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11/05/2012 | CANADA | N°2012_CSC_22

Canada | R. c. R.P., 2012 CSC 22 (11 mai 2012)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. R.P., 2012 CSC 22

Date : 20120511

Dossier : 34038

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

R.P.

Intimé

Traduction française officielle : Motifs du juge Fish

Coram : Les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

Motifs de jugement :

(par. 1 à 20):

Motifs dissidents :

(par. 21 à 62):

La juge Deschamps (avec l’accord des juges Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)

Le juge Fish (avec l’accord

du juge LeBel)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême d...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. R.P., 2012 CSC 22

Date : 20120511

Dossier : 34038

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

R.P.

Intimé

Traduction française officielle : Motifs du juge Fish

Coram : Les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

Motifs de jugement :

(par. 1 à 20):

Motifs dissidents :

(par. 21 à 62):

La juge Deschamps (avec l’accord des juges Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)

Le juge Fish (avec l’accord du juge LeBel)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

r. c. r.p.

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

R.P. Intimé

Répertorié : R. c. R.P.

2012 CSC 22

No du greffe : 34038.

2011 : 16 décembre; 2012 : 11 mai.

Présents : Les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Pelletier et Gagnon), 2010 QCCA 2237 (CanLII), [2010] J.Q. no 13165 (QL), 2010 CarswellQue 13100, qui a annulé la déclaration de culpabilité d’attentat à la pudeur prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Fish sont dissidents.

Sarah‑Julie Chicoine et Jean Campeau, pour l’appelante.

Yves Savard et Claudia Langdeau, pour l’intimé.

Le jugement des juges Deschamps, Abella, Cromwell, Moldaver and Karakatsanis rendu par

La juge Deschamps —

[1] L’intimé a été déclaré coupable d’avoir attenté à la pudeur de la plaignante. Le procès a été tenu plus de 30 ans après les actes reprochés. Au début des actes reprochés, la plaignante avait 13 ans, l’intimé 27. Il est son beau-frère. La preuve matérielle est pratiquement inexistante. La crédibilité des témoins est déterminante.

[2] La plaignante soutient que les abus survenaient lorsqu’elle allait garder les enfants de sa sœur et de l’intimé, parfois dans la demeure de ces derniers, parfois dans leur voiture, lorsque l’intimé la reconduisait chez elle. L’intimé nie.

[3] Le juge du procès analyse la preuve de façon systématique. Il ne croit pas l’intimé. Ni le témoignage de ce dernier ni celui de son épouse ne soulèvent de doute raisonnable. Quant au témoignage de la fille de l’intimé, il juge qu’il n’a pas d’impact sur le verdict. Il expose de nombreuses raisons qui l’amènent à conclure que le témoignage de la plaignante est crédible. Il retient les témoignages des policiers concernant un interrogatoire auquel l’intimé s’est soumis. Il est d’avis que l’ensemble de la preuve n’est pas de nature à soulever un doute raisonnable sur la culpabilité de l’intimé et que la poursuite a prouvé hors de tout doute raisonnable la commission de l’infraction.

[4] Les juges majoritaires de la Cour d’appel estiment que le juge de première instance a fait erreur dans l’appréciation de la crédibilité de l’épouse de l’intimé. Ils se livrent à leur propre analyse de la preuve et concluent que le verdict est déraisonnable. Ils prononcent un acquittement. La juge dissidente est plutôt d’avis que le juge du procès « n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante dans l’appréciation de la preuve et que le verdict prononcé n’est pas déraisonnable » (2010 QCCA 2237 (CanLII), par. 178).

[5] La question de savoir si le verdict est déraisonnable est une question de droit. Vu la dissidence sur cette question, le pourvoi est soumis de plein droit à notre Cour.

[6] L’appelante soutient que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en appréciant la crédibilité des témoins et que le verdict n’était pas déraisonnable. Selon elle, la Cour d’appel n’aurait pas dû intervenir.

[7] L’intimé a fondé son pourvoi devant la Cour d’appel sur le sous-al. 686(1)a)(i), Code Criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. La même disposition est au centre du présent pourvoi. Elle est rédigée ainsi :

686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :

a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :

(i) que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve,

[8] La question qui se pose consiste à déterminer si la Cour d’appel a correctement appliqué les principes pertinents.

I. Principes applicables

[9] Suivant les arrêts R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, et R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 36, pour décider si un verdict est déraisonnable, la cour d’appel doit déterminer s’il s’agit d’un verdict qu’un jury ayant reçu des directives appropriées ou un juge aurait pu raisonnablement rendre. La cour d’appel peut aussi conclure au caractère déraisonnable du verdict si le juge du procès tire une inférence ou une conclusion de fait essentielle au prononcé du verdict (1) qui est clairement contredite par la preuve qu’il invoque à l’appui de cette inférence ou conclusion ou (2) dont on démontre l’incompatibilité avec une preuve qui n’est ni contredite par d’autres éléments de preuve ni rejetée par le juge (R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3, par. 4, 16 et 19-21; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190).

