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21/02/2014 | CANADA | N°2014_CSC_16

Canada | R. c. Babos


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309
Date : 20140221
Dossier : 34824

Entre :
Antal Babos
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
ET ENTRE :
Sergio Piccirilli
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

Motifs de jugement :
(par. 1 à 74)

Motifs de jugement :
(par. 75 à 87)
Le juge Mol

daver (avec l'accod de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Cromwell, Karakatsanis et Wagner)

La juge Abella



R. c. Babos, ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309
Date : 20140221
Dossier : 34824

Entre :
Antal Babos
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
ET ENTRE :
Sergio Piccirilli
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

Motifs de jugement :
(par. 1 à 74)

Motifs de jugement :
(par. 75 à 87)
Le juge Moldaver (avec l'accod de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Cromwell, Karakatsanis et Wagner)

La juge Abella



R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309
Antal Babos Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
‑ et ‑
Sergio Piccirilli Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c . Babos
2014 CSC 16
N o du greffe : 34824.
2013 : 9 octobre; 2014 : 21 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d'appel du québec
Droit criminel — Arrêt des procédures — Abus de procédure — Accusés inculpés d'infractions relatives aux armes à feu et à l'importation, à la production et au trafic de méthamphétamine — Accusés allèguent des comportements répréhensibles du ministère public en ce qui a trait à l'obtention d'un dossier médical, à de la collusion entre policiers pour induire le tribunal en erreur et à des menaces proférées par la substitut du procureur général pour inciter les accusés à plaider coupable — Arrêt des procédures ordonné par le juge du procès — L'arrêt des procédures était-il nécessaire pour protéger l'intégrité du système judiciaire?
Les accusés ont été inculpés de nombreuses infractions liées aux armes à feu et d'autres infractions relatives à l'importation, à la production et au trafic de méthamphétamine. Durant le procès, les accusés ont présenté une demande d'arrêt des procédures pour abus de procédure. Ils se plaignaient de trois actes répréhensibles du ministère public, soit du fait que la substitut du procureur général a essayé plusieurs fois de les intimider pour qu'ils renoncent à leur droit à un procès en les menaçant de porter d'autres accusations contre eux s'ils décidaient de nier leur culpabilité; que deux agents de police se sont concertés pour induire le tribunal en erreur au sujet de la saisie d'une arme à feu; et que le ministère public a utilisé des moyens irréguliers pour obtenir le dossier médical d'un des accusés. Le juge du procès a ordonné l'arrêt des procédures. La Cour d'appel a annulé l'arrêt des procédures et ordonné la tenue d'un nouveau procès.
Arrêt (la juge Abella est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.
La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner : Un arrêt des procédures pour abus de procédure n'est justifié que dans les cas les plus manifestes. Deux types de conduite de l'État justifient un tel arrêt. Le premier concerne la conduite qui compromet l'équité du procès d'un accusé (la catégorie « principale »). Le second concerne la conduite qui ne présente aucune menace pour l'équité du procès, mais risque de miner l'intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle »). Le test servant à déterminer si l'arrêt des procédures est justifié est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences : (1) il doit y avoir une atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable ou à l'intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue, (2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l'atteinte et (3), s'il subsiste une incertitude quant à l'opportunité de l'arrêt des procédures à l'issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, d'une part, et l'intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond, d'autre part.
Lorsque c'est la catégorie résiduelle qui est invoquée, il est satisfait à la première étape du test s'il est établi que l'État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et que la tenue d'un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l'intégrité du système de justice. À la deuxième étape du test, l'accent est plutôt mis sur la question de savoir si une autre réparation, moindre que l'arrêt des procédures, permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l'avenir de la conduite reprochée à l'État. Finalement, le tribunal est appelé à décider quelle des deux solutions suivantes assure le mieux l'intégrité du système de justice : l'arrêt des procédures ou la tenue d'un procès en dépit de la conduite contestée. Cette analyse suppose nécessairement une mise en balance. Le tribunal doit prendre en compte des éléments comme la nature et la gravité de la conduite reprochée — que celle‑ci soit un cas isolé ou la manifestation d'un problème systémique et persistant —, la situation de l'accusé, les accusations auxquelles il doit répondre et l'intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond.
En l'instance, les trois actes répréhensibles de l'État en cause sont manifestement de ceux qui entrent dans la catégorie résiduelle. Le juge du procès a commis des erreurs dans l'appréciation des trois actes répréhensibles et en concluant qu'il était justifié d'ordonner l'arrêt des procédures. En ce qui concerne le dossier médical, le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la conduite du ministère public avait miné l'intégrité du système de justice. Pour ce qui est de la collusion policière, abstraction faite de sa portée limitée, le juge du procès n'a pas tenu compte du fait qu'une autre réparation, soit l'exclusion de l'arme à feu à l'égard des deux accusés, aurait contré toute menace que la collusion policière représentait pour l'intégrité du système de justice. Quant aux menaces proférées par la substitut du procureur général, bien qu'elles aient été répréhensibles et ne doivent pas se reproduire, le juge du procès a omis de tenir compte du fait qu'elles avaient été faites plus d'un an avant l'ouverture du procès, et que les accusés n'ont pris aucune mesure durant plus d'un an avant de s'en plaindre. Ces facteurs jettent un éclairage sur le niveau de gravité attribué par la défense à ces menaces. Le juge du procès a aussi omis de tenir compte du fait que la substitut du procureur général qui a proféré les menaces avait cessé d'occuper dans le dossier des mois avant le début du procès. En outre, le juge du procès a omis de mettre en balance la nécessité de l'arrêt des procédures, d'une part, et l'intérêt de la société à ce qu'un procès soit jugé sur le fond, d'autre part. Lorsque la conduite répréhensible attaquée est soupesée par rapport à l'intérêt pour la société à ce qu'un procès soit tenu, il ne s'agit pas de l'un des cas les plus manifestes où la réparation exceptionnelle que constitue l'arrêt des procédures est justifiée.
La juge Abella (dissidente) : L'arrêt des procédures peut être ordonné lorsque la conduite de l'État est si profondément et disproportionnellement incompatible avec ce qu'exige, aux yeux du public, un système de justice équitable, que la tenue d'un procès revient à tolérer une conduite impardonnable. Le substitut du procureur général qui profère des menaces dans le but d'intimider l'accusé pour qu'il renonce à son droit à un procès porte un coup fatal au cœur de la confiance du public dans cette intégrité.
Le caractère injustifiable de la conduite du ministère public en l'espèce n'a pas été atténué par le temps qui s'est écoulé entre la prolifération des menaces et la tenue du procès. Le temps n'est pas une réparation prévue par la loi en cas de manquement fondamental à la fonction du ministère public et il n'a pas pour effet d'atténuer ce qui constitue une conduite impardonnable. C'est la profération des menaces en tant que telle qui était déterminante, et non le moment où elles ont été proférées.
En outre, une mise en balance en plus de l'examen préalable ne s'imposait pas en l'espèce. Le juge du procès a conclu sans équivoque que l'abus justifiait l'arrêt des procédures et on ne retrouvait aucunement dans la présente affaire l'incertitude quant au bien‑fondé de l'arrêt des procédures qui constitue une condition préalable au besoin de procéder à une mise en balance. Lorsque le juge du procès conclut à l'impossibilité de tolérer la conduite en question parce qu'elle choque aussi profondément le sens de la justice du public, il est conceptuellement illogique de demander au tribunal d'affaiblir sa propre conclusion en pesant de nouveau le côté de la balance où se trouve l'intérêt du public dans la tenue d'un procès sur le fond. Le public a non seulement intérêt à ce qu'il y ait des procès sur le fond, il a aussi bien davantage intérêt à savoir que l'État privilégie l'équité aux dépens de la célérité lorsqu'il participe à des procédures, notamment celles susceptibles d'entraîner la perte de liberté. La justice ne se limite pas aux résultats, elle s'étend aussi à la manière de les atteindre. Lorsqu'un substitut du procureur général menace l'accusé de porter d'autres accusations contre lui s'il n'avoue pas sa culpabilité, l'intérêt du public dans l'issue d'un procès doit céder le pas à l'intérêt transcendant d'assurer la confiance du public dans l'intégrité du système de justice.
Jurisprudence
Citée par le juge Moldaver
