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30/11/2011 | CANADA | N°2011_CSC_58

Canada | R. c. Bouchard-Lebrun, 2011 CSC 58 (30 novembre 2011)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Bouchard-Lebrun, 2011 CSC 58, [2011] 3 R.C.S. 575

Date : 20111130

Dossier : 33687

Entre :

Tommy Bouchard-Lebrun

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général du Canada et procureur général de l’Ontario

Intervenants

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 92)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en che

f McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)

R. c. Bouchard‑Lebrun, 2011 CSC 58, [2011] 3 R.C.S. 575

Tommy Bou...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Bouchard-Lebrun, 2011 CSC 58, [2011] 3 R.C.S. 575

Date : 20111130

Dossier : 33687

Entre :

Tommy Bouchard-Lebrun

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général du Canada et procureur général de l’Ontario

Intervenants

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 92)

Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)

R. c. Bouchard‑Lebrun, 2011 CSC 58, [2011] 3 R.C.S. 575

Tommy Bouchard‑Lebrun Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général du Canada et procureur général

de l’Ontario Intervenants

Répertorié : R. c. Bouchard‑Lebrun

2011 CSC 58

No du greffe : 33687.

2011 : 16 mai; 2011 : 30 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Rochette et Gagnon), 2010 QCCA 402, 76 C.R. (6th) 59, 260 C.C.C. (3d) 548, [2010] J.Q. no 1672 (QL), 2010 CarswellQue 2004, qui a confirmé les déclarations de culpabilité de voies de fait graves et de voies de fait inscrites par le juge Decoste, 2008 QCCQ 5844 (CanLII), [2008] J.Q. no 6218 (QL), 2008 CarswellQue 6362 (sub nom. R. c. Lebrun). Pourvoi rejeté.

Véronique Robert et Roland Roy, pour l’appelant.

Guy Loisel et Pierre DesRosiers, pour l’intimée.

Ginette Gobeil et François Joyal, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Robert E. Gattrell et Joan Barrett, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Le jugement de la Cour a été rendu par

Le juge LeBel —

I. Introduction

[1] Dans ce pourvoi, la Cour doit décider si une psychose toxique résultant d’un état d’intoxication dans lequel un accusé s’est volontairement placé en consommant des drogues chimiques constitue un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »), et permet ainsi à l’appelant d’échapper à sa responsabilité pénale pour une infraction comportant une atteinte à l’intégrité physique d’autrui. De façon générale, le présent dossier permet également à la Cour de revoir les champs d’application respectifs des défenses d’aliénation mentale et d’intoxication volontaire.

[2] L’appelant a brutalement agressé deux individus alors qu’il se trouvait dans un état psychotique provoqué par les drogues chimiques qu’il avait consommées quelques heures auparavant. Il a infligé des blessures graves à l’un d’entre eux en lui assénant violemment un coup de pied à la tête. La victime souffre de lésions graves et permanentes. Après avoir été condamné par la Cour du Québec sous deux chefs de voies de fait graves et de voies de fait (2008 QCCQ 5844 (CanLII)), l’appelant a tenté sans succès d’obtenir en appel un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux (2010 QCCA 402, 76 C.R. (6th) 59). Sur autorisation de notre Cour, l’appelant se pourvoit maintenant à l’encontre du jugement de la Cour d’appel du Québec qui avait refusé de reconnaître qu’une psychose toxique provoquée par la consommation volontaire de stupéfiants constitue un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le jugement de la Cour d’appel est bien fondé en droit. En conséquence, je propose de rejeter le pourvoi.

II. Principaux faits

[4] La trame factuelle de ce dossier n’est pas contestée. Pour l’étude de ce pourvoi, il suffit de mentionner que l’appelant, M. Tommy Bouchard-Lebrun, et M. Yohann Schmouth, une de ses connaissances de longue date, avaient fumé de la marijuana et pris des amphétamines dans la journée du 23 octobre 2005. Au cours de la soirée, les deux compagnons ont décidé de se rendre à Amqui pour que l’appelant visite ses parents. Ils ont donc pris l’autobus à Rivière-du-Loup, où l’appelant résidait, en direction de Mont-Joli, au terminus du service. Au moment de prendre l’autobus, les deux compagnons étaient toujours intoxiqués.

[5] Une fois arrivés à Mont-Joli, dans la nuit du 24 octobre, l’appelant et son compagnon ont décidé de faire de l’auto-stop pour se rendre à Amqui. Vers 1 h 30 du matin, M. Gilles Tremblay, une vieille connaissance de la famille de l’appelant, les a fait monter dans son auto. À cette heure précise, le comportement de l’appelant ne laissait paraître aucun signe d’intoxication. Au procès, M. Tremblay a affirmé qu’il n’avait rien remarqué d’anormal chez l’appelant tout au long du trajet en voiture. Ses déclarations confirment le témoignage de M. Schmouth, selon lequel l’appelant était redevenu « correct » dans les environs de Val-Brillant, une municipalité située à une quinzaine de kilomètres d’Amqui. Ainsi, il semble que les drogues que l’appelant a consommées dans la journée du 23 octobre avaient cessé de faire effet avant qu’il arrive à Amqui avec M. Schmouth.

[6] À Amqui, les deux jeunes hommes ont acheté des comprimés d’ecstasy connus sous le nom de « poire bleue », qu’ils ont consommés dans la nuit du 24 octobre. Dans les heures qui ont suivi, l’appelant et M. Schmouth ont décidé d’aller administrer une correction à M. Dany Lévesque, surnommé « Pee-Wee », pour le motif réel ou imaginé que ce dernier portait une « croix à l’envers » au cou. Aux alentours de 5 h du matin, l’appelant et M. Schmouth ont pénétré illégalement dans l’immeuble habité par M. Lévesque. Réveillé par le bruit provenant du rez-de-chaussée, M. Roger Dumas, qui habitait au deuxième étage de l’immeuble, descendit à l’appartement de M. Lévesque afin de comprendre ce qui se passait. Les deux occupants de l’immeuble se rencontrèrent dans les escaliers et constatèrent à cet endroit la présence de l’appelant et de M. Schmouth. Aussitôt après avoir été aperçus, ces derniers s’attaquèrent à M. Lévesque sans ménagement en lui assénant de nombreux coups de poing et coups de pied.

[7] Voyant que M. Lévesque était incapable de se défendre contre ses deux agresseurs, M. Dumas tenta de s’interposer. L’appelant l’empoigna alors et le projeta violemment au bas de l’escalier. M. Dumas resta étendu sur le sol au bas des marches. L’appelant le rejoignit et lui porta un violent coup de pied à la tête. Cet assaut a rendu M. Dumas invalide et il devra passer le reste de sa vie dans une chambre d’hôpital.

[8] Au moment de l’agression, l’appelant était fortement intoxiqué en raison des effets du comprimé de « poire bleue » qu’il avait consommé quelques heures plus tôt. Au-delà des symptômes « normaux » reliés à un état d’intoxication découlant de la consommation de cette drogue, ce comprimé hautement toxique avait produit chez l’appelant un effet retentissant qu’il affirme ne pas avoir anticipé. En fait, la « poire bleue » a provoqué une dissociation complète entre les perceptions subjectives vécues par l’appelant et la réalité objective. Pour dire les choses sans détour, l’appelant était parvenu « sur une autre planète ». Deux témoins au procès ont d’ailleurs affirmé que l’appelant a « viré bizarre » et est devenu « capoté ben raide » après avoir ingurgité ce comprimé de « poire bleue ».

[9] Dans les faits, l’appelant a vécu un épisode que l’on pourrait qualifier de délire religieux, d’après ses manifestations. C’est à partir de la consommation de cette drogue que la « croix à l’envers » supposément portée par M. Lévesque a commencé à l’obséder. Pendant l’agression, l’appelant a tenu des propos à connotation religieuse qui étaient cohérents, mais foncièrement insensés. Ainsi, il a affirmé que l’Apocalypse s’en venait. Puis, à un certain moment, il a levé les bras en l’air en demandant aux victimes et aux témoins impuissants de l’agression s’ils croyaient en lui. Après quelques références à Dieu et au diable, il a béni la conjointe de M. Dumas en lui faisant un signe de croix sur le front après l’agression. Alors que M. Dumas gisait toujours sur le sol, l’appelant a ensuite quitté les lieux très calmement, comme si rien ne venait de se produire.

[10] Devant toutes les instances judiciaires, il n’a jamais été contesté que l’appelant se trouvait, au moment des actes criminels, dans un état psychotique sérieux dont les effets se sont progressivement estompés jusqu’à leur disparition le 28 octobre 2005. L’essence de ce pourvoi consiste plutôt à déterminer les effets de cette psychose sur la responsabilité criminelle de l’appelant. J’analyserai cette question plus loin dans les motifs. Dans l’immédiat, il suffit de souligner que, selon la preuve, l’appelant n’avait jamais traversé d’épisode psychotique de cette nature avant les événements en question. Il ne souffrait d’aucune maladie mentale sous-jacente ni de dépendance à une substance particulière. Bien qu’il se soit lui-même décrit au procès comme un « consommateur occasionnel » de drogues, la preuve ne permet pas de conclure qu’il en ait fait un « usage abusif » — si tant est qu’il soit possible d’affirmer qu’une consommation occasionnelle de drogues ne constitue pas un abus.

[11] À la suite de ces événements, l’appelant a été accusé d’avoir commis des voies de faits graves contre M. Dumas et M. Lévesque, en violation de l’al. 266a) et de l’art. 268 C. cr., et de s’être introduit par effraction dans une maison d’habitation dans le but de commettre un acte criminel et d’avoir tenté de s’introduire par effraction dans un endroit autre qu’une maison d’habitation, contrairement à l’al. 348(1)a) et à l’art. 463 C. cr. L’appelant a plaidé non coupable à l’ensemble des accusations portées contre lui.

III. Historique judiciaire

A. Cour du Québec, 2008 QCCQ 5844 (CanLII) (le juge Decoste)

[12] Au cours d’un procès tenu devant un juge seul, l’appelant a présenté une défense. Bien qu’il ait admis avoir commis les actes à la base des chefs d’accusation, il a néanmoins affirmé qu’il se trouvait alors sous l’effet d’une psychose provoquée par l’influence spirituelle de M. Schmouth. Selon l’argument de la défense, cet état de psychose aurait empêché l’appelant d’évaluer avec discernement l’impact de la prise de drogues les 23 et 24 octobre 2005 (par. 31). En conséquence, il n’aurait pas engagé sa responsabilité pénale en commettant les actes qui lui sont reprochés.

