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25/09/2008 | CANADA | N°2008_CSC_50

Canada | M.T. c. J.-Y.T., 2008 CSC 50 (25 septembre 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : M.T. c. J.‑Y.T., [2008] 2 R.C.S. 781, 2008 CSC 50

Date : 20080925

Dossier : 31748

Entre :

M.T.

Appelante

et

J.‑Y.T.

Intimé

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 35)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

______________________________

M.T. c. J.‑Y.T., [2008] 2 R.C.S. 781, 2008 CSC

50

M.T. Appelante

c.

J.‑Y.T. Intimé

Répertorié : M.T. c. J.‑Y.T.

Référence neutre : 2008 CSC 50.

No du greffe : 31748.

2008 : 27 février; 2008...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : M.T. c. J.‑Y.T., [2008] 2 R.C.S. 781, 2008 CSC 50

Date : 20080925

Dossier : 31748

Entre :

M.T.

Appelante

et

J.‑Y.T.

Intimé

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 35)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

______________________________

M.T. c. J.‑Y.T., [2008] 2 R.C.S. 781, 2008 CSC 50

M.T. Appelante

c.

J.‑Y.T. Intimé

Répertorié : M.T. c. J.‑Y.T.

Référence neutre : 2008 CSC 50.

No du greffe : 31748.

2008 : 27 février; 2008 : 25 septembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Baudouin, Morissette et Hilton), [2006] R.D.F. 703, [2006] J.Q. no 12193 (QL), 2006 CarswellQue 9001, 2006 QCCA 1353 (sub nom. Y c. X), qui a infirmé en partie une décision du juge Fournier, [2006] R.D.F. 407, SOQUIJ AZ-50359107, [2006] J.Q. no 1840 (QL), 2006 CarswellQue 1878, 2006 QCCS 1138. Pourvoi accueilli.

Danielle Houle, Michèle Gérin et Marjolaine Gaudet, pour l’appelante.

Sonia Bérubé et Annie Tremblay, pour l’intimé.

Le jugement de la Cour a été rendu par

Le juge LeBel —

I. Introduction

[1] Le pourvoi pose le problème du partage inégal du patrimoine familial établi sous le régime des art. 414 et suiv. du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »). Sans nier que son régime de retraite fasse partie des biens compris dans le patrimoine familial, l’intimé (« J.‑Y.T. ») a obtenu en appel que la valeur des droits accumulés durant son mariage au titre de son régime de retraite soit exclue des biens à partager à la suite de son divorce avec l’appelante (« M.T. »). Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il n’existait pas de motifs suffisants pour justifier un partage inégal du patrimoine familial et que le régime de retraite devait être partagé. J’accueillerais donc le pourvoi et je rétablirais les conclusions du jugement de la Cour supérieure du Québec.

II. Origine du litige

[2] Les parties, qui faisaient vie commune depuis 1985, se marièrent en 1992 sous le régime de la séparation de biens. J.-Y.T. était alors divorcé de sa première épouse. Pour M.T., il s’agissait d’un premier mariage. L’intimé était juge à la Cour du Québec depuis 1988. L’appelante travaillait dans un ministère du gouvernement du Québec depuis 1986, après avoir suivi des cours intensifs de bureautique payés par l’intimé.

[3] Après la fin de cet emploi en 1994, l’intimé assuma aussi le coût des études universitaires de son épouse, qui obtint une maîtrise en enseignement technique et professionnel en 2002. Le couple n’eut pas d’enfant. Leur union se rompit en 2004. L’appelante se préparait alors à entreprendre des études de doctorat dans une autre ville. L’intimé paya ses frais de déménagement et lui versa une pension alimentaire de 38 000 $ au cours de sa première année de doctorat. Lors de la rupture, l’intimé, toujours juge à la Cour du Québec, était âgé de 64 ans et M.T. avait 42 ans.

[4] À la suite de leur séparation, en désaccord sur diverses questions patrimoniales, les parties engagèrent des procédures de divorce. Le sujet principal de leur conflit était la question des droits à pension de l’intimé, qui participait au régime de retraite des juges de la Cour du Québec. Il demanda à la Cour supérieure d’ordonner un partage inégal du patrimoine familial, en excluant ses droits à pension du partage. L’appelante réclama un partage égal. Les parties s’affrontèrent sur d’autres problèmes, mais la question du régime de retraite de l’intimé demeure seule en débat devant notre Cour.