Arrêts mentionnés : R. c. Regan , 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. O'Connor , [1995] 4 R.C.S. 411; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass , [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Keyowski , [1988] 1 R.C.S. 657; R. c. Waugh (1985), 68 N.S.R. (2d) 247; R. c. Bellusci , 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509; R. c. Zarinchang , 2010 ONCA 286, 99 O.R. (3d) 721; R. c. Conway , [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Bjelland , 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; Boucher c. The Queen , [1955] R.C.S. 16; États‑Unis d'Amérique c. Cobb , 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587.
Citée par la juge Abella (dissidente)
R. c. O'Connor , [1995] 4 R.C.S. 411; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass , [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Conway , [1989] 1 R.C.S. 1659; États‑Unis d'Amérique c. Shulman , 2001 CSC 21, [2001] 1 R.C.S. 616; R. c. Regan , 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. Bellusci , 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés , art. 8 , 11 b ), 24 .
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 574(1) b ), 577 .
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (la juge en chef Duval Hesler et les juges Chamberland et Doyon), 2012 QCCA 471, [2012] J.Q. n o 2107 (QL), 2012 CarswellQue 1987, SOQUIJ AZ‑50839397, qui a annulé l'arrêt des procédures ordonné par le juge Garneau et ordonné la tenue d'un nouveau procès, 2008 QCCQ 11373, [2008] J.Q. n o 12838 (QL), 2008 CarswellQue 12200, SOQUIJ AZ-50525272. Pourvois rejetés, la juge Abella est dissidente.
Franco Schiro et Xuan Trung Nguyen , pour l'appelant Antal Babos.
Guylaine Tardif , Jean‑Pierre Pilon et Maxime Wilkins , pour l'appelant Sergio Piccirilli.
Gilles Villeneuve et François Lacasse , pour l'intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner rendu par
Le juge Moldaver —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi donne à la Cour l'occasion de revoir les règles régissant l'abus de procédure auxquelles sont assujettis les comportements de l'État qui portent atteinte à l'intégrité du système de justice, mais ne nuisent pas à l'équité du procès. Ce sont les comportements qui font partie de ce qu'on appelle parfois la « catégorie résiduelle » de cas où le tribunal peut ordonner l'arrêt des procédures. Plus particulièrement, il nous incombe de préciser la marche à suivre pour décider s'il y a lieu d'ordonner l'arrêt des procédures lorsqu'une telle conduite est dévoilée.
[2] Comme nous le verrons, les appelants, Antal Babos et Sergio Piccirilli, se plaignent de trois actes répréhensibles commis par des représentants de l'État :
(1) La première substitut du procureur général provincial a essayé plusieurs fois de les intimider pour qu'ils renoncent à leur droit à un procès, en les menaçant de porter d'autres accusations contre eux s'ils décidaient de nier leur culpabilité;
(2) Deux agents de police se sont concertés pour induire le tribunal en erreur au sujet de la saisie d'une arme à feu qu'ils ont trouvée à l'intérieur de la voiture de M. Babos;
(3) Une procureure fédérale, agissant à titre de substitut du procureur général, a utilisé des moyens irréguliers pour obtenir le dossier médical de M. Piccirilli auprès du centre de détention où il était incarcéré en attendant son procès.
[3] Soulignons que les appelants ne plaident pas l'impossibilité de subir un procès équitable en raison des présumés incidents d'inconduite : ils admettent pouvoir compter sur un procès équitable. Ils soutiennent plutôt que la présente affaire est l'un des cas les plus manifestes où l'arrêt des procédures s'impose pour préserver et protéger l'intégrité du système de justice. Si le tribunal optait pour une solution moins draconienne, cela reviendrait selon eux à absoudre judiciairement une conduite inacceptable et minerait la confiance du public envers l'administration de la justice.
[4] Selon les appelants, c'est la raison pour laquelle le juge du procès a ordonné l'arrêt des procédures à leur endroit et, ce faisant, n'a commis aucune erreur. En outre, puisque sa décision a été, à leur avis, le fruit de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle commande la déférence et la Cour d'appel n'aurait pas dû la modifier. Ainsi, les appelants demandent‑ils le rétablissement de l'ordonnance du juge de première instance.
[5] Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis de ne pas faire droit aux arguments des appelants. Selon moi et avec respect, le juge du procès a commis des erreurs dans l'appréciation des trois actes répréhensibles posés par des représentants de l'État. Quant au dossier médical de M. Piccirilli, le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante dans l'appréciation de la conduite de l'État. Pour ce qui est de la collusion policière, abstraction faite de sa portée limitée, le juge du procès n'a pas tenu compte du fait que l'exclusion de l'arme à feu retrouvée dans le coffre de la voiture de M. Babos aurait contré toute menace que la collusion policière représentait pour l'intégrité du système de justice. En ce qui concerne les menaces proférées par la substitut du procureur général provincial, bien qu'elles aient été répréhensibles et ne doivent pas se reproduire, le juge du procès a surestimé leur gravité et n'a pas mis en balance la nécessité de l'arrêt des procédures, d'une part, et l'intérêt de la société à ce qu'un procès soit jugé sur le fond, d'autre part.
[6] Lorsqu'on tient dûment compte de l'inconduite reprochée et qu'on applique le bon cadre juridique, l'arrêt des procédures est injustifié. Je suis donc d'avis de rejeter les pourvois.
II. Contexte factuel
[7] Le 17 février 2006, croyant que M. Babos transportait des armes à feu, les policiers Guy Brière et Marc Sénéchal ont intercepté son véhicule. En fouillant le coffre de ce dernier, ils ont trouvé une arme semi‑automatique. M. Babos a été arrêté.
[8] Le 21 juin 2006, M. Piccirilli a été arrêté. Par la suite, M. Babos et lui ont été accusés de nombreuses infractions liées aux armes à feu et d'autres relatives à l'importation, à la production et au trafic de méthamphétamine.
[9] La substitut du procureur général aurait proféré ses menaces entre juin 2006 et février 2007. Plus précisément, la poursuivante provinciale affectée au dossier, M e Valérie Tremblay, a été accusée d'avoir menacé M. Piccirilli, à trois occasions distinctes, de porter d'autres accusations contre lui s'il n'avouait pas sa culpabilité.
[10] Selon M e Patrice Duliot, l'ancien avocat de M. Piccirilli, M e Tremblay lui a dit, en présence de son client, que, « si ton client [ne] règle pas, le train va le frapper » (d.a., vol. V, p. 5). M. Piccirilli a soutenu qu'à une autre occasion, en juin ou septembre 2006, M e Tremblay l'avait menacé en personne dans la salle d'audience en lui tenant les propos suivants : « si tu procèdes, on va te mettre d'autres charges », « mettre [l'] article 577 » et aller « straight to trial » [« directement à procès »] (p. 65 et 69) [1] . Une autre avocate de M. Piccirilli, M e Guylaine Tardif, a mentionné dans un affidavit que, en novembre 2006 ou février 2007, M e Tremblay lui a dit que M. Piccirilli serait accusé de blanchiment d'argent et d'infractions d'organisation criminelle s'il ne reconnaissait pas sa culpabilité. M e Tremblay a demandé à M e Tardif de transmettre ce message à son client. Même si les menaces n'étaient pas adressées directement à M. Babos, personne ne conteste le fait qu'il aurait eu vent des menaces transmises à M. Piccirilli.
[11] Le procès des appelants s'est ouvert en avril 2008. Soulignons que M e Tremblay n'occupait plus dans le dossier depuis février 2008. On l'en avait retirée pour des raisons de santé et elle avait été remplacée par M e Kovacevich, une procureure fédérale agissant à titre de substitut du procureur général, quand les accusations pesant contre les appelants ont été regroupées dans un seul acte d'accusation. C'est à ce stade que les appelants ont été inculpés de quatre autres infractions liées au crime organisé, aux armes à feu et au trafic de drogue. Les accusations supplémentaires ont découlé de la preuve produite durant les enquêtes préliminaires visant les appelants. Ni ces derniers, ni leurs avocats n'avaient alors mentionné les menaces reprochées à M e Tremblay. De fait, ces menaces n'ont pas émergé avant d'être portées à l'attention du juge du procès quelque six mois après l'ouverture du procès et au moins dix‑huit mois après qu'elles eurent été proférées.
[12] Au début du procès, M. Babos a reproché aux policiers d'avoir fouillé illégalement le coffre de sa voiture et il a cherché à faire exclure, en application du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés , l'arme à feu qu'ils avaient saisie. Cette demande fondée sur le par. 24(2) soulève une question de fait clé : M. Babos a‑t‑il consenti à la fouille et ouvert lui‑même le coffre? Les policiers Brière et Sénéchal ont témoigné à l'audience. Selon l'agent Brière, c'est M. Babos qui a ouvert le coffre de la voiture. Or, ce témoignage était différent de la version des faits qu'il avait donnée à l'enquête préliminaire [2] . Lorsque l'avocat de la défense lui a signalé ce changement de version, l'agent Brière a expliqué que lui et l'agent Sénéchal s'étaient parlé avant de témoigner et que ce dernier l'avait « convaincu » que la nouvelle version des faits était exacte.
[13] Le juge du procès a conclu que les policiers avaient fouillé illégalement le coffre et violé les droits garantis à M. Babos par l' art. 8 de la Charte . Il a aussi conclu que les policiers s'étaient concertés dans le but d'induire le tribunal en erreur. Il a écarté l'arme à feu découverte dans le coffre.
