993, S.B.C. 1993, ch. 24, qui impose une taxe de 7 pour 100 sur le prix d’achat des services juridiques. Cette taxe avait pour objet, dit‑on, de financer l’aide juridique dans la province. Toutefois, les sommes perçues sont versées au Trésor, et il est difficile de déterminer quelle proportion de cette taxe est éventuellement affectée au financement de l’aide juridique ou à d’autres initiatives favorisant l’accès à la justice. En Colombie‑Britannique, la profession juridique est la seule profession libérale dont les services sont ainsi taxés.

2 La présente affaire est la plus récente d’une série de contestations visant la validité de la taxe et de celle qui l’a précédée, qui avait été instaurée par la Social Service Tax Amendment Act, 1992, S.B.C. 1992, ch. 22. L’action a été intentée par M. Dugald Christie, un avocat plaideur qui travaillait auprès des démunis et des personnes à faible revenu à Vancouver. Fournir des services juridiques aux personnes vivant en marge de la société était une véritable passion pour M. Christie, passion qui lui a finalement coûté la vie. En effet, l’année dernière, pendant qu’il traversait le Canada à vélo en vue de recueillir des fonds pour la cause, il a été mortellement happé sur une route du nord près de Sault Ste. Marie en Ontario.

3 C’est en raison des effets de la taxe sur les services juridiques sur sa pratique que M. Christie s’est adressé aux tribunaux pour la faire déclarer inconstitutionnelle. Monsieur Christie demandait des honoraires peu élevés pour ses services. De 1991 à 1999, son revenu net annuel n’a pas dépassé 30 000 $. Il arrivait fréquemment que ses clients soient incapables d’acquitter ses honoraires dans le délai voulu ou même qu’ils ne soient pas en mesure de le faire du tout. Pourtant, la Loi obligeait M. Christie à remettre la taxe au fisc, même si les honoraires sur lesquels elle était établie n’avaient pas été réglés, ce qui lui était difficile vu son faible revenu. Le 10 mars 1997, le gouvernement a fait parvenir à M. Christie une mise en demeure de paiement. Quelques jours plus tard, sans chercher à connaître les raisons du non‑paiement ni tenter de négocier un calendrier de paiement, la province a saisi la somme de 972,11 $ sur le compte bancaire de M. Christie. Elle a saisi une somme additionnelle de 5 349,64 $ en décembre 1997. Monsieur Christie a alors cessé de pratiquer le droit et n’a recommencé à le faire qu’en juillet 2000.

4 Outre les problèmes relatifs au paiement de la taxe, M. Christie a fait valoir que la nécessité de mettre en place le système comptable nécessaire pour l’administrer ajoutait aux coûts et aux efforts qu’exigeaient le maintien de sa pratique et la prestation de services à des clients démunis et à faible revenu.

5 Monsieur Christie a soutenu que la taxe avait pour effet concret d’empêcher certains de ses clients de retenir ses services pour faire valoir leurs droits. Il a déposé à ce sujet des affidavits souscrits par les clients en question et par lui‑même. La juge en chambre a conclu que ce point avait été établi selon la prépondérance des probabilités :

[traduction] Selon la déposition de M. Christie — et à la lumière de l’ensemble de la preuve présentée je tiens ce fait pour avéré — , certains des clients de ce dernier ne pourraient pas obtenir des services juridiques dont ils ont besoin s’il ne les représentait pas. De plus, je tiens pour avéré que, si M. Christie leur demandait de payer la taxe pour les services sociaux en plus de son tarif horaire, ils seraient dans l’impossibilité de le payer. Je conclus aussi que, si M. Christie ne reçoit pas les modestes honoraires qu’il réclame, dans la plupart des causes dont il s’occupe il ne pourrait pas continuer à pratiquer le droit, ce qui priverait les personnes concernées de l’accès à la justice.

Par conséquent, je conclus que l’imposition de la taxe pour les services sociaux empêche dans les faits certaines personnes à faible revenu d’avoir accès à la justice. [Soulignement omis.]

((2005), 250 D.L.R. (4th) 728, par. 82‑83)

6 La juge en chambre a suivi l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’affaire John Carten Personal Law Corp. c. British Columbia (Attorney General) (1997), 40 B.C.L.R. (3d) 181 (C.A.), autorisation d’appel refusée, [1998] 2 R.C.S. viii, et a conclu à l’existence d’un droit constitutionnel fondamental garantissant l’accès à la justice. Elle a jugé que la taxe sur les services juridiques portait atteinte à ce droit dans le cas des personnes à faible revenu et que cette atteinte n’était pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a en conséquence déclaré la Loi ultra vires de la province dans la mesure où elle vise des services juridiques fournis à des personnes à faible revenu, selon la définition du Family Duty Counsel Program.

