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18/09/2020 | CANADA | N°2020CSC24

Canada | Canada, Cour suprême, 18 septembre 2020, Michel c. Graydon, 2020 CSC 24


COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : Michel c. Graydon, 2020 CSC 24

Appel entendu et jugement rendu : 14 novembre 2019
Motifs de jugement : 18 septembre 2020
Dossier : 38498


 
Entre :
Danelle Michel
Appelante
 
et
 
Sean Graydon
Intimé
 
- et -
 
West Coast Legal Education and Action Fund Association
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement :

(par. 1 à 37)

Le juge Brown (avec l’accord des juges Moldaver, Côté, Rowe et Kasirer)
 


Motifs concordants :
(par. 38 à 135)
 
Motifs concordants :
(par. ...

COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : Michel c. Graydon, 2020 CSC 24

Appel entendu et jugement rendu : 14 novembre 2019
Motifs de jugement : 18 septembre 2020
Dossier : 38498

 
Entre :
Danelle Michel
Appelante
 
et
 
Sean Graydon
Intimé
 
- et -
 
West Coast Legal Education and Action Fund Association
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement :
(par. 1 à 37)

Le juge Brown (avec l’accord des juges Moldaver, Côté, Rowe et Kasirer)
 

Motifs concordants :
(par. 38 à 135)
 
Motifs concordants :
(par. 136)

La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner)
 
 
La juge Abella (avec l’accord de la juge Karakatsanis)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

