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12/06/2009 | CANADA | N°2009_CSC_27

Canada | R. c. Ellard, 2009 CSC 27 (12 juin 2009)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Ellard, 2009 CSC 27, [2009] 2 R.C.S. 19

Date : 20090612

Dossier : 32835

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Kelly Marie Ellard

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 49)

Motifs dissidents :

(par. 50 à 61)

La juge Abella (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie,

LeBel, Deschamps, Charron, Rothstein et Cromwell)

Le juge Fish

______________________________

R. c. Ellard, 2009 CSC 27, [2009] 2 R.C.S. 19

Sa Maj...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Ellard, 2009 CSC 27, [2009] 2 R.C.S. 19

Date : 20090612

Dossier : 32835

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Kelly Marie Ellard

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 49)

Motifs dissidents :

(par. 50 à 61)

La juge Abella (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Charron, Rothstein et Cromwell)

Le juge Fish

______________________________

R. c. Ellard, 2009 CSC 27, [2009] 2 R.C.S. 19

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Kelly Marie Ellard Intimée

Répertorié : R. c. Ellard

Référence neutre : 2009 CSC 27.

No du greffe : 32835.

2009 : 20 avril; 2009 : 12 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (les juges Low, Chiasson et Frankel), 2008 BCCA 341, 259 B.C.A.C. 59, 436 W.A.C. 59, 239 C.C.C. (3d) 233, 62 C.R. (6th) 274, [2008] B.C.J. No. 1689 (QL), 2008 CarswellBC 1877, annulant la déclaration de culpabilité de l'accusé et ordonnant la tenue d'un nouveau procès. Pourvoi accueilli, le juge Fish est dissident.

John M. Gordon, c.r., et Mary T. Ainslie, pour l'appelante.

Peter J. Wilson, c.r., et Brock Martland, pour l'intimée.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par

[1] La juge Abella — Le pourvoi découle du troisième procès subi par Kelly Marie Ellard par suite du décès tragique de Reena Virk, âgée de 14 ans.

[2] Madame Ellard a été reconnue coupable de meurtre au deuxième degré. La Cour d'appel a ordonné la tenue d'un nouveau procès parce que, selon elle, l'omission du juge de première instance de donner au jury une directive limitative sur l'utilisation de certaines déclarations antérieures compatibles constituait une grave erreur. Bien que, d'un point de vue technique, l'admission de ces déclarations ait constitué une erreur, j'estime qu'elles n'avaient aucune valeur probante et n'ont eu aucun effet dans le contexte de ce procès. Il s'agissait donc d'une erreur inoffensive. Dans les circonstances, aucune directive limitative n'était requise.

Contexte

[3] Le 14 novembre 1997, plusieurs adolescents étaient regroupés à l'extrémité sud du pont Craigflower à Victoria, en Colombie‑Britannique. Une dispute a éclaté et huit personnes se sont jetées sur Mme Virk. Elles l'ont frappée à coups de poing et à coups de pied et brûlée avec une cigarette. Affaiblie par ses blessures, à la fin de cette agression brutale, elle a titubé jusqu'au côté nord du pont où elle a été attaquée une deuxième fois, puis noyée dans la voie navigable Gorge.

[4] Six jeunes filles qui avaient participé à la première agression (connues comme les « Shoreline Six ») ont été poursuivies devant le tribunal pour adolescents en février 1998. Trois d'entre elles ont reconnu leur culpabilité à une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles. Les trois autres ont été déclarées coupables de la même infraction à l'issue d'un procès.

[5] Deux suspects se sont retrouvés au centre des poursuites judiciaires pour le meurtre de Mme Virk, soit Mme Ellard et Warren Glowatski, qui avaient participé à la première agression et qui, selon les allégations, avaient suivi Mme Virk sur le pont et causé sa mort. Monsieur Glowatski a été déclaré coupable en juin 1999 et l'appel de sa déclaration de culpabilité a été rejeté en novembre 2001.

[6] La poursuite contre Mme Ellard a quant à elle traîné en longueur. Son premier procès, en mars 2000, s'est soldé par une déclaration de culpabilité qui a été infirmée en appel en février 2003. Son deuxième procès, en juin et juillet 2004, a été annulé.

[7] Madame Ellard a de nouveau été déclarée coupable par un jury lors d'un troisième procès qui s'est déroulé du mois de février au mois d'avril 2005. Ce verdict a entraîné une peine automatique d'emprisonnement à perpétuité. Le juge Bauman, qui a présidé le procès, a fixé à sept ans le délai d'admissibilité de Mme Ellard à la libération conditionnelle.

[8] La preuve du ministère public reposait en grande partie sur le témoignage de M. Glowatski, selon lequel Mme Ellard avait participé à l'agression finale contre Mme Virk et l'avait finalement noyée dans la voie navigable Gorge.

[9] Le ministère public a aussi fait témoigner Marissa Bowles, qui avait assisté à l'agression initiale. Dans sa déposition au troisième procès, elle a affirmé avoir vu Mme Ellard traverser le pont Craigflower avec M. Glowatski peu après avoir vu Mme Virk le traverser.

[10] Les avocats de Mme Ellard ont soutenu que les souvenirs de Mme Bowles et de beaucoup d'autres témoins avaient été contaminés par les rumeurs et les suppositions qui ont circulé dans les jours suivant le meurtre de Mme Virk et qu'il en résultait une possibilité de collusion involontaire. À l'appui de cet argument, ils ont souligné le fait que, le 24 novembre 1997, deux jours après la découverte du corps de Mme Virk, Mme Bowles a déclaré sous serment aux policiers avoir vu Mme Virk pour la dernière fois assise dans la boue sous l'extrémité sud du pont Craigflower. Elle n'a pas dit aux policiers avoir vu Mme Virk traverser le pont ni avoir regardé Mme Ellard et M. Glowatski la suivre de l'autre côté du pont.

[11] Madame Bowles a été contre‑interrogée en profondeur sur les nombreuses divergences entre son témoignage au procès et ses déclarations aux policiers, et notamment sur son souvenir d'avoir vu ou non Mme Virk ou Mme Ellard traverser le pont. Elle a aussi été contre‑interrogée en détail sur les divergences entre ses témoignages au dernier procès de Mme Ellard et au procès de M. Glowatski, plus particulièrement quant à savoir jusqu'où elle avait vu Mme Virk traverser le pont Craigflower.

