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29/06/2012 | CANADA | N°2012_CSC_32

Canada | Clements c. Clements, 2012 CSC 32 (29 juin 2012)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Clements c. Clements, 2012 CSC 32

Date : 20120629

Dossier : 34100

Entre :

Joan Clements, représentée par sa tutrice à l’instance, Donna Jardine

Appelante

et

Joseph Clements

Intimé

- et -

Procureur général de la Colombie-Britannique

Intervenant

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)
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(par. 55 à 63)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)

Le juge L...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Clements c. Clements, 2012 CSC 32

Date : 20120629

Dossier : 34100

Entre :

Joan Clements, représentée par sa tutrice à l’instance, Donna Jardine

Appelante

et

Joseph Clements

Intimé

- et -

Procureur général de la Colombie-Britannique

Intervenant

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)

Motifs dissidents :

(par. 55 à 63)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)

Le juge LeBel (avec l’accord du juge Rothstein)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

clements c. clements

Joan Clements, représentée par sa tutrice à l’instance, Donna Jardine Appelante

c.

Joseph Clements Intimé

et

Procureur général de la Colombie‑Britannique Intervenant

Répertorié : Clements c. Clements

2012 CSC 32

No du greffe : 34100.

2012 : 17 février; 2012 : 29 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Frankel, Tysoe et Garson), 2010 BCCA 581, 12 B.C.L.R. (5th) 310, 79 C.C.L.T. (3d) 6, 4 M.V.R. (6th) 1, 327 D.L.R. (4th) 1, 298 B.C.A.C. 56, 505 W.A.C. 56, [2010] B.C.J. No. 2532 (QL), 2010 CarswellBC 3477, qui a infirmé une décision du juge Grauer, 2009 BCSC 112 (CanLII), [2009] B.C.J. No. 166 (QL), 2009 CarswellBC 202. Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Rothstein sont dissidents.

Dick Byl et Kimi Aimetz, pour l’appelante.

Robert A. Easton, Ryan W. Morasiewicz et Greg A. Cavouras, pour l’intimé.

Jonathan Eades, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis rendu par

La Juge en chef —

I. Introduction

[1] Les parties au présent pourvoi, Mme et M. Clements, étaient des passionnés de moto. Le 7 août 2004, ils ont quitté leur demeure à Prince George, en Colombie‑Britannique, pour aller rendre visite à leur fille à Kananaskis en Alberta. Le temps était pluvieux. M. Clements conduisait la moto et Mme Clements était assise à l’arrière, sur le siège du passager. La moto avait une surcharge d’environ 100 livres. À l’insu de M. Clements, un clou avait perforé le pneu arrière. Bien que roulant dans une zone de 100 km/h, M. Clements a accéléré à une vitesse d’au moins 120 km/h afin de dépasser une voiture. Alors qu’il traversait la ligne médiane pour amorcer sa manœuvre de dépassement, le clou est tombé, le pneu s’est dégonflé et la moto s’est mise à vaciller. M. Clements a perdu la maîtrise de sa moto. Celle‑ci s’est renversée et Mme Clements a été projetée au sol. Cette dernière a subi un traumatisme cérébral grave et elle poursuit maintenant M. Clements, affirmant que son préjudice a été causé par la négligence dont ce dernier a fait preuve en conduisant la moto.

[2] La négligence dont a fait preuve M. Clements en conduisant trop rapidement une moto surchargée n’est pas contestée. La seule question en litige est de savoir si sa négligence a causé l’accident. M. Clements a cité un témoin expert, M. MacInnis, qui a déposé que la crevaison et le dégonflement du pneu constituent la cause probable de l’accident et que celui‑ci se serait produit même en l’absence des actes de négligence de M. Clements.

[3] Le juge de première instance a rejeté cette conclusion et a décidé que la négligence de M. Clements avait effectivement contribué au préjudice de Mme Clements. Cependant, il a affirmé que, [traduction] « sans aucune faute de sa part, la demanderesse est incapable de prouver que, « n’eût été » les manquements du défendeur, elle n’aurait pas été blessée », et ce, en raison des limites de la preuve de reconstitution scientifique (par. 66). Il a ensuite conclu que, vu l’impossibilité d’établir précisément la mesure dans laquelle chacun des facteurs avait contribué au préjudice, il convenait de faire l’économie du critère de la causalité fondée sur un « facteur déterminant » et d’appliquer le critère de la contribution appréciable. Il a conclu à la responsabilité de M. Clements sur ce fondement.

[4] Sous la plume du juge Frankel, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé le jugement rendu contre M. Clements, au motif que l’on n’avait pas établi la causalité suivant le critère du « facteur déterminant » et que le critère de la contribution appréciable ne s’appliquait pas (2010 BCCA 581, 12 B.C.L.R. (5th) 310).

[5] La question de droit qui se pose est de savoir si, comme a jugé la Cour d’appel, le critère du « facteur déterminant » utilisé habituellement pour établir la causalité dans une action pour négligence s’applique en l’espèce, ou si, tel que l’a affirmé le juge de première instance, le recours au critère de la contribution appréciable suffit. Pour les motifs qui suivent, je conclus que le critère de la contribution appréciable n’était pas applicable dans le présent cas. Je suis d’avis de renvoyer l’affaire au juge de première instance pour qu’il la tranche sur la base de la causalité fondée sur un « facteur déterminant ».

II. Plan de l’analyse

A. La causalité en droit de la négligence : la règle fondamentale de la causalité fondée sur un « facteur déterminant »

B. Le critère de la contribution appréciable au risque

1. La jurisprudence canadienne

2. La jurisprudence du Royaume-Uni

3. Dans quelles circonstances peut‑on recourir au critère de la contribution appéciable au risque?

C. Résumé

D. Application

III. Analyse

A. La causalité en droit de la négligence : la règle fondamentale de la causalité fondée sur un « facteur déterminant »

[6] La preuve par un demandeur lésé que le défendeur a été négligent ne suffit pas à elle seule pour que ce dernier soit tenu responsable du préjudice. Le demandeur doit aussi établir que la négligence du défendeur (manquement à la norme de prudence) a causé le préjudice. Ce lien entre la négligence et le préjudice est la causalité.

[7] L’indemnisation du préjudice en cas de négligence présuppose l’existence entre le demandeur et le défendeur d’un rapport fondé sur une obligation de diligence — un défendeur ayant commis une faute et un demandeur lésé par cette faute. Si le défendeur manque à cette obligation et cause ainsi un préjudice au demandeur, le droit « répare » ce déséquilibre dans le rapport en obligeant le défendeur à dédommager le demandeur du préjudice qu’il a subi. Ce principe d’indemnisation, parfois appelé « justice réparatrice », impute une responsabilité lorsque le défendeur et le demandeur sont unis par un lien réciproque en tant que victime et auteur d’un même préjudice : E. J. Weinrib, The Idea of Private Law (1995), p. 156.

[8] Le critère à appliquer pour établir la causalité est celui du « facteur déterminant » (parfois désigné aussi au moyen de l’expression « n’eût été »). Le demandeur doit démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, que « n’eût été » la négligence du défendeur, il n’y aurait pas eu préjudice. Par définition, le terme « n’eût été » suppose que la négligence du défendeur était nécessaire pour que survienne le préjudice — en d’autres mots, le préjudice ne serait pas survenu sans la négligence du défendeur. Il s’agit d’une question de fait. Si la partie demanderesse n’établit pas ce lien nécessaire selon la prépondérance des probabilités, eu égard à l’ensemble de la preuve, son action contre le défendeur échoue.

[9] Le critère de la causalité fondée sur un « facteur déterminant » doit être appliqué d’une manière décisive et logique. Il n’est point besoin de prouver scientifiquement la contribution précise de la négligence du défendeur au préjudice. Voir Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074, à la p. 1090, lord Bridge; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.