III. Historique judiciaire

A. Cour supérieure du Québec ([2006] J.Q. no 1840 (QL), 2006 QCCS 1138)

[5] Le jugement de la Cour supérieure a réglé un certain nombre de problèmes entre les parties sur lesquels nous n’avons pas à revenir. Ainsi, le juge Fournier a partagé les meubles du patrimoine familial, a refusé à M.T. une somme forfaitaire de nature alimentaire, mais lui a accordé une provision pour frais.

[6] Le jugement de première instance a porté principalement sur le partage des droits à pension de J.-Y.T. L’intimé réclamait un partage inégal du patrimoine familial, qui aurait exclu de la masse des biens à partager avec son épouse les droits accumulés au titre de son régime de retraite durant le mariage. Au soutien de sa demande, l’intimé plaidait que son union était son second mariage, qu’il existait une différence d’âge importante — de plus de vingt ans — entre lui et son épouse, que celle-ci était autonome et employable et qu’elle pourrait se constituer un fonds de pension d’ici à ce qu’elle atteigne l’âge de la retraite. Il ajoutait que s’il fallait que ses droits à pension soient partagés, il devrait différer sa retraite pour reconstituer son revenu de retraite. De plus, tous les biens compris dans le patrimoine familial avaient été accumulés grâce à ses seuls efforts. Un partage égal représenterait alors une injustice et, selon J.-Y.T., la Cour supérieure devait ordonner pour cette raison un partage inégal excluant ses droits à pension en vertu de l’art. 422 C.c.Q.

[7] Le juge Fournier a rejeté la demande de partage inégal. À son avis, les droits à pension accumulés devaient être partagés également, selon les modalités prescrites par la loi. Selon la Cour supérieure, l’injustice dont se plaignait J.-Y.T. résultait de la loi elle-même, et la situation de fait portée à son attention ne justifiait pas un partage inégal. J.‑Y.T. s’est alors pourvu devant la Cour d’appel du Québec.

B. Cour d’appel du Québec, les juges Baudouin, Morissette et Hilton ([2006] R.D.F. 703, 2006 QCCA 1353)

[8] La Cour d’appel est intervenue. Son arrêt a cassé le jugement de la Cour supérieure et ordonné un partage inégal du patrimoine familial. Elle a fait grief au premier juge d’avoir mal appliqué les règles relatives au patrimoine familial, en concentrant son analyse sur le seul facteur de la conduite des parties durant le mariage.

[9] Pour sa part, la Cour d’appel a reconnu que le partage égal constituait la règle de principe et que l’injustice justifiant une dérogation à cette norme ne saurait découler de la seule application de la loi. La Cour d’appel a examiné cinq facteurs pour déterminer si un partage égal représenterait une injustice au sens de l’art. 422 C.c.Q.

[10] Le premier facteur était la contribution inégale des parties aux charges du ménage et à la constitution du patrimoine familial. Quoique non déterminant, ce facteur était présent, selon la Cour d’appel, mais pouvait s’expliquer par la différence des revenus entre les parties. Ensuite, la Cour d’appel a pris en compte l’existence d’un premier mariage. Elle a noté par ailleurs la différence d’âge entre les parties et souligné que ce facteur doit être évalué sérieusement, en particulier, lorsque son importance est accentuée, comme dans le présent dossier, par le fait qu’une partie approche de la retraite. La cour a aussi considéré la question de la faute et de la négligence des conjoints et conclu que la preuve n’établissait l’existence de ce facteur contre aucune des parties. Enfin, elle a examiné les patrimoines respectifs des époux et fait remarquer que M.T. se trouvait encore à 23 ans de l’âge normal de la retraite et pouvait espérer que sa situation financière lui permettra de prendre sa retraite à ce moment. La Cour d’appel a alors conclu que, même si aucun des facteurs qu’elle avait examinés, considérés individuellement, ne justifierait son intervention, un partage égal constituerait une injustice, au regard de l’ensemble du dossier et des cinq facteurs en cause (par. 26). En conséquence, la Cour d’appel a ordonné que les droits accumulés au titre du régime de retraite de J.-Y.T. soient exclus du partage du patrimoine familial. L’appelante attaque maintenant cette conclusion devant notre Cour.