[12] À la suite de ce contre‑interrogatoire, le juge du procès a autorisé le ministère public à réinterroger Mme Bowles afin de démontrer que, lors d'autres procès, elle avait fait des déclarations antérieures compatibles sur le fait qu'elle aurait vu Mme Virk traverser le pont. Cette décision, ainsi que l'omission du juge du procès de donner une directive limitative au jury au sujet de l'utilisation qu'il pouvait faire du bref témoignage obtenu en réinterrogatoire, étaient au cœur de l'appel formé par Mme Ellard devant la Cour d'appel.

[13] La Cour d'appel a rejeté à l'unanimité deux des moyens d'appel invoqués par Mme Ellard — soit l'erreur que le juge du procès aurait commise en ne donnant pas de directive au jury au sujet de la possibilité de collusion entre différents témoins du ministère public et le caractère déraisonnable du verdict.

[14] Chacun des trois juges qui ont entendu l'appel a rédigé des motifs traitant de l'admissibilité des déclarations antérieures compatibles et de l'absence d'une directive au jury limitant l'utilisation de ces déclarations : 2008 BCCA 341, 259 B.C.A.C. 59. La majorité a conclu qu'un nouveau procès était justifié. Le juge Frankel estimait que les déclarations antérieures compatibles de Mme Bowles étaient inadmissibles, mais que, comme elles avaient été admises dans le cadre du réinterrogatoire, le jury devait recevoir une directive au sujet de l'utilisation qu'il pouvait en faire. Le juge Chiasson, concourant quant au résultat, a conclu qu'il fallait faire preuve de retenue à l'égard de la décision du juge du procès sur l'admissibilité des déclarations, mais il estimait, comme le juge Frankel, que le juge du procès aurait dû donner une directive limitative au jury.

[15] Le juge Low, dissident, a conclu que l'absence de directive limitative ne constituait pas une erreur et qu'il n'était donc pas nécessaire d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

[16] Selon moi, les déclarations antérieures compatibles n'auraient pas dû être admises dans le cadre du réinterrogatoire. Néanmoins, ces déclarations n'ont pas porté à conséquence, et l'on ne saurait d'aucune façon affirmer que leur admission a eu une incidence sur les délibérations du jury. Il s'agit donc d'une erreur inoffensive. En toute déférence, je ne souscris pas non plus à l'opinion majoritaire de la Cour d'appel selon laquelle le juge du procès devait donner au jury une directive limitative concernant ces déclarations. Je suis donc d'avis d'accueillir l'appel du ministère public et de rétablir la déclaration de culpabilité.

Analyse

[17] Je fais mienne la conclusion unanime de la Cour d'appel que le verdict n'était pas déraisonnable. Il existait suffisamment d'éléments de preuve pour qu'un jury, ayant reçu des directives appropriées et agissant judiciairement, puisse raisonnablement déclarer Mme Ellard coupable (R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 186, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 36). La preuve comportait notamment les éléments suivants :

· Monsieur Glowatski a témoigné au sujet du rôle central joué par Mme Ellard dans le meurtre de Mme Virk.

· Trois des adolescents ayant participé à l'attaque initiale contre Mme Virk ont décrit le rôle joué par Mme Ellard dans cette agression.

· Madame Bowles a témoigné avoir vu Mme Ellard traverser le pont avec M. Glowatski. Un autre témoin a décrit Mme Ellard comme semblant être sur le point de le traverser.

· Trois témoins ont vu deux personnes revenir sur le pont. Deux d'entre eux ont expressément reconnu Mme Ellard comme étant l'une de ces personnes.

· Deux témoins ont vu Mme Ellard retourner chez elle après l'agression. Ses pantalons semblaient mouillés et elle a fait des déclarations incriminantes à ce moment‑là.

· Onze témoins ont parlé de déclarations faites par Mme Ellard au sujet de sa participation à la deuxième agression qui a mené à la noyade.

· Des taches sur un blouson que portait Mme Ellard étaient compatibles avec l'eau salée dans laquelle Mme Virk est morte noyée.

[18] Je suis également d'accord avec la conclusion unanime de la Cour d'appel qu'il n'était pas nécessaire de donner une directive limitative sur la possibilité de collusion.

[19] Reste donc la contestation des déclarations antérieures compatibles de Mme Bowles qui ont été admises dans le cadre du réinterrogatoire. Pour déterminer si ces déclarations étaient admissibles et si elles commandaient une directive limitative, il est important d'examiner le contexte dans lequel elles ont été faites. Après avoir déclaré avoir vu Mme Virk traverser la première le pont Craigflower, suivie par Mme Ellard et M. Glowatski, Mme Bowles a été soumise à un contre‑interrogatoire approfondi au cours duquel plusieurs divergences entre ses déclarations initiales à la police et son témoignage au procès ont été examinées, comme le démontre l'échange suivant :

[traduction]

Q. D'accord, le 24 novembre, donc, vous avez dit à la police que la dernière fois que vous avez vu Reena elle était en bas, dans la boue, c'est exact?

R. Oui.

Q. Et c'est ce dont vous vous souvenez 10 jours après l'incident, c'est exact?

R. Oui.

Q. Vous n'avez pas dit à la police que Kelly et Warren la suivaient, c'est exact?

R. Oui.

Q. Vous n'avez pas dit à la police que vous aviez bel et bien vu Reena elle‑même sur le pont, c'est exact?

R. Oui.

. . .

Q. Et vous saviez, vous le dites maintenant, que vous avez vu Kelly et Warren traverser le pont?

R. Oui.

Q. Et vous saviez que la dernière fois que vous avez vu Reena elle traversait le pont en marchant?

R. Oui.

Q. Alors, pourquoi n'avez‑vous rien dit de tout cela à la police le 24 novembre?

R. Je ne sais pas.

Q. Vous ne savez pas? Et si je vous disais, Mme Bowles, que c'est parce que vous n'avez pas vraiment vu Warren et Kelly traverser le pont et que c'est une histoire que vous avez imaginée avec le temps à partir de tout ce que vous avez entendu. Est‑ce possible?