[10] Il est habituellement facile, à partir de la preuve de la négligence, de tirer une inférence conforme au bon sens de causalité fondée sur un « facteur déterminant ». Une preuve rattachant le manquement à l’obligation de diligence et le préjudice subi peut permettre au juge, selon les circonstances, d’inférer que la négligence du défendeur a probablement causé la perte. Voir Snell et Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458. Voir également l’analyse de cette question par les tribunaux australiens : Betts c. Whittingslowe, [1945] HCA 31, 71 C.L.R. 637, p. 649; Bennett c. Minister of Community Welfare, [1992] HCA 27, 176 C.L.R. 408, p. 415-416; Flounders c. Millar, [2007] NSWCA 238, 49 M.V.R. 53; Roads and Traffic Authority c. Royal, [2008] HCA 19, 245 A.L.R. 653, par. 137-144.

[11] Lorsque la causalité fondée sur un « facteur déterminant » est établie par voie d’inférence seulement, il est loisible au défendeur de plaider que l’accident serait survenu sans sa négligence ou encore de présenter une preuve à cet effet, c’est‑à‑dire de démontrer que sa négligence n’a pas constitué une cause nécessaire du préjudice, lequel était de toute façon inévitable. Comme l’a affirmé le juge Sopinka dans Snell, à la p. 330 :

Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais en l’absence de preuve contraire présentée par le défendeur, une inférence de causalité peut être faite même si une preuve positive ou scientifique de la causalité n’a pas été produite. Si le défendeur présente des éléments de preuve contraires, le juge de première instance a le droit de tenir compte du fameux principe de lord Mansfield [selon lequel « tout élément de preuve doit être apprécié en fonction de la preuve qu’une partie avait le pouvoir de produire et que la partie adverse avait le pouvoir de contredire » (Blatch c. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969, at p. 970)]. À mon avis c’est ce que lord Bridge avait à l’esprit dans l’arrêt Wilsher lorsqu’il a parlé d’une [traduction] « façon décisive et pragmatique d’aborder les faits » (p. 569). [Je souligne.]

[12] Dans certains cas, un préjudice — la perte pour laquelle le demandeur réclame une indemnité — peut découler d’un certain nombre d’actes de négligence distincts commis par des auteurs différents, actes dont chacun constitue une cause nécessaire ou « déterminante » du préjudice. En pareils cas, les défendeurs sont considérés solidairement responsables. Ensuite, conformément aux dispositions législatives en matière de négligence contributive, le juge ou le jury répartit la responsabilité entre les défendeurs selon le degré de faute de chacun.

[13] Pour récapituler, la règle fondamentale de l’indemnisation du préjudice en cas de négligence exige que le demandeur établisse, suivant la prépondérance des probabilités et au moyen du critère du « facteur déterminant », que le défendeur a causé le préjudice. Il s’agit d’une question de fait. Exceptionnellement toutefois, les tribunaux ont reconnu qu’un demandeur peut être en mesure de se faire indemniser sur la base de la « contribution appréciable au risque de préjudice », sans avoir à établir factuellement la causalité fondée sur un facteur déterminant. Comme nous le verrons plus en détail ci‑après, cela peut se produire dans les cas où il s’avère impossible de déterminer parmi plusieurs actes de négligence commis par un certain nombre d’auteurs lequel a effectivement causé le préjudice, mais où il est établi qu’un ou plusieurs de ces actes ont bel et bien causé le préjudice. Dans de tels cas, les objectifs du droit des délits et les principes qui sous‑tendent la justice réparatrice exigent que l’on empêche le défendeur d’échapper à toute responsabilité en montrant du doigt un autre transgresseur. Les tribunaux tiennent donc le défendeur responsable, au motif qu’il a contribué de façon appréciable au risque à l’origine du préjudice.

[14] La causalité fondée sur un « facteur déterminant » et la responsabilité basée sur une contribution appréciable au risque sont deux choses bien différentes. Le critère du « facteur déterminant » commande une analyse factuelle de ce qui s’est probablement passé. Pour sa part, le critère de la contribution appréciable au risque écarte l’obligation d’établir la causalité fondée sur un « facteur déterminant » et lui substitue la preuve d’une contribution appréciable au risque. Comme l’a expliqué le juge d’appel Smith dans l’arrêt Chambers c. Goertz, 2009 BCCA 358, 275 B.C.A.C. 68, au par. 17 :

[traduction] . . . la « contribution appréciable » n’est pas du tout un critère de causalité; il s’agit plutôt d’une règle de droit fondée sur des considérations de politique générale et visant à permettre au demandeur de se faire indemniser même s’il n’a pas été en mesure d’établir de lien de causalité. Le demandeur peut alors « surmonter cette lacune de la preuve » : voir « Lords a ‘leaping evidentiary gaps », (2002) Torts Law Journal 276, et « Cause‑in‑Fact and the Scope of Liability for Consequences », (2003) 119 L.Q.R. 388, deux articles de la professeure Jane Stapleton. Il en est ainsi parce qu’il « serait contraire aux notions fondamentales d’équité et de justice » de ne pas reconnaître la responsabilité du défendeur : Hanke c. Resurfice Corp., par. 25.

[15] Bien que certains tribunaux et auteurs aient parfois parlé de « contribution appréciable au préjudice » plutôt que de « contribution appréciable au risque », cette dernière formulation est la plus juste. Comme le précisera notre analyse de la jurisprudence, le critère de la « contribution appréciable » ne peut se substituer à l’obligation habituelle d’établir la causalité fondée sur un « facteur déterminant » que dans les cas où il est impossible d’affirmer qu’un acte de négligence d’un défendeur donné a effectivement causé le préjudice. La « responsabilité » est imputée en vertu de ce critère non pas parce que la preuve établit que l’acte du défendeur a causé le préjudice, mais plutôt parce que cet acte a contribué au risque que le préjudice se produise. Par exemple, dans les arrêts Snell et Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333, notre Cour a fait état de la possibilité d’appliquer le critère de contribution appréciable au risque. Comme nous le verrons plus loin, la même approche est retenue en droit anglais.

[16] Éliminer l’obligation de prouver la causalité en tant qu’élément de la négligence constitue une [traduction] « mesure radicale, qui va à l’encontre du principe fondamental énoncé par le lord juge Diplock dans Browning c. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089 (C.A.), aux p. 1094 et 1095 : ‘. . . [l]e défendeur à une action en négligence n’est pas l’auteur d’un tort en général; il est uniquement l’auteur du préjudice qu’il cause réellement au demandeur’ » : Mooney c. British Columbia, 2004 BCCA 402, 202 B.C.A.C. 74, au par. 157, le juge Smith, souscrivant au résultat. Pour cette raison, le recours au critère de la contribution appréciable au risque est forcément rare, et il ne se justifie que si l’équité l’exige et si les principes sur lesquels repose l’indemnisation en matière délictuelle sont respectés.

B. Le critère de la contribution appréciable au risque

1. La jurisprudence canadienne

[17] La possibilité de susbtituer exceptionnellement le critère de la contribution appréciable à celui de la causalité fondée sur un « facteur déterminant » s’est soulevée dans divers contextes mettant en cause de multiples auteurs d’un délit.

[18] L’arrêt Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830, est l’un des premiers arrêts sur le sujet. Alors que trois hommes chassaient, deux ont fait feu, pratiquement en même temps. Un des coups de feu a atteint et blessé un quatrième chasseur, M. Lewis. Ce dernier a poursuivi les deux défendeurs pour négligence. La preuve ne permettait pas d’établir de quelle arme provenaient les plombs qui avaient blessé M. Lewis. De toute évidence, un des défendeurs avait causé la blessure du demandeur, l’autre non. Mais lequel? La preuve n’aidait aucunement à répondre à cette question. Invoquant le moyen de défense classique qui consiste à « montrer du doigt quelqu’un d’autre », les défendeurs ont prétendu que l’action devait être rejetée, étant donné que le demandeur n’avait établi à l’égard d’aucun d’eux l’existence d’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant ». Les deux défendeurs ont été reconnus solidairement responsables. Les juges majoritaires de la Cour ont parlé d’inversion du fardeau de la preuve en de telles circonstances au lieu de contribution appréciable au risque.