IV. Analyse

A. Les questions en litige

[11] Ce pourvoi soulève deux questions. La première porte sur l’interprétation de l’art. 422 C.c.Q. qui autorise le tribunal à ordonner, dans certains cas, le partage inégal du patrimoine familial. Cette disposition se lit :

422. Le tribunal peut, sur demande, déroger au principe du partage égal et, quant aux gains inscrits en vertu de la Loi sur le régime de rentes du Québec ou de programmes équivalents, décider qu’il n’y aura aucun partage de ces gains, lorsqu’il en résulterait une injustice compte tenu, notamment, de la brève durée du mariage, de la dilapidation de certains biens par l’un des époux ou encore de la mauvaise foi de l’un d’eux.

[12] Il faudra ensuite appliquer les principes d’interprétation de ce texte de loi aux faits de l’espèce pour déterminer s’ils donnent ouverture à une conclusion de partage inégal, c’est-à-dire s’ils permettent en pratique d’exclure les droits à pension de l’intimé du patrimoine à partager. Toutefois, avant de passer à ces deux questions, je crois utile de rappeler l’origine et la structure juridique du patrimoine familial et sa place dans l’aménagement des rapports patrimoniaux des époux en droit civil québécois.

B. Le cadre de l’aménagement des rapports patrimoniaux des époux en droit civil québécois

[13] Le patrimoine familial se situe dans un ensemble complexe de dispositions législatives destinées à aménager les rapports patrimoniaux des époux à la conclusion du mariage, pendant sa durée et à sa dissolution. Le législateur a donné à certaines d’entre elles un caractère impératif; d’autres mesures constituent des règles supplétives ou optionnelles. Ces dispositions sont le fruit d’une évolution législative de plusieurs dizaines d’années.

[14] Dans le domaine patrimonial, la conclusion du mariage entraîne comme effet immédiat la formation d’un patrimoine familial selon l’art. 414 C.c.Q. et crée un droit de créance qui s’ouvre à la séparation de corps ou à la dissolution du mariage. La loi prévoit aussi la possibilité d’une prestation compensatoire en cas d’apport par l’un des époux à l’enrichissement du patrimoine de l’autre (art. 427 C.c.Q.). Une controverse persiste autour de la qualification juridique de ces droits. D’aucuns voient en eux un régime matrimonial primaire, d’autres de simples effets du mariage. Ce problème de qualification ne se pose pas devant nous, bien qu’il s’avère parfois important en pratique, en droit international privé, au-delà de son intérêt théorique (voir G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. II, Règles spécifiques (2003), nos 258-259; J. Pineau et M. Pratte, La famille (2006), p. 204-210). Le problème juridique porté devant notre Cour peut se régler sans qu’il soit nécessaire d’exprimer d’avis sur cette controverse.

[15] Par ailleurs, le législateur a prévu l’adoption d’un régime matrimonial par les conjoints. Selon l’art. 431 C.c.Q., le choix du régime et de son contenu relève de la liberté contractuelle des parties « sous réserve des dispositions impératives de la loi et de l’ordre public ». En l’absence de choix exprès par les conjoints, l’art. 432 présume qu’ils ont opté pour la société d’acquêts. Du fait du mariage, tous les époux québécois possèdent ainsi un régime matrimonial qu’ils peuvent modifier, mais qui se trouve soumis à des règles impératives, dont celles qui gouvernent le patrimoine familial. J’examinerai maintenant la nature de celui-ci.

C. Le patrimoine familial et l’établissement d’un principe d’égalité

[16] L’institution du patrimoine familial s’inscrit dans un mouvement général de protection des conjoints vulnérables au Canada. Cette tendance législative vise à garantir une égalité, peut-être imparfaite, mais significative dans la création et la dissolution d’un patrimoine conjugal selon des modalités parfois fort variées (N. Kasirer, « Couvrez cette communauté que je ne saurais voir : Equity and Fault in the Division of Quebec’s Family Patrimony » (1994), 25 R.G.D. 569, p. 572-573; voir aussi Stein c. Stein, [2008] 2 R.C.S. 263, 2008 CSC 35, par. 25, la juge Abella).