[14] En juin 2008, toujours au cours du procès, le ministère public a tenté de présenter en preuve la même arme à feu contre M. Piccirilli, qui s'y est opposé. Le ministère public a soutenu que M. Piccirilli n'avait pas qualité pour alléguer une violation des droits que lui garantit l' art. 8 , puisque la voiture où se trouvait l'arme à feu saisie appartenait à M. Babos. L'agent Brière a témoigné de nouveau et, là encore, sa déposition différait quelque peu des précédentes [3] . Le juge du procès a tranché en faveur du ministère public sur la question de la qualité pour agir, mais de façon provisoire; il a accordé à M. Piccirilli le droit de présenter une autre requête « en temps et lieu si nécessaire » (d.a., vol. III, p. 124) [4] .
[15] Le 3 octobre 2008, pendant que le procès était toujours en cours, M. Babos a présenté une demande d'arrêt des procédures pour délai déraisonnable en vertu de l' al. 11 b ) de la Charte . Plus tard cette semaine‑là, soit le 7 octobre 2008, M. Piccirilli a subi une crise cardiaque et le procès a été ajourné. M. Piccirilli a demandé sa mise en liberté sous caution, soutenant que le centre de détention où il était incarcéré ne pouvait pas lui fournir des soins médicaux adéquats. Dans le cadre de sa demande, il s'est engagé à fournir au tribunal son dossier médical et la liste de ses médicaments.
[16] M e Kovacevich a communiqué directement avec le centre de détention et s'est entretenu avec le médecin de M. Piccirilli. Elle lui a demandé de fournir un affidavit indiquant si le personnel médical du centre de détention avait surveillé l'état de santé de M. Piccirilli depuis sa crise cardiaque et si M. Piccirilli avait reçu ses médicaments depuis son hospitalisation. Le 23 octobre 2008, le médecin de M. Piccirilli a remis au ministère public des documents médicaux concernant son patient. M e Kovacevich a communiqué sans tarder ces documents à l'avocat de M. Piccirilli, mais elle a refusé au départ de révéler leur provenance. Quelques jours plus tard, dans un affidavit daté du 30 octobre 2008, elle a précisé que le dossier médical avait été envoyé par le médecin de M. Piccirilli à partir du centre de détention.
[17] Lorsque l'audition de la demande présentée par M. Babos en vertu de l' al. 11 b ) a repris à la fin octobre, l'ancien avocat de M. Babos (M e Duliot) a témoigné. C'est durant son témoignage que le comportement menaçant de M e Tremblay a été dévoilé pour la première fois. Après avoir entendu des témoignages au sujet de ce comportement, le juge du procès a demandé à M e Kovacevich si elle désirait citer des témoins ou faire préparer un affidavit par M e Tremblay. M e Kovacevich a décliné cette offre, expliquant être seulement en mesure de répondre que l'état de santé de M e Tremblay l'empêchait de témoigner, que la véracité des menaces alléguées n'était pas admise, et qu'aucune remise n'était sollicitée pour la faire témoigner.
[18] Peu après, les appelants ont tous deux présenté une demande d'arrêt des procédures pour abus de procédure. Le 14 novembre 2008, le juge du procès a fait droit à la demande et ordonné l'arrêt des procédures intentées contre les appelants.
III. Les décisions des juridictions inférieures
A. La Cour du Québec, 2008 QCCQ 11373 (CanLII)
[19] Le juge Garneau a ordonné l'arrêt des procédures intentées contre les deux appelants en se fondant sur trois actes répréhensibles commis par des représentants de l'État : (1) les menaces adressées par M e Tremblay aux appelants selon lesquelles ils répondraient à d'autres accusations s'ils n'avouaient pas leur culpabilité; (2) la collusion entre les policiers Brière et Sénéchal en vue d'induire le tribunal en erreur; (3) le comportement inapproprié dont a fait preuve M e Kovacevich en se faisant remettre par le centre de détention le dossier médical de M. Piccirilli, et ce, sans avoir d'abord obtenu le consentement de ce dernier.
[20] Tout d'abord, en ce qui concerne le comportement menaçant de M e Tremblay, le juge du procès a dit que ses menaces étaient « inacceptables, intolérables, injustifiables, illégales et surtout antidémocratiques » (par. 59). Il a aussi reproché au bureau du substitut du procureur général de n'avoir pris aucune mesure pour réagir à la conduite de M e Tremblay, faisant remarquer que « rien, absolument rien n'a[vait] été fait par le Procureur général pour remédier ou même tenter de remédier à la situation » (par. 66). Au contraire, le ministère public « s'est cambré dans ses positions » (par. 66). Le juge du procès a conclu que les menaces avaient terni la réputation du système judiciaire et porté atteinte à l'équité du procès des accusés. Selon lui, il aurait été « choquant et outrageant » (par. 78) de laisser le procès suivre son cours malgré ces menaces. Enfin, il a estimé que la conduite répréhensible de M e Tremblay était suffisamment grave en soi pour justifier l'arrêt des procédures.
[21] Pour ce qui est de la collusion, le juge du procès a conclu que les policiers Brière et Sénéchal s'étaient concertés pour induire le tribunal en erreur. Cette conclusion reposait sur l'aveu de l'agent Brière suivant lequel il avait parlé à l'agent Sénéchal avant de témoigner et que ce dernier l'avait « convaincu » que M. Babos avait ouvert le hayon de la voiture (par. 12). Toujours selon le juge du procès, le ministère public a perpétué la collusion entre les agents en tentant par la suite de produire en preuve contre M. Piccirilli l'arme à feu saisie à l'intérieur du coffre.
[22] Enfin, s'agissant du dossier médical de M. Piccirilli, le juge du procès a conclu que le ministère public aurait dû prendre les « précautions nécessaires » pour en assurer la confidentialité (par. 53). Le juge du procès a aussi conclu à un « manque de transparence », vu que la substitut du procureur général avait « toujours refusé » de révéler la provenance des renseignements après les avoir obtenus (par. 56).
[23] Au vu des trois actes répréhensibles décrits précédemment, mais en particulier des menaces de M e Tremblay, le juge du procès a ordonné l'arrêt des procédures intentées contre les deux appelants.
B. La Cour d'appel du Québec, 2012 QCCA 471 (CanLII)
[24] Au nom des juges unanimes de la Cour d'appel, le juge Doyon a annulé l'arrêt des procédures et ordonné la tenue d'un nouveau procès. L'arrêt des procédures est réservé « aux cas extrêmes », quand aucune autre réparation n'est possible (par. 56). Tel n'était pas le cas en l'espèce.
[25] Le juge Doyon a certes reconnu que les menaces de M e Tremblay étaient « inacceptable[s] » et « outrageante[s] », mais il a signalé qu'elles avaient eu une incidence moindre du fait qu'elles avaient été proférées plus d'un an avant l'ouverture du procès et que M e Tremblay avait été remplacée depuis longtemps comme poursuivante responsable du dossier (par. 59 et 73).
[26] Quant à la conclusion du juge du procès selon laquelle les policiers Brière et Sénéchal s'étaient concertés pour induire le tribunal en erreur, le juge Doyon l'a considérée comme une erreur manifeste et dominante. L'agent Brière a expliqué pourquoi il avait livré des témoignages différents. La décision du juge du procès que la conduite des agents était assimilable à de la collusion n'était fondée sur aucune preuve.
[27] Pour ce qui est de l'obtention, par M e Kovacevich, du dossier médical de M. Piccirilli, le juge Doyon a conclu qu'il ne s'agissait pas d'un acte répréhensible et que le juge du procès avait commis une autre erreur manifeste et dominante en concluant le contraire. M. Piccirilli a mis en cause ses problèmes de santé et a renoncé, à tout le moins implicitement, à son droit d'invoquer le caractère confidentiel des renseignements. Ainsi, il était loisible au ministère public de tenter d'obtenir des éléments de preuve pour contredire les affirmations de M. Piccirilli dans le but de s'opposer à sa demande de libération provisoire.
[28] Après avoir réexaminé les faits, le juge Doyon a fait observer que seules les menaces de M e Tremblay posaient encore problème. Au moment de déterminer si ces menaces justifiaient l'arrêt des procédures, il a souligné qu'elles avaient été proférées des mois avant le procès par une substitut du procureur général remplacée avant le procès et que les appelants ne s'en sont pas plaints avant au moins six mois après l'ouverture du procès. À son avis, il ne s'agissait pas d'un cas extrême où l'arrêt des procédures s'impose.
IV. Questions en litige
[29] La question précise qui se pose en l'espèce est celle de savoir si le juge du procès a eu tort d'ordonner l'arrêt des procédures. D'un point de vue plus général, nous sommes appelés à clarifier l'analyse qu'il convient de faire lorsqu'on demande l'arrêt des procédures en raison d'actes antérieurs de l'État qui porteraient atteinte à l'intégrité du système de justice.
V. Analyse
A. Abus de procédure et arrêt des procédures
[30] L'arrêt des procédures est la réparation la plus draconienne qu'une cour criminelle puisse accorder ( R. c. Regan , 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 53). Il met un terme de façon définitive à la poursuite de l'accusé, ce qui a pour effet d'entraver la fonction de recherche de la vérité du procès et de priver le public de la possibilité de voir justice faite sur le fond. En outre, dans bien des cas, l'arrêt des procédures empêche les victimes alléguées d'actes criminels de se faire entendre.