[13] Deux psychiatres ont été entendus au procès, l’un pour le ministère public, l’autre pour la défense. Tous deux ont émis l’opinion que l’appelant, au moment de commettre les gestes reprochés, était atteint d’« une sévère psychose le rendant inapte à juger la distinction entre le bien et le mal » (par. 33). Par contre, les experts ont offert des opinions contradictoires quant à l’origine de la psychose. Pour le Dr Roger Turmel, assigné par la défense, la psychose résultait principalement de « l’atmosphère mystique » dans laquelle M. Schmouth avait plongé l’appelant. Selon lui, « même la décision de consommer des stupéfiants par Monsieur [Bouchard-]Lebrun n’était pas effectuée librement, mais d’une certaine façon influencée par l’esprit de contrôle qu’exerçait son ami sur lui » (par. 31). Cette thèse a été contredite par l’expert de la Couronne. D’après le Dr Sylvain Faucher, les circonstances d’une psychose résultant de l’influence exercée par un tiers n’étaient pas réunies en l’espèce. Il a plutôt conclu que l’appelant, au moment des faits, était atteint d’une psychose toxique, c’est-à-dire d’une psychose causée par la consommation de substances toxiques (par. 37).

[14] Le juge Decoste a retenu l’opinion du Dr Faucher. Il a conclu que l’appelant était atteint d’une psychose toxique au moment de commettre les infractions reprochées (par. 41). À son avis, cet état d’intoxication extrême devait entraîner l’acquittement de l’appelant relativement aux chefs d’accusation d’introduction par effraction dans le but de commettre une infraction criminelle et de tentative de s’introduire par effraction. Ensuite, en se référant à l’art. 33.1 C. cr., en vertu duquel l’intoxication volontaire ne peut constituer une défense à une infraction contre l’intégrité physique d’autrui, il a conclu à la culpabilité de l’appelant relativement aux chefs de voies de fait graves contre M. Dumas et de voies de fait contre M. Lévesque (par. 51).

[15] Dans un jugement distinct (2008 QCCQ 8927 (CanLII)), le juge Decoste a infligé à l’appelant une peine d’emprisonnement de cinq ans pour le crime de voies de fait graves et une peine concurrente de trois mois pour celui de voies de fait simples.

B. Cour d’appel du Québec, 2010 QCCA 402, 76 C.R. (6th) 59 (les juges Thibault, Rochette et Gagnon)

[16] L’appelant s’est pourvu devant la Cour d’appel du Québec contre le verdict de culpabilité et la sentence s’y rattachant. Dans le cadre de l’appel sur le verdict, sa défense et son argumentation ont changé. En effet, l’appelant a abandonné la prétention selon laquelle son état psychotique résultait de l’influence spirituelle exercée par M. Schmouth. Après avoir concédé qu’il avait agi sous l’effet d’une psychose toxique, il a plutôt plaidé que cet état aurait dû entraîner l’application de la défense de troubles mentaux, puisque la preuve au procès aurait révélé qu’il n’était pas en mesure de distinguer le bien du mal au moment des faits (par. 18).

[17] De façon générale, l’appelant a reproché au juge de première instance d’avoir confondu la défense d’aliénation mentale codifiée à l’art. 16 C. cr. et celle d’intoxication volontaire encadrée par l’art. 33.1 C. cr. Il a donc invité la Cour d’appel à faire abstraction de cette dernière disposition législative et à conclure à sa non-responsabilité criminelle au motif que la psychose toxique survenue dans la nuit du 24 octobre 2005 constituait un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr.

[18] La Cour d’appel a rejeté les prétentions de l’appelant. Au nom de la cour, la juge Thibault a d’abord exprimé son désaccord avec la prémisse sur laquelle l’argumentation de l’appelant était fondée, soit que le développement d’un état psychotique était « imprévisible » en l’espèce (par. 32). Elle a plutôt noté que le témoignage du Dr Faucher avait prouvé que 50 p. 100 des consommateurs du PCP, et 13 p. 100 de ceux qui consomment des amphétamines, sont susceptibles de développer un tel état (par. 32). Elle a ajouté que l’appelant a semblé être l’un de ces sujets, puisque les effets de sa psychose se sont fait sentir pendant une période correspondant à la durée de son intoxication (par. 34).

[19] Ensuite, la juge Thibault a rappelé que la jurisprudence découlant de l’arrêt R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63, permettait, dans les cas extrêmes, à un accusé de soulever une défense d’intoxication volontaire à l’encontre d’un chef d’accusation impliquant un crime d’intention générale. Puis, elle a souligné que l’adoption par le Parlement de l’art. 33.1 C. cr. avait limité cette défense aux infractions non violentes.

[20] Enfin, pour conclure son analyse, la juge Thibault a examiné le champ d’application de l’art. 16 C. cr. portant sur la défense d’aliénation mentale. Elle a reconnu que la jurisprudence acceptait qu’un accusé souffrant des troubles mentaux sous-jacents et dont la condition mentale se serait « détériorée davantage » en raison d’une consommation de drogues puisse bénéficier de cette défense (par. 77). Par contre, elle a souligné que l’arrêt Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149, avait décidé clairement qu’une psychose transitoire attribuable à une consommation de stupéfiants ne peut être considérée comme une « maladie mentale » au sens des art. 2 et 16 C. cr. La juge Thibault a alors décidé que l’état psychotique dans lequel l’appelant s’était trouvé au moment des agressions contre ses victimes ne lui permettait pas d’invoquer avec succès la défense d’aliénation mentale prévue à l’art. 16 du Code criminel.

[21] À ce propos, la juge Thibault a ajouté que l’appelant ne souffrait d’aucune maladie mentale sous-jacente et qu’il était redevenu parfaitement sain d’esprit après la résorption des effets de la « poire bleue ». Finalement, la juge Thibault a exprimé l’avis que l’argumentation de l’appelant tentait de contourner l’intention du législateur, en permettant à un accusé de plaider l’intoxication volontaire afin d’échapper à sa responsabilité criminelle relativement à une infraction contre l’intégrité physique d’autrui (par. 79), alors que l’adoption de l’art. 33.1 C. cr. avait explicitement pour objectif d’exclure un tel résultat.

[22] Par ailleurs, la Cour d’appel a rejeté l’appel sur la sentence au motif que les peines imposées par le juge de première instance, quoique sévères, n’étaient pas déraisonnables (par. 85).

IV. Analyse

A. Les questions en litige

[23] Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :

1. L’article 33.1 C. cr. restreint-il la portée de la défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux prévue à l’art. 16 C. cr.?

2. Une psychose toxique dont les manifestations sont causées par un état d’intoxication volontairement provoqué peut-elle constituer un « troubl[e] menta[l] » en vertu de l’art. 16 C. cr.?

B. Comprendre la nature du problème soulevé dans le présent pourvoi : les suites de l’arrêt Daviault et l’interaction entre les art. 16 et 33.1 C. cr.

[24] L’appelant ne conteste pas le fait que la preuve versée au dossier indique que la psychose toxique dont il a souffert a exclusivement résulté de l’état d’intoxication dans lequel il s’est volontairement placé dans la nuit du 24 octobre 2005. Bien qu’il déplore que les tribunaux inférieurs n’aient pas tenu compte de ses prédispositions à développer un tel désordre psychique, il ne soutient pas spécifiquement que ceux-ci ont refusé à tort de reconnaître que son intoxication aurait constitué l’élément déclencheur d’une maladie mentale en phase latente. Lors de l’audition devant notre Cour, son avocate a d’ailleurs déclaré qu’elle n’invoquait pas cette prétention comme moyen d’appel (transcription, p. 4).

[25] La position défendue par l’appelant conduit néanmoins au même résultat. En substance, elle revient à prétendre qu’un épisode unique d’intoxication peut constituer un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr., lorsqu’il provoque chez l’accusé des effets anormaux tels que des symptômes psychotiques. Le syllogisme proposé par l’appelant se décline ainsi : puisqu’une psychose toxique représente un effet anormal de l’intoxication, elle n’afflige nécessairement que les individus dont le psychisme présente une fragilité ou une vulnérabilité particulière. En conséquence, cette psychose toxique doit être considérée comme un trouble mental sur le plan juridique.

[26] On constate donc que l’appelant plaide indirectement que la psychose toxique qu’il a développée après avoir consommé un comprimé de « poire bleue » résulte d’une maladie mentale sous-jacente que l’intoxication a rendue manifeste. En raison des obstacles que posent la preuve versée au dossier et les conclusions de fait tirées par le juge de première instance quant à cette prétention, l’appelant n’insiste cependant pas sur sa situation personnelle. Il mise plutôt sur un argument à portée générale. D’après lui, toute psychose toxique, même si elle résulte d’un épisode unique d’intoxication, comme l’a conclu le premier juge, doit être considérée comme un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr. (m.a., par. 48). Le raisonnement de l’appelant repose ainsi sur la prémisse que l’intoxication ne saurait en aucune circonstance constituer la cause réelle ou profonde de la psychose toxique et que l’origine de celle-ci doit se retrouver dans un état mental préexistant.

[27] Le corollaire de cette prétention signifierait qu’une personne en état de psychose ne devrait jamais, sur le plan juridique, être considérée comme étant simplement intoxiquée (transcription, p. 11). L’appelant reproche ainsi à la Cour d’appel d’avoir confondu la défense d’intoxication volontaire avec celle de troubles mentaux, prévue à l’art. 16 C. cr., en concluant à l’application de l’art. 33.1 C. cr. en l’espèce (m.a., par. 34). L’appelant s’en prend spécifiquement au bien-fondé du passage du jugement où la juge Thibault a écrit que « [l]a proposition de l’appelant aurait pour effet de vider l’article 33.1 C. cr. de son sens et aussi de mettre de côté le vœu, clairement exprimé par le législateur, d’empêcher un individu qui, par sa consommation volontaire de drogues ou d’alcool atteint un état d’intoxication extrême, de se soustraire à sa responsabilité criminelle » (par. 79). Il affirme que cet extrait suggère à tort que l’art. 33.1 C. cr. limite la portée de la défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux.