[19] Dans Cook, la Cour a assoupli le critère habituel du « facteur déterminant », au motif que l’équité commandait une telle mesure. Il était « impossible » pour le demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités et en application de ce critère, qu’il avait été blessé par l’un ou l’autre des défendeurs. En effet, chacun d’eux pouvait affirmer qu’il était tout aussi vraisemblable que ce soit l’autre qui ait blessé M. Lewis, ce qui empêchait ce dernier de s’acquitter de son fardeau de preuve à leur égard. Un seul des défendeurs avait effectivement blessé le demandeur. Cependant, les deux défendeurs avaient manqué à leur obligation de diligence envers M. Lewis et l’avaient exposé à un risque déraisonnable de préjudice, risque qui s’était effectivement matérialisé. « N’eût été » la conduite négligente des défendeurs, le demandeur n’aurait pas été blessé. Refuser de l’indemniser, et de ce fait permettre aux défendeurs négligents d’échapper à toute responsabilité en se montrant du doigt mutuellement, n’aurait pas permis d’atteindre les objectifs du droit de la négligence — à savoir l’indemnisation, l’équité et la dissuasion — d’une manière compatible avec la justice réparatrice.

[20] L’arrêt Cook a été analysé dans Snell, affaire dans laquelle la demanderesse avait subi une intervention chirurgicale pour se faire enlever une cataracte. Un saignement s’est produit et, quand le sang a disparu neuf mois plus tard, on a constaté une atrophie du nerf optique, laquelle avait causé la perte de vision de l’œil droit de la demanderesse. Aucun des témoins experts n’a été en mesure de se prononcer sur la cause de l’atrophie ou sur le moment où elle s’était produite. Le juge de première instance, dont la décision a été confirmée par la Cour d’appel, n’a pas appliqué le critère habituel du « facteur déterminant », mais il a plutôt renversé le fardeau de la preuve. Notre Cour a confirmé l’indemnisation, mais en appliquant de manière décisive et logique le critère du « facteur déterminant ». Le juge Sopinka a toutefois mentionné que, s’il avait été nécessaire et opportun de le faire, on aurait pu appliquer une approche fondée sur la contribution appréciable au risque :

J’ai examiné les possibilités qui découlent de l’arrêt [McGhee c. National Coal Board, [1973] 1 W.L.R. 1]. Le demandeur devait simplement démontrer que le défendeur avait créé un risque que le préjudice qui s’est produit se produise. Ou, ce qui revient au même, le défendeur avait le fardeau de réfuter l’existence du lien de causalité. Si j’étais convaincu que des défendeurs qui ont un lien important avec le préjudice subi échappaient à toute responsabilité parce que les demandeurs sont dans l’impossibilité de démontrer l’existence du lien de causalité en vertu des principes qui sont actuellement appliqués, je n’hésiterais pas à adopter une de ces solutions. Toutefois, j’estime que, s’ils sont bien appliqués, les principes relatifs à la causalité fonctionnent adéquatement. [Je souligne; p. 326 et 327.]

[21] Le juge Sopinka a ensuite souligné l’importance d’établir un rapport important entre le préjudice et la négligence du défendeur. Il ne convient pas d’assouplir l’obligation habituelle requérant la preuve de l’existence d’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant » si cela a pour effet de permettre l’indemnisation du demandeur en l’absence de preuve rattachant la faute commise par le défendeur au préjudice subi par le demandeur. En conséquence, le juge Sopinka a précisé que, si le préjudice résulte vraisemblablement de facteurs « neutres » — c’est‑à‑dire qu’il serait survenu en l’absence de négligence — , le demandeur ne saurait avoir gain de cause. Le fait de permettre l’indemnisation lorsque le préjudice résulte de facteurs neutres ne favoriserait pas la réalisation des objectifs de réparation, d’équité et de dissuasion, et ne serait pas non plus compatible avec les principes de la justice réparatrice qui sous‑tendent le droit de la négligence.

[22] Ces notions ont été reprises à nouveau dans l’arrêt Athey. Le demandeur, qui souffrait de problèmes de dos préexistants, a subi une hernie discale après avoir eu deux accidents d’automobile. Il a poursuivi en négligence les conducteurs des véhicules. La juge de première instance a conclu que, bien que les accidents n’aient [traduction] « pas été la seule cause » de l’hernie discale, ils avaient constitué « un facteur de causalité » (par. 8). Elle a donc jugé les défendeurs responsables de 25 pour 100 du préjudice subi par le demandeur. Celui‑ci a demandé à la Cour d’appel de confirmer cette décision sur la base du critère de la contribution appréciable, mais cette dernière a refusé d’examiner cette question au motif qu’elle n’avait pas été soulevée en première instance.

[23] Notre Cour, sous la plume du juge Major, a analysé les limites du critère du « facteur déterminant » ainsi que l’opportunité de recourir exceptionnellement au critère de la contribution appréciable. Le juge Major a souligné que l’application décisive et logique du critère du « facteur déterminant » permet d’inférer l’existence d’un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant à partir d’éléments de preuve indiquant que la conduite du défendeur a constitué un facteur important dans la réalisation du préjudice, et il a conclu que « [l]e demandeur doit prouver le lien de causalité en satisfaisant au critère du facteur déterminant ou de la contribution appréciable » (par. 41). De l’avis du juge Major, la contribution de 25 pour 100 constatée par la juge de première instance constituait une « contribution appréciable » suffisante pour répondre au critère du facteur déterminant. Considérée dans le contexte de cet arrêt, la présence de l’expression « contribution appréciable » ne change rien au fait que, en dernière analyse, la Cour a appliqué de manière décisive et logique le critère du facteur déterminant, en conformité avec l’arrêt Snell.

[24] Le problème que constitue la preuve de la causalité lorsqu’il y a au moins deux possible auteurs du délit s’est posé d’une manière légèrement différente dans Walker, Succession c. York Finch General Hospital, 2001 CSC 23, [2001] 1 R.C.S. 647. Madame Walker avait contracté le VIH après avoir reçu une transfusion de sang contaminé. Sa succession a poursuivi le fournisseur de sang, lui reprochant d’avoir été négligent parce qu’il n’avait pas filtré les donneurs à risque élevé de transmettre le VIH en les avisant de ne pas donner de sang. En défense, les fournisseurs ont soutenu qu’on n’avait pas établi de causalité fondée sur un facteur déterminant, étant donné que même s’ils avaient pris les mesures de sélection nécessaires, les personnes porteuses du VIH à leur insu ou celles qui ne voulaient pas révéler qu’elles en étaient porteuses auraient quand même pu donner du sang. Notre Cour a rejeté ce moyen de défense et déclaré le fournisseur responsable.

[25] Dans l’arrêt Walker, tout comme il l’avait fait dans Athey, le juge Major a de nouveau évoqué le caractère inadéquat du critère du « facteur déterminant » dans certaines situations, en particulier lorsque plusieurs causes distinctes peuvent donner lieu à un seul préjudice (par. 87). Il a conclu que la causalité au sens usuel du terme pouvait être établie à partir des conclusions tirées par le juge de première instance (par. 89‑98). Toutefois, en obiter, le juge Major a fait sien le raisonnement du juge Sopinka dans Snell selon lequel dans les cas qui s’y prêtent, lorsque les principes ordinaires de causalité sont inadéquats et aboutissent à un résultat inéquitable et incompatible avec les principes qui sous‑tendent le droit de la négligence, il pourrait être possible de se passer de la preuve factuelle de la causalité fondée sur un facteur déterminant et d’appliquer le critère moins exigeant de la « contribution appréciable » (par. 99).