R. Non.

Q. Bon, que vouliez‑vous dire alors, lorsque vous avez dit à la police : « Je ne savais pas où elle était à ce moment‑là, mais maintenant je le sais », ou « Je ne savais pas où ils étaient à ce moment‑là, mais maintenant je le sais »? Qu'est‑ce que ça voulait dire?

R. Je ne sais pas. [Je souligne.]

[20] Ce sont loin d'être les seules divergences entre ses déclarations aux policiers et son témoignage au procès. Les avocats de la défense n'ont cessé d'insinuer qu'elle avait reconstitué ses souvenirs des événements entourant le décès de Mme Virk avec le temps, soulignant notamment des contradictions concernant le déclenchement de la dispute à l'origine de l'agression initiale et le déroulement de celle‑ci.

[21] Tout au long du contre‑interrogatoire, les avocats de la défense ont aussi attiré l'attention sur le fait que la version des faits de Mme Bowles avait beaucoup changé, non seulement entre sa conversation avec les policiers en 1997 et son témoignage à différents procès, mais aussi entre les procès. Ces changements touchaient notamment la question de savoir si Mme Bowles pensait que Mme Ellard avait bu le soir du meurtre de Mme Virk et jusqu'où elle avait vu Mme Virk traverser le pont Craigflower. L'échange suivant porte sur cette dernière question :

[traduction]

Q. Donc, en 1999 [au procès de M. Glowatski], vous avez dit avoir vu [Mme Virk] franchir environ 10 pieds, c'est exact?

R. Oui.

. . .

Q. D'accord, et vous avez dit cela sous serment?

R. Oui.

Q. Et c'était la vérité?

R. Ouais, c'était une estimation.

. . .

Q. D'accord, et vous affirmez aujourd'hui que vous avez également vu Kelly et Warren franchir -- hier, vous nous avez dit les trois quarts du pont?

R. Oui.

Q. Dans l'obscurité?

R. Oui.

. . .

Q. Donc, en [. . .] 1999 vous ne pouvez voir qu'à une distance de 10 pieds, mais aujourd'hui, dans vos souvenirs, vous pouvez voir jusqu'à la moitié ou jusqu'aux trois quarts de ce pont? [Je souligne.]

[22] Après le contre‑interrogatoire de Mme Bowles, le ministère public a voulu présenter des déclarations antérieures compatibles qu'elle avait faites lors de poursuites précédentes et qui indiquaient qu'elle avait vu Mme Virk traverser le pont. Au juge du procès qui demandait quel était le fondement de cette demande, le ministère public a répondu : [traduction] « Ce que je veux montrer au témoin, c'est qu'elle l'a dit [qu'elle avait vu Mme Virk traverser le pont] à chacune des audiences où elle a témoigné. » Le juge du procès a alors invité le jury à se retirer et a discuté de la question avec les avocats.

[23] L'avocate de la défense a expliqué en ces termes ses préoccupations concernant la possibilité que le réinterrogatoire soit autorisé :

[traduction] En dernier lieu, ma collègue veut revenir sur chacune des transcriptions contenant une déposition de Mme Bowles, pour dire : « Bien, mais vous leur avez dit tel jour, puis vous leur avez dit tel autre jour. » Je n'ai pas tenté de faire dire au témoin que, les autres fois, elle ne l'avait pas dit. [. . .] Il s'agit là d'un témoignage justificatif et, si nous nous aventurons sur ce terrain, pour chaque divergence portée à l'attention d'un témoin dans la procédure actuelle, ma collègue peut se lever et faire valoir cinq ou six occasions où des choses compatibles ont été dites, ce qui, à mon humble avis, est inapproprié. Je n'ai pas insinué qu'elle ne l'avait pas dit sous serment lors du dernier procès. [Je souligne.]

[24] Lorsque le juge du procès a demandé si les déclarations pouvaient être admises pour réfuter une allégation de fabrication récente, l'avocate de Mme Ellard a répondu ceci :

[traduction] Je n'ai pas insinué qu'il s'agissait d'une fabrication récente. Elle a dit, en 1997, qu'elle ne s'en souvenait pas. Je n'ai pas dit au témoin : « Vous venez juste de vous en souvenir aujourd'hui. » Je lui ai dit qu'elle ne s'en est jamais souvenu.

[25] L'avocate de la défense a également indiqué que le jury savait déjà, pour l'avoir entendu, que Mme Bowles avait témoigné lors d'une poursuite antérieure sur le fait qu'elle aurait vu Mme Virk traverser le pont. Cela a notamment été dévoilé pendant le contre‑interrogatoire de Mme Bowles, lorsqu'on lui a posé des questions sur son

témoignage antérieur concernant le fait qu'elle n'avait vu Mme Virk franchir qu'une courte distance sur le pont. Ce témoignage contrastait nettement avec sa déposition au dernier procès de Mme Ellard, dans lequel elle disait l'avoir vue franchir une distance beaucoup plus longue. L'avocate de la défense a fait l'observation suivante au juge du procès :

[traduction] . . . ma collègue dit : « Je veux mentionner que, lors du procès de M. Glowatski, vous avez déclaré qu'elle a traversé le pont. » Bien, nous le savons tous parce que je lui ai rappelé ces propos. Ma collègue souhaite donc revenir sur les différentes fois où elle a témoigné, et dire : « Bien, vous l'avez dit à cette occasion et à telle autre. » Je pense que ma collègue, simplement par son observation, alimente l'objection de la défense en l'espèce parce que je lui ai signalé qu'elle n'avait rien dit à la police à ce sujet. C'est ce que je voulais démontrer, et c'est ce qu'elle a reconnu. Je n'ai pas insinué qu'à aucune autre occasion elle n'en avait parlé au tribunal. Et en fait, comme je l'ai dit, en mentionnant l'extrait [du procès] Glowatski, cela a été porté à leur attention. Ce n'est donc pas -- je ne crois pas que ce soit quelque chose qui devrait vraiment être autorisé. [Je souligne.]