7 Les juges majoritaires de la Cour d’appel, sous la plume de la juge Newbury, ont accepté les conclusions de la juge en chambre, y compris sa conclusion de droit selon laquelle il existe un droit constitutionnel fondamental garantissant certains aspects essentiels de l’accès à la justice : (2005), 262 D.L.R. (4th) 51, 2005 BCCA 631. La majorité a défini ainsi les aspects essentiels bénéficiant de cette protection :

[traduction] . . . je propose, comme définition ad hoc, la signification qui à mon avis recouvre les aspects les plus fondamentaux ou essentiels de l’accès à la justice en tant que principe constitutionnel : un accès raisonnable et effectif aux tribunaux et la possibilité d’obtenir, de la part de professionnels compétents, des services juridiques en vue de la détermination et de l’interprétation de droits et obligations juridiques par les tribunaux judiciaires ou d’autres tribunaux indépendants. [Nous soulignons; par. 30.]

Sur ce fondement, la majorité a confirmé la conclusion de la juge en chambre selon laquelle la taxe sur les services juridiques portait atteinte au droit en question et était inconstitutionnelle.

8 Les juges dissidents, sous la plume de la juge Southin, ont rejeté la conclusion de la majorité selon laquelle il existe un droit constitutionnel général garantissant l’accès à des services juridiques pour la détermination et l’interprétation de droits juridiques par les tribunaux judiciaires et administratifs. Aucun droit de cette nature ne saurait être inféré de l’expression « primauté du droit » figurant dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982, ni de quelque autre élément de la Constitution. Selon les juges dissidents, en imposant la taxe contestée la province a exercé validement ses pouvoirs en matière de taxation et les tribunaux n’ont pas le pouvoir de déclarer cette taxe inconstitutionnelle.

9 La province de la Colombie‑Britannique se pourvoit contre la décision de la majorité de la Cour d’appel et demande à notre Cour d’annuler l’ordonnance déclarant inconstitutionnelle la taxe sur les services juridiques.

II. Analyse

10 L’intimé revendique un accès effectif aux tribunaux, accès qui selon lui nécessite l’obtention de services juridiques par les justiciables. Il ne revendique pas un droit qui s’appliquerait au cas par cas, mais un droit de nature générale. Ce qui est recherché, c’est la constitutionnalisation d’un type particulier d’accès à la justice — l’accès à la justice, avec l’assistance d’un avocat, lorsque des droits et des obligations sont en jeu devant un tribunal judiciaire ou administratif (Cour d’appel, par. 30). Pour avoir gain de cause, l’intimé doit démontrer que la Constitution canadienne garantit cette forme ou cette qualité d’accès en particulier. Il s’agit de décider s’il a fait cette démonstration. À notre avis, il n’y est pas parvenu.

11 La définition qu’a donnée la Cour d’appel du principe constitutionnel (par. 30) — à savoir le droit d’une personne d’être représentée par un avocat devant un tribunal judiciaire ou administratif lorsque ses droits et obligations juridiques sont en jeu, de façon à bénéficier d’un accès effectif aux tribunaux — constitue le point de départ de notre analyse.

12 Nous examinerons d’abord les incidences du droit en cause, puis nous nous demanderons si ce droit, tel qu’il a été décrit, est prescrit par la Constitution.

13 Ce droit général d’être représenté par un avocat devant un tribunal judiciaire ou administratif lorsque des droits ou des obligations juridiques sont en jeu a une large portée. Il s’appliquerait à presque toutes — sinon toutes — les causes concernant des particuliers dont sont saisis les tribunaux judiciaires ou administratifs. Peut‑être même que les droits et obligations des personnes morales pourraient également être visés, puisque celles‑ci servent de véhicules à des intérêts individuels. De plus, ce droit s’appliquerait non seulement aux procédures judiciaires comme telles, mais également aux conseils, services et débours juridiques connexes. Bien que l’intimé ait tenté de démontrer le contraire, il en résulterait logiquement un régime d’aide juridique imposé par la Constitution et applicable à la quasi‑totalité des procédures judiciaires, sauf dans les cas où l’État pourrait démontrer que cela n’est pas nécessaire pour assurer un accès effectif à la justice.

