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01/06/2018 | CANADA | N°2018CSC27

Canada | Canada, Cour suprême, 01 juin 2018, 2018CSC27


Répertorié : Groia c. Barreau du Haut‑Canada

No du greffe : 37112.

en appel de la cour d’appel de l’Ontario

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement (par. 1 à 161) : Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Wagner et Brown)

Motifs concordants (par. 162 à 174) : La juge Côté

Motifs dissidents (par. 175 à 233) : Les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe

Directric

e des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Saskatchewan, Tribunal du Barre...

Répertorié : Groia c. Barreau du Haut‑Canada

No du greffe : 37112.

en appel de la cour d’appel de l’Ontario

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement (par. 1 à 161) : Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Wagner et Brown)

Motifs concordants (par. 162 à 174) : La juge Côté

Motifs dissidents (par. 175 à 233) : Les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe

Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Saskatchewan, Tribunal du Barreau, Société des plaideurs, Barreau du Québec, Association canadienne des libertés civiles, British Columbia Civil Liberties Association, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario, Ontario Trial Lawyers Association, Association du Barreau canadien et Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Intervenants

Arrêt (les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Wagner et Brown : La norme de contrôle applicable à la décision du comité d’appel est celle de la décision raisonnable. Dans ses décisions, la Cour a établi que la norme applicable aux conclusions de manquement professionnel tirées par un ordre professionnel ainsi qu’aux sanctions imposées à cet égard est celle de la décision raisonnable. En outre, dans la jurisprudence de la Cour qui a suivi l’arrêt Dunsmuir, il a été fermement établi que la décision d’un organisme administratif spécialisé qui interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat commande la déférence des cours de justice et que la norme de contrôle applicable à ces décisions est présumée être celle de la décision raisonnable. Cette présomption s’applique en l’espèce : la méthode adoptée par le comité d’appel pour déterminer à quel moment une incivilité équivaut à un manquement professionnel et son application de cette méthode pour évaluer la conduite d’un avocat requiert l’interprétation du Code de déontologie édicté sous le régime de sa loi constitutive ainsi que l’application, à la discrétion du comité, de principes généraux aux faits qui lui ont été soumis.

La présomption de déférence n’a pas été réfutée. La question de déterminer à quel moment un comportement en cour équivaut à un manquement professionnel ne relève pas de la catégorie de questions d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise du décideur, pour lesquelles il conviendrait d’appliquer la norme de la décision correcte. Bien que l’on puisse soutenir que les comportements admissibles des avocats en cour revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, on ne saurait affirmer qu’évaluer si une incivilité équivaut à un manquement professionnel est une question étrangère au domaine d’expertise des barreaux. Au contraire, les tribunaux disciplinaires des barreaux ont l’expertise voulue pour réglementer la profession juridique, et les comités de discipline des barreaux sont formés, en partie, d’autres avocats qui sont conscients des problèmes et des frustrations auxquels les juristes sont confrontés. De plus, la norme de contrôle qui commande la déférence ne menace pas le pouvoir du juge du procès de contrôler le déroulement de l’instance dans sa salle d’audience. Celui-ci est libre de le faire sans égard au degré de déférence qu’une autre cour accordera à la décision disciplinaire du Barreau. Le fait que le comportement a eu lieu dans une salle d’audience est un facteur contextuel important qui doit être pris en considération lorsqu’on évalue si ce comportement équivaut à un manquement professionnel; il n’a toutefois aucune incidence sur la norme de contrôle applicable.

La méthode multifactorielle et axée sur le contexte élaborée par le comité d’appel pour analyser si le comportement d’un avocat en salle d’audience franchit la ligne du manquement professionnel pour incivilité est appropriée. D’abord, le comité d’appel a reconnu l’importance de la civilité dans l’exercice de la profession juridique et le besoin correspondant de cibler les comportements qui nuisent à l’administration de la justice et à l’équité des procès, tout en demeurant attentif à l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur — une obligation particulièrement importante en contexte criminel en raison du droit constitutionnel du client de présenter une défense pleine et entière. Le comité d’appel a reconnu la nécessité d’élaborer une méthode qui éviterait de décourager l’avocat de défendre son client avec la fermeté qui est parfois nécessaire pour faire progresser sa cause.

Ensuite, le comité d’appel a élaboré une méthode qui est à la fois souple et précise. Il n’est pratiquement pas possible ni même souhaitable de définir strictement à quel moment une incivilité dans la salle d’audience équivaut à un manquement professionnel; la méthode pour déterminer si le comportement de l’avocat justifie une conclusion de manquement professionnel doit plutôt demeurer axée sur le contexte et être suffisamment souple pour évaluer le comportement qui découle de l’éventail de situations dans lesquelles les avocats peuvent se trouver. Les normes de civilité doivent néanmoins être formulées avec suffisamment de précision. La méthode élaborée par le comité d’appel établit un équilibre raisonnable entre la souplesse et la précision : elle fixe un point de repère raisonnablement précis qui indique aux avocats les limites permises du comportement éthique en salle d’audience, en énonçant une série de facteurs contextuels — les remarques que l’avocat a formulées, la manière dont elles ont été formulées et la fréquence à laquelle elles l’ont été, ainsi que la réaction du juge présidant l’audience face au comportement de l’avocat — qui doivent généralement être examinés pour évaluer la conduite de l’avocat, et en décrivant comment ces facteurs s’appliquent lorsqu’il s’agit de procéder à cette évaluation.

Pour ce qui est des remarques formulées par l’avocat, bien qu’elles ne suffisent pas à elles seules à juger de l’existence d’un manquement professionnel, le comité d’appel a déterminé que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite, ou toute autre contestation de l’intégrité de l’avocat de la partie adverse, franchissent la ligne du manquement professionnel, sauf si elles sont formulées de bonne foi et raisonnablement fondées. Le fait d’exiger un fondement raisonnable relativement aux allégations assure une protection contre les attaques insoutenables qui ternissent la réputation de l’avocat de la partie adverse, sans freiner la détermination des avocats de représenter leurs clients avec vigueur. Or, la norme relative au fondement raisonnable n’est pas un critère exigeant. Contester l’intégrité de l’avocat de la partie adverse sur le fondement d’une opinion juridique sincère, bien qu’erronée, ne constitue pas un manquement professionnel pour incivilité, pour autant que cette contestation repose sur un fondement factuel suffisant, de telle sorte que si l’opinion juridique avait été correcte, la contestation aurait été justifiée. Il ne s’agit pas non plus d’un manquement professionnel que d’invoquer un argument juridique novateur qui est ultimement rejeté par le tribunal. L’examen de la bonne foi suppose de se demander ce que l’avocat croyait réellement lorsqu’il a énoncé les allégations. En revanche, l’examen du « fondement raisonnable » exige que les barreaux regardent au‑delà du point de vue de l’avocat et qu’ils examinent le fondement des allégations. Se pencher sur le caractère raisonnable de la position juridique d’un avocat à cette étape-ci imposerait, dans les faits, une norme obligatoire minimale de compétence juridique dans le contexte de l’incivilité, ce qui permettrait à un barreau de déclarer un avocat coupable de manquement professionnel pour incivilité pour quelque chose que cet avocat, selon le barreau, aurait dû savoir ou aurait dû faire. Cela risquerait de ternir indûment la réputation de l’avocat et de freiner sa détermination de représenter son client avec vigueur.

Pour ce qui est de la fréquence à laquelle les propos ont été formulés et la manière dont ils l’ont été, le comité d’appel a souligné que, en règle générale, l’avocat qui multiplie les attaques personnelles et qui tient des propos dégradants, sarcastiques ou autrement déplacés risque davantage de faire l’objet de mesures disciplinaires. En ce qui concerne la réaction du juge présidant le procès face au comportement de l’avocat, lorsque le comportement reproché est adopté dans une salle d’audience, les interventions du juge à cet égard, le cas échéant, et la façon dont l’avocat modifie son comportement par la suite sont pertinentes.

Enfin, la méthode appliquée par le comité d’appel permet aussi aux tribunaux disciplinaires des barreaux de faire une mise en balance proportionnée de la liberté d’expression de l’avocat, d’une part, et du mandat que lui confie la loi, d’autre part. La souplesse de la méthode axée sur le contexte retenue par le comité d’appel pour évaluer le comportement d’un avocat ouvre la voie dans tous les cas à une mise en balance proportionnée. Le fait de tenir compte des circonstances particulières propres à chaque cas permet aux tribunaux disciplinaires des barreaux de soupeser avec justesse la valeur des propos attaqués. Ils peuvent en conséquence rendre une décision — en ce qui concerne une conclusion de manquement professionnel, mais aussi toute pénalité susceptible d’être infligée — qui résulte d’une mise en balance proportionnée du droit à la liberté d’expression de l’avocat et du mandat législatif du Barreau.

Même si la méthode qu’il a énoncée était appropriée, la conclusion de manquement professionnel pour incivilité qu’a rendue le comité d’appel contre G était déraisonnable. Premièrement, bien que le comité d’appel ait accepté que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite formulées par G avaient été faites en toute bonne foi, il s’est fondé sur les croyances juridiques sincères, mais erronées, de celui-ci quant à la communication de la preuve et à l’admissibilité des documents pour conclure que ses allégations n’avaient aucun fondement raisonnable. Le comité d’appel a reconnu que des assertions faites sur la base de croyances juridiques sincères, mais erronées, ne sauraient justifier une conclusion de manquement professionnel, et a en outre admis que, en portant ses allégations de conduite répréhensible à l’encontre des procureurs de la CVMO, G ne cherchait pas délibérément à présenter le droit sous un faux jour et n’était pas animé de mauvaises intentions. Pour autant, le comité d’appel s’est servi des erreurs de droit commises par G pour conclure que ses allégations répétées quant à la conduite répréhensible des avocats de la poursuite ne reposaient sur aucun fondement raisonnable. Le comité d’appel ne pouvait raisonnablement tirer une telle conclusion. Les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite faites sur la base d’une erreur juridique sincère, bien qu’erronée, sont raisonnablement fondées, pour autant qu’elles reposent sur un fondement factuel suffisant. Dès lors, la question de l’incivilité n’est pas celle de savoir si G a eu raison ou tort en droit; elle consiste plutôt à se demander si, en fonction de sa compréhension du droit, ses allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite — qui selon le comité d’appel ont été faites de bonne foi — reposaient sur un fondement factuel. En l’espèce, tel était le cas. Les erreurs de droit de G, associées à la conduite adoptée par les procureurs de la CVMO, ont constitué le fondement raisonnable des allégations de ce dernier. En conséquence, sur la base de la méthode adoptée par le comité d’appel, les allégations de G ont été formulées de bonne foi et étaient raisonnablement fondées.

Ensuite, les autres facteurs contextuels en l’espèce ne pouvaient pas non plus raisonnablement étayer la conclusion de manquement professionnel pour incivilité contre G. Le droit en matière d’abus de procédure, en constante évolution au moment des faits en cause, explique, du moins en partie, la fréquence des allégations de G; le juge qui présidait le procès a adopté une approche passive vis‑à‑vis de ces allégations; et le comportement de G a changé après que le juge du procès a émis des directives. Le comité d’appel n’a pas tenu compte de ces facteurs contextuels dans son analyse. Suivant le dossier dont il était saisi, il ne pouvait raisonnablement que conclure à l’absence de culpabilité de G pour manquement professionnel. Étant donné que, dans les circonstances de l’espèce, G ne pouvait raisonnablement être trouvé coupable de manquement professionnel, les plaintes formulées contre lui sont rejetées et il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire au Barreau.

La juge Côté : Il y a accord avec les juges majoritaires sur le fait que le comité d’appel du Barreau a commis une erreur lorsqu’il a déclaré G coupable de manquement professionnel et qu’il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire au Barreau.

Cependant, il y a désaccord quant à la norme de contrôle applicable. La conclusion de manquement professionnel tirée par le comité d’appel est susceptible de révision en fonction de la norme de la décision correcte, pour le motif que la conduite reprochée a eu lieu dans une salle d’audience. En appliquant l’approche énoncée dans Dunsmuir, on constate que la jurisprudence de la Cour ne dicte pas la norme de contrôle devant être utilisée dans le présent pourvoi. Le contexte de la présente affaire diffère des précédents quant à un aspect fondamental et déterminant : la conduite reprochée est survenue devant un juge en audience publique. Ce fait met en cause des impératifs constitutionnels relatifs à l’indépendance de la magistrature et à la capacité de cette dernière à contrôler ses propres procédures, et réfute la présomption d’assujettissement à la norme de la décision raisonnable. La norme de la décision correcte doit être appliquée parce que l’enquête du Barreau relativement au manquement professionnel en salle d’audience met en cause la relation constitutionnelle entre les cours de justice et les organismes de réglementation. L’indépendance judiciaire est, sans aucun doute, une pierre angulaire de la démocratie canadienne. Elle est essentielle à l’impartialité de la magistrature et au maintien de la primauté du droit. Une enquête d’un barreau quant à la conduite d’un avocat en salle d’audience risque d’empiéter sur la fonction de gestion de l’instance qu’exerce le juge et sur son pouvoir de sanctionner les comportements inappropriés. Pour protéger l’indépendance judiciaire ainsi que le pouvoir du juge de gérer l’instance qui se déroule devant lui comme bon lui semble, la magistrature — et non un organisme de réglementation, qui est une création des organes politiques du gouvernement — devrait avoir le dernier mot quant au caractère approprié du comportement de l’avocat adopté dans ce contexte. La norme de contrôle de la décision raisonnable, qui exige que les juges fassent preuve de déférence envers les décisions disciplinaires des barreaux, est contraire à cette prérogative. Par conséquent, il faut appliquer la norme de la décision correcte pour que soit dûment respectée la place garantie à la magistrature par la Constitution dans notre démocratie.

Les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe (dissidents) : Il y a accord avec les juges majoritaires sur le fait que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Le fait que le comportement d’un avocat se manifeste en salle d’audience n’a pour effet ni de priver le Barreau de son rôle légitime consistant à réglementer la profession ni de justifier un resserrement de l’examen judiciaire à effectuer. Il y a aussi accord avec l’opinion des juges majoritaires selon laquelle, dans sa formulation de la norme applicable aux cas de manquements professionnels, le comité d’appel du Barreau a su raisonnablement adopter une méthode contextuelle appelée à s’adapter au fondement factuel auquel elle s’applique.

Toutefois, il y a désaccord avec les juges majoritaires quant à la façon de disposer du présent pourvoi. La décision du comité d’appel était raisonnable et rien ne justifie de la modifier. En conséquence, le pourvoi devrait être rejeté. L’interprétation que font les juges majoritaires de la méthode établie par le comité d’appel en matière de manquement professionnel est fondamentalement erronée, et ceux‑ci soupèsent à nouveau la preuve afin d’arriver à un résultat différent. Une telle façon de faire est incompatible avec l’application de la norme de la décision raisonnable puisqu’elle substitue la décision de la Cour à celle du décideur choisi par le législateur. Dans le cas où, comme en l’espèce, l’analyse relative à la norme de contrôle mène à l’application de celle de la décision raisonnable, la déférence n’est pas une option. Les cours de révision doivent, par déférence, s’abstenir de procéder à une analyse trop critique et détaillée d’une décision dans le but de pouvoir conclure qu’elle est déraisonnable. Il s’ensuit qu’une cour de révision n’est pas autorisée non plus à suppléer aux motifs d’un décideur pour ainsi miner sa décision, pas plus qu’elle n’est autorisée à soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les facteurs contextuels pris en compte par le décideur. Le contrôle d’une décision suivant la norme de la décision raisonnable doit toujours avoir comme point de départ les motifs de la décision en cause. Le dossier en l’espèce ne révèle aucune raison d’intervenir à l’égard de la décision du comité d’appel qui a procédé à une analyse convaincante, logique, transparente et fondée sur la preuve.

Les cours de révision devraient donner effet à la décision du comité d’appel d’adopter une méthode fondée sur des considérations tant subjectives qu’objectives (c.‑à‑d. exiger la bonne foi et un fondement raisonnable pour les allégations de manquement professionnel ou pour celles attaquant l’intégrité de l’avocat de la partie adverse). Le comité d’appel était autorisé à examiner tant le fondement factuel que le fondement juridique des allégations en cause, et pouvait conclure à l’absence de fondement raisonnable — qu’il soit factuel ou juridique — pour justifier les allégations soulevées par G. La portée de son mandat permet au comité d’appel de décider de toute question de fait ou de droit qui est soulevée dans une instance introduite devant lui. Par conséquent, il était en droit de se demander s’il existait un fondement raisonnable aux allégations. Dans l’examen du caractère raisonnable d’allégations, contrairement à celui de la bonne foi de la personne qui les formule, il faut se demander si les allégations avaient, de façon objective, un fondement juridique ou factuel. Il est justifié que le comité d’appel procède de la sorte compte tenu des graves conséquences que peuvent avoir des attaques irresponsables sur la réputation des avocats de la partie adverse ainsi que sur la perception qu’a le public du système de justice. Le fait d’amalgamer les éléments subjectifs et objectifs de cette démarche limite le pouvoir du comité d’appel d’évaluer le caractère raisonnable d’arguments juridiques pour décider si l’avocat en cause agissait de bonne foi. Le comité d’appel pouvait conclure qu’un avocat qui allègue erronément la conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou qui porte atteinte à l’intégrité des avocats de la partie adverse ne peut pas être à l’abri d’une sanction professionnelle en raison de son incompétence.

Afin de décider si les allégations de G dépassaient les bornes et constituaient un manquement professionnel, le comité d’appel a usé de son expertise et déterminé comment il allait apprécier la preuve dans son ensemble. Le comité d’appel pouvait soupeser la preuve comme il l’a fait. Ses conclusions étaient amplement étayées par le dossier, tout comme ses conclusions sur l’effet cumulatif de la conduite de G. En définitive, les motifs appuyaient la conclusion du comité d’appel selon laquelle G a commis un manquement professionnel. Tant le raisonnement derrière les motifs que la preuve qui les sous-tend étaient valables. Il s’agit d’une décision justifiable, intelligible et transparente qui appartient aux issues raisonnables.

Dans sa décision, le comité d’appel a aussi su mettre en balance de façon proportionnée l’importance de la liberté d’expression et son mandat consistant à veiller à ce que les avocats agissent de façon professionnelle. Le comité d’appel était conscient de l’importance du droit à la liberté d’expression dont jouissent les avocats et du rôle essentiel que joue la défense passionnée des droits dans notre système. Pour s’assurer que ces principes n’étaient pas limités au-delà du nécessaire, le comité d’appel a adopté une méthode contextuelle qui prend en compte la dynamique d’une salle de cour. Il était raisonnable qu’il conclue que, dans le contexte du procès en l’espèce, la défense passionnée des droits de son client n’exigeait pas de G qu’il formule des allégations non fondées de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite, qu’il attaque l’intégrité de ses adversaires ou qu’il ait fréquemment recours à des injures pour les décrire.

Les répercussions de la décision des juges majoritaires sont source d’un certain nombre de préoccupations, soit qu’elle protège les allégations erronées de toute réprimande par les barreaux, qu’elle entraîne la légitimation des comportements inappropriés et qu’elle risque de compromettre l’administration de la justice et le changement de culture réclamé par la Cour ces dernières années. Qui plus est, l’annulation de la décision du comité d’appel risque de saper la capacité des barreaux à favoriser le règlement efficace des différends. Les barreaux ont un rôle important à jouer dans le changement de culture qui doit s’opérer. Les décisions qu’ils rendent en matière de manquement professionnel commandent la déférence.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

Arrêts appliqués : Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; arrêts mentionnés : R. c. Felderhof, 2007 ONCJ 345, 224 C.C.C. (3d) 97; R. c. Felderhof, 2002 CanLII 41888, conf. par (2003), 68 O.R. (3d) 481; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S 190; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445; Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649; Re Stevens and Law Society of Upper Canada (1979), 55 O.R. (2d) 405; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; Marchand (Litigation Guardian) c. Public General Hospital Society of Chatham (2000), 51 O.R. (3d) 97; Phillips c. Ford Motor Co. (1971), 18 D.L.R. (3d) 641; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401; Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, [2017] 1 R.C.S. 478; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782; R. c. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359; Histed c. Law Society of Manitoba, 2007 MBCA 150, 225 Man. R. (2d) 74; Law Society of Upper Canada c. Wagman, 2008 ONLSAP 14; Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39; R. c. Henderson (1999), 44 O.R. (3d) 646; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680; R. c. Clement (2002), 166 C.C.C. (3d) 219; Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, [2004] 1 R.C.S. 3.

Citée par la juge Côté

Arrêt appliqué : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; distinction d’avec les arrêts : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; arrêts mentionnés : McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; Mackeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796.

Citée par les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe (dissidents)

Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority, 2016 CSC 25, [2016] 1 R.C.S. 587; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; R. c. Felderhof (2003), 235 D.L.R. (4th) 131; R. c. Felderhof, 2002 CanLII 41888; R. c. Felderhof, 2003 CanLII 41569; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b) , 7 .

Code de déontologie pris en vertu de la Loi sur la Société du barreau, L.R.O. 1980, c. 233 (en vigueur du 30 janvier 1987 au 31 octobre 2000).

Code de déontologie pris en vertu de la Loi sur le barreau, L.R.O. 1990, c. L.8. (en vigueur du 1er novembre 2000 au 30 septembre 2014), règles 2 ,01, 4,01(1), (6), 6,03(1).

Code de déontologie pris en vertu de la Loi sur le barreau, L.R.O. 1990, c. L.8. (en vigueur le 1er octobre 2014 et mis à jour le 28 septembre 2017), règles 2.1-1, 2.1-2 , 3.1, 5.1-1, 5.1-5, 5.6-1, 7.2-1, 7.2-4.

Loi sur le Barreau, L.R.O. 1990, c. L.8, art. 4,1, 4,2, 34(1), 49,35(1), 62(0,1)10.

Doctrine et autres documents cités

Code, Michael. « Counsel’s Duty of Civility : An Essential Component of Fair Trials and an Effective Justice System » (2007), 11 Rev. can. D.P. 97.

Cory, Peter deC. The Inquiry Regarding Thomas Sophonow : The Investigation, Prosecution and Consideration of Entitlement to Compensation, Winnipeg Manitoba Justice, 2001.

Dyzenhaus, David. « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », in Michael Taggart, ed., The Province of Administrative Law, Oxford, Hart, 1997, 279.

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges MacPherson, Cronk et Brown), 2016 ONCA 471, 131 O.R. (3d) 1, 352 O.A.C. 210, 358 C.R.R. (2d) 1, 1 Admin L.R. (6th) 175, [2016] O.J. No. 3094 (QL), 2016 CarswellOnt 9453 (WL Can.), confirmant une décision de la Cour divisionnaire (les juges Sachs, Nordheimer et Harvison Young), 2015 ONSC 686, 124 O.R. (3d) 1, 330 O.A.C. 202, 382 D.L.R. (4th) 337, [2015] O.J No. 444 (QL), 2015 CarswellOnt 1238 (WL Can.), qui avait confirmé une décision du Comité d’appel du Barreau, 2013 ONLSAP 41, [2013] L.S.D.D. No. 186 (QL), 2013 CarswellOnt 19188 (WL Can.), qui avait confirmé en partie une décision du Comité d’audition du Barreau, 2012 ONLSHP 94, [2012] L.S.D.D. No. 92 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe sont dissidents.

Earl A. Cherniak, c.r, et Martin Mendelzon, pour l’appelant.

J. Thomas Curry, Jaan E. Lilles et Andrew M. Porter, pour l’intimé.

James D. Sutton et Allyson Ratsoy, pour l’intervenante la Directrice des poursuites pénales.

Milan Rupic, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Sharon H. Pratchler, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Lisa Mallia, pour l’intervenant le Tribunal du Barreau.

Terrence J. O’Sullivan, Deborah C. Templer et Matthew R. Law, pour l’intervenante la Société des plaideurs.

André‑Philippe Mallette, pour l’intervenant le Barreau du Québec.

Cara Zwibel, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Joseph J. Arvay, c.r., et Catherine George, pour les intervenantes British Columbia Civil Liberties Association et Independent Criminal Defence Advocacy Society.

Gregory DelBigio, c.r., et Alison M. Latimer, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.

Paul Cavalluzzo et Adrienne Telford, pour l’intervenante l’Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario.

