La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

27/10/2011 | CANADA | N°2011_CSC_52

Canada | Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52 (27 octobre 2011)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422

Date : 20111027

Dossier : 33648

Entre :

Workers’ Compensation Board de la Colombie-Britannique

Appelant

et

Guiseppe Figliola, Kimberley Sallis, Barry Dearden et

British Columbia Human Rights Tribunal

Intimés

- et -

Procureur général de la Colombie-Britannique, Coalition of BC Businesses,

Commission canadienne des droits de la personne, Alberta Human Rights

C

ommission et Vancouver Area Human Rights Coalition Society

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422

Date : 20111027

Dossier : 33648

Entre :

Workers’ Compensation Board de la Colombie-Britannique

Appelant

et

Guiseppe Figliola, Kimberley Sallis, Barry Dearden et

British Columbia Human Rights Tribunal

Intimés

- et -

Procureur général de la Colombie-Britannique, Coalition of BC Businesses,

Commission canadienne des droits de la personne, Alberta Human Rights

Commission et Vancouver Area Human Rights Coalition Society

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 55)

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 56 à 99)

La juge Abella (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps, Charron et Rothstein)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie et Fish)

Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422

Workers’ Compensation Board de la Colombie‑Britannique Appelante

c.

Guiseppe Figliola,

Kimberley Sallis, Barry Dearden et

British Columbia Human Rights Tribunal Intimés

et

Procureur général de la Colombie‑Britannique,

Coalition of BC Businesses,

Commission canadienne des droits de la personne,

Alberta Human Rights Commission et

Vancouver Area Human Rights Coalition Society Intervenants

Répertorié : Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola

2011 CSC 52

No du greffe : 33648.

2011 : 16 mars; 2011 : 27 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Huddart, Frankel et Tysoe), 2010 BCCA 77, 2 B.C.L.R. (5th) 274, 316 D.L.R. (4th) 648, 284 B.C.A.C. 50, 481 W.A.C. 50, 3 Admin. L.R. (5th) 49, [2010] B.C.J. No. 259 (QL), 2010 CarswellBC 330, qui a annulé une décision de la juge Stromberg‑Stein, 2009 BCSC 377, 93 B.C.L.R. (4th) 384, 96 Admin. L.R. (4th) 250, [2009] B.C.J. No. 554 (QL), 2009 CarswellBC 737. Pourvoi accueilli.

Scott A. Nielsen et Laurel Courtenay, pour l’appelante.

Lindsay Waddell, James Sayre et Kevin Love, pour les intimés Guiseppe Figliola, Kimberley Sallis et Barry Dearden.

Jessica M. Connell et Katherine Hardie, pour l’intimé British Columbia Human Rights Tribunal.

Jonathan G. Penner, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Peter A. Gall, c.r., et Nitya Iyer, pour l’intervenante Coalition of BC Businesses.

Sheila Osborne‑Brown et Philippe Dufresne, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.

Janice R. Ashcroft, pour l’intervenante Alberta Human Rights Commission.

Ryan D. W. Dalziel, pour l’intervenante Vancouver Area Human Rights Coalition Society.

Version française du jugement des juges LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein rendu par

[1] La juge Abella — Quiconque est partie à un litige souhaite que les questions juridiques en cause soient tranchées le plus équitablement et rapidement possible par un décideur faisant autorité et, par souci d’équité, veut l’assurance que la décision rendue sera définitive et exécutoire, exception faite du droit d’en demander le contrôle judiciaire ou d’interjeter appel. Personne ne s’attend à ce que les mêmes questions soient réexaminées devant un autre forum à la demande d’une partie déboutée cherchant à obtenir un résultat différent. Il y a cependant des cas où la justice impose de reprendre le litige.

[2] En Colombie‑Britannique, la loi confère au tribunal des droits de la personne le pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre une plainte sur le fond de laquelle un décideur s’est déjà prononcé de façon appropriée. En l’espèce, la Cour est appelée à déterminer comment doit s’exercer ce pouvoir discrétionnaire lorsqu’un autre tribunal administratif, qui a une compétence concurrente en matière de droits de la personne, a déjà rendu une décision.

Contexte

[3] Guiseppe Figliola, Kimberley Sallis et Barry Dearden sont aux prises avec des douleurs chroniques. M. Figliola s’est blessé dans la région lombaire en tentant d’installer une tige d’aération en acier de soixante livres au centre d’un rouleau de papier. Mme Sallis est tombée dans un escalier glissant en livrant du courrier pour Postes Canada. M. Dearden, qui travaillait lui aussi pour Postes Canada, a commencé à éprouver des douleurs au dos en livrant du courrier.

[4] Chacun d’eux a soumis à la Workers’ Compensation Board de la Colombie‑Britannique (la « Commission ») une demande d’indemnisation fondée, entre autres, sur leurs douleurs chroniques. L’employeur a été avisé dans chaque cas.

[5] La politique de la Commission, établie par le comité de direction de l’organisme, prévoit une indemnité d’un montant fixe dans les cas de douleur chronique :

[traduction] Lorsqu’un agent de la Commission conclut qu’un travailleur a droit à l’indemnité pour douleur chronique [. . .], celle‑ci équivaut à 2,5 % de l’indemnité à laquelle il aurait droit en cas d’invalidité totale.

(Rehabilitation Services and Claims Manual, vol. I, politique no 39.01, Chronic Pain, al. 4b); remplacée par vol. II, politique no 39.02, Chronic Pain (en ligne).)

[6] En application de cette politique, les plaignants ont touché, pour leurs douleurs chroniques, une indemnité d’un montant fixe équivalant à 2,5 % du montant qui aurait été alloué en cas d’invalidité totale. Pour la Commission, l’invalidité partielle s’exprime sous forme de pourcentage de l’incapacité d’un travailleur totalement invalide. On vise ainsi à rendre compte de [traduction] « la mesure dans laquelle une blessure particulière est susceptible de nuire à la capacité du travailleur de gagner un revenu » (Rehabilitation Services and Claims Manual, vol. II, politique no 39.00).

[7] Chaque plaignant a interjeté appel devant la Review Division de la Commission (la « Section de révision »), soutenant que la politique de l’indemnité fixe pour les douleurs chroniques était manifestement déraisonnable, qu’elle était inconstitutionnelle au regard de l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’elle constituait de la discrimination fondée sur la déficience au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 8 du Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210 (« Code »).

[8] L’agent de révision, Nick Attewell, a conclu que la question de savoir si une politique de la Commission était manifestement déraisonnable relevait exclusivement du Workers’ Compensation Appeal Tribunal (« WCAT »). Il a aussi conclu que le WCAT étant expressément privé de compétence en matière constitutionnelle par effet combiné de l’art. 44 de l’Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45 (« ATA »), et de l’art. 245.1 de la Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 492, il en était lui aussi dépourvu.

[9] L’agent de révision s’est toutefois estimé compétent pour entendre la plainte fondée sur le Code en raison de l’arrêt Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513, dans lequel notre Cour a conclu, à la majorité, que les tribunaux des droits de la personne n’étaient pas investis d’une compétence exclusive et, que, à moins de dispositions législatives contraires, d’autres tribunaux administratifs pouvaient exercer une compétence concurrente en matière d’application des lois sur les droits de la personne.

[10] Au terme de motifs minutieux et approfondis, l’agent de révision a conclu que la politique de la Commission relative à la douleur chronique n’enfreignait pas l’art. 8 du Code et qu’elle n’était donc pas discriminatoire.

[11] Les plaignants ont porté la décision de M. Attewell en appel devant le WCAT. Avant l’instruction de l’appel, la législature de la Colombie‑Britannique a modifié l’Administrative Tribunals Act et la Workers Compensation Act, et supprimé la compétence du WCAT en matière d’application du Code (Attorney General Statutes Amendment Act, 2007, S.B.C. 2007, ch. 14). Aucune des parties n’a soulevé la question de l’effet de cette modification sur le pouvoir de l’agent de révision de se prononcer sur une question relevant du Code et nous n’en sommes pas saisis.

[12] Compte tenu des modifications, l’appel interjeté par les plaignants des conclusions de l’agent de révision relatives aux droits de la personne ne pouvait pas être entendu par le WCAT, mais il leur était toujours loisible de demander un contrôle judiciaire. Or, plutôt que de procéder ainsi, les plaignants ont déposé devant le tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») de nouvelles plaintes dans lesquelles ils reprenaient l’argument qu’ils avaient soumis à la Section de révision, selon lequel la politique de la Commission en matière de douleur chronique était contraire à l’art. 8 du Code. Ils n’ont pas poursuivi l’appel interjeté devant le WCAT à l’encontre de la conclusion de l’agent de révision relative à sa compétence pour décider si cette politique est manifestement déraisonnable.

[13] La Commission a présenté au Tribunal une requête pour rejet des nouvelles plaintes, dans laquelle elle soutenait, d’une part, que le Tribunal n’avait pas compétence pour les entendre (27(1)a) du Code) et, d’autre part, que la Section de révision avait déjà statué de façon appropriée sur le fond de la plainte (27(1)f) du Code). Voici le texte de ces dispositions :

[traduction]

27 (1) Un membre ou une formation peut, à tout moment après le dépôt d’une plainte, la rejeter en totalité ou en partie, avec ou sans audience si, à son avis, l’une ou l’autre des circonstances suivantes est applicable :

a) la plainte ou une partie de la plainte ne relève pas de la compétence du tribunal;

. . .

f) il a été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte dans une autre instance;

[14] Le Tribunal a rejeté les deux arguments (2008 BCHRT 374 (CanLII)). Il a notamment conclu qu’il n’y avait pas lieu de rejeter les plaintes en vertu de l’al. 27(1)f), conclusion qui intéresse particulièrement la présente espèce. Citant British Columbia (Ministry of Competition, Science & Enterprise) c. Matuszewski, 2008 BCSC 915, 82 Admin. L.R. (4th) 308, et s’appuyant sur l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, de notre Cour, le Tribunal a jugé qu’il [traduction] « n’a pas été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte dans le cadre du processus de révision. [. . .] [L]a question soulevée est une question que le Tribunal peut à bon droit considérer et il convient que les parties puissent bénéficier d’une audience en bonne et due forme par le tribunal » (par. 50).

[15] À l’issue d’un contrôle judiciaire, la juge Stromberg‑Stein a annulé cette décision (2009 BCSC 377, 93 B.C.L.R. (4th) 384), estimant que l’agent de révision avait déjà [traduction] « statué de façon définitive » sur les mêmes questions et que le Tribunal n’avait pas dûment tenu compte des principes applicables en matière d’autorité de la chose jugée, de contestation indirecte et d’abus de procédure (par. 40 et 54). Elle a conclu que, si le Tribunal entendait les plaintes, cela violerait les principes de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. Selon elle, les plaintes déposées devant le Tribunal relevaient d’une tentative déguisée d’éluder le contrôle judiciaire :

[traduction] Le Tribunal se trouverait à se prononcer sur le bien‑fondé de la décision de la Section de révision. Ce n’est pas son rôle, et il y aurait abus de procédure s’il le faisait. [par. 56]

[16] S’agissant de la norme de contrôle applicable, la juge a exprimé l’avis que la décision du Tribunal devait être annulée que l’on applique la norme de la décision correcte ou celle de la décision manifestement déraisonnable.

[17] La Cour d’appel a rétabli la décision du Tribunal (2010 BCCA 77, 2 B.C.L.R. (5th) 274). Suivant son interprétation de l’al. 27(1)f), cette disposition reflète l’intention du législateur de conférer au Tribunal la compétence de statuer sur les plaintes relevant des droits de la personne, même lorsqu’un autre tribunal s’est déjà prononcé sur les mêmes questions. Cet examen par le Tribunal ne constituait pas l’exercice d’une compétence d’appel, mais découlait de son rôle consistant à déterminer si l’instance antérieure avait permis de statuer de façon appropriée sur le fond des questions relatives aux droits de la personne.