[10] Si le caractère raisonnable d’un verdict est une question de droit, l’appréciation de la crédibilité des témoins constitue elle une question de faits. L’appréciation de la crédibilité faite en première instance, lorsqu’elle est revue par une cour d’appel afin notamment de déterminer si le verdict est raisonnable, ne peut être écartée que s’il est établi que celle-ci « ne peut pas s’appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve » (R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474, par. 7).

II. Application

[11] En l’espèce, les conclusions des juges majoritaires de la Cour d’appel reposent sur une substitution de leur opinion à celle du juge du procès en ce qui concerne l’appréciation de la crédibilité des témoins. Ils disent ne pas être convaincus par les motifs qu’a invoqués ce dernier pour refuser de croire l’intimé; ils estiment que le juge a mal mesuré la portée du témoignage de la conjointe de l’intimé et que la thèse de la fabulation avancée par la défense n’est pas frivole. Selon eux, le juge aurait commis une erreur en retenant le témoignage de la plaignante. Après avoir procédé à leur propre évaluation de la crédibilité des témoins, ils concluent que le verdict rendu en première instance est déraisonnable et prononcent l’acquittement.

[12] Pourtant nous sommes clairement en présence d’un verdict qu’un juge pouvait raisonnablement prononcer (Yebes, Biniaris). Contrairement à mon collègue le juge Fish, je ne crois pas que le juge du procès ait tiré une inférence ou une conclusion de fait qui soit clairement contraire à la preuve ou incompatible avec une preuve non contredite ou non rejetée (Sinclair). Par ailleurs, l’appréciation de la crédibilité des témoins faite en première instance est raisonnable (Burke). Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que l’intervention de la Cour d’appel ne pouvait être justifiée en l’espèce.

[13] Dans l’arrêt R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439, la juge Arbour fait une observation qui s’applique à la présente espèce (par. 29) :

. . . la cour d’appel n’apporte rien de particulier à l’évaluation de la preuve lorsque le juge expose des motifs de jugement détaillés qui, comme en l’espèce, révèlent qu’il était conscient des problèmes fréquents qui surgissent dans ce domaine décisionnel. Comme l’indique très clairement la jurisprudence de notre Cour relative au sous‑al. 686(1)a)(i), le fait qu’un juge d’une cour d’appel aurait eu un doute que le juge du procès n’a pas eu est insuffisant pour justifier la conclusion que le jugement de première instance était déraisonnable.

[14] Le procès dans la présente affaire a duré cinq jours. Je ne ferai pas la revue de la preuve. La juge Thibault, dissidente en Cour d’appel, l’a faite et je souscris à ses motifs. Je reviendrai cependant sur certains commentaires du juge Fish. Celui-ci, tout comme la majorité de la Cour d’appel, réévalue les témoignages. Il en cible certains passages et dit ne pas être convaincu par les motifs donnés par le juge de première instance pour retenir la version de la plaignante et rejeter le témoignage de l’épouse de l’intimé.

[15] Avec égards pour l’opinion exprimée par mon collègue, je suis d’avis que le juge du procès n’a ni omis de prendre en considération les failles dans le témoignage de la plaignante, ni fait erreur en tenant compte de son âge et du délai écoulé depuis les événements reprochés, ni erré dans l’appréciation du témoignage de l’épouse de l’intimé. Le juge de première instance n’était pas tenu d’accepter la théorie de la poursuite dans tous ses aspects ou bien de la rejeter en bloc — pas plus que ne l’est notre Cour d’ailleurs. Son rôle comme juge du procès était d’apprécier la preuve à sa juste valeur.

[16] Le juge de première instance était pleinement conscient des limites du témoignage de la plaignante. Il les a considérées, comme elles devaient l’être, dans l’analyse qui l’a amené à conclure qu’il croyait la plaignante :

. . . le contre-interrogatoire de la plaignante a fait ressortir des erreurs, des contradictions, des incohérences et des absences de souvenir sur bon nombre de détails d’ordre secondaire. Temps, lieu, durée, première révélation, fréquence, dévoilement, contexte, situation personnelle, pour elle-même ou celle d’une autre, elle n’a pas hésité à le reconnaître. Toutes ces failles portant sur des éléments secondaires ne sont pas de nature à affecter sa crédibilité générale dans le contexte de l’ensemble de la preuve. Dans bien des cas, les événements en cause sont survenus trente-quatre (34) ans avant son témoignage alors qu’elle n’était âgée que de treize (13) ans, dans un contexte traumatisant. Les propos de la Cour suprême que j’ai relatés précédemment sont tout à fait applicables ici. [d.a., vol. I, p. 77-78]

[17] Cet extrait indique clairement que le juge du procès a tenu compte des faiblesses que comportait le témoignage de la plaignante, y compris les éléments figurant dans les extraits cités par le juge Fish. Le juge de première instance a cependant estimé qu’il ne s’agissait pas là d’éléments déterminants, surtout dans la mesure où les événements en cause étaient survenus 34 ans avant que la plaignante ne témoigne, alors que celle-ci n’avait que de 13 ans. L’appréciation de l’effet de l’écoulement du temps et de la vulnérabilité d’un témoin en raison de son âge et du contexte factuel relève du juge qui voit et entend le témoin.