michel c. graydon
Danelle Michel                                                                                                Appelante
c.
Sean Graydon                                                                                                      Intimé
et
West Coast Legal Education and Action Fund Association                  Intervenante
Répertorié : Michel c. Graydon
2020 CSC 24
No du greffe : 38498.
Audition et jugement : 14 novembre 2019.
Motifs déposés : 18 septembre 2020.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
                    Droit de la famille — Aliments — Pension alimentaire pour enfants — Pension alimentaire rétroactive — Présentation par la mère en vertu de la Family Law Act de la Colombie‑Britannique d’une demande de modification rétroactive d’une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant — Modification demandée après que l’enfant est devenue adulte — Un tribunal a‑t‑il compétence pour modifier une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant après que l’ordonnance a expiré et que l’enfant bénéficiaire du soutien alimentaire a cessé d’être une enfant? —Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25, art. 152.
                    M et G vivaient en union de fait et sont les parents de A, née en 1991. Après la séparation de M et G en 1994, A a habité avec M, et G a accepté de verser au profit de l’enfant une pension alimentaire basée sur son revenu annuel déclaré. Cette entente a été officialisée par une ordonnance rendue sur consentement en 2001. Toutefois, G a minimisé son revenu pour toute la période commençant à la date de l’ordonnance sur consentement — sauf en 2004 — jusqu’à ce que son obligation alimentaire envers l’enfant prenne fin par suite d’une ordonnance judiciaire en 2012. En janvier 2015, M a demandé, aux termes de l’art. 152 de la Family Law Act (« FLA ») de la Colombie‑Britannique, la modification rétroactive de la prestation alimentaire qui avait été versée pour l’enfant d’avril 2001 à avril 2012, pour qu’elle tienne compte du revenu réel de G durant cette période. Le juge qui a présidé l’audience a accueilli la demande de M et a ordonné à G de payer une prestation alimentaire rétroactive pour l’enfant de 23 000 $. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a accueilli l’appel de G et a annulé l’ordonnance du juge qui a présidé l’audience. De l’avis du tribunal, la conclusion qu’a prononcée la Cour dans l’arrêt D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231, selon laquelle une demande de prestation alimentaire au profit d’un enfant fondée sur la Loi sur le divorce fédérale doit être déposée alors que ce dernier est encore un « enfant à charge », s’applique tout autant aux demandes de prestation alimentaire pour enfant présentées en vertu de la FLA. La Cour d’appel a rejeté l’appel de M.
                    Arrêt : L’appel est accueilli et l’ordonnance du juge qui a présidé l’audience est rétablie.
                    Les juges Moldaver, Côté, Rowe, Brown et Kasirer : L’article 152 de la FLA autorise les tribunaux à modifier rétroactivement une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, indépendamment des questions de savoir si le bénéficiaire est un « enfant » au moment de la demande et si l’ordonnance a expiré. L’ordonnance du juge qui a présidé l’audience n’aurait donc pas dû être modifiée.
                    Lorsqu’un tribunal est appelé à se prononcer sur une demande de prestation alimentaire rétroactive au profit d’un enfant, il doit analyser le régime législatif en vertu duquel la demande est présentée et respecter les différents choix de politique générale des gouvernements fédéral et provinciaux. Dans l’arrêt D.B.S., la Cour a examiné le mécanisme d’exécution prévu par l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce, lequel porte sur les ordonnances alimentaires initiales au profit des enfants, et elle a conclu que le tribunal n’a pas le pouvoir de rendre une telle ordonnance en application de cette disposition si l’enfant bénéficiaire n’est plus un « enfant à charge » au moment de la présentation de la demande. La Cour n’a ni examiné, ni tranché la question des ordonnances modificatives rétroactives prononcées en application de l’art. 17 de la Loi sur le divorce. Par conséquent, l’arrêt D.B.S. ne permet pas d’affirmer que les tribunaux peuvent modifier de manière rétroactive une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant uniquement pendant que l’enfant bénéficiaire est encore un « enfant à charge »; de plus, dans D.B.S., la Cour n’a pas énoncé un principe de portée générale qui transcende la Loi sur le divorce et englobe tous les autres régimes législatifs indépendamment de l’intention des législateurs. La Cour a souligné que les provinces demeurent libres d’adopter un autre modèle que celui retenu par le Parlement dans la Loi sur le divorce. Lorsque les provinces se prévalent de ce droit en adoptant des mesures législatives qui établissent un régime fondé sur la présentation d’une demande, comme celui de la FLA, et lorsqu’une demande de soutien alimentaire rétroactif au profit d’un enfant est présentée en vertu de celles‑ci, ce sont ces mesures législatives qui régissent le pouvoir du tribunal d’octroyer le soutien en question. Les tribunaux ne devraient pas reconnaître l’existence d’obstacles juridictionnels qui empêchent les demandes de soutien alimentaire rétroactif au profit des enfants. Des limites d’ordre juridictionnel sont incompatibles avec les principes et aux objectifs de politique générale énoncés dans D.B.S., et elles ne peuvent être imposées que lorsque le législateur a clairement voulu qu’elles le soient. De telles limites doivent donc découler de façon évidente du régime législatif en cause, car le fait d’empêcher les tribunaux de même envisager la délivrance d’une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant empêcherait l’exécution d’une obligation légale non remplie, même dans des circonstances qui s’y prêtent parfaitement. À moins d’y être contraints par le régime législatif applicable, les tribunaux devraient éviter de créer pour les parents débiteurs quelque incitation que ce soit à se soustraire à leurs obligations alimentaires envers leurs enfants.
                    Pour déterminer qui a droit de recevoir une prestation alimentaire pour enfant, la FLA définit le terme « enfant » de différentes façons; mais, essentiellement, elle précise que les enfants qui sont à la charge de leurs parents peuvent recevoir une prestation alimentaire pour enfant. L’article 152 autorise le tribunal à modifier ou à suspendre une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, ou encore à y mettre fin, et à le faire de façon prospective ou rétroactive. Loin d’ériger des barrières, cette disposition crée une voie permettant aux tribunaux de modifier rétroactivement toute ordonnance alimentaire pour enfant, indépendamment des questions de savoir si le bénéficiaire est une personne à charge et si l’ordonnance existe au moment de la demande. Le paragraphe 152(1) ne comporte aucune mention du terme défini « enfant » qui pourrait avoir pour effet de limiter le pouvoir des tribunaux de modifier une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, ni aucune condition qui concerne le statut de personne à charge du bénéficiaire d’une ordonnance alimentaire pour enfant. Le libellé de l’art. 152 et l’économie de la FLA indiquent que le législateur a autorisé le tribunal à modifier toute ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, indépendamment des questions de savoir si le bénéficiaire est encore un enfant à charge et si l’ordonnance continue d’exiger le versement de soutien. S’efforcer d’inclure à l’art. 152, par voie d’interprétation extensive, des obstacles juridictionnels qui empêcheraient un tribunal de prononcer une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant dans des circonstances où une telle ordonnance est justifiée contrecarrerait l’objectif législatif et aurait pour effet indésirable d’inciter les parents débiteurs à se soustraire à leurs obligations.
                    Les ordonnances alimentaires au profit des enfants présentent un caractère discrétionnaire élevé, et les conclusions et inférences de fait tirées par la juge ou le juge qui a présidé l’audience ne peuvent pas être modifiées en l’absence d’erreur sur une question de droit isolable, d’erreur manifeste et déterminante ou d’erreur fondamentale dans la qualification ou l’appréciation de la preuve. En l’espèce, le juge a eu raison de conclure que l’art. 152 lui conférait le pouvoir de prononcer une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant, il a dégagé et appliqué les facteurs appropriés de l’arrêt D.B.S, et sa conclusion selon laquelle A a connu des difficultés dans son enfance parce que G ne s’est pas acquitté de ses obligations alimentaires envers elle était amplement étayée par le dossier. Le juge a en outre conclu qu’une ordonnance rétroactive ne causerait pas de difficultés à G. L’omission de G de communiquer avec exactitude son revenu à l’époque de l’ordonnance de 2001 et son omission de communiquer les changements importants dans son revenu au cours des 11 années qui ont suivi constituaient un comportement répréhensible, lequel justifie une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant. De plus, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion du juge portant que la tardiveté de la demande de M sollicitant une prestation alimentaire rétroactive était justifiée. Enfin, il était clairement indiqué pour le juge qui a présidé l’audience d’accorder une prestation alimentaire remontant à l’ordonnance rendue sur consentement en 2001, car la date d’information réelle n’est pas pertinente dans les cas où le parent débiteur s’est comporté de façon répréhensible.
                    Le juge en chef Wagner et la juge Martin : Il y a accord avec la conclusion des juges majoritaires et avec leur analyse de l’art. 152 de la FLA, et il y a accord pour dire que la question en litige dans le présent pourvoi n’a pas été décidée dans l’arrêt D.B.S. Cependant, d’autres considérations impérieuses ainsi que de nombreuses autres raisons expliquent pourquoi l’art. 152 doit être interprété comme ayant pour effet d’autoriser les demandes comme celle en cause en l’espèce. La jurisprudence sur les mesures de soutien alimentaire au profit des enfants commande l’interprétation la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de l’objet de telles mesures. Un aspect de cet objet est la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant. Pour procéder à l’interprétation contextuelle et téléologique requise à l’égard de l’art. 152, il faut donc que la Cour examine les objectifs plus larges du texte de loi, ses implications sociétales et ses répercussions concrètes. Vu sous cet angle, un obstacle juridictionnel qui empêche l’instruction des affaires de cette nature n’est pas seulement infondé en droit, mais il est également contraire aux principes fondamentaux qui sous‑tendent le régime moderne de soutien alimentaire au profit des enfants, et il contribue en outre aux inégalités systémiques.
                    Les mesures de soutien alimentaire au profit des enfants ont pour objet et pour promesse de protéger le droit des enfants de recevoir le soutien financier qui leur est dû par leurs parents. Dans la jurisprudence canadienne, cette promesse n’est pas uniformément respectée lorsqu’il est question de soutien alimentaire historique au profit d’un enfant, c’est‑à‑dire le soutien alimentaire réclamé rétroactivement pour un enfant après que celui‑ci a cessé d’être un bénéficiaire admissible au sens de la législation applicable. Cette situation ressort d’une jurisprudence nébuleuse : de l’existence de jugements confus, contradictoires et divisés, rendus par les tribunaux de différentes provinces sur la question de savoir si les demandes d’ordonnances alimentaires historiques peuvent être examinées, ainsi que de la multiplication des exceptions aux principes énoncés dans l’arrêt D.B.S. et des autres solutions créatives élaborées en vue de contourner ces principes.