[18] Au sujet de la norme de contrôle, la Cour d’appel a conclu que la question mettait en cause l’al. 27(1)f) et que, compte tenu de la nature discrétionnaire des décisions fondées sur cette disposition, la norme applicable, suivant la jurisprudence, est celle de la décision manifestement déraisonnable : voir Workers’ Compensation Appeal Tribunal (B.C.) c. Hill, 2011 BCCA 49, 299 B.C.A.C. 129; Berezoutskaia c. Human Rights Tribunal (B.C.), 2006 BCCA 95, 223 B.C.A.C. 71; Hines c. Canpar Industries Ltd., 2006 BCSC 800, 55 B.C.L.R. (4th) 372; et Matuszewski. La cour a fondé cette conclusion sur le par. 59(3) de l’ATA, qui définit la norme applicable, et sur le par. 59(4), qui énonce différents critères présidant à son application :

[traduction]

59 (1) Le contrôle judiciaire d’une décision du tribunal s’effectue suivant la norme de la décision correcte, sauf à l’égard des questions relatives à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, des conclusions de fait et des questions d’application des règles de la common law en matière de justice naturelle et d’équité procédurale.

. . .

(3) Une décision discrétionnaire du tribunal n’est susceptible d’annulation par un tribunal judiciaire que si elle est manifestement déraisonnable.

(4) Pour l’application du paragraphe précédent, est manifestement déraisonnable une décision discrétionnaire, si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de l’une ou l’autre des façons suivantes :

a) arbitrairement ou de mauvaise foi;

b) à des fins illégitimes;

c) entièrement ou principalement sur le fondement de facteurs non pertinents;

d) sans tenir compte d’exigences prévues par la loi.

[19] La Cour d’appel a conclu que la décision du Tribunal n’était pas manifestement déraisonnable.

[20] Je souscris à la conclusion que, compte tenu des dispositions du par. 59(3) de l’ATA, la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Cela dit, j’estime toutefois respectueusement que la décision du Tribunal de ne pas rejeter les plaintes répond à cette norme.

Analyse

[21] La question de la compétence ne se pose pas véritablement en l’espèce. Depuis l’arrêt Tranchemontagne, les tribunaux administratifs autres que les commissions des droits de la personne ont raison de considérer que, lorsque le législateur n’exprime pas d’intention contraire, ils exercent une compétence concurrente en matière d’application des lois sur les droits de la personne. Il s’ensuit que, à l’époque où les plaintes en cause en l’espèce ont été déposées, soit avant que les modifications à l’ATA ne retirent au WCAT sa compétence en matière de droits de la personne, la Commission et le Tribunal avaient manifestement tous deux compétence pour entendre des plaintes en cette matière. Puisque les plaignants ont saisi la Commission, et puisque celle‑ci était habilitée, tout autant que le Tribunal, à entendre l’affaire, la Commission agissait dans le cadre de sa compétence lorsqu’elle s’est prononcée sur les questions de droits de la personne. Cependant, vu leur compétence concurrente au moment où la Commission a été saisie de l’affaire, on ne peut guère douter que le Tribunal était lui aussi habilité, en théorie, à connaître de ces plaintes relatives aux droits de la personne. Par conséquent, l’al. 27(1)a) du Code ne joue pas en l’espèce.

[22] La question qui se pose alors est donc celle de savoir sur quoi doit se fonder le Tribunal, en cas de compétence concurrente en matière de droits de la personne, pour déterminer s’il y a lieu de rejeter une plainte en totalité ou en partie en application de l’al. 27(1)f) parce qu’un autre tribunal administratif a déjà statué sur le fond de l’affaire.

[23] Dans Matuszewski, le juge Pitfield a examiné les limites de cette disposition ainsi que les concepts qu’elle vise. Dans cette affaire, il était question d’une convention collective qui suspendait l’accumulation d’ancienneté pendant les périodes d’incapacité prolongée. Le syndicat avait soumis un grief fondé sur le caractère discriminatoire de la clause. L’arbitre avait toutefois conclu qu’il n’y avait pas discrimination, et le syndicat n’avait pas exercé de recours en contrôle judiciaire. Un employé de l’unité de négociation avait déposé, devant le Tribunal des droits de la personne, une plainte alléguant que la même clause de la convention collective était discriminatoire. Le Tribunal a refusé de rejeter la nouvelle plainte.

[24] Saisi d’une demande de contrôle judiciaire, le juge Pitfield a conclu que la décision du Tribunal de ne pas rejeter la plainte était manifestement déraisonnable. Selon lui, l’al. 27(1)f) est le moyen que le législateur a mis à la disposition du Tribunal pour éviter le prononcé de décisions contradictoires dans des affaires portant sur les mêmes faits, situation qui peut se produire en raison de la compétence concurrente que le Tribunal et d’autres tribunaux administratifs exercent à l’égard du Code. Bien que l’al. 27(1)f) n’exige pas la stricte application des règles en matière de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de contestation indirecte ou d’abus de procédure, les principes fondateurs de ces trois doctrines demeurent [traduction] « des facteurs primordiaux à prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’entendre ou non une plainte conféré par l’al. 27(1)f) du Human Rights Code » (par. 31).

[25] Comme le juge Pitfield, je suis d’avis que l’al. 27(1)f) reflète l’ensemble des principes sous‑jacents de ces règles, auxquelles la common law a eu recours comme véhicule pour porter, en contexte de procédures judiciaires, les principes de caractère définitif des instances, de prévention de leur multiplication et de protection de l’intégrité de l’administration de la justice, dans chaque cas, par souci d’équité. Ces principes animent également le droit civil (Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2848; Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279; Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, p. 448).

[26] Puisque de multiples tribunaux exercent fréquemment des compétences concurrentes quant aux mêmes questions, il n’est pas surprenant que les doctrines de common law s’appliquent également en contexte de droit administratif sous la forme de mécanismes légaux comme celui qu’établit l’al. 27(1)f). Par conséquent, un bref examen de ces doctrines pourrait permettre de mieux évaluer si leurs principes sous‑jacents ont été respectés en l’espèce.

[27] Les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont que la même question ait été décidée, que la décision déjà rendue soit définitive et que les parties, ou leurs ayants droit, soient les mêmes (Angle c. Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248, p. 254). La décision la plus récente de notre Cour sur ces notions est l’arrêt Danyluk; le juge Binnie y a souligné l’importance du caractère définitif des litiges : « . . . un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. [. . .] Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités » (par. 18). Il a indiqué que les parties devaient pouvoir être assurées du caractère définitif des décisions administratives, en particulier, parce que ces régimes visent à faciliter le règlement rapide des différends (par. 50). Tout cela repose sur le principe que « la préclusion est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice » (par. 19).

[28] La règle interdisant la contestation indirecte vise elle aussi la protection de l’équité et de l’intégrité du système judiciaire en empêchant la répétition des instances. Elle empêche les détours institutionnels ayant pour but d’attaquer la validité d’une ordonnance en tentant d’obtenir un résultat différent devant un forum différent plutôt qu’en suivant la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prescrite : voir Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, et Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629.

[29] Dans Boucher, notre Cour a examiné tant la contestation indirecte que le principe de l’autorité de la chose jugée. Le surintendant des régimes de retraite de l’Ontario avait ordonné une liquidation partielle et approuvé un rapport de liquidation prévoyant que, conformément au droit québécois, les participants employés au Québec ne toucheraient pas de pension anticipée. Les employés ont été prévenus, mais ont décidé de ne pas contester la décision du surintendant d’approuver le rapport. Certains d’entre eux ont plutôt revendiqué leur droit à une pension anticipée dans une action contre leur employeur intentée en Cour supérieure du Québec. Le juge LeBel a rejeté leur prétention, indiquant que le droit administratif établit des mécanismes de révision visant à réduire les possibilités d’erreur ou d’injustice et que ce sont là les mécanismes auxquels les parties doivent avoir recours. La décision d’intenter une action plutôt que de recourir au contrôle judiciaire constituait « la contestation indirecte inadmissible de la décision du surintendant » :

Le droit judiciaire et le droit administratif modernes ont graduellement établi des mécanismes d’appel divers, voire des procédures élaborées de contrôle judiciaire, pour réduire les possibilités d’erreur ou d’injustice. Encore faut‑il que les parties sachent les utiliser à bon escient et en temps opportun. À défaut, la jurisprudence ne permettra pas, en règle générale, la contestation indirecte d’une décision devenue finale . . . [par. 35]

[30] Autrement dit, ce n’est pas la contestation du bien‑fondé ou de l’équité d’une décision judiciaire ou administrative devant les forums compétents qui est préjudiciable au système judiciaire, c’est le fait d’éluder ces mécanismes de révision (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 46).

[31] La dernière règle est celle qui régit l’abus de procédure. Elle vise aussi à protéger l’équité et l’intégrité de l’administration de la justice en empêchant le dédoublement inutile d’instances, comme l’a expliqué la juge Arbour dans Toronto (Ville). Dans cette affaire, la municipalité avait congédié un instructeur en loisirs qui avait été déclaré coupable d’agression sexuelle sur la personne d’un jeune garçon confié à sa surveillance. Un grief contestant le congédiement avait été déposé, et l’arbitre qui en avait été saisi, après avoir indiqué que la déclaration de culpabilité était recevable en preuve, mais qu’elle ne le liait pas, avait jugé que l’instructeur avait été congédié sans motif valable.

[32] La juge Arbour a conclu que l’arbitre avait eu tort de ne pas donner plein effet à la déclaration de culpabilité même si, strictement parlant, les doctrines de l’autorité de la chose jugée ou de l’interdiction de la contestation indirecte ne s’appliquaient pas. Parce que la décision de l’arbitre avait pour effet de remettre en cause la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle, l’instance constituait un « abus flagrant de procédure » (par. 56).

[33] La juge Arbour a conclu que la doctrine de l’abus de procédure peut entrer en jeu, même lorsque les exigences du principe de l’autorité de la chose jugée ne sont pas strictement remplies, lorsqu’il y aurait violation de principes comme ceux « d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice » si l’instance était autorisée à aller de l’avant (par. 37). La juge a insisté sur l’importance d’éviter les contradictions et le gaspillage de ressources judiciaires et privées :

[Même] si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité. [par. 51]

(Voir aussi R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316, par. 106, la juge Charron.)

[34] Ces doctrines existent essentiellement pour prévenir l’inéquité en empêchant « les recours abusifs » (Danyluk, par. 20; voir aussi Garland, par. 72, et Toronto (Ville), par. 37). On peut résumer ainsi leurs principes sous‑jacents communs :

• La capacité de se fier au caractère définitif d’une décision sert l’intérêt public et celui des parties (Danyluk, par. 18; Boucher, par. 35).

• Le respect du caractère définitif d’une décision judiciaire ou administrative renforce l’équité et l’intégrité des tribunaux judiciaires et administratifs ainsi que de l’administration de la justice; à l’opposé, la remise en cause de questions déjà tranchées par un forum compétent peut miner la confiance envers l’équité et l’intégrité du système en créant de l’incohérence et en suscitant des recours faisant inutilement double emploi (Toronto (Ville), par. 38 et 51).

• La contestation de la validité ou du bien‑fondé d’une décision judiciaire ou administrative se fait au moyen de la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prévue par le législateur (Boucher, par. 35; Danyluk, par. 74).

• Les parties ne doivent pas éluder le mécanisme de révision prévu en s’adressant à un autre forum pour contester une décision judiciaire ou administrative (TeleZone, par. 61; Boucher, par. 35; Garland, par. 72).

• En évitant les remises en cause inutiles, on évite le gaspillage de ressources (Toronto (Ville), par. 37 et 51).

[35] C’est sur ces principes que repose l’al. 27(1)f). Individuellement et collectivement, ils font échec aux arguments voulant que l’accessibilité à la justice soit synonyme d’accès successifs à de multiples forums ou que plus on rend de décisions plus on s’approche de la justice.

