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14/12/2018 | CANADA | N°2018CSC58

Canada | Canada, Cour suprême, 14 décembre 2018, 2018CSC58


Répertorié : R. c. Boudreault

Nos du greffe : 37427, 37774, 37782, 37783.

2018 : 17 avril; 2018 : 14 décembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du Québec

en appel de la cour d’appel de l’Ontario

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 111) : La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Molda

ver, Karakatsanis, Gascon et Brown)

Motifs dissidents (par. 112 à 200) : La juge Côté (avec l’accord du ju...

Répertorié : R. c. Boudreault

Nos du greffe : 37427, 37774, 37782, 37783.

2018 : 17 avril; 2018 : 14 décembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du Québec

en appel de la cour d’appel de l’Ontario

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 111) : La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Brown)

Motifs dissidents (par. 112 à 200) : La juge Côté (avec l’accord du juge Rowe)

Intervenants : Procureur général de l’Alberta, Colour of Poverty – Colour of Change, Centre d’action pour la sécurité du revenu, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Aboriginal Legal Services Inc., Association canadienne des libertés civiles, Pivot Legal Society et Société d’aide juridique du Yukon

Arrêt (les juges Côté et Rowe sont dissidents) : Les pourvois sont accueillis. L’article 737 du Code criminel viole l’art. 12 de la Charte et ne peut être sauvegardé par application de l’article premier. Il est invalide avec effet immédiat.

Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown et Martin : La suramende compensatoire obligatoire constitue une peine, ce qui fait intervenir l’art. 12 de la Charte , et son infliction et son exécution sur plusieurs des contrevenants, de même que sur le contrevenant placé dans une situation hypothétique raisonnable, donnent lieu à une peine cruelle et inusitée. La suramende ne peut être sauvegardée par application de l’article premier de la Charte . Il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu violation de l’art. 7 de la Charte .

La suramende compensatoire constitue une peine parce qu’elle découle directement et automatiquement de la déclaration de culpabilité et que le par. 737(1) lui‑même précise que la suramende compensatoire doit s’appliquer au contrevenant « en plus de toute autre peine qui lui est infligée ». La suramende compensatoire fonctionne essentiellement comme une amende, qui est une peine établie, et elle vise à faciliter la réalisation de l’objectif du prononcé des peines et l’application des principes de celui‑ci.

La suramende constitue une peine cruelle et inusitée et viole donc l’art. 12 de la Charte , car les effets de la suramende créent des circonstances exagérément disproportionnées à la peine qui serait par ailleurs juste, sont incompatibles avec la dignité humaine et sont à la fois odieux et intolérables. Dans les circonstances de l’espèce, la peine juste pour les contrevenants ne comprendrait pas la suramende, puisqu’elle leur aurait causé un fardeau injustifié en raison de leur impécuniosité. La détermination de la peine est d’abord et avant tout un processus individualisé qui met en balance divers objectifs, tout en tenant compte des circonstances particulières du contrevenant ainsi que de la nature et du nombre des actes criminels qu’il ou elle a commis. La question fondamentale est celle de savoir si les contrevenants sont en mesure de payer, et dans les cas qui nous occupent, ils ne le sont pas.

Pour les contrevenants en l’espèce et pour le contrevenant dans une situation hypothétique raisonnable, la suramende compensatoire conduit à une peine exagérément disproportionnée. Bien qu’elle vise la réalisation d’objectifs pénaux réguliers, soit recueillir des fonds pour les services de soutien aux victimes et accroître la responsabilisation des contrevenants, tant envers les victimes d’actes criminels qu’envers la collectivité en général, la suramende entraîne, pour des personnes comme les contrevenants, quatre préjudices interreliés. Premièrement, elle fait en sorte que ces personnes pourraient subir des conséquences financières extrêmement disproportionnées, quelle que soit leur culpabilité morale. Deuxièmement, elle fait en sorte qu’elles vivront avec la menace d’être incarcérées de deux façons distinctes et cumulatives : la détention préalable à l’audience relative à l’incarcération et l’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Troisièmement, les contrevenants peuvent être ciblés par des mesures de recouvrement avalisées par leur province de résidence. Quatrièmement, la suramende crée une sanction pénale ayant de facto une durée indéfinie pour certains contrevenants, parce que ceux-ci risquent de ne jamais pouvoir payer la suramende dans un avenir prévisible. Ce rituel d’audiences relatives à l’incarcération répétées, qui continuera de se produire indéfiniment, a moins pour effet de recouvrer une dette que d’humilier publiquement les intéressés. Les peines d’une durée indéterminée sont réservées aux délinquants les plus dangereux, et leur application en supplément à une peine par ailleurs de courte durée bafoue les principes fondamentaux qui sont les fondements mêmes de notre système de justice pénale.

De plus, la suramende ignore complètement le principe de la proportionnalité de la peine. Elle élève, à tort, l’objectif consistant à susciter la conscience de leurs responsabilités chez les contrevenants au‑dessus de tous les autres principes de détermination de la peine, ne tient pas compte du principe fondamental de proportionnalité de la peine énoncé dans le Code criminel , ne permet pas aux juges chargés de déterminer la peine de prendre en considération les circonstances atténuantes ou de prendre connaissance des peines appropriées infligées à d’autres contrevenants dans des circonstances semblables, fait abstraction de l’objectif de réinsertion sociale et mine l’intention du législateur de remédier au grave problème de la surreprésentation des Autochtones au sein de la population carcérale. Le fait que la suramende soit infligée de façon cumulative pour chaque infraction commise augmente la probabilité qu’elle ait un effet préjudiciable disproportionné sur les contrevenants démunis, toxicomanes et sans domicile fixe. Elle fera aussi subir aux contrevenants non représentés un désavantage supplémentaire, car il est possible que ceux-ci ne sachent pas qu’ils ont la possibilité de négocier leur plaidoyer pour que le montant de la suramende soit réduit. Bien que les efforts déployés par les tribunaux pour réduire la disproportion puissent être bénéfiques, ils ne peuvent protéger la suramende d’un contrôle constitutionnel. De fait, réduire un autre élément de la peine pourrait permettre d’atténuer cette disproportion, mais cela ne peut éliminer les préjudices particuliers et considérables causés par la suramende. De plus, infliger une amende d’un montant minime à seule fin de réduire le montant de la suramende revient à faire fi de l’intention du législateur, à savoir que la suramende, dans sa totalité, s’applique à titre de peine obligatoire dans tous les cas.

Il est inutile d’entreprendre une analyse fondée sur l’article premier de la Charte , car l’État n’a présenté aucun argument ni aucun élément de preuve qui puisse justifier la suramende compensatoire, advenant qu’elle soit jugée porter atteinte aux droits protégés par la Charte . Il s’ensuit donc que la suramende compensatoire obligatoire prévue par l’art. 737 du Code criminel est inconstitutionnelle.

L’article 737 du Code criminel devrait être déclaré immédiatement inopérant. L’État n’a pas satisfait à la norme rigoureuse qui exige de démontrer qu’une déclaration d’invalidité avec effet immédiat présenterait un danger pour le public ou compromettrait la primauté du droit. Le rétablissement dans la loi du pouvoir discrétionnaire judiciaire d’accorder une dispense de la suramende qui a été supprimé en 2013 n’est pas non plus la bonne approche à adopter parce qu’il s’agit d’une réparation qui représente un grave empiètement, et parce que le législateur devrait être libre de déterminer la meilleure façon de modifier le régime d’infliction et d’exécution de la suramende. Étant donné que des arguments solides sur cette question n’ont pas été présentés, il serait inapproprié d’accorder une réparation aux contrevenants qui ne sont pas parties au présent litige et à ceux qui n’ont plus d’affaire en cours et qui ne peuvent plus contester leur peine. Cependant, il existe toute une variété de réparations possibles. Les contrevenants pourraient être en mesure de s’adresser aux tribunaux pour demander réparation, notamment en invoquant le par. 24(1) de la Charte . Le gouvernement pourrait aussi procéder par voie administrative, pendant que le législateur mettrait au point une version modifiée de la suramende qui soit conforme à la Charte en vue de l’intégrer au Code criminel .

Les juges Côté et Rowe (dissidents) : La suramende est constitutionnellement valide. Elle ne constitue pas une peine cruelle et inusitée, ni ne porte atteinte à la sécurité des contrevenants impécunieux. De plus, toute privation de leur liberté pouvant découler de son imposition est conforme aux principes de justice fondamentale.

Bien que la suramende constitue une peine, pour l’application de l’art. 12 de la Charte , et qu’une peine juste et proportionnée pour les contrevenants en l’espèce ou pour un hypothétique contrevenant impécunieux ne comprendrait pas une suramende, les effets négatifs associés à la suramende ne sont pas odieux, intolérables ou excessifs au point de ne pas être compatibles avec la dignité humaine. Pour cette raison, ils n’atteignent pas le niveau requis pour qu’il y ait disproportion totale et, par conséquent, la suramende ne peut être qualifiée de cruelle et inusitée. De fait, un certain nombre d’éléments du régime de la suramende atténuent les conséquences particulièrement lourdes qu’elle pourrait avoir sur les contrevenants impécunieux.

Premièrement, les contrevenants incapables de payer la suramende dans le délai prescrit ne seront pas assujettis aux mécanismes d’exécution s’ils participent à un programme facultatif de paiement d’une amende ou s’ils sollicitent la prorogation du délai de paiement à laquelle ils ont droit. Il n’y a aucune limite au nombre de prorogations que le contrevenant peut solliciter au cours d’une période donnée, ni à la durée possible d’une prorogation. Les prorogations peuvent aussi être accordées avant ou après le défaut de paiement du contrevenant, et l’obtention d’une prorogation n’est pas une procédure exigeante ou difficile puisqu’une demande de prorogation de délai peut être présentée par le contrevenant ou par toute autre personne agissant pour son compte et qu’elle peut être tranchée par le tribunal ou par la personne désignée par celui-ci. Dans la mesure où une province met en place des procédures qui sont complexes au point de devenir inaccessibles, cette inaccessibilité n’est pas attribuable à la disposition contestée mais plutôt à la façon dont la province met en œuvre ces procédures.

Deuxièmement, un contrevenant ne sera pas emprisonné s’il se trouve en défaut en raison de pauvreté; seuls les contrevenants qui ont les moyens de payer, mais qui choisissent de ne pas le faire, risquent d’être emprisonnés à la suite de l’audience relative à leur incarcération. Bien qu’il puisse être difficile pour les juges de tracer la ligne de démarcation entre l’incapacité de payer et le refus de le faire, le fait que les juges puissent mal appliquer la loi ne peut rendre inconstitutionnelle la suramende compensatoire, d’autant plus que la disposition prévoyant l’incarcération en raison du défaut de paiement n’établit pas une norme trop vague qui ne peut être correctement appliquée par les juges du procès.

Troisièmement, même si le fait d’obliger un contrevenant en défaut à être présent à une audience relative à l’incarcération le prive nécessairement, jusqu’à un certain point, de son droit à la liberté, la privation de liberté n’aura lieu que dans le cas où il est nécessaire et dans l’intérêt public de le faire. De tels cas se présenteront rarement, d’autant plus qu’un défaut de paiement ne constitue pas une infraction criminelle. En outre, aucune preuve n’indique que les contrevenants impécunieux sont en fait couramment détenus inutilement en attendant l’audience sur leur incarcération.

Quatrièmement, une suramende impayée ne peut être inscrite comme jugement civil et, par conséquent, le contrevenant qui est en défaut ne subira pas les mêmes conséquences financières que celui qui est en défaut de payer un autre type d’amende ou toute créance ordinaire. La mise en œuvre par les provinces de procédures de recouvrement des montants en souffrance auprès des contrevenants en défaut n’est ni requise ni autorisée par le Code criminel , et elle ne constitue donc pas un effet de la suramende.

Cinquièmement, la preuve est insuffisante pour conclure que le stress causé par la suramende aux contrevenants impécunieux est grave au point de rendre la peine imposée cruelle et inusitée. Et enfin, quoique la suramende compensatoire ne favorise peut‑être pas les tentatives de réadaptation et de réinsertion sociale de certains contrevenants, cela n’est pas suffisant pour satisfaire au critère rigoureux permettant d’établir qu’il y a eu violation de l’art. 12 de la Charte . En tout état de cause, les contrevenants qui ne sont pas admissibles à une suspension de dossier traditionnelle en raison de leur incapacité de payer la suramende ne sont pas sans recours. Des pardons conditionnels et des décrets de remise, même s’ils ne constituent pas des solutions de rechange parfaites, peuvent être accordés par le gouverneur en conseil. Bien que certains contrevenants éprouveront probablement de grandes difficultés à payer la suramende, les tribunaux ne devraient pas simplement accepter que la situation du contrevenant à la date de la détermination de la peine demeurera nécessairement inchangée dans le futur. Non seulement de telles conclusions sont pessimistes, mais elles sapent également le fondement même du principe de la réadaptation.

En ce qui concerne l’art. 7 de la Charte , la suramende ne met pas en jeu le droit à la sécurité des contrevenants en raison du stress causé par l’imposition obligatoire de la suramende. Ni le bon sens ni la preuve ne permettent de conclure que le stress réel que pourraient subir les contrevenants impécunieux en raison de la suramende est sévère au point d’entraîner des répercussions graves sur leur intégrité psychologique.

Le droit à la liberté des contrevenants est toutefois en jeu dans la mesure où le non‑paiement de la suramende peut les contraindre à comparaître à leur audience sur l’incarcération, ce qui donnera nécessairement lieu à une certaine privation de liberté individuelle. Toutefois, cette atteinte à la liberté n’a pas une portée excessive à l’égard des contrevenants impécunieux — elle a un lien rationnel avec l’objectif sous‑jacent de l’audience sur l’incarcération : établir si un contrevenant a les moyens de payer la suramende et lui donner l’occasion d’expliquer son défaut de paiement.

Jurisprudence

Citée par la juge Martin

Arrêts appliqués : R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; distinction d’avec l’arrêt : R. c. Pham (2002), 167 C.C.C. (3d) 570; arrêts mentionnés : R. c. Michael, 2014 ONCJ 360; 121 O.R. (3d) 444; R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530; R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; R. v. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Cloud, 2014 QCCQ 464, 8 C.R. (7th) 364; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Barinecutt, 2015 BCPC 189, 337 C.R.R. (2d) 1; R. c. Bateman, 2015 BCSC 207; R. c. Flaro, 2014 ONCJ 2, 7 C.R. (7th) 151; R. c. Shaqu, [2014] O.J. No. 2426; R. v. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399; R. c. Cloud, 2016 QCCA 567, 28 C.R. (7th) 310; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713; R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595.

Citée par la juge Côté (dissidente)

R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; Miller v. The Queen, [1977] 2 R.C.S. 680; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385; R. c. Lambe, 2000 NFCA 23, 73 C.R.R. (2d) 273; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; R. c. Cloud, 2016 QCCA 567, 28 C.R. (7th) 310; R. c. Mikhail, 2015 ONCJ 469; R. c. Bao, 2018 ONCJ 136; R. c. Willett, 2017 ABPC 68; R. c. Michael, 2014 ONCJ 360, 121 O.R. (3d) 444; R. c. Lavigne, 2006 CSC 10, [2006] 1 R.C.S. 392; R. c. Ridley, 2017 ONSC 4672; Chaussé c. R., 2016 QCCA 568; R. c. Flaro, 2014 ONCJ 2, 7 C.R. (7th) 151; R. c. Antic, 2017 CSC 27, [2017] 1 R.C.S. 509; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005]1 R.C.S. 791.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , arts. 1, 7, 11, 12, 15, 24(1).

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , parties XVI, XVIII, art. 253, 255(1)(a)(i), 495, 497, 498, 499, 503, 507, 512(2), 515, 537, 544, 687(1), 716, 718, 718.1, 718.2e), 727.9(1), (2) [aj. c. 23 (4e suppl.), art. 6 ], 730, 732.1(3)c), 734, 734 à 734.8, 734.3, 734.4, 734.5, 734.6, 734.7, 734.8, 736, 737, 748, 748.1, 822(1).

Date d’échéance de paiement d’une suramende compensatoire, décret 154‑2016, 2016 G.O. II.

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1) .

Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 .

Loi sur l’assurance automobile obligatoire, L.R.O. 1990, c. C.25, art. 2(3).

Loi sur l’impôt et le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl .), arts. 238, 239, 243.

Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, c. C‑47 , arts. 3(1), 4.

Loi sur la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes, L.C. 2013, c. 11

O.C. 2173/99.

PL C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1ère sess., 42e parl.

Doctrine et autres documents cités

Canada. Vous avez une question au sujet de votre demande?, dernière mise à jour le 15 novembre 2018 (en ligne : https://www.canada.ca/fr/commission-liberations-conditionnelles/services/suspension-du-casier/vous-avez-une-question-au-sujet-de-votre-demande.html; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC58_1_fra.pdf).

Commission des libérations conditionnelles du Canada. Directives ministérielles sur la Prérogative royale de clémence, octobre 2014 (en ligne : https://www.canada.ca/content/dam/pbc-clcc/documents/publications/Royal-Prerogative-Of-Mercy-Ministerial-Guidelines.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC58_3_eng_fra.pdf).

Law, Moira A., La suramende compensatoire fédérale : Les modifications de 2013 et leur mise en oeuvre dans neuf administrations. Ottawa, Ministère de la Justice, 2016 (en ligne : http://publications.gc.ca/collections/collection_2018/jus/J4-48-2016-fra.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC58_2_fra.pdf).

Salhany, Roger E. Canadian Criminal Procedure, 6th ed. Aurora, (Ont.), Thomson Reuters, 1968 (feuilles mobiles mises à jour juillet 2018, envoi no 60).

Statistique Canada. Le revenu des ménages au Canada : faits saillants du Recensement de 2016, 13 septembre 2017 (en ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/170913/dq170913a-fra.htm; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2018SCC-CSC58_4_fra.pdf).

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (la juge en chef Duval Hesler et les juges Schrager et Mainville), 2016 QCCA 1907, 343 C.C.C. (3d) 131, 368 C.R.R. (2d) 80, [2016] AZ‑51345328, [2016] J.Q. no 16795 (QL), 2016 CarswellQue 11341 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Boyer, 2015 QCCQ 8504, [2015] AZ‑51216654, [2015] J.Q. no 9130 (QL), 2015 CarswellQue 9233 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rouleau, van Rensburg et Pardu), 2017 ONCA 552, 136 O.R. (3d) 755, 39 C.R. (7th) 53, 385 C.R.R. (2d) 83, 351 C.C.C. (3d) 310, [2017] O.J. no 3436 (QL), 2017 CarswellOnt 10030 (WL Can.), confirmant une décision du juge Glass, 2015 ONSC 2284, 20 C.R. (7th) 174, 331 C.R.R. (2d) 206, [2015] O.J. No. 1758 (QL), 2015 CarswellOnt 4936 (WL Can.), qui avait rejeté une décision du juge Beninger, 2014 ONCJ 208, 120 O.R. (3d) 784, 11 C.R. (7th) 43, 309 C.R.R. (2d) 291, [2014] O.J. No. 2056 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rouleau, van Rensburg et Pardu), 2017 ONCA 552, 136 O.R. (3d) 755, 39 C.R. (7th) 53, 385 C.R.R. (2d) 83, 351 C.C.C. (3d) 310, [2017] O.J. no 3436 (QL), 2017 CarswellOnt 10030 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Paciocco, 2015 ONCJ 222, [2015] O.J. No. 1869 (QL), 2015 CarswellOnt 5865 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rouleau, van Rensburg et Pardu), 2017 ONCA 552, 136 O.R. (3d) 755, 39 C.R. (7th) 53, 385 C.R.R. (2d) 83, 351 C.C.C. (3d) 310, [2017] O.J. no 3436 (QL), 2017 CarswellOnt 10030 (WL Can.), confirmant une décision de la juge Lacelle, 2015 CSON 5407, [2015] O.J. no 5103 (QL), 2015 CarswellOnt 14894 (WL Can.), qui avait rejeté une décision du juge Legault, 2014 ONCJ 428, [2014] O.J. no 4113 (QL), 2014 CarswellOnt 12087 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents.

Yves Gratton, pour l’appelant Alex Boudreault (37427).

Daniel C. Santoro, Delmar Doucette et Megan Howatt, pour les appelants Edward Tinker, Kelly Judge, Michael Bondoc et Wesley Mead (37774).

James Foord et Brandon Crawford, pour l’appelant Garrett Eckstein (37782).

Yves Jubinville et Maryse Renaud, pour l’appelant Daniel Larocque (37783).

Louis‑Charles Bal, pour l’intimée Sa Majesté la Reine (37427).

Julien Bernard, Julie Dassylva et Sylvain Leboeuf, pour l’intimée la procureure générale du Québec (37427).

Michael Perlin et Philippe Cowle, pour les intimées Sa Majesté la Reine (37774 et 37782) et la procureure générale de l’Ontario (37783).

François Lacasse et Luc Boucher, pour l’intimée Sa Majesté la Reine (37783).

Robert A. Fata, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta (37427).

Jackie Esmonde, Daniel Rohde et Marie Chen, pour les intervenants Colour of Poverty — Colour of Change et le Centre d’action pour la sécurité du revenu (37427, 37774, 37782 et 37783).

Greg J. Allen et Nicole C. Gilewicz, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique (37427).

Jonathan Rudin et Caitlyn E. Kasper, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc. (37427 et 37774).

Christopher D. Bredt, Pierre N. Gemson et Alannah M. Fotheringham, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles (37427, 37774, 37782 and 37783).

Graham Kosakoski et D. J. Larkin, pour l’intervenante Pivot Legal Society (37427).

Stobo Sniderman, pour l’intervenante la Société d’aide juridique du Yukon (37427 et 37774).

Sylvain Leboeuf, Julien Bernard et Julie Dassylva, pour l’intervenante la Procureure générale du Québec (37774).

Vanora Simpson et Breana Vandebeek, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario (37774).