[26] En contre‑argument, le ministère public a fait valoir ce qui suit :

[traduction] Bien, c'est allé plus loin, votre Seigneurie, parce que, à la fin, on lui a dit qu'elle ne les avait pas vus traverser le pont, cela va donc un peu plus loin.

[27] Après ces observations, et s'appuyant sur l'arrêt R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629, p. 643, le juge du procès a conclu qu'il n'était pas nécessaire que la fabrication récente soit expressément alléguée pour qu'une contre‑preuve soit autorisée. Il a donc permis le réinterrogatoire de Mme Bowles sur son témoignage au sujet du fait qu'elle aurait vu Mme Virk traverser le pont.

[28] Voici, presque intégralement, la teneur du réinterrogatoire :

[traduction]

Q. Certains extraits de votre témoignage au procès de Warren Glowatski vous ont été soumis, Marissa, au cours du contre‑interrogatoire, c'est exact?

R. Oui.

Q. Au procès de Warren Glowatski, vous avez témoigné pour la poursuite?

R. Oui.

. . .

Q. Je veux vous parler un peu. Vous avez été contre‑interrogée assez longuement au sujet de la distance à laquelle vous pouvez voir sur le pont Craigflower et un extrait vous a été soumis. Laissez‑moi juste le trouver, et il provient du procès de Warren Glowatski, je crois. Une seconde. Premièrement, allons‑y comme ceci. On vous a longuement questionnée quant à savoir si vous aviez vraiment vu Reena Virk se lever et traverser le pont et à quelle distance vous pouviez la voir, c'est exact?

R. Oui.

. . .

Q. Madame Bowles, lorsque nous nous sommes arrêtés, je vous demandais -- bien, je vous demandais, au sujet de la déclaration qui vous a été soumise au cours du contre‑interrogatoire où vous avez dit à la police que vous -- où vous n'avez pas parlé à la police du fait que Reena avait traversé le pont, c'est exact?

R. Ouais.

Q. Laissez‑moi juste prendre un autre volume. Vous avez déclaré, dans le cadre de ce que nous appelons les procès des « Shoreline 6 », et notamment de [G.O.] et [C.K.] et [N.P.] le -- pour la poursuite, le 10 février 1998; vous vous en rappelez?

R. Oui.

Q. Et à cette date -- désolée, vous avez eu l'occasion de lire la transcription?

R. Oui.

Q. Et à cette date, avez‑vous témoigné sur le fait que Reena avait traversé le pont?

R. Oui.

Q. Vous avez témoigné pour la poursuite au procès de Warren Glowatski le 15 avril 1999?

R. Oui.

Q. Vous avez eu l'occasion de lire la transcription?

R. Ouais.

Q. Et à cette occasion, avez‑vous déclaré que vous aviez vu Reena Virk traverser le pont en marchant?

R. Ouais.

Q. Vous avez témoigné dans le cadre d'autres procédures visant Mme Ellard?

R. Oui.

Q. Et avez‑vous eu l'occasion de lire la transcription?

R. Oui.

Q. Et avez‑vous déjà déclaré lors des procès de Mme Ellard que vous aviez vu Reena Virk traverser le pont en marchant?

A. Oui.

[29] Il est clair que tout ce que Mme Bowles a confirmé lors de son réinterrogatoire c'est qu'elle a témoigné à plusieurs reprises sur ce qu'elle a vu concernant le fait, non contesté au procès, que Mme Virk a traversé le pont. Elle n'a pas mentionné avoir vu Mme Ellard traverser le pont. Elle n'a pas mentionné quoi que ce soit non plus au sujet de l'une ou l'autre des contradictions rélevées lors de son contre‑interrogatoire.

[30] L'avocate de la poursuite a accordé peu d'attention au réinterrogatoire dans sa plaidoirie finale et ce réinterrogatoire n'a été décrit que brièvement, sans objection des avocats de la défense, dans l'exposé au jury. Le jury n'a reçu aucune directive limitant l'utilisation qu'il pouvait faire des déclarations antérieures compatibles de Mme Bowles et la défense n'a jamais demandé qu'une telle directive lui soit donnée.

[31] À partir de cette description du contexte pertinent, il faut maintenant trancher la première question en litige en déterminant si les déclarations antérieures de Mme Bowles pouvaient être admises dans le cadre du réinterrogatoire. Il est vrai que les déclarations antérieures compatibles sont présumées inadmissibles (R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398, p. 409‑410, et R. c. Stirling, 2008 CSC 10, [2008] 1 R.C.S. 272, par. 5). Le raisonnement justifiant l'exclusion de ces déclarations est que la répétition ne renforce pas la valeur ou la véracité d'un témoignage et ne doit pas être considérée comme telle. Parce qu'il existe un risque que des déclarations antérieures similaires, particulièrement celles faites sous serment, puissent sembler plus crédibles à un jury, elles doivent être traitées avec prudence.

[32] Certaines exceptions se dégagent néanmoins de la jurisprudence. Plus particulièrement, lorsqu'une partie allègue la fabrication récente, la partie adverse peut réfuter cette allégation en produisant des déclarations antérieures qui ont été faites avant la prétendue fabrication et qui sont compatibles avec le témoignage offert au procès. Il n'est pas nécessaire que l'allégation soit expresse. Il suffit, « compte tenu des circonstances de l'affaire et du déroulement du procès, que la position apparente de la partie adverse soit qu'il y a eu invention » (Evans, p. 643; voir aussi R. c. Simpson, [1988] 1 R.C.S. 3, p. 24).

[33] Pour être « récente », il suffit que la fabrication soit postérieure à l'événement visé par le témoignage (Stirling, par. 5). Une simple contradiction dans la preuve n'est pas suffisante pour donner ouverture à l'exception fondée sur la fabrication récente. Toutefois, la « fabrication » peut inclure le fait d'avoir été influencé par des sources extérieures (R. c. B. (A.J.), [1995] 2 R.C.S. 413). Pour réfuter une allégation de fabrication récente, il faut identifier les déclarations faites avant que n'existent un mobile ou des circonstances conduisant à la fabrication. Dans tous les cas, le moment des déclarations antérieures compatibles sera déterminant quant à leur admissibilité.