[31] La Cour a néanmoins reconnu qu'il existe de rares cas — les « cas les plus manifestes » — dans lesquels un abus de procédure justifie l'arrêt des procédures ( R. c. O'Connor , [1995] 4 R.C.S. 411, par. 68). Ces cas entrent généralement dans deux catégories : (1) ceux où la conduite de l'État compromet l'équité du procès de l'accusé (la catégorie « principale »); (2) ceux où la conduite de l'État ne présente aucune menace pour l'équité du procès, mais risque de miner l'intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle ») ( O'Connor , par. 73). La conduite attaquée en l'espèce ne met pas en cause la catégorie principale. Elle fait plutôt nettement partie de la deuxième catégorie.
[32] Le test servant à déterminer si l'arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :
(1) Il doit y avoir une atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable ou à l'intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » ( Regan , par. 54);
(2) Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l'atteinte;
(3) S'il subsiste une incertitude quant à l'opportunité de l'arrêt des procédures à l'issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l'intégrité du système de justice, d'une part, et « l'intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d'autre part ( ibid. , par. 57).
[33] Le test est le même pour les deux catégories parce que les problèmes touchant l'équité du procès et ceux touchant l'intégrité du système de justice sont souvent liés et se posent couramment dans la même affaire. Le recours à un seul test pour les deux catégories crée un cadre cohérent qui permet d'éviter une « dichotomie » inutile dans le droit ( O'Connor , par. 71). Cela dit, bien que le cadre d'analyse soit le même pour les deux catégories, le test pourra s'appliquer — et s'appliquera souvent — différemment, selon qu'on invoque la catégorie « principale » ou la catégorie « résiduelle ».
[34] Passons d'abord à la première étape du test. Lorsqu'on invoque la catégorie principale, la question est celle de savoir s'il y a eu atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable et si cette atteinte sera perpétuée par le déroulement du procès; autrement dit, il faut chercher à savoir s'il y a une injustice persistante envers l'accusé.
[35] Par contre, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s'agit de savoir si l'État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d'un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l'intégrité du système de justice. Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions. Parfois, la conduite de l'État est si troublante que la tenue d'un procès — même un procès équitable — donnera l'impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu'a la société, et cela porte préjudice à l'intégrité du système de justice. Dans ce genre d'affaires, la première étape du test est franchie.
[36] La Cour décrit la catégorie résiduelle en ces termes dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass , [1997] 3 R.C.S. 391 :
Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l'État risque de continuer à l'avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société. Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi — la société ne s'offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu'une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister. Il peut y avoir des cas exceptionnels où la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant. Mais de tels cas devraient être relativement très rares. [par. 91]
[37] Deux points d'intérêt se dégagent de cette description. Premièrement, bien qu'il soit généralement vrai que l'on invoque la catégorie résiduelle à la suite d'une conduite répréhensible de l'État, il n'en est pas toujours ainsi. Il peut y avoir des situations où l'intégrité du système de justice est en jeu en l'absence d'une conduite répréhensible. Poursuivre plusieurs fois un accusé pour la même infraction après que des jurys successifs ne soient pas parvenus à rendre un verdict en est un exemple (voir, p. ex., R. c. Keyowski , [1988] 1 R.C.S. 657), tout comme le fait d'avoir recours aux tribunaux criminels pour percevoir une dette civile (voir, p. ex., R. c. Waugh (1985), 68 N.S.R. (2d) 247 (C.S., Div. app.)).
[38] Deuxièmement, dans un cas relevant de la catégorie résiduelle, peu importe le type de conduite dont on se plaint, la question à laquelle il faut répondre à la première étape du test demeure la même : la tenue d'un procès en dépit de la conduite reprochée causerait‑elle un préjudice supplémentaire à l'intégrité du système de justice? Je ne remets pas en question la distinction entre la conduite répréhensible persistante et la conduite répréhensible antérieure, mais cette distinction ne résout pas totalement la question de savoir si la tenue d'un procès cause un préjudice supplémentaire au système de justice. Le tribunal doit tout de même déterminer si la tenue d'un procès reviendrait à absoudre judiciairement la conduite reprochée.
[39] À la deuxième étape du test, il s'agit de déterminer si une autre réparation, moindre que l'arrêt des procédures, permettrait de corriger le préjudice. Différentes réparations peuvent être accordées, selon que le préjudice touche le droit de l'accusé à un procès équitable (la catégorie principale) ou l'intégrité du système de justice (la catégorie résiduelle). Quand c'est l'équité du procès qui est en cause, l'objectif est de rétablir le droit de l'accusé à un procès équitable. En l'espèce, les réparations procédurales, comme la tenue d'un nouveau procès, ont plus de chance de corriger le préjudice causé par une injustice persistante. En revanche, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée et que le préjudice dénoncé porte atteinte à l'intégrité du système de justice, les réparations doivent s'attaquer à ce préjudice. Il faut se rappeler que, dans les affaires entrant uniquement dans la catégorie résiduelle, l'objectif n' est pas d'accorder réparation à l'accusé pour un tort qui lui a été causé auparavant. L'accent est plutôt mis sur la question de savoir si une autre réparation, moindre que l'arrêt des procédures, permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l'avenir de la conduite reprochée à l'État.
[40] Enfin, la mise en balance des intérêts effectuée à la troisième étape du test revêt une importance accrue lorsque la catégorie résiduelle est invoquée. La Cour a indiqué que la mise en balance n'est nécessaire que s'il subsiste une incertitude quant à l'opportunité de l'arrêt des procédures à l'issue des deux premiers volets du test ( Tobiass , par. 92). Lorsque la catégorie principale est invoquée, il est souvent clair, au moment où le tribunal atteint l'étape de la mise en balance, qu'il n'y a pas eu atteinte à l'équité du procès ou que, en cas d'atteinte à celle‑ci, une autre réparation, moindre que l'arrêt des procédures, permettrait de régler la question. Aucune mise en balance n'est nécessaire dans ces circonstances. Dans de rares cas, la conduite de l'État a manifestement empêché en permanence la tenue d'un procès équitable. Dans ces « cas les plus manifestes », la troisième et dernière étape, la mise en balance, ajoute souvent peu de choses à l'analyse, parce que la société n'a aucun intérêt dans la tenue de procès inéquitables.
[41] Par contre, lorsque c'est la catégorie résiduelle qui est invoquée, l'étape de la mise en balance revêt une importance accrue. Si on allègue une atteinte à l'intégrité du système de justice, le tribunal est appelé à décider quelle des deux solutions suivantes assure le mieux l'intégrité du système de justice : l'arrêt des procédures ou la tenue d'un procès en dépit de la conduite contestée. Cette analyse suppose nécessairement une mise en balance. Le tribunal doit prendre en compte des éléments comme la nature et la gravité de la conduite reprochée — que celle‑ci soit un cas isolé ou la manifestation d'un problème systémique et persistant —, la situation de l'accusé, les accusations auxquelles il doit répondre et l'intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond [5] . De toute évidence, plus la conduite de l'État est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s'en dissocie. Lorsque la conduite en question choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc‑jeu et de la décence, il est peu probable que l'intérêt de la société dans la tenue d'un procès complet sur le fond l'emporte au terme de la mise en balance. Or, dans les cas faisant partie de la catégorie résiduelle, il faut toujours tenir compte de l'équilibre.
[42] L'arrêt récent R. c. Bellusci , 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, illustre la nécessité d'une mise en balance dans le cas d'une conduite entrant uniquement dans la catégorie résiduelle. Dans cette affaire, l'accusé avait été agressé à l'arrière d'une fourgonnette par un agent de détention alors qu'il était enchaîné et menotté. L'accusé a été inculpé de voies de fait contre l'agent de détention et d'intimidation à l'endroit d'une personne associée au système judiciaire. Rédigeant l'arrêt unanime de la Cour, le juge Fish a confirmé la décision du juge du procès d'ordonner l'arrêt des procédures en raison de la conduite répréhensible d'un représentant de l'État qui entre dans la catégorie résiduelle. Ce faisant, il a signalé que le juge du procès avait
reconn[u] la nécessité de mettre en balance les intérêts en jeu qui s'opposent avant d'ordonner l'arrêt des procédures. Il [a] consid[éré] expressément la difficulté inhérente au travail d'agent de détention, la nécessité que le système de justice assure la protection de ce dernier, la gravité des accusations portées contre l'accusé, l'intégrité du système de justice, ainsi que la nature et la gravité de l'atteinte aux droits de M. Bellusci. Ce n'est qu'à l'issue de cet examen qu'il [a] concl[u] que l'arrêt des procédures [était] justifié. [Je souligne; par. 29.]