[26] Ce qui précède nous amène à l’arrêt Resurfice. Dans cette affaire, le demandeur — dont le travail consistait à entretenir des surfaces glacées — avait versé par erreur de l’eau dans le réservoir à essence de la machine qu’il utilisait pour accomplir son travail. De la vapeur d’essence s’était ensuite enflammée, causant une explosion et un incendie, et le demandeur avait été grièvement brûlé. Ce dernier a poursuivi le fabricant et le distributeur de la surfaceuse, alléguant qu’ils avaient été négligents parce qu’ils n’avaient pas conçu la machine de manière à éviter toute confusion entre le réservoir d’eau et le réservoir à essence en arrangeant ou identifiant ces pièces adéquatement. Le juge de première instance a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé que l’accident avait été causé par le fabricant ou le distributeur et il a rejeté l’action. La Cour d’appel a ordonné un nouveau procès, au motif que le juge du procès avait fait erreur en analysant la prévisibilité et la causalité.

[27] Notre Cour a souscrit à la conclusion du juge de première instance selon laquelle le demandeur n’avait pas réussi à établir la causalité suivant le critère du facteur déterminant, et elle a jugé que le critère de la contribution appréciable ne s’appliquait pas. Cet arrêt a confirmé que le droit reconnaît qu’il convient dans certaines « circonstances particulières » de remplacer le critère du facteur déterminant par celui de la contribution appréciable (par. 24). Cela peut se produire lorsqu’il est « impossible » pour le demandeur de prouver la causalité suivant le critère du facteur déterminant, et qu’il est clair que le défendeur a manqué à son obligation de diligence envers le demandeur d’une manière qui a exposé ce dernier à un risque déraisonnable de préjudice. Dans de telles circonstances, le fondement de cette exception tient à ce qu’il « serait contraire aux notions fondamentales d’équité et de justice » d’exiger la preuve d’un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant (par. 25).

[28] Pour récapituler, la jurisprudence existante de la Cour suprême du Canada sur le critère de la contribution appréciable peut se résumer ainsi. Premièrement, bien que la Cour reconnaisse qu’il pourrait convenir d’appliquer le critère de la contribution appréciable au risque dans certaines « circonstances particulières », elle ne l’a en fait jamais appliqué. Elle a analysé l’affaire Cook sur la base du renversement du fardeau de la preuve. Les affaires Snell, Athey, Walker et Resurfice ont toutes été tranchées par l’application décisive et logique du critère de la causalité fondée sur un « facteur déterminant ». La Cour a néanmoins reconnu les difficultés que pourrait présenter la preuve dans les affaires mettant en cause plusieurs auteurs de délit — difficultés qui, dans certains cas, peuvent justifier d’assouplir l’obligation de prouver la causalité suivant le critère facteur déterminant en permettant de conclure à la responsabilité au moyen du critère de la contribution appréciable au risque.

2. La jurisprudence du Royaume-Uni

[29] Les tribunaux britanniques ont retenu le critère de la contribution appréciable au risque dans des affaires d’exposition à des agents toxiques mettant en cause la négligence de plus d’un employeur : Fairchild c. Glenhaven Funeral Services Ltd. & Ors., [2002] UKHL 22, [2002] 3 All E.R. 305; et Barker c. Corus UK Ltd., [2006] UKHL 20, [2006] 2 A.C. 572. Récemment, la Cour suprême du Royaume‑Uni a également appliqué ce critère dans un cas où un seul employeur négligent avait exposé le demandeur à l’amiante : voir Sienkiewicz c. Greif (UK) Ltd., [2011] UKSC 10, [2011] 2 All E.R. 857. Je reviendrai plus loin sur cet arrêt.

[30] Dans les affaires Fairchild et Barker, les demandeurs avaient contracté des maladies attribuables à des agents toxiques dans leur milieu de travail, mais ils étaient incapables de prouver laquelle parmi plusieurs sources possibles d’agents toxiques avait causé leur maladie. Dans chaque cas, le demandeur avait été exposé à l’amiante à des périodes différentes, alors qu’il travaillait pour des employeurs différents. Une seule fibre d’amiante pouvait avoir causé la maladie. Comme tous les employeurs avaient exposé l’employé au même risque, il était impossible d’imputer la maladie de ce dernier à la négligence d’un employeur en particulier. Dans chacune de ces affaires, les défendeurs se sont montrés mutuellement du doigt, invoquant la négligence des autres. Et dans chaque affaire, la cour a rejeté ce moyen de défense et conclu à la responsabilité sur la base du critère de la contribution appréciable.

[31] Dans les affaires décidées au Royaume‑Uni en matière d’exposition à des agents toxiques, le tribunal s’est demandé si les défendeurs dans les circonstances de ces affaires étaient responsables parce qu’ils avaient contribué de manière appréciable au préjudice ou encore au risque de préjudice. Dans l’arrêt Barker, lord Hoffmann a affirmé que l’exception établie dans Fairchild avait pour objet de [traduction] « créer une cause d’action contre un défendeur qui a augmenté de façon appréciable le risque que le demandeur subisse un préjudice et qui a pu causer ce préjudice, sans toutefois qu’on puisse prouver qu’il l’a fait, parce qu’il est impossible de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice ne résulte pas plutôt d’une autre exposition au même risque » (par. 17).

[32] Globalement, les décisions rendues en matière d’agents toxiques avant l’arrêt Sienkiewicz indiquent qu’il est possible de recourir à la notion de contribution appréciable au risque de préjudice dans les cas où il est évident que tous les auteurs de délit ou l’un d’entre eux ont pu causer le préjudice du demandeur, mais où il est impossible d’affirmer que c’est l’un d’eux en particulier qui l’a effectivement causé. Dans une telle situation, des considérations d’équité et de politique générale justifient d’assouplir le critère du facteur déterminant. Dans chacune de ces affaires, le demandeur n’aurait pas contracté la maladie « n’eût été » la négligence des défendeurs en tant que groupe. Comme je l’expliquerai davantage plus loin, permettre aux défendeurs d’échapper à toute responsabilité en se montrant mutuellement du doigt aurait été contraire aux objectifs d’équité, de dissuasion et de justice réparatrice du droit de la négligence.

3. Dans quelles circonstances peut‑on recourir au critère de la contribution appréciable au risque?

[33] Nous avons vu que, selon la jurisprudence, bien que la responsabilité délictuelle requière généralement la preuve que, « n’eût été » la négligence du défendeur, le préjudice ne se serait pas produit, la preuve de la causalité factuelle peut exceptionnellement être remplacée par la preuve d’une contribution appréciable au risque qui a entraîné le préjudice.

[34] Dans Resurfice, notre Cour a résumé ainsi la jurisprudence pertinente : il peut s’avérer indiqué de recourir au critère de la contribution appréciable dans les cas où il est « impossible » pour le demandeur de prouver la causalité au moyen du critère du facteur déterminant, et où il est clair que le défendeur a manqué à son obligation de diligence (en agissant négligemment) d’une manière qui a exposé le demandeur à un risque déraisonnable de préjudice. Ce qui précède résume fidèlement la jurisprudence, mais ne décrit pas de façon complète l’analyse pertinente. Pour brosser un tableau précis des circonstances dans lesquelles la causalité fondée sur un facteur déterminant peut être remplacée par la contribution appréciable au risque, il faut examiner plus en profondeur ce que l’on entend par l’expression « impossible de prouver » (Resurfice, au par. 28) et quel est le substrat de négligence à établir. Je vais analyser chacune de ces notions connexes à tour de rôle.

a) « Impossibilité »

[35] L’idée dominante dans la jurisprudence — à savoir que, pour que le tribunal puisse recourir au critère de la contribution appréciable, il doit être « impossible » pour le demandeur de prouver, au moyen du critère du « facteur déterminant », que son préjudice a été causé par la négligence du défendeur — n’a pas manqué de créer de l’incertitude dans la présente espèce ainsi que dans d’autres affaires.