[36] Considéré dans son ensemble, l’al. 27(1)f) ne codifie pas les doctrines elles‑mêmes ou leurs explications techniques, il en englobe les principes sous-jacents afin d’assurer le caractère définitif des instances, l’équité et l’intégrité du système judiciaire en prévenant les incohérences, les dédoublements et les délais inutiles. Il s’ensuit que ce ne sont pas tant des dogmes doctrinaux précis qui devraient guider le Tribunal que les objets de la disposition, qui sont d’assurer l’équité du caractère définitif du processus décisionnel et d’éviter la remise en cause de questions déjà tranchées par un décideur ayant compétence pour en connaître. La justice est accrue par la protection de l’attente des parties qu’elles ne soient pas sujettes à des instances supplémentaires, devant un forum différent, pour des questions qu’elles estimaient résolues définitivement. Le magasinage de forum pour que l’issue d’un litige soit différente et meilleure peut être maquillé de nombreux qualificatifs attrayants, l’équité n’en fait toutefois pas partie.

[37] En s’appuyant sur ces principes sous-jacents, le Tribunal est appelé à se demander s’il existe une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne, si la question juridique tranchée par la décision antérieure était essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la plainte dont il est saisi et si le processus antérieur, qu’il ressemble ou non à la procédure que le Tribunal préfère ou utilise lui‑même, a offert la possibilité aux plaignants ou à leurs ayants droit de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter. Toutes ces questions visent à déterminer s’il [traduction] « a été statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte. Il s’agit, en définitive, de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige.

[38] Ce que ne fait pas l’al. 27(1)f), selon moi, c’est inviter au « contrôle judiciaire » de la décision d’un autre tribunal ou au réexamen d’une question dûment tranchée pour voir si un résultat différent pourrait en émerger. Cet alinéa vise plutôt à instaurer un respect juridictionnel entre tribunaux administratifs voisins, englobant le respect du droit à la protection de leur propre voie verticale de révision contre les empiétements indirects. L’organisme juridictionnel qui se prononce sur une question qui est de son ressort et les parties en cause doivent pouvoir tenir pour acquis que, sous réserve d’un appel ou d’un contrôle judiciaire, non seulement la décision sera‑t‑elle définitive, mais elle sera considérée telle par les autres organismes juridictionnels. La justesse de l’instance antérieure quant au fond ou à la forme ne saurait servir d’appât pour d’autres tribunaux administratifs exerçant une compétence concurrente.

[39] Tel que je le conçois, le pouvoir discrétionnaire conféré par l’al. 27(1)f) est en fait restreint, non seulement en raison du texte de cette disposition, mais également de la nature des six autres catégories de plaintes mentionnées au par. 27(1), lequel prévoit ce qui suit :

[traduction]

27 (1) Un membre ou une formation peut, à tout moment après le dépôt d’une plainte, rejeter une plainte en totalité ou en partie, avec ou sans audience si, à son avis, l’une ou l’autre des circonstances suivantes est applicable :

a) la plainte ou une partie de la plainte ne relève pas de la compétence du tribunal;

b) les actes ou omissions allégués ne contreviennent pas au présent Code;

c) il n’existe aucune possibilité raisonnable que le plaignant ait gain de cause;

d) connaître en totalité ou en partie de la plainte :

(i) n’apporterait rien à la personne, au groupe ou à la catégorie censés avoir été victime de discrimination;

(ii) ne servirait pas les fins poursuivies par le présent Code;

e) la totalité ou partie de la plainte a été déposée de mauvaise foi ou à des fins illégitimes;

f) il a été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte dans une autre instance;

g) la contravention alléguée dans la plainte ou dans une partie de la plainte est survenue plus de six mois avant le dépôt de la plainte, sauf s’il y a eu acceptation de la plainte en totalité ou en partie en vertu du paragraphe 22(3).

[40] Chaque alinéa du par. 27(1) fait référence à des circonstances qui laissent présumer qu’il ne serait pas justifié d’entendre la plainte : les plaintes qui ne relèvent pas de la compétence du Tribunal, celles qui allèguent des actes ou des omissions qui ne contreviennent pas au Code, s’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le plaignant ait gain de cause, si les plaintes n’apporteraient rien au plaignant et ne serviraient pas les fins poursuivies par le Code ou si elles ont été déposées de mauvaise foi ou à des fins illégitimes. Voilà quelles sont les dispositions qui accompagnent l’al. 27(1)f). La présence du verbe « peut » dans le passage introductif du par. 27(1) signifie que le Tribunal dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire lorsqu’il décide de rejeter ou non ce type de plaintes. Mais il me semble contre-intuitif de penser que le législateur aurait eu l’intention de conférer au Tribunal une grande latitude pour décider, par exemple, s’il convient de rejeter les plaintes qui ne relèvent pas de sa compétence, qui ne risquent pas d’être accueillies ou qui ont été déposées de mauvaise foi.

[41] C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’expression [traduction] « statué de façon appropriée » qui figure à l’al. 27(1)f). Toutes les autres dispositions qui entourent cet alinéa tendent à encourager le rejet. À première vue, il n’existe aucun fondement rationnel pour interpréter l’al. 27(1)f) indépendamment du reste du par. 27(1). Certes, pris isolément, le sens de l’adjectif « approprié » peut facilement, sur le plan linguistique, être étiré dans plusieurs directions. Cela étant dit, notre tâche ne consiste pas à définir ce mot, elle consiste à le définir dans le contexte de la disposition où il se trouve de sorte que, dans la mesure du possible, les intentions du législateur puissent être respectées.

[42] L’historique de l’al. 27(1)f) n’appuie pas non plus la thèse selon laquelle le législateur avait l’intention de donner au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire de réentendre les plaintes à l’égard desquelles d’autres tribunaux s’étaient déjà prononcés. Antérieurement, les par. 25(3) et 27(2) du Code exigeaient que le Tribunal tienne compte du sujet de la procédure antérieure, de sa nature ainsi que des mesures de réparations offertes pour décider s’il reportait ou rejetait une plainte sans audience. Selon l’interprétation qu’en a donné la Commission des droits de la personne, ces facteurs comprenaient l’équité administrative de l’instance antérieure, l’expertise du décideur, une réflexion sur le forum qui était le plus approprié pour discuter des questions en litige et une autre sur la question de savoir si l’instance antérieure permettait d’obtenir une réparation adéquate, tous des facteurs qui étaient des obstacles au rejet des plaintes : voir D. K. Lovett et A. R. Westmacott, « Human Rights Review : A Background Paper » (2001) (en ligne), p. 100 et 101.

[43] Le législateur a retiré ces facteurs limitatifs en 2002, lors de l’édiction du Human Rights Code Amendment Act, 2002, S.B.C. 2002, ch. 62. En procédant ainsi au retrait de facteurs qui militaient contre le rejet d’une plainte, on peut en déduire à bon droit que le législateur avait l’intention que le Tribunal adopte une approche différente, soit, une approche qui facilite le rejet des plaintes. Cette interprétation est d’ailleurs compatible avec la déclaration suivante qu’avait faite le ministre des Services gouvernementaux de l’époque, l’honorable U. Dosanjh, lors de la seconde lecture du Human Rights Amendment Act, 1995, S.B.C. 1995, ch. 42, qui comprenait le par. 22(1), devenu par la suite le par. 27(1), dont le libellé était pratiquement le même que celui de la disposition antérieure. Bien qu’il n’ait pas fait référence spécifiquement à chaque alinéa du par. 22(1) ou à leurs objets distincts, il est manifeste que l’objectif primordial en présentant l’ensemble législatif en question qui comprenait ces dispositions, consistait à réduire un arriéré considérable et à garantir la mise en place d’[traduction] « un système [. . .] qui sera efficace et simplifié » :

[traduction] Selon ce projet de loi, vous aurez dorénavant le pouvoir de reporter l’examen d’une plainte jusqu’à l’issue d’une autre instance, de manière à éviter les chevauchements inutiles de procédures.

. . .

Vous aurez le pouvoir de rejeter les plaintes, comme je l’ai mentionné, et ce pouvoir a été étendu. [Je souligne.]

(Colombie‑Britannique, Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 21, 4e sess., 35e lég., 22 juin 1995, p. 16062)

[44] Cela nous amène à nous pencher sur l’utilisation par le Tribunal des facteurs énoncés dans Danyluk. Non seulement suis‑je réticente à réintroduire au moyen d’une ordonnance judiciaire les types de facteurs que le législateur a expressément retranchés, mais il ne me semble pas évident qu’il faille même appliquer les critères élaborés dans Danyluk. Ces critères ont été élaborés pour aider les tribunaux à appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Or, la portée de l’al. 27(1)f) ne se limite pas à la question de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Comme l’a expliqué le juge Pitfield dans Matuszewski, l’al. 27(1)f) ne commande pas l’application technique de l’une ou l’autre des doctrines de common law — la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la contestation indirecte ou l’abus de procédure — il invite plutôt à adopter une approche qui combine les principes applicables à ces doctrines. D’ailleurs, il convient de le souligner, ni la juge Stromberg‑Stein ni la Cour d’appel n’ont fait référence aux critères de Danyluk dans leur analyse respective.

[45] En outre, si les critères de Danyluk étaient importés dans l’al. 27(1)f), cela contrecarrerait ce que la Cour a prescrit dans Tranchemontagne lorsqu’elle a indiqué que, en l’absence d’une disposition expresse à l’effet contraire, tous les tribunaux administratifs ont une compétence concurrente en matière d’application des mesures législatives relatives aux droits de la personne. Cela signifie qu’il doit être présumé qu’il a été satisfait aux critères énoncés dans Danyluk tel celui quant au mandat et à l’expertise du décideur dans l’instance antérieure. Encourager le Tribunal à appliquer malgré tout une approche fondée sur une comparaison des mandats et de l’expertise éroderait la conclusion du juge Bastarache selon laquelle les tribunaux des droits de la personne ne sont pas les seuls « gardien[s] des lois relatives aux droits de la personne » (Tranchemontagne, par. 39).

[46] Cela nous amène à l’examen de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par le Tribunal en l’espèce. Parce que je vois dans l’al. 27(1)f) l’expression des principes fondant les doctrines de common law plutôt qu’une codification de leurs éléments techniques, je conclus qu’en s’en tenant à l’application stricte de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le Tribunal a donné une interprétation trop formaliste à la disposition et, plus particulièrement, aux mots [traduction] « a été statué de façon appropriée ». Selon moi, plutôt que de donner effet à l’objectif de prévention des remises en cause inutiles, une telle interprétation y fait obstacle. En accédant à la demande des plaignants de reprendre l’examen de la même question relative à l’art. 8, le Tribunal n’a pas tenu compte de la mise en garde donnée par la juge Arbour dans Toronto (Ville), qu’il « n’est pas permis [. . .] d’attaquer un jugement en tentant de soulever de nouveau la question devant un autre forum » (par. 46).

[47] En l’espèce, les plaignants cherchaient précisément à « soulever de nouveau la question devant un autre forum ». Plutôt que d’emprunter la voie du contrôle judiciaire, qui leur était ouverte, pour contester la décision de l’agent de révision, ils ont engagé une nouvelle instance devant un autre tribunal administratif dans l’espoir d’obtenir un résultat plus favorable. Comme la juge Stromberg‑Stein l’a indiqué, cette stratégie constituait un [traduction] « appel indirect » (par. 52), une démarche que l’al. 27(1)f) et les doctrines de common law visent précisément à éviter :

[traduction] . . . la présente espèce n’est que la tentative des plaignants de rouvrir un débat qui a déjà été tranché de façon définitive en fonction du même fondement factuel et juridique. Ils cherchent à remettre la même question en cause dans un contexte juridictionnel administratif où le nouveau tribunal saisi n’exerce aucune compétence d’appel à l’égard du précédent. [par. 54]

[48] L’analyse du Tribunal l’a rendu complice de cette tentative de contester indirectement le bien‑fondé de la décision de la Commission et du processus suivi; on y trouve une myriade de facteurs en fonction desquels le Tribunal s’est demandé s’il était à l’aise avec le processus de l’instance antérieure et avec les motifs de la décision de l’agent de révision.