[17] L’Assemblée nationale du Québec a adopté en 1989 les dispositions législatives instituant le patrimoine familial (Loi modifiant le Code civil du Québec et d’autres dispositions législatives afin de favoriser l’égalité économique des époux, L.Q. 1989, ch. 55). L’adoption de cette loi répondait en partie aux déceptions et aux difficultés qui avaient marqué la mise en application de la prestation compensatoire au cours des années précédentes (Kasirer, p. 582). Dès son entrée en vigueur, la législation sur le patrimoine familial est devenue un élément clef des rapports patrimoniaux entre les conjoints. Elle s’est appliquée immédiatement à tous les mariages existants — sous réserve du droit des époux de renoncer à son application par déclaration notariée avant le 1er janvier 1991 (L.Q. 1989, ch. 55, art. 42). Depuis, le patrimoine familial naît avec la conclusion de chaque mariage. L’article 423 C.c.Q. interdit aux conjoints de renoncer au patrimoine avant ou pendant le mariage :

423. Les époux ne peuvent renoncer, par leur contrat de mariage ou autrement, à leurs droits dans le patrimoine familial.

Toutefois, un époux peut, à compter du décès de son conjoint ou du jugement de divorce, de séparation de corps ou de nullité de mariage, y renoncer, en tout ou en partie, par acte notarié en minute; il peut aussi y renoncer, par une déclaration judiciaire dont il est donné acte, dans le cadre d’une instance en divorce, en séparation de corps ou en nullité de mariage.

La renonciation doit être inscrite au registre des droits personnels et réels mobiliers. À défaut d’inscription dans un délai d’un an à compter du jour de l’ouverture du droit au partage, l’époux renonçant est réputé avoir accepté.

[18] Le patrimoine familial comprend une liste de biens déterminés qui inclut les droits accumulés par un conjoint au titre d’un régime de retraite au cours du mariage (art. 415 C.c.Q.). L’article 416 établit un principe de partage égal de ce patrimoine entre les conjoints à la dissolution du mariage. En pratique, les biens énumérés sont le plus souvent les principaux actifs de la majorité des couples. Dans le présent appel, la valeur des droits accumulés par l’intimé dans son régime de retraite constitue l’essentiel du patrimoine familial.

D. La possibilité de partage inégal

[19] Les conjoints conservent toutefois, suivant l’art. 423 C.c.Q., le droit de renoncer au patrimoine familial à la dissolution du mariage. En l’absence de renonciation, la seule limite au caractère impératif du principe de partage égal se retrouve à l’art. 422 qui autorise le tribunal à ordonner un partage inégal, dans certains cas d’injustice. L’interprétation de cette disposition législative se situe au cœur du présent litige.

[20] En effet, l’application de cette disposition exige au préalable la solution du problème d’interprétation que pose l’art. 422. Plus précisément, il s’agit de déterminer la nature de l’« injustice » qui permettra au juge d’ordonner le partage inégal du patrimoine familial « compte tenu, notamment, de la brève durée du mariage, de la dilapidation de certains biens par l’un des époux ou encore de la mauvaise foi de l’un d’eux ». Comme le souligne le doyen Kasirer, une interprétation large, conférant au tribunal un pouvoir discrétionnaire étendu, mettrait en péril l’existence du principe d’égalité inscrit au cœur de la loi :

[traduction] Les juges devraient hésiter à déroger à la règle générale du « partage » égal, tout autant qu'ils l'ont fait en appliquant des lois analogues dans les ressorts canadiens de common law, car une moins grande retenue transformerait l’article 422 en une habilitation à réexaminer au cas par cas le bien-fondé du partage égal. Ce qui provoquerait, en fait, un retour à la démarche ponctuelle caractéristique de la prestation compensatoire, voie dont le législateur a si explicitement voulu écarter les tribunaux. [p. 583]

[21] Si la jurisprudence québécoise n’a pas été unanime sur l’interprétation de l’art. 422, elle comporte néanmoins quelques orientations fondamentales. Celles-ci s’organisent autour de la conception même du mariage qui s’exprime dans l’institution du patrimoine familial. Le mariage représente d’abord une union de personnes. Cependant, le législateur a aussi voulu qu’il constitue une union économique partielle ou une association d’intérêts (D. Burman et J. Pineau, Le « patrimoine familial » (projet de loi 146) (1991), no 31). L’adoption de la société d’acquêts comme régime matrimonial supplétif à défaut d’un autre choix par les conjoints témoigne de cette volonté législative. La création du patrimoine familial la confirme encore plus nettement.