[43] La Cour d'appel de l'Ontario a également souligné récemment l'importance que revêt l'étape de la mise en balance lorsque la catégorie résiduelle est en jeu :
[ traduction ] En un sens, l'accusé qui obtient un arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle bénéficie d'une aubaine. Il importe donc de se demander si le prix de l'arrêt des procédures contre un accusé en vaut la peine. L'avantage que présente l'arrêt des procédures contre cet accusé l'emporte‑t‑il sur l'intérêt à ce que l'affaire soit tranchée au fond? Pour répondre à cette question, le tribunal doit presque inévitablement procéder à une mise en balance du type de celle dont il est question au troisième critère. [Je souligne.]
( R. c. Zarinchang , 2010 ONCA 286, 99 O.R. (3d) 721, par. 60)
[44] La mise en balance nécessaire des intérêts de la société et le critère des « cas les plus manifestes » imposent sans aucun doute un lourd fardeau à l'accusé qui demande l'arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle. En fait, les cas faisant partie de la catégorie résiduelle qui justifient l'arrêt des procédures sont « exceptionnels » et « très rares » ( Tobiass , par. 91). Mais les choses sont comme elles doivent être. Ce n'est que lorsque l'« atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies » que l'arrêt des procédures est justifié ( R. c. Conway , [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667).
[45] Bref, bien que le cadre soit le même pour les deux catégories, le test pourra s'appliquer — et s'appliquera souvent — différemment, selon qu'on invoque la catégorie « principale » ou la catégorie « résiduelle ».
[46] La situation hypothétique suivante peut servir d'exemple utile. Prenons le cas où l'on constate, à l'issue du procès, que les policiers ont corrompu le jury pour qu'il déclare l'accusé coupable. Manifestement, la conduite des policiers porterait atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable, mais aussi à l'intégrité du système de justice.
[47] La tenue d'un nouveau procès corrigerait vraisemblablement l'iniquité du premier procès, mais l'analyse ne se terminerait pas là. Le tribunal aurait aussi à décider si la tenue d'un nouveau procès ou une autre réparation serait suffisante pour lui permettre de se dissocier du préjudice causé à l'intégrité du système de justice par la conduite répréhensible des policiers. Si aucune réparation n'est adéquate, le tribunal doit procéder à la mise en balance et décider si l'intégrité du système de justice serait mieux servie par un arrêt des procédures ou par un procès complet sur le fond. Vu la gravité de la conduite répréhensible — la corruption du jury va à l'encontre de l'essence même du système de justice pénale — l'arrêt des procédures pourrait fort bien s'imposer dans la catégorie résiduelle pour neutraliser la menace à l'intégrité du système de justice, bien qu'un deuxième procès aurait permis de remédier à l'iniquité ayant entaché le premier.
B. L'arrêt des procédures était‑il justifié en l'espèce?
[48] La norme de contrôle applicable à une réparation accordée en vertu du par. 24(1) de la Charte est bien établie. Une cour d'appel n'est justifiée d'intervenir que si le juge du procès s'est fondé sur des considérations erronées en droit, a commis une erreur de fait susceptible de contrôle ou a rendu une décision « erronée au point de créer une injustice » ( Bellusci , par. 19; Regan , par. 117; Tobiass , par. 87; R. c. Bjelland , 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 15 et 51).
[49] Dans la présente affaire, les appelants reconnaissent que l'équité du procès n'est pas en cause. Ils conviennent que, selon le juge du procès, la conduite répréhensible entre dans la catégorie résiduelle. En abordant la question sous cet angle, j'estime avec égards que le juge du procès a mal apprécié les trois actes répréhensibles qu'auraient commis les représentants de l'État.
(1) Le dossier médical
[50] Pour que la conduite du ministère public consistant à obtenir le dossier médical de M. Piccirilli joue dans la décision d'arrêter les procédures, elle doit franchir la première étape du test. Cela veut dire qu'il incombe aux appelants de démontrer que la conduite de M e Kovacevich a porté préjudice à l'intégrité du système de justice. Le juge du procès semble avoir conclu que cette condition était remplie quand, après avoir examiné la conduite de la substitut du procureur général, il a affirmé que « [c]e comportement sera pris en considération dans l'évaluation de la requête en abus de procédure » (par. 57).
[51] Le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante en arrivant à la conclusion que ce comportement portait atteinte à l'intégrité du système de justice. Tout d'abord, il a conclu à tort que le ministère public avait manqué de transparence parce qu'il avait « toujours refusé de dévoiler la provenance des renseignements obtenus » (par. 56). En fait, le ministère public l'a dévoilée à peine quelques jours plus tard. De plus, le juge du procès n'a pas tenu compte du fait que M. Piccirilli avait mis en cause sa santé dans sa demande de libération provisoire et s'était engagé à fournir son dossier médical au tribunal. Le juge du procès n'a pas tenu compte non plus du fait que M e Kovacevich avait demandé au personnel médical du centre de détention de remettre un affidavit expliquant les soins administrés à M. Piccirilli depuis sa crise cardiaque. C'est le médecin de M. Piccirilli qui a, semble‑t‑il, pris l'initiative de transmettre le dossier médical de ce dernier au ministère public.
[52] À mon avis, lorsqu'on examine la conduite du ministère public en faisant abstraction des erreurs du juge du procès, il est évident qu'elle n'a aucunement porté préjudice à l'intégrité du système de justice. M. Piccirilli a mis son état de santé en cause. M e Kovacevich a demandé un affidavit au personnel du centre de détention où était incarcéré M. Piccirilli. Lorsqu'elle a reçu plus que ce qu'elle avait demandé, en l'occurrence le dossier médical confidentiel de M. Piccirilli, elle a immédiatement communiqué ces renseignements à l'avocat de ce dernier. Elle a aussi dévoilé leur provenance à peine quelques jours plus tard [6] . L'argument des appelants ne franchit donc pas la première étape du test.
(2) La collusion policière
[53] La Cour d'appel a exprimé son désaccord avec la conclusion du juge du procès selon laquelle les policiers Brière et Sénéchal s'étaient concertés pour induire le tribunal en erreur. J'ai aussi de sérieuses réserves au sujet de sa conclusion. En effet, si j'avais été le juge du procès, je ne crois pas que je serais parvenu à la même conclusion. Cependant, comme il a observé les témoins, le juge du procès était mieux placé pour examiner la question. Sa conclusion commande donc la retenue.
[54] Cela dit, à la première étape du test, il faut examiner la conduite des policiers dans son contexte. L'agent Brière a modifié son témoignage sur une question fondamentale : celle de savoir si c'est lui ou M. Babos qui a ouvert le hayon de la voiture. Il l'a toutefois fait après avoir témoigné à l'enquête préliminaire. À titre de policier, il savait sûrement que l'avocat de la défense l'interrogerait à propos de ce changement de version. En effet, les modifications au témoignage d'un policier sont couramment mises en évidence lors du contre‑interrogatoire. Or, lorsque l'agent Brière s'est fait demander, comme on pouvait s'y attendre, pourquoi il avait modifié sa version des faits, il a tout de suite expliqué qu'il avait parlé avec l'agent Sénéchal et que ce dernier l'avait « convaincu » de la version exacte des faits. Les policiers n'ont pas tenté de dissimuler leurs entretiens, ni de cacher quoi que ce soit au tribunal. Dans la mesure où leur comportement est assimilable à de la collusion, il l'est au sens le plus technique du terme. Quelle que soit la menace qu'il représente pour l'intégrité du système de justice, c'est assurément une faible menace.
[55] Par contre, vu la conclusion du juge du procès, il faut passer à la deuxième étape du test et se demander si une autre réparation, moindre que l'arrêt des procédures, permettrait de corriger le préjudice causé à l'intégrité du système de justice par la collusion.
[56] Deux problèmes touchant l'intégrité du système de justice se dégagent de la conclusion de collusion tirée par le juge du procès : (1) le caractère irrégulier de la collusion policière visant à induire le tribunal en erreur et (2) la tentative du ministère public de produire en preuve l'arme à feu contre M. Piccirilli dans la foulée de cette conclusion. Ces deux actes sont manifestement inopportuns. Pourtant, le juge du procès disposait d'une autre mesure de réparation qui lui aurait permis de remédier à ces deux actes : refuser d'admettre en preuve l'arme à feu contre M. Piccirilli même si l' art. 8 de la Charte ne conférait pas à ce dernier qualité pour en contester la recevabilité. Le juge du procès a commis une erreur en négligeant d'examiner cette solution de rechange.
[57] L'exclusion de l'arme à feu à l'égard de M. Piccirilli aurait pour effet de dissocier le tribunal de la collusion des policiers et de la tentative malavisée du ministère public de la produire en preuve contre M. Piccirilli en dépit de la conclusion de collusion. Ces deux actes répréhensibles visaient la même fin : faire admettre l'arme à feu en preuve. Le fait de l'exclure à l'endroit de M. Piccirilli — même si elle était vraisemblablement admissible contre lui — aurait écarté du procès cet élément de preuve problématique, et permis au tribunal de se dissocier de l'acte répréhensible en question. Une fois l'arme à feu exclue, on ne pourrait pas affirmer que l'acte répréhensible a encore une incidence sur l'intégrité du système de justice. À mon avis, cette réparation corrigerait entièrement tout préjudice causé au système de justice par la conduite reprochée. Il n'est donc pas nécessaire de poursuivre l'analyse.