Allan Rouben, Thomas Connolly et Darcy Romaine pour l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association.

Pierre Bienvenu, Andres C. Garin et Jean‑Christophe Martel, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

Frank Addario, Samara Secter et Robin Parker, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Wagner et Brown rendu par

Le juge Moldaver —

I. Aperçu

[1] Les procès constituent l’une des pierres angulaires de la démocratie constitutionnelle canadienne. Ils sont essentiels à la préservation d’une société civilisée. Ils constituent le mécanisme principal pour régler les litiges d’une façon juste, pacifique et ordonnée.

[2] Pour remplir leur fonction, les procès doivent absolument être menés d’une manière civilisée. Lorsqu’ils sont empreints de querelles, de comportements belliqueux, d’attaques personnelles injustifiées et de toute autre forme de conduite perturbatrice et disgracieuse, ils sont à l’antithèse du règlement pacifique et ordonné des différends que nous nous efforçons d’atteindre.

[3] Du même coup, les procès ne sont pas une partie de plaisir, et là n’est pas non plus leur objectif. Le devoir de l’avocat d’agir avec civilité ne s’inscrit pas dans l’abstrait. Il existe plutôt de concert avec une série d’obligations professionnelles qui à la fois restreignent et dictent le comportement de l’avocat. Il faut faire attention de ne pas sacrifier, au nom de la civilité, la liberté d’expression, l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur et le droit de l’accusé à une défense pleine et entière.

[4] Les procédures engagées contre l’appelant, Joseph Groia, mettent en évidence l’interaction délicate que soulèvent ces principes. La question en litige est celle de savoir si la conduite de M. Groia à l’audience dans l’affaire R. c. Felderhof, 2007 ONCJ 345, 224 C.C.C. (3d) 97, justifiait que le Barreau du Haut‑Canada le déclare coupable de manquement professionnel. Plus précisément, cette conclusion quant à un tel manquement tirée par le comité d’appel du Barreau contre M. Groia était‑elle raisonnable dans les circonstances? Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis, en toute déférence, qu’elle ne l’était pas.

[5] Le comité d’appel a élaboré une méthode pour évaluer si le comportement irrespectueux de l’avocat franchit la ligne du manquement professionnel. Sa méthode, à laquelle je n’ai rien à reprocher, cible le type de conduite qui peut compromettre l’équité du procès et miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Elle permet une mise en balance proportionnée du mandat du Barreau de fixer et de faire respecter des normes de civilité dans la profession juridique, d’une part, et du droit à la liberté d’expression de l’avocat, d’autre part. Elle tient également compte de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur et du droit constitutionnel de l’accusé de présenter une défense pleine et entière.

[6] De plus, la méthode appliquée par le comité d’appel est suffisamment souple pour englober les nombreuses situations qui peuvent induire un comportement irrespectueux chez les avocats, mais suffisamment précise pour orienter les avocats et les ordres professionnels sur l’étendue des conduites admissibles.

[7] Cela dit, j’estime que la conclusion de manquement professionnel du comité d’appel pour incivilité contre M. Groia était déraisonnable. Même s’il a accepté que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite formulées par M. Groia avaient été faites en toute bonne foi, le comité d’appel s’est fondé sur le point de vue sincère, mais erroné, de celui‑ci quant à la communication de la preuve et à l’admissibilité des documents pour conclure que ses allégations n’avaient aucun fondement raisonnable. Or, comme je l’expliquerai, les allégations de M. Groia non seulement ont été formulées de bonne foi, mais étaient raisonnablement fondées. Ainsi, les allégations elles‑mêmes ne pouvaient raisonnablement étayer une conclusion de manquement professionnel.

[8] Les autres facteurs contextuels en l’espèce ne pouvaient pas non plus raisonnablement étayer la conclusion de manquement professionnel pour incivilité contre M. Groia. Le droit en matière d’abus de procédure, en constante évolution au moment des faits en cause, explique, du moins en partie, la fréquence des allégations de M. Groia; le juge qui présidait le procès a adopté une approche passive vis‑à‑vis de ces allégations; et M. Groia, sauf à quelques occasions, a obéi aux directives du juge qui présidait le procès et des cours de révision lorsque ceux‑ci le ramenaient à l’ordre. Le comité d’appel n’a pas tenu compte de ces facteurs contextuels dans son analyse. À mon avis, compte tenu de la teneur du dossier dont il était saisi, le comité d’appel ne pouvait raisonnablement que conclure à l’absence de culpabilité de M. Groia pour manquement professionnel.

[9] Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi de M. Groia.

II. Contexte factuel

[10] L’allégation d’inconduite reprochée à M. Groia découle de son comportement en cour alors qu’il représentait John Felderhof. Ce dernier était dirigeant et administrateur de Bre‑X Minerals Ltd., une société minière canadienne, qui s’est effondrée lorsqu’il s’est révélé que la mine d’or qu’elle avait prétendument découverte n’avait jamais existée. La fraude — l’une des plus grosses sur les marchés financiers canadiens — a coûté aux investisseurs plus de six milliards de dollars. La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (« CVMO ») a accusé M. Felderhof sur le fondement de la Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, c. S.5, d’avoir procédé à des opérations d’initié et d’avoir autorisé la publication de communiqués trompeurs.

[11] M. Felderhof a retenu les services de M. Groia, un ancien avocat de la CVMO, pour le défendre. Le procès, qui s’est déroulé en deux phases, a eu lieu devant le juge Peter Hryn de la Cour de justice de l’Ontario. La première phase a commencé le 16 octobre 2000 et a duré 70 jours. La deuxième n’a commencé qu’en mars 2004. Le 31 juillet 2007, M. Felderhof a été acquitté de toutes les accusations.

[12] La première phase du procès de M. Felderhof a été marquée par une animosité croissante entre M. Groia et les avocats de la CVMO. Une série de conflits a teinté les procédures d’une toxicité qui s’est manifestée sous forme d’attaques personnelles, d’emportements sarcastiques et d’allégations d’inconduite professionnelle, qui ont pratiquement paralysé le procès.

A. Conflits relativement à la communication

[13] Les conflits entre M. Groia et les avocats de la CVMO ont éclaté durant le processus de communication de la preuve. L’enquête sur Bre‑X a donné lieu à une preuve documentaire volumineuse. La CVMO a initialement communiqué des transcriptions d’entrevues et des cartables de documents, appelés [traduction] « cartables de la Commission », qu’elle comptait utiliser dans le cadre de sa preuve contre M. Felderhof. Elle a toutefois omis de communiquer une quantité importante d’autres documents qu’elle avait en sa possession. Les avocats de la CVMO et M. Groia ne s’entendaient pas sur l’étendue et le format des documents dont la communication était demandée par la défense. Selon M. Groia, il revenait à la CVMO de faire le tri des documents qu’elle avait en sa possession et de communiquer à la défense les copies papier des documents pertinents. Lorsque les avocats de la CVMO ont refusé de le faire, M. Groia a écrit une lettre à cette dernière dans laquelle il alléguait que la poursuite [traduction] « agissait selon une interprétation gravement erronée de s[es] obligation[s] en matière de communication », une erreur qu’il a qualifiée d’« abus de procédure » : motifs du comité d’appel, 2013 ONLSAP 41, par. 35 (CanLII) (« motifs du comité d’appel »). Il a pris appui sur ce thème au fur et à mesure que le procès progressait. En réponse, la CVMO a offert de communiquer des copies électroniques des documents en sa possession et de fournir à M. Groia [traduction] « une quantité raisonnable de feuilles blanches » : motifs du comité d’appel, par. 35‑37.

[14] Insatisfait de cette réponse, M. Groia a demandé la communication de documents additionnels. M. Naster, l’avocat principal de la CVMO, a fait valoir que cette dernière n’était pas au courant de l’existence de documents pertinents qui n’avaient pas été communiqués à M. Felderhof. Le juge du procès s’est néanmoins dit d’accord avec M. Groia et a ordonné à la CVMO de communiquer 235 autres boîtes de documents ainsi que des copies papier de documents stockés sur 15 disques en sa possession.

B. La deuxième requête en communication

[15] Bien que la tenue du procès approchait, les parties ne s’entendaient toujours pas sur la communication. Convaincu que la CVMO ne s’était pas acquittée de ses obligations en cette matière, M. Groia a envoyé une lettre à M. Naster dans laquelle il accusait la CVMO d’adopter une [traduction] « mentalité axée sur le “gain à tout prix” » qui démontrait « un profond mépris pour [les] droits [de M. Felderhof] ».

[16] M. Groia a ensuite présenté une requête dans laquelle il a allégué que la communication de la CVMO était déficiente à un point tel qu’elle équivalait à un abus de procédure justifiant l’arrêt des procédures. À titre subsidiaire, M. Groia a sollicité la communication complète des documents et, subsidiairement encore, une ordonnance interdisant à la CVMO d’assigner des témoins jusqu’à ce qu’elle communique la totalité des documents. Les observations de M. Groia dans le cadre de la requête étaient entrecoupées d’allégations selon lesquelles les avocats de la poursuite n’étaient [traduction] « pas en mesure ni disposés [. . .] à reconnaître leurs responsabilités », étaient motivés par une « animosité envers la défense » et étaient déterminés à compliquer « autant que possible » la tâche de M. Felderhof de se défendre.

[17] À la fin de l’audition de la requête, M. Groia a reconnu qu’il n’avait pas été satisfait au test strict permettant de prononcer l’arrêt des procédures. Par conséquent, le juge du procès a refusé de mettre fin à la poursuite. Il était toutefois convaincu que la CVMO ne s’était pas acquittée de ses obligations en matière de communication et a ordonné celle de documents additionnels. Le juge du procès a également réprimandé la CVMO parce que l’un de ses responsables des communications avec les médias avait indiqué que l’objectif de la CVMO [traduction] « était simplement d’obtenir une déclaration de culpabilité relativement aux accusations » qu’elle avait portées : motifs du comité d’appel, par. 55.

C. L’admissibilité des documents

[18] Comme dans la plupart des poursuites fondées sur la Loi sur les valeurs mobilières, les accusations portées contre M. Felderhof reposaient fortement sur une preuve documentaire. À elles deux, la poursuite et la défense détenaient près de 100 cartables contenant des milliers de documents. Les différends concernant l’admissibilité de ces documents ont été une source de friction majeure tout au long du procès.

[19] M. Naster a initialement suggéré que chaque partie dépose provisoirement ses documents, réservant la question de leur admissibilité pour la fin du procès. M. Groia a rejeté cette suggestion. Il était préoccupé par le fait que, en raison de l’ampleur considérable de la fraude, un grand nombre de documents de Bre‑X étaient falsifiés. Par conséquent, il a insisté pour que l’admissibilité de chaque document soit décidée au moment de son dépôt. M. Naster a ensuite changé d’avis, sollicitant une décision sur l’admissibilité de l’ensemble des documents. Le juge du procès a refusé d’instruire la requête de M. Naster, et les parties ont dû faire la preuve de chaque document qu’elles entendaient déposer.

[20] Les conflits ont suscité de fréquentes objections et de longs débats sur l’admissibilité et l’utilisation de chaque document. Le premier témoin de la CVMO a dû être excusé durant de longues périodes pendant que les parties présentaient leurs observations. Les conflits sont devenus de plus en plus hostiles et ont pratiquement paralysé le procès. Après 42 jours d’audience consacrés à entendre de la preuve, le premier témoin de la CVMO n’avait toujours pas fini de témoigner.

[21] La mésentente découlait surtout du fait que M. Groia, bien qu’en toute honnêteté, avait mal interprété le droit de la preuve et le rôle du poursuivant. Son opinion quant à l’admissibilité des documents reposait sur deux erreurs de droit. Premièrement, il faisait valoir que le poursuivant avait le devoir de présenter tous les documents authentiques et pertinents et que son défaut de présenter des documents disculpatoires pertinents avec le concours de ses propres témoins était une tactique délibérée pour garantir que M. Felderhof ne bénéficie pas d’un procès équitable.

[22] Deuxièmement, M. Groia croyait qu’il pouvait soumettre des documents dont l’authenticité avait été reconnue par la CVMO à l’intention du premier témoin de cette dernière même si celui‑ci n’en était pas l’auteur et ne pouvait pas les reconnaître. Les objections de M. Naster à cette façon de procéder ont entraîné d’autres allégations de conduite répréhensible. M. Groia a fait valoir que la CVMO utilisait [traduction] « un filtre axé sur une condamnation » et contrecarrait ses tentatives d’assurer que son client bénéficie d’un procès équitable.

[23] L’opinion erronée de M. Groia sur l’admissibilité des documents a été renforcée par le commentaire de M. Naster dans la première requête en communication. En effet, il y affirmait qu’il avait [traduction] « l’obligation, en tant que poursuivant, de s’assurer que tous les documents pertinents soient soumis à l’attention [du juge du procès] » : motifs du comité d’appel, par. 38. De plus, M. Groia a interprété à tort l’admission de M. Naster selon laquelle il avait le devoir de communiquer tous les documents pertinents comme une promesse qu’il consentirait à l’admissibilité de ces documents au procès. De l’avis de M. Groia, M. Naster n’a pas honoré sa promesse et a ainsi agi de manière inéquitable.

[24] La CVMO a également eu sa part de responsabilité dans ces altercations. M. Naster a continué de contester la décision du juge du procès de refuser d’instruire sa requête relative à l’ensemble des documents, se plaignant de se faire « carrément rouler ». Les deux parties campaient obstinément sur leur position, refusant de céder et saisissant toutes les occasions pour se quereller.

[25] Malgré la fréquence et l’intensité des conflits, le juge du procès a initialement décidé de ne pas intervenir, choisissant de rester au‑dessus de la mêlée. M. Naster l’a invité à maintes reprises à se prononcer sur les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite formulées par M. Groia et à arrêter les procédures pour cause d’abus de procédure s’il estimait que ces allégations étaient fondées. Pour sa part, M. Groia a indiqué clairement que, bien qu’il n’eut pas l’intention de présenter une requête pour abus de procédure à ce moment‑là, il prévenait les avocats de la poursuite que leur conduite était inacceptable et préparait le terrain en prévision du dépôt d’une éventuelle requête de ce type. Dans les circonstances, le juge du procès a remis à plus tard sa décision sur la légitimité de la conduite des avocats de la poursuite.

[26] Ce n’est qu’au 57e jour de procès que le juge a ordonné à M. Groia de cesser de répéter ses allégations d’inconduite. Chaque fois que ce dernier estimait que la poursuite agissait de façon inappropriée, il devait plutôt simplement dire qu’il formulait [traduction] « la même objection ». Le juge du procès a réitéré ses directives quelques jours plus tard. M. Groia a essentiellement obtempéré durant le reste de la première phase.

D. La demande de contrôle judiciaire

[27] Au cours d’une pause prévue de trois semaines durant le procès de M. Felderhof, la CVMO a présenté une demande de contrôle judiciaire devant le juge A. Campbell de la Cour supérieure pour solliciter la révocation du juge du procès. La CVMO a fait valoir que ce dernier avait commis plusieurs erreurs à l’origine de sa perte de compétence et de la compromission du droit de la CVMO à un procès équitable. La CVMO a notamment invoqué que le juge du procès était incapable de sévir contre le comportement irrespectueux de M. Groia, créant ainsi une crainte raisonnable de partialité.

[28] Le juge Campbell a rejeté la demande. Il n’a trouvé aucune erreur de compétence nécessitant la révocation du juge du procès. Il a conclu que celui‑ci avait agi de façon impartiale tout au long de la première phase : R. c. Felderhof, 2002 CanLII 41888, par. 281‑285 (« Felderhof (C.S.J. Ont.) »). Le juge Campbell a également indiqué que le point de vue de M. Groia sur le rôle du poursuivant était erroné, expliquant, au par. 33, que la poursuite était habilitée à tenter d’obtenir une déclaration de culpabilité [traduction] « dans les limites appropriées de l’équité ». Même si M. Felderhof a eu gain de cause relativement à la demande de contrôle judiciaire, le juge Campbell a refusé de condamner la CVMO aux dépens, en partie en raison de la conduite « horriblement incontrôlée » de M. Groia.

[29] La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel formé par la CVMO contre l’ordonnance du juge Campbell : R. c. Felderhof (2003), 68 O.R. (3d) 481 (« Felderhof (C.A. Ont.) »). S’exprimant au nom de la cour unanime, le juge Rosenberg a précisé que bien que la défense ait le droit d’alléguer l’abus de procédure, cette allégation ne devrait être avancée qu’au moment opportun et que si elle est suffisamment fondée. Qui plus est, [traduction] « l’avocat de la défense [était] tenu de présenter des observations sans utiliser des excès de rhétorique et lancer des invectives comme le faisait parfois M. Groia » : par. 93.

[30] Les juges Campbell et Rosenberg ont tous les deux critiqué le comportement de M. Groia tout au long du procès. Le premier a souligné que [traduction] « M. Groia a saisi toutes les occasions pour accuser avec sarcasme M. Naster de manquement professionnel » (par. 284) et a ajouté que les observations de M. Groia sont « passées de l’argument juridique à l’ironie, puis au sarcasme, et enfin à l’injure blessante » : par. 64. Le juge Rosenberg a lui aussi indiqué que [traduction] « M. Groia était porté sur les excès de rhétorique et le sarcasme » et qualifié ses observations de « déplacées », d’« inutiles » et d’« inconvenantes » : par. 13 et 80.

[31] Les juges ont tous deux manifesté leur insatisfaction quant à la façon dont la poursuite s’était comportée, soulignant que [traduction] « les deux côtés avaient employé des tactiques malveillantes » (Felderhof (C.A. Ont.), par. 68), et qu’« aucun des deux côtés [. . .] n’avait le monopole de l’incivilité et de l’excès de rhétorique » (Felderhof (C.S.J. Ont.), par. 264).

[32] Le procès de M. Felderhof a repris en mars 2004 et la CVMO était représentée par un nouvel avocat. Conformément aux directives des juges Campbell et Rosenberg, les conflits en matière de preuve ont été réglés et la deuxième phase du procès s’est déroulée sans incident, se terminant le 31 juillet 2007 par l’acquittement de M. Felderhof relativement à toutes les accusations.

III. Historique des procédures

A. Les procédures disciplinaires du Barreau

[33] En 2004, le Barreau a déclenché une enquête sur la conduite de M. Groia durant le procès de M. Felderhof. Il a ouvert l’enquête de son propre chef; aucune plainte indépendante n’ayant été déposée contre M. Groia. À la demande de ce dernier, le Barreau a reporté son enquête à l’issue du procès de M. Felderhof. Le 18 novembre 2009, soit plus de neuf ans après le début de ce procès, le Barreau a intenté des procédures disciplinaires contre M. Groia, alléguant un manquement professionnel sur le fondement de son comportement irrespectueux durant la première phase du procès.

[34] Les allégations de manquement professionnel ont d’abord été entendues par un comité formé de trois membres du Barreau (le comité d’audition). M. Groia a témoigné pour sa propre défense. Le comité d’audition a conclu que permettre à M. Groia de débattre de nouveau de la légitimité de sa conduite constituait un abus de procédure compte tenu des conclusions des juges Campbell et Rosenberg sur la question, et ce, malgré le fait que M. Groia n’était pas partie au contrôle judiciaire et n’a présenté aucune observation en défense pour justifier son comportement. S’appuyant fortement sur ces conclusions, le comité d’audition a trouvé M. Groia coupable de manquement professionnel : décision du comité d’audition, 2012 ONLSHP 94 (« motifs du comité d’audition »). Il a suspendu le permis de pratique de l’avocat pendant deux mois et lui a enjoint de payer près de 247 000 $ en dépens : décision du comité d’audition sur la peine : 2013 ONLSHP 59.

[35] M. Groia a interjeté appel de la décision du comité d’audition devant le comité d’appel du Barreau. Ce dernier a conclu que le comité d’audition avait commis une erreur en considérant comme concluantes les conclusions du juge saisi du contrôle judiciaire et en empêchant M. Groia de défendre son comportement. À la demande des deux parties, le comité d’appel a examiné de novo les allégations de manquement professionnel visant M. Groia en se fondant sur le dossier du comité d’audition, y compris le témoignage que M. Groia rendu devant cette juridiction.

[36] Le comité d’appel a débattu de la question de savoir à quel moment une incivilité en cour équivaut à un manquement professionnel au sens du code de déontologie du Barreau en vigueur au moment pertinent[1]. Il a conclu que l’incivilité [traduction] « englobe un éventail de communications manquant de professionnalisme » (par. 6) et a finalement adopté une méthode multifactorielle et axée sur le contexte pour évaluer le comportement d’un avocat. Plus particulièrement, le comité d’appel a énuméré une série de facteurs contextuels — les remarques que l’avocat a formulées, la manière dont elles ont été formulées et la fréquence à laquelle elles l’ont été, ainsi que la réaction du juge présidant l’audience face au comportement de l’avocat — qui devraient généralement être pris en considération.

[37] Dans son analyse finale, le comité d’appel a déclaré M. Groia coupable de manquement professionnel. Comme nous l’avons indiqué, cette conclusion reposait entièrement sur le dossier dont disposait le comité d’audition. Comme le comité d’appel n’a pas entendu le témoignage de M. Groia, il n’était pas en mesure d’évaluer sa crédibilité. Ses membres ont donc présumé que M. Groia avait formulé ses allégations de conduite répréhensible contre les avocats de la CVMO de bonne foi, sur le fondement de son témoignage devant le comité d’audition. Malgré cela, il a conclu que les attaques personnelles répétées de M. Groia n’étaient pas raisonnablement fondées. Bien que le comité d’appel ait reconnu que la conduite des avocats de la poursuite [traduction] « n’était pas entièrement irréprochable », rien dans la façon dont la CVMO a mené le procès ne donnait à penser qu’elle voulait gagner à tout prix ou qu’elle voulait sciemment saboter la tentative de M. Groia d’assurer que son client bénéficie d’un procès équitable. Le comité d’appel a réduit la suspension de M. Groia à un mois et le montant des dépens auxquels il a été condamné à 200 000 $.

B. Cour supérieure de justice de l’Ontario — Cour divisionnaire, 2015 ONSC 686, 124 O.R. (3d) 1

[38] M. Groia a interjeté appel de la décision du comité d’appel devant la Cour divisionnaire. Celle‑ci a conclu que l’approche adoptée par le comité d’appel ne protégeait pas suffisamment le droit de l’avocat de représenter son client avec vigueur. À son avis, pour qu’un avocat soit déclaré coupable de manquement professionnel, il est nécessaire que son comportement ait déconsidéré, ou été susceptible de déconsidérer, l’administration de la justice. La Cour divisionnaire a malgré tout confirmé la décision du comité d’appel au motif qu’elle était raisonnable. Elle a conclu que le comité d’appel avait tenu compte de tous les facteurs pertinents et [traduction] « avait exprimé, d’une manière juste, rationnelle et compréhensible, pourquoi il avait conclu en définitive que la conduite de l’appelant équivalait à un manquement professionnel » : par. 97.

C. La Cour d’appel de l’Ontario, 2016 ONCA 471, 131 O.R. (3d) 1

[39] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel subséquent de M. Groia. La juge Cronk, s’exprimant au nom de la majorité, a indiqué que la norme qu’il convenait d’appliquer était celle de la décision raisonnable. À son avis, rien ne réfutait la présomption selon laquelle l’interprétation par comité d’appel de sa loi habilitante était raisonnable.

[40] La juge Cronk a estimé que la décision du comité d’appel était raisonnable. Elle n’avait pas indûment porté atteinte au droit de l’avocat de représenter son client avec vigueur; elle avait fait une mise en balance proportionnée des droits à la liberté d’expression de l’avocat et de son client; et elle n’était pas vague ni mal définie. Selon la juge Cronk, la conclusion de manquement professionnel du comité d’appel était amplement justifiée. Selon elle, la conduite de M. Groia [traduction] « a dépassé les limites raisonnables même les plus largement définies d’une défense passionnée », « a miné la progression ordonnée du procès » et « a retardé le déroulement du témoignage du premier témoin » : par. 211.