[22] Le mariage entraîne la création d’une forme d’union économique à laquelle les époux sont appelés à contribuer de leur mieux (Kasirer, p. 572). L’article 396 C.c.Q. impose clairement aux conjoints une obligation légale de contribuer aux charges du mariage « à proportion de leurs facultés respectives ». Il prévoit aussi que « [c]haque époux peut s’acquitter de sa contribution par son activité au foyer. » La loi ne s’attache pas particulièrement à la mesure des contributions ou à leur nature. D’ailleurs, elle les présume égales (Droit de la famille — 1893, [1993] R.J.Q. 2806 (C.A.), p. 2809). Cette présomption d’égalité des contributions fonde le principe d’égalité du partage du patrimoine familial à la dissolution du mariage et souligne le caractère d’exception du pouvoir d’en ordonner une division inégale.

[23] Le premier principe d’interprétation et d’application de l’art. 422 se dégage de la norme législative d’égalité. Il ne s’agit pas d’un instrument permettant de donner cours à un désaccord avec l’objectif même de la législation. L’injustice mentionnée à l’art. 422 ne saurait découler de l’existence et de l’application de la loi qui institue le patrimoine familial. L’adoption de cette institution a soulevé des critiques parfois vives (Pineau et Pratte, p. 195 et 199; aussi J.-M. Brisson et N. Kasirer, « The Married Woman in Ascendance, the Mother Country in Retreat : from Legal Colonialism to Legal Nationalism in Quebec Matrimonial Law Reform, 1866-1991 », dans D. J. Guth et W. W. Pue, dir., Canada’s Legal Inheritances (2001), 406, p. 436-437). Cependant, la doctrine ne conteste pas que l’injustice visée à l’art. 422 ne doit pas correspondre à celle qui peut découler des dispositions de la loi (voir Pineau et Pratte, p. 278). La jurisprudence reconnaît la validité de ce principe (Droit de la famille — 2659, J.E. 97-963, SOQUIJ AZ-97011439 (C.A.)). L’arrêt dont appel l’admet (par. 18).

[24] La seconde règle d’interprétation veut que l’énumération de l’art. 422 ne soit pas limitative. Elle permettrait au tribunal d’intervenir en dehors des cas spécifiquement prévus dans cette disposition (voir, par exemple, Droit de la famille — 1395, [1993] R.J.Q. 1659 (C.A.); Droit de la famille — 1511, J.E. 97-302, SOQUIJ AZ‑97011138 (C.A.)). Cependant, cette énumération ne doit pas être considérée comme ouverte à l’infini. En effet, elle demeure toujours située dans le contexte d’une institution créée pour assurer une forme d’égalité économique entre les conjoints. L’énumération n’a rien à voir avec un jugement moral sur la conduite des conjoints durant leur mariage, leur humeur, leur ingratitude ou leur fidélité. La Cour d’appel du Québec a d’ailleurs retenu cette caractéristique de l’énumération de l’art. 422 lorsqu’elle a distingué les motifs de révocation d’une donation de ceux qui autorisent un partage inégal du patrimoine familial (Droit de la famille — 1907, J.E. 94-133, SOQUIJ AZ-94011103). L’application de l’art. 422 repose sur la présence de facteurs d’une même nature fondamentale, réalité que la Cour d’appel du Québec exprime parfois par l’affirmation qu’il convient de lui appliquer la règle d’interprétation « ejusdem generis » (Droit de la famille — 1395, p. 1663). Encore faut-il maintenant déterminer comment seront identifiés les facteurs de nature à créer une injustice susceptible de justifier un partage inégal. Il faut toutefois que le tribunal demeure conscient que cette analyse s’effectuera à partir de l’étude des faits propres à chaque espèce et ne se bornera pas à un simple exercice de classification à l’intérieur d’une liste de facteurs prédéterminés.

[25] L’approche interprétative nécessaire à l’application de l’art. 422 doit toujours prendre en compte la nature de l’objectif du patrimoine familial, soit la création d’une union économique entre les conjoints. Cette méthode permet de déterminer la nature des circonstances susceptibles de provoquer une injustice au sens de l’art. 422. Ces circonstances doivent se relier à la réalisation ou à l’échec de l’association économique entre les parties. Il faut déterminer si, par leurs actes ou leur comportement durant le mariage, les conjoints ont violé leur obligation fondamentale de contribuer à la formation et au maintien du patrimoine familial :