[36] Il faut, ont avancé certains, qu’il soit logiquement ou conceptuellement impossible de prouver la causalité selon le critère du facteur déterminant pour que le tribunal puisse appliquer le critère de la contribution appréciable au risque, soutenant que l’arrêt Cook et les affaires d’exposition à des agents toxiques sont des exemples d’impossibilité de cette nature. Il est cependant difficile de savoir exactement ce que l’on entend par là. En effet, d’un point de vue purement logique, on peut concevoir que des expertises balistiques auraient pu révéler de quel fusil provenaient les plombs qui ont blessé M. Lewis. On peut aussi concevoir que les progrès de la science médicale permettront peut‑être un jour déterminer de quel employeur provenait la particule d’amiante qui a causé le développement du mésothéliome chez les demandeurs dans Barker. De toute évidence, l’impossibilité dans ces divers exemples tenait à des difficultés liées à la preuve factuelle, et non à des problèmes de logique inhérents aux particularités de l’instance.

[37] Toutefois, la faculté de recourir au critère de la contribution appréciable au risque chaque fois que les faits ne permettent pas d’établir la causalité suivant le critère du facteur déterminant pose tout autant problème. Tout d’abord, comment fait‑on pour distinguer les cas où il est vraiment impossible d’apporter une preuve factuelle de ceux où le demandeur est simplement incapable de s’acquitter du fardeau qui lui incombe et d’établir, à partir de la preuve, un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant? À moins de pouvoir distinguer nettement ces deux types de situations, on se trouve en fait à atténuer l’obligation qu’a le demandeur de démontrer que, « n’eût été » la négligence du défendeur, il n’aurait pas subi de préjudice. Dans tous les cas épineux, le demandeur serait donc en mesure de plaider l’impossibilité de prouver la causalité. Un tel résultat aurait pour effet de modifier fondamentalement le droit de la négligence et de le détacher de son point d’ancrage dans la justice réparatrice, à savoir que le défendeur est responsable des conséquences de sa négligence, mais uniquement de ces conséquences.

[38] L’« impossibilité scientifique » sur laquelle s’est fondé le juge de première instance en l’espèce n’est qu’une variante de l’impossibilité factuelle, et on peut lui opposer les mêmes critiques. Dans bien des cas où la causalité est incertaine, il est concevable qu’une meilleure preuve scientifique permettrait de préciser le lien de causalité. La Cour a évoqué l’incertitude scientifique dans Resurfice lorsqu’elle a expliqué les difficultés qui se sont présentées dans la jurisprudence. Cela n’a toutefois pas pour effet d’écarter l’application du critère du facteur déterminant pour établir la causalité dans les actions en négligence. Le droit de la négligence n’a jamais exigé la preuve scientifique de la causalité; je tiens à rappeler que des inférences factuelles conformes au bon sens peuvent suffire. Si la preuve scientifique de la causalité n’est pas nécessaire, comme l’indique clairement l’arrêt Snell, il est difficile de voir en quoi son absence peut être invoquée pour justifier l’exclusion du critère habituellement applicable, soit celui du facteur déterminant.

[39] Que veulent donc dire les tribunaux lorsqu’ils affirment que, pour que puisse être appliqué le critère de la contribution appréciable au risque, il doit être « impossible » pour le demandeur de prouver la causalité suivant le critère du facteur déterminant? La réponse à cette question ressort des faits des affaires dans lesquelles les tribunaux ont adopté cette approche. On compte généralement plusieurs auteurs de délit dans ces affaires. Tous sont fautifs, et un ou plusieurs d’entre eux ont effectivement causé le préjudice du demandeur. Ce dernier n’aurait pas subi de préjudice « n’eût été » leur négligence, considérée globalement. Toutefois, parce que tous les défendeurs peuvent se montrer du doigt mutuellement, il est impossible pour le demandeur d’établir, suivant la prépondérance des probabilités, que l’un ou l’autre d’entre eux a bel et bien causé son préjudice. Voilà l’impossibilité dont il est question dans l’arrêt Cook et dans les décisions sur le mésothéliome mettant en cause plusieurs employeurs.

b) Le substrat de la négligence impliquant plusieurs auteurs possibles de délit

[40] Les affaires dans lesquelles le critère ordinaire du facteur déterminant a été écarté au profit du critère moins exigeant de la contribution appréciable au risque sont généralement des affaires où, « n’eût été » l’acte de négligence d’un ou de plusieurs des défendeurs, le demandeur n’aurait pas subi de préjudice. L’indemnisation est toutefois exclue dans le cas où le préjudice « peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne » : Snell, le juge Sopinka, p. 327. Le demandeur a effectivement établi que, globalement, le critère du facteur déterminant est respecté. Ce n’est que lorsque ce critère est appliqué à chaque défendeur négligent séparément qu’il cesse d’être utile, car il s’avère impossible d’établir lequel d’entre eux est véritablement à l’origine de l’événement qui a entraîné le préjudice. Le demandeur a donc prouvé la négligence ainsi que l’existence d’une obligation incombant à chaque défendeur, mais il échoue suivant le critère du facteur déterminant, parce qu’il lui est « impossible », au sens que l’on vient tout juste d’expliquer, de démontrer lequel ou lesquels des actes ont été préjudiciables. Dans de tels cas, chaque défendeur qui a contribué au risque ayant entraîné le préjudice peut être déclaré fautif.

[41] Dans ces circonstances, donner gain de cause au demandeur sur la base du critère de la contribution appréciable au risque permet de réaliser les objectifs qui sous‑tendent le droit relatif de la négligence. Il y a réparation du préjudice. L’équité est respectée; comme le demandeur a subi un préjudice par suite de la négligence d’autrui, il est juste qu’il invoque le droit des délits pour obtenir réparation. De plus, tous les défendeurs ont omis de faire montre de la diligence nécessaire pour éviter de causer préjudice au demandeur, et chacun d’eux peut fort bien avoir effectivement causé le préjudice. La dissuasion est elle aussi favorisée; les éventuels auteurs de délit sauront qu’ils ne peuvent échapper à toute responsabilité en montrant autrui du doigt. En outre, la réalisation de ces objectifs est favorisée d’une manière conforme à la justice réparatrice; en effet, la lacune dont souffrirait le rapport entre le demandeur et les défendeurs — considérés en tant que groupe — si le demandeur se voyait refuser une indemnité est corrigée. Le demandeur a su démontrer qu’il existe entre lui et le groupe de défendeurs — même si ce n’est pas nécessairement avec chacun d’eux individuellement — un rapport de réciprocité les unissant en tant que victime et auteurs d’un même préjudice.

[42] L’arrêt Sienkiewicz est la seule affaire où le critère de la contribution appréciable au risque a été appliqué à un seul et même auteur de délit. Dans cette affaire, le demandeur atteint du mésothéliome n’avait été exposé à l’amiante que par un seul défendeur négligent et, d’après les conclusions du juge de première instance, aucune inférence de causalité fondée sur un facteur déterminant ne pouvait être tirée. La Cour suprême du Royaume‑Uni a estimé qu’elle était liée par les précédents et qu’elle devait appliquer le critère de la contribution appréciable au risque dans toutes les affaires relatives au mésothéliome. Plusieurs juges ont cependant souligné le problème que pose un tel résultat. Par exemple, lady Hale a affirmé (au par. 167)éprouver de la difficulté à accepter qu’un défendeur [traduction] « ayant fautivement exposé une personne [à l’amiante] — facteur qui a pu ou non entraîner la maladie — soit tenu entièrement responsable des conséquences, même si la situation était probablement imputable à une autre cause (d’autant plus qu’il était improbable qu’il en fût responsable) ». À mon avis, rien ne commande un tel résultat au Canada et, jusqu’à présent, bien que les observations du juge Sopinka dans Snell (citées plus tôt, au par. 20) ne l’écartent pas, les tribunaux canadiens n’ont pas appliqué le critère de la contribution appréciable au risque dans les cas où un seul auteur de délit est en cause.