[41] Le juge Brown, dissident, n’a pas souscrit à la position des juges majoritaires tant sur la norme de contrôle que sur l’application de celle‑ci à la décision du comité d’appel. À son avis, le fait que M. Groia ait adopté la conduite en cause en cour a fondamentalement altéré l’analyse. La primauté des juges à titre d’arbitres de la conduite des personnes présentes en cour commandait l’utilisation de la norme de la décision correcte pour veiller à ce que [traduction] « les tribunaux demeurent les derniers arbitres de la bienséance dont font preuve les avocats dans la salle d’audience » : par. 313.

[42] Selon le juge Brown, la façon dont le comité d’appel s’y est pris pour déterminer si le comportement de l’avocat méritait une sanction professionnelle ne donnait pas assez d’importance à l’incidence de la conduite de celui‑ci sur l’équité des procédures. De plus, cette approche n’a pas permis de [traduction] « véritablement tenir compte des conclusions tirées par le juge du procès » et de « la réaction de l’avocat face à ces conclusions » : par. 360. Le juge Brown a proposé l’application d’un test qui permet d’évaluer la conduite de l’avocat, ses effets sur l’équité des procédures et la réaction du juge présidant le procès face à la conduite : par. 319. En appliquant ce test, il n’aurait pas déclaré M. Groia coupable de manquement professionnel. Les attaques personnelles de ce dernier à l’endroit des avocats de la CVMO étaient effectivement inappropriées, mais elles n’ont pas miné l’équité du procès. M. Groia a essentiellement obtempéré aux directives du juge du procès de s’abstenir de formuler des allégations abusives. D’ailleurs, après que la Cour d’appel de l’Ontario l’a « vilipendé sur la place publique », la deuxième phase du procès s’est déroulée sans anicroche.

IV. Analyse

A. La norme de contrôle

[43] Dans les arrêts Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, par. 42, et Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, par. 45, la Cour a établi que la norme applicable aux conclusions de manquement professionnel tirées par un barreau ainsi qu’aux sanctions imposées à cet égard est celle de la décision raisonnable. C’est à la lumière de cette norme que doit être examinée la décision du comité d’appel.

[44] Habituellement, lorsqu’il est bien établi qu’une norme de contrôle est celle qui doit s’appliquer, il devient inutile de se lancer dans une analyse complète de la norme de contrôle : voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 62. Toutefois, compte tenu du désaccord manifeste entre les cours d’instances inférieures quant à la norme applicable, j’estime qu’il est utile d’expliquer pourquoi c’est celle de la décision raisonnable qui s’applique.

[45] Lorsqu’il fixe les conditions qui permettront de conclure à un manquement professionnel et qu’il évalue si le comportement de l’avocat respecte ces conditions, le Barreau doit interpréter sa propre loi constitutive et exercer le pouvoir discrétionnaire qu’elle lui confère. Par conséquent, les conclusions qu’il tire à cet égard sont présumées commander la déférence. Comme je l’expliquerai, cette présomption n’a pas été réfutée en l’espèce.

[46] Dans la jurisprudence de la Cour qui a suivi l’arrêt Dunsmuir, il a été fermement établi que la décision d’un organisme administratif spécialisé qui « interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat » commande la déférence des cours de justice et que la norme de contrôle applicable à ces décisions est présumée être celle de la décision raisonnable : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 55; voir également Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, par. 22; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 46; et McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 21.

[47] Cette présomption s’applique en l’espèce. La méthode adoptée par le comité d’appel pour déterminer à quel moment une incivilité équivaut à un manquement professionnel et son application de cette méthode pour évaluer la conduite de M. Groia requiert l’interprétation du Code de déontologie édicté sous le régime de sa loi constitutive ainsi que l’application, à la discrétion du comité, de principes généraux aux faits qui lui ont été soumis. Il y a donc lieu de présumer que la norme de contrôle applicable à la décision du comité d’appel est celle de la décision raisonnable.

[48] M. Groia, tout comme le juge Brown dans ses motifs dissidents, est d’avis que la présomption de la norme de la décision raisonnable a été réfutée en l’espèce, mais pour différentes raisons. M. Groia fait valoir que la question de déterminer à quel moment une incivilité équivaut à un manquement professionnel est une question d’importance capitale étrangère au domaine d’expertise du Barreau. Il est également d’accord avec le juge Brown pour dire qu’il existe une distinction essentielle entre la conduite en cour et la conduite hors cour, la première nécessitant un contrôle selon la norme de la décision correcte. Soit dit en tout respect, je ne puis accepter ces arguments.

(1) Question d’importance capitale et étrangère au domaine d’expertise du Barreau

[49] L’arrêt Dunsmuir relève quatre catégories de situations restreintes dans lesquelles il convient d’appliquer la norme de la décision correcte. Seule une catégorie est en cause en l’espèce : les questions d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise du décideur : Dunsmuir, par. 60. M. Groia fait valoir que la question de déterminer à quel moment un comportement en cour équivaut à un manquement professionnel relève de cette catégorie.

[50] Il va sans dire que les avocats sont indispensables à une saine administration de la justice dans notre société libre et démocratique. Comme l’a fait observer le juge Major dans l’arrêt R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, par. 2 :

Le droit est un écheveau complexe d’intérêts, de rapports et de règles. L’intégrité de l’administration de la justice repose sur le rôle unique de l’avocat qui donne des conseils juridiques à des clients au sein de ce système complexe.

En guidant leurs clients dans cet « écheveau complexe d’intérêts », les avocats maintiennent la primauté du droit. Ils assurent aux personnes assujetties à notre système juridique le droit à l’autodétermination en vertu des lois et les protègent contre les agissements arbitraires ou injustifiés de l’État : voir A. Woolley, Understanding Lawyers’ Ethics in Canada (2e éd. 2016), p. 33‑35.

[51] Ainsi, on pourrait soutenir que les comportements admissibles des avocats en cour revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Cela dit, même si l’on présume que leurs comportements soulèvent une question d’importance capitale, on ne saurait affirmer qu’évaluer si une incivilité équivaut à un manquement professionnel est une question étrangère au domaine d’expertise du Barreau. Au contraire, les tribunaux disciplinaires du Barreau ont l’expertise voulue pour réglementer la profession juridique : Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360, par. 25; Ryan, par. 42. L’une des fonctions principales du Barreau est d’établir « des règles générales applicables à tous les membres pour assurer l’éthique professionnelle, protéger le public et imposer des sanctions disciplinaires aux avocats qui enfreignent les règles » : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649, par. 15; voir également l’art. 4.1 de la Loi sur le Barreau, L.R.O. 1990, c. L.8. Qui plus est, le Barreau remplit ce mandat depuis plus de deux siècles, possédant ainsi une expertise institutionnelle approfondie.

[52] En outre, les comités de discipline du Barreau sont formés, en partie, d’autres avocats. Comme le juge Cory l’a fait remarquer dans la décision Re Stevens and Law Society of Upper Canada (1979), 55 O.R. (2d) 405 (H.C.J.), à la p. 410 : [traduction] « Il n’y a sans doute personne qui puisse aborder une plainte contre un avocat avec plus de compréhension qu’un groupe formé principalement de membres de sa profession. » Cette compréhension découle de leur expérience. Les avocats sont « bien conscients des problèmes et des frustrations auxquels les juristes sont confrontés » : Stevens, p. 410.

(2) La conduite en cour par opposition à la conduite hors cour

[53] Même lorsque la question faisant l’objet du contrôle ne s’inscrit pas parfaitement dans l’une des catégories qui commandent le recours à la norme de la décision correcte établie dans l’arrêt Dunsmuir, « une analyse contextuelle » qui révèle l’intention du législateur de ne pas faire montre de retenue envers la décision d’un tribunal peut néanmoins écarter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable : McLean, par. 22; Edmonton East, par. 32; et Saguenay, par. 46. Le juge Brown et M. Groia font référence à un facteur contextuel en particulier : soit que ce dernier a adopté le comportement irrespectueux dans une salle d’audience. À leur avis, appliquer la norme de la décision raisonnable à une conclusion de manquement professionnel sur le fondement d’un comportement en cour constitue un empiétement inadmissible sur l’indépendance judiciaire. Ils affirment que pour évaluer si une conduite en salle d’audience dépasse les bornes, la norme de la décision correcte doit être appliquée pour veiller à ce que [traduction] « la cour ait le dernier mot lorsqu’elle répond à la question » : Groia (C.A. Ont.), par. 280, le juge Brown.

[54] À mon humble avis, le fait que M. Groia a adopté le comportement irrespectueux dans une salle d’audience n’est pas pertinent pour décider quelle est la norme de contrôle applicable. Certes, l’indépendance judiciaire est l’une des pierres angulaires du droit constitutionnel : Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 69‑73; et le pouvoir du juge de contrôler le déroulement de l’instance dans sa salle d’audience est essentiel au principe de l’indépendance judiciaire. Je ne crois pas pour autant que le recours à la norme de contrôle qui commande la déférence menace ce pouvoir.

[55] À cet égard, je conviens avec la juge Cronk que [traduction] « l’application de la norme de la décision raisonnable dans des cas comme celui qui nous occupe n’empiète d’aucune manière sur le pouvoir du juge de contrôler le déroulement de l’instance dans sa salle d’audience » : par. 67. Les tribunaux et les barreaux ont compétence concurrente pour réglementer le comportement dans la salle d’audience et pour appliquer des normes à cet égard. Le juge du procès est libre de contrôler le déroulement de l’instance dans sa salle d’audience sans égard au degré de déférence qu’une autre cour accordera à la décision disciplinaire du barreau.

[56] En clair, il ne fait aucun doute que l’endroit où le comportement reproché a été adopté doit être examiné dans l’analyse de l’inconduite elle‑même. Comme je l’expliquerai, le fait que cela se soit déroulé dans la salle d’audience est un facteur contextuel important qui doit être pris en considération lorsqu’on évalue si ce comportement équivaut à un manquement professionnel; il n’a toutefois aucune incidence sur la norme de contrôle applicable.

[57] En somme, la norme de contrôle applicable à la décision du comité d’appel est celle de la décision raisonnable.

B. La décision du comité d’appel était‑elle raisonnable?

(1) La méthode utilisée par le comité d’appel

[58] Pour décider si la décision du comité d’appel était raisonnable, c.‑à‑d. si elle se situe dans l’éventail des solutions raisonnables possibles, il est nécessaire d’examiner comment il en est arrivé au résultat qu’il a formulé. En l’espèce, comme il appert de ses motifs, le comité d’appel a d’abord élaboré une méthode pour analyser si le comportement d’un avocat franchit la ligne du manquement professionnel pour incivilité. Ensuite, il a évalué si M. Groia s’est rendu coupable d’un tel manquement.

[59] Le comité d’appel a adopté une méthode axée sur le contexte pour évaluer le comportement adopté par un avocat en salle d’audience. Plus particulièrement, il s’est demandé si les allégations de M. Groia avaient été faites de bonne foi et étaient raisonnablement fondées. Le comité d’appel a aussi estimé que la fréquence à laquelle M. Groia a formulé ses observations, la façon dont il l’a fait et la réaction du juge du procès quant au comportement en cause était des considérations pertinentes.

[60] M. Groia soutient que la méthode utilisée par le comité d’appel a mené à un résultat déraisonnable. Plusieurs intervenants se joignent à lui, soulignant ce qu’ils perçoivent comme des faiblesses dans divers aspects de cette méthode et invitant la Cour à adopter les méthodes qu’ils préconisent pour évaluer la conduite d’un avocat.

[61] Ces arguments peuvent, dans les grandes lignes, être regroupés en quatre catégories. Premièrement, la méthode du comité d’appel ne mettrait pas en balance comme il se doit la civilité et le droit de défendre un client avec vigueur. Deuxièmement, elle ne guiderait pas suffisamment les avocats. Troisièmement, elle ne tiendrait pas correctement compte de la réaction du juge qui a présidé l’audience face au comportement de l’avocat et de l’indépendance judiciaire. Quatrièmement, elle ferait pencher la balance de manière disproportionnée pour le mandat que confère la loi au Barreau au détriment du droit de l’avocat à la liberté d’expression.

[62] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter ces arguments. Lorsqu’il a élaboré une méthode pour évaluer si une incivilité équivaut à un manquement professionnel, le comité d’appel a reconnu l’importance de la civilité tout en demeurant attentif à l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur — une obligation particulièrement importante en contexte criminel en raison du droit constitutionnel du client de présenter une défense pleine et entière. Sa méthode axée sur le contexte est suffisamment souple pour évaluer le comportement dit irrespectueux découlant des diverses situations dans lesquelles les avocats peuvent se trouver en salle d’audience. Du même coup, le comité d’appel a fixé un point de repère raisonnablement précis qui indique aux avocats les limites permises du comportement éthique en salle d’audience, en énonçant une série de facteurs qui doivent généralement être examinés pour évaluer la conduite de l’avocat et en décrivant comment ces facteurs s’appliquent lorsqu’il s’agit de procéder à cette évaluation. Enfin, la méthode appliquée par le comité d’appel permet aux tribunaux disciplinaires des barreaux de faire une mise en balance proportionnée de la liberté d’expression de l’avocat, d’une part, et du mandat que lui confie la loi, d’autre part.

a) Le comité d’appel a reconnu l’importance de la civilité

[63] Tout d’abord, lorsqu’il a élaboré sa méthode, le comité d’appel a reconnu l’importance de la civilité dans l’exercice de la profession juridique et le besoin correspondant de cibler les comportements qui nuisent à l’administration de la justice et à l’équité des procès. L’obligation de pratiquer avec civilité est ancrée depuis longtemps dans la conscience collective de la profession juridique[2] — et pour cause. C’est elle qui [traduction] « assure la cohésion du système contradictoire et l’empêche d’imploser » : le juge en chef adjoint Morden, « Allocution à l’occasion d’une remise de diplômes — Barreau du Haut‑Canada, 22 février 2001 », dans Barreau du Haut‑Canada, éd., Plea Negotiations : Achieving a “Win‑Win” Result (2003), p. 1‑10 à 1‑11. Pratiquer le droit avec civilité comporte de nombreux avantages, tant pour les individus en cause que pour la profession dans son ensemble. À l’inverse, l’incivilité nuit à l’équité du procès et à l’administration de la justice de plusieurs façons.

[64] Premièrement, l’incivilité peut porter préjudice à la cause du client. L’avocat qui tient des propos trop agressifs, sarcastiques ou humiliants dans une salle d’audience peut donner un éclairage défavorable de sa personne — et donc de la cause du client — aux yeux du juge des faits, qu’il s’agisse d’un juge ou d’un jury. Les communications dénuées de civilité avec l’avocat de la partie adverse peuvent entraîner une rupture dans la relation, ce qui élimine tout espoir de règlement et augmente les frais juridiques du client en forçant inutilement les tribunaux à régler des conflits qui auraient pu se régler par un simple appel téléphonique. Comme l’a judicieusement écrit une auteure américaine :

[traduction] Une conduite incivile, abrasive, hostile ou récalcitrante nuit forcément à la réalisation de l’objectif de régler les conflits de façon rationnelle, pacifique et efficace et cause plutôt des retards, voire des dénis de justice [. . .] Cet état d’esprit empêche les rapports pacifiques et emporte souvent des tactiques dilatoires et désobligeantes qui réduisent les chances de règlement équitable des litiges.

(K.A. Nagorney, « A Noble Profession? A Discussion of Civility Among Lawyers » (1999), 12 Geo. J. Legal Ethics 815, p. 817)

[65] Deuxièmement, l’incivilité dérange. L’avocat qui est forcé de se défendre contre des allégations incessantes d’inconduite sera naturellement moins concentré pour plaider. Un comportement irrespectueux dérange également les juges des faits en détournant leur attention du bien‑fondé de l’affaire. Qui plus est, le juge du procès risque d’être davantage préoccupé par la conduite de l’avocat que par la preuve et les questions juridiques : le juge Michael Code, « Counsel’s Duty of Civility : An Essential Component of Fair Trials and an Effective Justice System (2007), 11 Can. Crim. L.R. 97, p. 105.

[66] Troisièmement, l’incivilité nuit aux autres intervenants du système judiciaire. Les attaques personnelles désobligeantes des avocats — qu’elles soient adressées ou non à un témoin — peuvent exacerber la tâche déjà stressante de témoigner lors d’un procès.

[67] Enfin, l’incivilité peut miner la confiance du public dans l’administration de la justice — une composante essentielle d’un système judiciaire efficace : Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689. Les propos virulents, le sarcasme et les allégations non fondées d’inconduite dans une salle d’audience peuvent mener les parties, et le public en général, à remettre en cause la fiabilité du résultat : voir Felderhof (C.A. Ont.), par. 83; Marchand (Litigation guardian) c. Public General Hospital Society of Chatham (2000), 51 O.R. (3d) 97, par. 148. Ainsi, l’incivilité ternit la façon dont le public devrait percevoir le système judiciaire, soit comme un système qui assure le règlement équitable des litiges et qui constitue un mécanisme de recherche de la vérité.

[68] Le comité d’appel a tenu compte de la grande importance de la civilité dans l’exercice de la profession juridique lorsqu’il a élaboré sa méthode. Il a reconnu qu’elle [traduction] « protège et rehausse l’administration de la justice » (par. 211), ciblant le comportement qui pourrait remettre en doute l’équité du procès et la perception qu’a le public de l’administration de la justice : par. 228 et 230‑231.

[69] M. Groia et divers intervenants font valoir que le comité d’appel aurait dû aller plus loin. À l’instar de la Cour divisionnaire, ils auraient exigé que pour qu’un avocat puisse être déclaré coupable de manquement professionnel, son comportement doive déconsidérer l’administration de la justice ou avoir une incidence sur l’équité du procès. Soit dit avec respect, je ne retiens pas leurs arguments. Je répète les commentaires de la juge Cronk selon lesquels pareille exigence est [traduction] « inutile et indûment contraignante » : par. 169. La méthode adoptée par le comité d’appel cible la conduite qui tend à compromettre l’équité du procès et à déconsidérer l’administration de la justice, rendant l’exigence explicite inutile. De plus, le comportement irrespectueux qui mérite une sanction pourrait avoir une incidence qui n’est pas perceptible sur l’équité du procès. Enfin, à mon sens, exiger que le Barreau évalue l’équité du procès ferait passer en second plan le comportement de l’avocat et conférerait indûment au Barreau une fonction judiciaire.

b) Le comité d’appel a tenu compte de la relation entre la civilité et l’obligation de représenter son client avec vigueur

[70] Ensuite, en élaborant sa méthode, le comité d’appel a tenu compte de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur et du droit constitutionnel de ce dernier de présenter une défense pleine et entière. Il a conclu que [traduction] « le mot “civilité” ne devrait pas être utilisé pour décourager les avocats de représenter résolument leur client » (par. 211) et s’est assuré de créer une méthode qui veillait à ce que « les tribulations auxquelles sont confrontés les avocats en salle d’audience soient équitablement prises en compte d’une manière qui ne freine pas la passion avec laquelle ils défendent leurs clients » : par. 232.

[71] Bien que son importance soit certaine, le devoir de pratiquer avec civilité n’est pas le seul mandat déontologique de l’avocat. En fait, il existe de concert avec une série d’obligations professionnelles qui à la fois restreignent et dictent le comportement de l’avocat. Le devoir d’agir avec civilité doit être interprété à la lumière de ces autres obligations. Plus particulièrement, les normes de civilité ne peuvent compromettre l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur.

[72] L’importance de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur ne peut être sous‑estimée. Il s’agit d’un élément fondamental de notre système de justice contradictoire — un système qui repose sur le principe qu’une défense vigoureuse des intérêts du client facilite la recherche de la vérité : voir, p. ex., Phillips c. Ford Motor Co. (1971), 18 D.L.R. (3d) 641, p. 661. De plus, cette obligation de l’avocat est une composante essentielle du devoir de ce dernier de se dévouer à la cause de son client, un principe de justice fondamentale garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés : Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401, par. 83‑84.

[73] L’obligation de représenter le client avec vigueur impose à l’avocat « de soulever résolument tous les points, de faire valoir tous les arguments et de poser toutes les questions, si déplaisantes soient‑elles, qui, selon [lui], aideront la cause de son client » : Code type de déontologie professionnelle de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada (en ligne), art. 5.1‑1, commentaire 1. Il s’agit d’un mandat de taille. Les avocats sont régulièrement appelés à présenter au nom de leurs clients des observations qui sont impopulaires et parfois inconfortables. Ces observations peuvent être sévèrement critiquées — par le public, par le barreau, et même par le tribunal. Les avocats doivent demeurer fermes face à cette adversité en continuant de défendre les intérêts de leurs clients, malgré la forte opinion contraire.

[74] L’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur revêt une importance particulière dans le contexte criminel. En effet, les avocats de la défense sont l’ultime frontière entre l’accusé et le pouvoir de l’État. Comme le juge Cory l’a fait remarquer dans The Inquiry Regarding Thomas Sophonow: The Investigation, Prosecution and Consideration of Entitlement to Compensation (2001), à la p. 53 :

[traduction] N’oublions pas que l’avocat de la défense se retrouve souvent seul entre les lyncheurs et l’accusé. L’avocat de la défense doit être courageux, non seulement devant une communauté indignée et enflammée, mais également, à l’occasion, face à la désapprobation apparente de la cour.

[75] Pour les avocats criminalistes, l’obligation de représenter résolument le client dépasse les obligations déontologiques et repose sur des impératifs constitutionnels. Comme la Criminal Lawyers’ Association of Ontario (« CLAO »), intervenante, le fait remarquer, les avocats de la défense qui invoquent le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière [traduction] « sont fréquemment tenus de critiquer la façon dont les acteurs de l’État font leur travail » : Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, [2017] 1 R.C.S. 478, par. 32; Doré, par. 64‑66. Ces critiques varient de simples demandes fondées sur la Charte — dans lesquelles on allègue, par exemple, une fouille, une détention ou une arrestation inconstitutionnelle — aux graves allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite. Les avocats de la défense doivent avoir suffisamment de latitude pour invoquer le droit de leurs clients de présenter une défense pleine et entière en soulevant, sans craindre des représailles, des arguments sur la légitimité de la conduite des acteurs de l’État.

[76] Cela dit, il ne faut pas croire que j’approuve l’incivilité au nom de l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur. À cet égard, je conviens avec les juges Cronk et Rosenberg que la civilité et l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur ne sont pas incompatibles : voir Groia (C.A. Ont.), par. 131‑139; Felderhof (C.A. Ont.), par. 83 et 94. Au contraire, la civilité est souvent le moyen le plus efficace pour représenter un client. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il convient de définir l’incivilité et d’évaluer si le comportement de l’avocat dépasse les bornes, il faut s’assurer d’établir un seuil suffisamment élevé pour éviter de décourager l’avocat de défendre son client avec la fermeté qui est parfois nécessaire pour faire progresser sa cause. Le comité d’appel a reconnu la nécessité d’élaborer une méthode qui éviterait un tel effet décourageant.

c) La méthode adoptée par le comité d’appel est souple et précise

[77] Le comité d’appel a élaboré une méthode qui est à la fois souple et précise. Il n’est pratiquement pas possible ni même souhaitable de définir strictement à quel moment une incivilité dans la salle d’audience équivaut à un manquement professionnel. La méthode pour déterminer si le comportement de l’avocat justifie une conclusion de manquement professionnel doit plutôt demeurer axée sur le contexte et être suffisamment souple pour évaluer le comportement qui découle de l’éventail de situations dans lesquelles les avocats peuvent se trouver.

[78] Les normes de civilité doivent néanmoins être formulées avec suffisamment de précision. Un critère trop vague ou pas assez limité pour déterminer s’il y a incivilité risquerait de compromettre l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur. Les avocats prudents se tiendraient loin des frontières floues afin d’éviter une éventuelle conclusion de manquement pour avoir invoqué des arguments visant à dénoncer à bon droit d’autres intervenants du système de justice. En revanche, un critère raisonnablement déterminé donne aux avocats une définition pratique dont ils peuvent se servir pour guider leur comportement. Ce critère peut également servir de guide pour les tribunaux disciplinaires des ordres professionnels qui doivent déterminer si le comportement d’un avocat équivaut à un manquement professionnel.