                    Les obligations alimentaires envers un enfant commencent à la naissance de celui‑ci ou à la séparation de ses parents. Les ordonnances rétroactives constituent un moyen reconnu d’obtenir l’exécution de telles obligations préexistantes indépendantes et de recouvrer des sommes dues mais encore impayées. Une telle dette constitue une obligation continue qui ne s’évapore pas ou qui ne s’estompe pas avec le passage du temps lorsque l’enfant atteint l’âge de 18 ou 19 ans, selon le cas, ou encore obtient son diplôme universitaire. Suivant l’art. 152 de la FLA, une dette existe si l’enfant était admissible en tant que bénéficiaire de la prestation alimentaire lorsque celle‑ci était due, et ce, quel que soit son statut au moment de la demande. Cette interprétation n’est pas seulement compatible avec le texte et l’objet de l’art. 152 ainsi qu’avec l’économie du régime législatif, mais elle favorise également l’intérêt supérieur des enfants et l’accès à la justice, confirme que le soutien alimentaire pour enfant constitue un droit de l’enfant et une responsabilité des parents, favorise le paiement de ce soutien, prend acte qu’il existe de nombreuses raisons pour lesquelles un parent peut tarder à présenter une demande et reconnaît en quoi le paiement de mesures de soutien insuffisantes en faveur des enfants sur le plan financier est source de difficultés et contribue à la féminisation de la pauvreté.
                    Interprétant l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce dans l’arrêt D.B.S., les juges majoritaires de la Cour ont dit être d’avis que les tribunaux n’ont pas le pouvoir d’instruire des demandes initiales de soutien alimentaire au profit d’un enfant présentées après que celui‑ci a cessé d’être un « enfant à charge ». Ces observations ont amené certains tribunaux à croire que ce même obstacle juridictionnel empêche également l’instruction de demandes de modification d’une mesure de soutien alimentaire historique fondées sur l’art. 17 de la Loi sur le divorce et sur des dispositions législatives provinciales rédigées en des termes similaires, par exemple l’art. 152 de la FLA. Toutefois, l’arrêt D.B.S. n’a pas tranché la question des ordonnances modificatives fondées sur l’art. 17. Il n’existe donc pas de précédent contraignant suivant lequel l’art. 152 doit être considéré comme ayant pour effet d’imposer un obstacle juridictionnel empêchant l’instruction des demandes modificatives sollicitant une ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant.
                    L’article 152 doit être interprété et appliqué conformément aux principes fondamentaux. Outre les raisons exposées par les juges majoritaires, il existe d’autres raisons solides et tout aussi impérieuses de permettre l’examen des demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants. Une analyse qui tient compte des politiques et des valeurs de la société canadienne contemporaine, qui met l’accent sur l’intérêt supérieur des enfants et qui interprète l’art. 152 de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de l’objet du soutien alimentaire au profit des enfants permet clairement de conclure qu’il y a lieu d’autoriser les tribunaux à instruire les demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants afin de déterminer si des sommes sont dues et quel montant peut à bon droit être recouvré. L’imposition d’un obstacle juridictionnel à l’égard des demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants empêche l’accès à la justice, va à l’encontre de l’intérêt supérieur de nombreux enfants, aboutit à un résultat qui n’est pas suffisamment inclusif et exacerbe les inégalités socioéconomiques. Cet obstacle fait en sorte que des demandes présentées au nom d’enfants canadiens ne seront jamais entendues sur le fond. Les portes des salles d’audience ne devraient pas rester closes pour les enfants parce que les demandes visant certaines catégories de dettes envers eux sont considérées comme présentées « trop tardivement ». Des obligations alimentaires envers un enfant qui demeurent impayées — qu’il s’agisse d’arriérés ou d’obligations qui n’ont pas encore été reconnues judiciairement — constituent une dette valable qui doit être acquittée, au même titre que toute autre obligation financière, que le montant de cette obligation soit élevé ou non. En outre, l’obligation de pourvoir au soutien alimentaire de son enfant existe, et ce, qu’une action ait ou non été engagée par le parent créancier contre le parent débiteur pour la faire respecter, car il s’agit d’une obligation continue, indépendante de toute disposition législative ou ordonnance judiciaire à cet effet. Toute interprétation qui est donnée de l’art. 152 devrait appuyer la conception moderne du soutien alimentaire au profit des enfants et éviter d’encourager des comportements qui minent les valeurs à la base de ce régime, son efficience ou son efficacité. En conséquence, les tribunaux ne devraient pas créer un effet incitatif indésirable en accordant aux parents débiteurs une immunité après que les enfants ont cessé d’être des enfants à charge.
                    Empêcher la présentation, en vertu de l’art. 152 de la FLA, de demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants fait également abstraction du fait que le droit de la famille commande une démarche qui tient compte de l’environnement social plus large dans lequel existe la dynamique familiale. Les rôles associés aux personnes selon leur genre, le divorce, la séparation et la monoparentalité contribuent à la pauvreté infantile et imposent aux femmes un fardeau disproportionné. L’interdiction visant les demandes de soutien alimentaire historique au profit des enfants fait en sorte que des enfants sont privés de leur dû, et le droit ne prévoit aucun recours pour remédier aux difficultés que cette situation cause aux enfants et aux personnes qui en prennent soin, personnes qui le plus souvent encore aujourd’hui sont des femmes. Encore aujourd’hui, les femmes assument la majeure partie des obligations liées au soin et à la garde des enfants et gagnent moins d’argent que les hommes, de sorte que la pauvreté chez les femmes demeure inextricablement liée à la pauvreté chez les enfants. Les femmes qui obtiennent la garde sont souvent mal placées pour évaluer la situation financière de l’autre parent et agir en conséquence. Les mesures qui ont pour effet de dresser d’autres barrières limitant la capacité des femmes de revendiquer leurs droits et de les faire respecter, par exemple un obstacle juridictionnel, empêchent ces dernières d’améliorer leur situation et celle de leurs enfants. L’approche holistique du droit de la famille requiert la prise en compte de l’interdépendance des questions liées au soutien alimentaire au profit des enfants, à la pauvreté infantile et à la féminisation de la pauvreté qui en découle. Constitue un système plus équitable, et ce, pour l’ensemble de la population, un système qui permet de tenir compte de la dynamique sociale qui appauvrit certains membres de la société au bénéfice de certains autres ou qui empêche certains membres de la société d’avoir accès à la justice et de revendiquer leurs droits, même tardivement. Les principes qui régissent le soutien alimentaire au profit des enfants appuient également l’interprétation favorable aux enfants, de sorte que l’intérêt supérieur de ceux‑ci est au cœur de l’opération d’interprétation. De plus, en l’absence de disposition législative claire à cet effet, il faut éviter d’adopter une interprétation défavorable aux droits préexistants des enfants que leur reconnaît la common law, et aux intérêts des parents créanciers. L’intérêt supérieur de l’enfant, lequel est intrinsèquement lié à celui de la personne qui en prend soin, milite en faveur d’une interprétation de l’art. 152 de la FLA qui a pour effet d’autoriser l’instruction de demandes visant à obtenir du soutien alimentaire historique au profit d’un enfant.
                    La suppression de l’obstacle juridictionnel dans le cas des demandes de modification signifie que les tribunaux seront appelés à instruire ces affaires sur le fond. Les juges devront déterminer d’abord s’il existe une dette en souffrance, puis se demander ce qui constituerait une ordonnance équitable à la lumière des facteurs énoncés dans l’arrêt D.B.S. : la raison pour laquelle le parent créancier a tardé à présenter une demande de soutien alimentaire au profit de l’enfant, le comportement du parent débiteur, la situation de l’enfant et les difficultés que l’ordonnance crée au parent débiteur. Selon le premier facteur, il existe de nombreuses raisons pour lesquelles même une personne démunie pourrait tarder à présenter une demande. Il y a un nombre croissant de décisions judiciaires et de travaux de recherches en sciences sociales qui démontrent que, parfois, des parents tardent à solliciter une mesure de soutien alimentaire pour leur enfant soit parce qu’ils veulent protéger celui‑ci contre un préjudice, soit parce qu’il ne leur est pas possible en pratique de le faire, soit encore parce qu’ils n’ont pas accès à la justice en raison des circonstances dans lesquelles ils se trouvent. L’accent doit porter sur la question de savoir si la raison avancée est compréhensible plutôt que sur l’existence ou non d’un motif valable, et comporter une appréciation généreuse du contexte social dans lequel a été prise la décision de solliciter du soutien alimentaire au profit de l’enfant.
                    Pour ce qui est du comportement du parent débiteur, la Cour a donné dans l’arrêt D.B.S. une définition large et téléologique de la notion de comportement répréhensible, soit tout acte du parent débiteur qui tend à faire passer ses intérêts avant le droit de l’enfant à une pension alimentaire d’un montant approprié. Le défaut du parent débiteur de communiquer son revenu réel, un fait qu’il connaît, représente un manquement à une obligation importante et constitue souvent la cause première de la présentation tardive d’une demande. L’examen doit porter principalement sur les actes du parent débiteur et sur leurs conséquences — l’intention subjective du parent débiteur est rarement pertinente. Un comportement répréhensible de la part du parent débiteur n’est pas un élément nécessaire pour donner naissance à son obligation de payer le soutien alimentaire réclamé pour l’enfant. Quant au troisième facteur, les besoins de l’enfant pourraient être une considération pertinente pour l’attribution et le calcul d’une prestation alimentaire rétroactive à son profit. Si l’enfant a connu des conditions de vie difficiles dans le passé ou s’il a besoin d’argent à la date de l’audience, ces circonstances jouent en faveur non seulement du prononcé d’une ordonnance, mais aussi de l’élargissement de la portée temporelle de celle‑ci. Toutefois, cela ne signifie pas que l’existence de difficultés constitue nécessairement un préalable au prononcé d’une ordonnance alimentaire rétroactive. Qui plus est, le fait qu’un enfant n’a pas subi de difficultés en raison des sacrifices consentis par ses parents gardiens ne milite pas contre le prononcé d’une ordonnance alimentaire rétroactive ou historique à son profit.
                    Le dernier facteur — soit les difficultés que pourrait causer l’ordonnance — tient compte de la facilité avec laquelle le parent débiteur pourrait ou non être en mesure de payer une ordonnance. Si l’ordonnance est susceptible de causer des difficultés excessives au parent débiteur, et si les autres facteurs ne font pas obstacle au prononcé d’une ordonnance, ce facteur peut militer contre le prononcé d’une ordonnance ou influer sur la portée temporelle de celle‑ci afin de produire un résultat équitable. Quoique ce facteur s’attache aux difficultés causées au parent débiteur, ces difficultés ne peuvent être considérées qu’après qu’ont été prises compte les difficultés qui seraient causées à l’enfant et au parent créancier si aucune ordonnance intimant le paiement de sommes dues mais impayées n’était rendue.
                    En ce qui concerne la date à partir de laquelle une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant devrait produire ses effets, la date de rétroactivité devrait peut-être correspondre à celle à laquelle le soutien alimentaire aurait dû être versé. La date à laquelle il y a eu information réelle du parent débiteur, soit, par défaut, la date à partir de laquelle une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant devrait produire ses effets, est un large concept, qui va bien au‑delà du seul fait de savoir concrètement qu’une demande de modification a été déposée. Les aspects distinctifs de la pension alimentaire pour enfants apaisent quelque peu les préoccupations relatives à l’absence d’avis, et, de nos jours, la certitude quant aux obligations des parents débiteurs découle des prescriptions des Tables fédérales de pensions alimentaires pour enfants et du fait que les parents débiteurs savent qu’ils sont tenus de payer une pension alimentaire en fonction de leur revenu réel et qu’ils seront tenus responsables des paiements non effectués et des paiements inférieurs au montant prescrit.