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown et Martin rendu par

La juge Martin —

I. Introduction

[1] Selon ce que prévoit le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , quiconque est absous, plaide coupable ou est condamné à l’égard d’une infraction prévue dans le Code criminel ou la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (« LRCDAS »), doit verser à l’État une somme d’argent à titre de « suramende compensatoire obligatoire ». Cette somme, dont le montant est fixé par la loi, est exigible relativement à chaque infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou par mise en accusation. La suramende a pour objet de financer des programmes gouvernementaux d’aide aux victimes d’actes criminels. Elle s’applique quels que soient la gravité de l’acte criminel, les caractéristiques du contrevenant ou les effets de l’acte criminel sur la victime.

[2] Les juges sont tenus d’infliger une suramende compensatoire dans tous les cas; ils n’ont pas le pouvoir discrétionnaire d’en exempter le contrevenant, et ne peuvent pas non plus en réduire le montant. Son prononcé ne peut faire l’objet d’un appel que lorsque le montant infligé est supérieur au montant minimum prévu. Dès lors que la suramende lui est infligée, l’intéressé reste débiteur de l’État jusqu’à ce que le montant soit payé en entier, bien que le tribunal puisse, sur demande, accorder au contrevenant un délai de paiement prolongé.

[3] Parmi les personnes qui ont des démêlés avec le système de justice criminelle, nombreuses sont celles qui sont pauvres, qui éprouvent des problèmes de dépendance ou d’autres problèmes de santé mentale ou qui sont autrement défavorisées ou marginalisées. Lorsque ces personnes sont dans l’incapacité de payer la suramende compensatoire, celle‑ci devient véritablement une peine d’une durée indéterminée. Tant qu’elles ne sont pas en mesure de payer, ces personnes risquent d’être mises sous garde policière, emprisonnées pour défaut de paiement, empêchées de demander le pardon et ciblées par des agences de recouvrement. De fait, non seulement les contrevenants impécunieux sont‑ils traités bien plus durement que ceux qui ont accès aux ressources financières requises, mais leur incapacité à s’acquitter de cette partie de leur dette envers la société risque d’ajouter au désavantage et à la stigmatisation qu’ils subissent.

[4] Les présents pourvois portent sur la question de savoir si la suramende compensatoire obligatoire est compatible avec les art. 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte ») et, dans la négative, si cette incompatibilité peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte . J’arrive à la conclusion que la suramende obligatoire constitue une forme de peine cruelle et inusitée inadmissible sur le plan constitutionnel. Par conséquent, l’art. 737 du Code criminel contrevient à l’art. 12 de la Charte , et ne peut être sauvegardé par application de l’article premier. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’aborder l’art. 7 .

[5] Je suis d’avis d’accueillir les pourvois et de déclarer invalide l’art. 737 , avec effet immédiat.

[6] Les motifs qui suivent se divisent en cinq parties principales : la première présente l’historique législatif de la suramende compensatoire obligatoire; la deuxième expose le cadre factuel et l’historique judiciaire des décisions portées en appel; la troisième énonce les questions en litige; la quatrième comprend l’analyse relative à l’art. 12 et à l’article premier de la Charte , ainsi que l’analyse de la réparation appropriée en l’espèce; et la dernière apporte la conclusion des motifs.

II. Historique législatif

[7] La suramende compensatoire a été introduite dans le Code criminel en 1988. L’ancien par. 727.9(1) du Code criminel disposait que le tribunal, au moment de la détermination de la peine, était « tenu en plus de toute autre peine déjà infligée au contrevenant, d’ordonner que le contrevenant verse une suramende compensatoire » : L.R.C. 1985, c. 23 (4e suppl.), art. 6. À l’époque, la somme à verser équivalait à 15 % de l’amende infligée, ou à tout autre montant inférieur prescrit par règlement. Les montants d’origine ont été modifiés au fil des ans. Ainsi, depuis octobre 2013, le montant de la suramende représente 30 % de l’amende infligée ou, si aucune amende n’est infligée, 100 $ pour chacune des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et 200 $ pour chacune des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par mise en accusation : par. 737(1) et 737(2) du Code criminel .

[8] Les suramendes ainsi prélevées sont « affectées à l’aide aux victimes d’actes criminels en conformité avec les instructions du lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où elles sont infligées » : par. 737(7) du Code criminel .

[9] En 1988, les contrevenants pouvaient éviter de se voir condamner à une suramende en convainquant le tribunal que « cela [leur] causerait — ou causerait aux personnes à [leur] charge — un préjudice injustifié » : (4e supp.), art. 6, qui crée le par. 727.9(2). Cette exemption en cas de préjudice injustifié a été maintenue jusqu’en octobre 2013, lorsque des modifications au Code criminel ont éliminé le pouvoir discrétionnaire judiciaire à cet égard : Loi sur la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes, L.C. 2013, ch. 11 (« modifications de 2013 »). Aux termes des dispositions actuelles, le juge de la peine conserve le pouvoir discrétionnaire d’augmenter le montant de la suramende lorsqu’il le juge approprié, mais il ne peut en réduire le montant ni dispenser le contrevenant de son paiement pour quelque raison que ce soit : art. 737(3) du Code criminel .

[10] Le paragraphe 737(9), quant à lui, intègre la plupart des mesures d’exécution des autres types d’amendes prévues aux art. 734 à 734.8. Ces mesures comprennent notamment la période d’emprisonnement réputée infligée calculée conformément à la formule précisée : par. 734(4) et 734(5). Elles prévoient aussi la suspension des licences et permis du débiteur et l’incarcération du contrevenant pour non‑paiement sans excuse raisonnable : art. 734.5 et 734.7. Le paragraphe 737(9) intègre également l’art. 736, qui donne aux provinces la possibilité d’établir des programmes facultatifs de paiement d’une amende, lesquels permettent à des contrevenants de réaliser des travaux compensatoires en lieu et place des amendes qui leur ont été infligées.

[11] Il n’est pas possible d’interjeter appel du prononcé d’une suramende, à moins que le juge de la peine n’ait ordonné le paiement d’un montant supérieur au minimum prévu par la loi : par. 687(1) et 822(1) du Code criminel .

III. Faits et historique judiciaire

[12] En l’espèce, sept personnes se pourvoient contre les décisions rendues dans quatre affaires différentes afin de contester la constitutionnalité de l’art. 737 du Code criminel .

[13] Dans le cadre de sa demande instruite au Québec, Alex Boudreault a contesté l’art. 737 en se fondant sur l’art. 12 de la Charte . Quant aux six autres appelants, ils ont présenté leurs demandes aux tribunaux de l’Ontario. Edward Tinker, Kelly Judge, Michael Bondoc et Wesley James Mead, qui ont été entendus ensemble, ont contesté cette même disposition sur le fondement des art. 7 et 12 . Enfin, Garrett Eckstein et Daniel Larocque ont contesté la disposition en invoquant l’art. 12 dans deux demandes distinctes. Si les appelants ont eu des succès mitigés devant les juges de la peine, les cours d’appel respectives ont cependant rejeté leur contestation constitutionnelle.

[14] Dans les paragraphes qui suivent, je rendrai compte des faits et des décisions des juridictions inférieures se rapportant à chacune de ces quatre affaires, pour ensuite entreprendre l’analyse juridique applicable à l’ensemble d’entre elles.

A. Québec

(1) Cour du Québec

a) Alex Boudreault, 2015 QCCQ 8504

[15] Au moment du prononcé de la peine, Alex Boudreault était âgé de 21 ans. Ayant abandonné l’école à l’âge de 15 ans, il ne possédait aucun diplôme d’études secondaires. Il n’avait jamais occupé d’emploi stable, et n’avait gagné aucun revenu depuis près de deux ans. Les infractions les plus graves pour lesquelles il avait été condamné avaient été commises durant une période où il était sans domicile fixe, sans emploi et dépendant de la marijuana.

[16] Le 23 septembre 2013, M. Boudreault a plaidé coupable à quatre infractions sommaires de manquement à des ordonnances de probation. Quatre mois plus tard, il a également plaidé coupable à sept chefs d’accusation d’introduction par effraction, à un chef de tentative d’introduction par effraction, à un chef de recel, à un chef de voies de fait armées et à un chef de possession d’une arme prohibée. Monsieur Boudreault a fait valoir que la suramende compensatoire obligatoire constitue une violation de l’art. 12 , que ce soit à l’égard de sa propre situation ou à l’égard de la situation hypothétique raisonnable d’un autre contrevenant. S’estimant autorisé à exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard des infractions commises avant les modifications de 2013, le juge de la peine a fait passer de 4 000 $ à 1 400 $ le montant total de la suramende. Puis, estimant que la suramende compensatoire de 1 400 $ ne constituait pas une peine cruelle et inusitée, il a rejeté les arguments de M. Boudreault et lui a infligé la suramende.

(2) Cour d’appel du Québec, 2016 QCCA 1907, 343 C.C.C. (3d) 131

[17] Les juges Mainville et Schrager ont rejeté l’appel, quoique pour des motifs distincts. Ainsi, le juge Mainville s’est dit d’avis que les diverses dispositions permettant qu’un délai de paiement supplémentaire soit accordé aux contrevenants impécunieux, ainsi que celles qui limitent les options de recouvrement s’offrant à l’État, font en sorte que la suramende compensatoire est compatible avec l’art. 12 : par. 135. Souscrivant à ces motifs, le juge Schrager a estimé que la jurisprudence de notre Cour portait à conclure que le critère exigeant pour qu’une violation de l’art. 12 soit établie ne peut s’appliquer à une peine substitutive à l’incarcération.

[18] La juge en chef Duval Hesler aurait, pour sa part, accueilli l’appel et invalidé l’art. 737 , au motif que celui‑ci est incompatible avec l’art. 12 de la Charte : par. 29‑30. Suivant son raisonnement, dans la mesure où la suramende, désormais obligatoire, s’applique à toutes les infractions du Code criminel , il est nécessaire de procéder à un examen minutieux de situations hypothétiques raisonnables pour pouvoir évaluer les effets de la loi : par. 5‑6. Selon la juge en chef, la situation hypothétique la plus convaincante était celle propre à l’appelant. Si toutes les infractions de l’appelant avaient été commises après les modifications apportées à l’art. 737 en 2013, l’appelant aurait eu à payer une suramende de 4 000 $. Par ailleurs, si la Couronne avait choisi de procéder par voie de mise en accusation pour toutes les infractions commises par l’appelant, le montant de la suramende aurait grimpé à 4 600 $. Or à ses yeux, le fait d’infliger une peine additionnelle de 4 600 $ à une personne dont le revenu total annuel est de 4 800 $ n’est pas compatible avec la dignité humaine : par. 109. La juge en chef a tiré la conclusion suivante :

. . . une telle suramende serait nettement et exagérément disproportionnée. Dans la meilleure des hypothèses, elle se traduirait par des paiements mensuels étalés sur 6 ans, ou encore 5 semaines et demie de travail à temps plein, ou encore 50 jours d’emprisonnement en sus des 36 mois d’emprisonnement déjà imposés. [souligné dans l’original; par. 124.]

[19] La juge en chef a déclaré ne pas se ranger à l’avis du juge Mainville selon lequel la disposition en cause est sauvegardée par le fait que les contrevenants véritablement impécunieux peuvent échapper à une peine d’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Elle a soutenu qu’au contraire, un tel régime pouvait, dans les faits, avoir comme conséquence de prolonger indéfiniment la peine d’une personne ainsi démunie, parce que celle‑ci serait, à répétition, détenue et amenée devant un juge afin de justifier son incapacité de payer. De telles audiences d’incarcération systématiques prendraient vite un caractère exagérément disproportionné : motifs de la C.A. du Québec, par. 105‑106.

[20] Ayant déterminé que, en l’absence de la discrétion judiciaire autrefois conférée par le par. 737(5) désormais abrogé, l’art. 737 porte atteinte aux droits de l’appelant protégés par l’art. 12 , la juge en chef s’est penchée sur l’application de l’article premier de la Charte . Elle a conclu que celui‑ci ne permet pas de sauvegarder la suramende, car si celle‑ci n’est jamais payée, il n’y a aucun lien rationnel entre le prononcé de la suramende et les objectifs qu’elle vise, soit accroître la responsabilisation des contrevenants et financer les services de soutien aux victimes : par. 130. De plus, la juge en chef a conclu que la peine qui contrevient à l’art. 12 de la Charte en raison de son caractère exagérément disproportionné ne peut satisfaire au critère de l’atteinte minimale et de la proportionnalité en application de l’article premier : par. 131.

B. Ontario

(1) Instances devant la Cour de justice et la Cour supérieure de justice de l’Ontario

a) Edward Tinker, Kelly Judge, Michael Bondoc et Wesley James Mead, 2014 ONCJ 208, 120 O.R. (3d) 784; 2015 ONSC 2284, 20 C.R. (7th) 174

[21] Au moment du prononcé de la peine, Edward Tinker avait 55 ans. Son revenu mensuel total, qui s’élevait à 1 200 $, provenait de prestations du Régime de pensions du Canada et d’indemnités pour accident du travail. Il n’avait pas d’économies. Après paiement de son loyer et de ses médicaments, il restait à M. Tinker 170 $ par mois pour régler les coûts de sa nourriture, de ses vêtements et des services publics et pour assumer ses dépenses accessoires. Il a plaidé coupable à un chef d’accusation d’avoir proféré des menaces et à un chef d’accusation de manquement à des conditions de probation. Monsieur Tinker a été condamné à une peine d’emprisonnement de 26 jours à purger de façon discontinue, suivie d’une période de probation de deux ans. Il était donc passible d’une suramende compensatoire de 200 $.

[22] Kelly Judge était âgée de 51 ans au moment du prononcé de la peine. Aveugle au sens de la loi, elle était également une ancienne alcoolique et souffrait de dépression et de trouble bipolaire. Son revenu mensuel, qui consistait en des prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada, était de 831 $. Déduction faite de son loyer mensuel de 800 $, il ne lui restait que 31 $ par mois pour ses autres dépenses. Madame Judge a plaidé coupable à des accusations de voies de fait et à un chef d’accusation d’avoir proféré des menaces. Elle a été condamnée à une période d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à 18 mois de probation, ce à quoi s’ajoutait une suramende de 200 $.

[23] Au moment du prononcé de la peine, Michael Bondoc était âgé de 24 ans et sans emploi. Il a plaidé coupable à deux chefs d’accusation de manquement à des conditions de probation, pour lesquels il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 33 jours, à laquelle s’ajoutent les 27 jours déjà passés en détention. Il était passible d’une suramende de 200 $.

[24] Wesley James Mead avait 46 ans au moment du prononcé de la peine. Il avait des problèmes de santé mentale et subvenait aux besoins de son épouse et de son enfant grâce à des prestations du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées. Monsieur Mead a plaidé coupable à un chef d’accusation de port d’arme dans un dessein dangereux pour la paix publique, à un chef de voies de fait et à un chef de voies de fait dans l’intention de résister à une arrestation. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis, de même qu’à 18 mois de probation, auxquels s’ajoutait une suramende de 300 $.

[25] Les quatre appelants qui précèdent ont tous contesté la validité de l’art. 737 du Code criminel en se fondant sur les art. 7 , 12 et 15 de la Charte . Seules les contestations fondées sur les art. 7 et 12 de la Charte ont été débattues devant la Cour. Le juge Beninger, de la Cour de justice de l’Ontario, a conclu que la suramende compensatoire obligatoire viole l’art. 7 en portant atteinte, de façon arbitraire et disproportionnée, au droit des contrevenants à la sécurité de leur personne. Il a conclu que cette atteinte ne peut être sauvegardée par application de l’article premier de la Charte . Cette décision a été infirmée lors de l’appel interjeté devant la Cour supérieure de justice; le juge Glass a établi que la suramende ne viole ni l’art. 7 ni l’art. 12 de la Charte .

b) Garrett Eckstein, 2015 ONCJ 222, [2015] O.J. no 1869 (QL)

[26] Garrett Eckstein avait 19 ans et était sans emploi au moment du prononcé de la peine. Il a plaidé coupable à des infractions de vol qualifié, de complot en vue de commettre un vol qualifié et de manquement aux conditions de probation. La Couronne a procédé par voie de mise en accusation relativement à toutes ces infractions. En conséquence, en plus d’une peine de huit mois d’incarcération assortie de 18 mois de probation, le juge de la peine était tenu d’infliger à M. Eckstein une suramende obligatoire de 600 $.

[27] Monsieur Eckstein a soutenu que, si ce n’est pour ce qui le concerne, la suramende compensatoire viole le droit que garantit l’art. 12 aux contrevenants dans une situation hypothétique raisonnable comme celui en cause dans R. c. Michael, 2014 ONCJ 360, 121 O.R. (3d) 244. La décision Michael — où la suramende compensatoire avait été déclarée inapplicable au motif qu’elle constituait une peine cruelle et inusitée — avait été rendue quelques mois plus tôt par le juge chargé de déterminer la peine de M. Eckstein, le juge Paciocco. Or, entre la décision Michael et le prononcé de la peine de M. Eckstein, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rendu sa décision dans R. c. Tinker, où elle concluait à l’absence de violation de l’art. 7 . Le juge Paciocco a indiqué clairement que si la décision Tinker n’avait été qu’un précédent ayant une certaine force persuasive, il ne s’y serait pas conformé. Cependant, puisqu’il était lié par cette décision, il a rejeté la contestation constitutionnelle et infligé la suramende compensatoire.

c) Daniel Larocque, 2014 ONCJ 428; 2015 ONSC 5407

[28] Daniel Larocque était âgé de 22 ans au moment du prononcé de la peine. Il vivait dans une extrême pauvreté et souffrait de dépendances et de graves problèmes de santé mentale. Enfant, il avait été placé sous les soins d’une société d’aide à l’enfance, et il consommait de l’alcool et des drogues de façon abusive depuis son adolescence. Il n’avait jamais occupé un emploi à temps plein. Une fois sa nourriture et son logement payés à l’aide des prestations d’invalidité qu’il touchait, il lui restait 136 $ par mois pour toutes ses autres dépenses.

[29] M. Larocque a plaidé coupable à sept chefs d’accusation, soit deux chefs de méfait, trois chefs de voies de fait, un chef d’avoir proféré des menaces et un chef de possession de stupéfiants. Il était donc passible d’une suramende compensatoire de 700 $, qui constitue, selon ses allégations, une violation de l’art. 12 de la Charte . Le juge Legault a statué que la violation de l’art. 12 de la Charte avait été établie, et qu’elle ne pouvait se justifier au regard de l’article premier.

[30] Saisie de l’appel interjeté devant la Cour supérieure de l’Ontario, la juge Lacelle a accueilli ce dernier, estimant que le juge de la peine avait eu tort de conclure à l’existence d’une violation de l’art. 12 . De l’avis de la juge Lacelle, le juge de la peine avait également commis une erreur de droit en se livrant à des conjectures sur la situation future de M. Larocque, contrairement aux conclusions de notre Cour dans l’arrêt R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530.

(2) Cour d’appel de l’Ontario, 2017 ONCA 552, 136 O.R. (3d) 718

[31] Il s’agit de la décision relative aux trois appels provenant de l’Ontario. La Cour d’appel a conclu que le régime de la suramende compensatoire est constitutionnel, et qu’il ne viole ni l’art. 7 ni l’art. 12 de la Charte .

[32] La juge Pardu a d’abord exposé les garanties législatives qui, à son avis, limitent les conséquences de la suramende : (1) le contrevenant peut demander des prorogations du délai de paiement; (2) pourvu qu’une telle prorogation lui ait été accordée, le contrevenant ne sera pas en situation de défaut; et (3) selon l’art. 734.7 du Code criminel , même en cas de défaut, le contrevenant qui n’a pas les moyens de payer ne peut être condamné à l’emprisonnement à l’issue d’une audience relative à l’incarcération.

[33] La Cour d’appel s’est ensuite penchée sur l’art. 7 . Elle a conclu que, bien que le droit à la liberté des contrevenants soit effectivement en jeu parce que ceux‑ci pourraient être contraints de comparaître à une audience relative à l’incarcération, pareille privation de liberté est conforme aux principes de justice fondamentale. La juge Pardu a en effet conclu que la disposition visée n’a pas une portée excessive parce qu’il existe un lien rationnel entre le fait de contraindre un contrevenant, même impécunieux, à comparaître à une audience relative à l’incarcération et l’objectif de tenir les contrevenants responsables envers les victimes d’actes criminels. Elle a ajouté que cette disposition n’est pas exagérément disproportionnée, puisque les objectifs louables du régime de la suramende l’emportent sur les effets relativement minimes de celui‑ci sur le droit à la liberté.

[34] La juge Pardu a ensuite rejeté la contestation fondée sur l’art. 12 . Elle a reconnu que l’infliction d’une amende aux contrevenants serait disproportionnée. Néanmoins, s’appuyant sur l’arrêt R. c. Pham (2002), 167 C.C.C. (3d) 570 (C.A. Ont.), elle a conclu que les effets négatifs se trouvent atténués par les garanties législatives mentionnées précédemment. Si la disposition en cause est disproportionnée, elle ne l’est pas de façon exagérée.

IV. Questions en litige

[35] Les présents pourvois soulèvent les questions suivantes :

1. La suramende compensatoire obligatoire prévue à l’art. 737 du Code criminel viole‑t‑elle l’art. 12 de la Charte ?

2. La suramende compensatoire obligatoire prévue à l’art. 737 du Code criminel viole‑t‑elle l’art. 7 de la Charte ?

3. S’il y a violation de l’art. 12 ou de l’art. 7 , la disposition prévoyant la suramende peut‑elle être sauvegardée par application de l’article premier de la Charte ?

4. Si la disposition prévoyant la suramende ne peut être sauvegardée, quelle réparation convient‑il d’accorder?

V. Analyse

[36] Pour les motifs qui suivent, la suramende compensatoire obligatoire constitue une peine, ce qui fait intervenir l’art. 12 de la Charte . Je conclus que l’infliction de la suramende aux personnes les plus démunies d’entre nous et l’exécution de celle‑ci donnent lieu à une peine cruelle et inusitée. En conséquence, l’art. 737 du Code criminel viole l’art. 12 et ne peut être sauvegardé par l’application de l’article premier. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner s’il y a eu violation de l’art. 7 .

A. Article 12

(1) L’article 12 s’applique — la suramende compensatoire constitue une peine

[37] Les intimés ne contestent pas qu’en l’espèce, l’art. 12 s’applique. Ils reconnaissent que, si la suramende compensatoire n’est pas une peine, elle constitue à tout le moins une forme de « traitement ». Toutefois, il me paraît important de préciser que la suramende compensatoire est une peine.