[79] La méthode élaborée par le comité d’appel établit un équilibre raisonnable entre la souplesse et la précision. Selon le comité d’appel, cette méthode pour évaluer si le comportement irrespectueux de l’avocat justifie une sanction professionnelle est [traduction] « fondamentalement contextuelle et tributaire des faits en cause », et elle prend en considération l’importance de « tenir compte de la dynamique, de la complexité, des fardeaux et des enjeux particuliers du procès ou de toute autre procédure » : par. 7 et 232. En concentrant son analyse sur le cadre factuel dont il disposait, le comité d’appel a établi une méthode suffisamment souple pour s’adapter aux diverses situations dans lesquelles les avocats peuvent se trouver en salle d’audience.

[80] En même temps, la méthode du comité d’appel est suffisamment précise pour définir les limites adéquates au‑delà desquelles le comportement justifie une conclusion de manquement professionnel. Le comité d’appel a relevé un ensemble de facteurs qu’un comité disciplinaire doit généralement examiner lorsqu’il évalue la conduite d’un avocat. Il a ensuite donné des directives sur la façon dont ces facteurs s’appliquent lorsqu’il s’agit d’évaluer le comportement d’un avocat. Plus important encore, comme l’a reconnu le comité d’appel, cette liste n’est pas définitive et le poids à accorder à chaque facteur variera en fonction de chaque cas. Je me penche maintenant sur ces facteurs.

(i) Facteurs à examiner dans l’évaluation du comportement d’un avocat

1. Les remarques formulées par l’avocat

[81] Premièrement, le comité d’appel s’est penché sur les remarques énoncées par l’avocat. M. Groia a formulé des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite tout au long de la première phase du procès de M. Felderhof. Par conséquent, le comité d’appel devait déterminer à quel moment ce genre d’allégations équivaut à un manquement professionnel. Il a conclu que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite, ou toute autre contestation de l’intégrité de l’avocat de la partie adverse, franchissent la ligne du manquement professionnel sauf si elles sont formulées de bonne foi et raisonnablement fondées : motifs du comité d’appel, par. 9 et 235. Autrement dit, les allégations équivalent à un manquement professionnel dès lors qu’elles sont formulées de mauvaise foi ou sans un fondement raisonnable.

[82] Deux éléments concernant l’évaluation des remarques de l’avocat méritent mon attention. Premièrement, d’après ma lecture des motifs du comité d’appel, ces derniers n’établissent pas que la formulation d’allégations faites de mauvaise foi ou sans fondement raisonnable suffit à elle seule pour juger de l’existence ou non d’un manquement professionnel. Lorsqu’on lit les motifs dans leur ensemble, clairement, le fait que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite sont faites de mauvaise foi ou sans fondement raisonnable ne constitue qu’un élément de l’analyse [traduction] « fondamentalement contextuelle et tributaire des faits en cause » qui permet de déterminer si le comportement d’un avocat équivaut à un manquement professionnel : motifs du comité d’appel, par. 7 et 232.

[83] Bref, pour que ce soit bien clair, dans certaines circonstances, les allégations faites de mauvaise foi ou sans fondement raisonnable peuvent, à elles seules, justifier une conclusion de manquement professionnel. Cependant, l’instance disciplinaire d’un barreau doit toujours tenir compte de tout l’éventail des facteurs contextuels propres à un cas en particulier avant de se prononcer. Toute évaluation de la fréquence à laquelle les allégations ont été formulées ou de la manière dont elles l’ont été, ainsi que de la réaction du juge — des facteurs qui, selon le comité d’appel, présentent un intérêt pour l’examen dans son ensemble — deviendrait superflue si on adoptait une interprétation contraire.

[84] Deuxièmement, le comité d’appel pouvait conclure que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou toute autre contestation de l’intégrité de l’avocat de la partie adverse doivent être formulées de bonne foi et être raisonnablement fondées. Divers intervenants contestent ce critère. La British Columbia Civil Liberties Association soutient que sanctionner l’avocat pour avoir formulé des allégations de bonne foi sans fondement raisonnable le pénalise pour une simple erreur. La CLAO est d’accord et soutient que le critère appliqué par le comité d’appel n’accorde pas à l’avocat de la défense la latitude nécessaire pour invoquer résolument des arguments qui s’avèrent incorrects. Par conséquent, seules les allégations formulées de mauvaise foi justifient une conclusion de manquement professionnel.

[85] Je partage les préoccupations des intervenants pour qui les ordres professionnels ne devraient pas punir les avocats pour des opinions juridiques sincères bien qu’erronées ou des stratégies d’instance douteuses. Il n’en demeure pas moins, à mon sens, que le critère appliqué par le comité d’appel résiste à l’examen. Les allégations qui remettent en question l’intégrité de l’avocat de la partie adverse ne doivent pas être formulées à la légère. La réputation d’intégrité de l’avocat est son atout professionnel le plus important. Cette réputation prend généralement beaucoup de temps à bâtir et elle peut se perdre en un claquement de doigts. Les tribunaux et les auteurs en ont d’ailleurs souligné l’importance. Dans l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 118, le juge Cory l’a formulé ainsi :

La réputation d’un avocat est d’une importance primordiale vis‑à‑vis des clients, des membres de la profession et de la magistrature. L’avocat monte sa pratique et la maintient grâce à sa réputation d’intégrité et de conscience professionnelles. Elle est la pierre angulaire de sa vie professionnelle. Même doué d’un talent exceptionnel et faisant preuve d’une diligence de tout instant, l’avocat ne peut survivre sans une réputation irréprochable.

[86] Maintenir une réputation d’intégrité est le défi d’une vie. Une fois entachée, celle de l’avocat pourrait ne jamais être totalement rétablie. Ainsi, les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite doivent être raisonnablement fondées. Je conviens avec le comité d’appel que tout critère inférieur [traduction] « donne trop de latitude à l’avocat irresponsable qui a des soupçons sincères, mais néanmoins insoutenables » : par. 235. Les conséquences pour la réputation de l’avocat de la partie adverse sont tout simplement trop graves pour exiger moins qu’un fondement raisonnable relativement à des allégations qui portent atteinte à son intégrité.

[87] Enfin, la norme relative au fondement raisonnable appliquée par le comité d’appel n’aura pas pour effet de décourager l’avocat de représenter son client avec vigueur. De fait, l’avocat doit établir « l’existence d’une preuve suffisante » avant d’alléguer un abus de procédure découlant d’une conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 52‑55) puisque, en l’absence d’une preuve suffisante, une requête pour abus de procédure est rejetée sommairement : R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, par. 38. Les allégations déraisonnables n’aident donc pas la cause du client. La norme déontologique interdisant ce genre d’allégations ne compromet pas l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur. Je précise toutefois que ce ne sont pas toutes les mesures de défense rejetées sommairement dans Cody qui justifient une sanction professionnelle. Au contraire, les mesures de défense qu’un tribunal juge illégitimes peuvent fort bien ne pas équivaloir à un manquement professionnel : Cody, par. 32‑35.

[88] Cela dit, la norme relative au fondement raisonnable appliquée par le comité d’appel n’est pas un critère exigeant. Je comprends que, pour le comité d’appel, les allégations formulées sans fondement raisonnable sont des allégations fondées sur des suppositions ou qui ne reposent sur aucun fondement factuel. Fait important, comme l’a indiqué le comité d’appel, les allégations ne sont pas sans fondement raisonnable simplement parce qu’elles reposent sur une erreur de droit : par. 280. Autrement dit, contester l’intégrité de l’avocat de la partie adverse sur le fondement d’une opinion juridique sincère, bien qu’erronée, ne constitue pas un manquement professionnel, pour autant que cette contestation repose sur un fondement factuel suffisant, de telle sorte que si l’opinion juridique avait été correcte, la contestation aurait été justifiée.

[89] Il ne s’agit pas non plus d’un manquement professionnel que d’invoquer un argument juridique novateur qui est ultimement rejeté par le tribunal. Bon nombre de principes juridiques que nous considérons désormais comme fondamentaux ont autrefois été des idées controversées soulevées résolument par des avocats. Il faut encourager ce type de défense novatrice — qui ne doit pas être contrecarrée par la menace d’être étiquetée, après le fait, de « déraisonnable ».

[90] À mon sens, les barreaux ne peuvent pas utiliser les erreurs de droit commises par un avocat pour conclure que ses allégations ne sont pas raisonnablement fondées, et ce, pour deux raisons. Premièrement, la conclusion de manquement professionnel contre un avocat peut elle‑même ternir la réputation de cet avocat. Taxer un avocat d’incivilité parce qu’il a formulé de bonne foi des allégations de manquement issues d’une opinion juridique sincère, bien qu’erronée, sans plus, est une réponse nettement excessive et injustifiée.

[91] Deuxièmement, l’examen du bien‑fondé de la position de l’avocat pour conclure que ses allégations ne sont pas raisonnablement fondées aurait pour effet de décourager ses pairs de soulever des allégations bien fondées, ce qui porterait atteinte à l’obligation de l’avocat de représenter son client avec vigueur. L’abus de procédure de la part de la poursuite est extrêmement grave. Il porte atteinte à l’équité du procès et compromet l’intégrité du système de justice : Anderson, par. 49‑50; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 62‑63. Les avocats de la défense ont un rôle important à jouer pour empêcher ces conséquences désastreuses et pour engager la responsabilité des autres intervenants du système de justice en formulant des allégations raisonnables. Déclarer un avocat coupable de manquement professionnel pour incivilité parce qu’il a invoqué l’abus de procédure, sur la foi d’une opinion juridique sincère, bien qu’erronée, découragerait les avocats de soulever ce type d’allégations et contreviendrait à leur obligation de représenter leur client avec vigueur ainsi qu’au droit du client de présenter une défense pleine et entière.

[92] Mes collègues dissidents interprètent l’exigence d’un « fondement raisonnable » différemment. À leur avis, le comité d’appel a conclu que si les allégations d’inconduite formulées contre l’avocat de la partie adverse sont fondées sur une mauvaise interprétation du droit, l’erreur devrait être à la fois sincère et raisonnable. Si le comité d’appel jugeait que l’erreur de droit est déraisonnable, même si elle est commise sincèrement, les allégations d’inconduite ne seraient pas raisonnablement fondées et pourraient donc entraîner une conclusion de manquement professionnel pour incivilité : motifs de la juge Karakatsanis et autres, par. 193‑196. En concluant de la sorte, ils prétendent que mon interprétation de l’exigence d’un « fondement raisonnable » — soit que les allégations d’inconduite doivent reposer sur un fondement factuel, et non pas être fondées sur des insinuations ou des conjectures — soustrait les erreurs juridiques grossières à tout contrôle, « pourrait, dans les faits, priver les barreaux de leur pouvoir de réglementation en matière d’incivilité dès lors qu’un avocat est en mesure de défendre ses accusations au moyen d’une croyance juridique subjective » : motifs de la juge Karakatsanis et autres, par. 221.

[93] Soit dit en tout respect, les préoccupations de mes collègues sont mal fondées pour deux raisons. Lorsqu’un avocat allègue une conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite en se fondant sur une erreur de droit, les barreaux ont parfaitement le droit de se pencher sur le caractère raisonnable de cette erreur lorsqu’ils évaluent si elle était sincère, et donc, de se demander si les allégations ont été faites de bonne foi. L’examen du caractère raisonnable d’une erreur est un outil bien établi pour aider à évaluer si elle a été faite sincèrement : voir, par ex., Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, p. 156, le juge Dickson, dissident, mais pas sur ce point; R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, p. 792; R. c. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359 (C.A. Ont.), p. 374‑375. Plus l’erreur de droit a été grossière, moins il est probable qu’elle ait été sincère, de sorte qu’il est moins probable que l’allégation ait été faite de bonne foi. Si le barreau conclut que l’allégation n’a pas été faite de bonne foi, la seconde question — soit celle de savoir si l’allégation était raisonnablement fondée — devient superflue.

[94] Je fais une parenthèse ici pour souligner qu’il est parfaitement justifié qu’un barreau puisse se pencher sur le caractère raisonnable d’une erreur de droit lorsqu’il examine si les allégations d’inconduite sont formulées de bonne foi, mais pas quand il détermine si elles sont raisonnablement fondées. L’examen de la « bonne foi » suppose de se demander ce que l’avocat croyait réellement lorsqu’il a énoncé les allégations. Le caractère raisonnable de l’erreur de droit commise par un avocat est un des éléments de la preuve circonstancielle qui peut aider un barreau dans cet exercice. Cet élément n’est toutefois pas déterminant. Même les erreurs les plus déraisonnables peuvent être faites sincèrement.

[95] En revanche, l’examen du « fondement raisonnable » exige que le barreau regarde au‑delà du point de vue de l’avocat et qu’il examine le fondement des allégations. Se pencher sur le caractère raisonnable de la position juridique d’un avocat à cette étape‑ci imposerait, dans les faits, une norme obligatoire minimale de compétence juridique dans le contexte de l’incivilité. Autrement dit, cela permettrait à un barreau de déclarer un avocat coupable de manquement professionnel pour incivilité pour quelque chose que cet avocat, selon le barreau, aurait dû savoir ou aurait dû faire. Qui plus est, comme je l’ai déjà expliqué, cela risquerait de ternir indûment la réputation de l’avocat et de freiner la détermination des membres de la profession de représenter leurs clients avec vigueur.

[96] Cela ne clôt toutefois pas le débat. Comme mes collègues le remarquent à juste titre, « les règles du Barreau régissent à la fois les questions de civilité et celles de compétence » : motifs de la juge Karakatsanis et autres, par. 193 (italique dans l’original). L’avocat qui fonde des allégations sur des erreurs juridiques « scandaleuses » ou « grossières » est possiblement incompétent. Je dis simplement qu’il ne devrait toutefois pas être puni pour incivilité sur ce seul fondement. Ainsi, toute préoccupation selon laquelle les barreaux sont, « dans les faits, priv[és] » du pouvoir que leur confère la règlementation n’est pas fondée sur une lecture exacte de mon point de vue.

[97] Pour terminer, je suis d’avis de ne pas retenir les critiques de M. Groia et des intervenants quant à la façon dont le comité d’appel a évalué les propos de l’avocat. En effet, le comité d’appel a considéré les remarques de l’avocat comme un facteur contextuel important. Des allégations de manquement professionnel ou des remises en question autre de l’intégrité de l’avocat de la partie adverse doivent être énoncées de bonne foi et raisonnablement fondées. Bien que l’existence d’un fondement raisonnable ne soit pas un critère élevé, je ne vois aucune raison d’intervenir pour modifier la conclusion du comité d’appel selon laquelle il est nécessaire pour se prémunir contre les allégations fondées sur des suppositions et sans fondement.

2. La manière dont les remarques ont été formulées par l’avocat et la fréquence à laquelle elles l’ont été

[98] Le comité d’appel a également jugé que la fréquence à laquelle les propos ont été formulés et la manière dont ils l’ont été sont des facteurs pertinents. Un seul emportement n’est généralement pas sanctionné. En revanche, les attaques répétées contre l’avocat de la partie adverse risquent davantage de franchir la ligne du manquement professionnel. Le comité d’appel a également conclu que les contestations de l’intégrité de l’avocat de la partie adverse formulées en une [traduction] « suite ininterrompue d’invectives » ou avec un ton « sarcastique et cinglant » sont inappropriées. Enfin, le comité d’appel a conclu qu’il est pertinent de savoir si l’avocat a été provoqué : par. 233 et 236.

[99] Il est raisonnable de tenir compte de la manière dont les remarques ont été formulées par l’avocat et de la fréquence à laquelle elles l’ont été. Les procès sont souvent le théâtre d’âpres luttes. Les enjeux sont élevés — surtout dans un procès criminel où l’accusé risque de perdre sa liberté. Les émotions peuvent parfois dominer le plaideur même le plus stoïque. Punir un avocat pour avoir formulé [traduction] « quelques commentaires mal choisis, sarcastiques ou même vicieux » (motifs du comité d’appel, par. 7) ignore ces réalités.

[100] Cela ne signifie pas pour autant que l’incivilité commise une seule fois est sans reproche. Une seule attaque cinglante envers l’intégrité d’un autre intervenant du système de justice peut justifier une mesure disciplinaire, ce qui s’est d’ailleurs déjà produit : voir, par ex., Doré; Histed c. Law Society of Manitoba, 2007 MBCA 150, 225 Man. R. (2d) 74; Law Society of Upper Canada c. Wagman, 2008 ONLSAP 14. Cela dit, le comité d’appel a clairement agi dans les limites de sa compétence lorsqu’il a conclu que, en règle générale, l’avocat qui multiplie les attaques personnelles et qui tient des propos dégradants, sarcastiques ou autrement déplacés risque davantage de faire l’objet de mesures disciplinaires.

[101] En dernier lieu, lorsqu’on examine la manière dont les remarques ont été formulées par l’avocat et la fréquence à laquelle elles l’ont été, il faut se rappeler que les contestations de l’intégrité d’un autre avocat sont, de par leur nature même, des attaques personnelles. Elles comprennent souvent des allégations selon lesquelles l’avocat aurait délibérément bafoué ses obligations éthiques ou professionnelles. Des propos forts qui, dans d’autres contextes, pourraient bien être considérés comme grossiers et insultants seront régulièrement nécessaires pour présenter des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou d’autres contestations de l’intégrité d’un avocat. Il faut donc s’assurer de ne pas confondre les propos forts nécessaires pour contester l’intégrité d’un autre avocat et le genre de communications qui justifie une conclusion de manquement professionnel.

3. La réaction du juge du procès

[102] Le troisième facteur relevé par le comité d’appel est la réaction du juge présidant le procès face au comportement de l’avocat : par. 225. Certes, lorsque le comportement reproché est adopté dans une salle d’audience, les interventions du juge à cet égard, le cas échéant, deviennent pertinentes. Contrairement au Barreau, le juge du procès observe le comportement de l’avocat directement. Il est donc en meilleure position pour évaluer la conduite de l’avocat que l’ordre professionnel, qui intervient seulement une fois que tout a été dit et que tout a été fait. Comme le juge Brown l’a judicieusement expliqué :

[traduction] De par sa nature, la procédure en matière de discipline professionnelle consiste en un examen rétrospectif de la conduite de l’avocat par des personnes qui n’étaient pas présentes au moment où se sont déroulés les faits et qui n’ont pas la capacité de recréer, avec précision et certitude, ce qui s’est passé exactement. Comme l’examen disciplinaire est fondé en grande partie sur la transcription du procès, l’examinateur ne peut saisir complètement le sens et les nuances qui se dégageaient des échanges au moment des faits. Les examens rétrospectifs fondés sur une transcription comportent des limites inhérentes qui peuvent donner lieu à une compréhension artificielle de ce qui s’est passé dans la salle d’audience et qui risquent de transformer l’examen en un exercice de raisonnement a posteriori.

(Groia (C.A. Ont.), par. 318)

[103] Ces observations soulignent l’importance d’examiner la réaction du juge présidant le procès face à la conduite de l’avocat. Il faut toutefois se demander à quel point cette réaction est importante. Selon M. Groia, la réaction du juge serait quasi déterminante. En effet, il soutient que les ordres professionnels de juristes devraient rarement, voire jamais, intenter des procédures disciplinaires si le juge du procès ne s’est pas opposé au comportement de l’avocat. Il devrait en être ainsi puisque permettre aux ordres professionnels de substituer leur opinion à celle du juge sur l’étendue des conduites acceptables en salle d’audience minerait l’indépendance judiciaire.

[104] À mon sens, l’approche restrictive proposée par M. Groia ne convient pas, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, les ordres professionnels n’ont pas pour mandat de préserver l’équité d’une instance en particulier comme il incombe au juge présidant le procès de le faire. En effet, ce dernier a la responsabilité d’intervenir lorsque l’équité du procès est en jeu : Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39, p. 44; R. c. Henderson (1999), 44 O.R. (3d) 628 (C.A.), p. 641. Ainsi, il doit notamment contrôler le comportement irrespectueux qui risque de miner l’équité — et l’apparence d’équité — du procès : Marchand, par. 148. En revanche, en fixant et en faisant respecter certaines normes de civilité, les ordres professionnels encouragent l’équité et cultivent la confiance du public envers l’administration de la justice à l’échelle de la profession. Empêcher les ordres professionnels de superviser le comportement des avocats en salle d’audience en l’absence d’intervention du juge du procès nuirait à ces fonctions.

[105] Deuxièmement, comme l’a reconnu le comité d’appel, [traduction] « le juge du procès peut avoir de nombreuses raisons de demeurer relativement passif au vu de l’incivilité de l’un ou l’autre des avocats dans la salle d’audience » : par. 225. Par exemple, comme l’a fait remarquer le juge Campbell, l’intervention du juge [traduction] « pourrait simplement multiplier les provocations » de la part de l’avocat, contrecarrant ainsi l’objectif de tenir un procès ordonné et équitable : Felderhof (C.S.J. Ont.), par. 284. De plus, l’apparence d’impartialité pourrait être une source de préoccupations pour les juges — surtout dans un procès avec jury, où réprimander l’avocat en présence des jurés pourrait vraisemblablement nuire à cet avocat aux yeux des jurés. Dans ces situations, le silence du juge du procès n’équivaut pas à une approbation tacite du comportement de l’avocat, mais plutôt à une décision délibérée visant à protéger l’équité du procès.

[106] Qui plus est, dans certains cas, le juge du procès peut avoir tort de demeurer passif et sa décision peut entraîner l’iniquité du procès. Il serait illogique d’empêcher le Barreau d’examiner le comportement de l’avocat sur la foi d’une erreur commise par le juge du procès.

[107] Troisièmement, le comportement que le juge du procès estime inapproprié n’entraîne pas nécessairement un manquement professionnel. Dans l’arrêt Cody, la Cour a souligné que les tribunaux ne toléreront plus les mesures prises « illégitimement » par la défense — y compris les arguments sans fondement et la façon inacceptable, le cas échéant, dont ils sont présentés. Toutefois, comme le précise cet arrêt, le comportement inapproprié de la défense n’équivaut pas forcément à un manquement professionnel, fut‑il incivil ou incompétent : Cody, par. 32‑35. Le Barreau doit donc s’assurer de ne pas accorder trop de poids aux critiques du juge à l’égard du comportement de la défense.

[108] Quatrièmement, comme je l’ai déjà expliqué aux paragraphes 54 et 55, la décision du Barreau de prendre des mesures disciplinaires contre un avocat n’entrave d’aucune manière la capacité du juge de contrôler le déroulement de l’instance dans sa salle d’audience. Tout comme la décision disciplinaire du Barreau n’est pas conditionnelle à la réaction du juge, la décision de ce dernier de fixer les limites du comportement acceptable dans la salle d’audience indépendamment des normes de civilité établies par les ordres professionnels demeure de son ressors exclusif : voir Jodoin, par. 23.

[109] La réaction du juge ne permet donc pas nécessairement de déterminer la légitimité de la conduite de l’avocat. En fait, comme le comité d’appel l’a conclu, il s’agit simplement d’un élément de l’analyse contextuelle. Le poids qu’il convient de lui accorder dépend des circonstances de l’affaire.

[110] L’examen de la façon dont l’avocat a modifié son comportement après avoir essuyé des reproches fait partie intégrante de celui de la réaction du juge présidant le procès. L’avocat qui dépasse les bornes, mais qui obéit aux directives du juge et se comporte bien à partir du moment où celles‑ci lui sont communiquées, risque moins de commettre un manquement professionnel que le même avocat qui continue de mal se comporter en dépit des directives du juge.

d) La méthode du comité d’appel permet une mise en balance proportionnée du droit à la liberté d’expression de l’avocat et du mandat législatif du Barreau

[111] Une décision administrative qui fait intervenir la Charte en limitant les protections qu’elle offre n’est raisonnable que si elle résulte d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte et du mandat légal du décideur : Doré, par. 57; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613, par. 39. La Cour a d’ailleurs expliqué, dans l’arrêt Loyola, qu’« [u]ne mise en balance proportionnée en est une qui donne effet autant que possible aux protections en cause conférées par la Charte compte tenu du mandat législatif particulier en cause » : par. 39.

[112] Les décisions des barreaux d’imposer des mesures disciplinaires à l’encontre d’avocats en raison de déclarations qu’ils ont faites sont susceptibles de faire entrer en jeu le droit à la liberté d’expression garanti à ces derniers par l’al. 2b) de la Charte : Doré, par. 59, 63 et 65‑68. Il en est ainsi, peu importe que les propos attaqués aient été proférés à l’intérieur ou à l’extérieur d’une salle d’audience. Les avocats plaideurs se livrent à des activités expressives. Or, ni le lieu ni le mode de telles activités n’ont pour effet de les exclure du champ d’application de l’expression protégée. Les décisions des barreaux d’imposer des sanctions aux avocats pour les propos qu’ils tiennent en salle d’audience ont pour effet de limiter leur liberté d’expression : voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 978; Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, par. 56 et 82.

