La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/06/2011 | CANADA | N°2011_CSC_34

Canada | R. c. Nixon, 2011 CSC 34 (24 juin 2011)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566

Date : 20110624

Dossier : 33476

Entre :

Olga Maria Nixon

Appelante

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général de l’Ontario, procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie-Britannique,

Criminal Trial Lawyers’ Association et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les jug

es Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 71)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLac...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566

Date : 20110624

Dossier : 33476

Entre :

Olga Maria Nixon

Appelante

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général de l’Ontario, procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie-Britannique,

Criminal Trial Lawyers’ Association et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 71)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)

R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566

Olga Maria Nixon Appelante

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Ontario,

procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

Criminal Trial Lawyers’ Association et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié : R. c. Nixon

2011 CSC 34

No du greffe : 33476.

2010 : 15 décembre; 2011 : 24 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Côté, Paperny et Slatter), 2009 ABCA 269, 8 Alta. L.R. (5th) 384, 464 A.R. 1, 246 C.C.C. (3d) 149, 195 C.R.R. (2d) 352, [2009] 10 W.W.R. 641, 82 M.V.R. (5th) 191, [2009] A.J. No. 871 (QL), 2009 CarswellAlta 1221, qui a infirmé l’ordonnance du juge Ayotte, 2008 ABPC 20, 89 Alta. L.R. (4th) 156, 445 A.R. 111, 233 C.C.C. (3d) 539, [2008] 8 W.W.R. 740, 61 M.V.R. (5th) 287, [2008] A.J. No. 129 (QL), 2008 CarswellAlta 162, enjoignant à la Couronne de respecter l’entente sur le plaidoyer. Pourvoi rejeté.

Marvin R. Bloos, c.r., pour l’appelante.

Goran Tomljanovic, c.r., et Christine Rideout, pour l’intimée.

Michal Fairburn et Frank Au, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Ami Kotler, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

M. Joyce DeWitt‑Van Oosten, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

D’Arcy DePoe, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.

Marie Henein, Matthew Gourlay et Lou Strezos, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

Version française du jugement de la Cour rendu par

La juge Charron —

1. Introduction

[1] La question que soulève le présent pourvoi est de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en concluant que la répudiation, par la Couronne, d’une entente sur le plaidoyer constituait un abus de procédure portant atteinte aux droits garantis à l’appelante par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Plus précisément, les juridictions inférieures étaient partagées quant à la norme au regard de laquelle il convient de juger la conduite des représentants de la Couronne.

[2] Le juge de première instance a conclu que la répudiation d’une entente sur le plaidoyer constituait un élément de conduite ou de stratégie susceptible de faire l’objet du contrôle habituellement exercé par la cour de juridiction criminelle (2008 ABPC 20, 89 Alta. L.R. (4th) 156). En l’espèce, la répudiation de l’entente par le sous‑ministre adjoint de la section de la justice pénale n’était pas justifiée, car la décision du procureur de la Couronne de conclure une telle entente était [traduction] « raisonnablement défendable ». Par conséquent, le juge a conclu que la répudiation de l’entente constituait un abus de procédure portant atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de l’accusée que garantit l’art. 7 de la Charte, et il a ordonné à la Couronne de respecter l’entente. L’appelante a par la suite plaidé coupable à une infraction moindre et été acquittée des accusations les plus graves.

[3] La Cour d’appel de l’Alberta a infirmé la décision du juge de première instance après avoir conclu que la répudiation d’une entente sur le plaidoyer relevait du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et ne pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire qu’en cas d’abus de procédure (2009 ABCA 269, 8 Alta. L.R. (5th) 384). Elle a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en appréciant la décision du procureur de la Couronne en fonction de la norme de la décision « raisonnablement défendable ». Selon elle, il aurait plutôt dû examiner les circonstances dans lesquelles la décision de répudier l’entente a été prise. Pour établir s’il y a eu abus de procédure au regard de l’art. 7 de la Charte, il faut se demander si la conduite du poursuivant a causé un préjudice à l’accusé, rendant ainsi le procès inéquitable, ou porté atteinte à l’intégrité du système de justice lui‑même. Si aucun préjudice n’a rendu le procès inéquitable, il faut faire la preuve [traduction] « d’une conduite répréhensible de la part du poursuivant, d’un motif illégitime, ou de mauvaise foi entachant la démarche, les circonstances ou la décision finale de répudier [l’entente] » (par. 49). Appliquant ce critère, la Cour d’appel a jugé qu’aucun élément de preuve ne permettait de conclure à l’abus de procédure dans les circonstances de l’espèce. Elle a donc annulé l’ordonnance du juge de première instance, le plaidoyer qui en avait résulté ainsi que les acquittements qui avaient été prononcés, et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

[4] L’appelante, Olga Maria Nixon, se pourvoit maintenant devant la Cour.

[5] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la Cour d’appel que le juge de première instance a appliqué le mauvais critère pour établir s’il y avait eu abus de procédure. J’estime moi aussi que rien ne permet de conclure, dans les circonstances de l’espèce, qu’il a été porté atteinte aux droits garantis à l’appelante par l’art. 7 de la Charte. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

2. Les juridictions inférieures

[6] L’appelante, Mme Nixon, a été accusée de plusieurs infractions au Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, notamment de conduite dangereuse ayant causé la mort, de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles, et d’accusations parallèles de conduite avec facultés affaiblies. Les accusations ont été portées par suite d’un accident de la route qui s’est produit le 2 septembre 2006. Selon la Couronne, Mme Nixon a franchi une intersection avec son autocaravane sans faire d’arrêt et a heurté un autre véhicule, tuant un homme et son épouse et blessant leur jeune fils. Un test de détection routier a été effectué sur les lieux de l’accident, puis des échantillons d’haleine ont été recueillis : ceux‑ci renfermaient 200 mg d’alcool par 100 ml de sang. Une extrapolation d’expert a permis de conclure que, au moment de l’accident, le taux d’alcool dans le sang de Mme Nixon se situait entre 225 et 250 mg par 100 ml de sang.

[7] Mme Nixon ayant choisi le procès devant juge et jury, une enquête préliminaire a eu lieu le 1er mars 2007. Le procureur de la Couronne chargé du dossier à l’époque avait des réserves au sujet de certains éléments de preuve, notamment quant à l’admissibilité des résultats de l’alcootest et à la valeur probante des dépositions des témoins oculaires, qui avaient déclaré avoir vu une autocaravane conduite de façon irrégulière quelque temps avant l’accident. Se fondant sur sa propre appréciation, le procureur de la Couronne a décidé de ne pas produire les résultats de l’analyse des échantillons d’haleine à l’enquête préliminaire, mais il s’est expressément réservé le droit de présenter cet élément de preuve au procès. Il a également dit au juge qui présidait l’audience que la Couronne ne chercherait à obtenir l’incarcération de l’accusée que relativement aux chefs d’accusation de conduite dangereuse. Mme Nixon a consenti à ce qu’une ordonnance d’incarcération soit prononcée eu égard à ces chefs d’accusation.

[8] À la suite de l’enquête préliminaire, d’autres discussions ont eu lieu entre les avocats, au cours des premières semaines de mai 2007, au sujet d’un plaidoyer relatif à une accusation de conduite imprudente au sens de la Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6, et d’une recommandation conjointe qu’une amende de 1 800 $ soit imposée à l’accusée. Le 22 mai, les avocats ont finalement conclu une entente écrite à cet effet et Mme Nixon a choisi un nouveau mode de procès en prévision du plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave, qu’elle entendait inscrire le 5 juin.

[9] Avant d’offrir à l’accusée de conclure une entente sur le plaidoyer, le procureur de la Couronne avait discuté du dossier de façon générale avec certains de ses collègues, notamment son supérieur immédiat, qui avait accepté à contrecœur les modalités de l’entente projetée. Vu le caractère délicat du dossier, un rapport a aussi été rédigé à l’intention de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice. Quand le sous‑ministre adjoint par intérim (« SMA ») de la section de la justice pénale du bureau du procureur général a vu le rapport et le projet d’entente à perfectionner quelques jours plus tard, il a commencé à s’inquiéter et entrepris une enquête. Il s’en est suivi un report de l’audience du 5 juin au 26 juin. La défense n’a pas été informée à l’époque du motif de l’ajournement.

[10] Le SMA a obtenu des avis juridiques supplémentaires sur le bien‑fondé de la poursuite contre Mme Nixon et la répudiation de l’entente sur le plaidoyer qui l’ont amené à conclure que l’appréciation que le procureur de la Couronne avait faite de la solidité de la preuve comportait des lacunes, car ce dernier avait omis d’examiner l’ensemble des éléments de preuve. Selon lui, un plaidoyer relatif à une accusation de conduite imprudente dans les circonstances était contraire aux intérêts de la justice et susceptible de déconsidérer l’administration de celle‑ci. Le SMA a également conclu que Mme Nixon pouvait être rétablie sans préjudice dans la situation où elle se trouvait avant de conclure l’entente sur le plaidoyer. Par conséquent, il a été résolu que la décision du procureur de la Couronne au stade de l’enquête préliminaire de ne pas poursuivre l’accusée relativement aux chefs d’accusation de conduite avec facultés affaiblies serait maintenue. Toutefois, le SMA a ordonné au procureur de la Couronne de répudier l’entente du 22 mai et de poursuivre l’accusée relativement aux chefs d’accusation de conduite dangereuse conformément à l’ordonnance d’incarcération.