[38] La question de ce qui constitue une peine a été abordée en détail dans la jurisprudence de la Cour portant sur les al. 11h) et 11i) de la Charte : voir p. ex. R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906. Les appelants et certains intervenants soutiennent fermement que le critère défini dans cette jurisprudence devrait également s’appliquer dans le contexte de l’art. 12 . Je conviens que la peine devrait recevoir la même acception aux art. 11 et 12 de la Charte .

[39] Suivant sa dernière formulation, le critère permettant d’assimiler une mesure à une peine exige du demandeur qu’il démontre que la mesure de l’État : « (1) [. . .] est une conséquence d’une déclaration de culpabilité qui fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et (2) soit elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine, (3) soit elle a une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité » : K.R.J., au par. 41.

[40] Ce critère est manifestement respecté en l’espèce. La suramende découle directement et automatiquement de la déclaration de culpabilité. Une conséquence que le législateur lui‑même qualifie de peine fera partie des sanctions dont est passible un accusé. Dans le cas qui nous occupe, le par. 737(1) lui‑même précise que la suramende compensatoire doit s’appliquer au contrevenant « en plus de toute autre peine qui lui est infligée ». Lus selon leur sens ordinaire, les termes « en plus de », « autre » et « peine » dénotent que le législateur avait l’intention de créer une peine supplémentaire qui s’ajouterait à toute autre peine.

[41] Non seulement le par. 737(9) assimile de façon générale les termes « amende » et « suramende », mais la suramende compensatoire fonctionne, pour l’essentiel, comme une amende — une forme paradigmatique de sanction punitive : Wigglesworth, p. 561. Étant donné qu’il est établi qu’une amende constitue une peine, il est difficile de saisir comment l’ajout obligatoire d’un montant représentant 30 % de toute amende pourrait en être autrement. Selon la définition prévue à l’art. 716 du Code criminel , l’amende s’entend d’une « [p]eine pécuniaire ou autre somme d’argent, à l’exclusion du dédommagement ». La suramende compensatoire est sans nul doute une sanction pécuniaire qui ne constitue pas un dédommagement, même si les victimes peuvent bénéficier indirectement des programmes financés au moyen de la suramende. La suramende n’exige pas du contrevenant qu’il verse à une victime en particulier un montant proportionnel au préjudice causé : chaque contrevenant doit plutôt payer à l’État un montant fixe. Elle a également pour objet de sanctionner les contrevenants en les privant de sommes d’argent.

[42] En ce qui a trait aux deux autres volets du critère, de l’aveu même des intimés, la suramende compensatoire vise à faciliter la réalisation de l’objectif du prononcé des peines et l’application des principes de celui‑ci. La procureure générale de l’Ontario, quant à elle, fait valoir que l’un des objectifs de la suramende compensatoire est d’[traduction] « accroître la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes et de susciter chez eux une prise de conscience de leurs responsabilités » : m. i., procureure générale de l’Ontario, par. 41. Sans égard à la question de savoir si la suramende peut véritablement permettre la réalisation de cet objectif à l’égard des contrevenants impécunieux, celui‑ci cadre parfaitement avec l’objectif du prononcé des peines, énoncé en ces termes à l’al. 718f) du Code criminel : « susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes ou à la collectivité ».

[43] Les éléments qui précèdent sont suffisants pour satisfaire au critère établi par la Cour permettant d’assimiler une mesure à une peine. Cela étant dit, comme je l’exposerai plus en détail ci‑dessous, la suramende compensatoire a également une incidence importante sur la liberté, la sécurité, l’égalité et la dignité des personnes assujetties à son application.

[44] En résumé, l’application du critère défini dans K.R.J. au libellé, aux objectifs et aux effets du régime de la suramende compensatoire mène inexorablement à la conclusion que celle‑ci constitue une peine.

(2) Il y a violation de l’article 12 — La suramende compensatoire est une peine cruelle et inusitée

[45] Puisque la suramende compensatoire est une forme de peine, la prochaine étape consiste à établir s’il s’agit d’une peine cruelle et inusitée. Ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, la « barre [est] haute » lorsqu’il s’agit de démontrer l’existence d’une violation de l’art. 12 de la Charte : R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 24. La peine contestée ne peut être simplement disproportionnée ou excessive : « elle doit être “excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaineˮ, en plus d’être “odieuse ou intolérableˮ pour la société » : Lloyd, par. 24, citant R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 26; voir aussi R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 14. Il ne sera décidé que « très rarement » qu’une peine contrevient à l’art. 12 , puisque le critère permettant d’en juger « est à bon droit strict et exigeant » : Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417.

[46] Pour le cas où une peine minimale obligatoire est contestée, la Cour a mis au point une méthode d’analyse en deux étapes permettant d’établir si la peine est exagérément disproportionnée. Premièrement, le tribunal doit déterminer ce qui constituerait une peine proportionnée à l’infraction en fonction des principes de détermination de la peine prévus dans le Code criminel . Deuxièmement, il doit chercher à savoir si la peine obligatoire est exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste pour le demandeur ou pour un autre contrevenant placé dans une situation hypothétique raisonnable : R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 46 et 77.

[47] Les présents pourvois ne portent pas sur une peine minimale obligatoire type infligée pour une infraction donnée; il est plutôt question d’une peine universelle qui est infligée, sans exception, pour toutes les infractions — et pour chacune des infractions — qui s’ajoute à l’autre peine infligée lors du prononcé de la peine. Malgré ces différences, l’arrêt Nur commande que nous répondions, en définitive, à la question suivante : en raison de l’ensemble de ses effets, la suramende compensatoire rend‑elle exagérément disproportionnée la peine infligée aux appelants ou à un contrevenant dans une situation hypothétique raisonnable?

[48] Lorsqu’elle a répondu à cette question dans des arrêts antérieurs, la Cour s’est notamment demandé si la peine est nécessaire pour atteindre un objectif pénal régulier; quels sont les effets de la peine sur le contrevenant en cause ou sur un contrevenant hypothétique; si la peine repose sur des principes reconnus en matière de détermination de la peine; et s’il existe des solutions de rechange valables à la peine : R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, p. 500; motifs de la C.A. Ont., par. 130. Ces considérations possibles nous aident à nous prononcer sur l’ultime question à trancher, mais elles ne font pas partie d’un critère rigide. Aucune d’elles ne sera, à elle seule, déterminante quant à l’issue : R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3, par. 75. Même si elles n’ont pas été explicitement présentées en tant que telles, les trois premières considérations susmentionnées sous‑tendaient l’analyse de la Cour dans les arrêts Nur (par. 83) et Lloyd (par. 26‑33). J’estime que certaines d’entre elles sont utiles pour les fins de notre analyse en l’espèce. Dans l’arrêt Smith, la Cour a mentionné un autre élément pouvant éventuellement être pris en compte, soit l’existence de solutions de rechange valables à la peine. Cet élément fournit moins de précision aux tribunaux à l’étape de la détermination de l’existence d’une violation, et il a souvent été traité par la Cour dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier, sous le volet de l’atteinte minimale du test de l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Je propose plus loin de suivre cette tendance.

a) Le choix d’un contrevenant représentatif

[49] Il découle de l’arrêt Nur de la Cour que le tribunal, lors de l’analyse du caractère exagérément disproportionné d’une peine, devrait d’abord examiner le cas des personnes accusées. Si la peine infligée n’est pas exagérément disproportionnée en ce qui les concerne, le tribunal devra alors se demander si les effets de cette même peine seraient exagérément disproportionnés dans le cas hypothétique raisonnable d’un autre contrevenant : par. 77.

[50] Parmi les quatre pourvois, les appelants dans les affaires Boudreault et Larocque ont soutenu que, dans leur situation particulière, la suramende compensatoire a des effets exagérément disproportionnés. Comme je l’ai précisé précédemment, M. Boudreault vit dans la pauvreté. Au moment du prononcé de la peine, il était sans domicile fixe et sans emploi et souffrait d’une dépendance à la marijuana. Il n’a jamais disposé d’un revenu stable et, compte tenu du fait qu’il n’a pas terminé son secondaire, son potentiel salarial est vraisemblablement très faible. Il était passible d’une suramende de 1 400 $.

[51] La vie de M. Larocque a été emplie de difficultés considérables. Il a grandi sous la protection de la société d’aide à l’enfance et, aujourd’hui, il souffre de graves problèmes de toxicomanie et de santé mentale. Il a également été profondément impécunieux. Il ne peut compter que sur des prestations d’invalidité, dont il ne lui reste que 136 $ par mois une fois qu’il a payé sa nourriture et son logement. Il était quant à lui passible d’une suramende de 700 $.

[52] Dans l’affaire Eckstein, en revanche, l’appelant n’a pas fait valoir que la suramende compensatoire serait exagérément disproportionnée dans son cas. Il a plutôt invoqué la situation hypothétique raisonnable d’un autre contrevenant, qui se fondait sur celle de l’accusé dans l’affaire R. c. Michael. Dans sa décision, le juge Paciocco a constaté que M. Michael était un Inuit originaire d’Iqaluit qui vivait à Ottawa. Sans domicile fixe, il touchait une allocation pour personnes itinérantes de 250 $ par mois. Il utilisait souvent cet argent pour s’acheter de l’alcool, substance dont il était dépendant. Il a été reconnu coupable de multiples voies de fait simples, de méfaits pour avoir endommagé des biens et de manquement aux conditions de probation. Il était passible d’une suramende compensatoire de 900 $ : Michael, par. 36‑46.

[53] Les appelants Tinker ont présenté des arguments portant uniquement sur l’art. 7 , et se sont appuyés sur les arguments des autres appelants concernant l’art. 12 . Je tiens à souligner, toutefois, que les appelants Tinker vivaient eux aussi dans une grande pauvreté et qu’ils étaient aux prises avec divers problèmes de toxicomanie, de maladie mentale et d’incapacité.

[54] Lorsqu’on les examine ensemble, les situations respectives des appelants en cause, MM. Boudreault et Larocque, et la situation hypothétique raisonnable d’un autre contrevenant, M. Michael, révèlent des ressemblances frappantes. Tous vivent dans une grande pauvreté. Tous sont dans une situation précaire en matière de logement. Tous sont aux prises avec des problèmes de dépendance. De surcroît, MM. Larocque et Michael ont tous les deux grandi sous la protection de sociétés d’aide à l’enfance, en plus d’avoir des incapacités physiques. M. Michael est Autochtone.

[55] Il ne fait aucun doute que des contrevenants présentant quelques‑unes ou la totalité de ces caractéristiques comparaissent avec une régularité effarante devant nos tribunaux provinciaux. Ainsi, il n’est pas tout à fait approprié, en l’espèce, de parler de « situations hypothétiques ». La « situation hypothétique raisonnable » que l’on fait valoir devant la Cour n’a pas été créée de toutes pièces : il s’agit de la situation d’une vraie personne, M. Michael. Dans d’autres cas, les situations hypothétiques proposées ne sont pas des exemples de personnes réelles, mais sont le fruit d’applications raisonnablement prévisibles de la disposition. Il s’agit alors de concevoir quelles personnes seraient susceptibles de subir les conséquences d’une disposition attaquée, et en quoi consisteraient ces conséquences. En l’espèce, la situation de M. Michael est « hypothétique » uniquement dans la mesure où celui‑ci ne se trouve pas devant la Cour en tant qu’appelant. Cependant, ses circonstances personnelles sont représentatives de celles de nombreux autres contrevenants passibles d’une suramende obligatoire, ou, pour reprendre les propos du juge Paciocco : [traduction] « Monsieur Michael est l’illustration même de la tragédie des contrevenants autochtones qui se déroule quotidiennement devant nos cours de juridiction pénale » : Michael, par. 46. Le fait que M. Michael ait bel et bien comparu devant un tribunal démontre le caractère raisonnable d’un recours à ses caractéristiques et circonstances personnelles pour évaluer la constitutionnalité de la suramende obligatoire. À mon sens, lorsque l’on constate de telles ressemblances frappantes, il n’est pas nécessaire d’analyser d’abord la situation des appelants en cause pour ensuite examiner une situation hypothétique raisonnable proposée; ces situations peuvent être analysées ensemble, de la manière suivante.

b) La peine juste pour les contrevenants représentatifs ne comprendrait pas la suramende

[56] À ce stade‑ci de l’analyse, il faut déterminer ce qui, en fonction des principes généraux de détermination de la peine mais à l’exclusion de la disposition contestée, constituerait une peine juste pour les contrevenants représentatifs : Nur, par. 46 et 77. Autrement dit, il faut se demander quelle peine prononceraient les juges chargés de la détermination de celle‑ci s’ils disposaient toujours du pouvoir discrétionnaire de prendre en considération les circonstances personnelles des contrevenants ainsi que la nature de leurs infractions : Smith, à la p. 1073. Dans l’arrêt Nur, cette partie de l’analyse supposait de déterminer la peine juste qui aurait été infligée en lieu et place de la peine minimale obligatoire prévue. Par analogie, la question à trancher, en l’espèce, est celle de savoir si un juge investi d’un pouvoir discrétionnaire en ce sens infligerait la suramende.

[57] À l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario, je conclus que les juges appelés à déterminer les peines respectives de MM. Larocque, Boudreault et Michael n’auraient pas infligé la suramende s’ils n’y avaient pas été tenus par l’art. 737 du Code criminel : par. 132. Des peines justes et proportionnées ne comprendraient pas une suramende qui, selon la conclusion tirée à juste titre par les juges de la peine, causerait un fardeau injustifié à des contrevenants aussi démunis que ceux‑ci.

[58] Il en est ainsi parce que la détermination de la peine est d’abord et avant tout un processus individualisé, qui met en balance les divers objectifs de la détermination de la peine, tout en tenant compte des circonstances particulières du contrevenant ainsi que de la nature et du nombre des actes criminels qu’il a commis. Lors de la détermination de la peine, la question fondamentale concernant la suramende est celle de savoir si les personnes précises se trouvant devant les tribunaux sont en mesure de la payer, et dans le cas qui nous occupe, elles ne le sont pas. Dans un contexte constitutionnel, le tribunal est aussi appelé à prendre en considération les droits de personnes précises pouvant être touchées par cette sanction d’une façon exagérément disproportionnée, en partant de l’idée que les gens ont diverses situations de vie, certains étant impécunieux, démunis, malades, atteints d’une incapacité ou d’une dépendance ou autrement désavantagés. Dans cette optique, il importe peu que d’autres personnes ayant une situation différente soient capables de payer, que d’autres amendes prévues par la loi soient plus lourdes ou que le montant de la suramende dépende du nombre d’infractions commises.

[59] Il reste donc à décider si la peine additionnelle obligatoire qu’est la suramende compensatoire conduit à une peine exagérément disproportionnée pour les contrevenants en l’espèce.

c) Pour certains appelants et pour le contrevenant dans une situation hypothétique raisonnable, la suramende compensatoire est exagérément disproportionnée

[60] Je reconnais que la suramende compensatoire n’est pas exagérément disproportionnée dans tous les cas. Pour de nombreux Canadiens, l’ajout de la suramende ne rendrait pas leur peine exagérément disproportionnée. Pour les personnes ayant une capacité financière adéquate, une sanction pécuniaire additionnelle de quelques centaines de dollars par infraction pourrait difficilement être qualifiée d’exagérément disproportionnée.

[61] Toutefois, pour des contrevenants tels que MM. Boudreault, Larocque et Michael, il en va tout autrement; dans leur cas, l’infliction, le fonctionnement et les effets de la suramende obligatoire, lorsque combinés, créent une peine exagérément disproportionnée. En ce qui concerne ces contrevenants, je conclus que, bien qu’il vise la réalisation d’un objectif pénal régulier, le régime de la suramende compensatoire obligatoire entraîne des conséquences inacceptables et ignore complètement le principe de la proportionnalité de la peine.

(i) Objectif pénal régulier

[62] Pour justifier la suramende, les intimés font valoir deux de ses objectifs, à savoir : (1) recueillir des fonds pour les services de soutien aux victimes, et (2) accroître la responsabilisation des contrevenants, tant envers les victimes d’actes criminels qu’envers la collectivité en général. J’admets qu’il s’agit d’objectifs pénaux réguliers. Le fait que l’État fournisse des services de soutien aux victimes d’actes criminels est un objectif louable, et faire en sorte que les contrevenants contribuent financièrement à son atteinte est un choix qui se défend. De fait, susciter chez les contrevenants un sentiment de responsabilité et les inciter à reconnaître le tort causé aux victimes ou à la collectivité sont des objectifs du prononcé des peines qui comptent parmi ceux énoncés à l’art. 718 du Code criminel .

[63] Toutefois, dans le cas de contrevenants tels que MM. Boudreault, Larocque et Michael, ces objectifs sont peu susceptibles d’être atteints. En ce qui concerne le premier objectif, il n’est pas possible d’obtenir de l’argent de la part de personnes qui en sont dépourvues : motifs de la C.A. Qc, par. 130 (la juge en chef Duval Hesler). Qui plus est, comme je l’expliquerai plus loin dans la description des effets de la suramende, l’exécution de celle‑ci à l’encontre de contrevenants impécunieux ou démunis impose un lourd fardeau non seulement à ces personnes, mais aussi à nos tribunaux et nos établissements pénitentiaires. En effet, les mesures d’exécution de la suramende risquent de coûter bien plus d’argent au gouvernement qu’il ne pourra jamais en récupérer auprès de ce type de contrevenants, et d’ajouter aux pressions qui s’exercent sur le système de justice criminelle déjà surchargé : R. c. Cloud, 2014 QCCQ 464, 8 C.R. (7th) 364, par. 17; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631.

[64] Pour ce qui est du deuxième objectif, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que la suramende « contribu[e] jusqu’à un certain point à favoriser l’atteinte de l’objectif pénal valable d’obliger les contrevenants à rendre des comptes » : par. 142. À mon avis, toutefois, la meilleure façon de parvenir à une telle responsabilisation est de faire en sorte que les contrevenants purgent des peines justes, proportionnées et d’une durée déterminée. Comme je l’exposerai en détail plus loin, la suramende compensatoire contraint les gens à vivre avec la possibilité que la sanction soit d’une durée indéterminée. Or l’infliction d’une peine qui voue le contrevenant à l’échec tout en l’empêchant de s’acquitter complètement de sa dette envers la société n’est guère une façon d’assurer sa responsabilisation.

(ii) Effets

[65] Le régime de la suramende entraîne, pour des contrevenants comme MM. Larocque, Boudreault et Michael, quatre préjudices interreliés, soit : (1) les conséquences financières disproportionnées subies par les personnes indigentes; (2) la menace de détention ou d’emprisonnement; (3) le risque d’être la cible de mesures de recouvrement prises par une province, et (4) l’application de sanctions pénales qui ont de facto une durée indéfinie.

(1) Conséquences financières disproportionnées

[66] Premièrement, les juges qui infligent la suramende compensatoire ne disposent d’aucun pouvoir discrétionnaire dans le cas où le contrevenant est incapable de payer, ce qui occasionne des effets extrêmement disproportionnés pour les plus pauvres d’entre nous. Prenons l’exemple de M. Michael. Son revenu mensuel était de 250 $ et, en plus de la peine à laquelle il a été condamné, il était passible d’une suramende de 900 $. Si une dette de 900 $ peut paraître relativement modeste aux yeux de certains, il s’agit d’une somme écrasante pour quelqu’un comme M. Michael : elle représente pour lui près de quatre mois de revenu. Des gens se trouvant dans une situation différente vivront de manière tout aussi différente les effets d’une suramende du même montant.

[67] Pour bien saisir les effets négatifs de la suramende, il est utile de se demander ce que représenterait l’équivalent d’une ponction de quatre mois de salaire pour d’autres personnes au Canada. Si on examine uniquement le revenu sans tenir compte de la situation financière globale, pour quelqu’un qui gagne le revenu médian au Canada selon les niveaux de 2015 (70 336 $), une amende équivalente, rajustée en fonction de ce revenu, atteindrait plus de 23 000 $ (Statistique Canada, Le revenu des ménages au Canada : faits saillants du Recensement de 2016, 13 septembre 2017, en ligne)). Pour les personnes qui gagnent un revenu supérieur au revenu médian au Canada, l’amende équivalente pourrait être beaucoup plus élevée. Or, malgré le montant exorbitant que cela représente, de telles personnes à revenus élevés seraient probablement encore en mesure de subvenir à leurs besoins essentiels. On ne peut cependant en dire autant des appelants représentatifs, pour lesquels les frais de subsistance de base se rapprochent du montant de leurs revenus, ou l’excèdent. Comme l’a fait observer la juge en chef de la Cour d’appel du Québec dans ses motifs, au par. 109, une amende qui prive à ce point une personne de ses moyens de subsistance « est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine ». De fait, la suramende ne peut être qualifiée que d’exagérément disproportionnée.

[68] Qui plus est, de telles peines sévères seront infligées à des contrevenants comme MM. Boudreault, Larocque et Michael, quel que soit le degré de leur culpabilité morale. Il n’est pas rare que des actes criminels soient commis non pas par de dangereux délinquants, mais par des individus désespérés, toxicomanes et marginalisés : voir p. ex. Michael, par. 46. La suramende doit être infligée même si le degré de culpabilité morale du contrevenant était si faible que le juge de la peine a décidé que celui‑ci devait faire l’objet d’une absolution inconditionnelle ou sous conditions : par. 737(1) du Code criminel . La suramende est également infligée dans les cas où des infractions contre l’administration de la justice sont commises — des actes criminels que certains peuvent considérer « sans victime » —, par exemple le manquement à des conditions de probation ou le fait d’être illégalement en liberté. Qu’une sanction financière aussi lourde puisse être infligée dans des cas semblables ne fait qu’aggraver la disproportion.