[113] En conséquence, une conclusion de manquement professionnel qui fait intervenir le droit à la liberté d’expression d’un avocat n’est raisonnable que si elle est le fruit d’une mise en balance proportionnée des objectifs législatifs poursuivis par le Barreau, d’une part, et de la liberté d’expression dont jouit l’avocat, d’autre part. De même, l’approche retenue pour déterminer si les communications dénuées de civilité d’un avocat justifient la prise de mesures disciplinaires de la part d’un barreau doit, elle aussi, permettre la réalisation d’une telle mise en balance proportionnée.

[114] Conformément à son mandat législatif, le Barreau a l’obligation de défendre l’intérêt public et de faire avancer la cause de la justice et la primauté du droit en réglementant la profession juridique : Loi sur le Barreau, art. 4.2. Ainsi, les tribunaux disciplinaires s’acquittent d’un volet essentiel de cette fonction par l’établissement et l’application de normes de déontologie, y compris — comme c’est le cas en l’espèce — d’une conduite empreinte de civilité. L’accomplissement de ce mandat est susceptible de faire jouer le droit des avocats à la liberté d’expression garanti que leur garantit la Charte : Doré, par. 63.

[115] Le fait de permettre aux avocats de s’exprimer librement sert une importante fonction dans notre système judiciaire. Ainsi que la juge Steel de la Cour d’appel l’a souligné dans l’arrêt Histed, au par. 71 :

[traduction] Faisant partie intégrante du système de justice, les avocats jouent un rôle crucial dans l’actualisation de la responsabilité et de la transparence judiciaires. Pour s’acquitter efficacement de ce rôle, ils doivent se sentir libres d’agir et de parler sans contrainte et avec courage lorsque les circonstances l’exigent.

Dans cette affaire, la question en litige portait sur une décision disciplinaire rendue à la suite de critiques formulées par un avocat contre un juge. Les observations de la juge Steel se limitaient donc aux critiques dirigées contre la magistrature. Pour ma part, j’irai plus loin en affirmant que les avocats jouent un rôle primordial quant à la responsabilisation de tous les intervenants du système judiciaire. Des critiques raisonnables permettent en effet d’augmenter la transparence et l’équité du système dans son ensemble, ce qui sert les intérêts de la justice. Insister de façon démesurée sur la civilité risque de contrecarrer ces effets bénéfiques en décourageant l’expression de critiques fondées : A. Woolley, « Does Civility Matter » (2008), 46 Osgoode Hall L.J., 175, p. 180. Il peut par conséquent découler de la mise en balance proportionnée du droit des avocats à la liberté d’expression « que des organismes disciplinaires tolèrent certaines critiques acérées » : Doré, par. 65.

[116] Lorsque le comportement en cause survient dans une salle d’audience, la liberté d’expression des avocats revêt un degré d’importance encore plus élevé. En effet, dans ce forum, leur principale fonction consiste à se porter avec vigueur à la défense de leurs clients. Comme je l’ai déjà mentionné aux par. 74 et 75, en matière pénale, une défense menée avec vigueur permet au client d’exercer véritablement son droit constitutionnel de présenter une défense pleine et entière. Les tribunaux disciplinaires des barreaux doivent donc tenir compte de cet aspect particulier du droit à la liberté d’expression des avocats lorsqu’ils rendent une décision disciplinaire concernant un comportement adopté en cour.

[117] Cela dit, toute parole n’est pas sacro‑sainte dès lors qu’elle sort de la bouche d’un avocat. En effet, certaines communications auront très peu à voir avec les valeurs fondamentales que l’al. 2b) cherche à protéger, c’est‑à‑dire la recherche de la vérité et le bien commun : R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 762 et 765. Plus des propos s’éloignent des valeurs qui se trouvent au cœur de l’al. 2b) , moins grande est la protection offerte à la liberté d’expression : Keegstra, p. 760‑762; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 72-73. Dans ce contexte, une conclusion de manquement professionnel est plus susceptible de refléter une mise en balance proportionnée de l’objectif poursuivi par la loi régissant le barreau et des droits de l’avocat en matière de liberté d’expression si les propos attaqués s’écartent fortement des valeurs fondamentales inhérentes à cette liberté d’expression dont bénéficient les avocats.

[118] La souplesse de la méthode axée sur le contexte retenue par le comité d’appel pour évaluer le comportement d’un avocat ouvre la voie dans tous les cas à une mise en balance proportionnée. Le fait de tenir compte des circonstances particulières propres à chaque cas — par exemple, les propos de l’avocat, le contexte dans lequel il les a tenus et les raisons pour lesquelles il l’a fait — permet aux tribunaux disciplinaires des barreaux de soupeser avec justesse la valeur des propos attaqués. Ils peuvent en conséquence rendre une décision — en ce qui concerne une conclusion de manquement professionnel, mais aussi toute pénalité susceptible d’être infligée — qui résulte d’une mise en balance proportionnée du droit à la liberté d’expression de l’avocat et du mandat législatif du Barreau.

[119] En outre, la norme relative au fondement raisonnable énoncée par le comité d’appel laisse place à une mise en balance proportionnée de la liberté d’expression et du mandat législatif du Barreau. Des allégations qui mettent en doute l’intégrité de l’avocat de la partie adverse et qui ne sont pas raisonnablement fondées, en revanche, se situent loin des valeurs fondamentales qui sous‑tendent la liberté d’expression des avocats. Si des critiques raisonnables servent les intérêts de la justice en assurant la responsabilisation des autres intervenants du système, des attaques injustifiées, elles, ont exactement l’effet contraire. Comme je l’ai expliqué plus tôt, aux par. 63 à 67, pareilles attaques nuisent aux intérêts de la justice en compromettant l’équité du procès et en sapant la confiance du public dans le système de justice. Une décision déclarant un avocat coupable de manquement professionnel pour avoir formulé des allégations déraisonnables est donc, selon toute vraisemblance, le fruit d’une mise en balance proportionnée du mandat du Barreau et du droit à la liberté d’expression de l’avocat.

[120] À l’inverse, le fait de sanctionner un avocat pour des allégations raisonnablement fondées et formulées en toute bonne foi, mais qui reposent sur des erreurs de droit, ne témoignerait pas d’une mise en balance proportionnée. Avancer des allégations raisonnables et de bonne foi — même celles qui se fondent sur une erreur de droit — contribue à maintenir l’intégrité du système de justice en tenant responsables les autres intervenants qui y participent. Ainsi, des arguments bien fondés dénonçant des manquements de la part des avocats de la partie adverse se rapprochent des valeurs protégées par l’al. 2b) qui sous‑tendent la liberté d’expression des avocats. Décourager les avocats de soulever de telles allégations ne contribuerait en rien à l’accomplissement du mandat que confère la loi au Barreau, soit de promouvoir la justice et la primauté du droit. À vrai dire, museler de la sorte des avocats mettrait à mal le principe de la primauté du droit et desservirait la cause de la justice en augmentant la probabilité que de tels manquements ne rencontrent aucune opposition.

e) Conclusion

[121] En somme, je suis d’avis de rejeter les contestations de M. Groia et des intervenants quant à la méthode adoptée par le comité d’appel pour se prononcer sur l’incivilité, et plus particulièrement, pour décider si la conduite d’un avocat en cours est susceptible de justifier une conclusion de manquement professionnel. Le comité d’appel a reconnu la nécessité d’une protection contre les conséquences de l’incivilité, tout en demeurant conscient du devoir de l’avocat d’assurer une défense vigoureuse pour son client. L’analyse contextuelle sur laquelle s’appuie cette méthode prend en considération le caractère diversifié de la pratique moderne du droit. Dans la même foulée, le comité d’appel a énoncé une série de facteurs — soit le contenu des remarques formulées par l’avocat; la manière dont elles ont été formulées; la fréquence à laquelle elles l’ont été et la réaction du juge présidant l’audience face au comportement de l’avocat — et il a expliqué comment fonctionnent ces facteurs de façon suffisamment précise pour guider le comportement des avocats et fournir des instructions aux tribunaux disciplinaires dans l’avenir. Enfin, la méthode définie par le comité d’appel permet de procéder à une mise en balance proportionnée du droit à la liberté d’expression des avocats et du mandat que confère la loi au Barreau.

(2) Application au cas de M. Groia

[122] Bien que je n’aie rien à redire quant à la méthode appliquée par le comité d’appel, j’estime, avec égards, que ce dernier a déraisonnablement reconnu M. Groia coupable de manquement professionnel. Lorsqu’il a évalué en quoi consistaient les « remarques » de M. Groia, le comité d’appel a réitéré que les allégations relatives à une conduite répréhensible de la part des avocats de la partie adverse, parmi d’autres formes de remise en question de leur intégrité, franchissent le seuil de ce qui constitue un manquement professionnel, à moins que ces allégations soient raisonnablement fondées et soulevées de bonne foi. Le comité d’appel a admis que M. Groia avait formulé en toute bonne foi les allégations d’inconduite. Sa conclusion selon laquelle il avait commis un manquement professionnel reposait principalement sur l’absence de fondement raisonnable pour justifier les allégations qu’il avait avancées. Toutefois, en contradiction avec la méthode qu’il préconise, le comité d’appel s’est appuyé sur les croyances sincères, quoiqu’erronées, de M. Groia pour parvenir à sa conclusion, qui, comme je l’ai déjà précisé aux par. 88 à 91, ne saurait être jugée raisonnable.

[123] Dès lors que les allégations d’inconduite — qui faisaient l’objet des remarques formulées par M. Groia — sont exclues de l’équation, il devient manifeste que les autres facteurs entrant en jeu en l’espèce ne peuvent raisonnablement suffire à fonder contre lui une conclusion de manquement professionnel. Comme je l’expliquerai plus loin, la fréquence des allégations formulées par M. Groia tenait, jusqu’à un certain degré, à une certaine incertitude quant à la manière appropriée de porter des allégations d’abus de procédure, un facteur que le comité d’appel n’a pas examiné.

[124] Qui plus est, le juge du procès a adopté, dans une large mesure, une attitude non interventionniste, en s’abstenant d’indiquer à M. Groia de quelle manière il devait soumettre ses allégations. Par la suite, il est intervenu, bien qu’assez tardivement, et a donné comme directive à M. Groia de cesser de répéter continuellement les mêmes allégations, et de se borner à faire noter son opposition. Sauf lors de rares incartades, M. Groia s’est conformé à ces directives. Du reste, après que les cours de révision aient réprimandé M. Groia pour sa conduite au cours de la première phase du procès Felderhof, la deuxième phase s’est déroulée sans le moindre incident. Encore une fois, le comité d’appel n’a pas tenu compte dans son analyse des réactions du juge du procès et des cours de révision devant le comportement de M. Groia, ni de la façon dont celui‑ci a modifié son attitude par la suite.

[125] En tenant compte de tous ces facteurs, je suis d’avis qu’il n’existait qu’une solution raisonnable en l’espèce, soit, conclure que M. Groia n’avait pas commis de manquement professionnel pour incivilité.

a) Le comité d’appel s’est servi des croyances juridiques erronées de M. Groia pour conclure à l’absence de fondement raisonnable de ses allégations

[126] Le comité d’appel a reconnu que des assertions faites sur la base de croyances juridiques sincères, mais erronées, ne sauraient justifier une conclusion de manquement professionnel. Il a en outre admis que, en portant ses allégations de conduite répréhensible à l’encontre des procureurs de la CVMO, [traduction] « M. Groia ne cherchait pas délibérément à présenter le droit sous un faux jour, et n’était pas animé de mauvaises intentions » : par. 332. Pour autant, le comité d’appel s’est servi des erreurs de droit commises par M. Groia pour conclure que ses allégations répétées quant à la conduite répréhensible des avocats de la poursuite ne reposaient sur aucun fondement raisonnable.

[127] Soit dit en tout respect, le comité d’appel ne pouvait raisonnablement tirer une telle conclusion. Les erreurs de droit commises par M. Groia, jointes à la conduite adoptée par les procureurs de la CVMO, fondaient raisonnablement ses allégations. Le droit eut‑il donné raison à M. Groia, les allégations d’abus de procédure qu’il a formulées à l’encontre des procureurs de la CVMO auraient presque à coup sûr été fondées.

[128] Souvenons‑nous que ces allégations ont été soulevées à l’occasion de différends survenus entre les parties au sujet de la communication de la preuve et de l’admissibilité de la preuve documentaire. M. Groia a soutenu que les procureurs recouraient à un « filtre axé sur une condamnation » afin de délibérément miner l’équité du procès de M. Felderhof parce qu’ils omettaient de déposer, dans le cadre de la preuve présentée la CVMO, tous les documents authentiques et pertinents de son choix. Par la suite, M. Groia a formulé de nouvelles allégations d’inconduite lorsque les procureurs se sont opposés à ses tentatives de présenter des documents par l’entremise d’un témoin, même si ce dernier n’en était pas l’auteur et ne les avait jamais vus. Ses croyances à cet égard étaient en partie alimentées par les remarques de M. Naster relativement à la première requête en communication présentée par M. Groia, au début du procès dans l’affaire Felderhof. Elles prenaient aussi appui, en partie, sur les décisions défavorables à la CVMO rendues par le juge du procès en ce qui concerne la communication de la preuve, de même que sur son rejet de la demande du CVMO pour qu’une décision concernant l’admissibilité de l’ensemble des documents soit rendue.

[129] Dans le cadre de la première requête en communication présentée par M. Groia, M. Naster a fait valoir qu’il avait [traduction] « l’obligation, en tant que poursuivant, de s’assurer que tous les documents pertinents soient soumis à l’attention [du juge du procès] », et qu’il était de son « devoir » de déposer ces documents devant le tribunal. S’il est vrai qu’elles faisaient référence à ses obligations en matière de communication de la preuve, ces déclarations de M. Naster sont venues conforter les croyances sincères, mais erronées, de M. Groia voulant que la poursuite soit légalement tenue de soumettre l’ensemble des documents pertinents à l’aide de ses propres témoins, et que la CVMO agissait de manière répréhensible en refusant de s’exécuter.

[130] Dans ses motifs, le comité d’appel a pris soin de souligner qu’il ne concluait pas à l’absence de fondement des allégations de M. Groia en raison de ses croyances juridiques sincères, mais erronées. Au par. 280, il a d’ailleurs fait la déclaration suivante :

[traduction] Notre préoccupation au sujet des arguments précités ne tient pas seulement au fait que M. Groia présentait des arguments juridiques erronés; cela, bien entendu, ne peut servir de fondement à une conclusion de manquement professionnel. [Je souligne.]

Le Barreau a confirmé sa position à cet égard à l’audience tenue devant la Cour, où il a reconnu que [traduction] « la formulation d’observations incorrectes au sujet du droit ne saurait être assimilée à un manquement professionnel ».

[131] Toutefois, comme l’indiquent les passages de ses motifs repris ci‑après, le comité d’appel a agi précisément comme il proscrivait de le faire. Plus particulièrement, il s’est servi à maintes reprises des croyances juridiques sincères, mais erronées, de M. Groia pour justifier sa conclusion selon laquelle les allégations de ce dernier étaient dénuées de fondement raisonnable. À titre d’exemple, il a énoncé le raisonnement suivant :

[traduction] À notre avis, les observations [de M. Groia] s’en prennent directement à l’intégrité des avocats de la poursuite, car elles avancent que ceux‑ci, en plus de ne pas être fiables pour ce qui est de tenir « parole », sont paresseux et incompétents. [. . .] Qui plus est, elles ne reposent sur aucun fondement factuel. En vertu du droit de la preuve — que M. Groia aurait dû connaître —, M. Naster avait parfaitement le droit tant de s’opposer à ce que M. Groia porte des documents à l’attention d’un témoin même si celui‑ci n’était en mesure de les identifier que de proposer que ces documents soient inscrits en preuve.

. . .

. . . La CVMO avait adopté des positions strictes, mais néanmoins fondées sur des principes, à l’égard de l’admissibilité des documents, positions qui s’accordaient avec le droit de la preuve applicable. M. Naster agissait de façon responsable. Bref, rien ne justifiait les attaques personnelles agressives portées par M. Groia contre la bonne foi et l’intégrité des procureurs. Non seulement ses observations au sujet d’un « filtre axé sur une condamnation » étaient‑elles erronées en droit, mais elles étaient dépourvues de tout fondement raisonnable.

. . .

À notre avis, rien ne justifiait une telle prétention. De fait, les arguments de M. Naster étaient corrects au regard du droit; c’est plutôt M. Groia qui a formulé des observations erronées et déraisonnables en ce qui concerne le droit de la preuve. Les remarques faites à cette occasion par M. Groia au sujet du procureur étaient insultantes, et portaient directement atteinte à son intégrité.

. . .

. . . [N]ous arrivons donc à la conclusion que M. Groia n’avait aucun motif raisonnable d’attaquer l’intégrité ou les motivations des procureurs. Ceux‑ci n’avaient pas promis de présenter l’ensemble des documents pertinents, peu importe les règles de preuve. Les procureurs n’avaient aucune obligation de produire des éléments de preuve favorables à la défense. Ils ne sont donc pas revenus sur leur promesse, et leurs positions quant aux questions relatives à la preuve n’étaient pas inappropriées; elles étaient même souvent justes. [Je souligne; par. 285, 295, 312 et 324.]

[132] Dans chacun des passages qui précèdent, le comité d’appel en est venu à la conclusion que les allégations de M. Groia ne reposaient sur aucun fondement raisonnable, puisque le droit donnait raison aux procureurs de la CVMO. Autrement dit, selon la conclusion du comité d’appel, les allégations de M. Groia étaient dénuées de tout fondement raisonnable, car ce dernier avait tort du point de vue du droit. Cette conclusion était déraisonnable. Je le répète, des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite faites sur la base d’une erreur juridique sincère, bien qu’erronée, sont raisonnablement fondées, pour autant qu’elles reposent sur un fondement factuel suffisant. Dès lors, la question de l’incivilité n’est pas celle de savoir si M. Groia a eu raison ou tort en droit; elle consiste plutôt à se demander si, en fonction de sa compréhension du droit, ses allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite — qui selon le comité d’appel ont été faites de bonne foi — reposaient sur un fondement factuel. En l’espèce, tel était le cas.

[133] Comme je l’ai déjà indiqué, à supposer que les points de vue de M. Groia au sujet du rôle de la poursuite et du droit de la preuve aient été justes, il aurait été fondé à alléguer l’abus de procédure. Ses observations relatives au manquement professionnel n’auraient pas seulement été raisonnablement justifiées; elles auraient fort bien pu être retenues. La poursuite a, intentionnellement et à maintes reprises, omis de présenter tous les documents pertinents malgré les demandes répétées de M. Groia en ce sens. Elle s’est également opposée à ce que M. Groia soumette quelque document pertinent que ce soit de son choix à un témoin à charge. Sous cet angle, il est manifeste que les allégations de M. Groia, fondées comme elles l’étaient sur ses croyances juridiques sincères, mais erronées, avaient une assise factuelle amplement suffisante.

[134] Je suis conscient que le comité d’appel a aussi conclu que les allégations de M. Groia n’avaient pas de fondement factuel parce que, contrairement à ce que comprenait ce dernier, [traduction] « les avocats de la poursuite ne s’étaient pas engagés à déposer en preuve tous les documents pertinents, indépendamment des règles de preuve applicables » : par. 324. Cela a contribué à la conclusion du comité d’appel selon laquelle les allégations de M. Groia n’étaient pas raisonnablement fondées. Soit dit en tout respect, j’estime toutefois que le comité d’appel ne pouvait pas raisonnablement tirer cette conclusion.

[135] La compréhension qu’avait M. Groia des propos des avocats de la CVMO doit être évaluée à la lumière de sa compréhension sincère, bien qu’erronée, de la réalité juridique. Il en est ainsi parce que le défaut de tenir compte de la façon dont les erreurs juridiques de M. Groia ont teinté sa compréhension de la situation a, dans les faits, permis au comité d’appel d’utiliser ces erreurs de droit pour conclure que ses allégations n’étaient pas raisonnablement fondées, contrairement à ce que préconise sa méthode.

[136] Comme nous l’avons vu, M. Groia croyait à tort que la poursuite était légalement tenue de déposer tous les documents pertinents en les présentant à ses propres témoins. Il est donc compréhensible qu’il interprète la thèse de M. Naster selon laquelle il était de son « devoir » de soumettre tous les documents pertinents à la Cour comme une promesse qu’il agirait de la sorte. Cela est particulièrement vrai puisque le juge du procès a omis de corriger les erreurs de droit de M. Groia, un élément dont je vais discuter plus en détail ultérieurement. Il était déraisonnable de conclure que les affirmations de M. Groia selon lesquelles la CVMO revenait sur la promesse n’avaient pas de fondements factuels. Elles étaient fondées sur une affirmation ambiguë que M. Groia a raisonnablement interprétée comme une promesse en raison de sa compréhension erronée du droit de la preuve.

[137] À cet égard, il est important de noter que le comité d’appel pourrait normalement examiner le caractère raisonnable des croyances de l’avocat quant au droit — en l’occurrence, la compréhension erronée de M. Groia du rôle de l’avocat de la poursuive et du droit de la preuve — et conclure qu’elles n’étaient pas sincères. En l’espèce, le comité d’appel ne pouvait toutefois pas tirer une telle conclusion. En effet, comme il n’a pas entendu le témoignage de M. Groia, il a tenu pour acquis que la mauvaise compréhension du droit par ce dernier était sincère et donc que ses allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite étaient formulées de bonne foi : par. 238.

[138] En somme, les erreurs de droit de M. Groia, associées à la façon dont les procureurs de la CVMO se sont comportés, ont constitué le fondement raisonnable des allégations de ce dernier. Sur la base de ses propres conclusions — y compris celle voulant que les allégations de M. Groia aient été faites en toute bonne foi —, le comité d’appel ne pouvait pas raisonnablement trouver M. Groia coupable de manquement professionnel pour incivilité. De l’avis même du comité d’appel, les allégations de M. Groia ont été soulevées de bonne foi, en plus d’être raisonnablement fondées.

[139] Mes collègues dissidents acceptent que le comité d’appel « a pris en considération les fondements [. . .] juridiques [. . .] des prétentions de M. Groia pour évaluer si elles étaient raisonnablement fondées » : motifs de la juge Karakatsanis et autres, par. 191. À leur avis, le comité d’appel pouvait le faire.

[140] Soit dit en tout respect, je ne peux me ranger à cet avis. Si on autorisait le comité d’appel à examiner les fondements juridiques des allégations formulées par un avocat, cela reviendrait à l’autoriser à reconnaître un avocat coupable de manquement professionnel uniquement parce qu’il aurait fait de bonne foi des allégations d’inconduite, allégations découlant d’une erreur de droit sincère. J’ai expliqué aux par. 88 à 91 qu’une telle conclusion serait déraisonnable. Elle ne tiendrait pas compte de l’obligation de M. Groia de représenter son client avec vigueur — une obligation qui revêtait une importance particulière en l’espèce, compte tenu de son incidence sur le droit de son client de présenter une défense pleine et entière. M. Groia avait le droit et le devoir de protéger les droits de son client en avançant des arguments de bonne foi et raisonnablement fondés au sujet du caractère convenable du comportement de la CVMO, et ce, même si ces arguments se sont avérés mal fondés en droit. Une telle conclusion ne reflète pas non plus une mise en balance proportionnée des droits de l’avocat en matière de liberté d’expression et de l’objectif poursuivi par la loi régissant le Barreau, c’est‑à‑dire faire promouvoir la justice et la primauté du droit en établissant des normes de civilité et en assurant leur respect : voir par. 121.