[11] En réponse à cette tournure des événements, Mme Nixon a présenté une requête fondée sur l’art. 7 de la Charte dans laquelle elle a allégué l’abus de procédure et demandé au tribunal d’ordonner à la Couronne d’exécuter l’entente. Le juge Ayotte de la Cour provinciale de l’Alberta a entrepris une enquête sur la question, à la fin de laquelle il a pris l’affaire en délibéré. Au début de ses motifs écrits, le juge de première instance a souligné que le procureur général avait le pouvoir ultime d’entreprendre, de diriger et de mettre fin à des poursuites, comme l’a confirmé la Cour dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372. Il a également reconnu que les tribunaux intervenaient rarement dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Il s’est cependant dit d’avis que [traduction] « lorsque, dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, on décide d’intenter une poursuite, l’affaire est dès lors assujettie aux processus et aux procédures sanctionnés par le tribunal » (par. 12). Par conséquent, il a conclu que les négociations entre les avocats survenues après le dépôt des accusations constituaient des éléments de la stratégie ou de la conduite du poursuivant pouvant faire l’objet d’un contrôle par le tribunal.

[12] Le juge de première instance a ensuite discuté de la norme qu’il convenait d’appliquer pour apprécier la conduite de la Couronne. Il a conclu que la capacité de la Couronne de répudier une entente sur le plaidoyer s’apparentait au pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance de rejeter des observations conjointes au sujet de la peine : le critère déterminant était de savoir si l’entente était « raisonnablement défendable ». Toutefois, avant d’approfondir cette question, le juge s’est penché sur les inquiétudes exprimées par Mme Nixon, qui estimait que la décision de répudier l’entente était le produit de considérations politiques. Après avoir examiné les éléments de preuve pertinents, il a conclu qu’[traduction] « il n’y [avait] absolument aucune preuve » d’ingérence politique (par. 22) et que « rien ne donnait à penser que [le SMA] avait agi de mauvaise foi ou en vue de donner suite à une décision politique — réelle ou perçue — de son ministre de la Justice » (par. 25).

[13] Le juge de première instance a souligné que le critère pertinent consistait à savoir si l’entente était « raisonnablement défendable ». Selon lui, la Couronne devait, pour justifier la démarche qu’elle avait suivie pour répudier l’entente, faire davantage que simplement établir que d’aucuns auraient tiré une conclusion différente. Il a conclu que la répudiation de l’entente n’était pas justifiée, car l’appréciation que le procureur de la Couronne avait faite du dossier était « raisonnablement défendable ». Il a en outre jugé que lorsque le tribunal est convaincu que le respect de l’entente conclue ne serait ni contraire à l’intérêt public, ni susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, il n’est pas pertinent de savoir si l’accusé a subi ou non un préjudice. Il a ajouté que s’il devait conclure qu’il y a eu préjudice, c’est à ce stade‑ci qu’il le ferait. À son avis, Mme Nixon a subi un préjudice parce que l’avocat de la défense avait été amené à croire que la preuve constituée par les échantillons d’haleine ne serait pas produite au procès et qu’en conséquence il n’avait pas étudié cette question à l’enquête préliminaire.

[14] Le juge de première instance a conclu qu’il avait été porté atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti à Mme Nixon par l’art. 7 de la Charte et il a ordonné, à titre de réparation, que la Couronne soumette l’entente à un autre juge. Mme Nixon a par la suite plaidé coupable à l’infraction de conduite imprudente, été condamnée à payer une amende de 1 800 $, et été acquittée des infractions au Code criminel.

[15] La Couronne a interjeté appel des acquittements. La Cour d’appel de l’Alberta a accueilli l’appel, jugeant que le juge de première instance avait commis une erreur de droit en concluant qu’il avait été porté atteinte aux droits garantis à Mme Nixon par l’art. 7 de la Charte. La juge Paperny (les juges Côté et Slatter souscrivant à ses motifs) a conclu que le juge de première instance avait appliqué le mauvais critère pour distinguer les questions relevant du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites de celles plus justement qualifiées de stratégie ou de conduite du procureur de la Couronne devant le tribunal. Il faut se garder de tracer une ligne de démarcation artificielle devant la porte de la salle d’audience. La juge Paperny a déclaré ce qui suit : [traduction] « [l]a question pertinente est plutôt de savoir si la décision contestée relève du pouvoir discrétionnaire essentiel du poursuivant : s’agit‑il d’une décision quant à savoir si une poursuite devrait être intentée, continuée ou abandonnée et, le cas échéant, sur quoi doit‑elle porter? » (par. 32). En l’espèce, la décision de maintenir la poursuite est une question relevant du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qui ne peut faire l’objet d’un contrôle de la part des tribunaux, sous réserve de la règle de l’abus de procédure.

[16] Selon la juge Paperny, le juge de première instance a commis une autre erreur en concluant qu’une entente sur le plaidoyer ne pouvait être répudiée que si la décision originale était déraisonnable ou n’était pas « raisonnablement défendable ». Plutôt que d’examiner la décision initiale du procureur de la Couronne, il aurait dû examiner les circonstances dans lesquelles le SMA a pris sa décision de répudier l’entente afin de décider si cette décision constituait un abus de procédure. L’enquête qu’il convient de faire au regard de l’art. 7 de la Charte consiste à se demander si la conduite du poursuivant a causé un préjudice à l’accusé, rendant ainsi le procès inéquitable, ou porté atteinte à l’intégrité du système de justice lui‑même. Comme elle l’a dit, [traduction] « [l]a prise en compte du rôle constitutionnel joué par la Couronne appelle une norme de contrôle empreinte de déférence » (par. 49). Si aucun préjudice n’a rendu le procès inéquitable, il faut faire la preuve « d’une conduite répréhensible de la part du poursuivant, d’un motif illégitime, ou de mauvaise foi entachant la démarche, les circonstances ou la décision finale de répudier [l’entente] » (par. 49). Appliquant ce critère, la juge Paperny en est venue à la conclusion qu’aucun élément de preuve ne permettait de conclure à l’abus de procédure dans les circonstances de l’espèce. Elle a donc annulé les acquittements qui avaient été prononcés et ordonné la tenue d’un nouveau procès relativement aux accusations de conduite dangereuse.

[17] Mme Nixon se pourvoit maintenant devant la Cour.

3. Analyse

3.1 La portée du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

[18] Une bonne partie du débat entre les parties devant la Cour a porté sur la question de savoir si la répudiation, par la Couronne, d’une entente sur le plaidoyer relevait du « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » et ne pouvait faire l’objet d’un contrôle qu’en cas d’abus de procédure, ou s’il s’agissait plutôt d’un élément de « stratégie ou de conduite devant le tribunal » assujetti à la compétence inhérente de la cour de juridiction criminelle de contrôler sa propre procédure. L’importance cruciale de cette distinction a été examinée et expliquée à fond dans Krieger.

[19] Dans Krieger, le Barreau de l’Alberta prétendait avoir compétence à l’égard de l’ensemble des avocats dans la province, y compris ceux employés par le procureur général de l’Alberta. Il se proposait donc d’enquêter sur une allégation de mauvaise foi ou de malhonnêteté dont un procureur de la Couronne faisait l’objet parce qu’il avait omis de communiquer des renseignements pertinents à l’accusé comme l’exigeait la loi. Le procureur général et Krieger, qui était le procureur de la Couronne, ont contesté la compétence du Barreau de l’Alberta, faisant valoir que, suivant la règle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, les décisions d’un mandataire du procureur général en matière de poursuites ne pouvaient pas faire l’objet d’un contrôle.

[20] Les juges Iacobucci et Major, s’exprimant au nom de la Cour, ont examiné la nature et l’évolution de la charge de procureur général au Canada et confirmé que l’indépendance de celui‑ci était « [d]ans notre pays, un principe constitutionnel » (par. 30). La Cour a expliqué que le principe de l’indépendance exige que le procureur général « agisse indépendamment de toute considération partisane lorsqu’il supervise les décisions d’un procureur du ministère public » et que ce principe « se reflète également dans le principe selon lequel les tribunaux n’interviennent pas dans la façon dont celui-ci exerce son pouvoir exécutif, comme l’illustre le processus décisionnel en matière de poursuites » (par. 30 et 31). La Cour a souligné en ces termes l’importance fondamentale du principe de l’indépendance, au par. 32 :

La reconnaissance par la cour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites ne peut pas faire l’objet d'un contrôle judiciaire repose avant tout sur le principe fondamental de la primauté du droit consacré par notre Constitution. Sous réserve de la règle de l’abus de procédure, il ne relève pas de la compétence légitime du tribunal de superviser le processus décisionnel d’une partie plutôt que la conduite des parties comparaissant devant lui. [. . .] La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l’objet d’une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l’origine de la décision de poursuivre. Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l’intégrité de notre système de poursuites. Il faut établir des lignes de démarcation constitutionnelles claires dans des domaines où un conflit aussi grave risque de survenir. [Je souligne.]

[21] En définitive, la Cour a cependant conclu que le Barreau de l’Alberta conservait sa compétence à l’égard de l’inconduite alléguée de Krieger, car celle‑ci n’était pas visée par la règle. En expliquant les limites qu’il convenait d’imposer au pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, la Cour a distingué les actes qui relevaient du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites de la stratégie ou la conduite. Il s’agit de la distinction au cœur du présent litige. Les juges Iacobucci et Major ont expliqué la différence dans les termes suivants :

L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression technique. Elle ne désigne pas simplement la décision discrétionnaire d’un procureur du ministère public, mais vise l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices.

. . .