(2) Menace d’emprisonnement ou de détention

[69] Deuxièmement, la suramende représente davantage qu’une dette envers l’État. Pour ce qui est de l’argument selon lequel les contrevenants impécunieux ne peuvent être incarcérés pour cause de non‑paiement, je concède que l’al. 734.7(1)b) interdit qu’un mandat d’incarcération soit délivré lorsque le contrevenant a une excuse raisonnable. Conformément à l’arrêt Wu de la Cour, l’incapacité de payer est une excuse raisonnable. Cependant, les contrevenants qui sont pauvres, sans domicile fixe et qui souffrent de dépendances vivront avec la menace d’être incarcérés, et il est raisonnablement probable qu’ils passeront au moins un certain temps en détention en conséquence de la suramende. Lors du prononcé de leur peine, les contrevenants sont clairement avisés qu’ils risquent l’emprisonnement en cas de non‑paiement de la suramende. En Ontario, lorsque la suramende est infligée, les contrevenants reçoivent un formulaire créé par la province et intitulé : [traduction] « ordonnance de paiement d’une amende/suramende compensatoire ». Le formulaire précise le montant dû et les modalités de paiement. Sur près de la moitié du recto du formulaire, le contrevenant est menacé d’emprisonnement s’il omet de payer le montant, et un espace est prévu sur le formulaire pour que le tribunal calcule la période d’incarcération à purger pour défaut de paiement.

[70] Au‑delà de la menace d’emprisonnement, il est raisonnablement probable que ces contrevenants soient détenus pendant au moins une brève période s’ils font défaut de payer la suramende. En cas de défaut de paiement, le tribunal doit tenir une audience sur l’incarcération. Un policier peut arrêter un contrevenant et le détenir s’il estime que cela est nécessaire pour assurer sa présence à l’audience : art. 495 et par. 734.7(3) du Code criminel . Étant donné que le risque de non‑comparution peut être plus élevé chez ceux qui vivent dans la rue ou qui souffrent de graves problèmes de dépendance — dont bon nombre sont susceptibles d’avoir déjà été condamnés à plusieurs reprises pour non‑comparution devant le tribunal —, il existe une probabilité raisonnable que ces contrevenants soient détenus en attendant l’audience relative à leur incarcération. La détention est aussi plus probable lorsque les gens ont déjà été déclarés coupables de non‑comparution devant le tribunal. Les gens qui sont pauvres, qui n’ont pas de logement stable ou qui ont de la difficulté à se déplacer et qui souffrent de dépendances ou d’autres incapacités font face à de nombreux obstacles lorsqu’il est question de comparaître en cour, et ont souvent déjà fait l’objet de nombreuses condamnations de la sorte. Cependant, le fait de prouver, à l’audience relative à l’incarcération, que la personne a une excuse raisonnable n’est d’aucun effet pour ce qui est d’empêcher sa détention avant une telle audience.

[71] Lors de la tenue de telles audiences, il pourrait être difficile pour les juges de tracer la ligne de démarcation entre l’incapacité de payer et le refus de payer. Il suffit de jeter un coup d’œil aux décisions des tribunaux inférieurs en l’espèce pour comprendre que les juges aborderont cette question de différentes manières. Si certains juges ont insisté davantage sur l’ensemble des circonstances des appelants, l’un d’eux a déclaré qu’un contrevenant qui n’aura pas mis d’argent de côté [traduction] « sera l’artisan de son propre malheur lorsqu’arrivera la fin du délai consenti pour payer la suramende » : Tinker, C.S.J. Ont., par. 41. Puisque nul ne peut prédire si une personne en particulier arrivera à établir qu’elle a une excuse raisonnable, il n’est pas juste, à mon avis, de prétendre que les contrevenants démunis ne vivent pas au moins sous la menace d’un emprisonnement. S’il est vrai que le stress causé par le risque d’être incarcéré ne peut, à lui seul, créer une disproportion exagérée, je rejette la prétention des intimés voulant que le stress causé par la suramende soit le même que celui causé par toute autre dette. La plupart des dettes ne font même pas naître la possibilité d’un emprisonnement, alors que la dette dont il est question en l’espèce le fait de deux façons distinctes et cumulatives : la détention préalable à l’audience relative à l’incarcération et l’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Le stress susceptible de découler de cette situation contribue au caractère disproportionné de la suramende.

[72] En plus de signaler que le régime ne permet pas que des contrevenants véritablement impécunieux soient emprisonnés en cas de défaut de paiement, les intimés avancent deux contre‑arguments en ce qui a trait à l’éventualité d’un emprisonnement. D’une part, ils soutiennent que le contrevenant qui serait dans l’incapacité de payer pourra éviter l’incarcération en s’acquittant de sa dette au moyen de travaux effectués à titre de participant à un programme facultatif de paiement d’une amende. Cette soi‑disant solution pose un problème évident, à savoir que de tels programmes ne sont pas offerts dans toutes les provinces. L’Ontario, par exemple, n’en compte aucun, de sorte qu’aucun des appelants provenant de l’Ontario n’a pu se prévaloir d’une telle option. Plus important encore, même dans les provinces où un programme facultatif de paiement d’une amende est offert, il ne s’agit pas d’une option réaliste pour tous les contrevenants, que ce soit en raison de graves problèmes de santé mentale, d’une incapacité ou de l’âge.

[73] Les intimés soutiennent également que la menace d’incarcération est grandement atténuée par le fait que les contrevenants peuvent demander une prorogation du délai de paiement de la suramende compensatoire (art. 734.3), et que le régime de la suramende ne permet pas l’emprisonnement de contrevenants véritablement impécunieux, même s’ils sont en défaut de paiement. Toutefois, cette possibilité n’offre que peu d’aide, voire aucune, aux contrevenants impécunieux. Bien que la Couronne décrive la demande de prorogation du délai comme une mesure administrative de routine, la préparation et le dépôt d’une demande écrite auprès du tribunal constituent une tâche colossale pour plusieurs, particulièrement pour une personne qui vit dans la rue. De plus, il ne s’agit pas d’une tâche pour laquelle une personne peut obtenir des services juridiques financés par l’État. Même si le contrevenant parvient à obtenir une prolongation du délai, pour les raisons que j’exposerai plus en détail ci‑après, il est difficile de voir de quelle façon la prolongation pourrait faire quoi que ce soit d’autre que de prolonger la peine.

(3) Mesures de recouvrement prises par une province

[74] Troisièmement, les contrevenants peuvent être ciblés par des mesures de recouvrement avalisées par leur province de résidence. L’argent perçu est versé au lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où l’infraction a été commise, et il revient aux provinces d’assurer l’exécution des suramendes. Bien que le Code criminel n’aborde pas le recouvrement, celle‑ci est une conséquence directe et connue de la suramende dont il commande l’application. Concernant ce qui se passe réellement, les juges du procès se sont dits préoccupés par le fait que la responsabilité de percevoir les fonds est parfois déléguée à des agences de recouvrement du secteur privé. Rien n’indique que ces agences privées renoncent à leurs efforts de recouvrement à l’encontre de ceux qui n’ont pas les moyens de payer : voir p. ex. Michael, par. 72.

[75] Par ailleurs, bien que cela ne s’applique pas directement aux cas des appelants en l’espèce ou à celui de M. Michael, je tiens également à souligner que la Pivot Legal Society, ayant ici qualité d’intervenante, a indiqué qu’en Colombie‑Britannique, le gouvernement provincial peut retenir le salaire, et même les prestations d’aide sociale des contrevenants, afin de recouvrer le montant de la suramende compensatoire.

(4) Peines ayant de facto une durée indéfinie

[76] En dernier lieu, la suramende a pour effet ultime de créer une sanction pénale ayant de facto une durée indéfinie pour certains contrevenants. Dans de nombreuses décisions relatives à la peine où il était question de la suramende, les juges ont conclu que le contrevenant ne pourrait être en mesure de payer la suramende dans un avenir prévisible : Michael, par. 65; Cloud (C.Q.), par. 15; R. c. Barinecutt, 2015 BCPC 189, 337 C.R.R. (2d) 1, par. 34; R. c. Bateman, 2015 BCSC 2071, par. 40 (CanLII); R. c. Flaro, 2014 ONCJ 2, 7 C.R. (7th) 151, par. 47; R. c. Shaqu, [2014] O.J. no 2426 (C.J. Ont.) (QL), par. 83. Les intimés soutiennent que les juges de la peine ne peuvent pas tirer une telle conclusion. Cet argument trouve encore une fois son fondement dans l’arrêt Wu, dans lequel la Cour a déclaré qu’« [o]n aurait tort de supposer [. . .] que la situation du délinquant à la date de la détermination de la peine demeurera nécessairement inchangée dans le futur » : par. 31. Toutefois, l’arrêt Wu doit être interprété dans le contexte des faits qui lui sont propres. Plus important encore, cette affaire n’avait pas trait à une contestation fondée sur la Charte . Lorsqu’une violation de la Charte est alléguée, les juges des faits, en procédant à l’analyse relative à la constitutionnalité, doivent déterminer les effets prévisibles qu’aura la disposition sur les personnes visées. L’analyse relative à la constitutionnalité vise à établir la validité de la disposition contestée, tandis que l’examen portant sur la détermination de la peine vise à établir si le critère cardinal de la proportionnalité est respecté, conformément à l’intention du législateur. En conséquence, l’arrêt Wu n’étaye pas la thèse voulant que la possibilité d’obtenir des prorogations du délai de paiement mette automatiquement toute amende obligatoire à l’abri d’une contestation de sa constitutionnalité, ou celle selon laquelle la capacité du contrevenant de payer la suramende ne peut être prise en compte dans le cadre d’un examen visant à déterminer s’il y a eu atteinte aux droits du contrevenant. Étant donné qu’une telle dette subsiste jusqu’à ce qu’elle soit réglée, l’analyse du caractère constitutionnel de la suramende peut notamment porter sur la question de savoir si le paiement est possible, ou s’il peut vraisemblablement l’être à l’avenir.

[77] À mon sens, eu égard aux circonstances particulières de certains contrevenants, la conclusion selon laquelle ils seront incapables de payer la suramende pourrait bien être la seule conclusion raisonnable. Certains contrevenants sont aux prises avec de graves problèmes de dépendance et de santé mentale. Bien que l’on espère toujours que ces personnes suivront un traitement qui s’avérera efficace pour venir à bout de tels problèmes, l’expérience nous enseigne que, bien souvent, pareil traitement n’a pas lieu ou n’est pas immédiatement couronné de succès. D’autres contrevenants sont atteints d’une incapacité permanente, ou ont atteint un âge tel qu’il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que leur revenu augmente de façon significative. Pour l’ensemble de ces contrevenants, la suramende compensatoire a pour effet de les contraindre à vivre avec une sanction pénale dont ils ne pourront se libérer dans un avenir prévisible, voire jamais. Ils s’exposent en outre à devoir comparaître à répétition devant le tribunal pour justifier leur incapacité à payer la suramende, même si celle‑ci est attribuable à des troubles mentaux ou à une incapacité physique. Ce rituel, qui continuera de se produire indéfiniment, a moins pour effet de recouvrer une dette que d’humilier publiquement les intéressés.

[78] Dans la même veine, le contrevenant ne pourra présenter une demande de suspension de son casier judiciaire tant que : (1) la suramende n’aura pas été payée en entier ou que la peine d’emprisonnement pour défaut de paiement n’aura pas été purgée (voir la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C‑47, art. 4 ) et (2) que les frais nécessaires à la suspension du casier n’auront pas été payés. Le fait d’exiger que les deux paiements soient faits avant que la suspension du casier soit même possible ajoute à la disproportion exagérée imposée aux contrevenants impécunieux. La possibilité de demander un pardon conditionnel (art. 748 ) ou une ordonnance portant remise (art. 748.1 ), qui comportent tous les deux des conditions strictes et qui sont discrétionnaires, ne modifie pas non plus les conséquences concrètes de la suramende sur la vie de ces personnes.

[79] L’incapacité des contrevenants de s’acquitter entièrement de leur dette envers la société, d’obtenir la réinsertion sociale et de demander pardon va à l’encontre des fondements mêmes de notre système de justice pénale. Dans une société libre et démocratique, la détermination de la peine repose sur l’idée que les contrevenants recevront une peine proportionnée, qui tient compte de leurs circonstances particulières et de la gravité du crime commis. Les sanctions pénales sont censées avoir une fin : R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, par. 53 et 55. Les peines d’une durée indéterminée sont réservées aux délinquants les plus dangereux, et leur application en supplément à une peine par ailleurs de courte durée bafoue ces principes fondamentaux et est exagérément disproportionné.

(iii) Les principes reconnus en matière de détermination de la peine

[80] Je reconnais l’existence d’un lien entre les objectifs du régime de la suramende compensatoire et l’objectif qui consiste à susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, énoncé à l’al. 718f) du Code criminel . Bien que cet objectif puisse être pertinent, il « ne saurait empêcher la disproportion totale » : Nur, par. 45.

[81] Le problème que pose le régime de la suramende compensatoire est qu’il élève ce seul objectif au‑dessus de tous les autres principes de détermination de la peine. Qui plus est, il ne tient manifestement pas compte du « principe fondamental » de proportionnalité de la peine énoncé à l’art. 718.1 du Code criminel . De même, le régime de la suramende ne permet pas aux juges chargés de déterminer la peine de prendre en considération les circonstances atténuantes ou de prendre connaissance des peines appropriées infligées à d’autres contrevenants dans des circonstances semblables : voir Michael, par. 91.

[82] De surcroît, le régime de la suramende compensatoire fait complètement abstraction de l’objectif de réinsertion sociale : al. 718d) du Code criminel . Les initiatives favorisant la réinsertion sociale doivent être conçues en tenant compte du cas particulier de chaque contrevenant; ainsi, un traitement adapté ou une peine visant la réintégration du contrevenant à la société ainsi que sa réussite future représente le meilleur moyen d’atteindre cet objectif. À mon avis, une sanction pénale insurmontable ne favorise guère la réalisation de celui‑ci.

[83] Enfin, la suramende mine également l’intention du législateur de remédier au grave problème de la surreprésentation des Autochtones au sein de la population carcérale : al. 718.2e) du Code criminel . La Cour a déjà reconnu la nécessité d’adapter la détermination de la peine en matière criminelle compte tenu de « l’histoire tragique du traitement des autochtones au sein du système canadien de justice pénale » : R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, par. 34. Dans ce contexte, toute sanction pénale infligée de façon disproportionnée aux personnes marginalisées et vulnérables risque d’être infligée de manière disproportionnée aux Autochtones : R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 61‑62 et 77. Tout comme les Autochtones demeurent surreprésentés dans les prisons du Canada, nous pouvons nous attendre à ce qu’ils soient également surreprésentés aux audiences relatives à l’incarcération tenues en raison d’un manquement à une ordonnance de paiement de la suramende.

[84] Les intimés opposent quatre arguments à ces inquiétudes liées au fait que l’on déroge de façon marquée aux principes habituels de détermination de la peine. Aucun d’entre eux ne m’a convaincue.

[85] Premièrement, les intimés font valoir qu’étant donné que le montant de la suramende compensatoire augmente en fonction du nombre d’infractions distinctes commises par le contrevenant, elle est conforme à l’art. 718.1 . Toutefois, parmi les principes fondamentaux de détermination de la peine figure la règle cardinale de la proportionnalité, qui diffère de la prévisibilité mathématique. Cet argument confond l’ajout et l’analyse et ignore le simple fait que le Code criminel et la LRCDAS prévoient un vaste éventail d’infractions, qui vont de l’infraction relativement inoffensive à l’infraction la plus odieuse. De fait, cela revient à dire qu’un contrevenant déclaré coupable de cinq chefs d’accusation de méfait mérite une peine plus lourde qu’une personne reconnue coupable d’un chef d’accusation de meurtre. Selon les principes de détermination de la peine, un tel résultat est absurde; pourtant, c’est ce qu’exige la suramende compensatoire.

[86] À dire vrai, le fait que la suramende soit infligée de façon cumulative pour chaque infraction commise augmente la probabilité qu’elle ait un effet préjudiciable disproportionné sur les contrevenants démunis, toxicomanes et sans domicile fixe. Bien souvent, ces circonstances feront en sorte qu’ils se retrouveront en contravention de la loi : Michael, par. 1. Cette réalité, à elle seule, donnera lieu à des sommes exigibles encore plus élevées. En outre, dans le cas de ces contrevenants, les conditions rattachées à une ordonnance d’absolution ou de probation prévoiraient vraisemblablement une interdiction de consommer des drogues et de l’alcool. Le tribunal peut légalement assujettir un contrevenant toxicomane à une telle condition : al. 732.1(3) c) du Code criminel ; R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399, par. 17. Cependant, la toxicomanie ne se guérit pas par la simple menace d’une sanction de l’État. Comme l’a fait valoir la Société d’aide juridique du Yukon, les personnes qui souffrent de dépendances cumulent généralement de nombreuses infractions, sans pour autant causer de dommages importants à quiconque. Si leurs problèmes de dépendance ne se résorbent pas au cours de leur période de probation, le montant des suramendes compensatoires infligées pour des infractions commises durant cette période pourrait atteindre des milliers de dollars : voir également Michael, par. 87, note de bas de page 18. De cette manière, pour des personnes comme MM. Boudreault, Larocque et Michael, la nature cumulative de la suramende pourrait aggraver les effets disproportionnés au lieu de les diminuer.

[87] De surcroît, le fait qu’une suramende se rattache à chacune des infractions commises fera généralement subir aux contrevenants impécunieux — lesquels sont plus susceptibles de ne pas être représentés par un avocat — un désavantage supplémentaire. La suramende est établie en fonction de deux variables principales : le nombre d’accusations et le type d’infraction (punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou par voie de mise en accusation). Ces deux variables sont assujetties au pouvoir discrétionnaire du poursuivant. Les avocats de la défense collaborent couramment avec les procureurs dans le but de réduire au minimum le nombre d’accusations et de procéder par voie sommaire plutôt que par mise en accusation dans le cas des infractions mixtes. Les personnes non représentées, qui souvent plaident coupables à toutes les infractions qui leur sont imputées, pourraient ne pas savoir qu’elles ont la possibilité de négocier leur plaidoyer.

[88] Deuxièmement, les intimés font valoir que les juges peuvent recourir à des solutions créatives en matière de détermination de la peine afin d’assurer la proportionnalité. Ils insistent sur le fait que, suivant l’arrêt R. c. Cloud, 2016 QCCA 567, 28 C.R. (7th) 310, les juges doivent tenir compte de la suramende compensatoire au moment de déterminer la peine totale qui est juste et proportionnée : par. 73 et 75. Toutefois, dans d’autres provinces, les juges du procès ont interprété l’énoncé du Parlement selon lequel la suramende doit être infligée « en plus de toute autre peine » comme signifiant qu’ils devaient d’abord établir quelle serait la peine juste et proportionnée, pour ensuite ajouter la suramende une fois la décision relative à la peine prise, lorsque des ordonnances accessoires sont demandées. Selon cette interprétation, la disproportion serait encore plus marquée parce que la suramende serait toujours un « ajout » à la peine proportionnée déjà établie. La démarche de la Cour d’appel du Québec visait à réduire cette disproportion et à respecter le principe cardinal de la proportionnalité en intégrant la suramende obligatoire à la peine globale, dans la mesure du possible.

[89] À mon avis, il n’est pas nécessaire de décider si la suramende obligatoire est un ajout à la peine établie ou une plateforme ne pouvant être abaissée, qui doit être intégrée à la peine. Même si l’on accepte qu’il soit préférable de recourir à la démarche adoptée dans Cloud (C.A. Qc), l’infliction obligatoire de la suramende donne toujours lieu à une disproportion exagérée. Réduire un autre élément de la peine pourrait permettre d’atténuer cette disproportion, mais cela ne peut éliminer les préjudices particuliers et considérables causés par la suramende. Lorsqu’un problème prend sa source dans une peine fixe et obligatoire, on ne pourra remédier entièrement aux préjudices en découlant si celle‑ci est maintenue en place. De plus, une telle réduction de la peine est impossible dans le cas d’une absolution ou d’une peine minimale obligatoire. Le châtiment sévère qu’inflige la suramende compensatoire à certains contrevenants ne saurait en aucun cas être qualifié de proportionnel à une infraction susceptible de donner lieu à une absolution et dans certaines situations, comme celles en l’espèce, l’infliction d’une suramende compensatoire équivaudrait à une disproportion exagérée.

[90] En conséquence, même si les juges doivent, comme l’a conclu la Cour d’appel du Québec, prendre en considération la suramende compensatoire au moment de déterminer la peine à infliger, dans certaines situations, ils ne seront pas en mesure d’infliger une peine proportionnée et dans d’autres, ils seront contraints d’infliger des peines exagérément disproportionnées en raison de la suramende compensatoire. Les efforts déployés par les tribunaux pour réduire la disproportion peuvent être bénéfiques, mais ils ne peuvent protéger une peine exagérément disproportionnée d’un contrôle constitutionnel. Dans Cloud, la Cour d’appel du Québec a reconnu, au par. 74, que « le choix législatif soulève des difficultés dont on pourrait discuter dans un autre contexte ». La contestation constitutionnelle devant la Cour est précisément ce contexte.

[91] Encore une fois, l’argument des intimés, si utile qu’il puisse être dans certains cas, n’est donc pas d’un grand secours pour les contrevenants dont nous nous soucions en l’espèce. Dans les cas qui nous occupent, les effets de l’infliction et de l’exécution de la suramende sur les appelants représentatifs sont exagérément disproportionnés.

[92] Troisièmement, les intimés soutiennent que les juges peuvent infliger une amende d’un montant minime, qui aurait pour effet de réduire le montant de la suramende. Étant donné que la suramende représente 30 % du montant de toute amende infligée, une amende symbolique d’un dollar, par exemple, réduirait la suramende en la faisant passer de 100 dollars à 30 cents. Une telle interprétation de l’art. 737 risque d’occulter l’objectif de cette disposition. Dans le cas où une amende constituerait un élément approprié d’une peine juste déterminée avant l’infliction de la suramende, le juge de la peine aurait la possibilité de tenir compte de la suramende au moment d’établir le montant de l’amende à infliger. Toutefois, infliger une amende d’un montant minime à seule fin de réduire le montant de la suramende revient à faire fi de l’intention du législateur, à savoir que la suramende, dans sa totalité, s’applique à titre de peine obligatoire dans tous les cas : Cloud (C.A. Qc), par. 65. En définitive, pour que la Cour respecte les principes établis, il lui faut soit invalider la suramende compensatoire pour cause d’inconstitutionnalité, soit confirmer sa constitutionnalité et exiger des juges qu’ils l’infligent dans tous les cas, conformément à l’intention manifeste du législateur.