[43] Il importe de réaffirmer que le critère traditionnel du facteur déterminant continue de s’appliquer dans les affaires ordinaires mettant en cause plusieurs agents ou auteurs. Comme je l’ai expliqué précédemment, la question consiste à déterminer si le demandeur a établi que la négligence d’un ou de plusieurs des défendeurs a constitué une cause nécessaire du préjudice. Les degrés de faute respectifs de ceux‑ci sont pris en compte lors des calculs effectués en application des dispositions législatives sur la négligence contributive. En revanche, c’est le critère de la contribution appréciable au risque qui s’applique dans les cas où il est impossible de prouver la causalité suivant le critère du facteur déterminant à l’égard d’aucun des différents défendeurs — qui ont par ailleurs tous fait preuve de négligence d’une manière susceptible d’avoir effectivement causé le préjudice du demandeur — , parce que chacun peut « montrer du doigt » les autres et ainsi empêcher l’établissement d’un lien de causalité suivant la prépondérance des probabilités.

[44] Cela ne signifie pas que de nouvelles situations ne soulèveront pas de nouvelles questions. Par exemple, je reporte à une autre occasion l’examen de la situation susceptible de se produire lorsque de nombreux demandeurs engagent une action en dommages‑intérêts pour exposition à des agents toxiques et où, bien qu’il soit statistiquement démontré que les actes du défendeur ont causé préjudice à certains membres du groupe, il est par ailleurs impossible de déterminer quels sont ces membres.

[45] En l’espèce, l’interprétation qu’a donnée la Cour d’appel du droit applicable est semblable à celle proposée dans les présents motifs. Elle a souligné que la notion de contribution appréciable au risque — l’exception à la notion de causalité fondée sur un facteur déterminant — ne constitue pas un critère visant à établir la causalité factuelle, mais se veut plutôt un fondement permettant de conclure à l’existence de la causalité « juridique » lorsque l’équité et la justice exigent que l’on déroge au critère du « facteur déterminant ». Elle a bien cerné l’élément essentiel à l’application du critère de la contribution appréciable au risque — l’impossibilité de prouver lequel de plusieurs facteurs délictuels possibles est effectivement la cause du préjudice. De plus, elle a mentionné avec raison que ce critère pourrait s’appliquer dans des cas où, comme dans Walker, un défendeur tente de réfuter l’existence d’un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant en montrant du doigt un tiers dont la négligence hypothétique pourrait en tout état de cause avoir causé le préjudice. Il n’était pas nécessaire, selon moi, de fonder l’analyse sur la [traduction] « causalité circulaire » et sur la « causalité tributaire de la conduite d’un tiers », ces notions étant susceptibles de compliquer l’analyse plutôt que de la simplifier. De manière générale toutefois, la Cour d’appel a bien su dégager les circonstances dans lesquelles le critère de la contribution appréciable au risque peut exceptionnellement être appliqué.

c) Résumé

[46] L’analyse qui précède m’amène à tirer les conclusions suivantes quant à l’état actuel du droit au Canada :

(1) En règle générale, le demandeur ne saurait avoir gain de cause à moins de prouver que, dans les faits, il n’aurait pas subi de préjudice « n’eût été » l’acte ou les actes négligents du défendeur. Le juge de première instance doit décider, de manière décisive et pragmatique, si le demandeur a établi que la négligence du défendeur a causé le préjudice. La preuve scientifique de la causalité n’est pas requise.

(2) Exceptionnellement, le demandeur peut avoir gain de cause en démontrant que la conduite du défendeur a contribué de façon appréciable au risque que le demandeur subisse un préjudice si les conditions suivantes sont réunies : a) le demandeur a établi qu’il n’aurait pas subi de préjudice « n’eût été » la négligence de plusieurs auteurs du délit, dont chacun pourrait concrètement être responsable de ce préjudice; b) sans aucune faute de sa part, le demandeur est incapable de démontrer que l’un ou l’autre des auteurs possibles du délit a été la cause nécessaire ou « déterminante » de son préjudice, parce que tous les défendeurs peuvent se montrer du doigt mutuellement comme étant la possible cause déterminante du préjudice et empêcher ainsi un tribunal de conclure, suivant la prépondérance des probabilités, à l’existence d’un lien de causalité à l’égard de qui que ce soit.

C. Application

[47] Le juge de première instance a commis deux erreurs.

[48] Sa première erreur a été d’insister sur la nécessité d’une preuve de reconstitution scientifique pour que le tribunal puisse conclure à l’existence d’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant ». Il a affirmé ce qui suit au par. 66 :

[traduction] sans aucune faute de sa part, la demanderesse est incapable de prouver que, « n’eût été » les manquements du défendeur à son obligation de diligence, elle n’aurait pas été blessée. Il en est ainsi parce qu’il n’est pas possible de déterminer après coup, au moyen d’un modèle de reconstitution de l’accident, la combinaison de vitesse et de poids inférieurs qui aurait permis de reprendre la maîtrise du véhicule devenu instable en raison des zigzags.

[49] Comme je l’ai expliqué précédemment, il est de jurisprudence constante que la précision scientifique n’est pas nécessaire pour permettre au tribunal de conclure qu’un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant a été établi suivant la prépondérance des probabilités. Il s’ensuit que le juge de première instance a fait erreur en exigeant une preuve d’une précision scientifique pour être en mesure de conclure à l’existence d’un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant.

[50] La deuxième erreur du juge de première instance a été d’appliquer le critère de la contribution appréciable au risque. Les conditions spéciales permettant de recourir à ce critère n’étaient pas réunies en l’espèce. Nous ne sommes pas en présence d’un cas où nous savons que le préjudice n’aurait pas été subi, « n’eût été » la négligence de plusieurs auteurs possibles du délit, mais où le demandeur ne peut établir, suivant la prépondérance des probabilités, lequel ou lesquels des acteurs négligents ont causé le préjudice. Il s’agit d’une affaire ordinaire mettant en cause un seul défendeur : la seule question litigieuse consistait à se demander si, « n’eût été » la conduite négligente du défendeur, le préjudice aurait été subi.

[51] Le juge a retenu la preuve indiquant qu’une surcharge aurait pour effet d’accroître l’instabilité en cas de zigzags causés par le dégonflement d’un pneu (par. 41). Il a aussi fait état de la preuve d’expert indiquant que l’instabilité due au dégonflement d’un pneu augmente avec la vitesse et qu’il était impossible, en l’absence de tests, de déterminer si la moto se serait renversée à une vitesse moindre (par. 42). Le juge du procès a cependant rejeté le témoignage de l’expert, M. MacInnis, selon lequel l’accident se serait produit même si le défendeur n’avait pas fait montre de négligence en surchargeant sa moto et en la conduisant trop rapidement (par 62). Il a donné plusieurs raisons pour motiver le rejet de cette preuve. Le juge a souligné que ses propres conclusions de fait sur la vitesse et le poids de la moto différaient de façon marquée des faits sur lesquels s’était basé l’expert pour formuler son opinion. Le juge a retenu le fait que la moto était surchargée de plus de 100 livres, autrement dit dans une proportion de presque 10 p. 100, alors que l’expert avait supposé une surcharge considérablement inférieure — au plus 5 p. 100. Le juge a également retenu le fait que le défendeur avait dépassé d’au moins 30 km/h la vitesse convenable (sur la base de sa conclusion que, eu égard à l’ensemble des circonstances, une vitesse de 90 km/h aurait été sécuritaire), tandis que l’expert avait supposé que le défendeur l’avait dépassée d’environ 12,5 km/h (par. 60). Le juge a ajouté que l’expert avait [traduction] « volontiers concédé » que son opinion — selon laquelle la vitesse et le poids excessifs n’avaient pas contribué à l’accident — relevait « en grande partie de la conjecture » parce qu’elle ne « pouvait pas être étayée scientifiquement » (par. 60 (je souligne)).