[traduction] Depuis 1989, le droit commun québécois a réitéré son adhésion au postulat moral — consacré ailleurs au Canada au moyen de la fiducie constructoire (ou fiducie par interprétation) et des régimes législatifs qui s’en inspirent — selon lequel le mariage est une entreprise économique conjointe à laquelle chaque époux doit contribuer de son mieux. L’époux qui n'a pas fourni, en biens ou en services, la contribution requise par la nature même du mariage, a violé l’engagement économique fondamental sur lequel repose le mariage. La conduite est donc pertinente au moment du divorce, mais seulement dans la mesure où elle révèle que l’une des parties au mariage a commis un abus de confiance en ne traitant pas la vie familiale comme un partenariat financier. Le Code civil autorise donc le juge — qui préside une véritable « cour de conscience » civile — à déroger au « partage » égal de la valeur nette du patrimoine familial lorsqu’un époux qui entend bénéficier du partage n’est pas sans reproche, vu son défaut de contribuer à l'entreprise économique conjointe.

(Kasirer, p. 572)

[26] On peut s’interroger à ce propos sur le sens de la notion de « mauvaise foi » dans l’énumération de l’art. 422. Encore là, malgré sa très grande flexibilité, ce concept doit s’interpréter dans le contexte général où il est employé. Cette notion conserve un caractère économique. Elle ne renvoie pas à l’appréciation de la valeur morale ou de la qualité de la vie conjugale des époux (Kasirer, p. 590).

[27] La brièveté du mariage que mentionne l’art. 422 a souvent un impact économique direct. La durée de l’union influe sur la création et la consolidation de l’association économique. De même, les actes de dilapidation ou de mauvaise gestion pourront affecter le contenu du patrimoine, sinon son existence même (Droit de la famille — 1953, J.E. 94-552, SOQUIJ AZ-94011386 (C.A.); M.G. c. A.B., J.E. 2002-1013, SOQUIJ AZ-50128166 (C.A.), conf. [2001] R.D.F. 556 (C.S.); Droit de la famille — 1395).

[28] Les tribunaux doivent examiner la conduite des parties et l’importance de leur contribution dans la perspective de leur impact économique sur le patrimoine familial, non de leur effet sur le bonheur de la vie commune, bien que les mêmes actions puissent affecter l’ensemble des aspects de l’union conjugale. Lorsqu’on les invoque comme source d’injustice au sens de l’art. 422, les actes préjudiciables ou répréhensibles, ou fautes des conjoints, doivent conserver un lien clair avec le sort du patrimoine familial. Ils doivent présenter en quelque sorte le caractère d’une faute économique (Kasirer, p. 593).

E. Absence de justification d’un partage inégal

[29] Ainsi, les causes d’injustice imputées à un conjoint doivent être analysées dans la perspective de leur impact sur le patrimoine, y compris dans les cas où il s’agit de reproches à propos de la conduite d’un conjoint, qui doivent correspondre à des fautes économiques rattachées à l’exécution des obligations de contribution. Dans cette perspective, l’application de l’art. 422 par la Cour d’appel ne respectait pas les limites imposées par le législateur au pouvoir judiciaire d’ordonner un partage inégal. Cette conclusion ressort de l’étude des motifs retenus par la Cour d’appel pour exclure les droits à pension de l’intimé du partage du patrimoine familial.

[30] Dès le départ, je dois souligner que l’un des motifs invoqués par la Cour d’appel demeure totalement étranger au débat entre les parties. La cour a mentionné parmi les facteurs pertinents à sa décision sur le partage inégal le premier mariage de l’intimé. Or, rien dans le dossier n’indique que ce mariage ait eu le moindre impact sur la vie des parties et sur la situation financière de l’intimé au cours de son second mariage ou à la dissolution de celui-ci. On ne retrouve aucun fondement dans la preuve pour la prise en considération de cet élément. Même l’intimé n’a pas cherché à tirer argument de ce facteur devant notre Cour. La Cour d’appel paraît avoir commis sur ce point une erreur claire dans l’appréciation des faits pertinents au pourvoi porté devant elle.