[28] L’appelant ajoute que ce passage serait mal fondé en droit puisque le législateur fédéral, en adoptant l’art. 33.1 C. cr., aurait endossé la position des juges dissidents dans l’arrêt Daviault, selon laquelle des considérations d’ordre public militaient contre la reconnaissance de l’intoxication volontaire comme défense à un chef d’accusation portant sur une infraction d’intention générale. Or, il souligne que ces mêmes juges dissidents ont reconnu que « la psychose toxique demeurait un moyen de défense en vertu de l’article 16 » (m.a., par. 74). L’appelant soutient donc que l’opinion dissidente dans l’arrêt Daviault aurait réalisé un judicieux équilibre. Elle donnerait effet au vœu sociétal de réprimer les agissements répréhensibles commis par une personne qui a volontairement décidé de s’intoxiquer tout en évitant de punir un individu dépourvu de la capacité mentale de former une quelconque intention coupable. À son avis, les motifs rédigés par le juge Sopinka supportent sa position selon laquelle « ce sont des individus fragiles, vulnérables, prédisposés aux troubles mentaux qui, en raison d’une consommation de stupéfiants, deviennent mentalement malades » (m.a., par. 84). Par ailleurs, l’appelant ne soulève aucun argument au sujet de la constitutionnalité de l’art. 33.1 C. cr. Le débat ne porte donc que sur l’interprétation et l’application de cette disposition.

[29] Avant de répondre à l’argument soulevé par l’appelant selon lequel l’art. 33.1 C. cr. ne doit pas être interprété comme une modification de la portée de la défense de troubles mentaux, il est utile de résumer sommairement la jurisprudence dont l’évolution a conduit à l’adoption de cette disposition législative. Trois jugements ont joué un rôle fondamental dans cette matière. Le premier d’entre eux a été rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Director of Public Prosecutions c. Beard, [1920] A.C. 479. Dans cet arrêt, lord Birkenhead a énoncé les trois règles suivantes (comme les résumait le juge Bastarache dans l’arrêt R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 34) :

(1) L’intoxication peut fonder une défense d’aliénation mentale si elle a causé une maladie mentale.

(2) La preuve de l’ivresse qui rend l’accusé incapable de former l’intention spécifique qui constitue un élément essentiel du crime doit être examinée, avec le reste de la preuve, pour déterminer s’il a eu ou non cette intention.

(3) Si la preuve de l’ivresse n’est pas suffisante pour établir que l’accusé était incapable de former l’intention nécessaire pour commettre le crime et ne fait qu’établir que son esprit était affecté par ce qu’il avait bu, de sorte qu’il s’est laissé aller plus facilement à un violent accès de passion, la présomption qu’une personne veut les conséquences naturelles de ses actes n’est pas repoussée.

[30] L’arrêt Beard a ainsi énoncé le principe selon lequel l’intoxication pouvait, en certaines circonstances, constituer une défense à une accusation relative à une infraction exigeant une intention spécifique. Sous réserve des nuances apportées dans l’arrêt R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683, relativement à la troisième règle énoncée par lord Birkenhead, ce principe représente toujours l’état du droit au Canada sur cette question (Daley, par. 40). Toutefois, dans l’arrêt Robinson, notre Cour a décidé que la troisième règle de l’arrêt Beard, qui était articulée autour de la notion de capacité de l’accusé de former une intention spécifique, violait l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, puisqu’elle obligeait un jury à rendre un verdict de culpabilité même en présence d’un doute raisonnable quant à l’intention véritable de l’accusé. En conséquence, la Cour l’a remplacée par une règle selon laquelle l’intoxication peut constituer une défense lorsqu’elle a empêché l’accusé de former une véritable intention spécifique de perpétrer l’infraction.

[31] Depuis l’arrêt Beard, la défense d’intoxication permet donc d’acquitter un prévenu accusé d’une infraction d’intention spécifique ou, selon la nature de l’infraction en cause, de réduire la condamnation à une déclaration de culpabilité d’une infraction incluse pour laquelle seule une intention générale est requise. Une autre question s’est par la suite posée, soit celle de savoir si un accusé pouvait aussi présenter une défense d’intoxication volontaire afin de soulever un doute raisonnable à l’égard de la mens rea lorsque l’infraction reprochée n’exige qu’une intention générale. Dans l’arrêt Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29, notre Cour a répondu à cette question par la négative. Cette décision a établi le principe que l’indifférence dont fait preuve un accusé en s’intoxiquant volontairement peut constituer l’élément fautif nécessaire pour la perpétration d’un crime d’intention générale (Daley, par. 36; voir également les motifs du juge McIntyre dans l’arrêt R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833).

[32] Dans l’arrêt Daviault, une majorité de la Cour a cependant jugé que la règle de la « mens rea substituée » mise de l’avant dans l’arrêt Leary était contraire à l’art. 7 et à l’al. 11d) de la Charte. Le juge Cory a affirmé qu’« [o]n ne peut prêter à la personne qui décide de boire l’intention de commettre une agression sexuelle » (p. 92). Il a ajouté que « le fait de nier qu’un élément moral même très minime est requis pour l’infraction d’agression sexuelle enfreint la Charte d’une manière tellement draconienne et tellement contraire aux principes de justice fondamentale qu’il ne peut être justifié en vertu de l’article premier de la Charte » (ibid.). L’arrêt Daviault a ainsi mis de côté la règle de l’arrêt Leary et a établi le principe que les accusés qui se trouvent, au moment de commettre un geste constituant une infraction d’intention générale, dans un « état voisin de l’automatisme ou de l’aliénation mentale » sont juridiquement admis à soulever un doute raisonnable quant à l’élément moral requis (p. 100).

[33] L’arrêt Daviault a fait l’objet d’une forte dissidence rédigée par le juge Sopinka. À son avis, aucune raison ne justifiait l’abandon de la règle de l’arrêt Leary puisque l’application de celle-ci ne libérait pas le ministère public de son obligation de prouver « l’existence d’une mens rea ou tout autre élément de l’infraction d’agression sexuelle qui est exigé par les principes de justice fondamentale » (p. 115). Le bien-fondé de la règle de l’arrêt Leary lui apparaissait également renforcé par de fortes considérations d’ordre public, notamment le droit d’une société « de punir ceux qui, de leur plein gré, s’intoxiquent à un point tel qu’ils constituent une menace pour les autres membres de leur collectivité » (p. 114).

[34] Moins d’un an après la publication de l’arrêt Daviault, le Parlement a adopté l’art. 33.1 C. cr. afin que « l’intoxication ne puisse jamais être invoquée en défense à l’égard des crimes violents d’intention générale, par exemple, l’agression sexuelle et les voies de fait » (Débats de la Chambre des communes, vol. 133, 1re sess., 35e lég., 22 juin 1995, p. 14470). Cette disposition énonce :

33.1 (1) [Non-application du moyen de défense] Ne constitue pas un moyen de défense à une infraction visée au paragraphe (3) le fait que l’accusé, en raison de son intoxication volontaire, n’avait pas l’intention générale ou la volonté requise pour la perpétration de l’infraction, dans les cas où il s’écarte de façon marquée de la norme de diligence énoncée au paragraphe (2).

(2) [Responsabilité criminelle en raison de l’intoxication] Pour l’application du présent article, une personne s’écarte de façon marquée de la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne et, de ce fait, est criminellement responsable si, alors qu’elle est dans un état d’intoxication volontaire qui la rend incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite, elle porte atteinte ou menace de porter atteinte volontairement ou involontairement à l’intégrité physique d’autrui.

(3) [Infractions visées] Le présent article s’applique aux infractions créées par la présente loi ou toute autre loi fédérale dont l’un des éléments constitutifs est l’atteinte ou la menace d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou toute forme de voies de fait.

[35] De façon générale, l’appelant peut arguer raisonnablement que le Parlement, en adoptant l’art. 33.1 C. cr., a endossé implicitement la dissidence du juge Sopinka dans l’arrêt Daviault. Toutefois, l’adoption de cette disposition n’a pas ressuscité la règle de l’arrêt Leary. Cette disposition législative n’a effectivement pas codifié la position des juges dissidents dans l’arrêt Daviault; elle a plutôt restreint la portée de la règle énoncée par l’opinion majoritaire. En conséquence, les principes énoncés dans l’arrêt Daviault constituent toujours l’état du droit au Canada, sous réserve bien sûr de l’importante restriction imposée par l’art. 33.1 C. cr. Encore aujourd’hui, l’arrêt Daviault permettrait, par exemple, à un accusé de soulever une défense d’intoxication extrême à l’encontre d’un chef d’accusation portant sur une infraction contre la propriété. L’acquittement de l’appelant en première instance relativement aux chefs d’accusation déposés en vertu de l’al. 348(1)a) et de l’art. 463 C. cr. en fournit d’ailleurs un exemple éloquent.

[36] Ceci étant dit, l’appelant a raison d’affirmer que l’art. 33.1 C. cr. ne devrait pas être interprété de manière à limiter la portée de l’art. 16 C. cr. L’intoxication et l’aliénation mentale demeurent deux concepts juridiques distincts. En tant que défenses à des accusations criminelles, elles répondent à des logiques différentes et sont régies par des principes qui leur sont propres.

[37] En premier lieu, il importe de comprendre que l’application des art. 16 et 33.1 C. cr. est mutuellement exclusive. En effet, l’application de l’art. 33.1 C. cr. dépend de la conclusion juridique que l’accusé n’avait pas l’intention générale ou la volonté requise pour la perpétration de l’infraction en raison de son intoxication volontaire. L’absence de cette intention ou volonté empêche alors de conclure que la cause de son incapacité ait été une maladie mentale (R. c. Huppie, 2008 ABQB 539 (CanLII), par. 21). À l’inverse, un tribunal ne peut conclure à l’application de l’art. 33.1 C. cr. lorsqu’un accusé établit qu’il était incapable de juger de la nature et de la qualité de ses actes en raison d’un trouble mental, et ce, même s’il était intoxiqué au moment des faits.

[38] Ce principe général ne semble pas particulièrement litigieux. Dans un contexte où l’accusé était intoxiqué et plongé dans un état psychotique au moment des faits, les tribunaux rencontrent plutôt la difficulté de rattacher sa condition mentale à une source particulière, l’intoxication volontaire ou la maladie mentale, et de la situer dans le champ d’application de l’art. 33.1 ou dans celui de l’art. 16 C. cr. La question apparaît d’autant plus délicate dans les cas où la santé mentale du prévenu se trouvait déjà précaire avant l’incident en cause, même si le diagnostic de ses problèmes n’avait pas encore été fait à ce moment, et où la psychose s’est manifestée à l’occasion d’une forte intoxication. Cette identification de la source d’une psychose revêt pourtant une importance cruciale puisqu’elle déterminera ultimement si l’accusé sera tenu criminellement responsable de ses gestes.