                    Enfin, une ordonnance alimentaire historique au profit de l’enfant peut être accordée pour tout ou partie soit à l’enfant soit au parent créancier, ou encore aux deux, en fonction des conclusions de fait et de l’identité de la personne qui — si le non‑paiement a entraîné des difficultés — a subi ces difficultés. Les tribunaux devraient faire montre de souplesse lorsqu’ils sont appelés à déterminer comment répartir le soutien alimentaire entre le parent créancier et l’enfant bénéficiaire. Il ne devrait toutefois y avoir aucune hésitation généralisée à remettre des fonds au parent créancier. Lorsque le parent créancier et l’enfant bénéficiaire s’accordent sur la façon dont la prestation alimentaire devrait être répartie entre eux, les tribunaux devraient hésiter à intervenir et à modifier cet accord.
                    Les juges Abella et Karakatsanis : Il y a accord avec les juges majoritaires. Il y a également accord avec la juge Martin, qui ajoute d’importantes considérations de principe.
Jurisprudence
Citée par le juge Brown
                    Arrêt expliqué : D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231; arrêts mentionnés : Dring c. Gheyle, 2018 BCCA 435, 17 B.C.L.R. (6th) 30; Colucci c. Colucci, 2017 ONCA 892, 138 O.R. (3d) 321; Brear c. Brear, 2019 ABCA 419, 97 Alta. L.R. (6th) 1; Moge c. Moge, 1992 CanLII 25 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 813; Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495; Buckingham c. Buckingham, 2013 ABQB 155, 554 A.R. 256; de Rooy c. Bergstrom, 2010 BCCA 5, 4 B.C.L.R. (5th) 74; McDonald c. McDonald, 2008 BCSC 1203; Rick c. Brandsema, 2009 CSC 10, [2009] 1 R.C.S. 295; Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518; Cunha c. Cunha (1994), 1994 CanLII 3195 (BC SC), 99 B.C.L.R. (2d) 93; Leskun c. Leskun, 2006 CSC 25, [2006] 1 R.C.S. 920.
Citée par la juge Martin
                    Arrêt expliqué : D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231; arrêts mentionnés : Chartier c. Chartier, 1999 CanLII 707 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 242; MacMinn c. MacMinn (1995), 1995 CanLII 6247 (AB CA), 174 A.R. 261; Poissant c. Barrette (1879), 3 L.N. 12; Paras c. Paras, 1970 CanLII 370 (ON CA), [1971] 1 O.R. 130; Levesque c. Levesque (1994), 1994 CanLII 4486 (AB CA), 155 A.R. 26; Vincent c. Vincent (1995), 1995 CanLII 9872 (NL CA), 132 Nfld. & P.E.I.R. 181; Wright c. Wright (1996), 1996 CanLII 4915 (SK CA), 141 Sask. R. 44; Willick c. Willick, 1994 CanLII 28 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 670; Cherry c. Cherry (1996), 1996 CanLII 1937 (BC CA), 24 B.C.L.R. (3d) 158; Wang c. Wang (1998), 1998 CanLII 6374 (BC CA), 58 B.C.L.R. (3d) 159; Childs c. Childs (1990), 1990 CanLII 5437 (NB CA), 107 R.N.‑B. (2e) 176; Francis c. Baker, 1999 CanLII 659 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 250; D.B.S. c. S.R.G., 2005 ABCA 2, 361 A.R. 60; Contino c. Leonelli‑Contino, 2005 CSC 63, [2005] 3 R.C.S. 217; Innes c. Van Den Ende (1993), 1993 CanLII 6862 (BC CA), 83 B.C.L.R. (2d) 273; Dickson c. Dickson (1987), 1987 CanLII 158 (BC CA), 21 B.C.L.R. (2d) 69; S. (L.) c. P. (E.), 1999 BCCA 393, 67 B.C.L.R. (3d) 254; de Rooy c. Bergstrom, 2010 BCCA 5, 4 B.C.L.R. (5th) 74; Dring c. Gheyle, 2018 BCCA 435, 17 B.C.L.R. (6th) 30; Daoust c. Alberg, 2016 MBCA 24, 71 R.F.L. (7th) 274; Calver c. Calver, 2014 ABCA 63, 569 A.R. 170; Selig c. Smith, 2008 NSCA 54, 266 N.S.R. (2d) 102; Krivanek c. Krivanek (2008), 2008 CanLII 44732 (ON SC), 56 R.F.L. (6th) 390; Hnidy c. Hnidy, 2017 SKCA 44, 414 D.L.R. (4th) 87; Brear c. Brear, 2019 ABCA 419, 97 Alta. L.R. (6th) 1; Colucci c. Colucci, 2017 ONCA 892, 138 O.R. (3d) 321; MacCarthy c. MacCarthy, 2015 BCCA 496, 380 B.C.A.C. 102; Buckingham c. Buckingham, 2013 ABQB 155, 554 A.R. 256; Catena c. Catena, 2015 ONSC 3186, 61 R.F.L. (7th) 463; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Simone c. Herres, 2011 ONSC 1788; George c. Gayed, 2014 ONSC 5360; Gordashko c. Boston, 2009 ABQB 229; J.P. c. J.A.P., 2010 ABQB 53; Pitre c. Lalande, 2017 ONSC 208; Vohra c. Vohra, 2009 ONCJ 135, 66 R.F.L. (6th) 216; S.P. c. R.P., 2010 ONSC 2247, inf. par 2011 ONCA 336, 281 O.A.C. 263; Hartshorne c. Hartshorne, 2010 BCCA 327, 289 B.C.A.C. 244; MacLennan c. MacLennan, 2003 NSCA 9, 212 N.S.R. (2d) 116; Hunt c. Smolis‑Hunt, 2001 ABCA 229, 97 Alta. L.R. (3d) 238; Dahl c. Dahl (1995), 1995 ABCA 425 (CanLII), 178 A.R. 119; B. (T.K.) c. S. (P.M.), 2008 BCSC 1350; Swiderski c. Dussault, 2008 BCSC 1629, inf. en partie par 2009 BCCA 461, 98 B.C.L.R. (4th) 40; C.B.E. c. J.A.E., 2003 ABQB 961; Roseberry c. Roseberry, 2015 ABQB 75, 13 Alta. L.R. (6th) 215, inf. par 2015 ABCA 218, 68 R.F.L. (7th) 30; W. (L.J.) c. H. (R.L.), 2005 ABCA 252, 18 R.F.L. (6th) 461; Burchill c. Roberts, 2013 BCCA 39, 332 B.C.A.C. 126; Webber c. Lane, 2008 ONCJ 672; Irving c. Clouthier, 2008 CanLII 48137; Hartshorne c. Hartshorne, 2009 BCSC 698, 70 R.F.L. (6th) 106, inf. en partie par 2010 BCCA 327, 289 B.C.A.C. 244; Carlaw c. Carlaw, 2009 NSSC 428, 299 N.S.R. (2d) 1; Eadie c. Eadie, 2008 BCSC 1380; Reis c. Bucholtz, 2010 BCCA 115, 3 B.C.L.R. (5th) 71; Schick c. Schick, 2008 ABCA 196, 55 R.F.L. (6th) 1; Trick c. Trick (2003), 2003 CanLII 2260 (ON SC), 39 R.F.L. (5th) 418; Goulding c. Keck, 2014 ABCA 138, 572 A.R. 330; Farrell c. Oakley, 2008 ABQB 422; Howard c. Cox, 2017 ABCA 111, 97 R.F.L. (7th) 85; Ambrose c. Ambrose (1990), 1990 CanLII 12353 (MB CA), 24 R.F.L. (3d) 353; Larson c. Larson, 2014 ABQB 560; C.M.M. c. P.M.M., 2019 ABQB 613; Smith c. Lagace, 2017 ABQB 394; Chrintz c. Chrintz, 1998 CanLII 14891 (ON SC), 41 R.F.L. (4th) 219; McInutly c. Dacyshyn, 2013 ABQB 538; S.K. c. A.K., 2004 BCSC 37; K.A.W. c. M.E.W., 2019 ABQB 563; Moge c. Moge, 1992 CanLII 25 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 813; Bracklow c. Bracklow, 1999 CanLII 715 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 420; Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, [2003] 1 R.C.S. 303; Rick c. Brandsema, 2009 CSC 10, [2009] 1 R.C.S. 295; Thibaudeau c. Canada, 1995 CanLII 99 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 627; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Canada 3000 Inc. (Re), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865; Pelech c. Pelech, 1987 CanLII 57 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 801; Symes c. Canada, 1993 CanLII 55 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 695; Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3; K.L.B. c. Colombie‑Britannique, 2003 CSC 51, [2003] 2 R.C.S. 403; Richardson c. Richardson, 1987 CanLII 58 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 857; Theriault c. Theriault (1994), 1994 ABCA 119 (CanLII), 149 A.R. 210; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817; Morguard Properties Ltd. c. Ville de Winnipeg, 1983 CanLII 33 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 493; Régie des transports en commun de la région de Toronto c. Dell Holdings Ltd., 1997 CanLII 400 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 32; Banque royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., 1997 CanLII 377 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 411; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Anderson c. Laboucan, 2017 ABQB 642; Baldwin c. Funston (2007), 2007 ONCA 381 (CanLII), 85 O.R. (3d) 721; Foster c. Foster, 2013 BCCA 205; Tepleski c. Girardin, 2017 MBCA 37; Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269; Loughlin c. Loughlin, 2007 ABQB 10; Koback c. Koback, 2013 SKCA 91, 423 Sask. R. 35; L.L. c. G.B., 2008 ABQB 536, 10 Alta. L.R. (5th) 67; C.A.R. c. G.F.R., 2006 BCSC 1407; Debora c. Debora (2006), 2006 CanLII 40663 (ON CA), 218 O.A.C. 237; Tschudi c. Tschudi, 2010 BCCA 170, 86 R.F.L. (6th) 23; Purba c. Purba, 2009 ABCA 32, 466 A.R. 175; Cornelissen c. Cornelissen, 2003 BCCA 666, 21 B.C.L.R. (4th) 308; Warwoda c. Warwoda, 2009 ABQB 582; Ennis c. Ennis, 2000 ABCA 33, 77 Alta. L.R. (3d) 289; Wishlow c. Bingham, 2000 ABCA 198, 82 Alta. L.R. (3d) 226; Sawatzky c. Sawatzky, 2018 MBCA 102, 428 D.L.R. (4th) 247.
Lois et règlements cités
Administrative Recalculation of Child Support Regulations, N.L.R. 16/18, art. 5(1).
Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, art. 12.53, formules FL‑26, FL‑27.
An Act to amend the Law relating to the custody of Infants, S.U.C. 1855, 18 Vict., c. 126, art. 1.
Calcul et recalcul administratifs des aliments pour enfants, Règl. de l’Ont. 190/15, art. 10.1(1).
Employment and Assistance Act, S.B.C. 2002, c. 40.
Family Law Act, S.A. 2003, c. F‑4.5, art. 55.41(1).
Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25, art. 1 « child », 45, 146, 147, 148(3), 149, 152, 157(1), 158(1), 164(3), 167, 170(a), 187.
Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, c. 128 [abr. & rempl. 2011, c. 25, art. 259], art. 88(1), 91(3).
Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175, art. 3(1)a), 4b)(ii), 21, ann. I.
Lignes directrices sur les aliments pour les enfants, Règl. de l’Ont. 391/97, art. 13g), 24.1(1).
Loi sur l’obligation alimentaire, C.P.L.M., c. F20, art. 39.1.1.
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), art. 2 « enfant à charge », 3, 4, 5, 6, 7, 15.1, 17.
Parentage and Maintenance Act, R.S.A. 2000, c. P‑1 [abr. 2003, c. F‑4.5, art. 129].
Règlement de 1998 sur les prestations alimentaires familiales, R.R.S., c. F‑6,2 Règl. 1, art. 21.23(1)c).
Traités et autres instruments internationaux
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, arts. 3(1), 27(2), (4).
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, art. 16(1)d).
Doctrine et autres documents cités
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Canada. Comité fédéral‑provincial‑territorial sur le droit de la famille. Rapport et recommandations sur le droit de la famille concernant les pensions alimentaires pour les enfants, Ottawa, Ministère de la Justice, 1995.
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Canada. Statistique Canada. Centre canadien de la statistique juridique. Les refuges pour femmes violentées au Canada, 2014, par Sara Beattie et Hope Hutchins, Ottawa, Ministre de l’Industrie, 2015.
Canada. Statistique Canada. L’écart entre les sexes au Canada : 1998 à 2018, par Rachelle Pelletier, Martha Patterson et Melissa Moyser, Ottawa, Ministre de l’Industrie, octobre 2019.
Canada. Statistique Canada. Les enfants vivant dans un ménage à faible revenu : Recensement de 2016, Ottawa, Ministre de l’Industrie, septembre 2017.
Canada. Statistique Canada. Portrait de la vie familiale des enfants au Canada : Recensement de 2016, Ottawa, Ministre de l’Industrie, août 2017.
Canada. Statistique Canada. Un maximum d’informations sur les travailleurs au salaire minimum : 20 ans de données, par Dominique Dionne‑Simard et Jacob Miller, Ottawa, Ministre de l’Industrie, septembre 2019.
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Maisonneuve, Tina. « Child Support Under the Federal and Quebec Guidelines : A Step Forward or Behind? » (1999), 16 Rev. can. d. fam. 284.
Menard, Anne, and Vicki Turetsky. « Child Support Enforcement and Domestic Violence » (1999), 50 Juv. Fam. Court J. 27.
Millar, Paul, and Anne H. Gauthier. « What Were They Thinking? The Development of Child Support Guidelines in Canada » (2002), 17 C.J.L.S. 139.
Rogerson, Carole J. « Judicial Interpretation of the Spousal and Child Support Provisions of the Divorce Act, 1985 (Part II) » (1991), 7 C.F.L.Q. 271.
Smith, D. « Retroactive Child Support — An Update » (2007), 26 C.F.L.Q. 209.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Willcock, Savage et Hunter), 2018 BCCA 449, 19 R.F.L. (8th) 26, 20 B.C.L.R. (6th) 1, [2018] B.C.J. No. 3759 (QL), 2018 CarswellBC 3197 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Young, 2017 BCSC 887, [2017] B.C.J. No. 1031 (QL), 2017 CarswellBC 1442 (WL Can.), qui avait infirmé une ordonnance du juge Smith, C. prov. C.‑B., no F3319, 26 septembre 2016. Pourvoi accueilli.
                    Peter M. Mennie et Michael Sobkin, pour l’appelante.
                    Ryan Dueckman, Karen Tiwana et Shawn Duguay, pour l’intimé.
                    Jennifer Klinck, Dustin Klaudt et Joshua Sealy‑Harrington, pour l’intervenante.
 