[49] Il s’est d’abord demandé si le processus suivi devant la Section de révision satisfaisait aux exigences procédurales. Il s’agit là d’une question de contrôle judiciaire classique et non d’une question que se pose un décideur dans l’exercice d’une compétence concurrente. Certes, le Tribunal peut se demander si les parties ont été informées de ce qui était invoqué contre elles et si elles ont pu y répondre, mais cela ne signifie pas qu’il peut exiger que le processus antérieur soit une réplique de celui qui se déroule devant lui, soit un processus plus complexe. Quoi qu’il en soit, je souscris à la conclusion de la juge Stromberg‑Stein selon laquelle la capacité des plaignants de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter n’était pas en cause :

[traduction] Chaque plaignant a pleinement participé à l’instance; chacun savait ce qui était invoqué contre lui et a eu l’occasion d’y répondre. Chacun d’eux était représenté par un avocat compétent et expérimenté qui a soulevé les questions relatives aux droits de la personne dans le contexte de l’indemnisation des accidents de travail. La Section de révision a pris ces questions en compte et les a analysées en détail. Il ressort implicitement de l’argumentation qu’ils ont soumise à la Section de révision qu’ils reconnaissaient que celle‑ci avait entière compétence pour statuer en matière de droits de la personne. [par. 52]

(Voir aussi Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 112 D.L.R. (4th) 683 (C.A. Ont.), p. 705.)

Du moment que les plaignants ont eu la possibilité d’être entendus par un décideur compétent en la matière, l’appréciation du caractère « judiciaire » classique de la procédure n’est aucunement du ressort du Tribunal.

[50] Le Tribunal a également critiqué l’interprétation que l’agent de révision a faite de son mandat en matière de droits de la personne :

[traduction] . . . en l’absence de preuve, l’agent de révision a formulé des conclusions au sujet du groupe de comparaison et a déterminé que la politique n’avait pas eu d’incidence sur la dignité des plaignants et conclu qu’il existait un motif justifiable de l’adopter. Il n’a pas examiné à qui incombe la preuve du motif justifiable ni quels sont les principes d’interprétation à appliquer aux dispositions législatives relatives aux droits de la personne. [. . .] De plus, une règle discriminatoire ne doit pas aller au‑delà de ce qui est nécessaire; il faut donc tenir compte de solutions de rechange possibles permettant d’atteindre l’objectif poursuivi en étant moins discriminatoires . . . [par. 46]

Il s’agit encore là précisément de questions se rapportant au bien‑fondé qui relèvent du contrôle judiciaire et qui ne sauraient autoriser un tribunal des droits de la personne à accueillir une contestation indirecte sous le régime de l’al. 27(1)f).

[51] Le Tribunal a, en outre, conclu que la décision de l’agent de révision n’était pas définitive. Ce que le Tribunal voulait dire ne m’apparaît pas clair. Une décision est « définitive » lorsque toutes les voies d’appel ou de contrôle judiciaire ont été épuisées. Lorsqu’une partie décide de ne pas se prévaloir de ces mesures, la décision est définitive. Dans ces circonstances, la décision de l’agent de révision était définitive, même au regard de l’application stricte des règles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée — que le législateur n’avait pas, selon moi, l’intention d’incorporer à l’al. 27(1)f). Les plaignants, après avoir décidé de ne pas exercer leur droit de demander le contrôle judiciaire de la décision, ne peuvent prétendre que l’absence de « caractère définitif » de la décision les autorise à remettre la même question en jeu devant un autre décideur (Danyluk, par. 57).

[52] Le Tribunal a conclu que les parties qu’il avait devant lui n’étaient pas les mêmes que celles qui s’étaient présentées devant la Commission, de sorte que les règles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient inapplicables. Cette conclusion également procède d’une application stricte des règles plutôt que des principes sous-jacents aux trois doctrines de common law. Il importe en outre de rappeler l’observation formulée par la juge Arbour dans Toronto (Ville), selon laquelle l’absence de « réciprocité » n’est pas un obstacle à l’application des règles régissant l’abus de procédure afin d’éviter la multiplication indue des litiges (par. 37).

[53] Enfin, le Tribunal a indiqué que l’agent de révision n’avait pas l’expertise voulue pour interpréter ou appliquer le Code. Tel que mentionné précédemment, cette conclusion est dépourvue de pertinence puisque les deux organismes avaient une compétence concurrente en cette matière à l’époque où les plaintes ont été entendues et tranchées. Dans Tranchemontagne, le juge Bastarache a expressément rejeté l’argument voulant que la nature quasi constitutionnelle des lois sur les droits de la personne exige qu’un organisme spécialisé exerce une fonction de surveillance sur la jurisprudence rendue en cette matière. Comme il l’a expliqué, il faut assurer à ces lois une application accessible pour favoriser l’atteinte des objets du Code en développant « une culture générale de respect des droits de la personne dans le système administratif » (par. 33 et 39; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; et Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650).

[54] Parce que la décision du Tribunal de recevoir ces plaintes et de les entendre de nouveau repose principalement sur des facteurs non pertinents et ne tient pas compte du mandat véritable que lui confère l’al. 27(1)f), elle est, à mon avis, manifestement déraisonnable. Puisque ce caractère manifestement déraisonnable tient en grande partie au fait que la décision a entraîné la prolongation et le dédoublement inutiles d’une instance sur laquelle un décideur investi de la compétence voulue avait déjà statué, je ne vois pas l’utilité de faire perdre du temps et de l’argent aux parties par un renvoi de l’instance au Tribunal alors que le résultat est inévitable.

[55] Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la décision du Tribunal et de rejeter les plaintes. Conformément à la demande de la Commission, il n’y aura pas d’ordonnance quant aux dépens.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish et Cromwell rendus par

Le juge Cromwell —

I. Introduction

[56] Tout comme ma collègue la juge Abella, j’estime que la décision du tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») était manifestement déraisonnable (2008 BCHRT 374 (CanLII)). Toutefois, avec respect pour l’opinion qu’elle exprime, je ne partage pas son interprétation du pouvoir discrétionnaire que confère l’al. 27(1)f) du Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, et je ne puis souscrire à sa décision de ne pas renvoyer les plaintes devant le Tribunal.

[57] Je n’adhère pas à l’interprétation que donne ma collègue de la nature fondamentale des doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions ou des principes qui sous‑tendent l’al. 27(1)f) du Human Rights Code. La juge Abella écrit que ces doctrines ont essentiellement pour effet d’éviter que l’on abuse du processus décisionnel, et que le pouvoir discrétionnaire conféré par l’al. 27(1)f) n’a qu’une portée restreinte et ne vise qu’à assurer le caractère définitif des décisions, qu’à éviter que des questions soient inutilement redébattues et qu’à voir à l’utilisation des mécanismes de révision appropriés. Je ne saurais partager cet avis.

[58] La common law considère depuis toujours que le rôle de ces doctrines consiste à établir un juste équilibre entre deux objectifs importants, à savoir le caractère définitif des décisions et l’équité, envisagée plus globalement. Le caractère définitif des décisions est un aspect de l’équité, mais il ne recoupe pas entièrement cette notion ni ne supplante toutes les autres considérations. Quant à l’al. 27(1)f), il confère en termes très larges au Tribunal un pouvoir discrétionnaire souple propre à lui permettre de réaliser cet équilibre dans la multitude de contextes où d’autres tribunaux administratifs ont pu se prononcer sur une question relevant des droits de la personne. Selon moi, la common law et en particulier l’al. 27(1)f) du Code tendent tous deux à la réalisation de ce nécessaire équilibre entre le caractère définitif des décisions et l’équité, et ce, par l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal. C’est la recherche de cet équilibre qui est au cœur tant des doctrines relatives au caractère définitif des décisions que de l’intention que poursuit le législateur en édictant l’al. 27(1)f). Avec respect pour l’opinion qu’exprime ma collègue, je suis d’avis qu’en donnant une portée étroite au pouvoir discrétionnaire prévu à l’al. 27(1)f), on ne tient pas compte de cette intention claire du législateur.

[59] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer au Tribunal, pour qu’il la réexamine à la lumière des principes qui suivent, la requête pour rejet des plaintes présentée par la Workers’ Compensation Board (la « Commission ») aux termes de l’al. 27(1)f).

II. Analyse

A. Les doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions

[60] Les décisions clés de notre Cour sur l’application de ces doctrines dans le contexte du droit administratif sont les arrêts Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, et Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77. Dans les deux cas, on a souligné l’importance de l’équilibre et du pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’appliquer les doctrines susmentionnées.

[61] Dans Danyluk, la Cour devait établir si l’action en dommages‑intérêts intentée par Mme Danyluk pour congédiement injustifié était irrecevable du fait de la préclusion découlant de la décision négative déjà rendue par une agente des normes d’emploi. Rédigeant l’opinion unanime de la Cour, le juge Binnie a indiqué que, bien que le caractère définitif des décisions constitue une considération impérieuse, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice (par. 19). Il a souligné que l’application des doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions — la préclusion fondée sur la cause d’action, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et la règle interdisant les contestations indirectes — a été étendue aux décideurs administratifs. Fait important, il a ajouté que, en contexte de droit administratif, « l’objectif spécifique poursuivi [par l’application de ces doctrines] consiste à assurer l’équilibre entre le respect de l’équité envers les parties et la protection du processus décisionnel administratif » (par. 21). Ainsi, même lorsque les éléments traditionnels de ces doctrines sont présents, les tribunaux judiciaires doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire pour décider s’il y a lieu de permettre ou non l’instruction de la demande. Il a fait remarquer que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était possible même lorsque la préclusion pourrait découler d’une décision judiciaire, ajoutant cependant que ce pouvoir « est nécessairement plus étendu à l’égard des décisions des tribunaux administratifs, étant donné la diversité considérable des structures, missions et procédures des décideurs administratifs » : par. 62 (je souligne); voir aussi D. J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (3e éd. 2010), p. 227‑229. Le juge Binnie a aussi cité le juge Finch (plus tard Juge en chef de la Colombie‑Britannique), selon lequel [traduction] « [l]a doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée se veut un moyen de rendre justice et de protéger contre l’injustice. Elle implique inévitablement l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de l’équité selon les circonstances propres à chaque espèce » : British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1 (C.A.), par. 32, cité au par. 63 de Danyluk. Le juge Binnie a ensuite statué qu’on commettait « une erreur de principe en omettant de soupeser les facteurs favorables et défavorables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire [. . .] L’objectif est de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète » (par. 66‑67).

[62] Pour aider les décideurs à réaliser l’équilibre recherché, la Cour a dressé une liste détaillée (mais non exhaustive) de facteurs à prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire : le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre l’ordonnance administrative, l’objet de la loi, l’existence d’un droit d’appel, les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative, l’expertise du décideur administratif, les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale et le risque d’injustice (Danyluk, par. 68‑80). Je fais incidemment remarquer que cette liste témoigne d’une interprétation du pouvoir discrétionnaire reconnu en common law beaucoup plus large que celle qu’envisage ma collègue la juge Abella à l’égard du pouvoir conféré par l’al. 27(1)f). Les trois facteurs qu’elle énumère au par. 37 de ses motifs se limitent aux questions de savoir si le décideur antérieur avait une compétence concurrente pour trancher la question, si la question était essentiellement la même et si l’instance antérieure a offert la possibilité aux plaignants (ou à leurs ayants droit) de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter.

[63] Il serait inutile d’examiner en détail les facteurs énumérés dans Danyluk. Il importe cependant de signaler que dans cette affaire, la Cour a refusé d’appliquer la préclusion même si Mme Danyluk, qui était représentée par avocat, n’avait pas demandé une révision administrative de la décision rendue par l’agente des normes d’emploi, et que l’injustice importante qu’elle alléguait était largement attribuable aux faits qu’elle n’avait pas été informée des allégations de l’employeur et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre (par. 80). Autre élément important, selon la loi, l’agent des normes d’emploi ne constituait pas un forum exclusif pour les plaintes de cette nature (par. 69). On ne rend pas entièrement compte du raisonnement de la Cour dans Danyluk si l’on considère que cet arrêt souligne simplement l’importance du caractère définitif des décisions rendues dans les litiges.