[39] L’état actuel du droit fournit un cadre plutôt général pour résoudre cette délicate question. Il faut partir de la notion juridique de la maladie mentale dans l’arrêt Cooper, qui constitue la décision de référence, où le juge Dickson a défini ainsi le concept de « maladie mentale » :

En bref, on pourrait dire qu’au sens juridique, « maladie mentale » comprend toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l’exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants, et des états mentaux transitoires comme l’hystérie ou la commotion. [Je souligne; p. 1159.]

[40] Certes, il existe assurément une correspondance entre les « états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants », que l’arrêt Cooper exclut de la définition du concept juridique de maladie mentale pour l’application de l’art. 16 C. cr., et les états d’intoxication que vise maintenant l’art. 33.1 C. cr. Cependant, lorsqu’un accusé présente une défense de troubles mentaux, il importe d’effectuer l’analyse juridique de la situation dans un ordre logique. Les tribunaux ne doivent pas entamer leur analyse en recherchant si la condition mentale dans laquelle se trouvait l’accusé au moment des faits est visée par l’art. 33.1 C. cr. Une telle approche inverserait les étapes du processus analytique approprié. De plus, elle négligerait la nature de la défense présentée par l’accusé. Enfin, elle rendrait l’exercice de qualification juridique nécessaire à l’application de l’art. 16 C. cr. tributaire de l’interprétation de la notion de causalité contenue dans l’art. 33.1 C. cr. Les tribunaux doivent plutôt examiner l’applicabilité de l’art. 16 C. cr. dans la perspective des principes spécifiques qui régissent la défense d’aliénation mentale. Si cette dernière ne trouve pas application, et si les faits du dossier s’y prêtent, on pourra alors examiner l’applicabilité de l’art. 33.1 C. cr.

[41] Ces observations nécessaires pour délimiter généralement les champs d’application respectifs des art. 16 et 33.1 C. cr. ne déterminent pas le sort du moyen principal soulevé par l’appelant en l’espèce à l’égard du contenu même de la défense d’aliénation mentale. En effet, celui-ci affirme que l’exclusion visant les « états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants » établie dans l’arrêt Cooper ne s’applique qu’aux effets normaux de l’intoxication (transcription, p. 20). Dans ce contexte, il reste à déterminer si une psychose toxique qui résulte exclusivement d’un état d’intoxication, conceptualisée par l’appelant comme un « effet anormal » de l’intoxication, constitue un « troubl[e] menta[l] » pour l’application de l’art. 16 C. cr. ou si elle demeure exclue par l’arrêt Cooper.

[42] Il faut donc examiner de plus près la portée de l’exclusion, établie par l’arrêt Cooper, des « états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants » du champ d’application de l’art. 16 C. cr. J’y reviendrai plus loin. Dans l’immédiat, je veux souligner que la critique formulée par l’appelant à l’encontre de la position de la Cour d’appel sur l’interaction entre les art. 16 et 33.1 C. cr. n’est pas fondée. Contrairement à ce qu’allègue l’appelant, la juge Thibault n’a jamais inféré que l’art. 33.1 C. cr. limitait la portée de la défense de troubles mentaux prévue à l’art. 16 C. cr. Ses motifs affirment clairement qu’il n’existe aucun chevauchement possible dans l’application de ces dispositions. La juge Thibault a simplement conclu que l’état du droit au Canada ne permettait pas de considérer qu’« un accusé souffrant d’une psychose causée par la consommation de drogues dans des circonstances analogues à celles présentées dans le dossier » était atteint d’une maladie mentale au sens de l’art. 16 C. cr. (par. 77). Après avoir souligné que l’appelant devait juridiquement être considéré comme intoxiqué au moment des faits, la juge Thibault a ajouté que l’argumentation de l’appelant constituait un moyen détourné d’échapper à l’application de l’art. 33.1 C. cr.

[43] L’enjeu fondamental de cette partie du débat consiste donc à déterminer si la cour a commis une erreur de droit en concluant en l’espèce à l’application de l’art. 33.1 C. cr. plutôt qu’à celle de l’art. 16 C. cr. Pour ce faire, je devrai examiner les principes juridiques et les considérations de politique judiciaire qui sous-tendent l’interprétation et l’application de la défense prévue à l’art. 16 C. cr.

C. La défense prévue à l’art. 16 C. cr. : une exception au principe général de l’imputabilité pénale

[44] La défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, que le Parlement canadien a codifiée à l’art. 16 C. cr., répond à des préoccupations fort légitimes dans une société démocratique. Lorsqu’il repose sur une application adéquate des principes qui régissent cette défense, un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux protège l’intégrité du système de justice pénale de notre pays et l’intérêt collectif au respect de ses principes fondamentaux. Le rappel des principes fondamentaux de droit pénal qui sous-tendent la défense de troubles mentaux confirme l’importance de cette dernière en droit criminel canadien.

[45] En effet, une règle traditionnelle et fondamentale de common law subordonne l’imputabilité en matière pénale à la commission d’un acte volontaire par l’accusé. Cet important principe reconnaît qu’il serait injuste, dans une société démocratique, d’infliger les conséquences et les stigmates de la responsabilité pénale à un prévenu qui n’a pas accompli volontairement un acte constituant une infraction pénale.

[46] Pour qu’un acte soit considéré comme volontaire en droit pénal, il doit nécessairement être le produit de la volonté libre de l’accusé. Comme le juge Taschereau l’a affirmé dans l’arrêt R. c. King, [1962] R.C.S. 746, [traduction] « il ne peut y avoir d’actus reus à moins qu’il ne résulte d’un esprit apte à former une intention et libre de faire un choix ou de prendre une décision bien déterminée ou, autrement dit, il doit y avoir une volonté d’accomplir un acte, que l’accusé ait su ou non qu’il était prohibé par la loi » (p. 749). Cela signifie qu’un acte involontaire ne peut engager la responsabilité pénale de son auteur (voir les motifs dissidents du juge Dickson dans l’arrêt Rabey c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 513, tels qu’endossés sur ce point dans l’arrêt R. c. Parks, [1992] 2 R.C.S. 871).

[47] La volonté d’un individu se manifeste par le contrôle conscient qu’il exerce sur son corps (Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, p. 249). La nature de ce contrôle peut être physique, auquel cas l’acte volontaire réfère aux mouvements musculaires effectués par une personne qui exerce un contrôle matériel sur son corps. L’exercice de la volonté peut également procéder du contrôle moral qu’une personne exerce sur les gestes qu’elle désire accomplir. Dans un tel cas, l’acte volontaire correspond à un geste commis de façon libre et réfléchie par un individu doué d’une intelligence minimale (voir H. Parent, Responsabilité pénale et troubles mentaux : Histoire de la folie en droit pénal français, anglais et canadien (1999), p. 266-271). La volonté est aussi un produit de la raison.

[48] La dimension morale de l’acte volontaire, que notre Cour a reconnue dans l’arrêt Perka, renvoie ainsi à cette conception selon laquelle le droit criminel considère les individus comme des êtres autonomes et rationnels. Cette conception peut d’ailleurs être vue comme la pierre angulaire des principes de l’imputation de la responsabilité pénale (L. Alexander et K. K. Ferzan avec la contribution de S. J. Morse, Crime and Culpability : A Theory of Criminal Law (2009), p. 155). Envisagé sous cet angle, un comportement humain n’entraîne la responsabilité pénale que lorsqu’il représente le produit d’un « choix véritable » ou du « libre arbitre » de son auteur. Ce principe illustre toute l’importance que revêtent l’autonomie et la raison au sein du régime de responsabilité pénale. Comme le rappelait la Cour dans l’arrêt R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687 :

Un principe directeur fondamental de notre droit criminel veut que les auteurs d’une infraction criminelle soient considérés comme des personnes douées de raison et autonomes qui font des choix. L’importance de ce principe se reflète non seulement dans l’exigence qu’un acte soit volontaire, mais aussi dans la condition que l’acte répréhensible demeure intentionnel pour justifier une déclaration de culpabilité. [. . .] À l’instar du caractère volontaire, l’exigence d’intention coupable tient au respect de l’autonomie et du libre arbitre de l’individu et elle reconnaît l’importance de ces valeurs dans une société libre et démocratique [. . .] La responsabilité criminelle dépend également de la capacité de choisir — la capacité de distinguer le bien du mal. [Je souligne; référence omise; par. 45.]

[49] De ce fondement essentiel de l’imputation de la responsabilité pénale découle donc une présomption que chaque individu dispose de la capacité de distinguer le bien du mal. En effet, le droit pénal présume que toute personne est un être autonome et rationnel dont les actes ou les omissions sont de nature à engager sa responsabilité. Cette présomption n’est toutefois pas absolue : elle peut être repoussée par la preuve que l’accusé n’avait pas, au moment des faits reprochés, le niveau d’autonomie ou de rationalité requis pour engager sa responsabilité pénale. Le droit pénal se refuse alors à l’imputation de la responsabilité en raison d’une excuse pour le geste commis, reconnue par notre société. En effet, celle-ci entretient « la conviction fondamentale que la responsabilité criminelle n’est appropriée que lorsque l’agent est une personne douée de discernement moral, capable de choisir entre le bien et le mal » (R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, p. 1397). Dans l’arrêt Ruzic, la Cour a d’ailleurs reconnu l’existence d’un principe de justice fondamentale selon lequel « seule la conduite volontaire — le comportement qui résulte du libre arbitre d’une personne qui a la maîtrise de son corps, en l’absence de toute contrainte extérieure — entraîne l’imputation de la responsabilité criminelle et la stigmatisation que cette dernière provoque » (par. 47).

[50] L’aliénation mentale constitue une exception au principe général de droit pénal selon lequel l’accusé est réputé être une personne autonome et rationnelle. En effet, une personne atteinte de troubles mentaux au sens de l’art. 16 C. cr. n’est pas considérée comme capable d’apprécier la nature de ses actes ou de comprendre que ceux-ci sont foncièrement mauvais. Pour cette raison, dans l’arrêt Chaulk, le juge en chef Lamer a affirmé que les dispositions relatives à l’aliénation mentale qui sont contenues dans le Code criminel « agissent, au niveau le plus fondamental, comme une exemption de responsabilité pénale fondée sur l’incapacité de former une intention criminelle » (p. 1321 (soulignement omis)).

[51] En suivant la logique adoptée dans l’arrêt Ruzic, il est également possible d’affirmer qu’une personne souffrant d’aliénation mentale est incapable d’agir volontairement sur le plan moral. Les gestes qu’elle accomplit ne résultent effectivement pas de son libre arbitre. C’est donc en conformité avec les principes de justice fondamentale que le droit canadien écarte la responsabilité pénale d’une personne dont la condition mentale au moment des faits est visée par l’art. 16 C. cr. Le fait de condamner une personne qui agit de façon involontaire ébranlerait les fondements du droit criminel et porterait atteinte à l’intégrité du système judiciaire.