Version française des motifs de jugement des juges Moldaver, Côté, Brown, Rowe et Kasirer rendus par
 
                    Le juge Brown —
I.              Introduction et contexte
[1]                              Au terme de l’audition du présent pourvoi, la Cour l’a accueilli, avec dépens devant toutes les cours, et elle a rétabli l’ordonnance du juge G. Smith de la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique, datée du 26 septembre 2016, avec motifs à suivre. Voici les motifs de ce jugement.
[2]                              Dans D.B.S. c. S.R.G.; L.J.W. c. T.A.R.; Henry c. Henry; Hiemstra c. Hiemstra, 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231, la Cour a interprété l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), et jugé que cette disposition empêche les tribunaux de rendre une ordonnance sur une demande initiale de prestation alimentaire[1] rétroactive au profit d’un enfant, à moins que l’enfant bénéficiaire soit un « enfant à charge » au sens de la Loi sur le divorce au moment où la demande est présentée. Le présent pourvoi soulève la question de savoir si le pouvoir du tribunal de rendre une ordonnance fondée sur l’art. 152 de la Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25 (« FLA »), est assujetti à une restriction analogue. Plus précisément, est‑il possible de modifier une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant en vertu de la FLA après que l’ordonnance a expiré et après que le bénéficiaire du soutien alimentaire cesse d’être un [traduction] « enfant » au sens de cette loi?
[3]                              Cette question découle de la rupture de l’union de fait qui existait entre les parties, Madame Danelle Michel et Monsieur Sean Graydon, qui sont les parents d’A.G., née en décembre 1991. Après la séparation de Mme Michel et de M. Graydon en 1994, A.G. a habité avec Mme Michel, et M. Graydon a accepté de verser au profit de l’enfant une pension alimentaire de 341 $ par mois, basée sur un revenu annuel de 39 832 $. Cette entente a été officialisée par une ordonnance rendue sur consentement le 29 mars 2001.
[4]                              Dans les faits, M. Graydon a minimisé son revenu. En effet, il a touché 45 580 $ en 2001 et — sauf en 2004 — son véritable revenu annuel a continué de dépasser son revenu déclaré jusqu’à ce que son obligation alimentaire envers l’enfant prenne fin par suite d’une ordonnance judiciaire qui a pris effet le 30 avril 2012.
[5]                              Durant l’enfance d’A.G., Mme Michel a dû compter sur l’aide au revenu ou sur des prestations d’invalidité, des mesures d’assistance en contrepartie desquelles elle devait céder au ministre, en application de l’Employment and Assistance Act, S.B.C. 2002, c. 40, son droit de recevoir du soutien alimentaire au profit de son enfant. Durant la cession de ce droit, le ministre n’a jamais autorisé la présentation d’une demande de réexamen de la pension alimentaire versée au profit d’A.G.
[6]                              En janvier 2015, Mme Michel a demandé à la Cour provinciale de modifier rétroactivement la prestation alimentaire qui avait été versée pour l’enfant d’avril 2009 (date modifiée par la suite à avril 2001) à avril 2012, pour qu’elle tienne compte du revenu réel de M. Graydon durant cette période. Lorsqu’il a rendu l’ordonnance à cet égard, le juge Smith de la Cour provinciale a rejeté l’argument de M. Graydon selon lequel, étant donné qu’A.G. n’était pas une « enfant » quand Mme Michel a présenté sa demande, le tribunal n’avait pas le pouvoir de rendre l’ordonnance sollicitée. À son avis, et bien qu’il soit possible que son pouvoir ait été restreint de la sorte par une loi maintenant abrogée, la Family Relations Act, R.S.B.C 1996, c. 128, il n’existe aucune restriction de ce genre dans la FLA. Appliquant l’arrêt D.B.S. de notre Cour, le juge a conclu que les circonstances entourant la demande de Mme Michel justifiaient de rendre une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant. La tardiveté de la demande était justifiée; M. Graydon avait eu un comportement répréhensible en ne communiquant pas son revenu avec exactitude; A.G. a subi un préjudice en raison de ce comportement, car elle n’a pas été en mesure de suivre le programme postsecondaire de son choix; et une ordonnance rétroactive n’occasionnerait aucune difficulté à M. Graydon. Le juge Smith a donc ordonné à ce dernier de payer une prestation alimentaire rétroactive pour l’enfant de 23 000 $ — répartie en parts égales entre Mme Michel et A.G.
[7]                              La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a accueilli l’appel de M. Graydon (2017 BCSC 887), jugeant que la conclusion de notre Cour dans l’arrêt D.B.S. portant qu’une demande de prestation alimentaire au profit d’un enfant doit être présentée alors que ce dernier est encore un « enfant à charge » s’applique tout autant aux demandes de prestation alimentaire pour enfant présentées en vertu de la FLA. Madame Michel a ensuite interjeté appel à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2018 BCCA 449, 20 B.C.L.R. (6th) 1).
[8]                              Après l’audition de l’appel de Mme Michel, mais avant que le jugement soit rendu dans celui‑ci, une formation de cinq juges de la Cour d’appel a instruit l’affaire Dring c. Gheyle, 2018 BCCA 435, 17 B.C.L.R. (6th) 30. Dans l’arrêt Dring, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont statué que la FLA n’autorise pas le tribunal à modifier rétroactivement une ordonnance alimentaire pour enfant si le bénéficiaire n’est pas un « enfant » au moment de la demande. Compte tenu de cet arrêt, l’appel de Mme Michel a été rejeté. Selon la Cour d’appel, l’arrêt D.B.S. a établi une règle générale empêchant le prononcé de toute ordonnance alimentaire au profit d’un enfant dans les cas où la demande à cet effet est présentée après que le bénéficiaire a cessé d’être un « enfant ». Il s’ensuivait que le juge qui avait présidé l’audience ne disposait pas du pouvoir de rendre l’ordonnance alimentaire rétroactive que réclamait Mme Michel au profit de son enfant.
[9]                              Je ne suis pas d’accord. L’article 152 de la FLA autorise le tribunal à modifier rétroactivement une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, indépendamment des questions de savoir si le bénéficiaire est un « enfant » au moment de la demande et si l’ordonnance a expiré. L’ordonnance du juge Smith de la Cour provinciale n’aurait donc pas dû être modifiée.
II.           Analyse
A.           Pouvoir de rendre une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant
(1)           D.B.S.
[10]                          Dans l’arrêt D.B.S., la Cour a souscrit à certains principes importants applicables aux ordonnances alimentaires au profit des enfants (y compris le soutien alimentaire rétroactif) qui méritent d’être répétés ici :
-         Le soutien alimentaire au profit d’un enfant est un droit qui appartient à l’enfant, droit auquel les parents ne peuvent renoncer par voie d’accord et qui continue d’exister après la rupture de la relation entre les parents de l’enfant (par. 38).
-         Le soutien alimentaire versé devrait autant que possible permettre à l’enfant de conserver le niveau de vie qu’il avait avant la séparation de ses parents (par. 38).
-         Le soutien alimentaire qui doit être versé au profit de l’enfant variera en fonction du revenu du parent débiteur et ne vise pas seulement à subvenir aux « besoins essentiels » de l’enfant (par. 38‑45).
-         Les ordonnances rétroactives ne sont pas véritablement « rétroactives », puisqu’elles ne font que soumettre les payeurs à l’obligation légale qu’ils ont toujours eue de verser une prestation alimentaire proportionnelle à leur revenu (par. 2).
-         Les ordonnances rétroactives ne se limitent pas aux « circonstances exceptionnelles » ou à de « rares cas » (par. 5).
-         Pour décider s’il y a lieu de rendre une ordonnance rétroactive, il faut établir un équilibre entre, d’une part, l’intérêt du parent débiteur à jouir de la certitude en ce qui a trait à ses obligations, et, d’autre part, « l’équité et la souplesse » requises. Le tribunal doit déterminer si la tardiveté de la demande du parent créancier sollicitant une prestation alimentaire rétroactive était justifiée dans les circonstances, tout en tenant compte du comportement du parent débiteur, de la situation de l’enfant et des difficultés qu’une ordonnance rétroactive pourrait causer (par. 133).
[11]                          En outre, la Cour a souligné que, lorsqu’un tribunal est appelé à se prononcer sur une demande de prestation alimentaire rétroactive au profit d’un enfant, il doit analyser le régime législatif en vertu duquel la demande est présentée (par. 54) : « il faut respecter les différents choix de politique générale des gouvernements fédéral et provinciaux » (par. 55). Bien qu’une ordonnance alimentaire « rétroactive » au profit d’un enfant n’ait pas pour effet d’imposer une nouvelle obligation, mais sert simplement à faire exécuter une obligation antérieure non remplie, le mécanisme d’exécution de cette obligation doit être prévu dans le régime législatif applicable. Le tribunal peut faire respecter une obligation alimentaire envers un enfant qui n’a pas été remplie uniquement si les dispositions législatives applicables prévoient un mécanisme d’exécution, et uniquement en conformité avec ce mécanisme.
[12]                          Dans l’arrêt D.B.S., la Cour a examiné le mécanisme d’exécution prévu par l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce, lequel porte sur les ordonnances alimentaires initiales au profit des enfants. Cette constatation découle du texte de l’art. 15.1, qui autorise le tribunal à rendre une ordonnance initiale enjoignant le paiement d’une prestation alimentaire, mais uniquement au profit d’« enfants à charge », expression qui est définie comme suit à l’art. 2 : « Enfant des deux époux ou ex‑époux qui, à l’époque considérée, se trouve dans une des situations suivantes : il n’est pas majeur et est à leur charge; il est majeur et est à leur charge, sans pouvoir, pour cause notamment de maladie ou d’invalidité, cesser d’être à leur charge ou subvenir à ses propres besoins ». Dans D.B.S., notre Cour a conclu que l’« époque considérée » en ce qui a trait aux ordonnances alimentaires rétroactives au profit des enfants correspond au moment de la demande, et que le tribunal n’a donc pas le pouvoir de rendre une telle ordonnance en application de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce si l’enfant bénéficiaire n’est plus un « enfant à charge » au moment de présentation de la demande (par. 88‑89).