[64] Quand à l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, il portait sur le rôle de la doctrine de l’abus de procédure, dans un contexte d’arbitrage de grief en matière de congédiement où l’arbitre avait décidé de procéder à sa propre appréciation des faits ayant mené à la déclaration de culpabilité au criminel à l’origine du congédiement. La juge Arbour (qui exposait l’opinion unanime de la Cour sur ce point) a articulé son analyse autour de l’importance de réaliser un « équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires » (par. 15). Mentionnant l’arrêt Danyluk, elle a reconnu que, dans de nombreuses circonstances, empêcher la réouverture d’un litige serait source d’inéquité, et elle a affirmé que « [l]es facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes, jouent également en matière d’abus de procédure pour éviter de pareils résultats indésirables » (par. 53). Elle a ainsi souligné l’importance de maintenir un juste équilibre entre l’équité et le caractère définitif de la décision, de même que la nécessité d’un exercice souple du pouvoir discrétionnaire en vue d’assurer le maintien de cet équilibre.

[65] En conclusion, la jurisprudence de notre Cour reconnaît qu’en contexte de droit administratif, il convient d’appliquer avec souplesse les doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions afin de maintenir le nécessaire équilibre entre le caractère définitif et l’équité des décisions. À cette fin, l’exercice du pouvoir discrétionnaire nécessite la prise en compte d’un large éventail de facteurs pertinents aux particularités du contexte administratif en cause et aux exigences à satisfaire pour que justice soit rendue dans les circonstances de chaque cas. Le caractère définitif de la décision et l’obligation faite aux parties de recourir aux mécanismes de révision les plus appropriés sont certes des facteurs importants, mais ils ne sont ni les seuls, ni même les plus importants.

[66] Le contexte procédural complexe et changeant en cause en l’espèce illustre bien la nécessité du recours à ce pouvoir discrétionnaire « nécessairement plus étendu » (les termes qu’emploie le juge Binnie au par. 62 de Danyluk) lorsqu’il s’agit d’appliquer les doctrines relatives au caractère définitif des décisions en contexte de droit administratif. Le cas de M. Figliola me servira d’exemple.

[67] Victime d’un accident du travail, M. Figliola s’est vu attribuer par la Commission une indemnité d’invalidité fonctionnelle de 3,5 %, soit 1 % pour douleur lombaire et 2,5 % pour douleur chronique, en application de la politique 39.01 de la Commission. Il a porté la décision en appel devant la Review Division (la « Section de révision ») — un organe de révision interne — invoquant quatre points. Il a allégué que sa lésion n’avait pas été évaluée comme il se doit sous le régime de la politique et que la politique était manifestement déraisonnable, violait l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et contrevenait au Human Rights Code.

[68] Sous réserve des règles de pratique et de procédure de la Commission, un agent de révision peut procéder à la révision de la décision de la manière qu’il estime indiquée : Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 492 (la « Loi »), par. 96.4(2). Je crois comprendre qu’en l’espèce, il a mené une révision sur dossier, sur la base d’observations écrites soumises au nom de M. Figliola. L’employeur n’a pas participé à la révision et il n’y a pas eu d’audience. Bien que l’agent de révision constituait sans aucun doute le seul forum approprié permettant l’examen de l’application de la politique de la Commission au cas de M. Figliola, le rôle de l’agent de révision à l’égard des autres moyens invoqués par l’intéressé est beaucoup moins clair.

[69] L’agent de révision a considéré qu’il n’avait nullement compétence pour examiner la prétention de M. Figliola que la politique était manifestement déraisonnable. Il a signalé qu’aux termes de l’art. 99 de la Loi, il était tenu d’appliquer une politique de la Commission. Alors que le tribunal d’appel des décisions de la Section de révision avait compétence pour examiner la validité d’une politique (art. 251 de la Loi), même lui n’avait pas compétence pour [traduction] « rendre des décisions exécutoires sur la validité d’une politique. Il doit plutôt déférer la question au conseil d’administration de la Commission, et il est lié par la décision de ce dernier quant au maintien ou à la modification de la politique » (d.a., vol. I, p. 6). Suivant le raisonnement de l’agent de révision, [traduction] « [i]l serait étrange que le [tribunal d’appel] soit tenu de procéder ainsi mais que la Section de révision jouisse du pouvoir plus étendu d’examiner et de trancher la question de la validité d’une politique » (ibid.). Il a donc conclu que la Section de révision ne dispose pas de la compétence générale de déclarer une politique de la Commission invalide en raison de son caractère manifestement déraisonnable.

[70] L’agent de révision a pareillement jugé qu’il n’avait pas compétence pour connaître de la prétention de M. Figliola fondée sur la Charte. Ainsi qu’il l’a exposé,

[traduction] [l]es modifications apportées à la Loi par l’Administrative Tribunals Act (l’« ATA ») sont entrées en vigueur le 3 décembre 2004. Selon ces modifications, le [tribunal d’appel] n’a pas compétence en matière constitutionnelle [. . .] Bien que la Section de révision n’y soit pas expressément mentionnée, elle voit dans ce changement l’indication de l’intention du législateur de ne pas lui donner compétence en matière constitutionnelle, y compris à l’égard des questions relatives à la Charte. [d.a., vol. I, p. 7]

[71] Enfin, pour ce qui est des prétentions de M. Figliola relevant du Human Rights Code, l’agent de révision, s’appuyant sur l’arrêt Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513, a conclu que, compte tenu de l’art. 4 du Code portant que ses dispositions ont préséance en cas de conflit avec celles de toute autre loi, il était habilité à refuser d’appliquer la politique si elle entrait en conflit avec le Code. Si j’interprète correctement la décision de l’agent de révision, il a estimé que l’obligation légale qui lui est faite d’appliquer les politiques de la Commission (art. 99 de la Loi) entre en conflit avec les dispositions du Code interdisant la discrimination. Toutefois, vu la préséance du Code en cas de conflit, l’agent de révision peut se prononcer sur la conformité de la politique au Code. En supposant, sans en décider, que ce raisonnement soit juste et que l’agent de révision peut donc évaluer la conformité de la politique au Code, il reste quand même à déterminer la réparation qu’il peut accorder s’il conclut que la politique n’est pas conforme au Code. La Commission plaide que le processus appliqué pendant la période en cause (bien qu’il n’ait été officialisé que plus tard) était le suivant : l’agent de révision qui estimait fondé le motif de contestation relevant du Code n’appliquait pas la politique. La politique elle‑même était déférée à la Commission [traduction] « qui devait lui accorder une priorité élevée dans le plan de travail de la Policy and Research Division » (m.a., par. 59).

[72] Ainsi que je l’ai déjà indiqué, les décisions des agents de révision sont susceptibles d’appel devant le Workers’ Compensation Appeal Tribunal (« WCAT »), sous réserve de certaines exclusions non pertinentes en l’espèce. M. Figliola s’est adressé à ce tribunal et une date d’audience a été fixée. Il convient de signaler que le WCAT jouit d’un pouvoir de révision étendu lui permettant notamment de recevoir des éléments de preuve; il n’entend pas un appel au sens usuel de ce terme (art. 245 à 250 de la Loi). Par suite de modifications apportées à l’Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45 (« ATA ») et entrées en vigueur le 18 octobre 2007, toutefois, le WCAT n’a plus compétence pour appliquer le Code : Attorney General Statutes Amendment Act, 2007, S.B.C. 2007, ch. 14, art. 3. Ainsi, M. Figliola a perdu, à mi‑parcours, le droit de soumettre à un examen approfondi reposant sur des éléments de preuve le bien‑fondé de la décision de l’agent de révision relative à la question des droits de la personne.

[73] La question de l’effet de ces modifications législatives sur la compétence des agents de révision en matière d’examen des dispositions du Code ne nous a pas été soumise. Il semble toutefois que le retrait de la compétence du WCAT en cette matière permette de tenir le même raisonnement que celui qui a amené l’agent de révision à se déclarer sans compétence pour connaître de la prétention suivant laquelle la politique de la Commission est manifestement déraisonnable ou qu’elle est contraire à la Charte. Comme je l’ai indiqué, l’agent de révision a considéré que, puisque le WCAT ne possède pas cette compétence, la Section de révision ne peut elle non plus l’exercer. Il semble donc (bien que je n’aie pas à me prononcer sur ce point) que les modifications apportées à l’ATA qui ont aboli la compétence du WCAT relative au Code ont non seulement supprimé le droit à une révision du bien‑fondé des décisions mais ont également enlevé aux agents de révision le pouvoir d’examiner la conformité au Code des politiques de la Commission, pouvoir que l’agent avait exercé en l’espèce. Je reconnais que la Commission soutient le contraire, affirmant que malgré le retrait de la compétence du WCAT relative au Code, les agents de révision peuvent encore déterminer si les politiques de la Commission sont conformes au Code. Il ne m’appartient pas ici de trancher cette question. Une chose est certaine toutefois. Les modifications visaient à annuler l’effet de la décision de notre Cour dans Tranchemontagne relativement à la compétence du WCAT en matière de droits de la personne (Colombie‑Britannique, Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 21, 3e sess., 38e lég., 16 mai 2007, p. 8088‑8093).

[74] Je tiens simplement à montrer le caractère passablement complexe, changeant et, parfois, incertain du mécanisme prévu par le régime d’indemnisation des accidents du travail pour trancher dans le présent cas la question des droits de la personne. Selon moi, cela montre qu’il n’est que sage d’appliquer avec beaucoup de souplesse, dans le contexte du droit administratif, les doctrines relatives au caractère définitif des décisions. La décision dont la Commission invoque le caractère définitif en l’espèce est en fait une décision interne de révision rendue à la suite d’un examen sur dossier auquel l’employeur n’a pas pris part. La compétence de l’agent de révision d’examiner la question était à tout le moins contestable. (M. Figliola a bien sûr soutenu devant l’agent de révision que celui‑ci avait compétence.) La réparation qui pouvait être accordée au terme du processus consistait en une décision de ne pas appliquer la politique et de la soumettre à la Commission pour analyse. Quand M. Figliola a soulevé ce point devant l’agent de révision, il pouvait exercer devant le WCAT un droit d’appel comportant la possibilité de présenter des éléments de preuve. Pendant l’instance, ce droit a été aboli, et le WCAT a même perdu toute compétence relativement au Code. On ne peut certes pas dire que l’intention du législateur était d’investir les agents de révision d’une compétence exclusive en matière de droits de la personne.

[75] Il me semble qu’un simple examen des trois facteurs énumérés par ma collègue — la compétence concurrente de l’agent de révision de statuer sur un point qui était essentiellement le même que celui qui a été soumis au Tribunal, l’existence d’une possibilité de connaître les éléments invoqués, et une occasion de les réfuter — ne permet pas d’examiner comme il se doit la question de savoir si la décision d’un agent de révision dans ces circonstances devrait empêcher tout examen ultérieur par le Tribunal des aspects de la plainte qui relèvent des droits de la personne. Comme le montre l’arrêt Danyluk, beaucoup d’autres considérations entrent en ligne de compte. Bien que le contexte juridictionnel et procédural de la présente affaire paraisse anormalement confus, des complications de cette nature ne sont pas inhabituelles en droit administratif. C’est à cause de considérations de ce genre qu’il faut selon moi appliquer avec une plus grande souplesse les doctrines relatives au caractère définitif des décisions, et j’estime que tant la common law que l’al. 27(1)f) du Code, comme je l’explique ci‑après, autorisent cette souplesse.

B. Interprétation législative

[76] Selon ma collègue, l’al. 27(1)f) confère un pouvoir discrétionnaire « restreint » dont l’exercice doit être guidé uniquement « [par] les objets de la disposition, qui sont d’assurer l’équité du caractère définitif du processus décisionnel et d’éviter la remise en cause de questions déjà tranchées » (par. 36). Écartant provisoirement la question du caractère « restreint » ou « large » de ce pouvoir, j’ai de la difficulté à accepter l’analyse que fait ma collègue des facteurs applicables qu’elle a relevés.