(3) Le comportement menaçant du ministère public
[58] En définitive, c'est le comportement menaçant du ministère public qui me semble déterminant en l'espèce.
[59] Il faut dès le départ établir clairement la distinction entre la conduite du ministère public en l'espèce et les méthodes légitimes de négociation d'un plaidoyer. Le substitut du procureur général est parfaitement en droit de dire qu'il retirera certaines accusations fondées sur la preuve si l'accusé avoue sa culpabilité. Il est aussi en droit d'aviser l'avocat de la défense que, si des éléments de preuve présentés à l'enquête préliminaire étayent d'autres accusations, celles‑ci seront peut‑être ajoutées à l'acte d'accusation en vertu de l' al. 574(1) b ) du Code criminel [7] . Dans les cas où le procureur du ministère public a des discussions de ce genre avec l'avocat de la défense après la communication d'une partie importante des renseignements, l'accusé et son avocat sont à même de prendre une décision éclairée sur la marche à suivre, et il n'y a aucune irrégularité.
[60] La conduite du ministère public en l'espèce était toutefois d'une autre nature. Les commentaires qui lui sont reprochés ont été formulés au début des procédures, soit avant que les appelants et leurs avocats n'aient reçu suffisamment de renseignements pour être en mesure de décider de façon éclairée de la stratégie qu'ils voulaient adopter. Qui plus est, les commentaires ont été faits au moins une fois en présence d'un des appelants, M. Piccirilli. En outre, les propos de la substitut du procureur général n'étaient rien de moins que menaçants. M. Piccirilli s'est fait dire notamment que, s'il ne réglait pas, le « train [allait] le frapper ». Autrement dit, les menaces de la substitut du procureur général visaient à faire pression sur les appelants pour qu'ils renoncent à leur droit à un procès.
[61] La tactique d'intimidation à laquelle a eu recours M e Tremblay était indubitablement répréhensible et indigne de sa charge. Elle ne doit être utilisée de nouveau ni par M e Tremblay, ni par aucun autre substitut du procureur général. À ce titre, M e Tremblay exerçait une fonction quasi judiciaire. Son travail consistait à [ traduction ] « aider le tribunal à rendre justice, et non à agir comme avocat[e] d'une personne ou d'une partie » ( Boucher c. The Queen , [1955] R.C.S. 16, p. 25). En menaçant M. Piccirilli de l'inculper d'autres infractions s'il n'avouait pas sa culpabilité, M e Tremblay a trahi sa fonction de substitut du procureur général. C'est manifestement le genre de conduite dont le tribunal doit se dissocier.
[62] Les menaces doivent toutefois être replacées dans leur contexte. Avec égards, le juge du procès ne l'a pas fait. En effet, en l'espèce, le juge du procès a négligé de tenir compte de plusieurs facteurs. En toute déférence, il a commis une erreur à cet égard.
[63] Les menaces ont été proférées plus d'un an avant l'ouverture du procès. Les 18 mois de silence des appelants et de leurs avocats jettent un certain éclairage sur la mesure dans laquelle ils ont pris les menaces au sérieux. Si elles avaient été prises au sérieux, on aurait pu s'attendre à ce que les avocats réagissent sur‑le‑champ. Il ne convenait assurément pas de ne rien faire pendant plus d'un an avant de demander l'arrêt des procédures au milieu du procès. L'avocat aurait plutôt dû sommer M e Tremblay de s'expliquer et, à défaut d'une réponse adéquate de sa part, porter sur‑le‑champ la question à l'attention d'un des supérieurs de M e Tremblay ou d'un juge. Ainsi, il aurait été possible de retirer M e Tremblay du dossier dès le début de l'instance. Quoi qu'il en soit, en fin de compte, elle a été retirée du dossier des mois avant le début du procès et c'est seulement six mois après le début du procès que les menaces ont été dévoilées pour la première fois.
[64] Je le rappelle, le contexte est crucial lorsqu'il s'agit d'examiner la gravité du comportement menaçant. Quand la conduite répréhensible a été dévoilée, M e Tremblay n'occupait plus et n'intervenait plus dans le dossier depuis longtemps. Le juge du procès a certes pris acte de ce fait, mais il n'a pas considéré que c'était un facteur atténuant, parce que le bureau du substitut du procureur général n'a rien fait « pour remédier ou même tenter de remédier à la situation » après le dévoilement des menaces. Au contraire, ce bureau « s'est cambré dans ses positions » (par. 66). Avec égards, cette observation ne traduit pas fidèlement les faits. Au moment où on a révélé les menaces pour la première fois, elles n'étaient pas établies et l'état de santé de M e Tremblay ne lui permettait pas de témoigner [8] . Le bureau du substitut du procureur général n'a pas cautionné les agissements de M e Tremblay, mais il a simplement laissé aux appelants le soin de prouver les menaces. On ne peut certainement pas reprocher au bureau du substitut du procureur général d'avoir procédé de cette façon, surtout en l'absence de preuve laissant croire que M e Tremblay agissait systématiquement ainsi.
[65] De surcroît, le juge du procès n'a pas tenu compte du temps écoulé entre le moment où les menaces avaient été proférées et celui où elles avaient été révélées la première fois. Il n'en a d'ailleurs pas parlé dans ses motifs. Bien que je convienne de façon générale à cet égard avec la juge Abella que le passage du temps en soi ne saurait « remédier rétroactivement à une conduite intolérable de l'État » (par. 82), l'importance qu'il revêt en l'espèce tient au fait qu'il sert de jalon pour mesurer le niveau de gravité attribué par la défense à la conduite de M e Tremblay. Le fait que l'avocat de la défense n'a pris aucune mesure pendant plus d'un an pour exprimer ses préoccupations — et qu'il les a exprimées de manière presque fortuite dans le cadre d'une requête concernant le délai fondée sur l' al. 11 b ) — jette un éclairage important à ce sujet. Le juge du procès a commis une erreur en n'en tenant pas compte.
[66] De toute évidence, la conduite répréhensible de M e Tremblay était suffisamment grave pour que le tribunal passe à la deuxième étape du test. Cela dit, j'estime avec égards que, si on prend en considération les facteurs atténuants dont le juge du procès n'a pas tenu compte, sa conclusion selon laquelle les menaces ont constitué « un abus des plus graves » n'est tout simplement pas établie (par. 78).
[67] Passons à la deuxième étape du test. Puisque personne n'a soutenu qu'il existait une autre réparation permettant de corriger le préjudice causé à l'intégrité du système de justice par les menaces, je n'ai pas à décider en définitive si une telle réparation existait bel et bien. Je passe plutôt à la troisième étape du test, soit celle de déterminer si la conduite de M e Tremblay était suffisamment grave pour justifier l'arrêt des procédures.
[68] La réponse réside dans la mise en balance, un exercice auquel ne s'est pas livré le juge du procès. Il s'agit à cette étape de déterminer si l'intégrité du système de justice est mieux préservée par l'arrêt des procédures ou par la tenue d'un procès malgré le comportement menaçant de la substitut du procureur général.
[69] Cette mise en balance exige que l'on soupèse la gravité de la conduite répréhensible par rapport à l'intérêt de la société dans la tenue d'un procès. Le caractère très grave des accusations portées contre les appelants — 22 accusations relatives aux armes à feu, aux drogues illégales et au crime organisé — revêt une grande importance à cette étape. La société tient énormément à ce que justice soit faite par un tribunal et que la culpabilité ou l'innocence des appelants soit établie au terme d'un procès complet sur le fond. Lorsque la conduite répréhensible attaquée — des menaces proférées plus d'un an avant le procès par une substitut du procureur général n'occupant plus au dossier — est soupesée par rapport à l'intérêt pour la société à ce qu'un procès soit tenu, je ne suis pas convaincu qu'il s'agit de l'un des « cas les plus manifestes » où la réparation exceptionnelle que constitue l'arrêt des procédures est justifiée.
[70] Les appelants soutiennent que la présente affaire s'apparente à États‑Unis d'Amérique c. Cobb , 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587, une affaire où la Cour a confirmé l'arrêt des procédures. Les accusés dans Cobb faisaient l'objet de procédures d'extradition du Canada vers les États‑Unis. L'arrêt des procédures leur a été accordé après que le poursuivant américain au dossier a laissé entendre aux médias que les fugitifs refusant de collaborer seraient victimes de viol en prison, et que le juge chargé de présider leur procès aux États‑Unis a dit que les défendeurs refusant de collaborer se verraient infliger la peine d'emprisonnement la plus lourde prévue par la loi.
[71] La présente espèce est très différente de l'affaire Cobb , dans laquelle le poursuivant américain avait menacé les accusés de violence sexuelle. En l'espèce, la substitut du procureur général a menacé de porter d'autres accusations contre les accusés s'ils n'avouaient pas leur culpabilité. Malgré leur caractère inapproprié, les menaces visaient quelque chose qu'elle aurait pu faire à bon droit en vertu de l' al. 574(1) b ) du Code criminel . Par ailleurs, la décision d'arrêter les procédures dans Cobb était motivée en grande partie par le fait que le poursuivant ayant proféré les menaces est demeuré responsable des poursuites. En effet, dans cette affaire, la Cour a souligné que, s'ils étaient extradés, les accusés feraient face à un « climat [. . .] hostile » dans lequel le poursuivant et le juge américains joueraient un « rôle important, voire décisif », dans la détermination de leur « sort ultime » ( Cobb , par. 43). En l'espèce, M e Tremblay a cessé d'occuper dans le dossier bien avant l'ouverture du procès. À mon sens, Cobb n'aide guère, voire pas du tout, la cause des appelants.