[93] Finalement, les intimés, tout comme la Cour d’appel de l’Ontario, aux par. 138‑140, renvoient également à la décision Pham. Dans cette décision, la constitutionnalité d’une amende obligatoire d’un montant bien plus élevé que celui de la suramende compensatoire était mise en question, mais il a été conclu que l’amende en question ne contrevenait pas à l’art. 12 de la Charte . Les contrevenants avaient été condamnés à payer une amende de 154 000 $ aux termes de la Loi sur l’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑14 , pour avoir été en possession de 1 200 kg de tabac de contrebande. À mon avis, l’amende obligatoire en litige dans Pham peut facilement être distinguée de la suramende compensatoire. Dans cette affaire, le montant de l’amende était étroitement lié à l’infraction précise. Une infraction économique, qui impliquait la possession par l’accusé de marchandises illicites de valeur, est compensée par une sanction économique, dont l’objectif est de recouvrer la perte de recettes fiscales subie par l’État. Comme l’a déclaré le juge Goudge dans Pham, [traduction] « le facteur le plus important dans l’analyse fondée sur l’art. 12 est le lien direct entre la quantité de substance illégale en possession du délinquant et le montant de l’amende » : par. 19. La suramende compensatoire, en revanche, est une sanction pécuniaire qui s’applique de façon universelle, quelle que soit l’infraction en cause. Le tribunal est tenu de l’infliger, sans se soucier de la question de savoir si des gains économiques ont été réalisés ou si des torts ont même été causés à une victime. Le manque flagrant de proportionnalité de ce pur prélèvement commande une analyse fondée sur l’art. 12 qui diffère fortement de celle applicable dans l’affaire Pham.

(iv) Conclusion quant au caractère exagérément disproportionné

[94] Je conclus que, bien qu’il vise l’atteinte d’un objectif pénal régulier, le régime de la suramende compensatoire viole l’art. 12 dans le cas de contrevenants tels que MM. Boudreault, Larocque et Michael. Il ne laisse aucun choix aux juges chargés de la détermination de la peine. Ceux‑ci doivent infliger la suramende dans tous les cas. Ils ne peuvent prendre en considération l’incapacité de payer des contrevenants les plus marginalisés, ni la probabilité que ceux‑ci subissent des privations de liberté à répétition dans le cadre des audiences relatives à l’incarcération, ni la nature indéterminée de la peine. Ils ne peuvent appliquer les principes fondamentaux de détermination de la peine, chercher à favoriser la réinsertion sociale des contrevenants dans les cas qui s’y prêtent ou adapter la peine aux contrevenants autochtones. Pour revenir à la question fondamentale en l’espèce, les effets de la suramende, lorsque combinés, créent des circonstances exagérément disproportionnées, sont incompatibles avec la dignité humaine et sont à la fois odieux et intolérables. En d’autres termes, ils sont cruels et inusités, et violent en conséquence l’art. 12 .

B. L’article 7

[95] Compte tenu de ma conclusion concernant l’art. 12 , je n’ai pas à examiner si la suramende compensatoire viole l’art. 7 .

C. L’article premier

[96] Dans de nombreuses affaires où une violation de la Charte a été établie, l’État s’attache à justifier cette violation en vertu de l’article premier de la Charte . En pareils cas, il doit établir un objectif réel et urgent et démontrer que la mesure législative attaquée est proportionnelle à cet objectif. Le critère de la proportionnalité exige : (1) qu’il existe un lien rationnel entre la mesure choisie et l’objectif en question; (2) que cette mesure porte le moins possible atteinte au droit en question; et (3) que les effets bénéfiques de la mesure l’emportent sur ses effets préjudiciables : Oakes; Nur, par. 111.

[97] En l’espèce, les intimés n’ont présenté aucun argument ni aucun élément de preuve qui puisse justifier la suramende compensatoire, advenant qu’elle soit jugée porter atteinte aux droits protégés par la Charte . Par conséquent, il serait aussi inutile que peu judicieux d’entreprendre une analyse fondée sur l’article premier, surtout compte tenu du fait qu’une atteinte à l’art. 12 ne pourra se justifier en vertu de l’article premier que dans de très rares cas : Nur, par. 111. En réalité, il semble clair que la suramende obligatoire ne porte pas atteinte de façon minimale au droit garanti par l’art. 12 , étant donné que de multiples autres solutions valables s’offraient au législateur pour lui permettre d’atteindre ses objectifs, dont la plus évidente consistait à accorder aux juges le pouvoir discrétionnaire résiduel de dispenser le contrevenant de la suramende dans certains cas. En conséquence, l’infliction de la suramende compensatoire obligatoire ne peut se justifier au regard de l’article premier.

D. La réparation

(1) Invalidité avec effet immédiat

[98] Je suis d’avis de déclarer l’art. 737 immédiatement inopérant, suivant le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 . Je rejette l’argument de la Couronne fédérale intimée, selon lequel la Cour devrait suspendre la prise d’effet de sa déclaration d’invalidité constitutionnelle pour une période de six à douze mois afin de donner au législateur le temps d’adopter des dispositions législatives conformes. Les intimés n’ont pas satisfait à la norme rigoureuse qui exige de démontrer qu’une déclaration d’invalidité avec effet immédiat présenterait un danger pour le public ou compromettrait la primauté du droit : Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 167. J’estime au contraire qu’en l’espèce, la suspension de l’effet de la déclaration ne fera qu’assujettir un plus grand nombre de contrevenants à une peine cruelle et inusitée.

[99] Je rejette également la thèse, avancée par les appelants Tinker, la procureure générale de l’Ontario et (subsidiairement) M. Eckstein, suivant laquelle la Cour devrait simplement rétablir dans la loi le pouvoir discrétionnaire judiciaire d’accorder une dispense de la suramende, pouvoir qui a été supprimé en 2013. Ce n’est pas la bonne approche à adopter en l’espèce, et ce, pour deux raisons.

[100] D’abord, en 2013, le législateur a clairement exprimé sa volonté d’éliminer le pouvoir discrétionnaire judiciaire d’accorder une dispense de la suramende. En ce qui a trait aux peines minimales obligatoires, la Cour a statué qu’il faut présumer que le législateur a intentionnellement supprimé le pouvoir discrétionnaire d’infliger une peine inférieure à la peine minimale prévue : Ferguson, par. 54. Pour cette raison, les exemptions constitutionnelles relativement à l’application de peines minimales obligatoires inconstitutionnelles sont considérées comme une réparation qui représente un grave empiètement : Ferguson, par. 50‑51; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 628. La même logique milite contre l’idée que la Cour rétablisse, dans l’actuel art. 737 , l’ancien libellé qui accordait le pouvoir discrétionnaire visé.

[101] La seconde raison pour laquelle le rétablissement du pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense de la suramende n’est pas une réparation convenable en l’espèce est que le législateur devrait être libre de déterminer la meilleure façon de modifier le régime d’infliction et d’exécution de la suramende. L’article 737 est invalide en raison de l’ensemble de ses effets, qui vont de l’infliction obligatoire de la suramende de façon cumulative pour chaque infraction commise aux audiences relatives à l’incarcération, en passant par les menaces d’emprisonnement et le déni du droit à la réinsertion. En conséquence, plusieurs solutions législatives, qui ne reproduisent pas l’ancienne disposition, s’offrent au législateur pour lui permettre de rendre l’art. 737 conforme à l’art. 12 .

[102] Par exemple, au moment de la rédaction des présents motifs, le Parlement est saisi d’un projet de loi visant à modifier l’art. 737 . Sans me prononcer sur la validité constitutionnelle des modifications proposées, je ferai observer que le gouvernement envisage de rétablir le pouvoir discrétionnaire judiciaire d’accorder une dispense de la suramende, mais selon des conditions qui diffèrent de celles de l’ancien libellé du par. 737(5). Le législateur a choisi un autre moyen, et il évaluera probablement s’il y a lieu d’apporter des modifications additionnelles à la lumière du présent jugement.

(2) Les réparations possibles pour les contrevenants qui n’ont plus d’affaire « en cours »

[103] En ce qui concerne les appelants en l’espèce, la déclaration prononcée plus tôt invalidera la suramende à compter de la date des modifications de 2013 : Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, par. 82. Quant aux autres personnes qui ont toujours une affaire « en cours », ils pourront faire appel de leur peine pour des motifs constitutionnels. Les personnes concernées sont notamment celles qui ont contesté la constitutionnalité de la suramende au moment du prononcé de la peine et dont les appels sont en instance, celles dont le délai d’appel n’est pas encore expiré, ou encore celles qui pourraient se voir accorder une prorogation du délai d’appel selon les critères qui s’appliquent normalement dans de tels cas : R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713, p. 716.

[104] Toutefois, ma conclusion relative à l’invalidité de l’art. 737 n’aide guère les personnes déjà assujetties à des suramendes qu’elles ne peuvent payer et qui se rattachent à des peines qu’elles ne peuvent plus contester. Dans l’arrêt Thomas, la Cour a conclu que la personne qui a épuisé tous les recours possibles pour contester sa déclaration de culpabilité ne peut rouvrir son dossier si les dispositions applicables concernant l’infraction sont par la suite déclarées inconstitutionnelles.

[105] Cette conclusion s’explique par le fait qu’en règle générale, les déclarations d’invalidité valent uniquement pour l’avenir en ce qui concerne les personnes qui ne sont pas parties à l’action : Schachter, p. 720. Qui plus est, les ordonnances judiciaires sont généralement à l’abri d’une contestation par application de la doctrine de l’autorité de la chose jugée — l’un des piliers de la primauté du droit dans notre société — même dans le cas où la disposition législative sur laquelle elles se fondent est invalidée par la suite : Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, p. 757; R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223, par. 26.

[106] Cependant, la primauté du droit ne saurait permettre non plus l’infliction continue d’une peine cruelle et inusitée qui ne peut se justifier dans une société libre et démocratique. La suramende compensatoire obligatoire viole l’art. 12 , aussi bien lors de son infliction que lors de son exécution. Chaque fois qu’une personne déclarée coupable se présente devant le tribunal, ou est arrêtée et amenée devant le tribunal pour faire le point sur sa situation financière, le juge qui préside l’audience se trouve, dans les faits, à confirmer l’application de la suramende compensatoire. Une telle confirmation est contraire à la décision de la Cour en l’espèce. De la même façon, chaque comparution marque le début d’une autre période d’incertitude, ce qui est encore une fois contraire à la conclusion de la Cour en l’espèce. Lors de chaque comparution, le juge qui préside l’audience se retrouve contraint à entériner les éléments mêmes de la disposition qui font d’elle une peine cruelle et inusitée. En outre, le contrevenant dans cette position demeurera dans l’incapacité de présenter une demande de suspension de son casier, même si la suramende représente la seule dette qu’il lui reste envers la société.

[107] Le fait que la situation en cours puisse constituer une violation de l’art. 12 tout au long du cycle d’exécution de la suramende implique que l’autorité de la chose jugée ne saurait jouer de manière à interdire la présentation de demandes visant à faire cesser cette situation. Comme l’a déjà précisé la Cour dans l’arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, à la p. 630, les tribunaux sont susceptibles d’accueillir une demande de réparation fondée sur la Charte dans une situation où il y a « actuellement atteinte continue » à un droit protégé par la Charte , même si l’atteinte tire ses origines d’une ordonnance valide et inattaquable au plan juridique.

[108] La difficulté réside dans le fait de déterminer la mesure de réparation qu’il convient d’accorder relativement à cette atteinte continue. Seuls les appelants Tinker et l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association ont abordé, dans leurs plaidoiries, la nécessité d’une réparation constitutionnelle précise pour les personnes décrites précédemment. Sans le bénéfice d’arguments plus solides de la part des parties relativement à cette question, il serait inapproprié d’accorder une réparation à un groupe de personnes qui ne sont pas parties au présent litige.

[109] Bien que je ne sois pas en mesure d’ordonner une réparation précise pour cette catégorie de contrevenants, je tiens à souligner qu’il existe toute une variété de réparations possibles. Les particuliers pourraient être en mesure de s’adresser aux tribunaux pour demander réparation, notamment en invoquant le par. 24(1) de la Charte . Le gouvernement et le législateur disposent aussi d’options qui leur permettront de s’acquitter de leurs responsabilités en matière de protection des droits garantis par la Charte . Le gouvernement pourrait procéder par voie administrative, pendant que le législateur mettrait au point une version de l’art. 737 du Code criminel qui soit conforme à la Charte et prendrait des mesures pour remédier aux préoccupations liées à la Charte soulevées en l’espèce.

VI. Conclusion

[110] En dernière analyse, tant en ce qui concerne plusieurs des appelants en l’espèce qu’en ce qui concerne un contrevenant placé dans une situation hypothétique raisonnable, rien ne rattache la suramende compensatoire obligatoire aux objectifs légitimes qu’elle poursuit. Les juges se voient contraints de prononcer une peine universelle qui fait abstraction de la capacité de payer des intéressés. Dans ce contexte, la peine d’une durée indéterminée qui en découle conduit à une humiliation publique exagérément disproportionnée des contrevenants défavorisés. Il s’agit là de ce que la plupart des Canadiens considéreraient comme une peine odieuse et intolérable. En termes clairs, dans notre société libre et démocratique, il s’agit d’une peine cruelle et inusitée.

[111] Par conséquent, je conclus que la suramende compensatoire viole l’art. 12 de la Charte , et que cette violation ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Je suis d’avis d’accueillir les pourvois.

Version française des motifs des juges Côté et Rowe rendus par

La juge Côté —

I. Introduction

[112] L’article 737 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 , prévoit qu’une personne condamnée ou absoute à l’égard d’une infraction prévue par cette loi ou par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (« LRCDAS »), est tenue de verser une somme d’argent minimale à l’État à titre de « suramende compensatoire ». La question en litige dans les présents pourvois est celle de savoir si cette disposition contrevient aux art. 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui ne peut se justifier au regard de l’article premier.

[113] Ma collègue la juge Martin conclut que l’art. 737 du Code criminel viole le droit constitutionnel à la protection contre les peines cruelles et inusitées conféré par l’art. 12 de la Charte , et que cette violation ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Par conséquent, elle déclare la disposition contestée invalide avec effet immédiat en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 . Étant donné qu’elle accueille les pourvois pour ces motifs, ma collègue considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument fondé sur l’art. 7 invoqué par plusieurs des appelants.

[114] Avec égards, je suis en désaccord. Bien que j’accepte que l’imposition obligatoire d’une suramende compensatoire puisse avoir une incidence particulièrement négative sur des contrevenants impécunieux, je ne peux accepter que la suramende équivaut à un traitement ou une peine véritablement « cruel et inusité » selon la définition donnée à ces termes dans la jurisprudence de notre Cour. De plus, je suis d’avis que la disposition contestée ne porte pas atteinte à la sécurité des contrevenants impécunieux, et que toute privation de liberté pouvant découler de l’application de l’art. 737 du Code criminel est conforme aux principes de justice fondamentale. Pour ces motifs, je ne vois aucune violation de l’art. 12 ou de l’art. 7 de la Charte et je rejetterais donc les pourvois.

II. Aperçu du régime de la suramende compensatoire

[115] Le paragraphe 737(1) du Code criminel prévoit que « [d]ans le cas où il est condamné — ou absous aux termes de l’article 730 — à l’égard d’une infraction prévue à la présente loi ou à la [LRCDAS ], un contrevenant est tenu de verser une suramende compensatoire, en plus de toute autre peine qui lui est infligée ». Le paragraphe (2) établit le cadre permettant de calculer le montant minimal de la suramende compensatoire : 30 % de l’amende imposée pour une infraction donnée, ou si le juge de la peine n’impose aucune amende, 100 $ pour chaque infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et 200 $ pour chaque infraction punissable sur déclaration de culpabilité par mise en accusation. En vertu du paragraphe 737(3) , le tribunal peut cependant, « s’il estime que les circonstances le justifient et s’il est convaincu que le contrevenant a la capacité de payer », ordonner à celui‑ci de verser une suramende compensatoire supérieure aux minimums susmentionnés. Toutes les sommes ainsi recueillies sont affectées à l’aide aux victimes d’actes criminels en conformité avec les instructions du lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où les suramendes compensatoires sont infligées (par. 737(7) ).

[116] Avant 2013, le tribunal pouvait exempter un contrevenant de l’obligation de payer la suramende si ce dernier « démontr[ait] que cela lui causerait — ou causerait aux personnes à sa charge — un préjudice injustifié » (par. 737(5), maintenant abrogé). L’adoption de la Loi sur la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes, L.C. 2013, ch. 11 (« LRCV ») a notamment supprimé ce pouvoir discrétionnaire partiel, rendant ainsi obligatoire dans tous les cas l’imposition de la suramende.

[117] Le délai dont dispose un contrevenant pour payer la suramende compensatoire est établi par le lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où la suramende est imposée (par. 737(4)). Au Québec, la suramende compensatoire est exigible dans les 45 jours suivant la date de son imposition ou, si une amende est imposée, à la date d’échéance de paiement de l’amende (voir : Date d’échéance de paiement d’une suramende compensatoire, Décret 154‑2016, 2016 G.O. II, p. 1637). En Ontario, un contrevenant dispose de 30 jours pour payer la suramende découlant d’une déclaration de culpabilité par procédure sommaire, et de 60 jours si la suramende est imposée à l’égard d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par mise en accusation, à partir du jour où la suramende est imposée (voir : Décret 2173/99). Il est toutefois possible d’obtenir des prorogations de délai : en vertu du par. 737(9) et de l’art. 734.3 du Code criminel , le tribunal peut modifier une condition de l’ordonnance autre que le montant de la suramende si le contrevenant ou toute autre personne agissant pour son compte en fait la demande. Le paragraphe 737(8) exige que le tribunal donne au contrevenant un avis écrit du montant de la suramende compensatoire, des modalités du paiement, de l’échéance du paiement et de la procédure à suivre pour présenter une demande visant à modifier les conditions de l’ordonnance, en conformité avec l’article 734.3 .

[118] Le paragraphe 737(9) incorpore au régime de la suramende compensatoire la plupart des dispositions d’exécution applicables au paiement des amendes : les par. 734(3) à (7) et les art. 734.3 , 734.5 , 734.7 , 734.8 et 736 du Code criminel . Ces dispositions confèrent à l’État un certain nombre d’outils pour exiger le paiement des contrevenants « en défaut » — c’est‑à‑dire qui ne se sont pas acquittés intégralement du paiement de la suramende à la date prévue (par. 734(3) ). Par exemple, dans le cas d’un contrevenant en défaut, une province peut refuser de délivrer ou de renouveler une licence ou un permis, ou peut les suspendre, jusqu’au paiement intégral de la suramende compensatoire (al. 734.5a) ).

[119] Un outil important d’exécution de la loi n’est toutefois pas incorporé au régime de la suramende compensatoire (au moyen du par. 737(9)) : il s’agit de la procédure d’exécution civile prévue à l’art. 734.6 du Code criminel . Concrètement, cela signifie qu’une suramende impayée ne peut être inscrite comme jugement civil à l’encontre d’un contrevenant en défaut.

[120] À l’inverse, l’emprisonnement est une conséquence possible du non‑paiement d’une suramende. Le paragraphe 734(4) prévoit qu’« [e]st réputée infligée [. . .] [une] période d’emprisonnement » au contrevenant qui fait défaut de payer la suramende. Toutefois, le pouvoir du tribunal de faire incarcérer un contrevenant pour défaut de paiement est limité par le par. 734.7(1) : la Couronne doit établir que la suspension d’une licence ou le refus de délivrer ou de renouveler une licence (en vertu de l’art. 734.5 ) est inapproprié dans les circonstances et que le contrevenant a refusé de payer la suramende ou de s’en acquitter autrement « sans excuse raisonnable ». Comme l’a expliqué la Cour dans R. c. Wu, 2003 CSC 73, [2003] 3 R.C.S. 530, au par. 61, ces deux éléments doivent être présents pour que le tribunal puisse ordonner l’incarcération du contrevenant en défaut, malgré l’emploi de la conjonction « ou » à l’al. 734.7(1)b).

[121] Si le tribunal délivre un mandat d’incarcération à l’endroit d’un contrevenant en défaut, la période d’emprisonnement qui s’applique est la plus courte des périodes suivantes : a) le nombre de jours qui correspond au montant impayé de la suramende (et des frais et dépens de l’envoi et de la conduite en prison de la personne en défaut de paiement), divisé par huit fois le taux horaire du salaire minimum en vigueur dans la province au moment du défaut, et b) la période d’emprisonnement maximale que le tribunal peut infliger pour les infractions sous‑jacentes (par. 734(5)).

[122] En vertu de l’art. 736 , une province peut décider d’établir un programme proposant un « mode facultatif de paiement d’une amende » permettant aux contrevenants de s’acquitter de sommes dues aux termes de l’art. 737 par acquisition de crédits grâce à des travaux réalisés sur une période maximale de deux ans. Au moment de l’audience, certaines provinces seulement (dont le Québec, mais non l’Ontario) avaient mis sur pied un tel programme.

[123] Dans ses motifs de la décision R. c. Tinker, 2017 ONCA 552, 136 O.R. (3d) 718 (« motifs de la Cour d’appel de l’Ontario »), la Cour d’appel de l’Ontario a identifié, au par. 86, deux objectifs du régime de la suramende compensatoire et a rappelé la suppression du pouvoir discrétionnaire en 2013 :

1. réparer, dans une certaine mesure, le tort causé par les activités criminelles en collectant des fonds pour les services publics qui assistent les victimes d’actes criminels;

2. rendre les contrevenants responsables envers les victimes d’actes criminels et la collectivité en exigeant qu’ils contribuent à ces fonds lors de la détermination de la peine.

Aucune des parties ne conteste cette description des objectifs du régime (voir : m.a. (Tinker et autres), par. 35; m.a. (Boudreault), par. 31; m.i. procureure générale du Québec (Boudreault), par. 15; m.i. procureure générale de l’Ontario (Tinker et autres, Eckstein et Larocque), par. 41). Par conséquent, à l’instar de ma collègue, je considère que cet énoncé décrit correctement les objectifs de la suramende compensatoire et des modifications apportées à la LRCV en 2013 (motifs de la juge Martin, par. 62).