14 La Cour n’est pas en mesure de déterminer les coûts que ce droit impliquerait pour les contribuables. Aucune preuve n’a été présentée quant au nombre de personnes susceptibles d’avoir besoin de services juridiques financés par l’État ou quels seraient les coûts de tels services. Toutefois, nous savons qu’actuellement bien des gens se représentent eux‑mêmes devant les tribunaux. Nous pouvons également présumer que l’existence de services juridiques garantis inciterait des personnes qui autrement ne le feraient pas à s’adresser aux tribunaux judiciaires et administratifs. Bien qu’il s’agisse certes d’un résultat auquel bien des gens applaudiraient, on ne saurait cependant faire abstraction des incidences fiscales du droit revendiqué. Ce qui est demandé n’est pas un léger changement progressif touchant la prestation de services juridiques, mais au contraire un changement considérable, qui modifierait le paysage juridique et imposerait un fardeau non négligeable aux contribuables.

15 La prochaine question consiste à se demander si le droit en cause trouve appui dans la Constitution. Deux arguments sont avancés à cet égard.

16 Premièrement, on fait valoir que l’accès à la justice est un droit constitutionnel fondamental qui englobe le droit à l’assistance d’un avocat dans le cadre de procédures devant les tribunaux judiciaires et administratifs. Cet argument est basé sur l’arrêt B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, dans lequel notre Cour a reconnu l’existence d’un droit constitutionnel garantissant l’accès aux tribunaux, droit qui avait été violé par suite d’activités de piquetage entravant l’accès aux palais de justice. On soutient que, à l’instar des piquets de grève, une taxe sur les services juridiques empêche les citoyens d’avoir accès aux tribunaux. Il s’ensuit, conclut‑on, qu’une telle taxe sur les services juridiques viole aussi le droit d’accès aux tribunaux et à la justice.

17 Le droit reconnu dans B.C.G.E.U. n’est pas absolu. Les assemblées législatives ont le pouvoir, en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, d’adopter des lois relatives à l’administration de la justice dans la province. Ce pouvoir comporte celui d’imposer à tout le moins certaines conditions quant aux modalités d’accès aux tribunaux. L’arrêt B.C.G.E.U. ne permet pas d’affirmer que toute limite à l’accès aux tribunaux est automatiquement inconstitutionnelle.

18 Deuxièmement, on plaide que le droit à l’assistance d’un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations est un droit qui est protégé par la Constitution, soit en tant qu’aspect de la primauté du droit, soit en tant que préalable de la primauté du droit.

19 La primauté du droit est un principe fondateur. Notre Cour y a vu [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 142) qui « sont à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70). La primauté du droit est reconnue expressément dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982; elle est aussi reconnue implicitement à l’article premier de la Charte, aux termes duquel les droits et libertés énoncés dans la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». De plus, comme notre Cour l’a reconnu dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 750, elle est inhérente au concept même de constitution.

20 La primauté du droit recouvre au moins trois principes. Le premier, c’est que « le droit est au‑dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire » : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 748. Suivant le deuxième, « la primauté du droit exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif » : ibid., p. 749. Enfin, selon le troisième principe, « les rapports entre l’État et les individus doivent être régis par le droit » : Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 71. (Voir aussi Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473, 2005 CSC 49, par. 58; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9, par. 134.)

21 Il ressort nettement de l’examen de ces principes que, à l’heure actuelle, l’accès général aux services juridiques n’est pas considéré comme un aspect de la primauté du droit. Dans Imperial Tobacco, toutefois, notre Cour n’a pas écarté la possibilité que la primauté du droit puisse englober d’autres principes. Il est donc nécessaire de décider si l’accès général à des services juridiques lors de procédures de tribunaux judiciaires ou administratifs portant sur des droits et des obligations constitue un aspect fondamental de la primauté du droit.

22 Avant d’examiner cette question, il importe de mentionner que notre Cour a à maintes reprises souligné l’importance du rôle que les avocats sont appelés à jouer pour favoriser l’accès à la justice et le respect de la primauté du droit : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 187; Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, p. 1265; Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45, par. 49; Law Society of British Columbia c. Mangat, [2001] 3 R.C.S. 113, 2001 CSC 67, par. 43; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61, par. 64‑68, le juge LeBel (dissident en partie, mais non sur cette question). On ne saurait s’en étonner. Les avocats sont des intermédiaires essentiels permettant aux citoyens d’avoir accès aux tribunaux et au droit. Ils aident au maintien de la primauté du droit en s’efforçant de faire en sorte que les actes illégaux des citoyens et les actes illégaux de l’État en particulier ne restent pas sans réponse. Le rôle des avocats à ce chapitre est à ce point important que le droit à l’assistance d’un avocat s’est, dans certains cas, vu accorder un statut constitutionnel.