[18] Pour ce qui est du témoignage de l’épouse de l’intimé, je constate simplement que le juge du procès n’a pas, comme avance mon collègue, reproché à ce témoin d’avoir été à la fois trop précise et trop générale. Il n’a pas non plus conclu que le témoignage de la plaignante était dénué de toute contradiction. Le juge de première instance a plutôt estimé invraisemblable que l’épouse de l’intimé ait pu se souvenir de détails de la vie quotidienne, alors que rien ne justifiait que cela soit « figé » dans sa mémoire. C’est justement ce contraste entre le fait qu’elle témoigne de détails précis, tout en ayant par ailleurs recours à des expressions générales, qui soutient la conclusion du juge que le témoin ne se souvenait pas réellement des détails précis. En somme, le juge du procès estime que l’épouse de l’intimé n’a qu’un souvenir général de ce qu’elle a vécu 30 ans plus tôt. Les observations du juge relatives au témoignage de la plaignante et à celui de l’épouse de l’intimé expliquent qu’il puisse conclure que ces témoignages sont, dans leurs aspects déterminants, réconciliables. Selon lui, le témoignage de l’épouse de l’intimé « n’interfère pas dans celui de la plaignante, compte tenu de l’ensemble de la preuve, puisqu’il laisse place, au surplus, à des moments où elle était seule avec l’accusé » (d.a., vol. I, p. 73). Le juge note aussi que l’intimé ne nie pas s’être trouvé seul avec la plaignante à la maison ou dans son automobile lorsqu’il allait la reconduire en fin de soirée. L’approche du juge du procès est à la fois cohérente et soutenue par la preuve. Il n’y avait pas là matière à intervention par la Cour d’appel.

[19] À l’instar de la juge Thibault, pour les motifs qui précèdent et pour ceux exposés par cette dernière, je suis d’avis que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur dans l’évaluation de la preuve.

[20] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir le verdict prononcé par le juge du procès.

Version française des motifs des juges LeBel et Fish rendus par

Le juge Fish —

I

[21] Le présent pourvoi interjeté de plein droit par le ministère public émane de la dissidence d’un juge de la Cour d’appel (2010 QCCA 2237 (CanLII)).

[22] La juge Deschamps est d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les déclarations de culpabilité prononcées au procès contre l’intimé au motif que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont, à tort selon elle, substitué leur propre appréciation des faits — y compris leur propre opinion quant à la crédibilité des témoins — aux conclusions de faits et à l’opinion du juge du procès.

[23] Avec égards, je ne suis pas d’accord.

[24] Le juge Pelletier de la Cour d’appel, qui a rédigé les motifs des juges majoritaires, a certes examiné la preuve en détail. Ce faisant, il n’a commis aucune erreur. Non seulement avait‑il le droit de le faire, mais il était bel et bien tenu de procéder à cet examen. Il est bien établi que les tribunaux qui procèdent à des révisions et qui concluent qu’un verdict est déraisonnable doivent décrire aussi précisément que possible les éléments du dossier qui soutiennent leur conclusion.

[25] Pour ce faire, un tribunal de révision doit réexaminer l’ensemble de la preuve portée à la connaissance du juge du procès, juger de l’effet de ses principaux éléments et repérer spécifiquement les aspects de la preuve — ou l’absence d’éléments de preuve — qui posent particulièrement problème (R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 41 et 42; R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 186). Comme la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) l’a affirmé dans R. c. W.(R.), [1992] 2 R.C.S. 122, p. 131, « [i]l est donc clair que, pour déterminer si le juge des faits aurait pu raisonnablement conclure à la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, la cour d’appel doit réexaminer et, du moins dans une certaine mesure, réévaluer l’effet de la preuve. »

[26] C’est précisément ce qu’a fait le juge Pelletier en l’espèce. Il a pris soin de reconnaître expressément et à plusieurs reprises son devoir en tant que juge d’appel de faire preuve de déférence à l’endroit des conclusions de fait du juge du procès. Cela étant dit, faire preuve de la déférence voulue n’empêche pas de procéder à un examen méticuleux des conclusions en question, même en ce qui a trait à la crédibilité des témoins : « [. . .] en droit, la cour d’appel conserve le pouvoir d’écarter un verdict fondé sur des conclusions relatives à la crédibilité dans les cas où, après avoir étudié l’ensemble de la preuve et tenu compte des avantages du juge de première instance, elle conclut que le verdict est déraisonnable. » (W.(R.), p. 131‑32).

[27] Dans la présente affaire, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’intimé R.P. non pas parce qu’ils ont jugé que la plaignante manquait de sincérité ou avait tenu des propos mensongers. Leur décision a plutôt reposé sur une démonstration scrupuleuse du fait que le juge du procès n’a pas tenu compte d’éléments cruciaux de la preuve ou en a fait abstraction — y compris des éléments de preuve que la plaignante elle‑même a confirmés en substance ou n’a pas contredits.

[28] Il est maintenant bien établi que lorsqu’un juge de première instance tire des inférences ou des conclusions de fait qui sont contraires à la preuve, il ou elle tient « un raisonnement illogique ou irrationnel » qui appelle l’intervention du tribunal d’instance supérieur (R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3, par. 15 et 16).