[52] Ayant rejeté le témoignage de l’expert du défendeur selon lequel l’accident se serait produit indépendamment de la vitesse et du poids excessifs, il restait néanmoins le fait que, malgré l’absence de preuve scientifique appuyant une thèse ou l’autre, le [traduction] « bon sens ordinaire » étayait l’existence d’un lien de causalité entre, d’une part, le préjudice et, d’autre part, la vitesse et le poids excessifs (par. 63 et 64). Il a souligné que, aux termes mêmes du manuel d’utilisation de la moto, [traduction] « [l]a conduite à haute vitesse accroît l’influence de tous les autres facteurs touchant la stabilité et le risque de perte de maîtrise » (par.64), et que le défendeur avait admis que la vitesse à laquelle il conduisait et la charge qu’il transportait avaient contribué à l’accident (par. 33). Enfin, le juge de première instance a utilisé des termes assimilables à une véritable conclusion de causalité fondée sur un « facteur déterminant » au (par. 67) :

[traduction] Je conclus de l’ensemble de toute la preuve que les manquements du défendeur à son obligation de diligence ont contribué de façon appréciable aux blessures subies par la demanderesse en conséquence de l’accident. Bref, ses blessures sont le résultat de la conduite trop rapide de son mari et de la surcharge qu’il transportait au moment où le pneu arrière de sa moto s’est dégonflé de façon inattendue. La causalité est donc établie dans le respect des paramètres examinés par la Cour suprême du Canada dans Athey et Resurfice. [Je souligne.]

[53] On ne saurait dire avec certitude quelle aurait été la conclusion du juge de première instance s’il n’avait pas commis les erreurs décrites précédemment. Tout ce que l’on peut dire, c’est que les parties n’ont pas eu droit à un procès fondé sur les bons principes juridiques. À mon avis, la réparation convenable dans les circonstances consiste à ordonner un nouveau procès.

[54] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. L’appelante a droit à ses dépens devant notre Cour. Les ordonnances des juridictions inférieures relativement aux dépens sont annulées.

Version française des motifs des juges LeBel et Rothstein rendus par

Le juge LeBel —

[55] J’ai pris connaissance des motifs de la Juge en chef. Je souscris pour l’essentiel à son analyse du droit relatif à la causalité et de la nature du critère du « facteur déterminant » (critère parfois décrit aussi au moyen des mots « n’eût été »). À mon humble avis toutefois, rien ne justifie, en fait ou en droit, la tenue d’un nouveau procès. Je confirmerais donc l’arrêt de la Cour d’appel et rejetterais le pourvoi.

[56] Selon la principale conclusion de fait du juge de première instance, la demanderesse n’a pas établi l’existence d’un lien de causalité suivant le critère du « facteur déterminant ». Au par. 66 de ses motifs, le juge mentionne explicitement que la demanderesse a été [traduction] « incapable de prouver que, « n’eût été » les manquements du défendeur, elle n’aurait pas été blessée » (2009 BCSC 112 (Can LII)). Compte tenu de cette conclusion, il serait excessivement difficile d’inférer, d’une manière conforme au bon sens, que ces manquements ont causé l’accident. Une telle inférence ne peut être tirée dans l’abstrait, au gré du juge des faits; elle doit reposer sur un fondement factuel fiable.

[57] Les faits de l’espèce ne permettent tout simplement pas d’inférer que la surcharge de la moto et la vitesse excessive ont causé l’accident. La seule preuve portant directement sur ce point a été produite par M. MacInnis, l’expert cité par l’intimé. Selon la déposition de cet expert, l’accident se serait produit même si l’intimé avait conduit plus lentement, à une vitesse respectant la limite permise et sans aucune surcharge. Le juge de première instance a de toute évidence rejeté cette opinion. Le fait est, toutefois, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve sur la combinaison exacte (ou même approximative) de vitesse et de poids à laquelle l’intimé aurait été en mesure de reprendre la maîtrise de sa moto. La preuve disponible laisse donc très peu de place pour les conjectures et pour de solides inférences conformes au bon sens sur la cause de l’accident.

[58] La Juge en chef adopte un point de vue différent. Elle affirme, au par. 52 de ses motifs, que « le juge de première instance a utilisé des termes assimilables à une véritable conclusion de causalité fondée sur un ‘facteur déterminant’ ». Elle cite le passage suivant du par. 67 des motifs du juge du procès :

[traduction] Je conclus de l’ensemble de la preuve que les manquements du défendeur à son obligation de diligence ont contribué de façon appréciable aux blessures subies par la demanderesse en conséquence de l’accident. Bref, ses blessures sont le résultat de la conduite trop rapide de son mari et de la surcharge qu’il transportait au moment où le pneu arrière de sa moto s’est dégonflé de façon inattendue. La causalité est donc établie dans le respect des paramètres examinés par la Cour suprême du Canada dans Athey [c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458] et Resurfice [Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333].

[59] Il faut interpréter les commentaires du juge de première instance au regard de l’ensemble de sa décision. En effet, ce dernier a décidé que, compte tenu de l’impossibilité d’établir comment chacun des facteurs avait contribué à l’accident ou encore s’il y avait effectivement contribué, il convenait de faire l’économie du critère de la causalité fondée sur un « facteur déterminant » et d’appliquer celui de la « contribution appréciable ». Les propos cités ont été tenus dans le contexte de l’application du second critère et ils constituent la conclusion du juge selon laquelle ce critère avait été respecté.

[60] Pour les raisons qu’a données la Juge en chef, il ne convenait pas que le juge du procès applique le critère de la contribution appréciable. De plus, comme l’affirme la Juge en chef au par. 14, le critère du « facteur déterminant » et celui de la contribution appréciable sont « deux choses bien différentes ». Le second n’exige pas un examen des faits qui se sont vraisemblablement produits, mais il attribue la responsabilité pour des raisons de politique générale. On ne saurait considérer que la conclusion du juge de première instance selon laquelle il a été satisfait au critère de la contribution appréciable vaut également pour le critère de la causalité fondée sur un « facteur déterminant », sans atténuer sérieusement la distinction importante qui existe entre les deux critères ainsi que la clarté de l’analyse relative au lien de causalité.

[61] En outre, je me demande si le fait d’ordonner la tenue d’un nouveau procès participe d’une saine politique judiciaire. Je ne prétends pas que notre Cour n’a pas compétence pour rendre cette ordonnance et que celle‑ci est, de ce fait, illégale. Mais, pour des considérations de politique générale touchant à l’administration de la justice et à la conduite des appels en matière civile, notre Cour et les cours d’appel doivent demeurer soucieuses d’assurer le caractère définitif et efficace du processus judiciaire en matière civile. Lorsqu’il convient de le faire, il faut tenter de résoudre les questions en litige et éviter ainsi de renvoyer l’affaire pour la tenue d’un nouveau procès, lui‑même susceptible de donner lieu à une nouvelle série d’appels.

[62] En l’espèce, je ne peux trouver dans le jugement du juge du procès quelque fondement permettant d’inférer que la surcharge et la vitesse excessive de la moto ont pu être la « cause » de l’accident au sens où s’entend ce terme dans le contexte du critère du « facteur déterminant ». Nous ne sommes pas non plus en présence d’une affaire où il conviendrait d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

[63] Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi avec dépens.

Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Rothstein sont dissidents.

Procureurs de l’appelante : Dick Byl Law Corporation, Prince George.