[13]                          Depuis l’arrêt D.B.S., les tribunaux inférieurs se sont demandé si le même principe s’appliquait également aux régimes législatifs provinciaux ou à des demandes modificatives fondées sur l’art. 17 de la Loi sur le divorce (voir Colucci c. Colucci, 2017 ONCA 892, 138 O.R. (3d) 321; Dring; Brear c. Brear, 2019 ABCA 419, 97 Alta. L.R. (6th) 1). Plus particulièrement, les tribunaux ont reconnu que des résultats injustes peuvent découler du fait d’ériger des obstacles qui ont pour effet d’empêcher des parents par ailleurs méritants de solliciter une prestation alimentaire rétroactive au profit d’un enfant (Colucci, par. 26; Dring, par. 155‑56, le juge d’appel Hunter, motifs concordants; Brear, par. 60). En effet, des préoccupations liées à l’équité semblent avoir animé l’approche qu’a retenue la Cour dans D.B.S. en ce qui a trait à la compétence, car elle a jugé bon de créer une exception qui s’applique chaque fois qu’un parent créancier engage une instance en bonne et due forme alors que le bénéficiaire est encore un enfant à charge (par. 130). En outre, fait important, comme les femmes continuent de devoir faire face au fardeau disproportionné des conséquences économiques découlant de la rupture du mariage (Moge c. Moge, 1992 CanLII 25 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 813, p. 849‑850; m.i., par. 20), elles sont également les plus touchées par les obstacles qui empêchent les tribunaux d’examiner les demandes de soutien alimentaire rétroactif au profit d’un enfant. Motivés par ces préoccupations, les tribunaux inférieurs continuent de créer des exceptions leur conférant compétence pour accorder une prestation alimentaire à l’égard de bénéficiaires qui ne sont plus des enfants à charge (Brear, par. 63).
[14]                          Compte tenu de cet historique, je conviens avec ma collègue la juge Martin qu’il pourrait être justifié de réexaminer l’interprétation qu’a donnée notre Cour dans l’arrêt D.B.S. à l’expression « époque considérée », qui figure à l’art. 2 de la Loi sur le divorce. Avec égards, toutefois, j’estime que nos débats profiteraient vraisemblablement d’arguments sur ce point. De plus, il n’est pas nécessaire de procéder à ce réexamen pour statuer sur le présent pourvoi. La question restreinte à laquelle il faut répondre en l’espèce consiste, en fin de compte, à décider si la FLA autorise la modification d’une ordonnance alimentaire existante au profit d’un enfant après que le bénéficiaire a cessé d’être un « enfant ». Selon M. Graydon, l’arrêt D.B.S. énonce une règle générale qui subordonne l’exercice du pouvoir du tribunal d’accueillir une demande de prestation alimentaire rétroactive pour enfant — qu’il s’agisse d’une demande initiale ou d’une demande modificative — au fait que l’enfant bénéficiaire soit encore un enfant à charge. Il s’appuie fortement sur un seul passage de l’arrêt D.B.S. où, en décidant l’un des quatre pourvois (Henry c. Henry) visés dans les motifs de cet arrêt, pourvoi qui portait sur une demande sollicitant la modification rétroactive d’une ordonnance alimentaire existante au profit des enfants, le juge Bastarache, au nom des juges majoritaires, a écrit ce qui suit :
     J’ajoute que la fille aînée visée par l’ordonnance de la juge Rowbotham n’était plus une enfant à charge lors du dépôt de l’avis de requête en vue d’obtenir une pension alimentaire rétroactive. Vu les faits, cela n’a cependant pas d’incidence sur le pouvoir du tribunal de rendre une ordonnance alimentaire rétroactive au profit des enfants sous le régime de la Loi sur le divorce. Comme M. Henry ne l’avait pas informée de l’augmentation de son revenu, Mme Henry n’a eu d’autre choix que de lui signifier une demande de communication et un avis de requête afin de connaître le revenu qu’il avait gagné au cours des années en cause. Cette démarche juridique formelle, que prévoyaient les Lignes directrices et qui était un préalable nécessaire au présent pourvoi, a suffi à conférer sa compétence au tribunal sous le régime de la Loi sur le divorce. La démarche ayant été menée à bien avant que l’aînée ne cesse d’être une enfant à charge, le tribunal pouvait rendre une ordonnance rétroactive à son profit. [par. 150]
Suivant l’argument de M. Graydon, il découle nécessairement de façon implicite de ce passage que, n’eût été le fait qu’il y avait eu préalablement remise de la demande de communication et de l’avis de requête, le juge Bastarache aurait conclu que le tribunal n’avait pas le pouvoir de rendre l’ordonnance sollicitée, puisque l’enfant en cause « n’était plus une enfant à charge lors du dépôt de l’avis de requête en vue d’obtenir une pension alimentaire rétroactive ».
[15]                          Fait important, cependant, dans l’affaire Henry le pourvoi portait sur une demande de modification d’une ordonnance alimentaire existante au profit d’enfants, ce qui mettait en jeu l’art. 17 de la Loi sur le divorce. Contrairement à l’art. 15.1, les par. 17(1) et 17(4) ne font pas mention d’« enfants à charge ». Par conséquent, il n’était peut‑être pas strictement nécessaire de traiter de la question de la compétence dans le contexte de l’affaire Henry, mais il n’en demeure pas moins qu’[traduction] « une décision ne fait autorité qu’à l’égard de ce qui y est effectivement décidé » (Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495 (H.L.), p. 506). Parce que le juge Bastarache se réfère à l’expression « enfant à charge » dans ses commentaires, ceux-ci se limitaient clairement à la question de compétence qui se soulève dans le contexte de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce, question que le juge avait déjà soigneusement examinée dans ses motifs (D.B.S., par. 88‑89). Je rejette donc la suggestion de M. Graydon selon laquelle l’analyse de la compétence effectuée dans le cadre de l’affaire Henry était implicitement censée s’appliquer aux ordonnances modificatives rétroactives prononcées en application de l’art. 17 de la Loi sur le divorce, sans la moindre référence au libellé de cette disposition. Selon moi, la Cour n’a ni examiné, ni tranché cette question, car il n’était pas nécessaire de le faire pour statuer sur le pourvoi. L’arrêt D.B.S. ne permet donc pas d’affirmer que les tribunaux peuvent modifier de manière rétroactive une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant uniquement pendant que l’enfant bénéficiaire est encore un « enfant à charge » (voir Colucci, par. 12‑14; Dring, par. 190‑200, le juge d’appel Hunter, motifs concordants; Brear, par. 46‑50).
[16]                          Je n’accepte pas non plus l’argument voulant que la Cour, dans D.B.S., ait énoncé un principe de portée générale, qui transcende la Loi sur le divorce et englobe tous les autres régimes législatifs, et qui s’applique indépendamment de l’intention des législateurs. En effet, la Cour a souligné que les provinces « demeurent [. . .] libres d’adopter un autre modèle » que celui retenu par le Parlement dans la Loi sur le divorce (par. 54). Lorsque les provinces se prévalent de ce droit en adoptant des mesures législatives qui établissent un régime fondé sur la présentation d’une demande comme celui de la FLA, et lorsqu’une demande de soutien alimentaire rétroactif au profit d’un enfant est présentée en vertu de celles‑ci, ce sont ces mesures législatives qui régissent le pouvoir du tribunal d’octroyer le soutien en question (par. 55‑56)
[17]                          Qui plus est, les tribunaux ne devraient pas reconnaître trop rapidement l’existence d’obstacles juridictionnels qui empêchent les demandes de soutien alimentaire rétroactif au profit des enfants. Il en est ainsi parce que des limites d’ordre juridictionnel sont [traduction] « incompatibles avec les principes et aux objectifs de politique générale énoncés dans [D.B.S.] » (Brear, par. 60), et ne peuvent être imposées que lorsque le législateur a clairement voulu qu’elles le soient. De telles limites doivent donc découler de façon évidente du régime législatif en cause, car le fait d’empêcher les tribunaux de même envisager la délivrance d’une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant empêcherait l’exécution d’une obligation légale non remplie même dans des circonstances qui s’y prêtent parfaitement. Comme l’a expliqué le juge d’appel Sharpe dans Colucci :
        [traduction] Je ne vois aucune raison pour laquelle le tribunal devrait être privé de la compétence l’autorisant à examiner la demande d’un parent créancier qui a peiné à subvenir aux besoins des enfants et à faire assumer une partie de ce fardeau au parent débiteur s’il y a eu un changement de situation qui aurait justifié une modification pendant que les enfants étaient encore des enfants à charge. [. . .] [Un] régime qui conférerait aux parents débiteurs une immunité après que les enfants ont cessé d’être des enfants à charge créerait un effet incitatif indésirable. S’il est déchargé de sa responsabilité une fois que les enfants cessent d’être des « enfants à charge », le parent débiteur dont le revenu augmente pourrait être incité, en vue d’éviter d’ouvrir la porte à une hausse de ses obligations, à ne pas s’acquitter de ses obligations accrues dans l’espoir que l’époux créancier tardera à présenter une demande modificative en vue de faire accroître la prestation alimentaire jusqu’à ce que les enfants aient perdu leur statut d’enfants à charge. . . . [par. 26]
À moins d’y être contraints par le régime législatif applicable, les tribunaux devraient éviter de créer pour les parents débiteurs quelque incitation que ce soit à se soustraire à leurs obligations alimentaires envers leurs enfants (D.B.S., par. 4). Comme l’a reconnu notre Cour dans D.B.S., permettre la rétroactivité des ordonnances alimentaires au profit des enfants est tout à fait compatible avec le régime de soutien alimentaire des enfants (par. 60).
(2)           La FLA
[18]                          Je passe maintenant à l’interprétation des dispositions pertinentes du régime législatif en cause ici : la FLA. Pour déterminer qui a droit de recevoir une prestation alimentaire pour enfant, la FLA définit le terme « enfant » de différentes façons. Bien que le mot « enfant » (« child ») soit défini à l’article premier de cette loi comme signifiant [traduction] « une personne âgée de moins de 19 ans », la FLA élargit cette définition générale en ce qui concerne l’obligation d’un parent ou d’un tuteur de fournir des aliments à l’enfant (art. 146 et 147). Essentiellement, la FLA (comme la Loi sur le divorce) précise que les enfants qui sont à la charge de leurs parents peuvent recevoir une prestation alimentaire pour enfant.
[19]                          De plus, la FLA autorise deux types de demandes de soutien alimentaire au profit des enfants. Premièrement, considérés ensemble, les par. 149(1) et (2) autorisent le parent ou le tuteur d’un enfant, l’enfant, une personne agissant au nom de l’enfant ou (si le droit aux aliments a été cédé à un ministre) un ministre à demander une ordonnance alimentaire pour l’enfant. Deuxièmement, l’art. 152 autorise le tribunal à [traduction] « modifier ou [à] suspendre une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, ou encore [à] y mettre fin », et à le faire de façon prospective ou rétroactive, pourvu qu’il soit « convaincu de l’existence d’au moins un des éléments suivants et en t[ienne] compte » :