Sans vouloir être exhaustifs, nous croyons que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites comprend essentiellement les éléments suivants : a) le pouvoir discrétionnaire d’intenter ou non des poursuites relativement à une accusation portée par la police; b) le pouvoir discrétionnaire d’ordonner un arrêt des procédures dans le cadre de poursuites privées ou publiques, au sens des art. 579 et 579.1 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46; c) le pouvoir discrétionnaire d’accepter un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave; d) le pouvoir discrétionnaire de se retirer complètement de procédures criminelles : R. c. Osborne (1975), 25 C.C.C. (2d) 405 (C.A.N.‑B.); e) le pouvoir discrétionnaire de prendre en charge des poursuites privées : R. c. Osiowy (1989), 50 C.C.C. (3d) 189 (C.A. Sask.). Même s’il existe d’autres décisions discrétionnaires, celles-ci constituent l’essentiel du pouvoir souverain délégué qui caractérise la charge de procureur général.

Fait important, le point commun entre les divers éléments du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est le fait qu’ils comportent la prise d’une décision finale quant à savoir s’il y a lieu d’intenter ou de continuer des poursuites ou encore d’y mettre fin, d’une part, et quant à l’objet des poursuites, d’autre part. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites vise les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles‑ci. Les décisions qui ne portent pas sur la nature et l’étendue des poursuites, c’est‑à‑dire celles qui ont trait à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal, ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Ces décisions relèvent plutôt de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui. [Premier soulignement ajouté; deuxième et troisième soulignements dans l’original; par. 43 et 46‑47.]

3.2 Les prétentions des parties

[22] D’une part, Mme Nixon soutient que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que la décision de la Couronne de répudier l’entente qu’elle avait conclue avec la défense relevait de ses pouvoirs discrétionnaires essentiels traditionnellement protégés par la Constitution. Elle prétend que la décision de la Couronne de mettre fin à l’entente constituait un changement de stratégie pouvant faire l’objet d’un examen plus large. L’offre du procureur de la Couronne ayant été acceptée par la défense, l’entente sur le plaidoyer qui en a résulté s’apparentait à un engagement contractuel. Un marché est un marché, prétend‑elle. À défaut d’une quelconque lacune qui aurait vicié le processus de négociation, telle une erreur, une fausse déclaration ou une fraude, la Couronne devrait être rigoureusement tenue de respecter son engagement. Selon elle, le demandeur n’est pas tenu d’établir qu’il a subi un préjudice ou que le représentant de la Couronne a commis des actes distincts empreints de « mauvaise foi » ou que ce dernier a eu une « conduite répréhensible flagrante ». À moins que la Couronne puisse convaincre le tribunal que la mise en œuvre même de l’entente sur le plaidoyer serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, la répudiation d’une entente sur le plaidoyer valable est, en soi, un abus de procédure. En somme, Mme Nixon prétend que le juge de première instance a suivi la bonne démarche et elle exhorte la Cour à rétablir sa décision.

[23] L’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association (« CTLA ») souscrit à l’argument de Mme Nixon selon lequel la promesse de la Couronne de conclure une entente sur le plaidoyer constituait un engagement [traduction] « comme tout autre engagement pris par un avocat ». Elle soutient que l’engagement « doit être strictement et scrupuleusement respecté » et qu’il n’est pas nécessaire de démontrer qu’il y a eu abus de procédure pour qu’un tribunal puisse faire respecter sommairement l’entente (mémoire de la CTLA, par. 2).

[24] La Criminal Lawyers’ Association (Ontario) (« CLA ») souscrit également au point de vue de Mme Nixon selon lequel la répudiation d’une entente sur le plaidoyer ne relève pas de l’un ou l’autre des éléments composant « essentiellement » le pouvoir discrétionnaire du ministère public mentionnés dans Krieger. Par conséquent, la CLA prétend que le contrôle judiciaire d’une décision de répudier une entente sur le plaidoyer est justifié même en l’absence d’une « conduite répréhensible flagrante » ou de mauvaise foi. En fait, le critère pour décider s’il convient d’accepter la répudiation d’une telle entente par la Couronne doit être essentiellement le même que celui qui sert à apprécier le bien‑fondé de la décision du juge qui impose la peine de rejeter une proposition conjointe des parties : la résolution proposée serait‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? Selon la CLA, [traduction] « [l]a répudiation est un abus de procédure à moins que la Couronne ne s’acquitte de son obligation d’établir que l’entente proposée aurait été susceptible de déconsidérer l’administration de la justice et que l’accusé peut être rétabli dans la situation où il se trouvait au départ » (mémoire de la CLA, par. 1 (soulignement dans l’original)).

[25] D’autre part, l’intimé, le procureur général de l’Alberta, soutient que tant l’entente sur le plaidoyer que la répudiation de celle‑ci sont des actes visés par la règle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Ainsi, ni l’une ni l’autre n’est susceptible de contrôle ou de supervision par les tribunaux, sauf si l’abus de procédure est allégué. L’intimé avance que le critère préconisé par Mme Nixon et les intervenants appuyant sa cause ne convient pas à la norme préliminaire exigeante à laquelle il doit être satisfait pour établir qu’il y a eu abus de procédure. Pour prouver que l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites a donné lieu à un abus de procédure, il faut démontrer que les représentants de la Couronne ont agi de mauvaise foi ou qu’ils ont eu une conduite répréhensible flagrante. En l’espèce, rien ne prouvait qu’ils avaient agi de mauvaise foi ou eu une telle conduite en examinant, puis, en répudiant l’entente sur le plaidoyer. Mme Nixon n’a pas non plus subi de préjudice par suite de la répudiation, car elle avait été rétablie dans la situation où elle s’était trouvée à la fin de l’enquête préliminaire, avant que l’entente ne soit conclue. Par conséquent, la Cour d’appel a jugé à juste titre que rien ne permettait de conclure qu’il avait été porté atteinte aux droits garantis à Mme Nixon par l’art. 7 de la Charte.

[26] Les procureurs généraux de trois provinces sont intervenus pour appuyer la position de l’intimé. Ils soutiennent notamment que la démarche suivie par le juge de première instance va à l’encontre du principe de l’indépendance confirmé dans Krieger. Le procureur général de l’Ontario fait valoir que la décision de la Cour dans Krieger a été mal interprétée par les juridictions inférieures. Il demande à la Cour de confirmer que Krieger ne visait aucunement à restreindre le domaine de protection du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ou à départager les critères préliminaires qu’il convient d’appliquer pour décider s’il y a eu abus de procédure selon que la décision en cause est considérée comme résultant de l’exercice d’un élément composant essentiellement ce pouvoir ou non. Tous les actes posés dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites échappent au contrôle judiciaire, sous réserve uniquement de la norme préliminaire exigeante à laquelle il doit être satisfait pour démontrer l’abus de procédure.

[27] Dans le même ordre d’idée, le procureur général de la Colombie‑Britannique (« PGCB ») insiste sur l’importance que les cours de juridiction criminelle s’abstiennent de contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites avant d’avoir d’abord décidé que l’examen est justifié. En l’absence de preuve démontrant qu’il a été irrémédiablement porté atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable, les cours de juridiction criminelle ne doivent traiter des demandes de réparation contestant l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites dans la catégorie résiduelle d’abus de procédure que s’il existe un dossier de preuve pouvant étayer l’allégation. Cette démarche permet d’éviter des scénarios comme celui en l’espèce, où le juge de première instance a fait un examen complet des motifs qui sous-tendaient la décision de répudier l’entente sur le plaidoyer, même si rien ne portait à croire que la décision avait été prise sur la base de considérations non pertinentes ou de mauvaise foi.

[28] Enfin, le procureur général du Manitoba (« PGM ») intervient pour souligner l’importance du rôle de surveillance du procureur général sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Reconnaissant que la répudiation d’une entente sur le plaidoyer est — et devrait être — quelque chose de rare, il avance que [traduction] « lorsque le procureur général, ou un délégué principal, décide de bonne foi de répudier une entente sur le plaidoyer qui, selon lui, va à l’encontre de l’intérêt public, il prend une décision qui fait partie des freins et contrepoids institutionnels habituels qui sont essentiels au bon fonctionnement du système de justice » (mémoire du PGM, par. 3).

3.3 L’entente sur le plaidoyer et sa répudiation relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites

[29] Aucun des participants au présent pourvoi ne conteste que la décision du procureur de la Couronne de résoudre l’affaire en acceptant un plaidoyer de culpabilité relativement à une infraction moins grave relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites au sens de l’arrêt Krieger. Dans la mesure où elle donne à penser que tout ce qui survient après que les accusations ont été portées n’est pas visé par le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, l’analyse du juge de première instance ne peut être retenue. S’il fallait tracer la ligne de démarcation là où le juge de première instance semble estimer qu’il est indiqué de le faire, à savoir [traduction] « lorsque l’exercice du pouvoir discrétionnaire est favorable à la poursuite des procédures » (par. 12), la décision du procureur de la Couronne de conclure une entente sur le plaidoyer serait elle‑même susceptible de contrôle par le tribunal en tant qu’élément de la conduite ou la stratégie de ce dernier, et ce sans égard aux principes de retenue judiciaire énoncés dans Krieger. Comme l’a souligné la juge Paperny, tracer artificiellement la ligne de démarcation devant la porte de la salle d’audience [traduction] « revient à neutraliser certains des objectifs principaux du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, c’est‑à‑dire régler des dossiers par l’acceptation de plaidoyers de culpabilité relativement à des accusations moins graves, et mettre fin à des poursuites » (par. 32).