[29] À cet égard, le juge Pelletier de la Cour d’appel a jugé que les conclusions de fait du juge du procès relatives aux témoignages de la plaignante M.L. et de sa sœur G.L. — l’épouse de l’intimé, qui a témoigné en faveur de ce dernier — étaient cruciales dans son raisonnement et, par conséquent, décisives. Plus particulièrement, pour le juge Pelletier, la conclusion du juge du procès selon laquelle le témoignage de G.L. était compatible avec celui de M.L. était déraisonnable parce qu’elle était contraire à la preuve (d.a., vol. I, p. 73; jugement de la C.A., par. 112‑17).

[30] Le juge du procès semble avoir excusé ces contradictions, du moins en partie, en se fondant sur une jurisprudence selon laquelle les témoins enfants ou les témoins qui relatent des événements survenus lorsqu’ils étaient enfants ne sont pas assujettis à la même norme que les autres témoins (d.a., vol. I, p. 67‑69). Or, la plaignante en l’espèce n’appartient à ni l’une ni l’autre de ces catégories. Un témoin adulte au moment du procès, elle était une adolescente et non une enfant en bas âge au moment où les crimes présumés auraient été commis. En outre, si l’enfance et le passage du temps peuvent excuser certains trous de mémoire ou le flou de certains souvenirs, ils ne peuvent pas excuser les allégations précises directement contredites — comme celles entendues en l’espèce.

[31] Comme nous le verrons, le juge du procès a aussi commis une erreur en rejetant le témoignage de G.L. pour des motifs intenables. Qui plus est, il n’a pas tenu compte du témoignage de M.L. qui, lui‑même, confirmait d’importants aspects du témoignage de G.L. tendant à démontrer que R.P. n’a pas pu agresser M.L., comme elle le prétend.

[32] Bref, je souscris à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle les motifs du juge de première instance ne résistent pas à un examen attentif, même lorsqu’ils sont évalués, comme il se doit, avec un regard empreint de la déférence voulue. Je suis aussi d’accord avec eux pour dire que, compte tenu de la teneur du dossier porté à notre connaissance, aucun juge des faits ne pouvait conclure raisonnablement que R.P. est coupable hors de tout doute raisonnable de l’infraction dont il a été accusé.

[33] En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi du ministère public.

II

[34] R.P. a été déclaré coupable d’attentat à la pudeur, un crime visé par l’ancien art. 149 du Code criminel, L.R.C. 1970, ch. C‑34, en vigueur au moment où les infractions auraient été commises. La plaignante, M.L., a affirmé que R.P. l’avait agressé sexuellement régulièrement et à de nombreuses reprises entre 1974 et 1979, lorsqu’elle était âgée de 13 à 17 ans, et l’accusé de 27 à 32 ans.

[35] Le ministère public a fait entendre quatre témoins : M.L., le policier qui a reçu sa plainte et les deux policiers qui ont interrogé R.P. Ce dernier, son épouse G.L. — la sœur de la plaignante — et leur fille C.P. ont témoigné pour la défense. Comme le mentionne la juge Deschamps, tous les éléments de preuve du présent dossier sont de nature testimoniale — le ministère public n’ayant fourni aucun élément de preuve matérielle. Cela n’est guère surprenant puisque les infractions auraient été commises il y a de nombreuses années.

[36] Selon la plaignante, les agressions se seraient produites dans quatre types de situations différentes ayant toutes à voir avec ses présences chez R.P. et son épouse G.L. pour garder leurs enfants.

[37] Premièrement, M.L. a prétendu que R.P. l’avait agressée sexuellement les deux fois où G.L. était à l’hôpital pour donner naissance à ses deuxième et troisième enfants. Comme nous le verrons, il s’agit d’un élément crucial de son récit. De plus, comme nous le verrons aussi, M.L. a concédé plus tard qu’elle ne se souvenait pas si elle — ou quelqu’un d’autre — avait bel et bien gardé pendant que sa sœur était à l’hôpital pour accoucher.

[38] Deuxièmement, M.L. a affirmé que R.P. l’avait aussi agressée régulièrement pendant que son épouse était à la maison, et ce dans une pièce visible de leur chambre adjacente dont la porte restait ouverte. Comme nous le verrons, M.L. a confirmé le témoignage de G.L. quant à la disposition des pièces de l’appartement. En outre, M.L. a affirmé ne pas se souvenir d’avoir vu la porte de la chambre à coucher fermée.

[39] Troisièmement, M.L. a affirmé que R.P. l’avait souvent agressée sexuellement lorsqu’il revenait à la maison avant son épouse pendant que M.L. gardait leurs enfants. Selon elle, durant cette période, elle allait garder les enfants chez sa sœur régulièrement, soit « environ deux fois par semaine ». Ici encore, nous verrons que selon les éléments de preuve non contredits — et confirmés en grande partie par M.L. — R.P. revenait rarement à la maison avant son épouse.

[40] Finalement, selon le témoignage de M.L., R.P. l’aurait parfois agressée dans sa voiture lorsqu’il allait la reconduire à la maison après qu’elle eut gardé chez lui. Comme nous le verrons, pour une grande partie de la période couverte par l’acte d’accusation, M.L. vivait à proximité du domicile de R.P. et retournait chez elle à pied la plupart du temps.