VI. Conclusion
[72] Pour décider que l'arrêt des procédures est injustifié en l'espèce, j'ai étudié séparément les trois actes répréhensibles allégués. La conduite du ministère public consistant à obtenir le dossier médical de M. Piccirilli n'a aucunement porté préjudice à l'intégrité du système de justice. Quant au tort causé par la conclusion de collusion policière, il était possible d'y remédier en accordant une autre mesure de réparation, soit l'exclusion de l'arme à feu de la preuve présentée contre les deux appelants. Finalement, le comportement menaçant du ministère public, quoique répréhensible, ne se rapprochait pas du type de conduite choquante nécessaire pour justifier l'arrêt des procédures.
[73] La présente affaire se prêtait à une approche fractionnée. Les trois actes répréhensibles reprochés étaient distincts et ils ont été commis à des moments différents par des auteurs différents. Il n'y avait aucun lien entre eux. En outre, c'est dans un seul des cas, soit le comportement menaçant de la substitut du procureur général, qu'il fallait passer à la troisième étape du test et mettre en balance la conduite répréhensible du ministère public, d'une part, et l'intérêt pour la société qu'un procès soit tenu sur le fond, d'autre part. Cela dit, je n'affirme pas que l'on devrait toujours adopter une telle approche fractionnée. En effet, le juge tenu de mettre en balance plusieurs incidents d'inconduite et l'intérêt de la société dans la tenue d'un procès voudra presque assurément examiner la conduite globalement et dans son contexte intégral. De plus, il peut y avoir des cas où la nature et le nombre des incidents considérés globalement nécessiteraient l'arrêt des procédures même si, pris isolément, ils ne le justifieraient pas. Mais tel n'est pas le cas ici.
[74] Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter les pourvois.
Version française des motifs rendus par
[75] La juge Abella (dissidente) — L'arrêt des procédures ne doit être ordonné que dans les cas les plus manifestes, comme le souligne le juge Moldaver, puisqu'il a pour effet d'empêcher la tenue d'un procès qui tranche l'affaire sur le fond, ce à quoi ont droit le public et les parties. Cependant, le public est aussi en droit d'avoir confiance dans l'intégrité du système de justice. Le substitut du procureur général qui profère des menaces dans le but d'intimider l'accusé pour qu'il renonce à son droit à un procès porte un coup fatal au cœur de la confiance du public dans cette intégrité.
Analyse
[76] En cas d'abus de procédure, l'arrêt des procédures peut se justifier s'agissant de la catégorie résiduelle dans les cas où la conduite de l'État « contrev[ient] aux notions fondamentales de justice et [. . .] min[e] ainsi l'intégrité du processus judiciaire » ( R. c. O'Connor , [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73). L'arrêt des procédures peut se justifier dans des cas exceptionnels, lorsque la conduite « est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant » ( Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass , [1997] 3 R.C.S. 391, par. 91).
[77] Deux intérêts publics entrent en jeu : « l'atteinte au franc‑jeu et à la décence » et l'intérêt à ce que « les infractions criminelles soient efficacement poursuivies ». Lorsque l'atteinte est « disproportionnée », l'administration de la justice est « mieux servie par l'arrêt des procédures » ( R. c. Conway , [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667).
[78] Autrement dit, lorsque la conduite est si profondément et manifestement incompatible avec ce qu'exige, aux yeux du public, un système de justice équitable, la tenue d'un procès revient à tolérer une conduite impardonnable.
[79] La substitut du procureur général sur qui porte principalement le présent pourvoi a menacé un des accusés, Sergio Piccirilli, à trois occasions distinctes. Les menaces ont été adressées deux fois à M. Piccirilli en personne et une fois à son avocat. Selon toutes ces menaces, M. Piccirilli serait accusé d'autres infractions graves s'il ne plaidait pas coupable. À l'ouverture du procès, plusieurs mois après la dernière menace, la substitut du procureur général était en congé de maladie et une nouvelle procureure avait été affectée au dossier. De nouvelles accusations ont effectivement été déposées.
[80] Le juge du procès a conclu que le comportement de la substitut du procureur général était « fait de mauvaise foi », « inacceptable », « intolérabl[e] », « injustifiable », et que c'était un des « cas exceptionnels et rares » où l'arrêt des procédures se justifiait.
[81] La Cour d'appel a elle aussi jugé que les menaces étaient « inacceptable[s] » et « outrageante[s] », mais elle a conclu que le juge du procès avait fait erreur en ordonnant l'arrêt des procédures parce qu'il n'avait ni procédé à une mise en balance adéquate, ni tenu compte suffisamment du contexte. Ce contexte comprenait le fait que les menaces remontaient à plus d'un an avant le début du procès, que l'avocat n'avait pas réagi sur‑le‑champ, et que la substitut du procureur général avait été remplacée pour des raisons de santé des mois avant l'ouverture du procès. Autrement dit, le passage du temps et le changement de personnel auraient atténué l'incidence des menaces.
[82] Or, avec égards, le passage du temps n'a pas pour effet d'atténuer ce qui constitue une conduite impardonnable. Le temps n'est pas une réparation prévue par la loi en cas de manquement fondamental à la fonction du ministère public, et il ne saurait remédier rétroactivement à une conduite intolérable de l'État. Par conséquent, le fait que le juge du procès n'a pas mentionné le passage du temps lorsqu'il a évalué l'incidence des menaces sur la confiance du public dans un système de justice équitable découle précisément du fait que ce n'était pas pertinent. C'est la profération des menaces en tant que telle qui était déterminante, et non le moment où elles ont été proférées ( États-Unis d'Amérique c. Shulman , [2001] 1 R.C.S. 616).
[83] Par ailleurs, je ne suis pas convaincue qu'une mise en balance s'imposait en l'espèce. Le juge du procès a conclu sans équivoque que l'abus justifiait l'arrêt des procédures. On ne retrouvait aucunement dans la présente affaire l'incertitude quant au bien‑fondé de l'arrêt des procédures qui, selon la Cour, constitue une condition préalable au besoin de procéder à une mise en balance ( Tobiass , par. 92; R. c. Regan , [2002] 1 R.C.S. 297, par. 57).
[84] Quoi qu'il en soit, je ne vois pas du tout comment cette mise en balance devrait se faire. Lorsque le juge du procès conclut qu'une conduite est « si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant » ( Tobiass , par. 91), avec quoi faut‑il mettre en balance cette conduite particulièrement grave de l'État? Lorsque le juge du procès conclut à l'impossibilité de tolérer la conduite en question parce qu'elle choque aussi profondément le sens de la justice du public, il me paraît conceptuellement illogique de demander malgré tout au tribunal d'affaiblir sa propre conclusion en pesant de nouveau le côté de la balance où se trouve l'intérêt du public dans la tenue d'un procès sur le fond. C'est une chose d'exiger du juge du procès qu'il considère les « intérêts en jeu qui s'opposent » ( R. c. Bellusci , [2012] 2 R.C.S. 509, par. 29) avant de conclure à l'impossibilité de tolérer la conduite de l'État, mais comment, après avoir tiré cette conclusion, le juge peut‑il soumettre pareille conduite à une autre mise en balance des facteurs afin de déterminer si elle est néanmoins pardonnable?
[85] Certes, le public a intérêt à ce qu'il y ait des procès sur le fond, mais il a bien davantage intérêt à savoir que l'État privilégie l'équité aux dépens de la célérité lorsqu'il participe à des procédures, notamment celles susceptibles d'entraîner la perte de liberté. La justice ne se limite pas aux résultats, elle s'étend aussi à la manière de les atteindre. Lorsqu'un substitut du procureur général menace l'accusé de porter d'autres accusations contre lui s'il n'avoue pas sa culpabilité, l'intérêt du public dans l'issue d'un procès doit céder le pas à l'intérêt transcendant d'assurer la confiance du public dans l'intégrité du système de justice.
[86] Dans l'arrêt Bellusci , la Cour a souligné à l'intention des tribunaux d'appel l'importance de faire preuve de retenue à l'égard des conclusions du juge du procès et de n'intervenir que si ce dernier « s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice » (par. 17; voir aussi Regan , par. 117; Tobiass , par. 87). Il n'y a eu ni erreur, ni injustice de ce genre en l'espèce. Au contraire, le juge du procès a conclu que l'arrêt des procédures se justifiait pour empêcher que le système de justice lui‑même subisse une injustice. Je suis d'accord.
[87] Je suis d'avis d'accueillir les pourvois.
Pourvois rejetés, la juge Abella est dissidente.
Procureurs de l'appelant Antal Babos : Étude Légale Franco Schiro, Montréal.
Procureurs de l'appelant Sergio Piccirilli : Pilon & Associés, Montréal.
Procureur de l'intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Montréal et Ottawa.