III. Analyse : article 12

[124] L’article 12 de la Charte dispose que : « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Pour établir qu’il y a eu violation de l’art. 12 , le demandeur doit démontrer deux choses : premièrement, que la mesure prise par l’État constitue un « traitement ou une peine » et, deuxièmement, que ce traitement ou cette peine est « cruel et inusité ».

[125] Les intimés admettent que l’art. 12 s’applique dans ces circonstances, étant donné que la suramende compensatoire est, à tout le moins, un « traitement ». À l’instar de ma collègue, je suis d’avis que la suramende compensatoire constitue une peine pour l’application de l’art. 12 , conformément au critère énoncé dans R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906 (motifs de la juge Martin, par. 44). L’article 12 est donc en cause.

[126] La Cour a reconnu que le traitement ou la peine sera qualifié de cruel ou inusité s’il « est excessi[f] au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » (R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072, citant Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680). Dans R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, la juge en chef McLachlin a expliqué qu’une peine ne contrevient à l’art. 12 que si elle est « totalement disproportionnée à celle qui convient eu égard à la nature de l’infraction et à la situation du délinquant » (par. 39). Par conséquent, il n’est pas suffisant qu’une peine soit « simplement excessive »; pour être cruelle et inusitée, elle doit être « odieuse ou intolérable », de sorte qu’elle est incompatible avec la dignité humaine (R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 24; Smith, p. 1072; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 26).

[127] La norme permettant de déterminer ce qui constitue un traitement ou une peine cruel et inusité doit nécessairement être élevée. Comme l’a déclaré le juge Cory dans Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, à la p. 1417 :

Il arrivera très rarement qu’une cour de justice conclue qu’une peine est si exagérément disproportionnée qu’elle viole les dispositions de l’art. 12 de la Charte . Le critère qui sert à déterminer si une peine est beaucoup trop longue est à bon droit strict et exigeant. Un critère moindre tendrait à banaliser la Charte .

Le fait que notre Cour a conclu à trois occasions seulement que des dispositions précises relatives à des peines obligatoires d’emprisonnement minimales contrevenaient à l’art. 12 (Smith, Nur et Lloyd) témoigne de la rigueur du critère. En ce qui concerne les traitements et peines relatifs à des droits de propriété, la Cour d’appel de Terre‑Neuve a formulé la remarque suivante dans R. c. Lambe, 2000 NFCA 23, 73 C.R.R. (2d) 273, au par. 69 :

[traduction] Si ce n’est qu’en de « très rares » situations que l’art. 12 peut être invoqué à l’égard de peines portant atteinte aux libertés personnelles — la protection de telles libertés ayant motivé essentiellement l’adoption de la Charte —, il semble éminemment raisonnable d’affirmer que les situations où des amendes et des confiscations peuvent être contestées avec succès en vertu de l’art. 12 seront encore plus exceptionnelles.

[128] Dans Nur, où le litige portait sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire d’emprisonnement de trois ans pour la possession illégale d’une arme à feu prohibée ou à autorisation restreinte, chargée ou prête à l’être (infraction prévue au par. 95(1) du Code criminel ), la Cour a établi une analyse en deux étapes pour déterminer si une disposition légale qui prévoit une peine minimale obligatoire viole l’art. 12 (par. 46). Premièrement, le tribunal doit déterminer ce qui constituerait une peine juste et proportionnée pour le contrevenant, en tenant compte de sa situation personnelle ainsi que de la nature de l’infraction. Deuxièmement, le tribunal doit décider si la peine minimale obligatoire est totalement disproportionnée à la peine qui serait par ailleurs juste.

[129] Le tribunal qui entreprend une analyse selon le cadre énoncé dans Nur n’est pas tenu de se limiter à la situation de la personne qui soulève une contestation fondée sur l’art. 12 . Il peut aussi examiner « toute autre situation raisonnablement prévisible à laquelle la disposition pourrait s’appliquer » pour décider si la disproportion totale requise serait présente dans ces cas (Nur, par. 58). Les situations hypothétiques ainsi examinées doivent néanmoins être raisonnables, de sorte que celles qui sont « invraisemblables ou difficilement imaginables » ne peuvent être prises en compte dans l’analyse (R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, p. 505‑506). Autrement dit, l’examen des situations hypothétiques raisonnables par le tribunal « doit avoir pour assises le bon sens et l’expérience » de façon à ce que la portée de la loi et ses conséquences raisonnablement prévisibles puissent être correctement comprises (Nur, par. 75; voir aussi par. 61).

[130] L’article 737 exige que les tribunaux imposent une suramende compensatoire minimale à tous les contrevenants qui sont déclarés coupables ou absous d’une infraction prévue au Code criminel ou à la LRCDAS , peu importe la nature de l’infraction ou les moyens financiers du contrevenant. Comme cette suramende fait nécessairement partie de la peine du contrevenant, elle peut être considérée comme un type de minimum obligatoire pour les besoins de l’analyse.

[131] Pour cette raison, je souscris à l’opinion de ma collègue selon laquelle la question fondamentale dans les présents pourvois est de décider si, eu égard à l’ensemble de ses effets, la suramende compensatoire rend la peine totalement disproportionnée, que ce soit à l’égard des appelants ou de tout autre contrevenant hypothétique (motifs de la juge Martin, par. 47).

A. Une peine juste et proportionnée, que ce soit pour les appelants individuels ou tout autre contrevenant hypothétique impécunieux, n’inclurait probablement pas une suramende compensatoire

[132] Pour bien des contrevenants, une suramende de 100 ou 200 $ par infraction peut faire partie d’une peine juste et proportionnée. Les deux objectifs de la suramende compensatoire — promouvoir la conscience de leurs responsabilités chez les contrevenants et recueillir des fonds pour les services offerts aux victimes — sont intimement liés aux objectifs du prononcé des peines énoncés aux alinéas 718e) et f) du Code criminel . Il incombe par conséquent aux juges chargés de la détermination de la peine de tenir compte de la suramende et de l’incidence qu’elle aura sur le contrevenant afin de façonner une peine qui sera conforme aux principes de la proportionnalité et de la totalité (voir : R. c. Cloud, 2016 QCCA 567, 28 C.R. (7th) 310, par. 75). Pour ceux qui ont les moyens de payer, le tribunal peut tenir compte de l’effet de la suramende en modulant d’autres éléments de la peine (par exemple, en réduisant la durée de l’emprisonnement ou le montant de l’amende) pour faire en sorte que la peine soit juste et appropriée dans les circonstances. En d’autres termes, la suramende n’a pas à être ajoutée à une peine déjà proportionnée; elle devrait plutôt faire partie d’une telle peine proportionnée.

[133] J’ouvre ici une parenthèse pour faire remarquer que le par. 737(2) prévoit les montants minimaux qui doivent être imposés à titre de suramende compensatoire. Par conséquent, les juges, en déterminant la peine appropriée, peuvent prévoir une suramende plus élevée s’ils le jugent approprié. Par exemple, dans R. c. Mikhail, 2015 ONCJ 469, le juge a imposé une suramende compensatoire de 2000 $ à l’égard de chacun des quatre chefs de vol qualifié dont le contrevenant a été déclaré coupable (ce qui représente un total de 8000 $), après avoir tenu compte des revenus du contrevenant, de ses frais de subsistance, de ses possibilités de réadaptation et de son éthique de travail (par. 34 (CanLII); voir aussi : R. c. Bao, 2018 ONCJ 136, par. 20 et 22 (CanLII); R. c. Willett, 2017 ABPC 68, par. 87‑92 (CanLII)).

[134] Toutefois, on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que certains contrevenants vivant sous le seuil de la pauvreté paient ne serait‑ce que les montants minimaux de la suramende sans éprouver de difficultés excessives et sans faire de sacrifices personnels. Plusieurs des appelants en l’espèce font partie de cette catégorie de contrevenants. Par exemple, M. Boudreault était sans emploi et sans abri lorsqu’il a commis les infractions dont il a été déclaré coupable (lesquelles avaient trait à des introductions par effraction), et le juge a conclu qu’il avait commis ces infractions pour pouvoir se nourrir et assouvir sa dépendance à la marijuana. Selon la preuve, son unique source de revenus était des prestations d’aide gouvernementale mensuelles de 400 $ (R. c. Boudreault, 2016 QCCA 1907, 343 C.C.C. (3d) 131, par. 107 (« motifs de la Cour d’appel du Québec »)). M. Boudreault n’a pas terminé ses études secondaires et ses perspectives en matière de revenus étaient limitées. De même, M. Larocque était impécunieux, toxicomane et avait des problèmes de santé mentale au moment du prononcé de sa peine. Il n’avait jamais eu un travail à temps plein et ses frais de logement et de nourriture étaient directement payés à partir de ses prestations d’invalidité. Il se servait de la somme restante — entre 71 et 136 $ par mois — pour ses autres dépenses courantes[1]. Rien n’indique que les situations respectives de ces appelants aient changé.

[135] Comme le souligne ma collègue, les autres appelants présentent de nombreuses caractéristiques semblables à celles de ces contrevenants (motifs de la juge Martin, par. 53-54). M. Tinker, Mme Judge, M. Bondoc, M. Mead (collectivement, les « appelants Tinker ») et M. Eckstein ont de faibles revenus mensuels, provenant de prestations d’aide sociale. Plusieurs d’entre eux souffrent de handicaps physiques et cognitifs, ont un logement précaire et ont été condamnés à des peines relativement modestes pour les infractions dont ils ont été déclarés coupables. La même chose vaut pour M. Michael, le contrevenant se trouvant dans une situation hypothétique raisonnable évoqué par M. Eckstein (voir : motifs de la juge Martin, par. 52, et R. c. Michael, 2014 ONCJ 360, 121 O.R. (3d) 244).

[136] J’accepte par conséquent que, pour les appelants comme pour M. Michael, une peine juste et proportionnée ne comprendrait pas une suramende (voir : m.i., procureure générale de l’Ontario (Tinker et autres, Eckstein et Larocque), par. 38). Cette conclusion est conforme à certaines décisions des cours d’instance inférieure : le juge qui a prononcé la peine de M. Boudreault l’a dispensé du paiement de la suramende pour les infractions commises avant les modifications apportées à l’art. 737 en 2013 (R. c. Boudreault, 2015 QCCQ 8504, par. 55 (CanLII)), et dans R. c. Tinker, la Cour de justice de l’Ontario aurait exercé de la même façon son pouvoir discrétionnaire à l’égard de chacun des appelants Tinker si elle avait pu le faire (2014 ONCJ 208, 120 O.R. (3d) 791, par. 12; voir aussi : motifs de la Cour d’appel de l’Ontario, par. 132). En fait, si la suramende était traitée comme une amende visée à l’art. 734 du Code criminel , elle ne pourrait être infligée que si la Couronne établit que le contrevenant a la capacité de la payer (voir : par. 734(2) ). Dans les cas où le contrevenant est impécunieux, la Couronne ne serait pas en mesure de le faire.

[137] Cela étant dit, je tiens à faire remarquer que l’obligation de payer une suramende de 100 ou 200 $ pour chaque déclaration de culpabilité n’est pas en soi exorbitante, et que de nombreux Canadiens ne trouveraient pas ce paiement particulièrement onéreux. En fait, ces montants sont considérablement inférieurs à l’amende minimale de 1000 $ prévue pour une première déclaration de culpabilité de conduite avec facultés affaiblies (Code criminel, art. 253 et sous‑al. 255(1) a)(i)), ou à l’amende minimale de 1000 $ prévue pour le défaut de présenter une déclaration de revenus conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C., 1985, ch. 1 (5e suppl .), art. 238 , 239 et 243 . De même, plusieurs infractions provinciales entraînent des amendes minimales obligatoires qui peuvent être très lourdes, comme l’amende minimale de 5000 $ en Ontario pour la conduite d’un véhicule non assuré (Loi sur l’assurance‑automobile obligatoire, L.R.O. 1990, ch. C. 25, par. 2(3); voir : m.i. procureure générale de l’Ontario (Tinker et autres, Eckstein et Larocque), par. 32). Bien que certains contrevenants — dont plusieurs des appelants en l’espèce — aient été condamnés à payer des suramendes relativement élevées, cela est attribuable au fait qu’ils ont commis de nombreuses infractions, particulièrement dans des affaires où la Couronne a procédé par voie de mise en accusation. Le montant total qu’un contrevenant doit payer en suramendes dépend à la fois du nombre d’infractions commises et de la question de savoir si ces infractions sont punissables sur acte d’accusation ou sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. Le fait que certains contrevenants aient commis plusieurs infractions graves, et qu’ils seraient donc condamnés à des suramendes plus élevées, ne peut en soi être déterminant quant à la question de savoir si l’art. 737 du Code criminel contrevient à l’art. 12 de la Charte .

B. Une suramende compensatoire obligatoire qui rendrait disproportionnée la peine imposée à un contrevenant impécunieux ne rendrait pas pour autant cette peine totalement disproportionnée

[138] À l’instar de ma collègue, je suis d’avis que le prononcé obligatoire d’une suramende compensatoire peut avoir des effets négatifs sur certains contrevenants impécunieux — particulièrement ceux qui sont susceptibles d’avoir une suramende qui pèse sur eux pour le reste de leur vie. Le montant de la suramende peut représenter une partie importante des maigres revenus d’un contrevenant impécunieux, ce qui a pour conséquence qu’il ne pourra s’acquitter de son obligation de paiement sans connaître de grandes difficultés. S’il est vrai qu’une certaine disproportion peut en découler, celle‑ci n’est pas suffisante à elle seule au regard de l’analyse relative à l’art. 12 ; la suramende compensatoire ne peut être qualifiée de cruelle et inusitée que si les effets qu’elle produit sont totalement disproportionnés.

[139] À mon humble avis, ce critère exigeant n’est pas respecté en l’espèce. Je fonde ma conclusion sur six considérations interreliées, dont je traiterai successivement.

(1) Les contrevenants impécunieux peuvent éviter les conséquences négatives associées au défaut de payer une suramende compensatoire en participant à un programme facultatif de paiement d’une amende ou en sollicitant une prorogation du délai de paiement

[140] Comme il a déjà été mentionné, le contrevenant qui omet de payer la suramende compensatoire dans le délai prévu s’expose à certaines mesures d’exécution dont l’État peut se prévaloir; ces mesures figurent à la section « Amendes et confiscations » du Code criminel et sont incorporées au régime de la suramende compensatoire par le par. 737(9) . Selon l’article 734.5 , la province dans laquelle la suramende a été imposée peut empêcher le contrevenant en défaut de participer à certaines activités qui nécessitent une licence. Les paragraphes 734(4) et 734.7(1) prévoient quant à eux la possibilité que certains contrevenants en défaut soient emprisonnés pour non‑paiement dans certaines circonstances.

[141] Cela dit, les contrevenants qui n’ont pas payé la suramende à laquelle ils ont été condamnés peuvent éviter la prise de ces mesures d’exécution de l’une des deux façons suivantes. Premièrement, ils peuvent acquérir des crédits pour payer la suramende en participant à un programme facultatif de paiement d’une amende établi conformément à l’art. 736 . Deuxièmement, étant donné que toutes les provinces n’ont pas mis en œuvre de tels programmes, les contrevenants peuvent aussi éviter de se trouver en défaut simplement en sollicitant une prorogation du délai de paiement.

[142] Le pouvoir du tribunal de proroger le délai dont dispose le contrevenant pour payer la suramende est conféré par l’art. 734.3 et le par. 737(9) du Code criminel . Ensemble, ils autorisent le tribunal ou la personne désignée par celui‑ci à « modifier une condition de l’ordonnance autre que le montant de [la suramende compensatoire] » (par. 737(9) ), sur demande présentée par le contrevenant ou pour son compte.

[143] La Cour d’appel de l’Ontario et la Cour d’appel du Québec ont toutes deux souligné à juste titre que les contrevenants qui sont incapables de payer la suramende à la date prévue dans leur ordonnance de paiement ont droit à une prorogation de délai raisonnable. La Cour d’appel de l’Ontario a affirmé ce qui suit : « [d]ans le cas où un contrevenant démuni demande à la Cour de prolonger le délai de paiement d’une suramende qui lui a été imposée, la Cour doit accorder au contrevenant un délai raisonnable pour payer » (par. 58 (souligné dans l’original); voir aussi : motifs de la Cour d’appel du Québec, par. 188, juge Mainville). Cette conclusion est conforme à l’arrêt Wu rendu par la Cour, où le juge Binnie a écrit que si le contrevenant n’a « pas les moyens de payer sa dette immédiatement, le tribunal doit lui accorder un délai pour l’acquitter », et que la durée de la prorogation « devrait être établi[e] selon ce qui est raisonnable eu égard à toutes les circonstances » (par. 31; voir aussi R. c. Lavigne, 2006 CSC 10, [2006] 1 R.C.S. 392, par. 47).

[144] Il ressort d’une lecture attentive des dispositions applicables que le tribunal est investi d’un large pouvoir lui permettant de modifier une ordonnance qui requiert le paiement d’une suramende compensatoire. Premièrement, la loi ne limite pas le nombre de prorogations que le contrevenant peut solliciter au cours d’une période donnée. Par conséquent, le contrevenant impécunieux dont la situation financière ne s’améliore pas pourrait, en théorie, éviter toute sa vie d’être en défaut en demandant régulièrement des prorogations. De cette façon, il ne ferait jamais l’objet des mécanismes d’exécution énoncés aux par. 734.5 et 734.7.

[145] Deuxièmement, la loi ne prévoit aucune limite à la durée possible d’une prorogation. En fait, l’arrêt Wu précise que le délai donné au contrevenant pour payer l’amende ou la suramende doit être « raisonnable eu égard à toutes les circonstances » (par. 31). Par conséquent, rien dans la loi n’empêcherait un juge d’accorder une prorogation particulièrement longue lorsqu’il semble improbable que la situation financière précaire du contrevenant s’améliore dans un avenir prévisible. Par exemple, dans R. c. Ridley, 2017 ONSC 4672, le juge a imposé à M. Ridley la suramende minimale pour chacune des neuf infractions dont ce dernier avait été déclaré coupable (ce qui représente un total de 900 $) — mais a néanmoins prorogé le délai de paiement, étant donné que M. Ridley avait un emploi à revenus relativement modestes et que la peine prévoyait aussi comme dédommagement qu’il devait verser des montants mensuels minimaux de 100 $. Comme il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que M. Ridley soit en mesure de payer la suramende avant 2050, le tribunal lui a accordé une prorogation de 33 ans (par. 9 (CanLII)).

[146] Troisièmement, les prorogations peuvent être accordées avant ou après le défaut de paiement du contrevenant, ce qui signifie que le juge peut, lors de l’audience relative à la détermination de la peine, proroger le délai de paiement au‑delà des délais établis par le lieutenant‑gouverneur en conseil de la province en cause (comme cela a été fait dans Ridley). De même, une prorogation de délai peut être accordée au contrevenant après l’expiration du délai prescrit, auquel cas le contrevenant en question ne sera plus en défaut.

[147] Étant donné le libellé des dispositions applicables du Code criminel , je conviens aussi avec la Cour d’appel de l’Ontario que l’obtention d’une « prorogation ne doit pas être une procédure exigeante ou difficile » (par. 58). En fait, selon l’art. 734.3 , une demande de prorogation de délai peut être présentée par le contrevenant ou par toute autre personne agissant pour son compte. Cette personne pourrait être, par exemple, l’avocat du contrevenant, un membre de sa famille, un ami ou une personne qui lui fournit du soutien. De la même façon, une telle demande peut être tranchée par le tribunal qui impose la suramende ou « par la personne désignée [. . .] par celui‑ci ».

[148] En outre, le paragraphe 737(8) exige que les contrevenants reçoivent un avis écrit établissant, notamment, la procédure à suivre pour présenter une demande de prorogation du délai de paiement en conformité avec l’art. 734.3 . De cette façon, ils ne sont pas laissés dans l’ignorance quant à la façon d’obtenir de telles prorogations.

[149] Par conséquent, ces dispositions du Code criminel assurent la souplesse du processus de demande de prorogation de délai et en favorisent l’accessibilité. Dans la mesure où une province met en place des procédures qui sont complexes au point de devenir inaccessibles pour de nombreux contrevenants, cette inaccessibilité n’est pas attribuable aux dispositions contestées du Code criminel , mais plutôt à la façon dont la province met en œuvre ces règles et exigences procédurales.

[150] En bref, les contrevenants peuvent éviter les mesures d’exécution visées aux art. 734.5 et 734.7 du Code criminel soit en participant à un programme proposant un mode facultatif de paiement d’une amende, soit en demandant périodiquement au tribunal des prorogations de délai pour ne jamais se trouver en défaut ou pour être relevé d’un défaut.

(2) Les contrevenants impécunieux en défaut ne seront jamais emprisonnés en raison de leur incapacité à payer la suramende

[151] Dans ses motifs, ma collègue fait observer à juste titre que seules quelques provinces ont mis sur pied un programme facultatif de paiement d’une amende et que, de toute manière, il est possible que la participation à de tels programmes ne soit pas « une option réaliste pour tous les contrevenants, que ce soit en raison de graves problèmes de santé mentale, d’un handicap ou de l’âge » (par. 72). Elle ajoute que, pour de nombreux contrevenants, « la préparation et le dépôt d’une demande écrite auprès du tribunal constituent une tâche colossale », d’autant plus qu’il « ne s’agit pas d’une tâche pour laquelle une personne peut obtenir des services juridiques financés par l’État » (par. 73). Bien que ces difficultés ne découlent pas de la loi en soi (puisque l’art. 737 du Code criminel n’est pas à l’origine de cette situation), je reconnais que certains contrevenants peuvent, en pratique, être incapables de solliciter une prorogation de délai.