[34] En l'espèce, les déclarations présentées à Mme Bowles en réinterrogatoire n'ont pas été faites avant que ne s'installe le climat de rumeurs et de suppositions que la défense prétend à l'origine des changements dans ses souvenirs. Compte tenu du moment où elles ont été faites, elles ne peuvent donc pas réfuter une allégation de fabrication récente. Par conséquent, le juge du procès a commis une erreur en autorisant le réinterrogatoire sur le fondement de cette exception.

[35] Toutefois, il n'était pas raisonnablement possible que son erreur ait quelque incidence que ce soit sur le verdict. Le jury savait déjà que Mme Bowles avait témoigné auparavant sur le fait qu'elle aurait vu Mme Virk traverser le pont. Et, au procès, tous ont convenu que Mme Virk l'avait bel et bien traversé. Le fait que Mme Bowles ait déclaré ou non l'avoir vue traverser le pont ne pouvait donc avoir aucun effet sur une question litigieuse. Le réinterrogatoire n'a rien apporté en ce qui concerne la véritable question qui se posait, soit celle de savoir si Mme Bowles avait vu Mme Ellard traverser le pont avec M. Glowatski à la suite de Mme Virk. C'est là le point sur lequel Mme Bowles a subi un contre‑interrogatoire approfondi qui a porté un dur coup à la fiabilité de son témoignage.

[36] Les incohérences dans l'ensemble du témoignage de Mme Bowles ont été mises en relief tout au long du procès. Après avoir passé en revue le témoignage de Mme Bowles, le juge du procès a conclu en résumant ainsi ces divergences :

[traduction] Encore une fois, elle a reconnu avoir dit aux policiers le 24 novembre que la dernière fois où elle a vu Reena Virk, celle‑ci était assise dans la boue, ne pas avoir dit aux policiers que Kelly Ellard et Warren Glowatski l'avaient suivie de l'autre côté du pont, ne pas avoir dit aux policiers que Warren Glowatski a lavé ses vêtements le lendemain, à Syreeta Hartley's. Elle ne savait pas pourquoi elle n'a pas parlé de ces éléments aux policiers. Elle a nié la possibilité que ce soit parce qu'elle ne les avait pas vus et qu'elle les avait imaginés avec le temps à partir de tout ce qu'elle avait entendu.

En réinterrogatoire, on lui a demandé si elle avait témoigné lors du procès des « Shoreline Six » et dans d'autres instances concernant Kelly Ellard. Elle a répondu oui et affirmé avoir témoigné, chaque fois, qu'elle a vu Reena Virk traverser le pont ce soir‑là. [Je souligne.]

[37] Dans sa plaidoirie finale, l'avocat de la défense a aussi mis en relief les divergences dans le témoignage de Mme Bowles : [traduction] « Je ne la traiterais pas de menteuse, mais pouvez‑vous encore croire à ce dont elle se souvient? » Puis, il a attiré l'attention sur les contradictions entre ce qu'elle avait déclaré aux policiers et son témoignage au procès.

[38] Lorsqu'il a résumé la thèse de la défense, le juge du procès a aussi rappelé au jury les problèmes de fiabilité liés au témoignage de Mme Bowles :

[traduction] La défense met en doute la fiabilité des témoins qui ont donné une version des faits dans leurs déclarations initiales et une version différente plus tard. En particulier, le témoignage offert par Chelsea Green sept ans et demi après les événements et celui de Melissa [sic] Bowles quant à savoir si elles ont vu Kelly Ellard sur le pont étaient très différents de ce qu'elles avaient dit aux policiers à l'origine. [Je souligne.]

[39] Par conséquent, le jury devait nécessairement savoir et comprendre que le réinterrogatoire ne résolvait en rien les contradictions dans l'ensemble du témoignage de Mme Bowles. Il se peut, comme l'a laissé entendre le juge Chiasson de la Cour d'appel, que le ministère public ait voulu rehausser la fiabilité générale de Mme Bowles en la réinterrogeant, mais ce n'est pas ce qu'il a réussi à faire. Le réinterrogatoire n'a d'aucune façon abordé les principales contradictions entre les déclarations de Mme Bowles aux policiers et son témoignage au procès, ni les divergences entre ses dépositions aux différents procès. Ses déclarations antérieures compatibles ne répondant pas à la prétention de la défense qu'elle avait reconstitué ses souvenirs avec le temps, le réinterrogatoire n'a augmenté en rien la fiabilité de Mme Bowles. Le jury, qui était bien au fait des divergences dans le témoignage de Mme Bowles, a nécessairement compris aussi que le bref réinterrogatoire ne les a ni expliquées, ni corrigées, ni même abordées.

[40] Pour ces motifs, l'erreur que le juge du procès a commise en admettant les déclarations peut donner lieu à une application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Cette disposition peut généralement s'appliquer soit lorsque l'erreur est inoffensive soit, si l'erreur est grave, lorsqu'elle est contrebalancée par une preuve si accablante contre l'accusé qu'on peut conclure qu'aucun tort important ni erreur judiciaire grave ne s'est produit. Comme l'erreur qu'a commise le juge du procès en permettant le réinterrogatoire était selon moi inoffensive, je suis d'avis d'appliquer la disposition réparatrice. (Voir R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 26, et R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 80‑81.)

[41] Il reste donc à déterminer si une directive limitative était nécessaire pour expliquer au jury l'utilisation qu'il pouvait faire du témoignage obtenu en réinterrogatoire. Dans R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 2 et 62, le juge en chef Lamer a confirmé que l'examen des exposés au jury « a pour but d'assurer que les jurys reçoivent des directives appropriées et non pas des directives parfaites ».