[52] La défense de troubles mentaux conserve cependant une nature singulière. Elle ne conduit pas à l’acquittement de l’accusé, mais plutôt à un verdict de non-responsabilité criminelle. Ce dernier vise alors à engager l’application d’un processus administratif destiné à déterminer si l’accusé représente un risque important pour la sécurité du public, à prendre les mesures nécessaires pour contrôler ce risque et, le cas échéant, à lui prodiguer les soins nécessaires. Un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux donne ainsi effet au vœu sociétal de traiter, plutôt que de punir, un contrevenant moralement innocent, tout en assurant la protection du public le plus adéquatement possible.

[53] En effet, un accusé déclaré non criminellement responsable devient assujetti au régime mis en place par la partie XX.1 du Code criminel. Le régime actuel a été adopté par le Parlement après que notre Cour a jugé, dans l’arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, que la disposition du Code criminel prévoyant la détention automatique pendant une période indéterminée de l’accusé déclaré non criminellement responsable contrevenait au droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte. Dans l’arrêt Winko c. Colombie-Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a exposé ainsi les principes qui sous-tendent l’application de la partie XX.1 du Code criminel :

En résumé, l’objet de la partie XX.1 vise à remplacer le système établi en common law pour le traitement des personnes qui commettent des infractions alors qu’elles sont atteintes de troubles mentaux par un nouveau régime qui met l’accent sur l’évaluation individuelle et fournit la possibilité de recevoir un traitement approprié. Sous le régime de la partie XX.1, l’accusé non responsable criminellement n’est ni déclaré coupable ni acquitté. Le tribunal le déclare plutôt non criminellement responsable en raison des troubles mentaux dont il était atteint au moment de l’infraction. Il ne conclut pas à l’existence d’un danger potentiel, mais rend plutôt une décision qui entraîne l’évaluation pondérée du risque que peut représenter le contrevenant et la détermination des mesures thérapeutiques qui s’imposent à cet égard. Tout au long du processus, le contrevenant doit être traité avec dignité et jouir du maximum de liberté possible, compte tenu des objectifs de la partie XX.1, qui sont de protéger le public et de traiter équitablement l’accusé non responsable criminellement. [Je souligne; par. 43.]

[54] À la lumière de ces considérations générales, j’étudierai maintenant les conditions d’application de l’art. 16 C. cr. afin notamment de déterminer si celles-ci sont remplies en l’espèce. Cette étude permettra l’examen des problèmes spécifiquement liés aux psychoses toxiques qui résultent d’un état d’intoxication volontaire.

D. Les conditions d’application de la défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux

[55] Le paragraphe 16(2) C. cr. dispose que « [c]hacun est présumé ne pas avoir été atteint de troubles mentaux de nature à ne pas engager sa responsabilité criminelle ». Lorsqu’un accusé souhaite échapper à sa responsabilité criminelle pour ce motif, il lui appartient de prouver selon la balance des probabilités qu’il était, au moment des faits reprochés, atteint de « troubles mentaux qui [le] rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais » (par. 16(1) C. cr.). Dans l’arrêt Chaulk, notre Cour a statué que ce fardeau de preuve imposé à l’accusé violait la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte, mais qu’il constituait néanmoins une limite raisonnable à celle-ci dans une société libre et démocratique.

[56] L’accusé qui souhaite présenter avec succès une défense de troubles mentaux doit ainsi satisfaire aux exigences d’un test en deux étapes, d’origine législative. La première étape concerne la qualification de l’état mental de l’accusé. La question cruciale à trancher au procès est alors de savoir si l’accusé souffrait de troubles mentaux au sens juridique au moment des faits reprochés. La deuxième étape de la défense prévue à l’art. 16 C. cr. porte sur les effets des troubles mentaux. On doit alors décider si la condition mentale de l’accusé le rendait incapable de « savoir que l’acte ou l’omission était mauvais » (par. 16(1) C. cr.).

[57] En l’espèce, il n’est pas contesté que l’appelant était incapable de distinguer le bien du mal au moment des faits. Le juge de première instance a écrit qu’« [a]u moment où les gestes criminels ont été posés, l’accusé ne réalisait pas ce qu’il faisait et était dans un état de psychose sérieux; il n’y a pas de contestation réelle sur cette question » (par. 2). Le seul enjeu du pourvoi se limite donc à déterminer si cette psychose résulte d’un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr.

(1) L’incapacité doit découler d’une maladie de l’esprit

[58] Le Code criminel ne contient aucune définition précise de la notion de « troubl[e] menta[l] » pour l’application de l’art. 16 C. cr. L’article 2 C. cr. prévoit simplement qu’un trouble mental est un terme qui englobe « [t]oute maladie mentale » (« disease of the mind » en anglais). En raison de cette définition circulaire, les tribunaux ont dû définir graduellement les contours de ce concept juridique.

[59] La jurisprudence découlant de l’arrêt Cooper confirme clairement la portée très large du concept juridique de « trouble mental ». Dans cette décision, le juge Dickson a mentionné que le concept de maladie mentale comprend « toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement » (p. 1159). Dans l’arrêt Rabey, le juge Dickson a précisé que « [l]e concept est vaste : il englobe des troubles mentaux d’origine organique et fonctionnelle, guérissables ou non, temporaires ou non, susceptibles de se répéter ou non » (p. 533). En gardant à l’esprit qu’un verdict de non-responsabilité criminelle déclenche un mécanisme spécial de prise en charge de l’accusé, le caractère englobant de la définition des « troubles mentaux » peut notamment s’expliquer par le niveau élevé de protection que le législateur a souhaité conférer à la population contre les personnes qui peuvent représenter un danger pour autrui (J. Barrett et R. Shandler, Mental Disorder in Canadian Criminal Law (feuilles mobiles), p. 4-12).

[60] Le concept de « troubles mentaux » demeure évolutif. Ce caractère permet une adaptation continuelle aux progrès de la science médicale (R. c. Simpson (1977), 35 C.C.C. (2d) 337 (C.A. Ont.)). En conséquence, il ne sera sans doute jamais possible de définir et d’énumérer de façon exhaustive les conditions mentales qui constituent une « maladie mentale » au sens de l’art. 2 C. cr. Comme le juge Martin l’a affirmé au nom de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Rabey (1977), 17 O.R. (2d) 1, ce concept [traduction] « ne peut être défini avec précision » (p. 12). Ainsi, la portée de ce concept reste suffisamment flexible pour s’appliquer à toute condition mentale qui, selon l’état actuel ou futur de la science médicale, traduit un trouble de la raison humaine ou de son fonctionnement, et dont la reconnaissance s’harmonise avec les considérations d’ordre public qui sous-tendent l’application de la défense prévue à l’art. 16 C. cr.

(2) La qualification d’une condition mentale comme « trouble mental » est un exercice juridique lié au substrat médical et scientifique

[61] En vertu du Code criminel, la maladie mentale représente un concept juridique qui comprend une dimension médicale. Bien que l’expertise médicale constitue une composante essentielle de l’exercice de qualification juridique, il est acquis depuis longtemps en droit positif que la qualification d’une condition mentale comme un « trouble mental » demeure une question de droit que le juge du procès doit trancher. Dans le cas d’un procès devant jury, elle ne relève pas de ce dernier, mais du juge. Comme le juge Martin l’a rappelé dans un extrait souvent cité de l’arrêt Simpson, [traduction] « [i]l appartient au psychiatre de décrire l’état mental de l’accusé et d’exposer ce qu’il implique du point de vue médical. Il appartient au juge de décider si l’état décrit est compris dans l’expression “maladie mentale” » (p. 350). Lorsque le juge conclut en droit que la condition mentale de l’accusé constitue un « trouble mental », il appartient éventuellement au jury de décider si, dans les faits, ce dernier souffrait d’un tel trouble mental au moment de l’infraction.

[62] Ainsi, le juge du procès n’est pas lié par la preuve médicale puisque celle-ci ne prend généralement pas en considération les éléments d’ordre public qui font partie de l’analyse requise par l’art. 16 C. cr. (Parks, p. 899-900). De même, l’opinion d’un expert sur la question juridique de savoir si la condition mentale de l’accusé constitue un « troubl[e] menta[l] » au sens du Code criminel ne jouit que de [traduction] « peu ou d’aucune valeur probante » (R. c. Luedecke, 2008 ONCA 716, 269 O.A.C. 1, par. 113).

[63] L’arrêt R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290, a fait une synthèse des rôles respectifs de l’expert, du juge et du jury. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Bastarache a affirmé que :

Prise isolément, la question de savoir quels états mentaux sont englobés par l’expression « maladie mentale » est une question de droit. Toutefois, le juge du procès doit également déterminer si l’état dans lequel l’accusé prétend s’être trouvé satisfait au critère juridique de la maladie mentale. Il lui faut alors évaluer la preuve présentée dans l’affaire dont il est saisi, au lieu d’un principe général de droit, de sorte qu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait. [. . .] La question de savoir si l’accusé souffrait véritablement d’une maladie mentale est une question de fait qui doit être tranchée par le juge des faits. [Référence omise; par. 197.]

[64] L’enjeu central du présent pourvoi soulève une question de droit au sens de l’arrêt Stone. Il n’est pas contesté en l’espèce que l’appelant se trouvait dans un état psychotique qui l’empêchait de distinguer le bien du mal. La question principale est de savoir si une psychose toxique causée exclusivement par un épisode unique d’intoxication constitue un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr.

[65] À ce stade, il est possible de constater la présence d’un problème important avec la position défendue par l’appelant. L’argument voulant que toute psychose toxique doive être considérée comme un « troubl[e] menta[l] » revient à affirmer que l’exercice de qualification juridique qui doit être effectué en vertu de l’art. 16 C. cr. dépend exclusivement d’un diagnostic médical. En conséquence, l’acceptation de la position de l’appelant conférerait aux experts en psychiatrie le soin de déterminer la portée de la défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux. Cette prétention contredit directement la jurisprudence constante de notre Cour rendue au cours des trois dernières décennies et ne saurait être retenue. Elle transférerait la responsabilité de la déclaration de culpabilité du juge ou du jury à l’expert.