[152] Toutefois, et même si le contrevenant ne participe pas (ou est incapable de participer) à un programme facultatif de paiement d’une amende ou n’obtient pas (ou ne peut obtenir) une prorogation du délai de paiement, le tribunal ne peut le faire incarcérer en raison de son défaut si ce dernier n’a pas payé la suramende dans le délai imparti en raison d’un manque de moyens, malgré le fait qu’une période d’emprisonnement, déterminée conformément au par. 734(5), est « réputée » imposée à de tels contrevenants en vertu du par. 734(4). Il est absolument crucial de reconnaître ce principe en l’espèce et il convient de le répéter, en des termes simples : un contrevenant en défaut ne peut être emprisonné en application de l’art. 737 — c’est‑à‑dire que sa liberté ne peut lui être enlevée — simplement en raison de sa pauvreté. Cet énoncé est conforme au par. 734.7(1), libellé comme suit :

Lorsqu’un délai de paiement a été accordé, l’émission d’un mandat d’incarcération par le tribunal à défaut du paiement de l’amende est subordonnée aux conditions suivantes :

a) le délai accordé pour le paiement intégral de l’amende est expiré;

b) le tribunal est convaincu que l’application des articles 734.5 et 734.6 n’est pas justifiée dans les circonstances ou que le délinquant a, sans excuse raisonnable, refusé de payer l’amende ou de s’en acquitter en application de l’article 736 .

[153] Malgré l’emploi de la conjonction « ou », à l’alinéa b), la Cour a clarifié dans Wu que les deux conditions mentionnées à cet alinéa doivent être présentes pour qu’un mandat d’incarcération puisse être délivré à l’égard d’un contrevenant en défaut de paiement. Par conséquent, le tribunal peut uniquement ordonner l’emprisonnement d’un contrevenant qui refuse activement, « sans excuse raisonnable », de payer la suramende ou de s’en acquitter. Cela exclut de toute évidence les contrevenants qui ne paient pas l’amende simplement parce qu’ils sont trop pauvres; on ne peut dire de ceux‑ci qu’ils « refusent » activement de payer. Dans R. c. Chaussé, 2016 QCCA 568, le juge Vauclair a expliqué que « [l]e refus dont il est question à l’alinéa 734.7(1) b) C.cr . implique l’exercice d’un choix et, en principe, l’indigence n’en laisse aucun » (par. 69 (CanLII)).

[154] En conséquence, les contrevenants impécunieux qui ne peuvent éviter d’être en défaut de payer ne seront néanmoins pas incarcérés tant que leur défaut de payer est attribuable à leur manque de moyens. Or, ma collègue écrit à cet égard qu’il « pourrait être difficile pour les juges de tracer la ligne de démarcation entre l’incapacité de payer et le refus de payer » (par. 71). Avec égards, j’estime que le fait que les juges puissent mal appliquer la loi à un ensemble donné de faits ne peut rendre inconstitutionnelles les dispositions relatives à la suramende compensatoire, d’autant plus que rien n’indique que l’art. 734.7 établit une norme trop vague qui ne peut pas être correctement appliquée par les juges du procès. En outre, dans la mesure où des lignes directrices paraissent nécessaires pour savoir où exactement tracer la ligne entre l’incapacité et le refus, il appartient à la Cour d’expliquer clairement aux cours d’instances inférieures que les contrevenants n’ont pas à sacrifier leurs besoins essentiels pour payer la suramende (voir : Michael, par. 74; R. c. Flaro, 2014 ONCJ 2, 7 C.R. (7th) 151). C’est pour cette raison que la loi prévoit que seuls ceux qui, ayant véritablement les moyens de payer, choisissent délibérément de ne pas payer, risquent d’être incarcérés (voir : par. 734.7(1) , interprété dans Wu, au par. 61, et dans Chaussé, au par. 69). Les juges doivent donc décider si la véritable pauvreté est la cause du défaut de paiement; dans l’affirmative, ils ne peuvent décerner de mandat d’incarcération et doivent plutôt accorder une prorogation de délai au contrevenant en défaut.

[155] Dans son mémoire, la Pivot Legal Society, ayant ici qualité d’intervenante, fait observer que [traduction] « les juges de la [Colombie‑Britannique] condamnent couramment des contrevenants démunis à des peines d’emprisonnement dès qu’ils font défaut de payer une suramende » (par. 3). Ils le feraient apparemment pour libérer les contrevenants de l’obligation de payer la suramende, sans que cela n’entraîne de conséquences concrètes puisque la peine d’emprisonnement pour non‑paiement est habituellement purgée concurremment avec une peine d’emprisonnement déjà imposée. Toutefois, une telle pratique va manifestement à l’encontre des principes qui se dégagent de l’arrêt Wu, notamment celui portant qu’il faut accorder du temps à un contrevenant qui ne peut pas payer immédiatement, et que le remplacement d’une privation financière par une privation de liberté contrecarre l’intention du législateur. « L’incapacité de payer constitue le motif précis pour lequel on accorde un délai de paiement au délinquant, et non un motif de lui refuser purement et simplement tout délai » (Wu, par. 33).

[156] En résumé, je ne peux faire mieux que répéter ce que notre Cour a déclaré dans Wu : « L’incapacité réelle de payer une amende » — ou une suramende comme en l’espèce — « n’est pas un motif valable d’emprisonnement » (par. 3; voir aussi par. 61).

(3) En ce qui concerne la comparution forcée à l’audience sur l’incarcération, les dispositions applicables du Code criminel visent à faire en sorte qu’il soit porté le moins possible atteinte à la liberté physique du contrevenant en défaut

[157] Le contrevenant en défaut peut seulement être emprisonné si, au terme de l’audience portant sur cette question, la Couronne a prouvé l’existence de chacun des éléments prévus au par. 734.7(1) . Le paragraphe 734.7(3) du Code criminel , incorporé au régime de la suramende compensatoire par le par. 737(9) , prévoit qu’un contrevenant en défaut peut être contraint à comparaître à l’audience sur l’incarcération conformément aux dispositions des parties XVI et XVIII.

[158] La plupart des parties soutiennent que les contrevenants en défaut seront généralement contraints de comparaître à leur audience relative à l’incarcération au moyen d’une sommation ou d’un mandat d’arrestation, conformément à l’art. 507 du Code criminel . Il convient de faire remarquer que le par. 507(4) exige que le juge de paix contraigne le contrevenant à être présent en délivrant une sommation contre lui — ce qui entraîne une privation de liberté moindre — à moins qu’il n’existe « des motifs raisonnables de croire qu’il est nécessaire, dans l’intérêt public, de décerner un mandat pour l’arrestation du prévenu ». Cela pourrait être nécessaire, par exemple, lorsque le contrevenant en défaut n’a pas d’adresse fixe à laquelle il peut recevoir signification d’une sommation.

[159] Il est par ailleurs loisible au juge de paix qui délivre un mandat conformément à la disposition susmentionnée d’autoriser la mise en liberté du contrevenant en défaut après son arrestation « en inscrivant sur le mandat un visa » (par. 507(6)). Lorsque le mandat d’arrestation fait ainsi l’objet d’un visa, le fonctionnaire responsable peut, en vertu de l’art. 499 du Code criminel , mettre en liberté le contrevenant en défaut qui a été mis sous garde.

[160] La Cour d’appel de l’Ontario a aussi évoqué la possibilité qu’un contrevenant en défaut soit arrêté sans mandat en application du par. 495(1) du Code criminel (par. 113). À supposer qu’une arrestation sans mandat puisse être effectuée à bon droit pour contraindre un contrevenant à comparaître dans de telles circonstances (mais sans trancher la question), je souligne que cela est uniquement possible si l’agent de la paix a des motifs raisonnables de croire qu’il est dans l’intérêt public d’arrêter la personne et que cette personne ne se présentera pas devant le tribunal (conformément au par. 495(2) ). Pour déterminer si l’arrestation est dans l’intérêt public, l’agent de la paix doit chercher à savoir si l’arrestation est nécessaire pour identifier la personne, recueillir ou conserver une preuve, ou pour empêcher que l’infraction se poursuive ou que de nouvelles infractions soient commises. Comme le non‑paiement d’une suramende compensatoire n’est pas une infraction, il est difficile d’imaginer les cas où l’intérêt public justifierait l’arrestation sans mandat d’un contrevenant en défaut, en attendant l’audience sur l’incarcération. En outre, la détention d’une personne arrêtée sans mandat ne peut se poursuivre que si l’agent de la paix a des motifs raisonnables de croire que la détention continue est dans l’intérêt public ou servira à garantir la présence de l’intéressé devant le tribunal (voir : art. 497 et 498 du Code criminel ).

[161] Si un contrevenant en défaut est arrêté et n’est pas remis en liberté, le par. 503(1) du Code criminel exige qu’il soit conduit devant un juge de paix dans un délai de 24 heures ou autrement le plus tôt possible. À cette étape, le juge de paix tiendra une audience pour établir si le contrevenant devrait être mis en liberté en attendant l’audience sur l’incarcération, conformément à l’art. 515 du Code criminel . Dans l’intervalle, tant l’agent de la paix qui a procédé à l’arrestation que le fonctionnaire responsable ont le pouvoir de mettre en liberté la personne arrêtée et d’assortir cette mise en liberté de conditions conformément à l’art. 503 .

[162] À l’audience relative à l’incarcération[2], si la Couronne ne s’acquitte pas du fardeau qui lui incombe de démontrer que la détention provisoire continue est justifiée, le juge de paix se verra obligé de mettre en liberté le contrevenant en défaut. Le paragraphe 515(10) énonce les trois cas susceptibles de justifier une détention : a) assurer la présence du contrevenant au tribunal, b) protéger la sécurité du public et c) ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice. Je remarque que ces facteurs ne justifient généralement pas une détention en attendant l’audience sur l’incarcération d’un contrevenant en défaut, étant donné que l’omission de payer une suramende ne constitue pas une infraction. Quoi qu’il en soit, dans R. c. Antic, 2017 CSC 27, [2017] 1 R.C.S. 509, la Cour a affirmé que la « mise en liberté inconditionnelle sur remise d’une promesse constitue la solution par défaut à adopter lorsqu’il s’agit d’accorder une mise ne liberté » (par. 67).

[163] Il ressort de la lecture conjointe de ces dispositions que la probabilité qu’un contrevenant impécunieux soit arrêté et détenu en attendant l’audience sur l’incarcération est faible; la détention continue est réservée aux cas où cela est nécessaire pour assurer la comparution du prévenu afin qu’il explique la raison de son défaut de paiement. De plus, le dossier ne contient aucune preuve qui donne à penser que les contrevenants impécunieux sont en fait couramment détenus inutilement en attendant l’audience sur leur incarcération.

[164] Lorsque la signification d’une sommation est prouvée ou qu’une promesse de comparaître a été confirmée et que le contrevenant omet tout de même d’être présent au tribunal, ou si une sommation ne peut être signifiée parce que le contrevenant se soustrait à la signification, le juge de paix peut décerner un mandat d’arrestation (par. 512(2)) du Code criminel — et, encore une fois, autoriser la mise en liberté du contrevenant après son arrestation en inscrivant un visa sur le mandat conformément au par. 507(6) . Enfin, la procureure générale de l’Ontario a indiqué qu’une audience sur l’incarcération peut se dérouler ex parte, mais seulement si le contrevenant en défaut y consent ou s’il est conclu que le contrevenant en défaut s’est esquivé, comme le prévoient les art. 537 et 544 du Code criminel (transcription de l’audience, jour 2, p. 60).

[165] Obliger un contrevenant en défaut à être présent à une audience relative à l’incarcération le prive nécessairement, jusqu’à un certain point, de son droit à la liberté (voir : motifs de la Cour d’appel de l’Ontario, par. 70). Toutefois, comme nous l’avons vu, le régime a pour but de soustraire de tels contrevenants à la détention avant l’audience, sauf lorsqu’une telle détention est justifiée par un motif valable (voir : R. E. Salhany, Canadian Criminal Procedure (6e éd. (feuilles mobiles)), par. 3.60), ce qui réduit au minimum les effets préjudiciables de l’application du régime de la suramende compensatoire aux contrevenants qui sont en défaut de paiement.

(4) Les mesures d’exécution civile ne peuvent être mises en œuvre pour percevoir des sommes dues à titre de suramendes compensatoires

[166] Bien que les mesures d’exécution énoncées aux art. 734.5 et 734.7 du Code criminel puissent être entreprises à l’égard des contrevenants en défaut, celles de nature civile visées à l’art. 734.6 ne peuvent pas l’être, puisque cette dernière disposition n’est pas incorporée au régime de la suramende compensatoire par le par. 737(9) ou autrement. Cela signifie que le procureur général du Canada ou d’une province n’a pas le pouvoir statutaire pour faire inscrire les sommes dues à titre de suramendes devant un tribunal civil — et donc que des recours civils ne peuvent être exercés pour recouvrer auprès des contrevenants des suramendes non payées. Cette caractéristique distingue la suramende de l’amende ordinaire : alors qu’une amende non payée peut entraîner les mêmes conséquences financières qu’une dette ordinaire, une suramende non payée ne le peut pas.

[167] Je tiens également à ajouter que certaines provinces ont adopté la pratique de mettre en œuvre des procédures de recouvrement des montants en souffrance (que ce soit par l’entremise d’agences internes ou externes du gouvernement) auprès de contrevenants en défaut. Une telle pratique n’est toutefois ni requise ni autorisée par le Code criminel , et elle ne constitue donc pas un effet des dispositions contestées relatives aux suramendes.

(5) La preuve est insuffisante pour conclure que le stress causé par l’imposition obligatoire de la suramende compensatoire à des contrevenants impécunieux est grave au point de rendre la peine visée à l’art. 737 « cruelle et inusitée »

[168] Plusieurs appelants soutiennent aussi que l’incapacité de payer une suramende compensatoire, et les conséquences d’un non‑paiement, causent du stress aux contrevenants impécunieux, lequel stress contribue à la disproportion de la suramende. Je suis d’accord pour dire que de telles circonstances entraînent vraisemblablement un certain degré de stress. En fait, on devrait s’attendre à ce que toutes les peines — y compris la suramende compensatoire — soient stressantes pour les personnes qui en font l’objet. De même, de nombreux individus trouvent stressante l’obligation de payer des dettes ordinaires. Pour l’application de l’art. 12 de la Charte , la question centrale est cependant de savoir si le stress psychologique associé à l’incapacité de payer une suramende est grave au point de rendre cruelle et inusitée l’imposition d’une suramende à des contrevenants impécunieux.

[169] À mon humble avis, rien dans le dossier ne tend à indiquer que tel est le cas. Dans son mémoire, la procureure générale de l’Ontario fait observer que les appelants n’ont présenté aucune preuve de l’existence d’un stress sévère associé à la menace ou à la possibilité d’un emprisonnement — et ajoute, à cet égard, qu’un tel stress ne serait pas causé par l’art. 737 , [traduction] « qui ne menace pas véritablement d’emprisonnement ceux qui ne peuvent pas payer » (m.i. procureure générale de l’Ontario (Tinker et autres, Eckstein et Larocque), par. 63)[3]. De même, rien ne prouve que les contrevenants impécunieux renoncent à subvenir à leurs besoins essentiels pour payer la suramende (compromettant ainsi leur santé, leur bien‑être et leur sécurité), que le non‑paiement entraîne un grave stigmate social, ou que la nécessité de payer la suramende a des effets négatifs importants sur leur réadaptation (m.i. procureure générale de l’Ontario (Tinker et autres, Eckstein et Larocque), par. 63). Aucune des cours de première instance dans Tinker, Eckstein ou Boudreault n’a tiré de telles conclusions factuelles, et le tribunal d’appel en matière de poursuites sommaires a expressément conclu, dans R. c. Larocque, qu’il « n’y avait aucune preuve étayant la conclusion du juge selon laquelle si la [suramende compensatoire] n’est pas payée, comme prévu, cela créerait un stress continu pour l’accusé au point que la suramende constituerait une peine cruelle et inusitée » (par. 76).

[170] Bien que nul ne conteste que la suramende compensatoire causera fort probablement chez certains contrevenants impécunieux un stress psychologique que ne ressentiraient pas des contrevenants ayant de meilleurs moyens financiers, la conclusion portant que ce stress est sévère au point d’entraîner une violation de l’art. 12 de la Charte doit reposer sur un fondement factuel. En toute déférence, ni le dossier dont dispose la Cour ni le bon sens ne fournissent un fondement suffisant pour tirer une telle conclusion (voir : R. c. Larocque (C.S.J. Ont.), par. 72‑76; voir aussi : Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 34). Comme l’a expliqué le juge Cory dans MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux p. 361‑362 :

Les affaires relatives à la Charte porteront fréquemment sur des concepts et des principes d’une importance fondamentale pour la société canadienne. Par exemple, les tribunaux seront appelés à examiner des questions relatives à la liberté de religion, à la liberté d’expression et au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Les décisions sur ces questions doivent être soigneusement pesées car elles auront des incidences profondes sur la vie des Canadiens et de tous les résidents du Canada. Compte tenu de l’importance et des répercussions que ces décisions peuvent avoir à l’avenir, les tribunaux sont tout à fait en droit de s’attendre et même d’exiger que l’on prépare et présente soigneusement un fondement factuel dans la plupart des affaires relatives à la Charte . Les faits pertinents présentés peuvent toucher une grande variété de domaines et traiter d’aspects scientifiques, sociaux, économiques et politiques. Il est souvent très utile pour les tribunaux de connaître l’opinion d’experts sur les répercussions futures de la loi contestée et le résultat des décisions possibles la concernant.

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n’est pas [. . .] une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte . [. . .] Les décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes.

(6) Le fait que la suramende compensatoire puisse dans certains cas faire obstacle aux tentatives de réadaptation et de réinsertion sociale ne rend pas la peine prévue à l’article 737 cruelle et inusitée

[171] Comme dernier point, certains font valoir que le prononcé obligatoire d’une suramende compensatoire entrave la réadaptation et la réinsertion sociale des contrevenants impécunieux, étant donné que leur incapacité de payer peut les garder indéfiniment captifs du système de justice pénale et les empêcher d’obtenir un pardon.

[172] La réadaptation est sans aucun doute un principe important du régime de détermination de la peine du Code criminel (voir : al. 718d) ). Cependant, ce n’est pas le seul. Certes, l’imposition de la suramende compensatoire ne favorise pas nécessairement la réadaptation (parce qu’elle vise différents objectifs de détermination de la peine), mais on pourrait en dire autant des autres sanctions pénales qui ont été imposées aux appelants dans les présentes affaires, et qui continuent d’être imposées chaque jour à des personnes impécunieuses. C’est ce qu’a fait remarquer le tribunal d’appel en matière de poursuites sommaires dans R. c. Larocque, au par. 95 :

[L]a question en litige dans l’affaire Michael et dans un autre cas portant sur la constitutionnalité de la SAC, R. c. Cloud, 2014 QCQC 464, 8 C.R. (7th) 364, était la nature cruelle et inusitée de la SAC, alors que dans les deux cas, les délinquants avaient fait l’objet d’ordonnances de probation de longue durée dans le cadre de leurs peines. L’impact de cette ordonnance pour un délinquant comme M. Michael, qui, comme il est décrit dans la décision Michael, a un comportement en grande partie nuisible, est important : chaque fois qu’il commet une infraction alors qu’il est lié par une ordonnance, il fera l’objet d’une peine d’emprisonnement plus longue que celle que justifierait son comportement, parce qu’il aura violé une ordonnance judiciaire et devra donc aussi faire face à une peine liée à cette violation. On peut soutenir que chaque mois qu’un délinquant comme l’appelant ou comme [M. Larocque] se trouve en probation, cela crée une possibilité réelle qu’il fera l’objet d’une plus longue peine d’emprisonnement, si l’on se fonde sur la présomption acceptée dans ces cas examinant la constitutionnalité de la SAC, que leurs circonstances ne changeront pas. Cette présomption doit donc être valable pour les circonstances ayant conduit au comportement illégal, ce qui rend très réelle la perspective d’une incarcération plus longue dans le cadre de l’ordonnance de probation. La perspective d’une incarcération plus longue est sûrement plus stressante psychologiquement que les conséquences de l’imposition d’une SAC. Et pourtant, des ordonnances de probation de longue durée sont imposées à ces délinquants et à d’autres délinquants comme eux afin de se conformer aux principes juridiques et aux précédents, malgré le stress qui pourrait en résulter pour le délinquant.

[173] J’ajouterais ceci. Si les principes guidant les tribunaux quant à l’imposition de peines aux contrevenants au Canada reposent sur la prémisse que les gens ont tous, en général, la capacité de s’affranchir d’un passé criminel et d’améliorer leur vie, et si la réadaptation est un objectif fondamental de la détermination de la peine, il est contre‑productif que les tribunaux traitent certains contrevenants impécunieux comme étant incapables à tout jamais de se sortir d’un cycle de pauvreté et de criminalité en concluant qu’ils ne seront jamais capables de payer la suramende (voir, par exemple, les motifs de la Cour d’appel du Québec, par. 205, le juge Mainville). Bien que certains contrevenants éprouveront probablement de grandes difficultés à s’en sortir, dans Wu, le juge Binnie a donné la directive aux tribunaux canadiens de ne pas simplement accepter que « la situation du délinquant à la date de la détermination de la peine demeurera nécessairement inchangée dans le futur » (par. 31). Non seulement de telles conclusions sont pessimistes, mais elles sapent également le fondement même du principe de la réadaptation.

[174] Il semble juste d’affirmer que le non‑paiement d’une suramende compensatoire rend la personne en défaut inadmissible à demander la suspension de son casier aux termes du par. 4(1) de la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. 1985, ch. C‑47 . Selon cette disposition, un contrevenant peut présenter une demande de suspension de son casier seulement si une certaine « période consécutive à l’expiration légale de la peine [s’est] écoulée ». On peut présumer que le mot « peine » s’étend au paiement d’une suramende compensatoire (voir : M.A. Law, La suramende compensatoire fédérale : les modifications de 2013 et leur mise en œuvre dans neuf administrations, 2016 (en ligne), p. 41, document cité dans le m.i. du procureur général de l’Alberta, p. 70).

[175] Il convient cependant de noter que le gouverneur en conseil peut, en vertu du Code criminel , se prévaloir de la prérogative royale de clémence pour accorder des pardons conditionnels (art. 748 ) et ordonner la remise d’amendes et d’autres pénalités pécuniaires (art. 748.1 ). Bien qu’un pardon conditionnel ne soit accordé que si, notamment, il y a une « preuve substantielle d’un châtiment trop sévère qui serait disproportionné par rapport à la nature et à la gravité de l’infraction et serait plus sévère que pour d’autres personnes dans une situation semblable » (Canada, Commission des libérations conditionnelles du Canada, Directives ministérielles sur la prérogative royale de clémence, octobre 2014, en ligne), un tel pardon a néanmoins le même effet qu’une suspension de casier judiciaire accordée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire . Un décret de remise n’a pas cet effet, mais élimine plutôt l’obligation de payer une suramende compensatoire — et permet ainsi à un contrevenant par ailleurs admissible de présenter une demande de suspension de casier judiciaire en vertu du par. 3(1) de la Loi sur le casier judiciaire .