[31] Par ailleurs, la Cour d’appel a fortement insisté sur l’inégalité des contributions des parties au patrimoine familial, constitué presque exclusivement par les apports de l’intimé durant le mariage. Cette insistance de la Cour d’appel sur cette inégalité était injustifiée dans le contexte de ce dossier. D’abord, la preuve ne démontre aucune faute économique ou injustice de la part de l’appelante. Comme les parties en avaient convenu, elle a étudié et travaillé, souvent à temps partiel ou dans des emplois précaires ou temporaires. Son activité à l’intérieur du foyer a été aussi constante. Ses revenus ont été en bonne partie employés pour la vie commune dans la mesure de ses moyens, y compris pour le « plaisant superflu » comme l’a constaté le premier juge (par. 29). Celui-ci a également reconnu que les deux époux avaient « contribué aux charges du mariage en proportion de leurs facultés respectives » (par. 28). Dans ce contexte, l’inégalité des contributions ne représente sûrement pas une cause d’injustice admissible pour l’application de l’art. 422. Il s’agit d’une conséquence prévisible du mariage. Ainsi, le conjoint qui dispose d’un revenu plus élevé financera probablement plus tard la majeure partie de la retraite du couple (L.C. c. P.P., [2005] J.Q. no 6555 (QL), 2005 QCCA 515, par. 17-18, et Burman et Pineau, p. 68-69).

[32] La Cour d’appel s’est aussi appuyée sur la différence d’âge entre les parties, qui atteignait une vingtaine d’années, et sur le fait que l’intimé se trouvait à quelques années seulement de l’âge de la retraite obligatoire. Cette situation était nécessairement acceptée par les parties dès le début de leur union. Après une cohabitation de sept ans, les parties ont contracté un mariage qui a duré douze ans. La différence d’âge en elle-même n’est pas cause d’injustice dans ce contexte. L’appelante n’a commis aucun acte de nature à porter atteinte à l’intégrité du patrimoine familial. On ne saurait lui faire grief de son âge pour refuser d’appliquer la loi comme il se doit.

[33] Le partage du patrimoine, y compris celui des droits à pension accumulés durant le mariage, représente la mesure de justice voulue par le législateur. Le problème de la perte partielle de ses droits, que l’intimé voit comme une injustice, découle uniquement de la solution retenue dans la loi. On ne peut y porter remède sans refuser d’appliquer la loi et sans en nier le contenu explicite.

[34] Ni l’inégalité des contributions au patrimoine ni la perte des expectatives de vie commune résultant de la dissolution du mariage ne justifient la solution adoptée par la Cour d’appel. L’exception prévue à l’art. 422 ne trouvait pas application en l’espèce, et le pourvoi de l’intimé contre le jugement de la Cour supérieure aurait dû être rejeté.

V. Conclusion

[35] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, je casserais l’arrêt de la Cour d’appel du Québec et je rétablirais le jugement de la Cour supérieure avec dépens dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelante : Fontaine, Panneton et associés, Sherbrooke.

Procureurs de l’intimé : Cain Lamarre Casgrain Wells, Chicoutimi.


Synthèse
Référence neutre : 2008 CSC 50 ?
Date de la décision : 25/09/2008
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit de la famille - Divorce - Biens familiaux - Partage du patrimoine familial - Code civil du Québec permettant de déroger au principe du partage égal de la valeur du patrimoine familial des époux lorsqu’il en résulterait une injustice compte tenu, notamment, de la brève durée du mariage, de la dilapidation de certains biens par l’un des époux ou encore de la mauvaise foi de l’un d’eux - Quelle est la nature de l’« injustice » qui permet au juge d’ordonner le partage inégal du patrimoine familial? - L’exclusion des droits à pension du mari du patrimoine à partager est‑elle justifiée? - Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 422.

Les parties, qui faisaient vie commune depuis 1985, se marient en 1992 sous le régime de la séparation de biens. J est alors juge depuis 1988 et M travaille dans la fonction publique depuis 1986, après avoir suivi des cours intensifs de bureautique payés par J. Lorsque cet emploi prend fin en 1994, J assume aussi le coût des études universitaires de M, qui obtient une maîtrise en enseignement technique et professionnel en 2002. Le couple, qui n’a pas d’enfant, se sépare en 2004. M et J sont âgés respectivement de 42 et 64 ans. M se préparait alors à entreprendre des études de doctorat. J paye ses frais de déménagement et lui verse une pension alimentaire de 38 000 $ au cours de sa première année de doctorat. Les parties engagent des procédures de divorce au cours desquelles J demande d’ordonner un partage inégal du patrimoine familial. Il veut exclure de la masse des biens à partager avec M les droits accumulés, durant le mariage, au titre de son régime de retraite des juges. La Cour supérieure rejette la demande, mais la Cour d’appel intervient et ordonne que les droits accumulés au titre du régime de retraite de J soient exclus du partage du patrimoine familial puisqu’un partage égal constituerait une injustice.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