E. Le problème particulier de la psychose toxique résultant d’une consommation volontaire d’alcool ou de stupéfiants

[66] Une raison additionnelle justifiant le rejet de la prétention centrale de l’appelant concerne la réalité plurielle à laquelle réfère le terme « psychose toxique ». En jurisprudence, ce terme réfère habituellement aux symptômes de l’accusé tels que diagnostiqués par les psychiatres. Or, la science médicale ne cerne pas toujours les causes de la psychose toxique avec le niveau de précision requis en droit. Bien qu’elle soit toujours liée à une exposition quelconque à une substance toxique, les circonstances dans lesquelles elle peut se manifester peuvent varier considérablement. Un examen de la jurisprudence en la matière permet de percevoir aisément cette réalité (voir R. c. Oakley (1986), 24 C.C.C. (3d) 351 (C.A. Ont.); R. c. Mailloux (1985), 25 C.C.C. (3d) 171 (C.A. Ont.), conf. par [1988] 2 R.C.S. 1029; R. c. Moroz, 2003 ABPC 5, 333 A.R. 109; R. c. Snelgrove, 2004 BCSC 102 (CanLII); R. c. Lauv, 2004 BCSC 1093 (CanLII); R. c. Fortin, 2005 CanLII 6933 (C.Q.); R. c. Paul, 2011 BCCA 46, 299 B.C.A.C. 85).

[67] Nombre de facteurs semblent susceptibles de contribuer au déclenchement d’un trouble psychotique induit par une substance (« substance-induced psychosis » en anglais). Parmi ceux-ci, on constate les symptômes actifs d’un trouble de la personnalité paranoïaque au moment de consommer des stupéfiants (Mailloux), l’effet combiné d’une exposition à des vapeurs toxiques et d’une période de stress intense (Oakley), la dépendance à certaines drogues telles que la cocaïne (Moroz et Snelgrove), une consommation excessive de drogues au cours des jours et des heures précédant la perpétration du crime (Lauv et Paul), ainsi qu’un sevrage suivant une période de consommation excessive d’alcool (R. c. Malcolm (1989), 50 C.C.C. (3d) 172 (C.A. Man.)). Cet éventail de circonstances semble être attribuable à la constitution et aux antécédents psychiques propres à chaque accusé ainsi qu’à la nature même de la consommation de stupéfiants ayant contribué au déclenchement de la psychose. À ce chapitre, la quantité et le niveau de toxicité des drogues consommées paraissent également jouer un rôle non négligeable. La réalité est donc que chaque nouvelle situation constitue un cas d’espèce qu’il n’est pas toujours facile de situer dans la jurisprudence existante.

[68] En raison de l’hétérogénéité des circonstances dans lesquelles un diagnostic de psychose toxique au moment des faits reprochés peut être porté sur le plan médical, il ne m’apparaît pas sage d’adopter une approche aussi large que celle proposée par l’appelant. L’arrêt Cooper invite plutôt les tribunaux à faire preuve d’une prudence particulière lorsque la condition mentale d’un accusé se trouve étroitement liée à un épisode d’intoxication contemporain au crime commis. À mon avis, l’arrêt Cooper prescrit une approche contextuelle destinée à assurer un juste équilibre entre la nécessité de protéger le public contre les personnes dont l’état mental présente un degré inhérent de dangerosité et le désir d’imputer une responsabilité pénale aux personnes qui sont responsables de l’état dans lequel elles se trouvent au moment du crime. Puisque cette approche contextuelle doit s’ancrer dans les particularités de chaque dossier, je ne saurais retenir les décisions ou opinions récentes qui semblent suggérer qu’une psychose toxique constitue en toute circonstance une maladie mentale au sens du Code criminel (voir notamment Snelgrove, par. 234; Lauv, par. 18; Fortin, par. 57; R. c. D.P., 2009 QCCQ 644 (CanLII), par. 25; et H. Parent, « Les Troubles psychotiques induits par une substance en droit pénal canadien : analyse médicale et juridique d’un concept en pleine évolution » (2010), 69 R. du B. 103, p. 119).

[69] Lorsqu’aux prises avec des situations factuelles difficiles survenant alors qu’une psychose toxique se manifeste durant l’intoxication de l’accusé, les tribunaux devraient partir du principe général que la psychose temporaire est visée par l’exclusion de Cooper. Ce principe n’est toutefois pas absolu : l’accusé peut repousser la présomption établie par le par. 16(2) C. cr. en démontrant qu’il souffrait, au moment des faits reprochés, d’une maladie mentale distincte des symptômes liés à l’intoxication. Pour déterminer si l’accusé s’est déchargé de son fardeau de preuve, les tribunaux devraient appliquer la « méthode plus globale » décrite par le juge Bastarache dans l’arrêt Stone (par. 203). Comme le procureur général de l’Ontario l’a suggéré devant notre Cour, c’est ultimement au moyen de cette « méthode plus globale » que les tribunaux pourront déterminer si la condition mentale de l’accusé au moment des faits constitue un « troubl[e] menta[l] » pour l’application de l’art. 16 C. cr. (mémoire, par. 22-23).

[70] Dans l’arrêt Stone, le juge Bastarache a proposé une méthode flexible articulée autour de deux outils analytiques et de certaines considérations d’ordre public. Cette méthode veut aider les tribunaux à distinguer les conditions mentales qui se situent dans le champ d’application de l’art. 16 C. cr. de celles qui sont visées par l’exclusion de l’arrêt Cooper portant sur les « états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants » (p. 1159). En d’autres termes, c’est au moyen de cette méthode que les tribunaux devraient déterminer si un diagnostic médical de maladie mentale correspond à un trouble mental sur le plan juridique.

[71] Le facteur de la cause interne, qui constitue le premier outil analytique décrit dans l’arrêt Stone, place l’accent sur la comparaison entre l’accusé et une personne normale. Dans cet arrêt, le juge Bastarache a noté que « le juge du procès doit examiner la nature de l’élément déclencheur et décider si ce dernier était susceptible de plonger une personne normale, se trouvant dans la même situation, dans l’état d’automatisme dans lequel l’accusé allègue avoir sombré » (par. 206). La comparaison entre la situation de l’accusé et celle d’une personne normale s’effectuera sur une base objective et peut reposer sur la preuve psychiatrique. Plus celle-ci suggérera qu’une personne normale, c’est-à-dire une personne qui ne souffre d’aucune maladie mentale, est susceptible de développer un tel état, plus les tribunaux seront fondés à considérer que l’élément déclencheur possède une nature externe. Ces constatations excluront la condition de l’accusé de la portée de l’art. 16 C. cr. Le raisonnement inverse est également applicable.

[72] Quoique l’élément déclencheur auquel le facteur de la cause interne réfère soit souvent associé à un « choc psychologique », rien n’empêche de considérer que celui-ci puisse être une consommation d’alcool ou de stupéfiants contemporaine au crime commis. Il s’agit alors de se demander dans quel état une personne normale aurait été susceptible d’être plongée si elle avait consommé les mêmes substances et les mêmes quantités que l’accusé. Puisque certains éléments tels que la fatigue et le rythme de la consommation peuvent avoir une incidence sur l’effet des drogues, cette comparaison doit prendre en considération l’ensemble des circonstances dans lesquelles l’accusé a consommé les drogues qui constituent l’élément déclencheur de son état psychotique. Dans la mesure où la personne normale aurait également été susceptible de développer une psychose toxique à la suite d’une telle consommation de stupéfiants, les tribunaux pourront plus facilement considérer que le désordre psychique dont a souffert l’accusé avait une origine purement externe (Rabey (C.S.C.), p. 519 et 533; voir également Moroz, par. 46) et ne constituait pas une maladie mentale au sens du Code criminel.

[73] La considération du facteur du risque subsistant, qui constitue le deuxième outil analytique, découle directement de la nécessité d’assurer la sécurité du public. Ce facteur tente d’évaluer la probabilité de récurrence d’un danger pour autrui. Un état qui comporte un risque vraisemblable de récurrence d’un tel danger se trouve davantage susceptible d’être assimilé à une maladie mentale. Pour évaluer ce risque, les tribunaux doivent prendre en considération, parmi d’autres facteurs, « les antécédents psychiatriques de l’accusé et la probabilité que l’élément qui aurait déclenché l’épisode d’automatisme se présente de nouveau » (Stone, par. 214).

[74] Bien que les motifs du juge Bastarache ne soient pas explicites à cet égard, il va de soi qu’un danger ne sera récurrent que s’il est susceptible de se produire de nouveau indépendamment de la volonté de l’accusé. La récurrence du danger n’est pas un élément qui dépend du comportement volontaire de l’accusé. On rejoint ici l’idée voulant que la défense prévue à l’art. 16 C. cr. exonère de toute responsabilité pénale les accusés qui agissent involontairement sur le plan moral. La défense de troubles mentaux vise à identifier si la condition mentale de l’accusé présente un risque de danger inhérent, c’est-à-dire qui subsiste en dépit de la volonté de l’accusé. Comme corollaire de ce principe, le danger pour la sécurité du public qui pourrait être volontairement créé par l’accusé au moyen d’une consommation future de stupéfiants ne découle pas d’un « troubl[e] menta[l] » pour l’application de l’art. 16 C. cr.

[75] Dans l’arrêt Stone, le juge Bastarache a aussi mentionné qu’« une façon globale d’aborder la question de la maladie mentale doit aussi permettre au juge du procès de tenir compte des autres préoccupations d’ordre public qui sous-tendent cet examen » (par. 218). La principale de ces considérations d’ordre public demeure le besoin de protéger la société contre l’accusé par l’engagement de la procédure spéciale établie par la partie XX.1 du Code criminel. Ainsi, lorsque les circonstances d’un dossier suggèrent que la condition préexistante de l’accusé ne nécessite aucun traitement particulier et qu’elle ne constitue pas une menace pour autrui, les tribunaux devraient arriver plus facilement à la conclusion que l’accusé n’était pas malade mentalement au moment des faits reprochés.

[76] L’approche contextuelle que les tribunaux doivent appliquer selon l’arrêt Stone permet de délimiter la portée du présent pourvoi. Celui-ci ne vise pas à dégager une règle destinée à s’appliquer à tous les cas de psychose toxique. En raison des particularités propres à chaque dossier, il serait d’ailleurs contre-productif de tenter de définir de façon exhaustive les conditions mentales qui sont visées par l’exclusion établie dans l’arrêt Cooper à l’égard des « états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants ». Le présent dossier ne concerne qu’un seul type de psychose toxique, c’est-à-dire celle qui résulte exclusivement d’un épisode unique d’intoxication volontaire.