[176] Par conséquent, même si les pardons conditionnels et les décrets de remise ne constituent pas des solutions de rechange parfaites, les contrevenants qui ne sont pas admissibles à une suspension de dossier traditionnelle en raison uniquement de leur incapacité de payer la suramende compensatoire ne sont pas sans recours.

[177] Qui plus est, une demande de suspension de casier présentée à la Commission des libérations conditionnelles du Canada coûte 631 $ — frais auxquels ne renoncera pas la Commission des libérations conditionnelles, même pour des demandeurs impécunieux (Canada, Vous avez une question au sujet de votre demande? dernière modification le 15 novembre 2018 (en ligne)). En plus de ces frais, les individus qui présentent une demande de suspension de casier en vertu de la Loi sur le casier judiciaire sont tenus de payer tous les frais liés à la prise des empreintes digitales, à l’obtention d’une copie de leur casier judiciaire, aux vérifications policières ainsi qu’aux documents judiciaires requis (Guide de demande de suspension du casier). Pour les contrevenants dont le seul obstacle à la présentation d’une demande de suspension de casier est une suramende compensatoire non payée, les frais associés à la présentation d’une telle demande peuvent être plus élevés que la suramende elle‑même. En fait, le coût de la demande, à lui seul, est supérieur au montant minimal de la suramende qui serait imposée à une personne qui a été déclarée coupable de six infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité ou de trois infractions punissables par mise en accusation.

[178] Quoique la suramende compensatoire ne favorise peut‑être pas particulièrement les tentatives de réadaptation et de réinsertion sociale de certains contrevenants, je suis d’avis que cela n’est pas suffisant pour satisfaire au critère rigoureux permettant d’établir qu’il y a eu violation de l’art. 12 de la Charte .

C. La suramende prévue à l’art. 737 ne constitue donc pas une peine cruelle et inusitée, que ce soit à l’égard des contrevenants dans les présents pourvois ou de contrevenants dans une situation hypothétique raisonnable

[179] Nul ne conteste que la suramende, comme toute peine, entraînera certaines difficultés pour les contrevenants. Je reconnais aussi que ces difficultés peuvent être plus importantes dans le cas des contrevenants impécunieux. Pour bon nombre d’entre eux, il faudra peut‑être des années avant qu’ils ne réussissent à s’acquitter de la suramende, non sans difficultés et sacrifices considérables. D’autres, en raison de l’état de leur situation financière ou de leur santé, ne réussiront jamais à payer intégralement leur suramende.

[180] Pour ces contrevenants, les effets de la suramende sont à tout le moins [traduction] « frustrants », comme l’a concédé la procureure générale de l’Ontario à l’audience. La question de savoir si les aspects positifs de la suramende compensatoire l’emportent sur ses aspects négatifs est discutable — l’art. 737 fait d’ailleurs actuellement l’objet d’un débat au Parlement (projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re session, 42e légis., 2018, art. 304).

[181] Toutefois, ce qui importe pour l’analyse relative à l’art. 12 est de savoir si les effets négatifs associés à la suramende compensatoire obligatoire atteignent le niveau requis pour qu’il y ait disproportion totale à l’égard des contrevenants impécunieux. Peut‑on qualifier ces effets d’« odieu[x] », d’« intolérable[s] » ou d’« excessi[fs] au point de ne pas être compatible[s] avec la dignité humaine »?

[182] À mon avis, la réponse est non. Bien que je reconnaisse qu’une peine proportionnée pour des contrevenants impécunieux n’inclurait pas une suramende, un certain nombre d’éléments du régime énoncé à l’art. 737 du Code criminel atténuent les conséquences particulièrement lourdes que la suramende pourrait avoir sur un contrevenant qui n’a tout simplement pas les moyens de payer. En particulier, comme il a été expliqué précédemment :

• Les contrevenants incapables de payer la suramende dans le délai prescrit ne seront pas assujettis aux mécanismes d’exécution prévus aux art. 734.5 et 734.7 s’ils participent à un programme facultatif de paiement d’une amende ou s’ils sollicitent une prorogation du délai de paiement. Dès lors qu’une prorogation est accordée — et elle doit être accordée si le contrevenant ne peut pas, faute de moyens, payer la suramende dans le délai imparti —, le contrevenant ne sera plus en défaut.

• Un contrevenant ne sera pas emprisonné s’il se trouve en défaut en raison de pauvreté. Seuls les contrevenants qui ont les moyens de payer, mais qui choisissent de ne pas le faire, risquent d’être emprisonnés à la suite de l’audience relative à leur incarcération.

• Même s’il est possible qu’un contrevenant en défaut soit détenu pendant un certain temps avant l’audience relative à l’incarcération, les mesures concernant la comparution obligatoire prévues à la partie XVI du Code criminel prévoient que la privation de liberté dans de telles situations n’aura lieu que dans le cas où il est nécessaire et dans l’intérêt public de le faire. De tels cas se présenteront sans doute rarement, d’autant plus qu’un défaut de paiement ne constitue pas une infraction criminelle.

• Une province ne peut pas faire inscrire une suramende impayée comme jugement civil. Par conséquent, le contrevenant qui est en défaut de payer la suramende ne subira pas les mêmes conséquences financières que le contrevenant qui est en défaut de payer un autre type d’amende — ou, en fait, qui est en défaut de payer toute créance ordinaire.

• La preuve est insuffisante pour étayer la proposition selon laquelle l’incapacité d’un contrevenant de payer une suramende lui cause un stress psychologique sévère au point de rendre la peine prévue à l’art. 737 cruelle et inusitée.

• La suramende compensatoire ne compromet pas la réadaptation des contrevenants impécunieux au point de constituer une peine cruelle et inusitée.

[183] Dans Smith, la Cour a identifié plusieurs formes de traitements et peines qui violeront toujours l’art. 12 : la peine de fouet, la lobotomie de certains criminels dangereux et la castration d’auteurs de crimes sexuels (p. 1073‑1074). De façon similaire, dans Nur et Lloyd, certaines peines minimales obligatoires d’emprisonnement ont été jugées totalement disproportionnées et ont par conséquent été invalidées parce qu’elles étaient cruelles et inusitées. Gardant à l’esprit ces considérations, j’estime que l’exigence que tous les contrevenants paient une suramende de seulement 100 ou 200 $ par infraction — suramende dont on ne peut forcer le paiement en portant atteinte à la liberté ou aux biens du contrevenant qui est simplement trop pauvre pour la payer — ne donne pas lieu à tel résultat. J’ajouterais que la déclaration d’inconstitutionnalité de la suramende compensatoire est susceptible d’avoir pour effet la remise en question de la constitutionnalité d’autres amendes obligatoires imposées à des contrevenants qui peuvent, ou non, avoir les moyens de payer. Comme l’a fait observer le juge Schrager dans les motifs de la Cour d’appel du Québec, au par. 227 :

[. . .] une peine minimale ne contrevient pas en soi à l’article 12 de la Charte . Pourtant, il se peut que l’analyse préconisée par ceux qui considèrent la suramende compensatoire minimale comme étant cruelle et inusitée mène au résultat que toute amende minimale soit cruelle et inusitée pour la seule raison qu’il existe plusieurs contrevenants impécunieux. À mon avis, un tel résultat usurpe le rôle du Parlement d’élaborer la politique en matière de détermination de la peine.

[184] Compte tenu de ce qui précède, je ne partage pas l’opinion de ma collègue selon laquelle les appelants se sont acquittés du lourd fardeau d’établir que l’art. 737 du Code criminel constitue une violation de l’art. 12 à l’égard des contrevenants impécunieux — que ce soient les appelants en l’espèce ou des contrevenants dans une situation hypothétique raisonnable.

IV. Analyse : article 7

[185] J’examine maintenant la question de savoir si l’art. 737 du Code criminel viole l’art. 7 de la Charte , lequel est libellé comme suit :

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[186] Pour démontrer qu’il y a eu violation de l’art. 7 , le demandeur doit établir deux choses : premièrement, que la disposition législative ou la mesure prise par l’État qui est contestée porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et, deuxièmement, que cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 55; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 57).

[187] Les appelants Tinker affirment que tel est précisément le cas de l’art. 737 du Code criminel . Ils font valoir que l’imposition de la suramende compensatoire les prive du droit à la liberté et à la sécurité de leur personne d’une manière qui est excessive et donc contraire à l’art. 7 de la Charte .

A. Seul le droit à la liberté des appelants Tinker est en cause, dans la mesure où les contrevenants en défaut peuvent être contraints de comparaître à l’audience sur l’incarcération; le régime de la suramende compensatoire ne met pas en jeu le droit à la sécurité de leur personne

[188] Les appelants Tinker soutiennent que l’application de l’art. 737 du Code criminel met en cause de deux façons leur droit à la liberté.

[189] Tout d’abord, ils avancent que la possibilité que des contrevenants impécunieux soient emprisonnés en raison d’un non‑paiement (en application du par. 734(4) et de l’art. 734.7 ) peut donner lieu à une privation de leur liberté physique. Cette prétention peut facilement être écartée : comme je l’ai déjà expliqué en détail, les contrevenants ne seront pas emprisonnés s’ils omettent de payer la suramende parce qu’ils en sont financièrement incapables.

[190] Les appelants Tinker font ensuite valoir que les contrevenants impécunieux en défaut de paiement seront privés de leur liberté physique s’ils sont contraints de comparaître à l’audience sur l’incarcération. La Cour d’appel de l’Ontario a statué que « la possibilité d’être tenu de comparaître à une audience sur l’incarcération », que ce soit au moyen de la remise d’une sommation ou d’une arrestation et d’une détention avant l’audience, « prive les appelants Tinker de leur liberté » (par. 70). La procureure générale de l’Ontario, intimée devant la Cour, le concède aux paragraphes 74 et 82 de son mémoire. Je partage son point de vue, et je conclurais donc que l’art. 737 du Code criminel met en jeu le droit à la liberté des appelants Tinker, uniquement dans la mesure où le non‑paiement de la suramende compensatoire donne ouverture à la possibilité que les contrevenants soient contraints de comparaître à leur audience sur l’incarcération.

[191] Je ne puis toutefois souscrire à la prétention des appelants Tinker selon laquelle la disposition contestée met en jeu leur droit à la sécurité en raison du stress causé par a) l’imposition d’une amende importante qu’ils sont incapables de payer, b) la menace d’emprisonnement pour cause de non‑paiement, c) la nécessité de demander des prorogations de délai pour éviter l’arrestation ou l’emprisonnement et d) le fait que le contrevenant en défaut devra continuer de présenter régulièrement de telles requêtes pour ne pas être emprisonné (m.a. (Tinker et autres), par. 27).

[192] Le stress psychologique causé par l’État peut équivaloir à une atteinte au droit à la sécurité de la personne, mais seulement lorsqu’il entraîne « des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne » (Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 60; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 57). Comme l’a fait observer le juge en chef Lamer dans G. (J.) :

Il est manifeste que le droit à la sécurité de la personne ne protège pas l’individu contre les tensions et les angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental. Si le droit était interprété de manière aussi large, d’innombrables initiatives gouvernementales pourraient être contestées au motif qu’elles violent le droit à la sécurité de la personne, ce qui élargirait considérablement l’étendue du contrôle judiciaire, et partant, banaliserait la protection constitutionnelle des droits (par. 59).

[193] Si l’on accepte que l’imposition d’une suramende obligatoire peut fort bien causer du stress à certains contrevenants disposant de moyens modestes, la question qui se pose au regard de l’art. 7 est de savoir si le stress ressenti à ce titre par de tels contrevenants est suffisamment important pour mettre en jeu le droit à la sécurité de leur personne. Comme l’ont fait observer la juge en chef McLachlin et le juge Major dans Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, « [p]our trancher les questions relatives à l’art. 7 , les tribunaux doivent, comme pour toute autre question, procéder à une évaluation fondée sur la preuve et non seulement sur le bon sens ou des théories » (par. 150). Cet énoncé correspond à la thèse défendue par les appelants Tinker eux‑mêmes : [traduction] « il ne s’agit pas de savoir si la suramende peut avoir des conséquences théoriques d’un point de vue objectif, mais si la suramende a des conséquences concrètes du point de vue subjectif des personnes impécunieuses réelles qui sont forcées de la payer » (m.a. (Tinker et autres), par. 47).

[194] Avec égards, ni le bon sens ni la preuve ne me permettent de conclure que le stress réel que pourraient subir les contrevenants impécunieux en raison de l’obligation de payer la suramende — bien qu’il s’agisse d’une situation où le non‑paiement attribuable à la pauvreté ne les privera ni de leur liberté ni de leurs biens — est grave au point d’excéder le seuil requis (voir : Blencoe, par. 57; G. (J.), par. 59). Je considère donc que les appelants Tinker n’ont pas démontré que l’art. 7 s’applique en raison du stress pouvant être associé à l’imposition de la suramende.

B. La privation de liberté associée au fait d’être contraint de comparaître à l’audience sur l’incarcération est conforme aux principes de justice fondamentale

[195] Le cadre de l’analyse relative à l’art. 7 exige, comme prochaine étape, que le tribunal établisse si l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est conforme aux principes de justice fondamentale. Le principe de justice fondamentale invoqué par les appelants Tinker est celui selon lequel les lois ne doivent pas avoir une portée excessive; il vise les cas où l’effet de la disposition sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne a un lien rationnel avec l’objet de la disposition à certains égards, mais pas tous (Bedford, par. 101 et 112‑113). Une telle disposition législative sera inconstitutionnelle dans la mesure où ses effets ont une portée excessive, au point où elle prive certaines personnes de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une manière étrangère à son objectif à certains égards, mais pas tous.

[196] Il s’agit là de l’élément crucial. Pour qu’une disposition législative soit inconstitutionnelle au regard de l’art. 7 en application du principe de la portée excessive, il ne suffit pas de dire qu’il y a absence de lien rationnel entre un objectif donné de la disposition législative et certains de ses effets généraux. Autrement dit, une disposition n’a pas une portée excessive uniquement parce que celle‑ci est plus large que nécessaire pour réaliser son objectif. Pour qu’un demandeur ait gain de cause sur ce fondement, il doit plutôt établir que la disposition en cause porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne d’une façon qui n’a aucun rapport avec son objet (Carter, par. 85). Ce qui compte est donc le lien entre l’objet de la disposition et la façon dont celle‑ci porte atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne.

[197] Comme j’ai conclu que l’art. 737 du Code criminel porte atteinte au droit à la liberté du contrevenant, mais seulement dans la mesure où ce dernier peut être contraint de comparaître à une audience sur l’incarcération en raison de son défaut, la question qui se pose alors est de savoir si cette atteinte à la liberté a un lien rationnel avec l’objectif sous‑jacent de la disposition contestée dans des affaires visant des contrevenants qui n’ont tout simplement pas les moyens de payer. Une telle atteinte à la liberté va‑t‑elle au‑delà de ce qui est nécessaire pour réaliser l’objectif de la loi, de sorte qu’elle a une portée excessive à l’égard des appelants impécunieux Tinker?

[198] Comme la Cour d’appel de l’Ontario, je suis d’avis qu’il convient de répondre à cette question par la négative : « [l]a raison d’être de l’audience d’incarcération n’est pas de percevoir une suramende impayée, mais de décider s’il y a lieu de délivrer un mandat d’incarcération contre le contrevenant en défaut après avoir examiné l’excuse qu’il invoque pour refuser de payer » (par. 104). Par conséquent, il est nécessaire de contraindre le contrevenant en défaut à comparaître à l’audience sur l’incarcération — ce qui donnera nécessairement lieu à une certaine privation de sa liberté individuelle — pour établir s’il a les moyens de payer la suramende compensatoire et pour qu’il ait l’occasion d’expliquer son défaut de paiement (ou de fournir une « excuse raisonnable »). L’obligation du contrevenant de rendre compte de cette façon à l’État sert aussi de rappel « aux contrevenants qu’ils doivent rendre des comptes aux victimes de leurs actes criminels » (motifs de la Cour d’appel de l’Ontario, par. 103).

[199] Partant, je conclus que la privation de liberté associée aux audiences sur l’incarcération en application de l’art. 737 n’est pas excessive à l’égard des contrevenants impécunieux; elle comporte au moins un certain lien rationnel avec le double objectif du régime de la suramende, tant pour les contrevenants qui ont refusé de payer sans excuse raisonnable, que pour les contrevenants qui n’ont pas payé simplement pour cause de pauvreté. Pour cette raison, je ne vois aucune violation de l’art. 7 .

V. Conclusion

[200] Comme j’ai conclu que l’art. 737 du Code criminel ne viole ni la protection constitutionnelle contre les peines cruelles et inusitées (art. 12 de la Charte ), ni ne viole le droit à la protection contre les atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale (art. 7 de la Charte ), je suis d’avis que les pourvois devraient être rejetés. J’inscris par conséquent ma dissidence.

Pourvois accueillis, les juges Côté et Rowe sont dissidents.

Procureur de l’appelant Alex Boudreault (37427) : Aide juridique de Montréal, Montréal.
Procureurs des appelants Edward Tinker, Kelly Judge, Michael Bondoc et Wesley Mead (37774) : Doucette Santoro Furgiuele, Toronto; Aide juridique Ontario, Toronto.
Procureurs de l’appelant Garrett Eckstein (37782) : Foord & Associates, Ottawa.
Procureurs de l’appelant Daniel Larocque (37783) : Société professionnelle Yves Jubinville, L’Orignal.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (37427) : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Trois‑Rivières.
Procureur de l’intimée la procureure générale du Québec (37427) : Procureure générale du Québec, Montréal et Québec.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (37774 et 37782) et la procureure générale de l’Ontario (37783) : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (37783) : Service des poursuites pénales du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta (37427) : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureur des intervenants Colour of Poverty – Colour of Change et le Centre d’action pour la sécurité du revenu (37427, 37774, 37782 et 37783) : Centre d’action pour la sécurité du revenu, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique (37427) : Hunter Litigation Chambers, Vancouver.
Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services Inc. (37427 et 37774) : Aboriginal Legal Services Inc., Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles (37427, 37774, 37782 et 37783) : Borden Ladner Gervais, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Pivot Legal Society (37427) : Rosenberg Kosakoski, Vancouver; Pivot Legal Society, Vancouver.
Procureur de l’intervenante la Société d’aide juridique du Yukon (37427 et 37774) : Tutshi Law Centre, Whitehorse.
Procureur de l’intervenante la Procureure générale du Québec (37774) : Procureure générale du Québec, Québec et Montréal.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario (37774) : Goldblatt Partners, Toronto; Rusonik, O’Connor, Robbins, Ross, Gorham & Angelini, Toronto.

[1] Le juge a conclu qu’il restait à M. Larocque, après les paiements relatifs au logement et à la nourriture, 136 $ par mois pour ses dépenses personnelles (voir : R. c. Larocque, 2014 ONCJ 428 (CanLII), par. 30). Toutefois, l’affidavit de M. Larocque indique que ce montant s’élève à seulement 71 $ (voir : d.a. (Larocque), onglet 9, par. 10‑14; voir aussi : R. c. Larocque, 2015 ONSC 5407 (CanLII), par. 5).

[2] Je signale que rien dans la loi ne semble empêcher le juge de paix présidant l’audience d’accorder une prorogation de délai au contrevenant lors de l’audience visée à l’art. 503.

[3] Il serait néanmoins prudent que les juges de la peine avisent les contrevenants qu’ils ne peuvent pas être incarcérés pour défaut de paiement s’ils sont véritablement incapables de payer, en vue de dissiper toute idée fausse qu’ils pourraient avoir à cet égard.


Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Droit constitutionnel — Charte des droits — Traitements ou peines cruels et inusités — Droit à la liberté — Droit à la sécurité de la personne — Réparation — Suramende compensatoire obligatoire — Contrevenants tenus de verser une somme d’argent à l’État à titre de suramende compensatoire obligatoire — Montant de la suramende fixé par la loi et exigible pour chaque infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou sur déclaration de culpabilité par mise en accusation — Contestation par les contrevenants de la constitutionnalité de la suramende — L’imposition d’une suramende constitue-t-elle une peine cruelle et inusitée? — L’imposition d’une suramende porte-t-elle atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne d’une manière qui est excessive? — Réparation appropriée

Selon ce que prévoit l’art. 737 du Code criminel , quiconque est absous, plaide coupable ou est condamné à l’égard d’une infraction prévue dans le Code criminel ou la Loi réglementant certaines drogues et autres substances doit verser à l’État une somme d’argent à titre de suramende compensatoire obligatoire. Le montant de la suramende représente 30 % de l’amende infligée ou, si aucune amende n’est infligée, 100 $ pour chacune des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et 200 $ pour chacune des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par mise en accusation. Le juge de la peine a le pouvoir discrétionnaire d’augmenter le montant de la suramende lorsqu’il le juge approprié, mais il ne peut en réduire le montant ni dispenser le contrevenant de son paiement pour quelque raison que ce soit. Il n’est pas possible d’interjeter appel du prononcé d’une suramende. Au moment du prononcé de la peine, plusieurs contrevenants ont contesté la constitutionnalité de la suramende au motif qu’elle constitue une peine cruelle et inusitée, ce qui est contraire à l’art. 12 de la Charte , ou qu’elle viole leur droit à la liberté et à la sécurité individuelle, ce qui est contraire à l’art. 7 de la Charte , ou les deux. Les contrevenants vivent tous dans une grande pauvreté et sont aux prises avec divers problèmes de dépendance, de maladie mentale et d’incapacité. Si les résultats devant les juges de la peine étaient mitigés, les cours d’appel respectives ont rejeté les contestations constitutionnelles.


Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 14 décembre 2018, 2018CSC58


Origine de la décision
Date de la décision : 14/12/2018
Date de l'import : 10/02/2019

Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme


Numérotation
Référence neutre : 2018CSC58 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-12-14;2018csc58 ?
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