III

[41] Je me penche maintenant plus attentivement sur chacun des quatre « scénarios » allégués par le ministère public.

[42] Un élément essentiel du récit de la plaignante porte sur le fait que R.P. l’aurait agressée sexuellement pendant que son épouse G.L. était sur le point de se rendre à l’hôpital pour accoucher de leur deuxième enfant, pendant que G.L. était à l’hôpital à l’occasion de cette naissance et, à nouveau, pendant que G.L. était à l’hôpital pour accoucher de leur troisième enfant.

[43] La grande importance de ce volet de la plainte de M.L. est manifeste pour plusieurs raisons. En effet, selon cette dernière, le tout premier incident d’abus s’est déroulé la veille de l’entrée à l’hôpital de G.L. qui s’y est rendue pour accoucher de son deuxième enfant. M.L. a affirmé qu’on lui avait demandé de rester pour la nuit parce qu’il était prévu que G.L. se rende à l’hôpital tôt le lendemain matin et qu’il fallait que quelqu’un soit présent pour prendre soin du premier enfant du couple. Elle a insisté sur cet élément de son récit non seulement lors de son témoignage durant le procès, mais également dans deux lettres qu’elle a écrites à G.L. avant de porter plainte à la police et dont je reproduis ici textuellement deux extraits :

Comme j’ai dit tout cela a commencé quand je gardait, jusqu’à quel Âge? Et quand je dit que cela c’est produit quand tu allais à l’hôpital pour accoucher, je me souvient très Bien parce que je couchait sur le DIVAN sur la Rue [. . .] Que tu me CROIS où pas je m’en CHRIST car cela est la VÉRITÉ.

Et encore :

Comme je disais cela a commencé sur la Rue [. . .]. Je sais que cela va être pénible pour toi. Tu avais [C.] et tu était sur le BORD d’accoucher du 2e. Tu m’avait fait VENIR le SOIR pour coucher parce que le lendemain tu entrait à l’hôpital pour accoucher [illisible.] garder le petit. Ca va te faire mal parce que pendant que tu DORMAIS, il en PROFITAIT et à chaque fois que tu entrait à l’hôpital pour accoucher.

[44] Or, selon le témoignage de G.L., M.L. n’a en fait gardé ni à l’une ni à l’autre des occasions auxquelles elle a fait allusion. La veille de son entrée à l’hôpital pour donner naissance à son deuxième enfant, G.L. soutient qu’elle a emmené son premier enfant chez sa mère et que lors de l’accouchement de son troisième enfant, c’est sa mère et son frère qui ont pris soin de ses deux aînés.

[45] Confrontée à ce témoignage durant son contre‑interrogatoire, M.L. n’a pas contredit les propos de G.L. Elle ne faisait que répéter : « Aucune idée, je m’en souviens pas » :

Q. Et lors de l’accouchement du deuxième enfant, soit [D.]. . .

R. Oui.

Q. . . . qui gardait [C.]?

R. Pendant qu’elle accouchait à l’hôpital, c’est ça?

Q. Oui.

R. Bien c’est moi qui le gardais.

Q. Si je vous suggère que c’est votre mère, c’est chez vos parents qu’avait été confié [C.] lors de l’accouchement de [D.], ce ne serait pas plutôt exact?

R. . . . Aucune idée, je ne me souviens pas.

Q. Lors de la naissance du deuxième enfant, [K.]. . .

R. C’est la troisième.

Q. Troisième, excusez‑moi, vous avez raison. Excusez‑moi. Lors de la naissance du troisième enfant, [K.], qui gardait [C.] et [D.], vous souvenez‑vous?

R. . . . Non, là je ne me souviens pas.

Q. Si je vous suggère que votre frère [P.] a gardé [C.]. . . Excusez‑moi. Que [D.] a été gardé par votre frère [P.] et que [C.] a été gardé par votre mère lors de l’accouchement de la naissance de [K.], est‑ce que ce serait exact?

R. Aucune idée, je m’en souviens pas.

Q. Vous ne vous en souvenez pas?

R. Non.

[d.a., vol. II‑A, p. 177‑178]

Dans ses motifs de jugement, le juge du procès n’a pas du tout mentionné l’admission de M.L. selon laquelle elle n’avait « aucune idée » et « ne [s]e souv[enait] pas » de l’identité de celui ou de celle qui avait gardé les enfants à ces occasions.

[46] En ne tenant pas compte des admissions répétées de M.L. selon lesquelles elle ne se souvenait pas de l’identité de celui ou de celle qui avait gardé les enfants les deux fois où G.L. s’est rendue à l’hôpital pour accoucher, le juge de première instance pouvait à bon droit rejeter le témoignage de G.L. et accepter le témoignage antérieur de M.L. Avec égards, je suis toutefois d’avis que le juge ne pouvait rationnellement rejeter le témoignage de G.L. ou ne pas en tenir compte pour les motifs qu’il a exposés — une question sur laquelle je vais revenir ultérieurement. Il ne peut pas non plus avoir raisonnablement conclu, comme il l’a fait, que le témoignage de G.L. — non contredit compte tenu du témoignage de M.L. selon lequel elle ne se souvenait pas — était compatible avec les allégations formulées antérieurement par M.L. selon lesquelles elle a été agressée à ces deux occasions.