[77] Tout en s’aidant de la jurisprudence existante, il est préférable que les tribunaux conduisent une analyse individualisée destinée à prendre en considération les circonstances particulières de chaque dossier. En conséquence, les tribunaux détermineront au cas par cas, en application de la « méthode plus globale » décrite dans l’arrêt Stone, si la condition mentale de l’accusé est incluse ou non dans la définition de la maladie mentale proposée par le juge Dickson dans l’arrêt Cooper. Cette approche s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence découlant de l’arrêt Rabey, dans lequel notre Cour a endossé l’opinion du juge Martin selon laquelle [traduction] « [c]ertains troubles mentaux momentanés pourraient [. . .] demeurer impossibles à catégoriser correctement, à partir d’une déclaration générale, lorsqu’il s’agit de déterminer s’ils constituent une “maladie mentale”; ils doivent donc être catégorisés au cas par cas » (p. 519-520).

F. Application des principes au présent pourvoi

[78] Conformément à la méthode exposée ci-dessus, il s’agit maintenant de déterminer si l’appelant souffrait d’un « troubl[e] menta[l] » au sens de l’art. 16 C. cr. au moment des faits. Pour ce faire, il est pertinent de rappeler au préalable les principales conclusions de fait auxquelles le juge de première instance est parvenu. Le juge Decoste a conclu que l’appelant, fortement intoxiqué au moment des faits, se trouvait dans un état psychotique causé par une consommation volontaire de drogues. Il a écrit que « l’état de psychose dans lequel était l’accusé en posant ces gestes délictueux origine de la consommation de drogues qu’il a consommées dans les instants précédents » (par. 41). Je rappelle également que la prétention centrale de l’appelant repose sur l’argument qu’une psychose toxique constituerait nécessairement un « troubl[e] menta[l] » en vertu de l’art. 16 C. cr. puisqu’elle représenterait un « effet anormal » de l’intoxication qui n’afflige que les individus ayant des prédispositions ou une fragilité particulière sur le plan psychique.

[79] La preuve versée au dossier ne supporte pas la distinction effectuée par l’appelant entre « effets normaux » et « effets anormaux » de l’intoxication. Elle est aussi incompatible avec l’argument selon lequel seules les personnes prédisposées aux troubles mentaux sont susceptibles de développer une psychose toxique à la suite d’une consommation de stupéfiants. Par exemple, lors du procès, le Dr Faucher a témoigné qu’il rencontrait « à toutes les semaines » des cas de psychose toxique (d.a., p. 967). Comme la juge Thibault l’a noté, le même témoin a également mentionné que la moitié des sujets (50 p. 100) qui consomment des drogues contenant du PCP étaient susceptibles de développer un état psychotique alors qu’ils sont intoxiqués. Il appert donc que la psychose toxique constitue malheureusement un phénomène plutôt fréquent qui semble s’expliquer par le niveau élevé de toxicité des drogues chimiques.

[80] L’application du premier facteur décrit dans l’arrêt Stone suggère donc que la consommation d’un comprimé de « poire bleue » représente un facteur spécifiquement externe dont la présence milite contre la prétention de l’appelant. Une personne normale semble effectivement susceptible de développer une psychose toxique à la suite de la consommation d’un tel comprimé. Ce constat suggère fortement que l’appelant ne souffrait pas d’un trouble mental au moment de commettre les faits reprochés.

[81] L’apparition rapide des symptômes psychotiques indique généralement que les idées délirantes chez l’accusé étaient attribuables à un facteur spécifiquement externe. L’expertise du Dr Faucher, que le juge de première instance a préférée à celle du Dr Turmel assigné par la défense, a révélé qu’une rétrocession rapide des symptômes était caractéristique d’une psychose toxique causée par un épisode d’intoxication volontaire (d.a., p. 954-959). Comme le professeur Parent l’a également écrit à ce sujet, « des idées délirantes qui rétrocèdent au même rythme que la drogue laissent habituellement présager la présence d’une Intoxication par substance » (« Les Troubles psychotiques induits par une substance en droit pénal canadien : analyse médicale et juridique d’un concept en pleine évolution », p. 123 (en italique dans l’original)). De telles idées délirantes ne découlent alors pas d’une maladie mentale au sens du Code criminel.

[82] En l’espèce, les symptômes psychotiques vécus par l’appelant ont commencé à s’estomper peu de temps après la consommation du comprimé de « poire bleue », et ce, de façon continue jusqu’à leur extinction complète le 28 octobre 2005. La Cour d’appel a jugé que cette rétrocession des symptômes révélait une concordance entre la durée de l’intoxication et les manifestations de la psychose toxique. La juge Thibault a pu donc affirmer que « [l]’appelant ne souffrait d’aucune maladie mentale avant de commettre les crimes et une fois les effets de la consommation de drogues résorbés, il était tout à fait sain d’esprit » (par. 77). Je ne vois aucune raison valable de m’écarter de cette conclusion.

[83] En ce qui a trait à l’application du deuxième facteur décrit dans l’arrêt Stone, aucun élément de preuve n’indique que la condition mentale de l’accusé présente un quelconque niveau de dangerosité inhérente. Dans la mesure où l’appelant s’abstient à l’avenir de consommer de telles drogues, ce qu’il est en mesure de faire volontairement, il semble que sa condition mentale ne constitue pas une menace pour la sécurité du public. Sans exprimer une position définitive sur cette question, signalons qu’il pourrait en être autrement si l’appelant souffrait d’une dépendance aux stupéfiants ayant pour effet d’affecter sa capacité à cesser volontairement sa consommation. La probabilité de récurrence du danger pourrait alors être plus élevée.

[84] Finalement, un examen de l’ensemble des circonstances du présent dossier me convainc qu’il n’existe aucune raison valable d’engager la procédure spéciale mise en place par la partie XX.1 du Code criminel. Un accusé dont la condition mentale au moment des faits reprochés est exclusivement attribuable à un état d’intoxication temporaire volontaire et qui ne représente aucun danger pour autrui ne souffre pas d’un « troubl[e] menta[l] » pour l’application de l’art. 16 C. cr. Le régime établi par la partie XX.1 est réservé aux accusés qui souffrent réellement d’une maladie mentale au moment des faits reprochés. Il n’a pas vocation à s’appliquer aux accusés dont la folie temporaire a été artificiellement créée par un état d’intoxication.

[85] Dans ce contexte, je conclus que l’appelant ne souffrait pas d’un « troubl[e] menta[l] » pour l’application de l’art. 16 C. cr. au moment de commettre l’agression. L’appelant n’a pas réussi à repousser la présomption que la psychose toxique dont il a souffert était un « éta[t] volontairement provoqu[é] par l’alcool ou les stupéfiants » au sens de l’arrêt Cooper. Les déséquilibres mentaux développés exclusivement en raison d’une intoxication volontaire ne peuvent être considérés comme une maladie mentale au sens juridique, puisqu’ils ne sont pas le produit de la constitution psychique inhérente d’un individu. Il en est ainsi malgré le fait que la science médicale puisse volontiers considérer de tels états comme des maladies mentales. Dans des circonstances analogues à celles du présent dossier, une psychose toxique ne semble être rien d’autre qu’une manifestation, certes extrême, d’un état d’intoxication dans lequel l’accusé s’est volontairement placé. Un tel état ne permet pas à un accusé d’être exonéré de toute responsabilité pénale en vertu de l’art. 16 C. cr.

[86] Cette conclusion prend en compte les considérations d’ordre public évoquées par le juge Dickson dans l’arrêt Cooper. En considérant la teneur de l’expertise du Dr Faucher au sujet de la fréquence des psychoses toxiques dans des circonstances analogues à celles du présent dossier, l’adoption de la position de l’appelant entraînerait des conséquences difficilement acceptables pour l’intégrité du système de justice criminelle. Si chaque individu qui commet une infraction violente pendant qu’il souffre d’une psychose toxique devait, sans égard à l’origine ou à la cause de celle-ci, échapper à la responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la défense prévue à l’art. 16 C. cr. acquerrait une portée qui excéderait largement celle qu’envisageait le législateur. Ces considérations renforcent la conclusion que la psychose toxique développée par l’appelant en l’espèce est visée par l’exclusion établie dans l’arrêt Cooper à l’égard des « états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants ».

[87] Certes, l’absence de preuve relative à la présence d’un trouble mental sous-jacent chez l’appelant facilite l’exercice de qualification juridique qui doit être effectué en vertu de l’art. 16 C. cr. D’un point de vue factuel, le présent dossier paraît plutôt clair : comme dans l’affaire Paul, la seule conclusion raisonnable est que la condition mentale de l’appelant est visée par l’exclusion établie dans l’arrêt Cooper. Contrairement à la conclusion que l’appelant nous invite à tirer, il serait déraisonnable de présumer, en l’absence de tout élément de preuve de nature à étoffer une telle prétention, que la cause réelle de sa psychose toxique aurait été un trouble mental sous-jacent. On ne retrouve d’ailleurs, dans la jurisprudence canadienne, aucune décision ayant appliqué la défense prévue à l’art. 16 C. cr. dans un contexte de psychose toxique sans que la preuve ait révélé que l’accusé souffrait d’une maladie mentale sous-jacente.

[88] Au regard de la jurisprudence existante, il est plausible de prévoir que les tribunaux auront à effectuer cet exercice de qualification juridique dans des circonstances beaucoup plus délicates que celles du présent dossier. Il en sera notamment ainsi lorsque la condition mentale révélera la présence d’un trouble mental sous-jacent mais que la preuve indiquera aussi que la psychose toxique a été déclenchée par une consommation de stupéfiants dont la nature et la quantité auraient pu provoquer le même état chez une personne normale. Dans de telles circonstances, il convient d’inviter les tribunaux à faire preuve d’une minutie particulière dans l’application de la « méthode plus globale » décrite dans l’arrêt Stone.

G. L’article 33.1 C. cr. trouve application en l’espèce

[89] En raison de la conclusion qui précède, il devient maintenant pertinent de s’interroger sur l’applicabilité de l’art. 33.1 C. cr. Cette disposition s’applique lorsque trois conditions sont réunies : (1) l’accusé était intoxiqué au moment des faits; (2) cette intoxication était volontaire; et (3) l’accusé s’est écarté de la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne en portant atteinte ou en menaçant de porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui (voir, généralement, R. c. Vickberg (1998), 16 C.R. (5th) 164 (C.S.C.-B.); R. c. Chaulk, 2007 NSCA 84, 257 N.S.R. (2d) 99). Lorsque la preuve de ces trois éléments est établie, l’accusé ne peut soulever une défense basée sur l’absence d’intention générale ou de la volonté requise pour la perpétration de l’infraction.