23 Toutefois, la question qu’il nous faut trancher est celle de savoir si l’accès général à des services juridiques lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations constitue un aspect fondamental de la primauté du droit. Selon nous, ce n’est pas le cas. Certes, l’accès à des services juridiques revêt une importance fondamentale dans toute société libre et démocratique. Dans certains cas, cet accès a été jugé essentiel à l’application régulière de la loi et à un procès équitable. Mais ni le texte de la Constitution, ni la jurisprudence, ni l’histoire du concept n’étayent la thèse de l’intimé selon laquelle il existe un droit général à l’assistance d’un avocat qui constituerait un aspect ou une condition préalable de la primauté du droit.

24 Le texte de la Charte contredit le postulat du droit constitutionnel général à l’assistance juridique invoqué en l’espèce. La Charte prévoit en effet l’accès à des services juridiques dans une situation bien précise : selon l’al. 10b), chacun a le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit « en cas d’arrestation ou de détention ». Si la mention de la primauté du droit supposait l’existence du droit à l’assistance d’un avocat dans le cadre de toutes procédures où des droits et des obligations sont en jeu, l’al. 10b) serait redondant.

25 L’alinéa 10b) n’exclut pas qu’on puisse conclure à l’existence d’un droit constitutionnel à l’assistance juridique dans d’autres situations. Il a par exemple été jugé que l’art. 7 de la Charte suppose l’existence d’un droit à l’assistance d’un avocat en tant qu’aspect de l’équité procédurale lorsque la vie, la liberté ou à la sécurité de la personne est en jeu : voir Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1077; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46. Mais cela ne signifie pas qu’il existe un droit général à l’assistance juridique dans tous les cas où un tribunal judiciaire ou administratif doit statuer sur des droits et des obligations. Ainsi, dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick, la Cour a bien pris soin de préciser que, hors du contexte de l’al. 10b), le droit à l’assistance d’un avocat doit faire l’objet d’une analyse au cas par cas en fonction de plusieurs facteurs (voir le par. 86).

26 Historiquement, la primauté du droit n’a pas non plus été considérée comme comportant le droit général d’être représenté par un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations. Le droit à l’assistance d’un avocat a toujours été perçu comme un droit restreint, tout au plus applicable dans le contexte du droit criminel : M. Finkelstein, The Right to Counsel (1988), p. 1‑4 à 1‑6; W. S. Tarnopolsky, « The Lacuna in North American Civil Liberties — The Right to Counsel in Canada » (1967), 17 Buff. L. Rev. 145; Commentaire, « An Historical Argument for the Right to Counsel During Police Interrogation » (1964), 73 Yale L.J. 1000, p. 1018.

27 Nous concluons que le texte de la Constitution, la jurisprudence et la façon dont la primauté du droit a toujours été comprise n’excluent pas la possibilité qu’un droit à l’assistance d’un avocat soit reconnu dans diverses situations bien précises. Mais ils ne permettent pas pour autant de conclure à l’existence d’un droit constitutionnel général à l’assistance d’un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations.

28 Du fait de cette conclusion, point n’est besoin de se demander si la preuve sur laquelle le demandeur fait reposer son action est suffisante. Il n’est sans doute pas inopportun, toutefois, de formuler quelques commentaires quant au caractère adéquat du dossier, vu l’importance du résultat recherché — l’annulation d’une taxe provinciale par ailleurs constitutionnelle. L’avocat de M. Christie a plaidé, devant nous, que l’État ne pouvait pas, au regard de la Constitution, ajouter des frais qui ne servent d’aucune façon à favoriser la justice aux coûts déjà requis pour retenir les services d’un avocat afin d’avoir accès à la justice. Cet argument suppose l’existence d’un rapport de causalité direct et inéluctable entre toute majoration du coût des services juridiques et le fait de retenir les services d’un avocat et d’obtenir accès à la justice. Cependant, comme le souligne le procureur général de la Colombie‑Britannique, le coût des services juridiques est susceptible d’être influencé par un éventail complexe de facteurs, ce qui tend à faire ressortir la nécessité d’obtenir, de la part d’experts, des éléments de preuve de nature financière visant à établir que la taxe entravera concrètement l’accès à la justice. Sans nous interroger sur le caractère adéquat du dossier en l’espèce, nous tenons cependant à signaler que notre Cour a déjà indiqué qu’il faut se garder de statuer sur des litiges constitutionnels en l’absence d’un dossier factuel adéquat : R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 762 et 767‑768, le juge en chef Dickson; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1099.

III. Conclusion

29 Malgré la sympathie que nous éprouvons pour la cause de M. Christie, nous sommes obligés de conclure que les éléments qui nous ont été présentés n’établissent pas la principale prémisse dont dépend l’issue du présent pourvoi — la preuve de l’existence d’un droit constitutionnel à des services juridiques lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations.