Procureurs de l’intimé : Miller Thomson, Vancouver.

Procureur de l’intervenant : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : 2012 CSC 32 ?
Date de la décision : 29/06/2012
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Causalité - Accident automobile - Blessure subie par le passager d’une motocyclette lors d’un accident - Allégation du passager selon laquelle la négligence dont le conducteur aurait fait preuve en conduisant la motocyclette a causé le préjudice - Le juge de première instance a‑t‑il fait erreur en insistant sur la nécessité d’une preuve de reconstitution scientifique pour que le tribunal puisse conclure à l’existence d’un lien de causalité, et en appliquant le critère de la « contribution appréciable » plutôt que celui du « facteur déterminant » pour statuer sur la causalité?.

C conduisait sa moto alors qu’il pleuvait et que son épouse était assise à l’arrière, sur le siège du passager. La moto avait une surcharge d’environ 100 livres. À l’insu de C, un clou avait perforé le pneu arrière. Bien que roulant dans une zone de 100 km/h, C a accéléré à une vitesse d’au moins 120 km/h afin de dépasser une voiture; le clou est tombé, le pneu arrière s’est dégonflé et la moto s’est mise à vaciller. C a perdu la maîtrise de sa moto et celle‑ci s’est renversée; son épouse a subi un traumatisme cérébral grave. Elle a ensuite poursuivi C, affirmant que son préjudice avait été causé par la négligence dont ce dernier avait fait preuve en conduisant trop rapidement une moto surchargée. Le juge de première instance a décidé que la négligence de C avait effectivement contribué au préjudice. Cependant, il a aussi décidé que, sans aucune faute de sa part, l’épouse de C était incapable d’établir la causalité fondée sur un « facteur déterminant », et ce, en raison des limites de la preuve de reconstitution scientifique. Le juge de première instance a plutôt appliqué le critère de la contribution appréciable et a conclu à la responsabilité de C sur ce fondement. La Cour d’appel a annulé le jugement et rejeté l’action, au motif que l’on n’avait pas établi la causalité suivant le critère du « facteur déterminant » et que le critère de la contribution appréciable ne s’appliquait pas.

Arrêt (les juges LeBel et Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis : La preuve par un demandeur lésé que le défendeur a été négligent ne suffit pas à elle seule pour que dernier soit tenu responsable du préjudice. En règle générale, le demandeur ne saurait avoir gain de cause à moins de prouver que, dans les faits, il n’aurait pas subi de préjudice « n’eût été » l’acte ou les actes négligents du défendeur. Exceptionnellement toutefois, les tribunaux ont reconnu qu’un demandeur peut être en mesure de se faire indemniser sur la base de la « contribution appréciable au risque de préjudice », sans avoir à établir factuellement la causalité fondée sur un « facteur déterminant ». Éliminer l’obligation de prouver la causalité en tant qu’élément de la négligence constitue une mesure radicale, qui va à l’encontre du principe fondamental selon lequel le défendeur à une action en négligence est uniquement l’auteur du préjudice qu’il cause concrètement au demandeur. Pour cette raison, le recours au critère de la contribution appréciable au risque ne se justifie que si l’équité l’exige et si les principes sur lesquels repose l’indemnisation en matière délictuelle sont respectés. Les affaires dans lesquelles le critère ordinaire du « facteur déterminant » a été écarté au profit du critère moins exigeant de la contribution appréciable au risque sont généralement des affaires où l’on compte plusieurs auteurs de délit et où, « n’eut été » l’acte de négligence d’un ou de plusieurs des défendeurs, le demandeur n’aurait pas subi de préjudice. Ce n’est que lorsque le critère du « facteur déterminant » est appliqué à chaque défendeur négligent séparément qu’il cesse d’être utile, car il s’avère impossible d’établir lequel d’entre eux est véritablement à l’origine de l’événement qui a entraîné le préjudice. Dans ces circonstances, donner gain de cause au demandeur sur la base du critère de la contribution appréciable au risque permet de réaliser les objectifs qui sous‑tendent le droit de la négligence. Le demandeur a su démontrer qu’il existe entre lui et le groupe de défendeurs — même si ce n’est pas nécessairement avec chacun d’eux individuellement — un rapport de réciprocité les unissant en tant que victime et auteurs d’un même préjudice.

En l’espèce, le juge de première instance a commis deux erreurs. La première a été d’insister sur la nécessité d’une preuve de reconstitution scientifique pour que le tribunal puisse conclure à l’existence d’un lien de causalité fondé sur un facteur déterminant. La précision scientifique n’est pas nécessaire pour permettre au tribunal de conclure qu’un lien de causalité fondé sur un « facteur déterminant » a été établi suivant la prépondérance des probabilités. La deuxième erreur du juge de première instance a été d’appliquer le critère de la contribution appréciable au risque. Les conditions spéciales permettant de recourir à ce critère n’étaient pas réunies en l’espèce. Il s’agit d’une affaire ordinaire mettant en cause un seul défendeur : la seule question litigieuse consistait à se demander si, « n’eût été » la conduite négligente du défendeur, le préjudice aurait été subi. Bien que le juge de première instance ait utilisé des termes assimilables à une véritable conclusion de causalité fondée sur un « facteur déterminant », on ne saurait dire avec certitude quelle aurait été la conclusion du juge de première instance s’il n’avait pas commis ces deux erreurs. La réparation convenable dans les circonstances consiste à ordonner un nouveau procès.

Les juges LeBel et Rothstein (dissidents) : Rien ne justifie, en fait ou en droit, la tenue d’un nouveau procès. Selon la principale conclusion de fait du juge de première instance, la demanderesse n’a pas établi l’existence d’un lien de causalité suivant le critère du « facteur déterminant ». On ne saurait considérer que la conclusion du juge de première instance selon laquelle il a été satisfait au critère de la contribution appréciable vaut également pour le critère de la causalité fondée sur un « facteur déterminant ».

Pour des considérations de politique générale, notre Cour et les cours d’appel doivent demeurer soucieuses d’assurer le caractère définitif et efficace du processus judiciaire en matière civile. En l’espèce, rien dans le jugement du juge du procès ne permet d’inférer que la surcharge et la vitesse excessive de la moto ont pu être la « cause » de l’accident au sens où s’entend ce terme dans le contexte du critère du « facteur déterminant ». Nous ne sommes pas non plus en présence d’une affaire où il conviendrait d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.


Parties
Demandeurs : Clements
Défendeurs : Clements

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin
Distinction d’avec l’arrêt : Sienkiewicz c. Greif (UK) Ltd., [2011] UKSC 10, [2011] 2 All E.R. 857
arrêts mentionnés : Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074
Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311
Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458
Betts c. Whittingslowe, [1945] HCA 31, 71 C.L.R. 637
Bennett c. Minister of Community Welfare, [1992] HCA 27, 176 C.L.R. 408
Flounders c. Millar, [2007] NSWCA 238, 49 M.V.R. 53
Roads and Traffic Authority c. Royal, [2008] HCA 19, 245 A.L.R. 653
MacDonald c. Goertz, 2009 BCCA 358, 275 B.C.A.C. 68
Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333
Browning c. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089
Mooney c. British Columbia, 2004 BCCA 402, 202 B.C.A.C. 74
Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830
Walker, Succession c. York Finch General Hospital, 2001 CSC 23, [2001] 1 R.C.S. 647
Fairchild c. Glenhaven Funeral Services Ltd., [2002] UKHL 22, [2002] 3 All E.R. 305
Barker c. Corus UK Ltd., [2006] UKHL 20, [2006] 2 A.C. 572.
Doctrine et autres documents cités
Weinrib, Ernest J. The Idea of Private Law. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1995.

Proposition de citation de la décision: Clements c. Clements, 2012 CSC 32 (29 juin 2012)


Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2012-06-29;2012.csc.32 ?
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