[47] Quant au deuxième type de situations — les agressions qui se seraient déroulées à la maison pendant que G.L. dormait — , le juge du procès lui‑même a précisé que ce scénario survenait « régulièrement » (d.a., vol. I, p. 56). Toutefois, G.L. a affirmé que R.P. allait pratiquement toujours se coucher avant elle parce qu’il travaillait tôt et qu’elle, une femme au foyer, était une couche‑tard et allait généralement se coucher entre 23 h 30 et 1 h.

[48] En outre, selon son témoignage, G.L. gardait toujours la porte de sa chambre ouverte pour pouvoir entendre les enfants s’ils se réveillaient. M.L. a confirmé le témoignage de G.L. à cet égard et ne pouvait se souvenir d’une seule fois où la porte de la chambre a été fermée pendant qu’elle était sur place. Il ne faut pas oublier non plus que selon le témoignage de M.L., sauf à une occasion dont elle se souvient, les agressions se seraient toujours produites sur le canapé du séjour. Or, dans la maison que R.P. et son épouse ont habité de 1974 à 1977, la chambre à coucher était située directement en face du séjour et, couchée dans son lit, G.L. soutient qu’elle pouvait de fait voir le canapé qui s’y trouvait. M.L. a aussi affirmé que quand R.P. éjaculait sur elle, elle se rendait jusqu’à la salle de bain pour se laver, toujours dévêtue. Dans la maison qu’a ensuite occupée le couple, soit en 1977 et 1978, il fallait, selon le témoignage de G.L., passer directement devant la chambre pour se rendre dans la salle de bain, ce que n’a pas nié M.L. lorsqu’elle a été contre‑interrogée à ce sujet.

[49] Dans les circonstances, on s’attendrait à ce que G.L., une personne au sommeil léger et souffrant d’insomnie, ait à un certain moment entendu ou vu ce que M.L. prétend qu’il se déroulait régulièrement et fréquemment, à quelques pieds de distance, à sa vue. Or, M.L. a confirmé que cela ne s’était jamais produit. Toujours selon elle, jamais les fréquentes agressions qui sont survenues durant une période de près de cinq ans n’ont été soudainement interrompues par crainte qu’elles ne soient découvertes.

[50] Troisièmement, des agressions se seraient produites lorsque M.L. gardait les enfants et que R.P. était de retour à la maison avant G.L. Or, le témoignage de cette dernière est incompatible avec les allégations formulées par M.L. — selon lesquelles les agressions étaient fréquentes dans ces circonstances — parce que R.P. revenait très rarement à la maison avant G.L.

[51] M.L. a corroboré l’affirmation de G.L. selon laquelle elle n’a été appelée à garder que pour deux raisons (sauf si G.L. et R.P. sortaient ensemble auquel cas les agressions se seraient déroulées selon le deuxième type de circonstances) : si G.L. allait jouer au bingo ou si elle allait voir sa mère. Ces soirs‑là, il fallait une gardienne si R.P. sortait lui aussi pour travailler comme placier — ce qu’a confirmé M.L. G.L. a précisé que R.P. travaillait tard, habituellement jusqu’à 22 h 45, 23 h. Quant aux soirs où G.L. rendait visite à sa mère, M.L. a confirmé le témoignage de G.L. selon lequel leur mère se couchait toujours tôt, soit vers 21 h 30, 22 h. Dans cette mesure, M.L. a encore soutenu le témoignage de G.L. quand elle a précisé qu’il était fort probable qu’elle rentre à la maison avant R.P. ces soirs‑là. Selon G.L., les soirées de bingo se terminaient toujours vers 22 h 30 et il lui fallait 15 minutes pour retourner chez elle à pied.

[52] En règle générale, G.L. a soutenu avec force que ce n’était que rarement que R.P. arrivait à la maison avant elle. Encore une fois, son témoignage n’a pas été contredit.

[53] Finalement, il ne nous reste que le quatrième type de circonstances à examiner — soit lorsque les agressions sexuelles présumées se seraient déroulées, selon M.L., dans la voiture lorsque R.P. la reconduisait chez elle. Tant selon G.L. que selon M.L., durant les cinq premières années visées par l’acte d’accusation, soit de 1974 à 1978, M.L. retournait pratiquement toujours chez elle à pied compte tenu de la courte distance à parcourir. En 1978 et 1979, le couple vivait dans une maison située à 20 minutes en voiture de la résidence de M.L. Or, de l’aveu même de M.L., durant cette période, elle a gardé relativement peu souvent.

[54] Dans la mesure où le juge du procès a rejeté le témoignage de G.L. ou n’en a pas tenu compte, il l’a fait pour des motifs intenables.