[141] En dernière analyse, les propos tenus par M. Groia — soit ses allégations portant atteinte à l’intégrité des procureurs de la CVMO — n’auraient pas dû servir à fonder une conclusion de manquement professionnel à son encontre. Or, le comité d’appel, de façon déraisonnable, est parvenu à une conclusion autre.

b) Les autres facteurs contextuels ne peuvent raisonnablement servir de fondement à une conclusion de manquement professionnel

[142] Les autres facteurs contextuels de l’espèce ne sauraient servir de fondement à une conclusion de manquement professionnel de la part de M. Groia. La fréquence des allégations de celui‑ci, la réaction du juge du procès et la manière dont M. Groia a modifié sa conduite après que ce juge et les cours de révision ont émis des directives sont autant d’éléments qui laissent croire que le comportement de M. Groia au cours de la première phase du procès Felderhof ne justifiait pas une sanction professionnelle. La manière dont M. Groia a soulevé ses allégations était certes inappropriée, mais, dans les circonstances de l’espèce, elle ne saurait justifier raisonnablement une conclusion de manquement professionnel.

(i) L’évolution du droit en matière d’abus de procédure a influé sur la fréquence des agissements de M. Groia

[143] Pendant que se déroulait la première phase du procès Felderhof, une certaine incertitude entourait la façon dont il convenait de présenter des allégations d’abus de procédure. Plus précisément, avant la décision du juge Rosenberg rejetant l’appel formé par la CVMO à l’encontre de la décision relative à sa demande de contrôle judiciaire, il était loin d’être clair que l’avocat de la défense qui souhaitait soulever la question de l’abus de procédure devait éviter de répéter ses allégations pendant toute la durée du procès, et plutôt attendre à la fin de l’instance pour déposer une requête. Vu cette incertitude sur le plan de la procédure — incertitude dont le comité d’appel n’a pas tenu compte —, la fréquence des allégations de M. Groia était compréhensible.

[144] La Cour a formulé des directives voulant qu’une requête en arrêt des procédures doive normalement être présentée à la fin de l’instruction : R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, par. 27; voir également l’arrêt R. c. Clement (2002), 166 C.C.C. (3d) 219 (C.A. Ont.), par. 14. Selon le raisonnement de la Cour, le juge du procès qui se prononce sur une requête pour abus de procédure à la fin de l’instance seulement dispose alors d’un dossier de preuve complet, en fonction duquel il peut évaluer le préjudice causé par la conduite abusive et déterminer la réparation qu’il convient d’accorder dans les circonstances. Ce qui demeurait nébuleux, toutefois, c’est la manière dont l’avocat était autorisé à soulever ses arguments fondés sur l’abus de procédure. Les allégations en question pouvaient‑elles être formulées à répétition tout au long du procès? Ou l’avocat devait‑il plutôt attendre à la fin de l’instance, au moment de l’instruction de la requête pour abus de procédure, pour avancer ses allégations?

[145] Monsieur Groia a choisi la première option. En accusant de façon répétée les procureurs des mêmes actes fautifs délibérés, M. Groia jetait les bases de sa preuve à l’appui de la requête en arrêt des procédures qu’il comptait déposer à la fin de l’instance. Il « prévenait » également de cette façon les représentants de la CVMO de son intention de déposer la requête. Cette approche était inadéquate. Bien entendu, les procureurs ont le droit de recevoir avis du fait que la défense juge leur conduite inconvenante et qu’elle déposera une requête pour abus de procédure à la fin de l’instance. En dehors de cette requête, l’avocat de la défense ne peut cependant pas exprimer à répétition les mêmes accusations d’inconduite délibérée. Le juge du procès n’avait donc pas à écouter ces allégations répétées sans cesse par M. Groia. De fait, il aurait dû intervenir plus tôt pour y mettre un frein : voir Felderhof (C.S.J. Ont.), par. 93.

[146] Avec le recul, tout devient cependant net. Il faut évaluer la fréquence à laquelle M. Groia a répété ses allégations d’abus de procédure en fonction de l’état du droit au moment où il les a faites. Le comité d’appel n’a pas tenu compte de l’incertitude entourant la façon de s’y prendre pour soulever des arguments fondés sur l’abus de procédure — une incertitude dissipée seulement par le juge Rosenberg dans ses motifs rejetant l’appel formé par la CVMO contre la décision portant rejet de sa demande de contrôle judiciaire.

[147] Je suis conscient du fait que l’incidence qu’a eue la façon dont évoluait le droit relatif à l’abus de procédure sur les allégations de M. Groia n’a pas été plaidée devant le comité d’appel. Il n’en demeure pas moins que, selon moi, il était déraisonnable que le comité d’appel évalue le comportement de M. Groia sur le fondement des règles de droit relatives à l’abus de procédure formulées par le juge Rosenberg de la Cour d’appel dans Felderhof trois ans après que la conduite en cause a été adoptée.

(ii) La réaction des différents juges face au comportement de M. Groia et la façon dont ce dernier a agi par la suite

[148] Le comité d’appel a également omis de prendre en considération dans son analyse la façon dont le juge du procès a réagi à la conduite de M. Groia, ainsi que la manière dont celui‑ci a changé de comportement après que le juge du procès et les cours de révision ont émis des directives. Ces deux facteurs tendent à démontrer que le comportement de M. Groia ne justifiait pas une conclusion de manquement professionnel.

[149] M. Groia s’est mis à accuser les procureurs de la CVMO d’inconduite dès le début de l’instance. Malgré cela, pendant la plus grande partie de la première phase du procès, le juge a adopté une attitude passive, choisissant de ne pas se prononcer sur la teneur des allégations de M. Groia ou sur la manière dont il les soulevait. Il est resté largement muet, même si les procureurs de la CVMO se sont plaints à maintes reprises du comportement de M. Groia tout en insistant pour que le juge décide si leur conduite était blâmable ou non.

[150] Par exemple, après un échange musclé entre les parties, le juge du procès a admis que les allégations de M. Groia constituaient un [traduction] « avis selon lequel une requête [pour abus de procédure] était susceptible d’être présentée à la fin », en ajoutant qu’« aucune décision n’avait à être rendue sur la question ». À la suite d’une autre demande de la CVMO le pressant de statuer sur les allégations de M. Groia, le juge du procès a répondu en déclarant qu’il attendait des avocats de part et d’autre qu’ils « se conduisent de façon professionnelle ».

[151] Ce n’est qu’au 57e jour du procès que, pour la première fois, le juge a ordonné à M. Groia de se borner à préciser qu’il formulait [traduction] « la même objection » chaque fois qu’il considérait la conduite des procureurs inappropriée. Suivant le dossier dont nous sommes saisis, au cours des semaines restantes de la première phase du procès, le juge a également rappelé à deux autres reprises à M. Groia d’éviter de répéter ses allégations d’inconduite. Par la suite, M. Groia s’est essentiellement conformé à ces directives.

[152] Le comité d’appel a noté la pertinence de la réaction du juge présidant le procès pour l’enquête relative au manquement professionnel. Cela dit, au moment d’évaluer le comportement de M. Groia, pas une seule fois n’a‑t‑il mentionné la manière dont le juge du procès a réagi aux allégations faites par ce dernier. Il s’agissait là d’une omission importante. J’accepte que l’approche passive du juge du procès essentiellement chaque fois que des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ont été formulées par M. Groia ne suffise pas, isolément, à absoudre M. Groia de toute inconduite. Cela a toutefois influencé à la fois le contenu des allégations de M. Groia et la façon dont il les a formulées.

[153] Premièrement, en ne corrigeant pas les erreurs de droit de M. Groia, le juge du procès a étayé ses croyances sincères, bien qu’erronées, selon lesquelles les avocats de la CVMO agissaient de fait de manière répréhensible. Deuxièmement, le silence du juge du procès quant à la façon dont M. Groia a soulevé ses allégations lui a signalé que sa façon de remettre en question l’intégrité des avocats de la poursuite n’avait rien de répréhensible. Il fallait donc absolument que le comité d’appel examine la réaction du juge du procès pour statuer sur la conduite de M. Groia. À cet égard, je souligne que le procès s’est déroulé devant un juge seul et que réprimander M. Groia pour la manière dont il attaquait l’intégrité des avocats de la poursuite n’aurait pas pu lui nuire comme si le procès s’était déroulé devant un jury. De même, rien n’empêchait le juge du procès de mettre M. Groia en garde quant à ses croyances juridiques erronées et de lui dire qu’elles ne constituaient pas un fondement valide pour les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite.

[154] Le comité d’appel n’a pas non plus tenu compte dans son analyse du changement de comportement marqué de M. Groia après que le juge du procès et les cours de révision ont émis des directives. Lorsque le juge du procès a dit à M. Groia comment présenter ses objections dans les cas où il considérait les agissements de la poursuite fautifs, M. Groia, dans l’ensemble, a obtempéré. Qui plus est, après que celui‑ci ait été « vilipendé sur la place publique » par les juges Campbell et Rosenberg, la deuxième phase du procès Felderhof s’est déroulée sans anicroche. Il incombait au comité d’appel de prendre en compte le respect, par M. Groia, des directives émises par les juges au moment d’évaluer son comportement. La passivité du juge du procès, tout autant que l’observation par M. Groia des directives de chacun des juges en cause, milite contre une conclusion de manquement professionnel.

(iii) La manière dont M. Groia a formulé ses allégations

[155] En l’espèce, la manière dont M. Groia a porté ses allégations constitue le dernier facteur contextuel. Selon mes collègues, je « ne tiendrai[s] pas compte de la manière dont M. Groia a formulé ses allégations » « établi[ssant] [ainsi] une nouvelle norme en matière de manquement professionnel qui permettrait à un avocat de porter des attaques [personnelles] soutenues et sarcastiques » : motifs de la juge Karakatsanis et autres, par. 211 et 227.

[156] Soit dit en tout respect, je m’inscris en faux contre cette caractérisation de mes motifs. J’admets qu’un avocat peut être trouvé coupable de manquement professionnel pour avoir mis en question de manière inappropriée l’intégrité de l’avocat de la partie adverse. Cependant, dans le cas qui nous occupe, la manière dont M. Groia a formulé ses allégations ne saurait, à elle seule, raisonnablement servir de fondement à une conclusion de manquement professionnel.

[157] Il est certain que M. Groia n’aurait pas dû faire ses allégations avec le ton sarcastique qu’il a parfois employé. Le contenu de ses propos tenait par moments de ce que l’on pourrait qualifier d’« injures blessantes » : Felderhof (C.A. Ont.), par. 64. Néanmoins, je le répète, pendant la plus grande partie de la première phase du procès, le juge s’est abstenu d’adresser toute critique à M. Groia quant à la manière dont il avançait ses allégations. Bien que l’attitude passive du juge du procès ne puisse être interprétée comme un consentement à cet égard, il s’agit néanmoins d’un facteur contextuel à prendre en considération au moment d’évaluer les termes et le ton choisis par M. Groia. Par ailleurs, lorsque le juge du procès est finalement intervenu, M. Groia a modifié de façon appropriée sa façon de faire valoir ses arguments fondés sur l’abus de procédure. La manière sarcastique avec laquelle M. Groia a mis en cause l’intégrité des procureurs ne peut tout simplement pas, à la lumière des autres facteurs contextuels de l’espèce, justifier la conclusion de manquement professionnel tirée par le comité d’appel.

[158] Mes collègues dissidents s’appuient fortement sur les commentaires critiques des juges Campbell et Rosenberg quant au comportement de M. Groia tout au long de la première phase du procès pour tirer une conclusion contraire : motifs de la juge Karakatsanis et autres, par. 225. Or, ces commentaires ont été faits dans le contexte d’une procédure à laquelle M. Groia n’était pas partie, sans qu’il ait eu la possibilité de se défendre. Cela dit, s’ils ont sans aucun doute guidé M. Groia sur le type de comportement qui serait approprié qu’il adopte pour la suite des choses, il est injuste de considérer que ces commentaires constituent une preuve concluante d’un manquement professionnel pour incivilité. Qui plus est, comme il l’a précisé, en dépit des critiques formulées par les juges Campbell et Rosenberg pour l’incivilité de la façon dont M. Groia a énoncé ses allégations contre M. Naster, le juge du procès n’a pas une seule fois reproché à M. Groia le ton ou le langage qu’il a utilisés pour présenter ses observations ni sa manière de le faire.

V. Conclusion et dispositif

[159] La conclusion de manquement professionnel qu’a tirée le comité d’appel à l’encontre de M. Groia était déraisonnable. Le comité d’appel a utilisé les croyances juridiques sincères, mais erronées, de M. Groia pour tirer la conclusion que ses allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite n’avaient aucun fondement raisonnable. Or, comme je l’ai expliqué, les erreurs de droit de M. Groia — prises conjointement avec le comportement du procureur de la CVMO — constituaient le fondement raisonnable sur lequel s’appuyaient ses allégations. Dans ce contexte, le comité d’appel ne pouvait pas conclure que les allégations M. Groia étaient dénuées de fondement raisonnable. De surcroît, compte tenu de son admission du fait que les allégations concernées avaient été formulées de bonne foi, le comité d’appel ne pouvait pas raisonnablement trouver M. Groia coupable de manquement professionnel sur la base de tels propos. Le comité d’appel a également omis de prendre en compte non seulement l’évolution de l’état du droit en matière d’abus de procédure, mais aussi la réaction du juge du procès face au comportement de M. Groia et la façon dont celui‑ci s’est comporté après avoir reçu des directives. Ce sont tous là des facteurs qui donnent à penser que le comportement de M. Groia ne justifiait pas que celui‑ci soit frappé d’une sanction disciplinaire pour incivilité par son ordre professionnel. La conclusion de manquement professionnel tirée à son encontre était, par conséquent, déraisonnable.

[160] Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, voici ce qui ressort nettement. Les allégations erronées de M. Groia étaient raisonnablement fondées et faites de bonne foi. La manière dont il les a soulevées était inappropriée. Toutefois, la nature même de ces allégations — soit des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ayant pour effet de priver son client d’un procès équitable — l’a emmené à utiliser un langage fort qui, dans d’autres contextes, aurait très bien pu être inapproprié. Le fait que la jurisprudence était peu élaborée en matière d’abus de procédure a influencé la fréquence de ses allégations. Le juge du procès a choisi de ne pas mettre un frein aux allégations de M. Groia’s pendant la majeure partie de la première phase du procès. Lorsque ce juge et les cours de révision lui ont donné des directives, M. Groia a modifié son comportement comme il se devait. Tout bien considéré, la seule conclusion raisonnable qui puisse être tirée en l’espèce est que M. Groia ne s’est pas rendu coupable de manquement professionnel.

[161] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler la décision du comité d’appel relativement à la conclusion de manquement professionnel qu’il a tirée contre M. Groia et à la peine qui avait été infligée à ce dernier. Je suis d’avis d’accorder les dépens à M. Groia devant la Cour et les juridictions d’instances inférieures, de même que relativement aux procédures qui se sont déroulées devant le Barreau. Étant donné que, dans les circonstances de l’espèce, M. Groia ne pouvait raisonnablement être trouvé coupable de manquement professionnel, les plaintes formulées contre lui sont rejetées et il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire au Barreau : Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, [2004] 1 R.C.S. 3, par. 66.

Version française des motifs rendus par

La juge Côté —

[162] Je suis d’accord avec mon collègue, le juge Moldaver, pour dire que le comité d’appel du Barreau a commis une erreur lorsqu’il a déclaré M. Groia coupable de manquement professionnel dans le cadre de la défense de son client, M. Felderhof. Cependant, je rédige des motifs distincts afin d’exprimer mon désaccord quant à la norme de contrôle applicable. À mon avis, la conclusion de manquement professionnel tirée par le comité d’appel est susceptible de révision en fonction de la norme de la décision correcte, pour le motif que la conduite reprochée a eu lieu dans une salle d’audience, comme l’a expliqué le juge David Brown de la Cour d’appel dans ses motifs dissidents : 2016 ONCA 471, 131 O.R. (3d) 1. Je souscris à la décision des juges majoritaires dans la présente affaire parce que la conclusion du comité d’appel selon laquelle M. Groia s’est rendu coupable de manquement professionnel était incorrecte.

[163] Comme toujours, lorsqu’il est question de norme de contrôle, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, doit guider notre démarche. Cette décision prescrit une analyse en deux étapes. Premièrement, nous devons examiner notre jurisprudence afin de vérifier si le degré de déférence approprié a déjà été établi. Deuxièmement, si l’analyse des précédents ne se révèle pas fructueuse, nous devons examiner les facteurs contextuels pertinents pour établir quelle norme de contrôle est appropriée, la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable : Dunsmuir, par. 62‑64.

[164] En appliquant cette approche en l’espèce, on constate que notre jurisprudence ne dicte pas la norme de contrôle devant être utilisée dans le présent pourvoi. Bien que les arrêts Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, et Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, traitaient d’allégations de manquement professionnel, le contexte de la présente affaire diffère quant à un aspect fondamental et déterminant : la conduite reprochée est survenue devant un juge en audience publique. Comme je l’explique plus loin, le fait que la conduite reprochée soit survenue dans une cour de justice met en cause des impératifs constitutionnels relatifs à l’indépendance de la magistrature et à sa capacité à contrôler ses propres procédures. Par conséquent, la nature de la conduite reprochée distingue la présente cause des affaires Ryan et Doré.

[165] En ce qui concerne l’analyse des facteurs contextuels, Dunsmuir prévoit que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive [. . .], la déférence est habituellement de mise », comme c’est le cas en l’espèce : par. 54 (je souligne). Il ne s’agit toutefois que d’une présomption, une présomption qui peut être réfutée, et non un ordre inviolable qui est « immuable » : McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 22. Dunsmuir permet, et même prévoit expressément que la présomption d’assujettissement à la norme de la décision raisonnable peut être réfutée dans une « situation exceptionnelle nouvelle » : Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, par. 16 (italique dans l’original).

[166] Tel est le cas en l’espèce. Le fait que la conduite reprochée soit survenue dans une salle d’audience permet de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. Sur ce point, je souscris aux motifs dissidents du juge Brown de la Cour d’appel : la norme de la décision correcte doit être appliquée parce que l’enquête du Barreau du Haut‑Canada relativement au manquement professionnel en salle d’audience [traduction] « met en cause la relation constitutionnelle entre les tribunaux et les organismes de réglementation » : motifs de la C.A., par. 312.

[167] L’indépendance judiciaire est, sans aucun doute, une pierre angulaire de la démocratie canadienne. Elle est essentielle à l’impartialité de la magistrature et au maintien de la primauté du droit : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 10. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Dickson il y a plus de 30 ans : « [l]e rôle des tribunaux en tant qu’arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution exige qu’ils soient complètement séparés, sur le plan des pouvoirs et des fonctions, de tous les autres participants au système judiciaire » : Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, p. 73 (souligné dans l’original); voir aussi Mackeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, p. 827‑828.

[168] Une enquête d’un barreau quant à la conduite d’un avocat en salle d’audience risque d’empiéter sur la fonction de gestion de l’instance qu’exerce le juge et sur son pouvoir de sanctionner les comportements inappropriés. Il en est ainsi parce que cette conduite peut avoir des répercussions négatives sur l’instance — en fait, en ayant un effet paralysant sur le discours des avocats et leur façon de s’exprimer ainsi que sur la défense de leur client en raison de la menace d’une sanction a posteriori, même lorsque le juge du procès n’a donné à l’avocat aucune indication que son comportement dépassait les bornes. Elle permet en outre à un organisme administratif de mettre en doute les limites de ce qui est permis dans le cadre de la défense d’un client en salle d’audience, ce qui est ultimement supervisé par un juge indépendant et impartial.

[169] Je ne conteste pas que les barreaux ont le pouvoir légal de sanctionner le comportement en salle d’audience. Cependant, pour déterminer la norme de contrôle applicable à ces décisions, il faut tenir compte de la réalité contextuelle, soit que la salle d’audience est [traduction] « le lieu de travail de la magistrature indépendante » : motifs de la C.A., le juge Brown, par. 312. Pour protéger cette indépendance, ainsi que le pouvoir du juge de gérer l’instance qui se déroule devant lui comme bon lui semble, la magistrature — et non un organisme de réglementation, qui est une création des organes politiques du gouvernement — devrait avoir le dernier mot quant au caractère approprié du comportement de l’avocat adopté dans ce contexte. La norme de contrôle de la décision raisonnable — qui exige que les juges fassent preuve de déférence envers les décisions disciplinaires des barreaux — est contraire à cette prérogative. Par conséquent, il faut appliquer la norme de la décision correcte pour que soit dûment respectée la place garantie à la magistrature par la Constitution dans notre démocratie.

[170] En supposant (sans décider) que le comité d’appel a adopté le bon test relativement au manquement professionnel, je conclus que son application de ce test à la conduite de M. Groia était erronée. En conséquence, je partage l’avis des juges majoritaires selon lesquels le comité d’appel a commis une erreur en déclarant M. Groia coupable d’un manquement professionnel.

[171] Comme le décrit le juge Moldaver (aux par. 126‑141), le comité d’appel a effectivement écarté l’approche qu’il avait lui-même énoncée, et s’est fondé sur les croyances juridiques sincères, mais erronées, de M. Groia pour étayer sa conclusion que celui-ci s’était rendu coupable de manquement professionnel. Une fois cet élément mis de côté, peu d’autres éléments peuvent justifier une conclusion de manquement professionnel.

[172] Plus particulièrement, j’estime pertinent que le juge qui a présidé l’audience ait choisi d’adopter une approche relativement passive face aux tactiques agressives de M. Groia, même si la poursuite a demandé à plusieurs reprises que ce comportement soit sanctionné. Cette approche faisait bel et bien partie des options légitimes dont pouvait se prévaloir le juge dans le contexte de ce procès. Il en découle toutefois que M. Groia était en droit de s’appuyer sur les réactions du juge (ou l’absence de réactions) pour ajuster sa stratégie d’instance. Une fois que le juge est intervenu, M. Groia s’est en grande partie conformé à ses directives. D’ailleurs, la deuxième phase du procès s’est déroulée sans heurts. Le comité d’appel a omis d’apprécier ces éléments à leur juste valeur.

[173] Je suis également d’accord avec le juge Moldaver (par. 143‑147) pour dire que l’incertitude du droit concernant la façon dont les allégations d’abus de procédure devraient être soulevées milite contre une conclusion de manquement professionnel. Nous nous attendons à juste titre à ce que les avocats repoussent les limites du droit, s’il y a lieu, lorsqu’ils font valoir les intérêts de leurs clients. Le droit stagnerait en l’absence d’arguments juridiques créatifs et novateurs. Bien que les avocats n’aient pas pour autant carte blanche afin de faire valoir sciemment des positions frivoles ou complètement dépourvues de fondement, nous devons être attentifs à l’effet paralysant possible sur les avocats dans le cadre de la défense de leurs clients, lorsque nous examinons le contexte jurisprudentiel dans lequel le manquement professionnel s’est produit. En l’espèce, je suis prête à accepter qu’il y avait une certaine incertitude procédurale — dont le comité d’appel n’a pas tenu compte — qui contextualise la fréquence à laquelle M. Groia a formulé ses allégations. Cette incertitude mine également la justesse de la conclusion ultime du comité d’appel.

[174] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Je souscris à la décision du juge Moldaver sur les dépens. Je conviens également qu’il n’y a pas lieu de renvoyer l’affaire au Barreau.

Version française des motifs rendus par

Les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe —

I. Introduction

[175] Nous avons lu les motifs de notre collègue le juge Moldaver et nous sommes d’accord avec lui sur un bon nombre de points importants. Nous convenons que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable : motifs du juge Moldaver, par. 43‑57. Nous convenons également que le fait que le comportement d’un avocat se manifeste en salle d’audience n’a pour effet ni de priver le Barreau du Haut‑Canada de son rôle légitime consistant à réglementer la profession ni de justifier un resserrement de l’examen judiciaire à effectuer : motifs du juge Moldaver, par. 53‑56. Enfin, nous convenons que, dans sa formulation de la norme applicable aux cas de manquements professionnels, le comité d’appel du Barreau a su raisonnablement adopter une méthode contextuelle appelée à s’adapter au fondement factuel auquel elle s’applique : motifs du juge Moldaver, par. 77‑80.

[176] Toutefois, nous ne souscrivons pas à l’opinion du juge Moldaver quant à la façon de disposer du présent pourvoi. Nous croyons que la décision du comité d’appel était raisonnable. En effet, il a énoncé une méthode pour évaluer si M. Groia avait commis un manquement professionnel et il l’a fidèlement suivie. Il a procédé à une analyse convaincante, logique, transparente et fondée sur la preuve. Sa décision représentait une mise en balance raisonnable des objectifs de sa loi habilitante et de la liberté d’expression des avocats. Rien ne justifie de modifier cette décision.