[30] Selon moi, la question de savoir si la décision du SMA de répudier l’entente sur le plaidoyer est un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, bien qu’elle soit contestée dans le présent pourvoi, est tout aussi facilement réglée. Comme l’a si bien dit la juge Paperny, pour décider si une décision contestée a été prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, il est utile de se poser la question suivante : [traduction] « . . . s’agit‑il d’une décision quant à savoir si une poursuite devrait être intentée, continuée ou abandonnée et, le cas échéant, sur quoi doit‑elle porter? » (par. 32). Appliquant ce critère, elle a conclu que la décision du SMA de répudier l’entente « relevait directement du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites » (par. 33). Je souscris à cette opinion. À mon humble avis, il est difficile de voir comment on pourrait qualifier autrement la décision du SMA. Le SMA a en effet décidé que la poursuite contre Mme Nixon devrait être continuée et qu’elle devrait porter sur les infractions de conduite dangereuse prévues au Code criminel, et non sur l’infraction de conduite imprudente visée par les règles de la circulation. De toute évidence, la décision du SMA de répudier l’entente constitue également un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Ni la décision d’entamer les procédures, ni la conclusion de l’entente ne signifiait que ce pouvoir ne pouvait plus être exercé. En effet, tant que les procédures sont en cours, la Couronne peut être tenue de prendre d’autres décisions quant à savoir si la poursuite doit être continuée et, le cas échéant, à l’égard de quelles accusations.

[31] Par conséquent, il s’ensuit que la décision finale de la Couronne de répudier l’entente sur le plaidoyer et de continuer la poursuite est visée par les principes énoncés dans Krieger : elle est susceptible de contrôle judiciaire seulement s’il y a eu abus de procédure.

[32] La question plus difficile à trancher dans le présent pourvoi est de savoir dans quelle mesure il faut, dans l’analyse relative à l’abus de procédure, tenir compte de l’exercice initial du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, à savoir l’offre du procureur de la Couronne de régler l’affaire sur la base d’un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave. Comme il a déjà été souligné, les parties et les intervenants font état d’opinions très divergentes sur la manière dont il convient de répondre à cette question, mais avant de considérer ces arguments, je vais examiner le droit applicable en matière d’abus de procédure.

3.4 La règle de l’abus de procédure

[33] La question de savoir si les tribunaux peuvent, pour cause d’abus de procédure, suspendre des procédures criminelles valablement intentées, était fort controversée avant l’arrêt de notre Cour dans l’affaire R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128. Le pouvoir inhérent d’une cour supérieure de contrôler sa propre procédure en suspendant des poursuites abusives avait été reconnu depuis longtemps au Canada, mais la question de savoir si les cours criminelles avaient le pouvoir discrétionnaire de suspendre des procédures pour cause d’abus de procédure, ou si, en vertu de l’art. 508 (l’actuel art. 579) du Code criminel, l’exercice d’un tel pouvoir relevait plutôt uniquement du procureur général, demeurait incertaine (p. 131‑132).

[34] L’arrêt Jewitt a mis fin à cette incertitude en indiquant que les juges de première instance avaient le « pouvoir discrétionnaire résiduel » de suspendre des procédures afin de remédier à des abus de procédure. La Cour a affirmé qu’il était possible, dans certains cas particuliers, d’appliquer la règle de common law en matière d’abus de procédure « lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, ainsi que d’empêcher l’abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire » (p. 136‑137).

[35] Sur le plan analytique, la règle de common law en matière d’abus de procédure était perçue au départ comme distincte des considérations fondées sur la Charte, car elle visait davantage à maintenir la confiance du public dans l’intégrité du système judiciaire qu’à protéger les droits individuels. En outre, la distinction entre l’analyse applicable en common law et celle fondée sur la Charte était maintenue parce que les deux régimes prévoyaient des fardeaux de preuve différents en matière d’abus de procédure. En effet, pour démontrer qu’il avait été porté atteinte aux droits que lui garantit la Charte, l’intéressé devait satisfaire à la norme de la prépondérance des probabilités, alors que pour obtenir que le tribunal exerce le pouvoir qu’il tenait de la common law de suspendre une instance pour abus de procédure, l’intéressé se voyait imposer un fardeau de preuve plus exigeant, à savoir la norme des « cas les plus manifestes ».

[36] Dix ans plus tard, dans R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, la Cour a fait remarquer qu’il y avait beaucoup de points communs entre la règle de l’abus de procédure fondée sur la Charte et celle de la common law, cette dernière ayant été appliquée dans un certain nombre de circonstances mettant en cause la conduite de l’État en ce qui concerne à la fois « l’intégrité du système judiciaire et l’équité du procès de la personne accusée » (par. 73). C’est pourquoi la juge L’Heureux‑Dubé, rédigeant l’opinion unanime de la Cour sur ce point, a mentionné qu’il était nécessaire de fusionner les deux régimes pour n’en faire qu’une seule analyse fondée sur l’art. 7 de la Charte. Selon les circonstances, l’allégation d’abus de procédure peut faire intervenir différentes garanties prévues par la Charte; par conséquent, la solution la plus opportune pour traiter d’une telle allégation consiste parfois à s’appuyer sur la garantie procédurale particulière en cause. Par exemple, « lorsque l’accusé prétend que la conduite du ministère public l’a empêché d’être jugé dans un délai raisonnable, on peut mieux attaquer ces abus en ayant recours à l’al. 11b) » (par. 73). La Cour a relevé deux catégories d’abus de procédure auxquelles s’applique l’art. 7 de la Charte : (1) les cas où la conduite du poursuivant porte atteinte à l’équité du procès; (2) les cas où la conduite du poursuivant « contre[vient] aux notions fondamentales de justice et [mine] ainsi l’intégrité du processus judiciaire » (par. 73).

[37] La Cour a ajouté qu’il n’y avait aucune utilité concrète à conserver deux régimes d’analyse distincts fondés sur des fardeaux de preuve différents. Même si une atteinte à l’art. 7 de la Charte est établie selon la prépondérance des probabilités, le tribunal doit tout de même choisir la réparation qu’il convient d’accorder sous le régime du par. 24(1) de la Charte, et il faut toujours s’acquitter du fardeau des « cas les plus manifestes » pour justifier une suspension judiciaire des procédures (par. 69). La Cour a toutefois clairement indiqué que la fusion du régime de common law en matière d’abus de procédure et des recours prévus par la Charte pour n’en faire qu’une seule analyse fondée sur l’art. 7 de celle‑ci ne modifie pas « le caractère essentiel de la balance qui doit s’opérer en matière d’abus de procédure ». La juge L’Heureux‑Dubé a donné les explications suivantes à ce sujet (par. 69) :

Le paragraphe 24(1) autorise, de toute évidence, des réparations moins draconiennes qu’un arrêt des procédures lorsque le test « des cas les plus manifestes » n’est pas satisfait, mais que l’on établit, selon la balance des probabilités, qu’il y a eu violation de l’art. 7. À cet égard, le régime de la Charte est plus souple que la doctrine de l’abus de procédure en common law. Ceci n’est, toutefois, pas là la raison de conserver un régime de common law distinct. Il est important de reconnaître que la Charte a remplacé, entre les mains des juges, la hache par le scalpel et leur a donné un outil qui permet de façonner mieux que jamais des solutions qui tiennent compte des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l’équité envers les individus, les intérêts de la société et l’intégrité du système judiciaire. Même en common law, les tribunaux ont tenu compte des intérêts de la société (pour ne pas mentionner les intérêts individuels) à obtenir une déclaration définitive de culpabilité ou de non‑culpabilité dans les affaires mettant en cause des infractions graves. [. . .] Je ne vois pas pourquoi une telle pondération ne pourrait s’effectuer aussi efficacement, sinon plus, en vertu de la Charte, tant en ce qui concerne la définition des violations qu’en ce qui concerne le choix de la réparation appropriée aux violations identifiées. [Je souligne.]

[38] Ainsi, pour déterminer ce qui constitue une violation, il importe de se rappeler le genre de préjudice auquel la règle de common law en matière d’abus de procédure était censée s’attaquer et, partant, la raison pour laquelle un préjudice aussi grave justifiait une suspension de l’instance comme réparation appropriée. Autrement dit, même si le par. 24(1) de la Charte permet d’octroyer une vaste gamme de réparations, cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse faire la preuve d’un abus de procédure en établissant une atteinte moins grave soit au droit de l’accusé à un procès équitable, soit à l’intégrité du système de justice. Trouver le juste équilibre entre les préoccupations des individus et celles de la société : voilà le caractère essentiel de l’analyse relative à l’abus de procédure.

[39] Dans la première catégorie de cas, on se préoccupe de l’équité du procès de l’accusé. L’élément clé pour remplir le critère consiste à établir que l’intéressé a subi un préjudice suffisamment grave; la preuve d’une conduite répréhensible du poursuivant, quoique pertinente, n’est pas une condition préalable : R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657. Dans cette affaire, les jurés n’étaient pas parvenus à s’entendre sur un verdict au terme des deux premiers procès de l’accusé; le juge du troisième procès a suspendu celui‑ci pour abus de procédure. La question précise à trancher en appel était de savoir si une série de procès pouvait constituer en soi un abus de procédure ou si l’accusé devait démontrer que le poursuivant avait agi de manière répréhensible.