[1] Le numéro « 577 » désigne l' art. 577 du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , qui confère au substitut du procureur général le pouvoir de présenter un « acte d'accusation », contournant ainsi le droit de l'accusé à une enquête préliminaire.
[2] À l'enquête préliminaire, l'agent Brière a dit avoir ouvert le coffre de la voiture.
[3] L'agent Brière a affirmé que M. Babos avait ouvert le coffre en majeure partie et que lui‑même l'avait ouvert « un petit peu » (d.a., vol. III, p. 217).

[4] En fin de compte, le juge du procès n'a jamais statué de façon définitive sur l'admissibilité en preuve de l'arme à feu à l'égard de M. Piccirilli. Il a plutôt fini par arrêter les procédures engagées contre lui et, ce faisant, il a pris en considération la tentative du ministère public de présenter l'arme à feu en preuve contre M. Piccirilli même s'il avait conclu plus tôt à la collusion des policiers.
[5] La question de savoir si la conduite reprochée constitue un problème systémique et persistant ou est uniquement chose du passé peut également s'avérer pertinente à ce stade. Si la conduite en question se poursuit et est systémique, il peut être plus difficile pour le tribunal de s'en dissocier en optant pour une solution moins draconienne que l'arrêt des procédures.
[6] Certes, le refus initial du ministère public de dévoiler la provenance des renseignements était étrange, mais il fut de courte durée.
[7] L' alinéa 574(1) b ) du Code criminel permet au ministère public de porter des accusations additionnelles qui sont étayées par la preuve présentée à l'enquête préliminaire.
[8] On a présenté à la Cour un nouvel élément de preuve dans lequel M e Tremblay nie avoir, à quelque moment que ce soit, proféré les menaces en question. Étant donné l'issue du pourvoi, cet élément de preuve n'est pas pertinent et point n'est besoin d'examiner la requête du ministère public en vue de le présenter.



Références :
Proposition de citation de la décision: R. c. Babos


Origine de la décision
Date de la décision : 21/02/2014
Date de l'import : 26/10/2014

Fonds documentaire ?: Lexum


Numérotation
Référence neutre : 2014 CSC 16 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2014-02-21;2014.csc.16 ?

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