[55] Premièrement, le juge du procès a tenu rigueur à G.L. pour avoir eu des souvenirs des dates et des heures si précis que cela, selon lui, en était suspect. Il était, a‑t‑il dit, « invraisemblable qu’elle puisse se souvenir, trente (30) ans plus tard, d’autant de détails précis sur les allées et venues et d’heures d’entrée de l’accusé et d’elle‑même » (d.a., vol. I, p. 73). En fait, nulle part dans son témoignage G.L. ne prétend‑elle se souvenir des « détails précis » que le juge du procès lui attribue. En fait, comme ce dernier l’a lui‑même reconnu, G.L. a utilisé à répétition des expressions telles «généralement, pas mal toujours, la plupart du temps, peut‑être, pas souvenir et environ » (d.a., vol. I, p. 73). Bref, le juge du procès semble n’avoir accordé aucun poids au témoignage de G.L. d’abord pour un motif qui n’est pas étayé par le dossier et ensuite pour un autre qui contredit le premier soit, qu’elle était à la fois trop précise et trop vague.

[56] Deuxièmement, le juge du procès a conclu que G.L. avait choisi de croire R.P. parce qu’elle est « une personne liée » à son mari (d.a., vol. I, p. 73), négligeant le fait qu’elle était aussi étroitement liée à la plaignante, sa sœur. Il me paraît également inacceptable de rejeter, sur la foi des liens entre les personnes en cause, le témoignage de la seule personne qui — outre la plaignante ou l’accusé — pouvait témoigner quant à la disposition des pièces dans leurs maisons précédentes, quant aux routines et à l’horaire quotidien de R.P. et quant aux circonstances entourant ses accouchements. Je le rappelle ici, encore une fois, la plaignante a confirmé de larges pans du témoignage de G.L. quant à chacun de ces éléments de faits.

[57] Le dernier motif sur lequel le juge du procès a fondé sa décision de ne pas tenir compte du témoignage de G.L. tenait à l’absence d’incompatibilité entre ce dernier et celui de M.L. Comme nous l’avons vu, cette conclusion est carrément incompatible avec la preuve à charge présentée par le ministère public, avec le dossier dans son ensemble et, plus particulièrement, avec le témoignage de M.L. lui‑même. La juge Deschamps qui conclut autrement écrit que :

Selon [le juge du procès], le témoignage de l’épouse de l’intimé « n’interfère pas dans celui de la plaignante, compte tenu de l’ensemble de la preuve, puisqu’il laisse place, au surplus, à des moments où elle était seule avec l’accusé » [. . .]. Le juge note aussi que l’intimé ne nie pas s’être trouvé seul avec la plaignante à la maison ou dans son automobile lorsqu’il allait la reconduire en fin de soirée. [par. 18]

[58] Or, cela ne correspond ni à la thèse du ministère public ni à la preuve à charge présentée contre l’intimé au procès. Cela n’est pas non plus la position qu’a défendue le ministère public devant la Cour. Au contraire, ce dernier a insisté pour dire que « les abus ont été nombreux et routiniers » (transcription de l’audience, p. 16) — et non pas des évènements isolés « à des moments où elle était seule avec l’accusé », soit dans la maison de l’intimé, soit dans sa voiture.

[59] La plaignante elle‑même a affirmé qu’elle a gardé les enfants de G.L. et de R.P. deux fois par semaines durant la majorité de la période pertinente. Lorsqu’on lui a demandé si les agressions « se répétai[en]t pratiquement à chaque fois », elle a répondu : « Exact » (d.a., vol. II‑A, p. 159).

[60] Bref, la plaignante a affirmé qu’elle a été agressée par R.P. lorsqu’elle gardait pendant que G.L. était à l’hôpital pour donner naissance à leurs deuxième et troisième enfants. Or, selon le témoignage de cette dernière, la plaignante n’a gardé à ni l’une ni l’autre de ces occasions. D’après le témoignage de la plaignante, R.P. l’aurait agressée « pratiquement à chaque fois » qu’elle gardait durant les cinq ans visés par l’acte d’accusation. G.L. a affirmé, pour sa part, que R.P. était rarement à la maison sans qu’elle y soit et que, lorsqu’elle était présente, elle avait une vue non obstruée du lieu où les agressions se seraient produites durant une grande partie de la période pertinente.

[61] En conséquence, cela étant dit avec égards, il me semble déraisonnable de conclure que le témoignage de G.L. « n’interfère pas » avec celui de la plaignante — ou ne tend pas à le contredire ou à le rendre peu plausible.

IV

[62] Pour tous ces motifs, comme je l’ai exprimé dès le départ, je suis d’avis de rejeter le pourvoi du ministère public et de confirmer l’acquittement de l’intimé prononcé par la Cour d’appel.

Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Fish sont dissidents.

Procureur de l’appelante : Poursuites criminelles et pénales du Québec, Québec.

Procureurs de l’intimé : Savard, Pigeon, Lévis.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie

Analyses

Droit criminel - Appels - Pouvoir d’une cour d’appel - Verdict déraisonnable - Crédibilité des témoins - Juge du procès concluant que l’ensemble de la preuve testimoniale n’est pas de nature à soulever un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé relativement à une accusation d’attentat à la pudeur concernant des événements survenus plus de 30 ans auparavant - Le verdict est‑il déraisonnable? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)a)(i).