[40] La Cour a répété que le critère à appliquer pour décider s’il y a eu abus de procédure est de savoir si « forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société » ou s’il s’agit d’une procédure « oppressive ou vexatoire » (p. 659, citant Jewitt, p. 136‑137). Bien qu’elle ait conclu que la Couronne n’avait pas commis d’abus de procédure dans les circonstances de l’espèce en exerçant son pouvoir discrétionnaire d’intenter un troisième procès, la Cour a affirmé qu’il pouvait être satisfait au critère en l’absence d’un pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Comme l’explique la juge Wilson (p. 659) :

À mon avis, donner au mot « oppressive » une définition exigeant qu’il y ait une conduite blâmable ou un motif illégitime limiterait indûment l’application du principe. Dans le cas présent, par exemple, où il n’y a pas d’allégation de conduite blâmable, cette définition viendrait empêcher qu’une limite quelconque soit imposée au nombre de procès qui pourraient avoir lieu. La conduite blâmable de la poursuite et l’existence d’un motif illégitime ne sont que deux des nombreux facteurs qu’un tribunal doit prendre en considération lorsqu’il est appelé à examiner si, dans un cas donné, l’exercice par le ministère public de son pouvoir discrétionnaire de présenter de nouveau l’acte d’accusation équivaut à un abus de procédure.

[41] Dans la catégorie résiduelle de cas, l’atteinte aux droits de l’accusé est pertinente mais non déterminante. Bien entendu, dans la plupart des cas, l’accusé n’établira le bien‑fondé de son allégation d’abus de procédure que s’il parvient à démontrer que la conduite du poursuivant lui a causé un certain préjudice. Cependant, en ce qui concerne cette catégorie de cas, il est préférable de concevoir le préjudice subi comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice. Les propos suivants de la juge L’Heureux‑Dubé dans R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, expriment bien le caractère essentiel de l’équilibre à atteindre en matière d’abus de procédure en ce qui concerne la catégorie résiduelle de cas :

Suivant la doctrine de l’abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d’un accusé prive le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l’accusation. Les poursuites sont suspendues, non à la suite d’une décision sur le fond (voir Jewitt, précité, à la p. 148), mais parce qu’elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait l’intégrité du tribunal. Cette doctrine est l’une des garanties destinées à assurer « que la répression du crime par la condamnation du coupable se fait d’une façon qui reflète nos valeurs fondamentales en tant que société » (Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, à la p. 689, le juge Lamer). C’est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l’administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l’atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société [de veiller à ce] que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l’administration de la justice est mieux servie par l’arrêt des procédures. [Je souligne; p. 1667.]

[42] Le critère à appliquer pour décider s’il y a lieu d’accorder une suspension de l’instance pour abus de procédure, peu importe qu’il y ait eu ou non atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice, est celui qui a été exposé dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, et R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297. Il ne conviendra d’ordonner la suspension de l’instance que lorsque les deux critères suivants seront remplis : « (1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue; (2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice » (Regan, par. 54, citant O’Connor, par. 75).

[43] Avant d’appliquer ce cadre d’analyse à la présente affaire, je traiterai de certains des arguments avancés dans le cadre du présent pourvoi en ce qui concerne l’incidence que l’entente sur le plaidoyer devrait avoir sur l’analyse relative à l’abus de procédure.

3.5 L’analogie avec l’engagement contractuel

[44] Comme je l’ai dit précédemment, on fait valoir qu’il faut considérer toute entente sur le plaidoyer comme un engagement contractuel et l’exécuter comme s’il s’agissait de n’importe quel autre engagement d’un avocat. Cet argument ne saurait être retenu, car il fait complètement abstraction de l’aspect public des ententes sur le plaidoyer. En fait, contrairement à ce que prétend Mme Nixon, le Barreau de l’Alberta reconnaît expressément, dans le commentaire sur la règle 27 de son Code of Professional Conduct, qu’[traduction] « [u]ne entente entre la poursuite et la défense au sujet du plaidoyer qui sera inscrit n’est pas considérée comme un engagement ordinaire d’un avocat, et ce en raison des considérations de principe en cause » (mis à jour 2009 (en ligne)). Les facteurs susceptibles de vicier une entente — telles l’erreur, la déclaration inexacte et la fraude — et qui permettent habituellement à une partie privée de répudier une entente ne rendent pas pleinement compte des considérations d’intérêt public qui entrent en jeu dans la décision de répudier une entente sur le plaidoyer.

[45] Contrairement à ce que prétend Mme Nixon, le tribunal ne peut ordonner sommairement l’exécution d’une entente sur le plaidoyer comme s’il s’agissait de n’importe quel autre engagement d’un avocat. Il est également erroné de soutenir que la répudiation justifie en soi l’octroi d’une réparation judiciaire, et ce même en l’absence d’un préjudice (comme le juge de première instance l’a conclu au par. 55 de ses motifs) ou d’une conduite constituant un abus de procédure. Cet argument repose sur la prémisse erronée que la décision de répudier une telle entente ne relève pas du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et qu’elle n’est donc pas assujettie aux principes de droit constitutionnel énoncés dans Krieger.

[46] Il est toutefois utile de prendre cet argument en considération dans l’analyse, dans la mesure où l’analogie avec l’engagement d’un avocat fait ressortir l’importance de respecter les ententes sur le plaidoyer. En effet, dans le rapport ontarien souvent cité qui s’intitule Report of the Attorney General’s Advisory Committee on Charge Screening, Disclosure, and Resolution Discussions (1993) (le « Rapport du Comité Martin »), le comité en question juge que l’entente sur le plaidoyer conclue dans le cadre de procédures criminelles est [traduction] « de la nature d’un engagement ». L’obligation de l’avocat de respecter toute entente sur le plaidoyer y est décrite comme « un exemple précis des devoirs d’intégrité et de responsabilité » qui se trouvent « au cœur des obligations professionnelles de l’avocat ». Le respect des ententes sur le plaidoyer y est perçu non seulement comme « un impératif sur le plan déontologique », mais aussi comme « une nécessité pratique », car ces dernières permettent de « régler la grande majorité des questions litigieuses soumises aux cours criminelles de l’Ontario » (Rapport du Comité Martin, commentaire sur la recommandation 53, p. 312‑313).

[47] Compte tenu de cette nécessité pratique, l’effet obligatoire des ententes sur le plaidoyer est une question d’importance capitale en ce qui a trait à l’administration de la justice. Il va sans dire que c’est par le biais de telles ententes que l’on règle la grande majorité des affaires pénales au Canada, et qu’elles contribuent donc à rendre le système de justice pénale équitable et efficace.

[48] Bien entendu, il peut y avoir des cas où des procureurs de la Couronne ne parviennent pas à s’entendre en ce qui concerne l’entente sur le plaidoyer qui convient dans les circonstances. Compte tenu des nombreux facteurs complexes à prendre en considération lors des discussions menant à la conclusion d’une telle entente, cette réalité n’est pas étonnante. Toutefois, l’importance primordiale de respecter les ententes sur le plaidoyer fait en sorte qu’en cas de désaccord il arrivera que la Couronne doive tout simplement composer avec la décision initiale. En décider autrement minerait la confiance des avocats de la défense dans le caractère définitif des ententes conclues avec les procureurs de la Couronne avec qui ils travaillent quotidiennement. En outre, si les accusés ne peuvent se fier aux ententes conclues au terme de discussions visant à régler l’affaire, on se privera des avantages que les règlements procurent à la fois aux accusés et à l’administration de la justice. Par conséquent, je répète que les cas dans lesquels la Couronne peut à juste titre répudier une entente sur le plaidoyer sont — et doivent demeurer — très rares.

[49] Tous les procureurs généraux qui ont pris part au présent pourvoi s’entendent pour dire que les ententes sur le plaidoyer ne doivent être répudiées que dans des circonstances rares et exceptionnelles. Cependant, l’analogie avec l’engagement d’un avocat se révèle d’une utilité limitée pour trancher la question qui nous occupe. L’analogie peut s’avérer utile dans la mesure où elle fait ressortir l’importance de respecter de telles ententes, mais elle ne saurait servir à définir la norme qu’il convient d’appliquer en cas de répudiation. Le Rapport du Comité Martin a indiqué clairement cela dans le commentaire précité :

[traduction] Il est donc évident que les ententes sur le plaidoyer ne doivent pas miner l’intégrité du tribunal ou autrement déconsidérer l’administration de la justice. Le caractère sacré des ententes qui ont été conclues est certes un principe clé de l’administration de la justice, mais l’obligation première du procureur de la Couronne est de veiller à l’intégrité du système. Par conséquent, c’est cette obligation qui doit prévaloir dans les rares cas où ces deux valeurs entrent en conflit. [p. 314]

Par conséquent, il faut rejeter l’argument qu’une entente sur le plaidoyer peut être qualifiée de simple engagement contractuel.

3.6 Le critère de la décision raisonnablement défendable

[50] À l’instar du juge de première instance, notre Cour a également été invitée [traduction] « à établir un parallèle entre le pouvoir du procureur général de répudier une entente sur le plaidoyer et celui d’un juge de première instance de rejeter une recommandation conjointe relative à la peine, ces deux pouvoirs étant fondés sur l’idée d’éviter que l’administration de la justice soit déconsidérée » (décision du juge de première instance, par. 17). La Couronne a avancé cet argument en première instance, mais elle est ensuite revenue sur sa position. Le juge de première instance l’a toutefois retenu, et, se fondant sur son examen des arrêts des cours d’appel portant sur des recommandations conjointes, il a statué que le « critère de la décision raisonnablement défendable » était la norme qu’il convenait d’appliquer pour décider s’il y avait eu abus de procédure en l’espèce. La question principale est devenue celle de savoir si l’entente sur le plaidoyer conclue par le procureur de la Couronne était « raisonnablement défendable ». Ayant décidé qu’elle l’était, et sans avoir examiné plus à fond les circonstances dans lesquelles le SMA a pris sa décision de répudier l’entente, le juge de première instance a conclu que cette décision constituait un abus de procédure.