[77] Je répète les trois facteurs à examiner que relève ma collègue : si le décideur antérieur avait compétence concurrente pour trancher la question, si la question tranchée était essentiellement la même, et si le processus antérieur a offert la possibilité aux parties ou à leurs ayants droit de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter (motifs de la juge Abella, par. 37). Toutefois, ma collègue écarte, au par. 49 de ses motifs, la question de savoir si le processus suivi devant la Section de révision satisfait aux « exigences procédurales », estimant qu’il s’agit là d’une « question de contrôle judiciaire classique et non d’une question que se pose un décideur dans l’exercice d’une compétence concurrente ». Donc, si je comprends bien, le Tribunal doit vérifier l’équité du processus antérieur, mais il ne peut d’aucune façon déterminer si ce processus satisfait aux « exigences procédurales ». Je serais enclin à penser que l’obligation d’agir équitablement est incluse dans les « exigences procédurales ». Mais, si tel est le cas, je ne m’explique pas comment l’équité procédurale peut à la fois excéder la compétence concurrente du décideur (par. 49) et constituer un facteur que le Tribunal doit considérer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à l’al. 27(1)f) (par. 37).

[78] Il me semble aussi que la compétence d’un décideur de trancher un point est généralement une question qui se pose lors d’un contrôle judiciaire, mais elle fait ici partie des facteurs à prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal (par. 37). À mon avis, on ne peut simplement écarter un facteur pertinent parce qu’il s’agit d’une « question de contrôle judiciaire classique » qui, par conséquent, n’est pas de celles « que se pose un décideur dans l’exercice d’une compétence concurrente » (par. 49). Telle n’était pas la démarche retenue dans Danyluk. Il faut plutôt, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, prendre en compte et apprécier tous les facteurs pertinents.

[79] Quoi qu’il en soit, il reste que, tel que ma collègue le conçoit, l’al. 27(1)f) confère, en matière d’application des doctrines relatives au caractère définitif des décisions, un pouvoir discrétionnaire plus restreint que celui qui a été reconnu en common law à l’égard des décisions administratives. Avec égards, et pour les motifs exposés ci‑dessous, je ne puis souscrire à cette interprétation.

[80] Il faut interpréter les termes de cette disposition [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21.

[81] Considérons d’abord le sens ordinaire et grammatical des termes. Il m’est difficile d’envisager l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire en des termes plus larges si l’on dit que le tribunal peut rejeter une plainte s’il a été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte dans une autre instance. Selon moi, le sens ordinaire et grammatical de ces termes permet de donner une large portée au pouvoir discrétionnaire, non une portée restreinte. Je considère tout comme ma collègue que la disposition est l’expression des principes fondant les doctrines relatives au caractère définitif des décisions plutôt qu’une codification de leurs éléments techniques (par. 46). Toutefois, comme je l’ai déjà indiqué, ces « principes », tels qu’ils ont évolué en droit administratif en particulier, comportent la recherche d’un juste équilibre entre, d’une part, le caractère définitif et l’équité, et, d’autre part, un pouvoir discrétionnaire d’une ampleur propre à réaliser cet équilibre dans la multitude des contextes décisionnels où ils sont appelés à s’appliquer. La disposition met l’accent sur le [traduction] « fond » de la plainte, et l’emploi des termes larges « a été statué de façon appropriée » indique clairement, selon moi, qu’elle élargit plutôt qu’elle ne restreint la portée du pouvoir discrétionnaire prévu par la common law.

[82] Examinons ensuite la disposition dans le contexte du reste de l’article. Ma collègue considère qu’il faut interpréter l’al. 27(1)f) de façon restrictive parce que les six autres catégories de pouvoirs discrétionnaires conférés au par. 27(1) ont trait, de par leur nature, à des circonstances où le rejet de la plainte est clairement approprié. Ce raisonnement repose sur la prémisse que tous les autres alinéas du par. 27(1) confèrent clairement un pouvoir discrétionnaire restreint. Je ne puis accepter cette prémisse. Certes, certains des autres motifs de rejet discrétionnaire énumérés au par. 27(1) s’appliquent effectivement dans des circonstances où il ne serait nettement pas souhaitable de donner suite à la plainte : motifs de la juge Abella, par. 39‑41. On voit difficilement, par exemple, comment le Tribunal pourrait jouir du pouvoir discrétionnaire réel de refuser de rejeter une plainte qui ne relèverait pas de sa compétence (al. 27(1)a)), ou qui ne révélerait aucune contravention au Code (al. 27(1)b)). Ce ne sont pas toutes les catégories mentionnées au par. 27(1) qui sont de cette nature, cependant : voir, par exemple Becker c. Cariboo Chevrolet Oldsmobile Pontiac Buick GMC Ltd., 2006 BCSC 43, 42 Admin. L.R. (4th) 266, par. 38‑42. Selon moi, c’est plutôt le contenu des différents alinéas du par. 27(1) et non le mot [traduction] « peut », employé dans les premiers mots de cet article, qui influe sur la nature du pouvoir discrétionnaire.

[83] L’alinéa 27(1)d) investit le Tribunal du pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte qui n’apporterait rien à la personne, au groupe ou à la catégorie censés avoir été victimes de discrimination, ou qui ne servirait pas les fins du Code. L’exercice de ce pouvoir oblige le Tribunal à faire l’examen de questions fondamentales concernant le rôle de la législation relative aux droits de la personne et des instances décisionnelles chargées de l’appliquer. Il s’agit donc là d’un pouvoir discrétionnaire large fondé sur des considérations de politique générale et sur la mission spécialisée du Tribunal en matière de droits de la personne (Becker, par. 42). Le pouvoir n’est pas de la même nature que celui conféré par certaines des autres dispositions plus simples du par. 27(1), mais son étendue est comparable à celle du pouvoir discrétionnaire prévu à l’al. 27(1)f). Dans ce dernier alinéa, la portée du pouvoir discrétionnaire se dégage des termes très généraux employés, concernant le [traduction] « fond » de la plainte et la question de savoir s’il a été statué sur ce fond « de façon appropriée ». Je ne relève dans la structure ou le contexte du par. 27(1) pris dans son ensemble aucune indication qu’il faille interpréter restrictivement le pouvoir discrétionnaire de rejet lorsqu’il a été statué « de façon appropriée » sur le « fond » d’une plainte.

[84] L’historique législatif d’une disposition fait également partie de son contexte. Cet historique confirme que, pour ce qui est du rejet d’une plainte ayant fait l’objet d’une instance antérieure, le législateur a voulu conférer un pouvoir discrétionnaire étendu. Il est significatif que le Human Rights Code ait déjà énuméré, au par. 25(3), des facteurs qui devaient être pris en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’ajourner ou non l’examen d’une plainte. Le par. 27(2), maintenant abrogé, exigeait l’examen de ces mêmes facteurs lorsqu’il s’agissait de rejeter une plainte. Ces facteurs comprenaient l’objet et la nature de l’autre instance ainsi que le caractère suffisant des mesures de réparation offertes dans l’autre instance dans les circonstances. Toutefois, le législateur a aboli ces facteurs (Human Rights Code Amendment Act, 2002, S.B.C. 2002, ch. 62, art. 11 et 12), ce qui manifeste une intention de conférer un pouvoir discrétionnaire moins limitatif. Cette intention est explicitement formulée dans le Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard) de l’assemblée législative. Interrogé au sujet des raisons de la suppression des facteurs obligatoires, l’honorable Geoff Plant, qui était procureur général de la Colombie‑Britannique et ministre responsable de l’application de cette loi à l’époque, a répondu ce qui suit :

[traduction] La question essentielle qui se pose chaque fois que l’on envisage l’exercice de ce pouvoir est celle de l’existence d’un autre mécanisme permettant de statuer de façon appropriée sur le fond de la plainte. Selon nous, il s’agit là d’un test suffisant pour faire en sorte que le pouvoir soit exercé dans chaque cas conformément aux principes et aux objectifs du Code. Il est fort possible que les membres du Tribunal prennent en compte les faits et les facteurs qui sont à présent mentionnés au paragraphe (3), mais nous n’avons pas jugé nécessaire que ces critères particuliers lient les membres du Tribunal.

. . .

. . . [Ce qu’accomplit la modification], c’est exprimer le principe ou le test de façon assez large et générale. [Je souligne.]

(Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 9, 3e sess., 37e lég., 28 octobre 2002, p. 4094)

[85] Le législateur voulait manifestement élargir l’éventail des facteurs qu’un tribunal doit prendre en compte, et non le rétrécir. J’ajouterais que les observations qu’a faites le ministre des Services gouvernementaux en deuxième lecture de la Human Rights Amendment Act, 1995, S.B.C. 1995, ch. 42, que cite la juge Abella au par. 43, n’ont aucun rapport avec la portée du pouvoir discrétionnaire exercé aux termes de l’al. 27(1)f) ou des dispositions qui l’ont précédé.

[86] Le cadre législatif dans lequel s’inscrit cette Loi constitue un autre aspect de son contexte législatif. J’ai déjà exposé mon interprétation des principes de la common law régissant l’application discrétionnaire des doctrines relatives au caractère définitif des décisions en droit administratif. Dans ce contexte, j’estime qu’il est plus réaliste de voir dans la disposition en cause un assouplissement des restrictions posées par la common law.

[87] Le cadre juridique préexistant comportait aussi une politique élaborée par le commissaire aux enquêtes et à la médiation sous le régime de la loi antérieure (Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 27) pour guider la prise de décision au sujet des suites à donner à une plainte ayant fait l’objet d’une autre instance. Cette politique demandait l’examen de facteurs tels les suivants :

[traduction] (1) l’équité administrative de l’autre instance, (2) l’expertise des décideurs et enquêteurs, (3) la possibilité que l’instance comporte l’examen d’importantes questions de droits de la personne relevant des considérations d’intérêt public énoncées au Code, (4) le forum le plus approprié pour l’examen de ces questions, (5) la protection que l’autre instance offre au plaignant contre la pratique discriminatoire, et (6) l’existence d’un conflit entre les buts et objets du Code et l’autre instance, et des considérations pratiques incluant la durée probable de chaque instance, leurs conséquences en termes de tension psychologique et de relations personnelles et le résultat à long terme des processus.

(D. K. Lovett et A. R. Westmacott, « Human Rights Review : A Background Paper » (2001) (en ligne), p. 100, note 128)

[88] La formulation générale employée à l’al. 27(1)f), introduite dans la pratique préexistante, ne renforce pas le point de vue selon lequel on voulait donner une portée étroite au pouvoir discrétionnaire; elle permet de déduire le contraire.

[89] Le pouvoir d’ajourner l’examen d’une plainte jusqu’à ce qu’elle soit tranchée dans un autre forum, conféré en termes similaires au par. 25(2) du Code, fournit un dernier élément contextuel. Voici le texte de cette disposition :

[traduction]

25. . . .

(2) Un membre ou une formation qui est d’avis qu’une autre instance permet de statuer de façon appropriée sur le fond de la plainte peut à tout moment après le dépôt de celle‑ci en ajourner l’examen jusqu’à l’issue de l’autre instance.

[90] Le pouvoir discrétionnaire d’ajourner l’examen d’une plainte ne repose pas sur les doctrines relatives au caractère définitif des décisions parce qu’au moment de l’examen de l’ajournement, aucune autre décision définitive n’a encore été rendue. Néanmoins, le législateur a choisi de conférer le pouvoir dans les termes mêmes qu’il a employés pour conférer le pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte. Ce recours à la même formulation à l’al. 27(1)f) indique à mon avis que le législateur souhaitait accorder un pouvoir discrétionnaire large et souple.

[91] Compte tenu du texte, du contexte et de l’objectif de l’al. 27(1)f), je suis d’avis que le pouvoir discrétionnaire qu’il confère se voulait large.

C. L’exercice du pouvoir discrétionnaire

[92] À mon sens, l’al. 27(1)f) élargit de deux façons la portée des doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions. Puisqu’il faut déterminer si le fond de la plainte a été examiné dans une autre instance, l’accent doit porter sur le fond de la plainte — son « essence », pour reprendre le terme employé dans Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, par. 52; et Villella c. Vancouver (City), 2005 BCHRT 405, [2005] B.C.H.R.T.D. No. 405 (QL), par. 21. Il ne porte pas sur les exigences techniques de ces doctrines, telles l’identité des parties, la réciprocité, l’identité des demandes, etc. Cette disposition fait porter l’attention sur le fond de l’affaire, non sur les aspects procéduraux ou formels. Si le Tribunal conclut qu’il n’a pas dans les faits été statué sur le fond de la plainte, l’examen prévu à l’al. 27(1)f) est terminé, et le rejet de la plainte n’est pas fondé. Si la plainte a déjà été examinée au fond, les intérêts importants que revêtent le caractère définitif de la décision et le recours aux mécanismes de révision applicables entrent en jeu, et le Tribunal doit alors exercer son pouvoir discrétionnaire en reconnaissant qu’il y a lieu d’attribuer à ces intérêts un poids appréciable.