L’approche interprétative nécessaire à l’application de l’art. 422 C.c.Q. doit toujours prendre en compte la nature de l’objectif du patrimoine familial, soit la création d’une union économique entre les conjoints. Cette méthode permet de déterminer la nature des circonstances susceptibles de provoquer une injustice au sens de l’art. 422. Ces circonstances doivent se relier à la réalisation ou à l’échec de l’association économique entre les parties. Il faut déterminer si, par leurs actes ou leur comportement durant le mariage, les conjoints ont violé leur obligation fondamentale de contribuer à la formation et au maintien du patrimoine familial. Les causes d’injustice imputées à un conjoint doivent présenter en quelque sorte, le caractère d’une faute économique. [25] [28]

Dans cette perspective, l’application de l’art. 422 C.c.Q. par la Cour d’appel ne respectait pas les limites imposées par le législateur au pouvoir judiciaire d’ordonner un partage inégal. Tout d’abord, la Cour d’appel a commis une erreur dans l’appréciation des faits en prenant en considération le premier mariage de J puisque rien dans le dossier n’indique que ce mariage ait eu le moindre impact sur la vie des parties et sur la situation financière de J au cours de son second mariage ou à la dissolution de celui‑ci. De plus, l’inégalité des contributions des parties au patrimoine familial ne représente pas une cause d’injustice admissible dans le contexte de ce dossier. Il s’agit plutôt d’une conséquence prévisible du mariage. La preuve ne démontre aucune faute économique ou injustice de la part de M. Comme les parties en avaient convenu, elle a étudié et travaillé, souvent à temps partiel ou dans des emplois précaires ou temporaires. Son activité à l’intérieur du foyer a été constante et ses revenus ont été en bonne partie employés pour la vie commune dans la mesure de ses moyens. Enfin, la différence d’âge entre les parties et le fait que J se trouvait à quelques années seulement de l’âge de la retraite obligatoire ne sont pas non plus cause d’injustice en l’espèce. Cette situation était nécessairement acceptée par les parties dès le début de leur union. M n’a commis aucun acte de nature à porter atteinte à l’intégrité du patrimoine familial, et on ne saurait lui faire grief de son âge pour refuser d’appliquer la loi. [29‑32]


Parties
Demandeurs : M.T.
Défendeurs : J.-Y.T.

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Stein c. Stein, [2008] 2 R.C.S. 263, 2008 CSC 35
Droit de la famille — 1893, [1993] R.J.Q. 2806
Droit de la famille — 2659, J.E. 97-963, SOQUIJ AZ-97011439
Droit de la famille — 1395, [1993] R.J.Q. 1659
Droit de la famille — 1511, J.E. 97‑302, SOQUIJ AZ‑97011138
Droit de la famille — 1907, J.E. 94-133, SOQUIJ AZ-94011103
Droit de la famille — 1953, J.E. 94‑552, SOQUIJ AZ‑94011386
M.G. c. A.B., J.E. 2002‑1013, SOQUIJ AZ‑50128166, conf. [2001] R.D.F. 556
L.C. c. P.P., [2005] J.Q. no 6555 (QL), 2005 QCCA 515.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 396, 414 et suiv., 415, 416, 422, 423, 427, 431, 432.
Loi modifiant le Code civil du Québec et d’autres dispositions législatives afin de favoriser l’égalité économique des époux, L.Q. 1989, ch. 55, art. 42.
Doctrine citée
Brisson, Jean‑Maurice, and Nicholas Kasirer. « The Married Woman in Ascendance, the Mother Country in Retreat : from Legal Colonialism to Legal Nationalism in Quebec Matrimonial Law Reform, 1866‑1991 », in DeLloyd J. Guth and W.Wesley Pue, eds., Canada’s Legal Inheritances. Winnipeg : Canadian Legal History Project, 2001, 406.
Burman, Danielle, et Jean Pineau. Le « patrimoine familial » (projet de loi 146). Montréal : Thémis, 1991.
Goldstein, Gérald, et Ethel Groffier. Droit international privé, t. II, Règles spécifiques. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2003.
Kasirer, Nicholas. « Couvrez cette communauté que je ne saurais voir : Equity and Fault in the Division of Quebec’s Family Patrimony » (1994), 25 R.G.D. 569.
Pineau, Jean, et Marie Pratte. La famille. Montréal : Thémis, 2006.

Proposition de citation de la décision: M.T. c. J.-Y.T., 2008 CSC 50 (25 septembre 2008)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-09-25;2008.csc.50 ?
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