[51] La Cour d’appel a affirmé que le juge de première instance avait fait erreur à bien des égards en s’y prenant de la sorte. Je souscris à l’analyse de la juge Paperny sur ce point. Comme elle l’a fait remarquer, la démarche erronée du juge de première instance a non seulement eu pour effet d’inverser le fardeau de la preuve, mais [traduction] « le cadre d’analyse qu’il a choisi l’a [aussi] amené à se poser la mauvaise question ». Ainsi, au lieu d’examiner la décision du procureur de la Couronne de conclure l’entente sur le plaidoyer en vue de décider si elle était défendable, il aurait plutôt dû analyser les circonstances de la décision de répudier l’entente pour établir si cette décision‑là constituait un abus de procédure (par. 45).

[52] Le cadre d’analyse choisi par le juge de première instance a aussi amené ce dernier à commettre une erreur encore plus fondamentale. En effet, la façon dont il a apprécié le « caractère raisonnable » d’une décision prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites va à l’encontre des principes énoncés dans Krieger. La juge Paperny a repris ces principes et expliqué qu’il n’appartient pas au tribunal d’examiner le fondement d’une décision discrétionnaire prise par le procureur de la Couronne pour savoir si celle‑ci est justifiée ou raisonnable en soi (par. 46 à 49). En s’immisçant dans ce domaine et en remettant en cause le bien‑fondé de la décision, le tribunal de révision devient effectivement un poursuivant superviseur et il risque de perdre son indépendance et son impartialité. La prise en compte adéquate du rôle distinct du procureur général sur le plan constitutionnel quant aux décisions d’engager et de continuer des poursuites pénales fait en sorte que ces décisions « ne relève[nt] pas de la compétence légitime du tribunal » (Krieger, par. 32). Le tribunal n’examine donc pas le caractère raisonnable ou la justesse de la décision elle-même; il ne fait que vérifier s’il y a [traduction] « preuve d’une conduite répréhensible de la part du poursuivant, d’un motif illégitime, ou de mauvaise foi entachant la démarche, les circonstances ou la décision finale de répudier [l’entente] » (décision de la Cour d’appel, par. 49).

[53] Indépendamment de cette difficulté fondamentale que soulève le critère de la décision raisonnablement défendable, j’ajouterais que, sur le plan conceptuel, l’analogie avec le rejet, par le juge de première instance, d’une recommandation conjointe relative à la peine n’est guère utile pour établir la norme qu’il convient d’appliquer pour apprécier la répudiation d’une entente sur le plaidoyer. Le juge chargé de la détermination de la peine qui reçoit une recommandation conjointe procède à une analyse différente sur le plan qualitatif de celle que fait le responsable des poursuites appelé à décider s’il faut répudier ou non une telle entente. Le juge chargé de la détermination de la peine a pour tâche d’infliger une peine juste, c’est‑à‑dire une peine « adaptée » aux circonstances de l’infraction et à la situation du délinquant qui ont été exposées au tribunal. Lorsqu’il y a procès, ces circonstances sont largement tributaires des conclusions que le tribunal a tirées sur la base de la preuve produite au procès et à l’audience de détermination de la peine. Lorsque l’accusé plaide coupable, les circonstances de l’infraction et la situation de l’accusé sont habituellement établies sur la base de l’exposé conjoint des faits. Cela est d’autant plus vrai dans les cas où le plaidoyer de culpabilité est inscrit conformément à une entente sur le plaidoyer. En règle générale, la Couronne et la défense auront réglé toutes les questions litigieuses avant l’inscription du plaidoyer. Les avocats ont certes l’obligation déontologique de ne pas induire le tribunal en erreur au sujet de ces circonstances, mais il demeure que le juge n’est saisi que du résultat final des négociations qui ont abouti au plaidoyer, et non de l’ensemble des circonstances ou des considérations qui ont été soupesées. En revanche, l’autorité poursuivante qui doit décider de respecter une entente sur le plaidoyer ou de la répudier est tenue de prendre en compte l’ensemble des circonstances, y compris l’intérêt public, dans la tenue d’un procès. Il est donc impossible de transposer utilement dans ce contexte les principes de détermination de la peine qui s’appliquent en cas de recommandations conjointes.

[54] Passons maintenant aux circonstances de l’espèce.

4. Application à l’espèce de la règle de l’abus de procédure

[55] Bien que cela ne soit pas tout à fait clair, l’allégation de Mme Nixon qu’il y aurait eu abus de procédure ne semble pas être fondée sur le fait qu’il aurait été porté atteinte à son droit à un procès équitable. Elle prétend certes que la tournure des événements lui a été préjudiciable sous plusieurs aspects, mais la plus grande partie du préjudice qu’elle dit avoir subi n’a rien à voir avec l’équité du procès.

[56] Premièrement, elle décrit dans un affidavit le traumatisme psychologique et émotionnel qu’elle a subi par suite de l’incident et du fait que des accusations criminelles ont été portées contre elle, et y déclare qu’elle est devenue encore plus anxieuse après que la Couronne a modifié sa position. Il n’y a aucune raison de douter que Mme Nixon a été touchée par la tournure des événements, comme elle le décrit dans son affidavit. Toutefois, cela n’a aucune incidence sur le caractère équitable de son procès.

[57] En outre, Mme Nixon invoque la conclusion du juge de première instance selon laquelle elle a subi un préjudice parce que son avocat a été amené à croire que la preuve constituée par les échantillons d’haleine ne serait pas produite au procès et qu’en conséquence il n’avait pas étudié cette question à l’enquête préliminaire. Je suis d’accord avec la Cour d’appel que cette conclusion constitue une erreur manifeste et dominante, car le procureur de la Couronne s’était expressément réservé le droit, à l’enquête préliminaire, de présenter cette preuve au procès. Quoi qu’il en soit, comme la juge Paperny l’a souligné à juste titre, rien n’oblige la Couronne à présenter l’ensemble de sa preuve au stade de l’enquête préliminaire, et le bien‑fondé d’une preuve peut toujours être apprécié au procès (par. 51).

[58] Enfin, Mme Nixon soutient que si les accusations criminelles devaient être instruites, [traduction] « la renonciation à son droit de garder le silence compromettrait et affaiblirait grandement sa défense parce qu’elle avait admis que c’est elle qui était au volant du véhicule et qu’elle avait conduit celui‑ci de façon imprudente ». Elle soutient en outre que ces admissions « limiteraient aussi la capacité de son avocat actuel d’assumer sa défense et, en bout de ligne, porteraient peut‑être atteinte à son droit de retenir les services de l’avocat de son choix » (m.a., par. 139). À mon avis, cet argument est sans fondement. En effet, l’entente sur le plaidoyer a été répudiée avant même que Mme Nixon n’inscrive son plaidoyer de culpabilité à l’infraction réduite. De plus, le jugement de la Cour d’appel annule non seulement l’ordonnance du juge de première instance, mais également le plaidoyer qui en a résulté. Enfin, l’effet que cela aurait eu sur la capacité de son avocat à assumer sa défense n’est que pure conjecture.

[59] La question est donc de savoir si la présente affaire est visée par la catégorie résiduelle de cas mentionnée dans O’Connor. La répudiation de l’entente sur le plaidoyer, compte tenu de l’ensemble des circonstances, constitue‑t‑elle un abus de procédure? Autrement dit, le fait que la Couronne ait répudié l’entente était‑il à ce point injuste ou oppressif pour Mme Nixon, ou à ce point entaché de mauvaise foi ou d’un motif illégitime, que permettre à la Couronne de tenir un procès relativement à l’accusation de conduite dangereuse prévue au Code criminel porterait atteinte à l’intégrité du système judiciaire?

[60] Avant de discuter du bien‑fondé de la demande, je veux traiter d’une question préliminaire importante. Comme il a déjà été mentionné, le PGCB est intervenu dans le présent pourvoi pour insister sur l’importance que les cours de juridiction criminelle s’abstiennent de contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites avant d’avoir d’abord pris la « décision préliminaire » que l’examen est justifié. Je suis d’accord que les tribunaux ne doivent pas examiner les motifs qui sous‑tendent les actes résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites s’ils ne peuvent s’appuyer sur une preuve suffisante. Toutefois, selon moi, la preuve qu’une entente sur le plaidoyer a été conclue et, par la suite, répudiée par la Couronne satisfait au critère préliminaire. Je m’explique.

[61] Comme le PGCB le souligne à juste titre, l’imposition aux tribunaux d’une exigence selon laquelle ils doivent d’abord se prononcer quant à l’utilité de la tenue d’une enquête fondée sur la Charte n’a rien de nouveau : R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343. Il faut également satisfaire à des critères préliminaires semblables dans d’autres domaines du droit criminel; ils ne constituent pas une anomalie. Des conditions préliminaires peuvent être imposées uniquement pour des raisons pragmatiques. Comme la Cour l’a fait remarquer dans Pires (par. 35) :

Pour que notre système de justice fonctionne, les juges qui président les procès doivent être en mesure de veiller au bon déroulement des instances. L’un des mécanismes leur permettant d’y arriver est le pouvoir de refuser de procéder à une audition de la preuve lorsque la partie qui en fait la demande est incapable de démontrer qu’il est raisonnablement probable que cette audience aidera à résoudre les questions soumises au tribunal.