[42] Comme je l'ai mentionné précédemment, la répétition de déclarations antérieures compatibles risquant de renforcer la fiabilité d'un témoin, une directive limitative sera presque toujours requise lorsque de telles déclarations sont admises. Cette directive vise à souligner au jury la différence entre la cohérence et l'exactitude, et à lui faire comprendre que ces déclarations ne peuvent servir qu'à réfuter l'allégation de fabrication récente et non à étayer le fait en cause ou la fiabilité générale du témoin. (Voir R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, la juge McLachlin; R. c. Fair (1993), 16 O.R. (3d) 1 (C.A.), p. 20‑21; R. c. Divitaris (2004), 188 C.C.C. (3d) 390 (C.A. Ont.), par. 31; R. c. A. (J.) (1996), 112 C.C.C. (3d) 528 (C.A. Ont.), p. 533; et R. c. Codina (1995), 95 C.C.C. (3d) 311 (C.A. Ont.), p. 330.)

[43] Des exceptions bien définies à cette règle générale rigoureuse ont vu le jour. Certaines de ces exceptions ont été examinées dans R. c. Demetrius (2003), 179 C.C.C. (3d) 26 (C.A. Ont.), par. 22. Parmi les situations visées, citons celles où la défense elle‑même s'appuie sur la déclaration antérieure, R. c. S. (P.) (2000), 144 C.C.C. (3d) 120 (C.A. Ont.), par. 62‑63; où la déclaration antérieure n'a pas été offerte à titre de preuve du fait sous‑jacent, R. c. G.M., [2000] O.J. No. 5007 (QL) (C.A.); et où il n'y a pas de risque d'autocorroboration et, partant, de renforcement de

la fiabilité du témoin, R. c. Clark (1995), 87 O.A.C. 178. (Voir aussi David M. Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 501.)

[44] Comme je l'ai mentionné plus tôt, je reconnais que les déclarations antérieures compatibles n'auraient pas dû être admises. Toutefois, comme ces déclarations ne répondent pas à la thèse de la défense selon laquelle Mme Bowles a reconstitué ses souvenirs à partir des rumeurs et des suppositions, leur admission ne portait pas à conséquence. Pour les mêmes raisons, je ne suis pas convaincue que l'absence de directive limitative en l'espèce constitue une erreur de droit. La preuve obtenue lors du réinterrogatoire n'a rien ajouté aux éléments dont le jury disposait déjà. À la fin du contre‑interrogatoire, le jury savait que Mme Bowles avait déjà témoigné, lors d'un procès, avoir vu Mme Virk traverser le pont. Le réinterrogatoire n'a absolument rien révélé de nouveau, et encore moins quoi que ce soit qui aurait pu affaiblir la position de la défense ou renforcer la fiabilité du témoignage de Mme Bowles en général.

[45] La défense a aussi fait valoir qu'une demande faite par le jury pendant ses délibérations démontre qu'il attachait de l'importance au témoignage de Mme Bowles. C'est peut‑être le cas, mais cela n'est d'aucune utilité pour ce qui est de la véritable question en litige. La demande était formulée ainsi : [traduction] « Nous aimerions également entendre tout le témoignage de Marissa Bowles concernant la question de savoir si elle a vu Reena [Virk] monter l'escalier et Warren [Glowatski] et Kelly [Ellard] traverser le pont. » On a fait écouter le témoignage pertinent dans son intégralité aux jurés. Ils ont entendu la totalité du témoignage de Mme Bowles sur ce qu'elle a vu Mme Virk, Mme Ellard et M. Glowatski faire cette nuit‑là, y compris son contre‑interrogatoire par l'avocat de la défense.

[46] On voit difficilement le lien entre cette demande et la façon dont le jury était susceptible d'interpréter la preuve anodine obtenue lors du réinterrogatoire. Les demandes du jury peuvent certes être révélatrices mais, selon moi, la demande particulière dont il est question ici n'oriente pas l'analyse dans un sens ou dans l'autre. Et je ne la perçois assurément pas comme une indication que le jury a attribué une plus grande fiabilité aux dires de Mme Bowles dans leur ensemble parce que son témoignage est demeuré constant en ce qui a trait au fait, non contesté, que Mme Virk a traversé le pont. Quoi qu'il en soit, si le jury avait reçu une directive au sujet de l'utilisation qu'il pouvait faire des déclarations antérieures compatibles admises à tort, il aurait été possible que cette directive ne serve qu'à les mettre en relief.

[47] Il importe de noter que les avocats de Mme Ellard n'ont jamais demandé une directive limitative, que ce soit au moment de l'exposé au jury ou lorsque le jury a demandé à entendre de nouveau le témoignage de Mme Bowles. Pareille omission n'est certes pas déterminante, et c'est le juge du procès qui est responsable en définitive de l'exposé au jury. Néanmoins, des avocats d'expérience, manifestement soucieux de servir au mieux l'intérêt de leur cliente, ont entendu la totalité de la preuve et des plaidoiries et n'ont pas jugé pareille directive nécessaire. Le fait qu'ils n'aient pas exigé de directive dénote bien l'importance négligeable de la teneur et de l'effet de la preuve obtenue lors du réinterrogatoire. (Voir R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129, p. 142‑143; et R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 80.)

[48] Dans la situation particulière dont nous sommes saisis, où les déclarations antérieures compatibles n'ont guère été utiles au ministère public et n'ont aucunement nui à la défense, le jury ne risquait pas réellement d'utiliser ces déclarations pour en tirer une inférence inacceptable. Il n'était donc pas nécessaire de donner une directive limitative au jury pour lui expliquer qu'il ne devait pas tenir compte de la répétition, sans conséquence, qui lui avait été présentée lors du réinterrogatoire.

[49] Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité de Mme Ellard.

Version française des motifs rendus par

Le juge Fish (dissident) —

I

[50] Avec égards pour ceux qui ne voient pas l'affaire du même œil, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la décision de la Cour d'appel d'ordonner un nouveau procès (2008 BCCA 341, 259 B.C.A.C. 59). Ma conclusion repose essentiellement sur les motifs majoritaires de la Cour d'appel exprimés par le juge Frankel, auxquels je tiens toutefois à ajouter de brèves remarques.

II

[51] Lors du réinterrogatoire de Marissa Bowles, le ministère public a produit les déclarations antérieures compatibles de ce témoin. Le réinterrogatoire a porté exclusivement sur ces déclarations. Madame Bowles était un témoin important de la poursuite. Il n'est pas contesté que ses déclarations antérieures compatibles n'auraient pas dû être admises en preuve.