R.P. a été déclaré coupable d’avoir attenté à la pudeur de M.L., sa belle‑soeur. Le procès a été tenu plus de 30 ans après les actes reprochés. M.L. soutenait que les abus survenaient lorsqu’elle allait garder les enfants de sa sœur G.L. et de R.P., parfois dans la demeure de ces derniers, parfois dans leur voiture, lorsque R.P. la reconduisait chez elle. Le juge du procès n’a pas cru R.P. et a exposé de nombreuses raisons qui l’ont amené à conclure que le témoignage de M.L. était crédible. Il a retenu les témoignages des policiers. Il a été d’avis que la poursuite avait prouvé hors de tout doute raisonnable la commission de l’infraction. La Cour d’appel, à la majorité, a jugé que le verdict était déraisonnable à la lumière de la preuve et a prononcé un acquittement. La juge dissidente était d’avis que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur manifeste et dominante dans l’appréciation de la preuve et que le verdict n’était pas déraisonnable.

Arrêt (les juges LeBel et Fish sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie.

Les juges Deschamps, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis : Pour décider si un verdict est déraisonnable, une cour d’appel doit déterminer s’il s’agit d’un verdict qu’un jury ayant reçu des directives appropriées ou qu’un juge aurait pu rendre. L’appréciation de la crédibilité faite en première instance, lorsqu’elle est revue par une cour d’appel afin notamment de déterminer si le verdict est raisonnable, ne peut être écartée que s’il est établi que celle‑ci ne peut pas s’appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve.

En l’espèce, il s’agit d’un verdict qu’un juge pouvait raisonnablement prononcer, le juge du procès n’a pas tiré une inférence ou une conclusion de fait qui soit clairement contraire à la preuve ou incompatible avec une preuve non contredite ou non rejetée. Par ailleurs, l’appréciation de la crédibilité des témoins faite en première instance est raisonnable. Le juge n’a ni omis de prendre en considération les failles dans le témoignage de M.L., ni fait erreur en tenant compte de son âge et du délai écoulé depuis les événements reprochés, ni erré dans l’appréciation du témoignage de G.L.

Les juges LeBel et Fish (dissidents) : Les motifs du juge de première instance ne résistent pas à un examen attentif, même lorsqu’ils sont évalués, comme il se doit, avec un regard empreint de la déférence voulue. Compte tenu de la teneur du dossier porté à notre connaissance, aucun juge des faits ne pouvait conclure raisonnablement que R.P. est coupable de l’infraction hors de tout doute raisonnable. La conclusion du juge du procès selon laquelle le témoignage de G.L. était compatible avec celui de M.L. n’est carrément pas étayée par la preuve à charge présentée par le ministère public, le dossier dans son ensemble et, plus particulièrement, le témoignage de M.L. lui-même. Tout particulièrement, un élément essentiel du récit de M.L. porte sur le fait que R.P. l’aurait agressée sexuellement pendant que son épouse était sur le point de se rendre à l’hôpital pour accoucher et pendant que cette dernière était à l’hôpital à l’occasion des naissances. Or, selon le témoignage de G.L., M.L. n’a en fait gardé à ni l’une ni l’autre de ces occasions et, confrontée à ce témoignage, elle n’a pas contredit les propos de G.L. M.L. a aussi confirmé le témoignage de G.L. qui a affirmé que, lorsqu’elle était à la maison, elle avait une vue non obstruée du lieu où les agressions se seraient produites. En outre, le témoignage de G.L. selon qui R.P. revenait très rarement à la maison avant elle est incompatible avec les allégations d’agressions fréquentes formulées par M.L. Le juge du procès a aussi fait abstraction du témoignage de M.L. qui confirmait d’importants aspects du témoignage de G.L. tendant à démontrer que R.P. n’a pas pu agresser M.L., comme elle le prétend. Enfin, dans la mesure où le juge du procès a rejeté le témoignage de G.L. ou n’en a pas tenu compte, il l’a fait pour des motifs intenables. Il semble n’avoir accordé aucun poids au témoignage de G.L. parce qu’elle était à la fois trop vague, un motif qui n’est pas étayé par le dossier, et trop précise, ce qui contredit le premier motif. Bien que le juge du procès ait conclu que G.L. avait choisi de croire R.P. parce qu’il est son mari, il a négligé le fait qu’elle est aussi étroitement liée à M.L., sa sœur. Il était inacceptable de rejeter pour un tel motif le témoignage de la seule personne qui — outre la plaignante ou l’accusé — pouvait témoigner quant à la disposition des pièces dans les maisons où les agressions auraient eu lieu, quant aux routines et à l’horaire quotidien de R.P. et quant aux circonstances entourant les accouchements de G.L.

En examinant la preuve en détail, les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont commis aucune erreur, puisqu’ils étaient tenus de décrire aussi précisément que possible les éléments du dossier qui soutiennent leur conclusion selon laquelle le verdict est déraisonnable.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : R.P.

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Deschamps
Arrêts appliqués : R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168
R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381
R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3
R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190
R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474
arrêt mentionné : R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439.
Citée par le juge Fish (dissident)
R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381
R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168
R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122
R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)a)(i).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 149.

Proposition de citation de la décision: R. c. R.P., 2012 CSC 22 (11 mai 2012)


Origine de la décision
Date de la décision : 11/05/2012
Date de l'import : 12/05/2012

Numérotation
Référence neutre : 2012 CSC 22 ?
Numéro d'affaire : 34038
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2012-05-11;2012.csc.22 ?
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