[177] De plus, nous avons quelques préoccupations quant à la façon dont notre collègue applique la norme de la décision raisonnable. Soit dit avec respect, nous sommes d’avis que son interprétation de la méthode établie par le comité d’appel en matière de manquement professionnel est fondamentalement erronée, et qu’il soupèse à nouveau la preuve afin d’arriver à un résultat différent. Une telle façon de faire est incompatible avec l’application de la norme de la décision raisonnable puisqu’elle substitue la décision de la Cour à celle du décideur choisi par le législateur. En outre, nous avons de sérieuses inquiétudes au sujet des conséquences qu’auront l’analyse de notre collègue et sa conclusion en l’espèce.

II. Analyse

A. La norme de la décision raisonnable

[178] Le contrôle judiciaire contribue au respect de la primauté du droit et de la suprématie législative : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 30. Dans la plupart des cas, il est possible de respecter ces deux principes en faisant preuve de déférence à l’endroit des décideurs investis de pouvoirs délégués par le législateur : ibid., par. 49. Ce faisant, on reconnaît que ces décideurs disposent d’une plus grande expertise que les cours de justice à l’égard de questions qui relèvent de leur compétence et qu’ils sont plus à même qu’elles de choisir parmi toutes les issues raisonnables possibles : ibid.

[179] Dans les cas où, comme en l’espèce, l’analyse relative à la norme de contrôle mène à l’application de celle de la décision raisonnable, la déférence n’est pas une option. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour a statué que le caractère raisonnable tenait « principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : par. 47. D’une part, le caractère raisonnable constitue un seuil suivant lequel il est essentiel qu’à la fois « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » : ibid. D’autre part, l’analyse du caractère raisonnable prescrit une méthode de contrôle qui exige des cours qu’elles entament leur analyse en prêtant « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » : ibid., par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy » dans M. Taggart ed., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286.

[180] Suivant la norme de la décision raisonnable, les cours de révision doivent, par déférence, s’abstenir de procéder à une analyse trop critique et détaillée d’une décision dans le but de pouvoir conclure qu’elle est déraisonnable : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, par. 56. Il s’ensuit qu’une cour de révision n’est pas autorisée à suppléer aux motifs d’un décideur pour ainsi miner sa décision, pas plus qu’elle n’est autorisée à soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les facteurs contextuels pris en compte par le décideur : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 61; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 41; Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority, 2016 CSC 25, [2016] 1 R.C.S. 587, par. 38; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 29; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, par. 34.

[181] Essentiellement, les cours de révision ne peuvent pas simplement « invoquer [pour la forme] la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues » : Dunsmuir, par. 48. Le contrôle d’une décision suivant la norme de la décision raisonnable doit toujours avoir comme point de départ les motifs de la décision.

B. La décision du comité d’appel était raisonnable

[182] Pour les motifs qui suivent, nous conclurions que la décision du comité d’appel était raisonnable.

(1) La méthode du comité d’appel en matière de civilité et de manquement professionnel

[183] Dès le début de son analyse, le comité d’appel s’est penché sur les obligations déontologiques des avocats et sur le concept de civilité. Il a passé en revue les règles et les codes de déontologie, dans leur version en vigueur au moment du procès dans l’affaire Felderhof, ainsi que les commentaires qui s’y rapportaient, et il a souligné la nécessité d’atteindre un juste équilibre entre le droit d’un avocat à la liberté d’expression et les obligations professionnelles qui lui incombent : 2013 ONLSAP 41 (motifs du comité d’appel), par. 202‑220 (CanLII). Le comité d’appel a également mis en évidence l’incidence des comportements incivils sur l’administration de la justice : motifs du comité d’appel, par. 228‑231. En outre, il a indiqué que l’incivilité va au-delà des simples [traduction] « sentiments blessés »; les attaques portées contre l’intégrité d’un adversaire sont de nature à compromettre un procès et à saper l’efficacité de l’avocat de la partie adverse : par. 230.

[184] Après avoir analysé de façon poussée l’importance de la civilité au sein de la profession juridique, le comité d’appel a énoncé une méthode servant à déterminer à quel moment les comportements incivils adoptés en salle d’audience dépassent les bornes. Cette méthode [traduction] « repose essentiellement sur le contexte et sur les faits », de telle sorte qu’elle tient compte du contexte du procès sans avoir un effet paralysant sur la défense passionnée des droits : motifs du comité d’appel, par. 232. Toutes les circonstances pertinentes doivent être examinées. Selon le comité d’appel, même si elle est pertinente, la réaction du juge de première instance n’est pas déterminante pour l’évaluation d’un manquement : par. 225.

[185] Le comité d’appel s’est ensuite penché plus particulièrement sur la question que soulevait le dossier de M. Groia, soit [traduction] « la mesure dans laquelle un avocat de la défense passionné peut attaquer l’intégrité des avocats de la partie adverse et formuler des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite » : par. 234. Le comité d’appel a affirmé ce qui suit :

[traduction] À notre avis, le fait de formuler des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou des allégations qui attaquent l’intégrité de l’avocat de la partie adverse constitue un manquement professionnel, sauf si ces allégations sont formulées de bonne foi en plus d’avoir un fondement raisonnable. Une croyance sincère n’est pas suffisante. Le contraire ouvrirait trop grande la porte aux avocats irresponsables qui ont des soupçons sincères, mais non fondés, au sujet de l’avocat de l’autre partie. [. . .]

Qui plus est, même lorsqu’un avocat croit sincèrement et raisonnablement que l’avocat de la poursuite adopte une conduite répréhensible ou, de façon plus générale, commet un manquement professionnel, il doit éviter de soulever la question en invectivant son confrère. Pour ainsi dire, c’est un manque de professionnalisme que de faire, au sujet d’un manquement de l’avocat de l’autre partie, des représentations qui prennent la forme, pour reprendre les propos du juge Campbell, [traduction] « d’une suite ininterrompue d’invectives » minant l’intégrité professionnelle de l’avocat en question. [par. 235‑236]

[186] Plus précisément, le comité d’appel a conclu que les allégations de manquement professionnel, tout comme celles attaquant l’intégrité de l’avocat de la partie adverse, doivent être faites de bonne foi et avoir un fondement raisonnable. Qui plus est, même lorsque ces deux conditions sont remplies, les avocats doivent demeurer respectueux et éviter les injures. Le comité d’appel s’est exprimé clairement : de telles allégations doivent être examinées en fonction de leur contexte; l’obligation de tenir compte de la bonne foi et du caractère raisonnable des allégations repose forcément sur la façon dont s’est déroulé le procès.

[187] À l’instar de la juge Cronk de la Cour d’appel de l’Ontario qui a rédigé les motifs majoritaires, nous estimons que, [traduction] « compte tenu de la nature hautement contextuelle et factuelle des questions d’incivilité, il est essentiel d’accorder à l’organisme disciplinaire la marge de manœuvre nécessaire à la conception d’un test qui saura répondre aux circonstances d’une affaire donnée » : 2016 ONCA 471, 131 O.R. (3d) 1, par. 125. En l’espèce, le comité d’appel pouvait certainement utiliser la méthode qu’il a choisie. Son raisonnement était nuancé, souple et adapté au fondement factuel auquel il s’appliquait. Cette méthode découlait directement de son examen approfondi des règles, des commentaires à leur sujet, et de la jurisprudence. L’adaptabilité de la méthode lui permet d’éviter de punir la défense passionnée des droits. Elle garantit également que le contexte de la conduite reprochée sera bien pris en considération, de la réaction du juge de première instance [traduction] « à la dynamique, à la complexité, ainsi qu’aux difficultés et aux enjeux propres au procès » : motifs du comité d’appel, par. 233. Il importe de noter que, selon le comité d’appel, le manquement professionnel va au-delà de la [traduction] « simple impolitesse » (par. 211); l’accent est plutôt mis sur les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite et sur celles qui attaquent l’intégrité d’une partie adverse : motifs du comité d’appel, par. 210 et 235.

[188] Soit dit avec respect, nous estimons que notre collègue procède à une reformulation de la méthode adoptée par le comité d’appel en matière de manquement professionnel. Bien qu’il reconnaisse la justesse de la méthode contextuelle retenue par le comité d’appel, dans les faits, notre collègue redéfinit cette méthode, la faisant reposer sur trois facteurs : (1) ce qu’a dit l’avocat; (2) la façon dont il l’a dit; et (3) la réaction du juge du procès : motifs du juge Moldaver, par. 36. Fait révélateur, même si elle ne figure pas dans les motifs du comité d’appel, cette formulation s’apparente grandement aux tests réclamés avec insistance par M. Groia et par le juge dissident de la Cour d’appel de l’Ontario qui préconisaient tous deux l’utilisation de la norme de contrôle de la décision correcte. Or, comme nous l’avons mentionné précédemment, pour juger de l’existence ou non d’un manquement professionnel, le comité d’appel a rejeté ce cadre strict au profit d’une méthode qui repose sur les faits et le contexte : motifs du comité d’appel, par. 7 et 232.

(2) L’évaluation de la présente affaire par le comité d’appel

[189] Passons maintenant à la façon dont le comité d’appel a appliqué sa méthode aux faits de l’espèce. À notre avis, l’analyse qu’il a faite du procès dans l’affaire Felderhof constituait une application fidèle et raisonnable de cette méthode.

(a) L’existence d’un fondement raisonnable aux allégations de M. Groia

[190] Puisque le comité d’appel n’a pas eu l’occasion d’entendre le témoignage de M. Groia, il a présumé que ce dernier [traduction] « croyait honnêtement à ses allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite » : par. 238. Le comité d’appel a donc présumé que M. Groia agissait de bonne foi. Cependant, il a clairement affirmé que [traduction] « de formuler de [telles allégations] constitue un manquement professionnel [. . .] sauf si elles sont faites de bonne foi en plus d’avoir un fondement raisonnable » : par. 235 (nous soulignons). Le comité d’appel a donc indiqué que le Barreau peut se pencher sur le caractère raisonnable des allégations faites par un avocat, même si elles le sont de bonne foi, en ce sens qu’elles découlent d’une croyance sincère, bien qu’erronée. Par conséquent, il a surtout concentré ses motifs sur la question de l’existence ou non d’un « fondement raisonnable », soit pour justifier les allégations soulevées par M. Groia de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite, soit pour justifier ses commentaires attaquant l’intégrité de ses adversaires. M. Groia a fait valoir l’existence d’un tel fondement : motifs du comité d’appel, par. 239‑240. Le comité d’appel n’était pas de cet avis. Selon nous, le comité d’appel pouvait en arriver à cette conclusion.

[191] Il ressort des motifs du comité d’appel que celui-ci a pris en considération les fondements, tant factuels que juridiques, des prétentions de M. Groia pour évaluer si elles étaient raisonnablement fondées :

[traduction] Notre préoccupation, en ce qui a trait aux prétentions rapportées ci-dessus, n’est pas seulement que M. Groia a formulé des arguments juridiques erronés; cela ne saurait évidemment servir de fondement permettant de conclure à un manquement professionnel. Nous sommes préoccupés par le fait que M. Groia semble s’être servi de ces arguments comme tribune pour s’en prendre aux avocats de la poursuite, notamment en attaquant leur intégrité, sans fondement raisonnable.

. . .

À notre avis, les observations [de M. Groia] s’en prennent directement à l’intégrité des avocats de la poursuite, car elles avancent que ceux-ci, en plus de ne pas être fiables pour ce qui est de tenir « parole », seraient paresseux et incompétents. [. . .] Qui plus est, elles ne reposent sur aucun fondement factuel. En vertu du droit de la preuve — que M. Groia aurait dû connaître —, M. Naster avait parfaitement le droit tant de s’opposer à ce que M. Groia porte des documents à l’attention d’un témoin même si celui-ci n’était en mesure de les identifier que de proposer que ces documents soient inscrits en preuve.

. . .

Notre examen du dossier n’a relevé dans la preuve aucun fondement aux allégations de conduite répréhensible délibérée de la part des avocats de la poursuite à cette étape‑ci du procès. [. . .] Non seulement [l]es observations [de M. Groia] au sujet d’un « filtre axé sur une condamnation » étaient‑elles erronées en droit, mais elles étaient dépourvues de tout fondement raisonnable. Encore une fois, ces arguments ont amplifié et répété les commentaires déjà formulés pendant le procès selon lesquels les avocats de la poursuite agissaient délibérément pour que M. Felderhof ne puisse avoir un procès équitable. [Nous soulignons; par. 280, 285 et 295.]

[192] Comme l’a souligné le comité d’appel, dans la plupart des cas, le fait d’avoir tort quant au droit applicable ne constitue pas, en soi, le fondement d’un manquement professionnel : par. 280. Toutefois, les passages cités précédemment illustrent clairement que les préoccupations du comité d’appel ne se limitaient pas à la question de savoir si les arguments juridiques de M. Groia étaient justes ou non. Des erreurs de droit peuvent être si manifestes que les représentations qui reposent sur ces erreurs n’ont aucun « fondement raisonnable ». Autrement dit, des allégations, même si elles sont faites de bonne foi, peuvent constituer un manquement professionnel si elles sont dépourvues de fondement juridique raisonnable.

[193] À notre avis, le comité d’appel était autorisé à examiner tant le fondement factuel que le fondement juridique des allégations en cause. La portée de son mandat lui permet de « décider de toute question de fait ou de droit qui est soulevée dans une instance introduite devant [lui] » : Loi sur le Barreau, L.R.O. 1990, c. L.8, par. 49.35(1). En effet, les règles du Barreau régissent à la fois les questions de civilité et celles de compétence : Code de déontologie (2000), règle 2.01 (maintenant la règle 3.1). L’une des règles que M. Groia était accusé d’avoir enfreinte interdit à tout avocat de « critiquer à la légère la compétence, le comportement, les conseils ou les honoraires des autres praticiens juridiques » : ibid., règle 6.03(1), commentaires; voir les motifs du comité d’appel, par. 203 et 208. Pour appliquer cette règle, il faut se rapporter aux connaissances juridiques minimales qu’un avocat responsable devrait normalement posséder ou chercher à acquérir avant d’attaquer la conduite professionnelle d’un confrère. En décidant d’exiger que les allégations doivent être raisonnablement fondées, le comité d’appel témoigne de son intention d’écarter les cas d’erreurs de droit manifestes.

[194] Par conséquent, le comité d’appel était en droit de se demander s’il existait un fondement raisonnable aux allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou à celles par lesquelles M. Groia attaquait l’intégrité des avocats de la partie adverse. Dans l’examen du « caractère raisonnable » d’allégations, contrairement à celui de la « bonne foi » de la personne qui les formule, il faut se demander si les allégations avaient, de façon objective, un fondement juridique ou factuel. Cette approche permet simplement au comité d’appel d’examiner, dans son ensemble, le caractère raisonnable des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou de celles qui attaquent leur intégrité, dans le contexte de l’instance. Il est justifié de procéder de la sorte compte tenu des graves conséquences que peuvent avoir des attaques irresponsables sur la réputation des avocats de la partie adverse ainsi que sur la perception qu’a le public du système de justice.

[195] Au terme de son examen de la preuve, le comité d’appel a conclu que les allégations de M. Groia à l’égard des avocats de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) n’avaient aucun fondement raisonnable, qu’il soit juridique ou factuel. Il a conclu que ces allégations n’étaient [traduction] « pas fondées », et que « rien ne permettait de conclure que la CVMO ou les avocats de la poursuite avaient été malhonnêtes ou avaient volontairement tenté de saboter la défense » ou encore qu’ils étaient « trop occupés ou paresseux pour se conformer aux obligations qui leur incombaient » : par. 266, 269, 304 et 306. Même si la conduite des avocats de la poursuite [traduction] « aurait bien pu justifier une attaque virulente de la cause du ministère public », elle « ne constituait pas un fondement raisonnable aux allégations répétées de conduite répréhensible délibérée de la part des avocats de la poursuite » : motifs du comité d’appel, par. 323.

[196] Le comité d’appel était autorisé à tirer ces conclusions. Ces dernières découlaient directement de son examen approfondi de la preuve. En effet, le comité [traduction] « a examiné les propos de M. Groia en contexte, s’appuyant souvent sur les explications données par ce dernier au cours des procédures devant le comité d’audition », et il lui a donné le bénéfice du doute dans la mesure du possible : par. 241. Il a aussi tenu compte de la conduite des avocats de la poursuite afin de décider si, au regard du dossier, les allégations de M. Groia étaient fondées : voir, par exemple, par. 256‑258, 268‑269, 276, 285, 288, 295‑296, 298, 300‑305, 312, 314, 316 et 325. Or, malgré cet exercice équilibré d’examen de la preuve, le comité d’appel a conclu que [traduction] « [l]es actions des avocats de la poursuite ne justifiaient aucunement les attaques de [M. Groia] » : par. 322. À notre avis, le comité d’appel pouvait conclure à l’absence de fondement raisonnable — qu’il soit factuel ou juridique — pour justifier les allégations soulevées par M. Groia de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou ses commentaires attaquant l’intégrité de ses adversaires.

[197] Le juge Moldaver perçoit différemment le raisonnement du comité d’appel en ce qui concerne l’exigence d’un « fondement raisonnable ». Selon lui, le comité d’appel a conclu que les erreurs de droit commises de bonne foi par un avocat ne permettent, en aucun cas, de fonder une conclusion de manquement professionnel : par. 126‑127. Par conséquent, à son avis, le fait que M. Groia croyait sincèrement, quoiqu’erronément, à l’illégalité des actions des avocats de la CVMO « constitu[ait] [en partie] le fondement raisonnable [de ses] allégations » : par. 138 (en italique dans l’original). Avec égards, nous croyons que les cours de révision devraient donner effet à la décision du comité d’appel d’adopter une méthode fondée sur des considérations tant subjectives qu’objectives (c.‑à‑d. exiger « la bonne foi » et un « fondement raisonnable »). En outre, à notre avis, il faut se garder d’amalgamer ces critères en limitant le pouvoir du comité d’appel d’évaluer le caractère raisonnable d’arguments juridiques pour décider si l’avocat en cause agissait de bonne foi.

[198] En réalité, l’approche adoptée par les juges majoritaires revient à créer une nouvelle défense fondée sur une erreur de droit : un avocat serait « raisonnablement fondé » à formuler des allégations de manquement dès lors que ses croyances juridiques, si elles s’avéraient, créeraient un tel fondement. Ainsi, l’exigence d’un « fondement raisonnable » serait tributaire des croyances juridiques subjectives de l’avocat, et quiconque porterait des accusations sur la foi d’une croyance juridique sincère ne pourrait être puni par le barreau, et ce, même si cette croyance se révélait dénuée de fondement.

[199] Pourtant, le comité d’appel a explicitement rejeté l’idée selon laquelle les accusations portées par un avocat sur la foi d’une croyance juridique sincère ont nécessairement un « fondement raisonnable ». Comme nous l’avons mentionné, le comité d’appel était d’avis que, pour être justifiables, les allégations doivent avoir un fondement juridique raisonnable, et un tel examen ne devrait pas se limiter aux croyances personnelles de l’avocat. À notre avis, ce n’est pas faire preuve de la déférence voulue que de formuler un nouveau test en matière de manquement professionnel et d’ensuite reprocher au comité de ne pas s’y être tenu. Le comité d’appel pouvait conclure qu’un avocat qui allègue erronément la conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite ou qui porte atteinte à l’intégrité des avocats de la partie adverse ne peut pas être à l’abri d’une sanction professionnelle en raison de son incompétence.

[200] Notre collègue s’inscrit également en faux contre la conclusion du comité d’appel selon laquelle les accusations de M. Groia n’avaient pas de fondement factuel. Le comité d’appel a fondé sa décision concernant M. Groia en partie sur sa conclusion voulant que le fait de formuler des allégations pour [traduction] « attaque[r] l’intégrité de l’avocat de la partie adverse » sans fondement raisonnable constitue un manquement professionnel : par. 235, 320 et 324. De l’avis du comité d’appel, M. Groia « a dénigré à répétition » M. Naster et l’a accusé de manquer à ses promesses lorsque celui-ci a contesté l’admissibilité de certains documents : par. 297, 299 et 319‑320. Or, le comité d’appel a conclu que ces allégations n’étaient pas fondées dans les faits :

[traduction] . . . M. Groia n’avait aucun fondement raisonnable lui permettant d’attaquer l’intégrité ou les motivations des avocats de la poursuite. Ces derniers ne s’étaient pas engagés à déposer en preuve tous les documents pertinents, indépendamment des règles de preuve applicables. Rien ne les obligeait à présenter de la preuve favorable à l’accusé. Ils ne sont pas revenus sur leurs promesses. La position de la poursuite à l’égard des questions de preuve n’était pas inappropriée et était même souvent juste. [Nous soulignons; par. 324.]

[201] Selon notre collègue, le comité d’appel « ne pouvait pas raisonnablement » conclure que les allégations de M. Groia n’avaient pas de fondement factuel : motifs du juge Moldaver, par. 134. Suivant son analyse, il en est ainsi puisque le comité d’appel aurait dû tenir compte du fait que les erreurs juridiques de M. Groia « ont teinté sa compréhension de la situation » : ibid., par. 135. Soit dit en tout respect, le comité d’appel était autorisé de tirer sa conclusion. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige que les raisonnements du décideur soient examinés avec retenue.

(b) L’examen de la preuve par le comité d’appel

[202] Afin de décider si les allégations de M. Groia dépassaient les bornes et constituaient un manquement professionnel, le comité d’appel a usé de son expertise et déterminé comment il allait apprécier la preuve dans son ensemble.

[203] Le comité d’appel s’est intéressé, par exemple, au manque de respect dont M. Groia a fait preuve en formulant ses allégations : par. 290, 299 et 328. Il a souligné le ton sarcastique avec lequel M. Groia avait parlé du [traduction] « gouvernement » pour décrire les avocats de la CVMO. Le comité a conclu qu’il était incorrect d’utiliser ce terme de manière à « dénigrer sans fondement raisonnable les avocats de la partie adverse » : par. 286. Il a aussi souligné les nombreuses occasions où M. Groia s’en est pris directement à l’intégrité de ses adversaires de façon sévère et blessante. S’agissant de l’admission des documents en preuve, M. Groia a maintes fois fait valoir qu’il ne pouvait déposer un document « parce que le gouvernement n’est pas prêt à honorer les déclarations qu’il a faites à la Cour » et parce que les avocats de la poursuite « ne respectent pas leurs promesses » : motifs du comité d’appel, par. 299. M. Groia a également affirmé que : « Mon ami n’apprécie pas qu’on le tienne aux déclarations qu’il a faites devant la Cour. Je suis navré. Il a tenu ces propos ». Il a ensuite demandé au juge : « À quand une explication ou — que Dieu nous en protège! — des excuses à la Cour de la part de mon ami pour la conduite du gouvernement dans la présente affaire? » : ibid. Dans ses représentations sur l’admissibilité d’un article du National Post, M. Groia s’est exclamé : « Je me réjouis de constater que vous, votre honneur, n’êtes guère plus en mesure d’obtenir une réponse claire de l’avocat de la poursuite que ne l’a été la défense » : ibid., par. 311.

[204] Le comité d’appel a aussi accordé beaucoup d’importance à l’effet cumulatif des commentaires de M. Groia : par. 318. Ces commentaires s’additionnaient au fur et à mesure qu’avançait le procès dans l’affaire Felderhof, et c’est pourquoi le comité d’appel a jugé nécessaire d’en apprécier l’effet cumulatif plutôt que d’évaluer chaque commentaire séparément : par. 285 et 319.

[205] Après avoir examiné la preuve dans son ensemble, le comité d’appel a conclu que M. Groia avait commis un manquement professionnel. Même s’il a souligné que certains des commentaires de M. Groia ne pouvaient être qualifiés de manquement professionnel, le comité d’appel a conclu que ses agissements, par leur effet cumulatif, pouvaient être [traduction] « décrits comme une attaque personnelle et sans relâche menée contre l’intégrité et la bonne foi des avocats de la poursuite » : par. 252, 270, 280, 317 et 318. Le comité d’appel a également statué que le comportement de M. Groia avait eu une incidence négative sur le procès et sur l’administration de la justice : par. 313 et 332. À la lumière de tous les faits en cause, le comité d’appel a conclu que les allégations de M. Groia dépassaient les bornes et devaient entraîner des sanctions.