(a)   il est survenu un changement de situation, selon les lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, depuis le prononcé de cette ordonnance;
(b)   des éléments de preuve de nature substantielle qui n’étaient pas disponibles lors de l’audience antérieure le sont devenus;
(c)   la preuve de l’omission d’une partie d’avoir communiqué sa situation financière a été découverte après le prononcé de la dernière ordonnance.
[20]                          Madame Michel invoque l’art. 152 à l’appui de sa demande — c’est‑à‑dire qu’elle affirme chercher à faire modifier l’ordonnance rendue sur consentement le 29 mars 2001. Monsieur Graydon soutient pour sa part que Mme Michel ne peut avoir gain de cause en se fondant sur l’art. 152, et ce, pour deux raisons. Premièrement, il fait valoir que la demande doit être présentée pendant que le bénéficiaire demeure un enfant à charge. Deuxièmement, il prétend que l’art. 152 peut être invoqué uniquement en vue de faire modifier une ordonnance existante qui impose des obligations alimentaires continues à l’égard d’un enfant au moment où la demande est présentée. Cependant, comme je vais l’expliquer, si on interprète l’art. 152 de la FLA comme il se doit, cette disposition n’appuie ni l’un ni l’autre des arguments de M. Graydon. En effet, loin d’ériger des barrières, cette disposition crée une voie permettant aux tribunaux de modifier rétroactivement toute ordonnance alimentaire pour enfant, indépendamment des questions de savoir si le bénéficiaire est une personne à charge et si l’ordonnance existe au moment de la demande.
[21]                          Il est maintenant bien établi en droit canadien que l’interprétation des lois consiste à dégager l’intention du législateur en examinant les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie et l’objet de cette loi. En l’espèce, la tâche d’interprétation de l’art. 152 de la FLA à laquelle doit se livrer notre Cour est considérablement allégée par les analyses judiciaires convaincantes déjà réalisées par d’autres tribunaux concernant le sens de cet article (voir Dring, par. 133‑173, le juge d’appel Hunter, motifs concordants) et celui de dispositions analogues figurant dans d’autres lois (voir Brear, par. 29‑50, la juge d’appel Pentelechuk; Colucci, par. 8‑31, le juge d’appel Sharpe; Buckingham c. Buckingham, 2013 ABQB 155, 554 A.R. 256, par. 40‑48, la juge Strekaf (maintenant juge à la Cour d’appel de l’Alberta)).
[22]                          Si l’on examine l’art. 152 de la FLA au regard de l’analyse de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce effectuée par la Cour dans l’arrêt D.B.S., ce que ne contient pas l’art. 152 apparaît clairement. La FLA a remplacé la loi antérieure, la Family Relations Act, laquelle prévoyait, tant pour les demandes initiales que pour les demandes modificatives, que [traduction] « [t]oute personne peut demander une ordonnance [. . .] au nom d’un enfant » (par. 91(3)). Se fondant sur l’arrêt D.B.S., les tribunaux ont considéré que, suivant ces termes, le pouvoir du tribunal de rendre une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant dépendait du statut de personne à charge du bénéficiaire, ce qui constituait l’état du droit en Colombie‑Britannique lorsque la FLA a été édictée (de Rooy c. Bergstrom, 2010 BCCA 5, 4 B.C.L.R. (5th) 74, par. 65, citant l’affaire McDonald c. McDonald, 2008 BCSC 1203, par. 34 (CanLII)). Bien qu’il ne soit pas nécessaire de décider en l’espèce si la mention du terme défini « enfant » doit à juste titre être considérée comme ayant pour effet de limiter le pouvoir du tribunal d’accorder une prestation alimentaire rétroactive, ce qui est clair c’est que le même terme n’a pas été inclus au par. 152(1) lors de l’édiction de la FLA. Le paragraphe 152(1) ne comporte aucune mention du terme défini « enfant » qui pourrait avoir pour effet de limiter le pouvoir des tribunaux de modifier une ordonnance alimentaire pour enfant. Le paragraphe 152(1) énonce plutôt simplement que [traduction] « [s]ur demande, le tribunal peut modifier ou suspendre une ordonnance alimentaire pour enfant, ou encore y mettre fin, de façon prospective ou rétroactive ». Quoique le par. 152(2) dresse la liste des conditions préalables (dont au moins une doit être présente avant le prononcé d’une ordonnance modificative), aucune de ces conditions ne concerne le statut de personne à charge du bénéficiaire d’une ordonnance alimentaire pour enfant.
[23]                          Il ressort clairement d’un examen général de la FLA que, dans les cas où le législateur entendait énoncer des restrictions relativement aux personnes qui peuvent présenter une demande (ou au nom desquelles une demande peut être présentée), il l’a fait expressément. À cet égard, le fait que le mot [traduction] « demande » figure seul à l’art. 152, sans être assorti de conditions quant à l’identité des personnes pouvant en présenter une, contraste vivement avec d’autres demandes autorisées par la FLA (voir, p. ex., l’art. 45 (« demande émanant d’un tuteur »), le par. 148(3) (« demande émanant d’une partie »), le par. 157(1) (« demande émanant d’un débiteur ou d’un créancier ») et le par. 164(3) (« demande émanant d’un conjoint »)). L’absence à l’art. 152 de restrictions comparables à celles utilisées dans l’ensemble de la FLA implique qu’elles ont été délibérément exclues (voir R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 248).
[24]                          De plus, l’art. 152 permet au tribunal de [traduction] « modifier ou suspendre » une ordonnance alimentaire pour enfant « ou encore [d’]y mettre fin ». Comme l’al. 170(a) de la FLA autorise la délivrance d’ordonnances alimentaires pour enfants d’une durée indéterminée, il se peut que les parents débiteurs doivent recourir à l’art. 152 pour mettre fin à une telle ordonnance après que le bénéficiaire du soutien alimentaire a cessé d’être un enfant à charge. D’ailleurs, c’est exactement ce qu’a fait M. Graydon pour mettre fin à ses paiements de pension alimentaire au profit de l’enfant en 2012. Il n’y aurait toutefois aucune façon de modifier une ordonnance alimentaire pour enfant d’une durée indéterminée ou d’y mettre fin après que le bénéficiaire a cessé d’être un « enfant » si l’art. 152 était assujetti à la restriction avancée par M. Graydon (Dring, par. 142‑144). À mon avis, il est peu probable que le législateur ait voulu qu’il en soit ainsi.
[25]                          Quant à l’argument de M. Graydon selon lequel l’application de l’art. 152 se limite à la modification d’une ordonnance alimentaire existante au profit d’un enfant (c’est‑à‑dire qui n’a pas expiré ou à laquelle il n’a pas été mis fin), je réitère qu’une mesure de soutien alimentaire rétroactif au profit d’un enfant ne fait que soumettre les parents débiteurs à leurs obligations légales existantes (et non remplies) (D.B.S., par. 2). Modifier une ordonnance judiciaire antérieure pour refléter la juste mesure de soutien alimentaire « ne soumet nullement le parent débiteur à l’arbitraire » (D.B.S., par. 68). Il n’y a donc rien de mal en principe à modifier une ordonnance qui n’impose plus d’obligations alimentaires continues à l’égard d’un enfant au moment où la demande est présentée, pourvu que le texte législatif applicable autorise ce résultat.
[26]                          En ce qui concerne le libellé de l’art. 152, je note que cette disposition permet au tribunal de modifier [traduction] « une ordonnance alimentaire pour enfant ». L’argument de M. Graydon repose donc sur la prémisse selon laquelle, une fois qu’une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant a expiré, il n’existe plus d’ordonnance alimentaire pour enfant. Une telle conclusion est cependant contredite par l’examen de l’art. 152 au regard d’autres dispositions de la FLA qui limitent expressément la faculté du tribunal de modifier des ordonnances qui n’existent plus. Par exemple, l’art. 167 de la FLA autorise le tribunal à modifier une ordonnance alimentaire au profit du conjoint. Une grande partie de l’art. 167 reflète l’art. 152, mais le par. 167(3) prévoit une réserve additionnelle lorsque la modification concerne une ordonnance alimentaire au profit du conjoint expirée :
      [traduction]
      . . . si une ordonnance enjoint le paiement de soutien alimentaire au profit du conjoint pour une période déterminée ou jusqu’à l’arrivée d’un événement précis, le tribunal, sur demande présentée après l’expiration de cette période ou la survenance de cet événement, ne peut rendre d’ordonnance [. . .] en vue de la reprise du soutien alimentaire au profit du conjoint que s’il est convaincu des faits suivants :
(a)   l’ordonnance est nécessaire pour remédier à une difficulté économique qui
(i) est causée par [un changement dans les ressources, les besoins ou, d’une façon générale, dans la situation de l’un ou l’autre des conjoints [qui] est survenu depuis que l’ordonnance pour les aliments du conjoint a été rendue] et
(ii)  est liée à la relation entre les conjoints, et
(b)   si la nouvelle situation avait existé à l’époque où l’ordonnance a été rendue, elle aurait vraisemblablement donné lieu à une ordonnance différente.
Certes, le texte de l’art. 167 limite la faculté du tribunal de modifier une ordonnance qui a expiré. Le constat ici est double : d’une part, l’art. 167 montre que, sous le régime de la FLA, un tribunal peut modifier une ordonnance qui a expiré, et, d’autre part, l’art. 152 n’assujettit l’exercice du pouvoir du tribunal de modifier une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant à aucune des contraintes que l’art. 167 impose au pouvoir du tribunal de modifier une ordonnance alimentaire au profit d’un conjoint.
[27]                          De même, quoique le par. 187(1) de la FLA permette au tribunal de raccourcir ou de prolonger la durée d’une ordonnance en matière de protection, de mettre fin à l’ordonnance ou de la modifier d’une autre façon, le par. 187(2) requiert qu’une demande fondée sur l’art. 187 soit présentée [traduction] « avant l’expiration de l’ordonnance faisant l’objet de la demande ». Cette disposition démontre en outre que la FLA permet la modification d’ordonnances qui ont expiré, sous réserve des restrictions expresses qu’elle impose à l’égard de certains types d’ordonnances. En fait, M. Graydon exhorte notre Cour à inclure à l’art. 152 des restrictions analogues par voie d’interprétation extensive, mais il nous est tout simplement impossible d’emprunter cette voie lorsqu’il ressort de l’économie de la FLA que le législateur entend conférer aux tribunaux un large pouvoir discrétionnaire en matière de soutien alimentaire au profit des enfants.