30 Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter le pourvoi incident, le tout sans dépens.

Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté.

Procureur de l’appelant/intimé au pourvoi incident : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Miller Thomson, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard : Procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Charlottetown.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Camp Fiorante Matthews, Vancouver.

Procureurs de l’intervenante Law Society of British Columbia : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Accès à la justice - Primauté du droit - Taxe provinciale sur les services juridiques - La taxe est-elle inconstitutionnelle au motif qu’elle porterait atteinte au droit d’accès à la justice des personnes à faible revenu? - Existe-t-il un droit constitutionnel général à l’assistance d’un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur les droits et obligations d’une personne? - Social Service Tax Amendment Act (No. 2), 1993, S.B.C. 1993, ch. 24.

La Social Service Tax Amendment Act (No. 2), 1993 de la Colombie-Britannique impose une taxe de 7 pour 100 sur le prix d’achat des services juridiques, censément pour financer l’aide juridique dans la province. C, un avocat plaideur, a contesté la constitutionnalité de cette taxe, affirmant qu’elle avait pour effet concret d’empêcher certains de ses clients à faible revenu de retenir ses services pour faire valoir leurs droits. La juge en chambre a conclu que la taxe portait atteinte à un droit constitutionnel fondamental garantissant l’accès à la justice aux personnes à faible revenu et a, dans cette mesure, déclaré la taxe inconstitutionnelle. La Cour d’appel a confirmé cette décision à la majorité.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté.

La mesure législative provinciale contestée est constitutionnelle. Bien que le texte de la Constitution, la jurisprudence et la façon dont la primauté du droit a toujours été comprise n’excluent pas la possibilité qu’un droit à l’assistance d’un avocat soit reconnu dans diverses situations bien précises, ils ne permettent pas de conclure à l’existence d’un droit constitutionnel général à l’assistance d’un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations. Le droit à l’accès aux tribunaux n’est pas absolu et les assemblées législatives ont le pouvoir, en vertu du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, d’imposer à tout le moins certaines conditions quant aux modalités d’exercice de ce droit. De plus, l’accès général aux services juridiques n’est pas considéré actuellement comme un aspect ou une condition préalable de la primauté du droit. Si la mention de la primauté du droit supposait l’existence du droit à l’assistance d’un avocat dans le cadre de toutes procédures où des droits et des obligations sont en jeu, l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés — qui reconnaît à chacun le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit « en cas d’arrestation ou de détention » — serait redondant. Le fait que l’al. 10b) n’exclue pas qu’on puisse conclure à l’existence d’un droit constitutionnel à l’assistance juridique dans d’autres situations, notamment pour l’application de l’art. 7 de la Charte, ne signifie pas qu’il existe un droit général à l’assistance juridique dans tous les cas où un tribunal judiciaire ou administratif doit statuer sur des droits et des obligations. Hors du contexte de l’al. 10b), le droit à l’assistance d’un avocat doit faire l’objet d’une analyse au cas par cas en fonction de plusieurs facteurs. [17] [21] [24‑25] [27]


Parties
Demandeurs : Colombie-Britannique (Procureur général)
Défendeurs : Christie

Références :

Jurisprudence
Arrêt considéré : B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214
arrêts mentionnés : John Carten Personal Law Corp. c. British Columbia (Attorney General) (1997), 40 B.C.L.R. (3d) 181, autorisation de pourvoi refusée, [1998] 2 R.C.S. viii
Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217
Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721
Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473, 2005 CSC 49
Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235
Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, 2001 CSC 45
Law Society of British Columbia c. Mangat, [2001] 3 R.C.S. 113, 2001 CSC 67
Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61
Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053
Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357
Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 10b).
Loi constitutionnelle de 1867, art. 92(14).
Loi constitutionnelle de 1982, préambule.
Social Service Tax Amendment Act, 1992, S.B.C. 1992, ch. 22.
Social Service Tax Amendment Act (No. 2), 1993, S.B.C. 1993, ch. 24.
Doctrine citée
Comment. « An Historical Argument for the Right to Counsel During Police Interrogation » (1964), 73 Yale L.J. 1000.
Finkelstein, Marie. The Right to Counsel. Toronto : Butterworths, 1988.
Tarnopolsky, Walter S. « The Lacuna in North American Civil Liberties — The Right to Counsel in Canada » (1967), 17 Buff. L. Rev. 145.

Proposition de citation de la décision: Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21 (25 mai 2007)


Origine de la décision
Date de la décision : 25/05/2007
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2007 CSC 21 ?
Numéro d'affaire : 31324
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-05-25;2007.csc.21 ?
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