[52] L'issue du pourvoi tient donc à la question de savoir « s'il existe une possibilité raisonnable que le verdict eût été différent » si le juge du procès n'avait pas commis l'erreur d'admettre la preuve contestée : R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, p. 617. Le fardeau à cet égard incombe bien sûr au ministère public. Et il s'agit vraiment d'un fardeau très lourd. Selon moi, il ne s'en est pas acquitté en l'espèce.

III

[53] La preuve admise à tort a été obtenue par le ministère public immédiatement après un contre‑interrogatoire incisif par l'avocat de la défense. Cette preuve visait uniquement à « réhabiliter » le témoin — c'est‑à‑dire à rehausser la crédibilité de Mme Bowles. En fait, lors de l'audition du pourvoi, l'avocat du ministère public n'a été en mesure d'offrir absolument aucune autre explication au réinterrogatoire. Or, s'il visait effectivement cet objectif, rien ne permet de supposer qu'il est impossible qu'il l'ait atteint.

[54] Au contraire, il me semble plausible que le jury, dépourvu de formation et d'expérience en la matière, ait pu interpréter le réinterrogatoire reçu irrégulièrement comme s'y attendait l'avocate de la poursuite. J'estime plus précisément tout à fait possible, sinon probable, que le jury ait considéré la teneur du réinterrogatoire comme nettement pertinente pour l'appréciation d'une question de fait cruciale : est‑ce bien Mme Ellard qui a accompagné M. Glowatski lorsque celui‑ci a suivi Mme Virk de l'autre côté du pont Craigflower peu avant qu'elle soit tuée?

[55] S'il a ajouté foi au témoignage admis à tort dans lequel Mme Bowles a affirmé avoir vu Mme Virk traverser le pont, le jury était obligé de rejeter la proposition fondamentale de la défense voulant que Mme Bowles n'ait en fait vu personne traverser le pont, comme le laissaient croire ses déclarations initiales aux policiers.

[56] Nous ne pouvons conclure sans risque qu'un réinterrogatoire visant irrégulièrement à rehausser la crédibilité de Mme Bowles en général, et à confirmer plus particulièrement qu'elle avait vu Mme Virk traverser le pont, n'était pas raisonnablement susceptible d'inciter le jury à accorder plus de poids au témoignage dans lequel Mme Bowles a affirmé avoir vu Mme Ellard traverser le même pont très peu de temps après.

[57] Le fait que le jury ait demandé l'aide du juge pendant ses délibérations me conforte dans ma conclusion qu'il existe une possibilité raisonnable que la preuve admise à tort ait pu influencer le verdict. L'une des deux demandes formulées par le jury mérite une attention spéciale :

[traduction] Nous aimerions également entendre tout le témoignage de Marissa Bowles concernant la question de savoir si elle a vu [Mme Virk] monter l'escalier et [M. Glowatski et Mme Ellard] traverser le pont.

[58] Il ressort clairement de cette note que le jury voyait consciemment un lien entre, d'une part, le témoignage de Mme Bowles selon lequel elle avait vu Mme Virk monter l'escalier et traverser le pont — l'objet du réinterrogatoire inacceptable — et, d'autre part, son témoignage selon lequel elle avait vu M. Glowatski et Mme Ellard traverser le pont après elle.

[59] Je dirai enfin quelques mots sur la conclusion de la juge Abella qu'il n'était pas nécessaire en l'espèce de donner une directive limitative au jury, puisqu'il « ne risquait pas réellement d'utiliser ces déclarations pour en tirer une inférence inacceptable » (par. 48). Au contraire, comme je l'ai déjà expliqué, il y a amplement lieu de craindre sérieusement que la preuve admise à tort ait effectivement rehaussé irrégulièrement la fiabilité d'éléments du témoignage de Mme Bowles qui incriminent clairement Mme Ellard.

[60] Quoi qu'il en soit, à mon avis, la question de savoir si une directive limitative était requise est entièrement théorique. Comme l'admission irrégulière de la preuve suffisait en soi pour exiger la tenue d'un nouveau procès, il n'est pas vraiment nécessaire de se demander si une directive limitative qui n'a jamais été donnée aurait pu suffire, selon sa formulation, pour dissiper les craintes soulevées par l'admission irrégulière des déclarations antérieures compatibles de Mme Bowles.

IV

[61] Par conséquent, comme je l'ai mentionné dès le début, je suis d'avis de rejeter l'appel et de confirmer le jugement de la Cour d'appel ordonnant la tenue d'un nouveau procès.

Pourvoi accueilli, le juge Fish est dissident.

Procureur de l'appelante : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureurs de l'intimée : Wilson, Buck, Butcher & Sears, Vancouver.0


Synthèse
Référence neutre : 2009 CSC 27 ?
Date de la décision : 12/06/2009
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité de l'accusée rétablie

Analyses

Droit criminel - Procès - Preuve - Admissibilité - Déclarations antérieures compatibles - Juge du procès permettant au ministère public de réinterroger son témoin pour démontrer qu'elle avait fait des déclarations antérieures compatibles - Accusée déclarée coupable de meurtre au deuxième degré - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en permettant l'admission des déclarations en réinterrogatoire? - Dans l'affirmative, la disposition réparatrice s'applique‑t‑elle? - Le juge du procès était‑il tenu de donner au jury une directive limitative sur l'utilisation qu'il pouvait faire des déclarations? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).