[93] Si le fond de la plainte a fait l’objet d’un examen dans une autre instance, le Tribunal doit établir si un élément des circonstances de l’affaire fait en sorte qu’il ne conviendrait pas d’appliquer le principe général du caractère définitif de la décision antérieure. La Loi ne mentionne aucun facteur que le Tribunal doit prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de rejeter ou non la plainte, hormis le caractère approprié de son examen antérieur au fond. Ce pouvoir discrétionnaire est [traduction] « nécessairement exercé au cas par cas et son application dépend de l’ensemble des circonstances » : Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 38 et 43, cité et approuvé dans Danyluk, au par. 63. Toutefois, l’arrêt Danyluk expose un point de départ utile pour l’établissement d’un ensemble non exhaustif de facteurs pertinents.

[94] Il faut généralement considérer la mission du décideur antérieur et celle du tribunal. Peut‑on discerner une intention du législateur de conférer une compétence exclusive à l’autre décideur ou plutôt l’intention opposée? Il convient habituellement aussi de prendre en compte les objectifs des deux régimes établis par la loi. Par exemple, si l’orientation et l’objet de l’instance administrative antérieure différaient complètement de ceux d’une instance devant le Tribunal, il y a peut‑être lieu de se demander s’il convient d’attribuer un caractère concluant au résultat de l’instance antérieure. L’existence de mécanismes de révision de la décision antérieure constitue aussi un facteur pertinent. L’omission de se prévaloir des voies de révision appropriées militera généralement contre la remise en cause du fond d’une plainte devant un autre forum. Comme l’illustre l’arrêt Danyluk, toutefois, il ne s’agit pas toujours là d’un facteur déterminant (par. 74 et 80). Le Tribunal peut également examiner les garanties offertes aux parties dans l’instance administrative antérieure. Des critères comme la disponibilité d’éléments de preuve et la possibilité pour l’intéressé de faire valoir tous ses moyens devraient être pris en compte. L’expertise du décideur administratif antérieur est aussi un facteur pertinent. Comme le juge Binnie l’a indiqué dans Danyluk, ce facteur intervient depuis longtemps dans l’application de la règle prohibant les contestations indirectes. Le fait que la décision antérieure « repose sur des considérations étrangères à l’expertise ou à la raison d’être d’une instance administrative d’appel », bien qu’il ne soit pas déterminant, peut indiquer qu’il n’a pas été statué de façon appropriée sur la question : par. 77, citant R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, par. 50. Les circonstances ayant mené à l’instance antérieure peuvent aussi constituer un facteur pertinent. Dans Danyluk, par exemple, le fait que l’employée ait entrepris le recours administratif antérieur à un moment qui faisait d’elle une « personne vulnérable » a été pris en compte (par. 78).

[95] Le facteur le plus important, toutefois, est celui que le juge Binnie mentionne en dernier lieu dans Danyluk, au par. 80 : l’injustice pouvant résulter de l’attribution d’une portée définitive et exécutoire à l’instance antérieure. En cas d’injustice substantielle ou de risque sérieux d’une telle injustice, les choix procéduraux malavisés du plaignant ne devraient généralement pas sonner le glas d’un examen au fond approprié de sa plainte.

[96] La façon dont le Tribunal a abordé l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’al. 27(1)f) est conforme aux facteurs énumérés dans Danyluk. Par exemple, dans Villella, il a examiné un certain nombre de facteurs à prendre en compte. Il a souligné que la question n’était pas de savoir si, à son avis, la décision antérieure était bien fondée ou si la procédure appliquée était la même que celle devant le Tribunal. Il a reconnu que selon l’intention législative claire à la base de l’art. 25, le recours devant le Tribunal n’est pas le seul moyen permettant qu’il soit statué de façon appropriée sur une question de droits de la personne. Il a également indiqué, toutefois, que l’al. 27(1)f) l’oblige à examiner le fond de la plainte et non à simplement entériner [traduction] « les yeux fermés » la décision antérieure (par. 19). Il lui faut, en conséquence, tenir compte d’éléments comme les questions soulevées dans l’instance antérieure et les questions de savoir si cette instance s’est déroulée de façon équitable, si le plaignant était bien représenté, si les principes applicables en matière de droits de la personne ont été examinés, si une réparation appropriée pouvait être accordée et si le choix du forum antérieur relevait du plaignant. Cette évaluation globale et souple me paraît être exactement la démarche que requiert l’al. 27(1)f).

D. Application

[97] En dernière analyse, je souscris à la conclusion de la juge Abella qu’en refusant de rejeter la plainte en application de l’al. 27(1)f), le Tribunal a rendu une décision manifestement déraisonnable au sens de l’art. 59 de l’ATA. Suivant cet article, est manifestement déraisonnable une décision procédant d’un pouvoir discrétionnaire exercé [traduction] « entièrement ou principalement sur le fondement de facteurs non pertinents » (al. 59(4)c)) ou « sans tenir compte d’exigences prévues par la loi » (al. 59(4)d)). Or, bien que j’estime que le Tribunal pouvait tenir compte des allégations relatives aux limites procédurales du recours devant l’agent de révision, il a selon moi commis une erreur justifiant l’annulation de sa décision en fondant cette dernière sur le prétendu manque d’indépendance de l’agent de révision et en faisant abstraction de la possibilité de recourir au contrôle judiciaire pour corriger tout vice procédural. Plus fondamentalement encore, il n’a pas examiné s’il avait été statué sur le « fond » de la plainte, omettant ainsi de prendre en considération une condition imposée par la Loi. Je suis également d’avis qu’il n’a pas pris en compte l’équité, fondamentale ou autre, de l’instance antérieure. Tout cela a fait en sorte que le Tribunal n’a accordé aucun poids aux intérêts en jeu en matière de caractère définitif de la décision, et qu’il a largement fondé son analyse, plutôt, sur des facteurs non pertinents rattachés à l’existence des stricts éléments constitutifs de la préclusion fondée sur une question déjà tranchée.

[98] Toutefois, je ne puis souscrire à la solution que propose ma collègue dans ce pourvoi. Dans ses motifs, la juge Abella se dit d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la décision du Tribunal et de rejeter les plaintes. Selon moi, il y a lieu d’accueillir le pourvoi et, comme le veut à mon avis la règle générale en Colombie‑Britannique, de renvoyer au Tribunal, pour qu’il la réexamine, la demande de rejet des plaintes présentée par la Commission aux termes de l’al. 27(1)f). Comme l’a affirmé la Cour d’appel dans Workers’ Compensation Appeal Tribunal (B.C.) c. Hill, 2011 BCCA 49, 299 B.C.A.C. 129, par. 51, [traduction] « suivant la règle générale, lorsqu’une partie a gain de cause à l’issue d’un contrôle judiciaire, il convient d’ordonner une nouvelle audition ou un nouvel examen devant le décideur administratif, à moins que des circonstances exceptionnelles justifient la cour de rendre la décision qui, selon la loi, appartient à l’organisme administratif » (voir également Allman c. Amacon Property Management Services Inc., 2007 BCCA 302, 243 B.C.A.C. 52). En l’espèce, aucune circonstance exceptionnelle ne justifie que l’on écarte cette règle générale.

[99] Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi sans dépens et de renvoyer au Tribunal, pour qu’il la réexamine, la demande de la Commission présentée aux termes de l’al. 27(1)f).

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante : Workers’ Compensation Board, Richmond.

Procureur des intimés Guiseppe Figliola, Kimberley Sallis et Barry Dearden : Community Legal Assistance Society, Vancouver.

Procureur de l’intimé British Columbia Human Rights Tribunal : British Columbia Human Rights Tribunal, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intervenante Coalition of BC Businesses : Heenan Blaikie, Vancouver.

Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.

Procureur de l’intervenante Alberta Human Rights Commission : Alberta Human Rights Commission, Calgary.

Procureurs de l’intervenante Vancouver Area Human Rights Coalition Society : Bull, Housser & Tupper, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : 2011 CSC 52 ?
Date de la décision : 27/10/2011
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli, la décision du tribunal est annulée et les plaintes sont rejetées

Analyses

Droit administratif - Contrôle judiciaire - Norme de contrôle - Décision manifestement déraisonnable - Indemnisation des accidentés du travail en application de la politique de la Workers’ Compensation Board de la Colombie‑Britannique relative aux douleurs chroniques - Appel interjeté devant la Section de révision de la Commission au motif que la politique contrevient à l’art. 8 du Human Rights Code de la Colombie‑Britannique - La Commission ne conclut pas à une contravention au Code - Travailleurs reprenant les mêmes arguments dans des plaintes subséquentes auprès du tribunal des droits de la personne - Le tribunal estime qu’il s’agit d’une question qu’il peut à bon droit considérer - Quelle est la portée du pouvoir discrétionnaire du tribunal de juger s’il a « été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte » dans les cas où deux organismes ont compétence en matière de droits de la personne? - L’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire était‑il manifestement déraisonnable? - Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 8, 27(1) - Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, art. 59.

Les plaignants, des travailleurs, souffraient de douleurs chroniques et ont soumis une demande d’indemnisation à la Workers’ Compensation Board de la Colombie‑Britannique (la « Commission »). En application de la politique de la Commission relative aux douleurs chroniques, les plaignants ont touché une indemnité d’un montant fixe. Ils ont interjeté appel devant la Section de révision de la Commission, soutenant que la politique de l’indemnité fixe pour les douleurs chroniques était manifestement déraisonnable, qu’elle était inconstitutionnelle et qu’elle constituait de la discrimination fondée sur la déficience interdite à l’art. 8 du Human Rights Code de la Colombie‑Britannique (« Code »). L’agent de révision, s’estimant compétent pour entendre la plainte fondée sur le Code, a conclu que la politique de la Commission relative à la douleur chronique n’enfreignait pas l’art. 8 du Code et n’était donc pas discriminatoire.

Les plaignants ont porté cette décision en appel devant le Workers’ Compensation Appeal Tribunal (« WCAT »). Avant l’instruction de l’appel, une modification législative a retiré au WCAT sa compétence en matière d’application du Code. Du fait de cette modification, le WCAT ne pouvait plus entendre l’appel des plaignants à l’encontre des conclusions de l’agent de révision relatives aux droits de la personne, mais il était toujours loisible aux plaignants de demander un contrôle judiciaire. Ces derniers ont plutôt déposé devant le tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») de nouvelles plaintes, reprenant au sujet de la politique de la Commission en matière de douleur chronique les mêmes arguments fondés sur l’art. 8 du Code que ceux qu’ils avaient soumis à la Section de révision.

La Commission a présenté au Tribunal une requête pour rejet des nouvelles plaintes, soutenant, d’une part, que le Tribunal n’avait pas compétence aux termes de l’al. 27(1)a) du Code et, d’autre part, que la Section de révision avait déjà « statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte suivant l’al. 27(1)f) du Code. Le Tribunal a rejeté les deux arguments, estimant que la question soulevée était une question que le Tribunal pouvait à bon droit considérer et qu’il convenait que les parties puissent bénéficier d’une audience en bonne et due forme par le Tribunal. À l’issue d’un contrôle judiciaire, la décision du Tribunal a été annulée, mais la Cour d’appel l’a rétablie, concluant que cette décision du Tribunal n’était pas manifestement déraisonnable.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli, la décision du Tribunal est annulée et les plaintes sont rejetées.

Les juges LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein : L’alinéa 27(1)f) codifie l’ensemble des principes sous‑jacents des règles en matière de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de contestation indirecte et d’abus de procédure — auxquelles la common law a eu recours comme véhicule pour porter, en contexte de procédures judiciaires, les principes de caractère définitif des instances, de prévention de leur multiplication et de protection de l’intégrité de l’administration de la justice, dans chaque cas, par souci d’équité.