[62] Hormis de telles considérations pragmatiques, il existe de bonnes raisons d’imposer un fardeau initial au demandeur qui prétend qu’un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites constitue un abus de procédure. Comme de telles décisions échappent généralement à la compétence du tribunal, il ne suffit pas d’entreprendre un examen pour qu’un demandeur puisse faire une simple allégation d’abus de procédure. Par exemple, un demandeur ne saurait prétendre qu’il y a eu abus de procédure au simple motif que la Couronne a décidé de donner suite aux accusations portées contre lui mais retiré des accusations similaires portées contre un coaccusé. En l’absence de tout autre élément, rien ne justifierait que le tribunal examine les motifs qui sous‑tendent l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

[63] Toutefois, la répudiation d’une entente sur le plaidoyer n’est pas qu’une simple allégation. C’est une preuve que la Couronne n’a pas tenu parole. Tout le monde en convient : le respect des ententes sur le plaidoyer revêt une importance cruciale pour l’administration saine et équitable de la justice criminelle. La répudiation d’une telle entente est un événement rare et exceptionnel. Selon moi, la preuve que la Couronne a conclu une entente sur le plaidoyer qu’elle a par la suite répudiée est conforme à la norme préliminaire à laquelle il doit être satisfait pour entreprendre un examen de la décision en vue de décider si elle constitue un abus de procédure. En outre, dans la mesure où la Couronne est la seule partie au courant de l’information, c’est à elle qu’il incombe d’exposer au tribunal les circonstances et les motifs qui sous-tendent sa décision de répudier l’entente. En d’autres termes, la Couronne doit expliquer au tribunal pourquoi et comment elle est parvenue à la décision de ne pas respecter l’entente qu’elle avait pourtant conclue. En bout de ligne, c’est au demandeur qu’il revient d’établir qu’il y a eu abus de procédure et, comme il a déjà été discuté, il doit satisfaire à un critère rigoureux. Cependant, le peu, voire l’absence d’explications de la Couronne, le cas échéant, constitue un facteur qui milite fortement en faveur de la thèse du demandeur qui cherche à établir qu’il y a eu abus de procédure.

[64] Cette démarche est conforme aux principes énoncés dans Krieger. Les actes qui résultent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites n’échappent pas au contrôle judiciaire. Ils sont plutôt susceptibles de contrôle judiciaire pour le motif d’abus de procédure. Selon les circonstances, la répudiation d’une entente sur le plaidoyer peut fort bien constituer un abus de procédure, soit parce qu’elle rend le procès inéquitable, soit parce qu’elle est visée par l’étroite catégorie résiduelle de cas qui minent l’intégrité du processus judiciaire. Lorsqu’on applique la norme de Krieger à une telle répudiation, il faut avoir à l’esprit les principes exposés dans les présents motifs, notamment aux par. 46 à 48, en ce qui concerne l’importance de respecter les ententes conclues en vue de régler une affaire. À titre d’exemple, supposons que la répudiation ait été faite de façon arbitraire, sans la tenue d’un examen des circonstances ayant mené à la conclusion de l’entente et sans que le préjudice qu’elle pourrait causer à l’accusé ait été pris en compte. Ou alors supposons qu’une preuve établisse l’existence d’un problème systémique dans un ressort particulier où les procureurs de la Couronne s’écartent régulièrement et sommairement des décisions prises par leurs prédécesseurs dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils ne souscrivent pas aux modalités des ententes sur le plaidoyer conclues par ces derniers. Selon moi, il peut arriver dans de telles circonstances que le juge de première instance soit convaincu que le représentant de la Couronne a agi de mauvaise foi ou qu’il a eu une conduite répréhensible flagrante au point de commettre un abus de procédure.

[65] J’estime donc qu’il doit être satisfait à un critère préliminaire avant que le tribunal n’entreprenne le contrôle judiciaire d’un exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. La preuve de la répudiation satisfait à ce critère.

[66] Dans la présente affaire, je suis d’accord avec la Cour d’appel que la preuve ne permet pas de conclure à l’abus de procédure. Le juge de première instance a certes posé la mauvaise question et appliqué le mauvais critère pour décider s’il y avait eu abus de procédure, mais il a tout de même examiné les considérations qui ont servi de fondement à la décision de répudier l’entente, le processus qui a été suivi, et la conduite de l’ensemble des intervenants de la Couronne qui ont participé à ce processus. En rejetant la prétention de Mme Nixon selon laquelle la décision du SMA a été prise pour un motif illégitime, il a conclu qu’[traduction] « il n’y [avait] absolument aucune preuve » d’ingérence politique (par. 22) et que « rien ne donnait à penser que [le SMA] avait agi de mauvaise foi ou en vue de donner suite à une décision politique — réelle ou perçue — de son ministre de la Justice » (par. 25). Par ailleurs, les considérations qui ont servi de fondement à la décision du SMA de répudier l’entente n’avaient rien d’irrégulier. Voici comment le juge de première instance a décrit ces considérations (par. 26) :

[traduction] Ceux qui ont influencé la décision [du SMA] de répudier l’entente sur le plaidoyer ont contesté deux conclusions du [procureur de la Couronne] : premièrement, que les analyses des échantillons d’haleine fournis par Mme Nixon seraient inadmissibles au procès, et, deuxièmement, que le témoignage de Ryan Galloway, qui avait vu plus tôt une fourgonnette conduite de façon irrégulière dont les plaques d’immatriculation correspondaient à celles de l’accusée, était trop éloigné des circonstances de l’affaire pour être pertinent quant à la poursuite. Au vu de ces deux erreurs, le sous‑ministre adjoint était convaincu que toute entente qui permettrait à Mme Nixon d’éviter d’être reconnue coupable des infractions au Code criminel qui lui étaient reprochées était contraire à l’intérêt public, surtout compte tenu du fait que deux personnes avaient été tuées et qu’une troisième personne était devenue orpheline en raison de sa façon de conduire son véhicule. Il a donc conclu que respecter l’entente serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. [Je souligne.]

[67] Le juge de première instance a commis une erreur en rejetant sommairement l’opinion réfléchie du SMA au motif que la Couronne ne pouvait pas se contenter de simplement [traduction] « établir que d’autres avocats, même des avocats encore plus chevronnés, ont tiré une conclusion différente » de celle du procureur de la Couronne (par. 27). Sur ce point, le juge de première instance a fait sien le raisonnement du juge Hill dans R. c. M. (R.) (2006), 83 O.R. (3d) 349 (C.S.J.). Toutefois, la démarche suivie dans M. (R.) repose sur le point de vue erroné selon lequel [traduction] « le fait de répudier une entente ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites » (M. (R.), par. 65 (en italique dans l’original)). Le juge Hill était donc d’avis que même si l’entente sur le plaidoyer ne peut faire l’objet d’un contrôle qu’en cas d’abus de procédure, la répudiation, elle, est assujettie à la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure (par. 62).

[68] Comme je l’ai expliqué, la décision du SMA de répudier l’entente sur le plaidoyer relève du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. En l’absence de conduite répréhensible de la part du poursuivant, de motif illégitime, ou de mauvaise foi entachant la démarche, les circonstances ou la décision finale de répudier l’entente, la décision d’engager une poursuite appartient exclusivement à la Couronne. Il arrive souvent que des avocats raisonnables ne parviennent pas à s’entendre sur la question de savoir si une décision particulière est dans l’intérêt public dans les circonstances de l’espèce. Le SMA a conclu de bonne foi que le procureur de la Couronne avait mal évalué la force probante de la preuve, et, sur ce fondement, il a jugé que, compte tenu de la gravité des infractions reprochées, il ne serait pas dans l’intérêt public de mettre fin à la poursuite. On ne saurait guère considérer cela comme la preuve d’une inconduite.

[69] Cela ne signifie pas que l’on puisse répudier des ententes sur le plaidoyer par simple caprice. La méthode qu’on a suivie pour en arriver à la décision peut elle‑même révéler l’existence d’une inconduite telle qu’elle équivaut à un abus de procédure. Ce n’est cependant pas ce qui s’est produit en l’espèce. La répudiation d’une entente sur le plaidoyer est en effet un événement rare et exceptionnel. La preuve a révélé que cela ne s’était produit qu’à deux reprises en Alberta, [traduction] « une fois dans les années 80, et une autre fois dans l’année qui a précédé le procès dans la présente affaire » (décision de la Cour d’appel, par. 48). En outre, aucune preuve n’a établi qu’on s’était comporté de façon abusive dans le processus ayant mené à la décision de répudier l’entente. Je souscris à l’analyse faite par la juge Paperny à cet égard (par. 50) :

[traduction] De plus, il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où la répudiation a été faite « de façon inéquitable » ou par suite d’un exercice « irrationnel, déraisonnable ou oppressif » du pouvoir discrétionnaire du procureur général. Le SMA a examiné attentivement la preuve qui était source de préoccupation et s’est appuyé sur des avis juridiques ainsi que sur la politique du procureur général de l’Ontario pour bien saisir les considérations pertinentes. Après avoir conclu que le point de vue original du procureur de la Couronne était erroné et que l’entente sur le plaidoyer qui en avait résulté était susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, il s’est empressé de faire part à l’intimée de sa décision de répudier l’entente sur le plaidoyer. Il a également examiné la possibilité que sa décision fasse subir un préjudice à l’intimée et conclu que ce n’était pas le cas. La conduite du SMA, prise dans son ensemble, ne peut être qualifiée d’inéquitable, de déraisonnable, d’oppressive ou d’irrationnelle. Il n’a pas été satisfait à la norme préliminaire exigeante qu’il convient d’appliquer pour décider s’il y a eu abus de procédure.

[70] Enfin, Mme Nixon a été rétablie dans la situation dans laquelle elle se trouvait à la fin de l’enquête préliminaire, avant que l’entente sur le plaidoyer ne soit conclue. La prétention selon laquelle elle a subi un préjudice par suite de la répudiation de l’entente n’est pas fondée.