Une adolescente a été agressée brutalement par plusieurs personnes. Affaiblie par ses blessures, à la fin de cette agression, elle a titubé jusqu'à l'autre extrémité d'un pont où elle a été attaquée une deuxième fois, puis noyée. La poursuite pour meurtre était centrée sur deux suspects. L'un d'eux, G, a été déclaré coupable; l'autre est l'accusée. Ils avaient tous deux participé à la première agression et, selon les allégations, ils avaient suivi la victime sur le pont et causé sa mort. Le pourvoi porte sur le troisième procès de l'accusée. Elle a été déclarée coupable de meurtre au deuxième degré. La preuve du ministère public reposait en partie sur le témoignage d'un témoin qui a été contre-interrogé relativement à de nombreuses divergences entre son témoignage au procès, ses déclarations aux policiers quelques jours après le meurtre et son témoignage au procès de G. Selon la défense, ces divergences démontraient qu'elle avait reconstitué ses souvenirs, avec le temps, sous l'influence de rumeurs et de suppositions. Après le contre‑interrogatoire, le juge du procès a permis au ministère public de la réinterroger pour démontrer qu'elle avait fait des déclarations antérieures compatibles lors de procès précédents quant à savoir si elle avait vu la victime traverser le pont. La Cour d'appel a annulé la déclaration de culpabilité et ordonné un nouveau procès parce que, selon elle, l'omission du juge du procès de donner au jury une directive limitative sur l'utilisation qu'il pouvait faire de ces déclarations antérieures compatibles constituait une grave erreur.

Arrêt (le juge Fish est dissident) : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité de l'accusée rétablie.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell : S'il est vrai que les déclarations antérieures compatibles sont présumées inadmissibles, une exception s'applique lorsqu'une partie allègue la fabrication récente. La partie opposée peut réfuter cette allégation en produisant des déclarations antérieures qui sont compatibles avec le témoignage offert au procès et qui ont été faites avant la prétendue fabrication. En l'occurrence, les déclarations sur lesquelles a porté le réinterrogatoire ne correspondaient pas à cette exception parce qu'elles n'ont pas été faites avant que n'existent les circonstances que la défense prétend à l'origine des changements dans les souvenirs du témoin, soit le climat de rumeurs et de suppositions qui a suivi le meurtre. Le juge du procès a donc commis une erreur en décidant que le réinterrogatoire pouvait être autorisé. [31‑32] [34]

Toutefois, il n'était pas raisonnablement possible que son erreur ait quelque incidence que ce soit sur le verdict. Au procès, tous ont convenu que la victime avait traversé le pont. Le fait que le témoin de la poursuite ait déclaré ou non l'avoir vue traverser le pont ne pouvait donc avoir aucune incidence sur une question litigieuse et, dans la situation particulière en cause, ne pouvait guère avoir d'effet sur sa fiabilité en général. Le réinterrogatoire n'a pas abordé la véritable question qui se posait au procès — celle de savoir si le témoin avait vu l'accusée et G traverser le pont. Le fait que le témoin ait témoigné antérieurement sur ce point avait déjà été examiné en contre‑interrogatoire. De plus, le jury devait nécessairement savoir et comprendre que le réinterrogatoire n'a ni atténué, ni même abordé les contradictions dans l'ensemble du témoignage du témoin. La disposition réparatrice énoncée au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel trouve donc application et permet de remédier à l'erreur inoffensive qu'a commise le juge du procès en permettant le réinterrogatoire. [35] [39‑40]

L'absence de directive limitative en l'espèce ne constituait pas une erreur de droit. Une directive limitative est habituellement requise lorsque des déclarations antérieures compatibles sont admises, parce que la répétition risque de renforcer la fiabilité du témoin ou d'étayer le fait en cause. Toutefois, dans la situation inhabituelle visée en l'espèce, les déclarations antérieures compatibles n'ont pas été utiles au ministère public parce qu'elles ne portaient pas sur une question contestée et ne rehaussaient aucunement la fiabilité du témoin. Les déclarations n'ayant donc aucune valeur à cet égard, le jury ne risquait pas de les utiliser pour tirer une inférence inacceptable. [42] [44] [48]

Le juge Fish (dissident) : L'issue du pourvoi tient à la question de savoir s'il existe une possibilité raisonnable que le verdict eût été différent si le juge du procès n'avait pas commis l'erreur d'admettre les déclarations antérieures compatibles du témoin. Le fardeau à cet égard incombe au ministère public, qui ne s'en est pas acquitté en l'espèce. La preuve visait uniquement à réhabiliter le témoin — c'est‑à‑dire à en rehausser la crédibilité — et l'avocate du ministère public n'a été en mesure d'offrir à la Cour aucune autre explication au réinterrogatoire. Il est tout à fait possible, sinon probable, que le jury ait considéré la teneur du réinterrogatoire comme nettement pertinente pour l'appréciation d'une question de fait cruciale : est‑ce bien l'accusée qui a accompagné G lorsque celui‑ci a suivi la victime de l'autre côté du pont? S'il a ajouté foi au témoignage admis à tort dans lequel le témoin a affirmé avoir vu la victime traverser le pont, le jury était obligé de rejeter la proposition fondamentale de la défense voulant que le témoin n'ait en fait vu personne traverser le pont. Il existe donc une possibilité raisonnable que la preuve admise à tort ait pu influencer le verdict. Enfin, la question de savoir si une directive limitative était requise est entièrement théorique, puisque l'admission irrégulière de la preuve suffisait en soi pour exiger la tenue d'un nouveau procès. [52‑55] [57] [60]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Ellard

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Abella
Arrêts mentionnés : R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168
R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381
R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629
R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398
R. c. Stirling, 2008 CSC 10, [2008] 1 R.C.S. 272
R. c. Simpson, [1988] 1 R.C.S. 3
R. c. B. (A.J.), [1995] 2 R.C.S. 413
R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823
R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239
R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314
R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829
R. c. Fair (1993), 16 O.R. (3d) 1
R. c. Divitaris (2004), 188 C.C.C. (3d) 390
R. c. A. (J.) (1996), 112 C.C.C. (3d) 528
R. c. Codina (1995), 95 C.C.C. (3d) 311
R. c. Demetrius (2003), 179 C.C.C. (3d) 26
R. c. S. (P.) (2000), 144 C.C.C. (3d) 120
R. c. G.M., [2000] O.J. No. 5007 (QL)
R. c. Clark (1995), 87 O.A.C. 178
R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129
R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523.
Citée par le juge Fish (dissident)
R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).
Doctrine citée
Paciocco, David M., and Lee Stuesser. The Law of Evidence, 5th ed. Toronto : Irwin Law, 2008.

Proposition de citation de la décision: R. c. Ellard, 2009 CSC 27 (12 juin 2009)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2009-06-12;2009.csc.27 ?
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