Considéré dans son ensemble, l’al. 27(1)f) ne codifie pas les doctrines elles‑mêmes ou leurs explications techniques, il en englobe les principes sous‑jacents. Il s’ensuit que ce ne sont pas tant des dogmes doctrinaux précis qui devraient guider le Tribunal que les objets de la disposition, qui sont d’assurer l’équité du caractère définitif du processus décisionnel et d’éviter la remise en cause de questions déjà tranchées par un décideur ayant compétence pour en connaître. En s’appuyant sur ces principes, le Tribunal est appelé à se demander s’il existe une compétence concurrente pour statuer sur ces questions, si la question juridique tranchée par la décision antérieure était essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la plainte dont il est saisi et si le processus antérieur, qu’il ressemble ou non à la procédure que le Tribunal préfère ou utilise lui-même, a offert la possibilité aux plaignants ou à leurs ayants droit de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter. Toutes ces questions visent à déterminer s’il « a été statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte, le critère établi à l’al. 27(1)f). En s’en tenant à l’application stricte de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le Tribunal a donné une interprétation trop formaliste à l’al. 27(1)f) et, plus particulièrement, aux mots « a été statué de façon appropriée ». Plutôt que de donner effet à l’objectif de prévention des remises en cause inutiles, une telle interprétation y fait obstacle.

L’alinéa 27(1)f) ne constitue pas une invitation au contrôle judiciaire de la décision d’un autre tribunal ou au réexamen d’une question dûment tranchée pour voir si un résultat différent pourrait en émerger. Cet alinéa vise plutôt à instaurer un respect juridictionnel entre tribunaux administratifs voisins, englobant le respect du droit à la protection de leur propre voie verticale de révision contre les empiétements indirects. L’organisme juridictionnel qui se prononce sur une question qui est de son ressort et les parties en cause doivent pouvoir tenir pour acquis que, sous réserve d’un appel ou d’un contrôle judiciaire, non seulement la décision sera‑t‑elle définitive, mais elle sera considérée telle par les autres organismes juridictionnels.

Le pouvoir discrétionnaire conféré par l’al. 27(1)f) se voulait restreint, non seulement en raison du texte de cette disposition et de l’historique législatif, mais également de la nature des six autres catégories de plaintes mentionnées au par. 27(1), faisant chacune référence à des circonstances qui laissent présumer qu’il ne serait pas justifié d’entendre la plainte : les plaintes qui ne relèvent pas de la compétence du Tribunal, celles qui allèguent des actes ou des omissions qui ne contreviennent pas au Code, s’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le plaignant ait gain de cause, si les plaintes n’apporteraient rien au plaignant et ne serviraient pas les fins poursuivies par le Code ou si elles ont été déposées de mauvaise foi ou à des fins illégitimes.

En l’espèce, les plaignants cherchaient à soulever de nouveau la question devant un autre forum. Plutôt que d’emprunter la voie du contrôle judiciaire, qui leur était ouverte, pour contester la décision de l’agent de révision, ils ont engagé une nouvelle instance devant un autre tribunal administratif dans l’espoir d’obtenir un résultat plus favorable. Cette stratégie constituait un « appel indirect », une démarche que l’al. 27(1)f) et les doctrines de common law visent précisément à éviter. L’analyse du Tribunal l’a rendu complice de cette tentative de contester indirectement le bien‑fondé de la décision de la Commission et du processus suivi; on y trouve une myriade de facteurs en fonction desquels le Tribunal s’est demandé s’il était à l’aise avec le processus de l’instance antérieure et avec les motifs de la décision de l’agent de révision. Il s’est demandé si le processus suivi devant la Section de révision satisfaisait aux exigences procédurales; et il a critiqué l’interprétation que l’agent de révision a faite de son mandat en matière de droits de la personne; il a conclu que la décision de l’agent de révision n’était pas définitive; il a conclu que les parties qu’il avait devant lui n’étaient pas les mêmes que celles qui s’étaient présentées devant la Commission; il a indiqué que l’agent de révision n’avait pas l’expertise voulue pour interpréter ou appliquer le Code.

La norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable, aux termes de l’art. 59 de l’Administrative Tribunals Act. Parce que la décision du Tribunal de recevoir ces plaintes et de les entendre de nouveau repose principalement sur des facteurs non pertinents et ne tient pas compte du mandat véritable que lui confère l’al. 27(1)f), elle est manifestement déraisonnable.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Fish et Cromwell : La common law et en particulier l’al. 27(1)f) du Code tendent tous deux à la réalisation de ce nécessaire équilibre entre le caractère définitif des décisions et l’équité, et ce, par l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal. C’est la recherche de cet équilibre qui est au cœur tant des doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions que de l’intention du législateur en édictant l’al. 27(1)f). En donnant une portée étroite au pouvoir discrétionnaire que l’al. 27(1)f) confère au Tribunal, on ne tient pas compte de cette intention claire du législateur. En fait, l’al. 27(1)f) confère en termes très larges au Tribunal un pouvoir discrétionnaire souple propre à lui permettre de réaliser cet équilibre dans la multitude de contextes où d’autres tribunaux administratifs ont pu se prononcer sur une question relevant des droits de la personne.

Le sens ordinaire et grammatical des termes de l’al. 27(1)f) permet de donner une large portée au pouvoir discrétionnaire, non une portée restreinte. On ne peut considérer qu’il faille interpréter l’al. 27(1)f) de façon restrictive en raison de la nature des six autres catégories de pouvoirs discrétionnaires conférés au par. 27(1). L’historique législatif de la disposition confirme également que, pour ce qui est du rejet d’une plainte ayant fait l’objet d’une instance antérieure, le législateur a voulu conférer un pouvoir discrétionnaire étendu. Le législateur voulait manifestement élargir et non rétrécir l’éventail des facteurs qu’un tribunal doit prendre en compte.

La jurisprudence de notre Cour reconnaît qu’en contexte de droit administratif, il convient d’appliquer avec souplesse les doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions afin de maintenir le nécessaire équilibre entre le caractère définitif et l’équité des décisions. À cette fin, l’exercice du pouvoir discrétionnaire nécessite la prise en compte d’un large éventail de facteurs pertinents aux particularités du contexte administratif en cause et aux exigences à satisfaire pour que justice soit rendue dans les circonstances de chaque cas. Le caractère définitif de la décision et l’obligation faite aux parties de recourir aux mécanismes de révision les plus appropriés sont certes des facteurs importants, mais ils ne sont ni les seuls, ni même les plus importants. Le contexte procédural complexe et changeant en cause en l’espèce illustre bien la nécessité du recours à ce pouvoir discrétionnaire nécessairement plus étendu lorsqu’il s’agit d’appliquer les doctrines relatives au caractère définitif des décisions en contexte de droit administratif et montre qu’il n’est que sage d’appliquer avec beaucoup de souplesse, dans le contexte du droit administratif, les doctrines relatives au caractère définitif des décisions. Le facteur le plus important consiste à déterminer si une injustice peut résulter de l’attribution d’une portée définitive et exécutoire à l’instance antérieure. En cas d’injustice substantielle ou de risque sérieux d’une telle injustice, les choix procéduraux malavisés du plaignant ne devraient généralement pas sonner le glas d’un examen au fond approprié de sa plainte.

En l’espèce, en refusant de rejeter la plainte en application de l’al. 27(1)f), le Tribunal a rendu une décision manifestement déraisonnable. Certes, le Tribunal pouvait tenir compte des allégations relatives aux limites procédurales du recours devant l’agent de révision, mais il a commis une erreur justifiant l’annulation de sa décision en fondant cette dernière sur le prétendu manque d’indépendance de l’agent de révision et en faisant abstraction de la possibilité de recourir au contrôle judiciaire pour corriger tout vice procédural. Plus fondamentalement encore, il n’a pas examiné s’il avait été statué sur le fond de la plainte, omettant ainsi de prendre en considération une condition imposée par la Loi. Il lui faut tenir compte d’éléments comme les questions soulevées dans l’instance antérieure et les questions de savoir si cette instance s’est déroulée de façon équitable, si le plaignant était bien représenté, si les principes applicables en matière de droits de la personne ont été examinés, si une réparation appropriée pouvait être accordée et si le choix du forum antérieur relevait du plaignant. Cette évaluation globale et souple paraît être exactement la démarche que requiert l’al. 27(1)f). En outre, le Tribunal n’a pas pris en compte l’équité, fondamentale ou autre, de l’instance antérieure. Tout cela a fait en sorte que le Tribunal n’a accordé aucun poids aux intérêts en jeu en matière de caractère définitif de la décision, et qu’il a largement fondé son analyse, plutôt, sur des facteurs non pertinents rattachés à l’existence des stricts éléments constitutifs de la préclusion fondée sur une question déjà tranchée.

Il y a lieu d’accueillir le pourvoi et de renvoyer au Tribunal, pour qu’il la réexamine, la demande de la Workers’ Compensation Board présentée aux termes de l’al. 27(1)f).


Parties
Demandeurs : Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board)
Défendeurs : Figliola

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Abella
Arrêts mentionnés : Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513
British Columbia (Ministry of Competition, Science & Enterprise) c. Matuszewski, 2008 BCSC 915, 82 Admin. L.R. (4th) 308
Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460
Workers’ Compensation Appeal Tribunal (B.C.) c. Hill, 2011 BCCA 49, 299 B.C.A.C. 129
Berezoutskaia c. Human Rights Tribunal (B.C.), 2006 BCCA 95, 223 B.C.A.C. 71
Hines c. Canpar Industries Ltd., 2006 BCSC 800, 55 B.C.L.R. (4th) 372
Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279
Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440
Angle c. Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248
Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585
Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629
Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77
R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316
Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 112 D.L.R. (4th) 683
Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504
Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650.
Citée par le juge Cromwell
Arrêts mentionnés : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460
Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77
British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1
Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
Becker c. Cariboo Chevrolet Oldsmobile Pontiac Buick GMC Ltd., 2006 BCSC 43, 42 Admin. L.R. (4th) 266
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Villella c. Vancouver (City), 2005 BCHRT 405, [2005] B.C.H.R.T.D. No. 405 (QL)
Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97
Workers’ Compensation Appeal Tribunal (B.C.) c. Hill, 2011 BCCA 49, 299 B.C.A.C. 129
Allman c. Amacon Property Management Services Inc., 2007 BCCA 302, 243 B.C.A.C. 52.
Lois et règlements cités
Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, art. 44, 59.
Attorney General Statutes Amendment Act, 2007, S.B.C. 2007, ch. 14, art. 3.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 15.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2848.
Human Rights Amendment Act, 1995, S.B.C. 1995, ch. 42.
Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 8, 25(2) [abr. & rempl. 2002, ch. 62, art. 11], (3) [abr. idem], 27(1), (2) [abr. & rempl. idem, art. 12].
Human Rights Code Amendment Act, 2002, S.B.C. 2002, ch. 62.
Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 492, art. 96.4(2), 99, 245 à 250, 251.
Doctrine citée
Colombie‑Britannique. Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 9, 3rd Sess., 37th Parl., October 28, 2002, p. 4094.
Colombie‑Britannique. Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 21, 3rd Sess., 38th Parl., May 16, 2007, pp. 8088‑93.
Colombie‑Britannique. Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 21, 4th Sess., 35th Parl., June 22, 1995, p. 16062.
Colombie‑Britannique. Workers’ Compensation Board. Rehabilitation Services and Claims Manual, vols. I and II, updated June 2011 (online : http://www.worksafebc.com/publications/policy_manuals/rehabilitation_services_and_claims_manual/default.asp).
Lange, Donald J. The Doctrine of Res Judicata in Canada, 3rd ed. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2010.
Lovett, Deborah K., and Angela R. Westmacott. « Human Rights Review : A Background Paper », prepared for Administrative Justice Project, Ministry of Attorney General of British Columbia, 2001 (online : http://www.llbc.leg.bc.ca/public/PubDocs/bcdocs/350060/hrr.pdf).

Proposition de citation de la décision: Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52 (27 octobre 2011)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2011-10-27;2011.csc.52 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award