[90] L’intoxication volontaire visée par l’art. 33.1 C. cr. est circonscrite dans le temps. Elle correspond à la période au cours de laquelle la substance consommée par l’accusé produit ses effets. Le paragraphe 33.1(2) C. cr. ne laisse planer aucun doute à ce sujet. Il prévoit qu’une personne « est criminellement responsable si, alors qu’elle est dans un état d’intoxication volontaire qui la rend incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite, elle porte atteinte ou menace de porter atteinte volontairement ou involontairement à l’intégrité physique d’autrui ». L’article 33.1 C. cr. veut empêcher un accusé d’échapper à sa responsabilité criminelle au motif que l’état d’intoxication dans lequel il se trouvait au moment des faits l’a rendu incapable de former l’élément moral ou d’avoir la volonté requise pour la perpétration de l’infraction.

[91] L’article 33.1 C. cr. s’applique donc à toute condition mentale qui constitue le prolongement direct d’un état d’intoxication. Il importe également de préciser que cette disposition n’établit aucune distinction relative à la gravité des effets de l’intoxication volontaire. L’appelant a tort de suggérer qu’il ne s’applique qu’aux « effets normaux » de l’intoxication. Il n’existe aucun seuil d’intoxication à partir duquel l’état d’un accusé échappe à l’application de l’art. 33.1 C. cr. Une psychose toxique peut donc faire partie des états d’intoxication visés par cette disposition. C’est le cas en l’espèce. La Cour d’appel n’a donc pas commis d’erreur de droit en concluant à l’application de l’art. 33.1 C. cr. plutôt que de l’art. 16 C. cr.

V. Conclusion

[92] Pour l’ensemble de ces motifs, le pourvoi doit être rejeté.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant : Roy & Robert, Montréal.

Procureur de l’intimée : Poursuites criminelles et pénales du Québec, Matane.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2011 CSC 58 ?
Date de la décision : 30/11/2011
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Moyens de défense - Troubles mentaux - Accusé a agressé deux individus alors qu’il se trouvait dans une psychose toxique provoquée par la consommation volontaire de drogues - Une psychose toxique dont les manifestations sont causées par un état d’intoxication volontaire peut‑elle constituer un « trouble mental »? - L’article 33.1 du Code criminel restreint‑il la portée de la défense de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 16, 33.1.

B a brutalement agressé deux individus alors qu’il se trouvait dans un état psychotique provoqué par les drogues qu’il avait consommées quelques heures auparavant. À la suite de ces événements, B a été accusé d’avoir commis des voies de fait graves. Le juge du procès a conclu à la culpabilité de B parce que tous les éléments de l’art. 33.1 du Code criminel (« C. cr. »), en vertu duquel l’intoxication volontaire ne peut constituer une défense à une infraction contre l’intégrité physique d’autrui, ont été prouvés hors de tout doute raisonnable. B a alors tenté sans succès d’obtenir en appel un verdict de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux en vertu de l’art. 16 C. cr. La Cour d’appel a conclu à l’application de l’art. 33.1 C. cr. en l’espèce.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Les tribunaux doivent examiner l’applicabilité de l’art. 16 C. cr. dans la perspective des principes spécifiques qui régissent la défense d’aliénation mentale. Si cette dernière ne trouve pas application, et si les faits du dossier s’y prêtent, on pourra alors examiner l’applicabilité de la défense d’intoxication volontaire encadrée par l’art. 33.1 C. cr. L’intoxication et l’aliénation mentale demeurent deux concepts juridiques distincts.

L’accusé qui souhaite présenter avec succès une défense d’aliénation mentale doit satisfaire aux exigences d’un test en deux étapes, d’origine législative. La première étape concerne la qualification de l’état mental de l’accusé. La question cruciale à trancher au procès est alors de savoir si l’accusé souffrait de troubles mentaux au sens juridique au moment des faits reprochés. La deuxième étape de la défense prévue à l’art. 16 C. cr. porte sur les effets des troubles mentaux. On doit alors décider si la condition mentale de l’accusé le rendait incapable de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais. En l’espèce, il n’est pas contesté que B était incapable de distinguer le bien du mal au moment des faits. Le seul enjeu du pourvoi se limite donc à déterminer si cette psychose résulte d’un « trouble mental » au sens de l’art. 16 C. cr.

Une psychose toxique ne résulte pas en toute circonstance d’un « trouble mental ». Dans l’arrêt Stone, le juge Bastarache a proposé une méthode pour distinguer les psychoses toxiques qui résultent de troubles mentaux de celles qui n’en résultent pas. Cette méthode est articulée autour de deux outils analytiques, soit le facteur de la cause interne et le facteur du risque subsistant, et de certaines considérations d’ordre public.

Le facteur de la cause interne, qui constitue le premier outil analytique, place l’accent sur la comparaison entre l’accusé et une personne normale. La comparaison entre l’accusé et une personne normale s’effectuera sur une base objective et peut reposer sur la preuve psychiatrique. Plus celle‑ci suggérera qu’une personne normale, c’est‑à‑dire une personne qui ne souffre d’aucune maladie mentale, est susceptible de développer un tel état, plus les tribunaux seront fondés à considérer que l’élément déclencheur possède une nature externe. Ces constatations excluront la condition de l’accusé de la portée de l’art. 16 C. cr. Le raisonnement inverse est également applicable.

En l’espèce, l’application du premier facteur suggère que la consommation de drogues représente une cause externe. Une personne normale semble effectivement susceptible de développer une psychose toxique à la suite de la consommation de drogues. Ce constat suggère fortement que B ne souffrait pas d’un trouble mental au moment de commettre les faits reprochés. D’ailleurs, l’apparition rapide des symptômes psychotiques indique généralement que les idées délirantes chez B étaient attribuables à un facteur externe. De plus, les symptômes psychotiques vécus par B ont commencé à s’estomper peu de temps après la consommation de drogues, et ce, de façon continue jusqu’à leur extinction complète. La Cour d’appel a jugé que cette rétrocession des symptômes révélait une concordance entre la durée de l’intoxication et les manifestations de la psychose toxique. La cour a pu donc affirmer que B ne souffrait d’aucune maladie mentale avant de commettre les crimes et une fois les effets de la consommation de drogues résorbés. Il n’y a aucune raison valable de s’écarter de cette conclusion.

La considération du facteur du risque subsistant, qui constitue le deuxième outil analytique, découle directement de la nécessité d’assurer la sécurité du public. En l’espèce, aucun élément de preuve n’indique que la condition mentale de B présente un quelconque niveau de dangerosité inhérente. Dans la mesure où B s’abstient à l’avenir de consommer de telles drogues, ce qu’il est en mesure de faire volontairement, il semble que sa condition mentale ne constitue pas une menace pour la sécurité du public.

Dans ce contexte, B ne souffrait pas d’un « trouble mental » pour l’application de l’art. 16 C. cr. au moment de commettre l’agression. Les déséquilibres mentaux développés exclusivement en raison d’une intoxication volontaire ne peuvent être considérés comme une maladie mentale au sens juridique, puisqu’ils ne sont pas le produit de la constitution psychique inhérente d’un individu. Il en est ainsi malgré le fait que la science médicale puisse volontiers considérer de tels états comme des maladies mentales.

En raison de la conclusion qui précède, il devient maintenant pertinent de s’interroger sur l’applicabilité de l’art. 33.1 C. cr. Cette disposition s’applique lorsque trois conditions sont réunies : (1) l’accusé était intoxiqué au moment des faits; (2) cette intoxication était volontaire; et (3) l’accusé s’est écarté de la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne en portant atteinte ou en menaçant de porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui. Lorsque la preuve de ces trois éléments est établie, l’accusé ne peut soulever une défense basée sur l’absence d’intention générale ou de la volonté requise pour la perpétration de l’infraction. L’article 33.1 C. cr. s’applique donc à toute condition mentale qui constitue le prolongement direct d’un état d’intoxication. Il n’existe aucun seuil d’intoxication à partir duquel l’état d’un accusé échappe à l’application de l’art. 33.1 C. cr. Une psychose toxique peut donc faire partie des états d’intoxication visés par cette disposition. C’est le cas en l’espèce. La Cour d’appel n’a donc pas commis d’erreur de droit en concluant à l’application de l’art. 33.1 C. cr. plutôt que de l’art. 16 C. cr.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Bouchard-Lebrun

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290
arrêts analysés : R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63
Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149
Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29
arrêts mentionnés : Director of Public Prosecutions c. Beard, [1920] A.C. 479
R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523
R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683
R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833
R. c. Huppie, 2008 ABQB 539 (CanLII)
R. c. King, [1962] R.C.S. 746
Rabey c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 513, conf. (1977), 17 O.R. (2d) 1
R. c. Parks, [1992] 2 R.C.S. 871
Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232
R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687
R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303
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Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625
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R. c. Luedecke, 2008 ONCA 716, 269 O.A.C. 1
R. c. Oakley (1986), 24 C.C.C. (3d) 351
R. c. Mailloux (1985), 25 C.C.C. (3d) 171, conf. par [1988] 2 R.C.S. 1029
R. c. Moroz, 2003 ABPC 5, 333 A.R. 109
R. c. Snelgrove, 2004 BCSC 102 (CanLII)
R. c. Lauv, 2004 BCSC 1093 (CanLII)
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R. c. Paul, 2011 BCCA 46, 299 B.C.A.C. 85
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R. c. Vickberg (1998), 16 C.R. (5th) 164
R. c. Chaulk, 2007 NSCA 84, 257 N.S.R. (2d) 99.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11d).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 2, 16, 33.1, 266a), 268, 348(1)a), 463, partie XX.1.
Doctrine citée
Alexander, Larry, and Kimberly Kessler Ferzan with contributions by Stephen J. Morse. Crime and Culpability : A Theory of Criminal Law. New York : Cambridge University Press, 2009.
Barrett, Joan, and Riun Shandler. Mental Disorder in Canadian Criminal Law. Toronto : Thomson/Carswell, 2006 (loose‑leaf updated 2011, release 2).
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 133, 1re sess., 35e lég., 22 juin 1995, p. 14470.
Parent, Hugues. « Les Troubles psychotiques induits par une substance en droit pénal canadien : analyse médicale et juridique d’un concept en pleine évolution » (2010), 69 R. du B. 103.
Parent, Hugues. Responsabilité pénale et troubles mentaux : Histoire de la folie en droit pénal français, anglais et canadien. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1999.

Proposition de citation de la décision: R. c. Bouchard-Lebrun, 2011 CSC 58 (30 novembre 2011)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2011-11-30;2011.csc.58 ?
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