5. Dispositif

[71] Pour ces motifs, le pourvoi est rejeté.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelante : Beresh Cunningham Aloneissi O’Neill Hurley, Edmonton.

Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Calgary.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Fleming DePoe Lieslar, Edmonton.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Henein & Associate, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2011 CSC 34 ?
Date de la décision : 24/06/2011
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne - Accusée inculpée de conduite dangereuse ayant causé la mort, de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles, et d’accusations parallèles de conduite avec facultés affaiblies - La Couronne et l’accusée concluent une entente sur le plaidoyer - Par la suite, la Couronne répudie l’entente - La répudiation porte‑t‑elle atteinte aux droits garantis à l’accusée par l’art. 7 de la Charte? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.

Droit criminel - Entente sur le plaidoyer - Répudiation - Accusée inculpée de conduite dangereuse ayant causé la mort, de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles, et d’accusations parallèles de conduite avec facultés affaiblies - La Couronne et l’accusée concluent une entente sur le plaidoyer - Par la suite, la Couronne répudie l’entente - La répudiation constitue‑t‑elle un élément de stratégie ou de conduite devant le tribunal ou relève‑t‑elle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites? - La répudiation peut‑elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire au motif qu’elle constitue un abus de procédure?.

L’accusée a franchi une intersection avec son autocaravane sans faire d’arrêt et a heurté un autre véhicule, tuant un homme et son épouse et blessant leur jeune fils. Elle a été accusée de plusieurs infractions au Code criminel, notamment de conduite dangereuse ayant causé la mort, de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles, et d’accusations parallèles de conduite avec facultés affaiblies. Les avocats ont d’abord conclu une entente sur le plaidoyer, assortie d’une recommandation conjointe qu’une amende de 1 800 $ soit imposée à l’accusée. Selon l’entente, l’accusée devait inscrire un plaidoyer de culpabilité à une accusation de conduite imprudente au sens de la Traffic Safety Act de la province; en contrepartie, la Couronne consentait à retirer les accusations fondées sur le Code criminel. Quand le sous‑ministre adjoint par intérim de la section de la justice pénale du bureau du procureur général a vu le projet d’entente, il a entrepris une enquête qui l’a amené à conclure que l’appréciation de la solidité de la preuve par le procureur de la Couronne comportait des lacunes. Selon lui, un plaidoyer relatif à une accusation de conduite imprudente dans les circonstances était contraire aux intérêts de la justice et susceptible de déconsidérer l’administration de celle‑ci. Il a donc été ordonné au procureur de la Couronne de répudier l’entente sur le plaidoyer et de procéder à l’instruction de l’affaire. En réponse, l’accusée a présenté une requête fondée sur l’art. 7 de la Charte dans laquelle elle a allégué l’abus de procédure et demandé au tribunal d’ordonner à la Couronne d’exécuter l’entente. Le juge de première instance a conclu que les négociations entre les avocats survenues après le dépôt des accusations constituaient des éléments de la stratégie ou de la conduite du poursuivant pouvant faire l’objet d’un contrôle par le tribunal, et que la répudiation de l’entente sur le plaidoyer n’était pas justifiée en l’espèce. Il a conclu qu’il avait été porté atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti à l’accusée par l’art. 7 de la Charte et ordonné à la Couronne de soumettre l’entente à un autre juge. La Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté par la Couronne après avoir conclu que la répudiation d’une entente sur le plaidoyer était une question relevant du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qui ne pouvait faire l’objet d’un contrôle de la part des tribunaux, sous réserve de la règle de l’abus de procédure.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

L’importance cruciale de la distinction entre l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne pouvant faire l’objet d’un contrôle qu’en cas d’abus de procédure et les éléments de stratégie ou de conduite devant le tribunal assujettis à la compétence inhérente de la cour de juridiction criminelle de contrôler sa propre procédure a été examinée et expliquée à fond dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372. Sous réserve de la règle de l’abus de procédure, il ne relève pas de la compétence légitime du tribunal de superviser le processus décisionnel d’une partie plutôt que la conduite des parties comparaissant devant lui. La décision de la Couronne de répudier l’entente sur le plaidoyer et de continuer la poursuite constituait manifestement un acte résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites visé par les principes énoncés dans Krieger : il est susceptible de contrôle judiciaire seulement s’il y a eu abus de procédure. Ni la décision d’entamer des procédures, ni la conclusion d’une entente sur le plaidoyer ne signifie que ce pouvoir ne peut plus être exercé. Tant que les procédures sont en cours, la Couronne peut être tenue de prendre d’autres décisions quant à savoir si la poursuite doit être continuée et, le cas échéant, à l’égard de quelles accusations.

Il existe deux catégories d’abus de procédure auxquelles s’applique l’art. 7 de la Charte : (1) les cas où la conduite du poursuivant porte atteinte à l’équité du procès; et (2) les cas où la conduite du poursuivant contrevient aux notions fondamentales de justice et mine ainsi l’intégrité du processus judiciaire. Même si le par. 24(1) de la Charte permet d’octroyer une vaste gamme de réparations, cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse faire la preuve d’un abus de procédure en établissant une atteinte moins grave soit au droit de l’accusé à un procès équitable, soit à l’intégrité du système de justice. Trouver le juste équilibre entre les préoccupations des individus et celles de la société : voilà le caractère essentiel de l’analyse relative à l’abus de procédure.

La répudiation d’une entente sur le plaidoyer peut fort bien constituer un abus de procédure, soit parce qu’elle rend le procès inéquitable, soit parce qu’elle est visée par l’étroite catégorie résiduelle de cas qui minent l’intégrité du processus judiciaire. La question plus difficile à trancher dans le présent pourvoi est de savoir dans quelle mesure il faut, dans l’analyse relative à l’abus de procédure, tenir compte de l’exercice initial du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, à savoir l’offre du procureur de la Couronne de régler l’affaire sur la base d’un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave. Il ne faut pas considérer l’entente sur le plaidoyer comme un engagement contractuel. Les facteurs susceptibles de vicier une entente — tels l’erreur, la déclaration inexacte et la fraude — et qui permettent habituellement à une partie privée de répudier une entente ne rendent pas pleinement compte des considérations d’intérêt public qui entrent en jeu. Toutefois, l’analogie fait utilement ressortir l’importance capitale de respecter l’entente. Les cas dans lesquels la Couronne peut à juste titre répudier une entente sur le plaidoyer sont — et doivent demeurer — très rares. En outre, le critère de la décision raisonnablement défendable que le juge de première instance a appliqué pour apprécier la décision du procureur de la Couronne de conclure une entente sur le plaidoyer n’est pas la norme qu’il convient d’appliquer pour décider s’il y a eu abus de procédure. En effet, il faut plutôt analyser les circonstances de la décision de répudier l’entente pour établir si cette décision‑là constitue un abus de procédure. L’appréciation du « caractère raisonnable » d’une décision prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites va à l’encontre du rôle distinct du procureur général sur le plan constitutionnel quant aux décisions d’engager et de continuer des poursuites pénales, ainsi que des principes énoncés dans Krieger.

Comme les actes résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites échappent généralement à la compétence du tribunal, il existe de bonnes raisons d’imposer un fardeau initial au demandeur qui allègue l’abus de procédure. Les tribunaux ne doivent pas examiner les motifs qui sous‑tendent les actes résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites s’ils ne peuvent s’appuyer sur une preuve suffisante. Toutefois, la preuve que la Couronne a conclu une entente sur le plaidoyer qu’elle a par la suite répudiée est conforme à la norme préliminaire à laquelle il doit être satisfait. En outre, dans la mesure où la Couronne est la seule partie au courant de l’information, c’est à elle qu’il incombe d’exposer au tribunal les circonstances et les motifs qui sous‑tendent sa décision de répudier l’entente. En bout de ligne, cependant, c’est au demandeur qu’il revient d’établir qu’il y a eu abus de procédure.

En l’espèce, le fait que la Couronne ait répudié l’entente n’était pas à ce point injuste ou oppressif pour l’accusée, ou à ce point entaché de mauvaise foi ou d’un motif illégitime, que permettre à la Couronne de tenir un procès relativement à l’accusation de conduite dangereuse prévue au Code criminel porterait atteinte à l’intégrité du système judiciaire et, partant, constituerait un abus de procédure. En effet, le sous‑ministre adjoint par intérim a conclu de bonne foi que le procureur de la Couronne avait mal évalué la force probante de la preuve, et, sur ce fondement, il a jugé que, compte tenu de la gravité des infractions reprochées, il ne serait pas dans l’intérêt public de mettre fin à la poursuite. On ne saurait guère considérer cela comme la preuve d’une inconduite. Enfin, l’accusée a été rétablie dans la situation dans laquelle elle se trouvait à la fin de l’enquête préliminaire, avant que l’entente sur le plaidoyer ne soit conclue, et n’a donc pas subi de préjudice par suite de la répudiation.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Nixon

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372
arrêt critiqué : R. c. M. (R.) (2006), 83 O.R. (3d) 349
arrêts mentionnés : R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657
R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391
R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297
R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 24(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.
Traffic Safety Act, R.S.A. 2000, ch. T‑6.
Doctrine citée
Law Society of Alberta. Code of Professional Conduct, version No. 2009_V1, June 3, 2009 (online : http://www.lawsociety.ab.ca/files/regulations/Code.pdf).
Ontario. Report of the Attorney General’s Advisory Committee on Charge Screening, Disclosure, and Resolution Discussions. Toronto : The Committee, 1993.

Proposition de citation de la décision: R. c. Nixon, 2011 CSC 34 (24 juin 2011)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2011-06-24;2011.csc.34 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award