[206] À notre avis, le comité d’appel pouvait soupeser la preuve comme il l’a fait. Ses conclusions quant au manque de respect de M. Groia dans la formulation de ses allégations, tout comme celles sur l’effet cumulatif de sa conduite, étaient amplement étayées par le dossier. En définitive, les motifs appuient la conclusion du comité d’appel selon laquelle M. Groia a commis un manquement professionnel : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 56; Ryan, par. 47. Tant le raisonnement derrière les motifs que la preuve qui les sous-tend étaient valables : ibid. Il s’agit d’une décision justifiable, intelligible et transparente qui appartient aux issues raisonnables : Dunsmuir, par. 47.

[207] Notre collègue dénonce l’examen de la preuve faite par le comité d’appel. Il réduirait l’importance accordée à la manière dont M. Groia a formulé ses commentaires et aux effets de ceux-ci, au motif que l’état du droit en matière d’abus de procédure était incertain au moment du procès dans l’affaire Felderhof : motifs du juge Moldaver, par. 143.

[208] Nous ne pouvons convenir qu’il était déraisonnable que le comité d’appel n’adopte pas cette approche. Plus particulièrement, M. Groia n’a jamais soulevé devant le comité d’appel la question de l’incertitude entourant l’état du droit en matière d’abus de procédure : motifs du comité d’appel, par. 239. Reprocher au comité d’appel de ne pas avoir tenu compte d’un argument qu’on ne lui a jamais présenté n’est pas justifié dans le cadre d’un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable. En outre, le fait d’ajouter un élément à la liste de ceux que le comité d’appel devait prendre en considération revient à soupeser à nouveau la preuve, ce qui est inapproprié compte tenu de la déférence dont doit être empreint un tel contrôle : Suresh, par. 29.

[209] Qui plus est, même s’il régnait une quelconque incertitude quant au moment où les allégations d’abus de procédure devaient être faites, les règles sous‑jacentes en matière de déontologie et de droit de la preuve sur la base desquelles M. Groia a lancé sa salve d’attaques irréfléchies étaient sans équivoque.

[210] Notre collègue accorde également une grande importance au fait que le juge du procès était réticent à intervenir lorsque M. Groia a formulé ses allégations : motifs du juge Moldaver, par. 136, 148‑154 et 157. Le comité d’appel a pourtant examiné avec soin les interventions faites par le juge pendant les procédures, mais a souligné que celles-ci ne constituaient pas un facteur déterminant : par. 53‑56, 76‑77, 86‑88, 90‑91, 103, 263, 269, 272 et 281. Le comité d’appel était en droit de conclure que, compte tenu des circonstances de l’espèce, il fallait accorder plus d’importance à d’autres facteurs.

[211] Dans le même ordre d’idées, notre collègue ne tiendrait pas compte de la manière dont M. Groia a formulé ses allégations, au motif que le juge du procès n’est pas intervenu : motifs du juge Moldaver, par. 157. À notre avis, au contraire, le comité d’appel était autorisé à accorder une grande importance à l’utilisation d’injures injustifiées par M. Groia : motifs du comité d’appel, par. 236 et 328.

[212] Pour notre collègue, le silence du juge du procès à l’égard des erreurs de droit de M. Groia est une indication du caractère déraisonnable de la conclusion du comité d’appel selon laquelle les allégations de M. Groia étaient dépourvues de fondement factuel : motifs du juge Moldaver, par. 136 et 153. Soit dit en tout respect, nous croyons que le comité d’appel a le mandat d’évaluer le caractère raisonnable des prétentions que font valoir les avocats et qu’il n’était pas tenu de conclure que les prétentions de M. Groia étaient raisonnables du simple fait que le juge de première instance ne lui a pas indiqué que ses allégations étaient mal fondées en droit.

[213] En conséquence, nous ne pouvons souscrire à la façon dont notre collègue a appliqué la norme de la décision raisonnable. À notre avis, son interprétation de la méthode adoptée par le comité d’appel est erronée et il soupèse à nouveau la preuve afin d’arriver à un résultat différent. Il est bien possible que notre collègue ait préféré que le comité d’appel rende une décision différente, mais cela ne justifie pas qu’il intervienne en contrôle judiciaire et qu’il substitue sa décision à celle du comité. La cour qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit résister à la tentation de tirer une conclusion différente de celle d’un décideur, surtout lorsque cette dernière n’est pas dénuée de logique ou de fondement dans la preuve : Southam, par. 79‑80.

(3) Conclusion quant au caractère raisonnable de la décision du comité d’appel

[214] Depuis plus de 200 ans, le Barreau jouit du pouvoir délégué par le législateur de déterminer les règles de déontologie de la profession et leur interprétation : Loi sur le Barreau, par. 34(1) et al. 62(0.1)10. Reconnaissant cette expertise, la Cour a systématiquement statué que les décisions des barreaux commandent la déférence : Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, par. 45; Ryan, par. 42. Le Barreau est un organisme spécialisé; en l’espèce, il appliquait ses propres règles à un dossier en particulier qui touchait au cœur même de son expertise.

[215] Étant donné le vaste mandat du Barreau, la présente affaire ne constitue pas l’une des « rares occasions [où] il n’y [a] qu’une seule issue “pouvant se justifier” » : Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, par. 35, la juge Abella. L’existence du contrôle selon la norme de la décision raisonnable repose plutôt sur la prémisse que « certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise » : Dunsmuir, par. 47.

[216] Pour ces motifs, nous sommes d’avis que le dossier en l’espèce ne révèle aucune raison d’intervenir à l’égard de la décision du comité d’appel. Ce dernier s’est doté d’une méthode en matière de manquement professionnel qui découlait directement de son examen approfondi des règles, des commentaires à leur sujet, et de la jurisprudence. Il a fidèlement appliqué cette méthode en fonction de la preuve se rapportant à la première phase du procès dans l’affaire Felderhof et a conclu que les allégations de M. Groia à l’encontre des avocats de la CVMO n’avaient pas de fondement raisonnable. Le comité d’appel a ensuite soupesé l’ensemble de la preuve et conclu que, à la lumière de tous les facteurs pertinents, les commentaires de M. Groia constituaient un manquement professionnel. La logique, le raisonnement et la conclusion du comité d’appel étaient raisonnables.

[217] Nous sommes également d’avis que, dans sa décision, le comité d’appel a su mettre en balance de façon proportionnée l’importance de la liberté d’expression et son mandat consistant à veiller à ce que les avocats agissent de façon professionnelle. Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Doré, dans le contexte « de la Charte , [l’]analyse du caractère raisonnable porte avant tout sur la proportionnalité, soit, sur la nécessité d’assurer que la décision n’interfère avec la garantie visée par la Charte pas plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs visés par la loi » : par. 7. Le comité d’appel était conscient de l’importance du droit à la liberté d’expression dont jouissent les avocats et du rôle essentiel que joue la défense passionnée des droits dans notre système : motifs du comité d’appel, par. 214‑217. Pour s’assurer que ces principes n’étaient pas limités au-delà du nécessaire, le comité d’appel a adopté une méthode contextuelle qui prend en compte la dynamique d’une salle de cour : par. 7. De plus, il a donné le bénéfice du doute à M. Groia et a tenu pour acquis que ce dernier avait agi de bonne foi. Cela dit, le comité d’appel pouvait tout à fait conclure que l’effet cumulatif des allégations de M. Groia a, à un certain point, créé un déséquilibre et qu’il devenait nécessaire d’imposer des limites à sa conduite. Il était raisonnable que le comité d’appel conclue que, [traduction] « [d]ans le contexte du procès qui nous intéresse, la défense passionnée des droits de son client n’exigeait pas de M. Groia qu’il formule des allégations non fondées de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite », qu’il « attaque l’intégrité de ses adversaires » ou qu’il ait « fréquemment recours à des injures » pour les décrire : par. 328.

[218] Enfin, nous remarquons que tous les organismes décisionnels et les juges qui ont contrôlé la décision en l’espèce selon la norme de la décision raisonnable ont, eux aussi, conclu au caractère raisonnable de la conclusion de manquement professionnel à laquelle est arrivé le comité d’appel. Seul le juge dissident de la Cour d’appel de l’Ontario, qui a appliqué la norme de contrôle de la décision correcte, a tiré la conclusion contraire. La Cour devrait résister à la tentation de substituer son opinion à celle du comité d’appel quant à ce qu’il aurait dû faire. Le contrôle judiciaire effectué selon la norme de la décision raisonnable porte sur les véritables motifs du comité d’appel. En l’espèce, la décision de ce dernier était raisonnable.

C. Les conséquences de la décision d’accueillir le présent pourvoi

[219] Les répercussions de la décision de notre collègue sont, pour nous, source d’un certain nombre de préoccupations. Nous craignons qu’elle protège les allégations erronées de toute réprimande par les barreaux, entraîne la légitimation des comportements inappropriés et compromette l’administration de la justice et le changement de culture réclamé par la Cour ces dernières années.

(1) Protection des accusations fondées sur des croyances juridiques sincères qui se révèlent erronées

[220] Comme nous l’avons noté, les motifs de notre collègue créent dans les faits une défense fondée sur une erreur de droit grâce à laquelle tout avocat qui formule des allégations sur la foi de croyances juridiques sincères est immunisé contre les sanctions disciplinaires professionnelles. À notre avis, cette approche risque de protéger les avocats qui lancent des accusations en s’appuyant sur des croyances juridiques qui sont erronées, insoutenables ou même téméraires.

[221] Permettre qu’une croyance juridique sincère puisse constituer le « fondement raisonnable » d’allégations d’inconduites de la part des avocats de la poursuite aura la conséquence logique suivante : plus les croyances juridiques d’un avocat seront outrancières, plus ses allégations d’actes répréhensibles seront justifiées. Cette approche crée un seuil exagérément élevé en matière de manquement professionnel, seuil qui pourrait, dans les faits, priver les barreaux de leur pouvoir de réglementation en matière d’incivilité dès lors qu’un avocat est en mesure de défendre ses accusations au moyen d’une croyance juridique subjective.

(2) Légitimation d’actes d’incivilité

[222] Nous craignons que le fait d’accueillir le présent pourvoi soit interprété comme légitimant la conduite de M. Groia et mine le pouvoir du Barreau de punir les cas de conduite non professionnelle.

[223] Le comité d’appel a conclu que, même lorsqu’un avocat est raisonnablement fondé à formuler une allégation de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite, [traduction] « il doit éviter de soulever la question en invectivant son confrère » : par. 236. Il s’agit d’une approche raisonnable. Le Code de déontologie était, tout comme il l’est encore aujourd’hui, [traduction] « limpide » quant au fait que les avocats doivent maintenir, à l’égard des témoins, des autres avocats et des tribunaux, une attitude juste, courtoise et respectueuse : R. c. Felderhof (2003), 235 D.L.R. (4th) 131 (C.A. Ont.) (Felderhof (C.A. Ont.)), par. 96; Code de déontologie (2000), règles 4.01(1) et 6.03(1); maintenant règles 2.1‑1, 2.1‑2, 5.1‑1, 5.1‑5, 5.6‑1, 7.2‑1 et 7.2‑4.

[224] Or, tandis qu’il annule la décision du comité d’appel, notre collègue en dit très peu sur la manière inappropriée dont M. Groia a formulé ses allégations. Il affirme plutôt que « [d]es propos forts [. . .] seront régulièrement nécessaires pour présenter des allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite » : par. 101.

[225] Soit dit en tout respect, nous sommes de l’avis contraire; nous ne pouvons convenir que M. Groia était autorisé à agir comme il l’a fait, et encore moins que sa conduite était « nécessaire ». Comme l’a souligné le comité d’appel, le juge Campbell a initialement conclu qu’il n’était [traduction] « pas nécessaire » que les allégations de conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite formulées par M. Groia prennent la forme d’une « suite ininterrompue d’invectives » comme ce fut le cas en l’espèce : R. c. Felderhof, 2002 CanLII 41888 (C.S.J. Ont.) (Felderhof (C.S.J. Ont.)), par. 271. Le juge Campbell a décrit la conduite de M. Groia comme étant [traduction] « étonnamment cavalière et parfois non professionnelle », « inappropriée », « extrême » et « inacceptable » : R. c. Felderhof, 2003 CanLII 41569 (C.S.J. Ont.), par. 18 et 21. Il a également indiqué que, à une occasion, la conduite de M. Groia s’apparentait davantage à une [traduction] « scène de théâtre de guérilla qu’au travail d’un avocat en cour » : Felderhof (C.S.J. Ont.), par. 91. Le juge Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario était, pour l’essentiel, d’accord avec cette description et a qualifié le discours de M. Groia de [traduction] « déplacé » : Felderhof (C.A. Ont.), par. 78‑82. Il est vrai que l’opinion de ces deux juges n’était pas déterminante pour le comité d’appel. En fait, celui-ci a même statué qu’il conviendrait d’accorder une importance limitée aux commentaires du juge Campbell et à ceux du juge d’appel Rosenberg : motifs du comité d’appel, par. 201. Nous remarquons néanmoins que, après avoir examiné tout le dossier du procès dans l’affaire Felderhof, le comité d’appel est arrivé à une conclusion similaire quant à la conduite de M. Groia.

[226] À l’instar du comité d’appel, nous estimons qu’il était inexcusable de la part de M. Groia d’avoir formulé ses allégations comme il l’a fait : par. 328. En effet, c’est lorsque les avocats sont confrontés à des situations difficiles que les exigences de civilité se révèlent le plus nécessaires. Les avocats qui soulèvent des questions difficiles, comme celle de la conduite répréhensible de la part des avocats de la poursuite, sont néanmoins « tenus par leur profession de s’exécuter avec une retenue pleine de dignité » : Doré, par. 68 (nous soulignons). Les requêtes relatives à la conduite répréhensible de la part d’avocats de la poursuite [traduction] « peuvent être — et devraient être — instruites sans le type de discours tenu par [M. Groia] » : Felderhof (C.A. Ont.), par. 96. La défense passionnée des droits n’exigeait pas de M. Groia qu’il ait [traduction] « fréquemment recours à des invectives pour décrire ses adversaires, qui ne cherchaient qu’à faire leur travail » : motifs du comité d’appel, par. 328.

[227] En accordant une importance limitée à la façon dont M. Groia a formulé ses arguments, les motifs de notre collègue peuvent s’interpréter de sorte à établir une nouvelle norme en matière de manquement professionnel qui permettrait à un avocat de porter des attaques soutenues et sarcastiques à l’endroit d’un l’avocat de la partie adverse. À notre avis, ce type de conduite n’a tout simplement pas sa place devant les tribunaux canadiens. Décider que le Barreau ne peut pas punir M. Groia pour ses allégations à l’endroit de ses adversaires envoie le mauvais message à ceux qui s’en remettent aux enseignements de la Cour.

(3) Déconsidération de l’administration de la justice

[228] Enfin, nous avons des préoccupations quant à l’incidence générale que l’annulation de la décision du comité d’appel aura sur la culture de la profession juridique et sur l’administration de la justice.

[229] Le comité d’appel a très raisonnablement décidé que le professionnalisme est essentiel à la résolution efficace des différends. Une conduite incivile, abrasive, hostile ou récalcitrante [traduction] « nuit forcément à la réalisation de l’objectif de règlement des conflits de façon rationnelle, pacifique et efficace et cause plutôt des retards, voire des dénis de justice » : motifs du comité d’appel, par. 218, citant Felderhof (C.A. Ont.), par. 83. Cela a pour effet de non seulement déconcentrer les avocats, qui se préoccupent alors de défendre leur intégrité plutôt que les intérêts de leurs clients, mais également les juges des faits, appelés à se prononcer sur des différends personnels de nature acrimonieuse au lieu de concentrer leurs efforts sur le fond de l’affaire : motifs du comité d’appel, par. 230‑231 et 332. Le plus important, toutefois, c’est que les attaques marquées par un manque de professionnalisme érodent le rapport de respect mutuel par ailleurs essentiel à une résolution efficace des différends. Dans de tels cas, même les plus petites mésententes s’étirent et des questions qui auraient pu être réglées hors cours donnent lieu à des débats vigoureux qui accaparent les jours d’audience et entraînent des coûts inutiles pour les justiciables : voir M. Code, « Counsel’s Duty of Civility : An Essential Component of Fair Trials and an Effective Justice System » (2007), 11 Rev. can. D.P. 97, p. 105.

[230] La reconnaissance par le comité d’appel de l’importance de la civilité en ce qui concerne l’administration de la justice est compatible avec les nombreuses demandes faites par la Cour pour régler les problèmes d’accès à la justice. Dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, les juges majoritaires ont mis au défi tous les participants au système de justice de « travailler de concert pour accélérer le déroulement des procès » (par. 116) et ont incité les avocats du ministère public et de la défense à collaborer, lorsque cela est indiqué, et à utiliser de façon efficace le temps du tribunal : par. 138. Les juges majoritaires ont précisé que « tous les tribunaux, y compris la Cour, devront tenir compte de l’impact de leurs décisions sur le déroulement des procès » : par. 139. De même, dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, la Cour a revendiqué un virage culturel dans le contexte de la justice civile afin de favoriser l’accès expéditif et abordable à la justice : par. 2. Plus particulièrement, la Cour a invité les avocats à se soucier des pressions subies par le système de justice et à « agir de manière à faciliter plutôt qu’à empêcher l’accès à la justice » : par. 32. Enfin, dans l’arrêt R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, la Cour a réitéré les demandes énoncées précédemment en plus d’offrir aux juges et aux avocats des conseils quant à ce qu’ils peuvent faire pour rendre le système de justice plus efficace : par. 37‑39.

[231] Cautionner la conduite de M. Groia pourrait nuire à la civilité dans les salles d’audience et augmenter la pression subie par un système déjà surchargé. Qui plus est, l’annulation de la décision du comité d’appel risque de saper la capacité des barreaux à favoriser le règlement efficace des différends. Les barreaux ont un rôle important à jouer dans le changement de culture qui doit s’opérer. Ils sont investis, par leur loi habilitante, du pouvoir de sanctionner les avocats qui commettent un manquement professionnel et, ainsi, de favoriser l’efficacité du système dans lequel nous évoluons. Ils devraient être habilités à s’acquitter de leur mandat, et ce, sans que leur travail soit miné par une remise en question de leurs décisions par les cours de justice. Les décisions qu’ils rendent en matière de manquement professionnel commandent la déférence.

III. Conclusion

[232] Nous sommes d’avis de rejeter le présent pourvoi. Une lecture respectueuse des motifs du comité d’appel permet de constater que celui-ci a rendu une décision équilibrée s’attaquant aux questions difficiles en jeu et est arrivé à un résultat raisonnable.

[233] Peut‑être la sévérité de la peine infligée à M. Groia explique‑t‑elle la réticence éprouvée par certains relativement à la conclusion de manquement professionnel à laquelle est arrivé le comité d’appel. Une suspension de permis d’un mois et l’adjudication de 200 000 $ en dépens en sa défaveur peuvent paraître sévères. Là n’est toutefois pas la question. Cet enjeu n’est pas en cause dans le présent pourvoi et il ne justifie pas de revenir sur la conclusion du comité d’appel.


Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Karakatsanis, Gascon et Rowe sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Lerners, Toronto; Groia & Company, Toronto.
Procureurs de l’intimé : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le Tribunal du Barreau : Tribunal du Barreau, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Société des plaideurs : Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, Toronto; McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureur de l’intervenant le Barreau du Québec : Barreau du Québec, Montréal.
Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Association canadienne des libertés civiles, Toronto.
Procureurs des intervenants British Columbia Civil Liberties Association et Independent Criminal Defence Advocacy Society : Arvay Finlay, Vancouver; Farris Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Thorsteinssons, Vancouver; Arvay Finlay, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario : Cavalluzzo, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association : Allan Rouben, Barrister and Solicitor, Toronto; Connolly Obagi, Ottawa; Boland Howe, Aurora, Ontario.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Addario Law Group, Toronto; Paradigm Law Group, Toronto

[1] Deux codes de déontologie ont été successivement en vigueur durant l’instance Felderhof : le Code de déontologie, en vigueur du 30 janvier 1987 au 31 octobre 2000, et le Code de déontologie, en vigueur du 1er novembre 2000 au 30 septembre 2014.

[2] Le premier ensemble de règles de déontologie destiné aux juristes au Canada enjoignait aux avocats d’adopter un comportement qui [traduction] « [devait] se caractériser par la courtoisie et la bonne foi » : W. W. Pue, « Becoming “Ethical” : Lawyers’ Professional Ethics in Early Twentieth Century Canada », dans D. Gibson et W. W. Pue, éd., Glimpses of Canadian Legal History (1991), 237, p. 276. Aujourd’hui, tous les barreaux provinciaux et territoriaux imposent un devoir de civilité dans leur code de déontologie. Le Code de déontologie du Barreau en vigueur au moment du procès de M. Felderhof prévoyait ce qui suit : « L’avocat fait preuve de courtoisie, de civilité et de bonne foi envers [. . .] toutes les personnes avec qui il entre en contact en cours d’instance » : par. 4.01(6).


Synthèse
Référence neutre : 2018CSC27 ?
Date de la décision : 01/06/2018
Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Droit des professions — Discipline — Avocats et procureurs — Incivilité en salle d’audience — Procédures disciplinaires intentées par le Barreau contre un avocat en raison d’un comportement irrespectueux pendant un procès — Avocat reconnu coupable de manquement professionnel par un tribunal disciplinaire — Méthode pour évaluer si une incivilité en salle d’audience équivaut à un manquement professionnel — La décision était-elle raisonnable? Droit administratif — Appels — Norme de contrôle — Tribunal disciplinaire du Barreau — Norme de contrôle applicable à la décision du Barreau déclarant un avocat coupable de manquement professionnel pour incivilité en salle d’audience.

G, un avocat, a été engagé par F pour assurer sa défense contre des accusations portées par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (« CVMO ») selon lesquelles il avait procédé à des opérations d’initié et autorisé la publication de communiqués trompeurs. Le procès de F a été marqué par une animosité croissante et une série de conflits entre G et les avocats de la CVMO, notamment des attaques personnelles, des emportements sarcastiques et des allégations d’inconduite professionnelle formulées par G. Plus particulièrement, G et les avocats de la CVMO ne s’entendaient pas sur l’étendue des obligations en matière de communication de cette dernière, sur le format des documents dont la communication était demandée, ainsi que sur l’admissibilité de documents. La mésentente découlait surtout du fait que G, bien qu’en toute honnêteté, avait mal interprété le droit de la preuve et le rôle du poursuivant. Pendant le procès, malgré la fréquence et l’intensité des conflits, le juge du procès a initialement décidé de ne pas intervenir. Il a toutefois finalement ordonné à G de cesser de répéter ses allégations d’inconduite. G a essentiellement obtempéré. Les conflits en matière de preuve ont finalement été réglés et le procès s’est terminé par l’acquittement de F relativement à toutes les accusations. Après le procès de F, le Barreau a intenté de son propre chef des procédures disciplinaires contre G, alléguant un manquement professionnel sur le fondement de son comportement irrespectueux pendant le procès. Un comité d’audition formé de trois membres du Barreau a trouvé G coupable de manquement professionnel, a suspendu son permis de pratique pour une période de deux mois et lui a enjoint de payer près de 247 000 $ en dépens. Lors de l’appel interjeté par G, le comité d’appel du Barreau l’a aussi déclaré coupable de manquement professionnel, mais il a réduit la suspension de son droit de pratique à un mois et le montant des dépens auxquels il a été condamné à 200 000 $. Dans sa décision, le comité d’appel a élaboré une méthode multifactorielle et axée sur le contexte pour évaluer si une incivilité en cour équivaut à un manquement professionnel. La Cour divisionnaire a confirmé la décision du comité d’appel au motif qu’elle était raisonnable. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel subséquent de G.


Parties
Demandeurs : Joseph Peter Paul Groia, Appelant
Défendeurs : Barreau du Haut-Canada, Intimé
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 01 juin 2018, 2018CSC27


Origine de la décision
Date de l'import : 21/07/2018
Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-06-01;2018csc27 ?
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