[28]                          En somme, le libellé de l’art. 152 et l’économie de la FLA indiquent que le législateur a autorisé le tribunal à modifier toute ordonnance alimentaire au profit d’un enfant, indépendamment des questions de savoir si le bénéficiaire est encore un enfant à charge et si l’ordonnance continue d’exiger le versement de soutien. Une telle conclusion est logique, étant donné qu’une des raisons du remplacement de la Family Relations Act par la FLA était d’[traduction] « d’élargi[r] les circonstances dans lesquelles un tribunal peut modifier une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant » (Colombie‑Britannique, Ministry of Attorney General, White Paper on Family Relations Act Reform: Proposals for a new Family Law Act (2010), p. 117). S’efforcer d’inclure à l’art. 152, par voie d’interprétation extensive, des obstacles juridictionnels qui empêcheraient un tribunal de prononcer une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant dans des circonstances où une telle ordonnance est justifiée contrecarrerait l’objectif législatif et aurait pour effet indésirable d’inciter les parents débiteurs à se soustraire à leurs obligations.
B.            Une ordonnance rétroactive est‑elle indiquée en l’espèce?
[29]                          Maintenant qu’il a été jugé que le régime législatif applicable confère au tribunal le pouvoir de prononcer une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant, il faut se demander si le tribunal doit prononcer une telle ordonnance dans les circonstances de la présente affaire. En termes clairs, et comme le montre l’arrêt D.B.S., il s’agit d’une question distincte, qui commande une analyse distincte. Le tribunal saisi d’une demande de soutien alimentaire rétroactif au profit d’un enfant doit se demander si la tardiveté de la demande modificative présentée par le parent créancier est justifiée dans les circonstances, tout en tenant compte du comportement du parent débiteur, de la situation de l’enfant et de la question de savoir si le prononcé d’une ordonnance rétroactive pourrait entraîner des difficultés (D.B.S., par. 133). Ces mêmes considérations s’appliquent tout autant après que l’enfant bénéficiaire du soutien alimentaire a cessé d’être un enfant à charge; en effet, bien qu’il puisse arriver que le bénéficiaire ne soit plus un enfant à charge parce que le parent créancier a agi tardivement, il demeure loisible à ce dernier de démontrer que la tardiveté de sa demande était justifiée.
[30]                          Les ordonnances alimentaires au profit des enfants présentent un caractère discrétionnaire élevé, et les conclusions et inférences de fait tirées par la juge ou le juge qui a présidé l’audience ne peuvent pas être modifiées en l’absence d’erreur sur une question de droit isolable, d’erreur manifeste et déterminante ou d’erreur fondamentale dans la qualification ou l’appréciation de la preuve (Rick c. Brandsema, 2009 CSC 10, [2009] 1 R.C.S. 295, par. 30; voir aussi Hickey c. Hickey, 1999 CanLII 691 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 518, par. 11). En l’espèce, comme je l’ai expliqué précédemment, le juge a eu raison de conclure que l’art. 152 lui conférait le pouvoir de prononcer une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant. Il a en outre dégagé et appliqué les facteurs de l’arrêt D.B.S que je viens d’exposer. Sa conclusion selon laquelle A.G. a connu des difficultés dans son enfance parce que M. Graydon ne s’est pas acquitté de ses obligations alimentaires envers elle était amplement étayée par le dossier. Le juge a en outre conclu qu’une ordonnance rétroactive ne causerait pas de difficultés à M. Graydon.
[31]                          Pour ce qui est du comportement de M. Graydon en sa qualité de parent débiteur en l’espèce, la situation est vraiment très simple. Lorsque le parent débiteur ne verse pas pour l’enfant une pension alimentaire dont le montant est approprié, c’est alors le parent créancier qui doit assumer le fardeau créé par cette situation. Si ce parent n’a pas les moyens de pourvoir de façon raisonnable au soutien de son enfant, ce dernier souffre. Tant le parent créancier que l’enfant peuvent alors vivre des difficultés en raison de la négligence du parent débiteur. Il convient de répéter que, considérée sous cet angle, une prestation alimentaire rétroactive au profit d’un enfant ne constitue pas une réparation exceptionnelle (D.B.S., par. 5) : il n’y a rien d’exceptionnel à ce que les tribunaux accordent une réparation pour les conséquences misérables susceptibles de découler de l’indifférence de parents débiteurs à l’égard de leurs obligations alimentaires envers leurs enfants. Cela ne veut pas dire que l’existence de difficultés est requise pour justifier une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant, car une réparation qui crée pour les parents débiteurs une incitation systémique à s’acquitter au départ de leurs obligations n’a rien d’exceptionnel non plus. Tout comme une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant vise à permettre à celui‑ci de conserver le niveau de vie qu’il avait avant la séparation de ses parents (D.B.S., par. 38), une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de cet enfant constitue à cet égard une réparation (quoiqu’imparfaite) lorsque cela n’a pas été le cas. De plus, comme notre Cour l’a reconnu dans D.B.S., « les tribunaux ne doivent pas être dissuadés de défendre les droits de [l’enfant] lorsqu’ils ont l’occasion de le faire » (par. 60).
[32]                          Une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant sera généralement indiquée lorsque le parent débiteur omet de communiquer l’augmentation de son revenu. Encore une fois, l’arrêt D.B.S. est instructif : « le parent débiteur qui, sciemment, se dérobe à son obligation alimentaire envers l’enfant ou verse une prestation insuffisante ne devrait pas pouvoir tirer avantage d’un tel comportement » (par. 107). En outre, lorsque la stratégie visant à se dérober à ses obligations alimentaires envers l’enfant consiste à communiquer de façon inadéquate son revenu ou à tarder à le faire, l’effet sur le régime de soutien alimentaire des enfants est particulièrement pernicieux. Il en est ainsi parce que la méthode adoptée par les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175, qui sont expressément incorporées dans la FLA, donne lieu à une asymétrie au titre de l’information. Indépendamment des arrangements de garde partagée, les Lignes directrices calculent les paiements de pension alimentaire pour enfant uniquement en fonction du revenu du parent débiteur. Par conséquent, ce dernier possède en tout temps les renseignements nécessaires pour déterminer le montant approprié de la pension alimentaire pour enfant dont il est redevable, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le parent créancier. En termes très simples, c’est le parent débiteur qui a toutes les cartes en main. Bien qu’un régime fondé sur la présentation d’une demande impose aux deux parents la responsabilité en ce qui concerne le soutien alimentaire d’un enfant (D.B.S., par. 56), la réalité pratique est que, en l’absence de communication adéquate, le parent créancier n’est pas bien placé pour rassembler les arguments qui militent en faveur d’une modification.
[33]                          La non‑communication de renseignements importants est le fléau des litiges en droit de la famille (Cunha c. Cunha (1994), 1994 CanLII 3195 (BC SC), 99 B.C.L.R. (2d) 93 (C.S.), par. 9, cité dans Leskun c. Leskun, 2006 CSC 25, [2006] 1 R.C.S. 920, par. 34). Et pourtant, les parents débiteurs sont généralement bien au fait de leur obligation parentale de subvenir aux besoins de leurs enfants, et ils sont assujettis à une obligation de communication franche et complète — une obligation comparable à celle qui se présente dans les négociations matrimoniales (Brandsema, par. 47‑49). L’obligation qu’a le parent débiteur de communiquer toute modification de son revenu protège l’intégrité et la certitude qu’offre une ordonnance ou une entente existante en ce qui a trait au soutien alimentaire au profit des enfants. En l’absence de communication franche et complète, le parent créancier — et l’enfant — sont vulnérables à la non‑communication par le parent débiteur.
[34]                          Par conséquent, à l’instar du juge qui a présidé l’audience, je suis d’avis que l’omission de M. Graydon de communiquer avec exactitude son revenu à l’époque de l’ordonnance du 29 mars 2001 et son omission de communiquer les changements importants dans son revenu au cours des 11 années qui ont suivi constituaient un comportement répréhensible, lequel justifie une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant (et élimine de surcroît tout besoin de protéger l’intérêt de M. Graydon à jouir de la certitude en ce qui a trait à ses obligations alimentaires envers l’enfant (D.B.S., par. 125)). Comme je l’ai expliqué, l’omission de communiquer des changements importants dans le revenu compromet l’efficacité du régime de soutien alimentaire au profit des enfants imposé par les Lignes directrices. En l’espèce, le dossier indique également que M. Graydon connaissait la situation financière de sa fille et a fait des commentaires désobligeants à propos du niveau de vie de cette dernière, au lieu de l’aider en modifiant la pension alimentaire qu’il lui versait.
[35]                          La seule question véritablement litigieuse dont était saisi le juge qui a présidé l’audience relativement aux facteurs régissant l’octroi d’une prestation alimentaire rétroactive au profit de l’enfant était celle de savoir si la tardiveté de la demande de Mme Michel sollicitant une prestation alimentaire rétroactive était justifiée. Le juge a accepté le témoignage de cette dernière indiquant que, si elle n’avait pas demandé de prestation alimentaire rétroactive, c’était parce qu’elle avait subi une grave blessure et parce que son droit au soutien alimentaire avait été cédé au ministre. Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion du juge portant que la tardiveté de la demande de Mme Michel était justifiée eu égard à ces circonstances. Même s’il en avait été autrement, le caractère justifié ou non de la demande tardive de Mme Michel devait être appréciée au regard des autres facteurs qu’a soigneusement examinés le juge, facteurs qui démontraient tous qu’une ordonnance rétroactive était indiquée.
[36]                          Enfin, M. Graydon conteste la date de prise d’effet de la prestation alimentaire rétroactive au profit de l’enfant qu’a retenue dans son ordonnance le juge ayant présidé l’audience. Celui‑ci a accordé une prestation alimentaire rétroactive pour enfant qui remontait à l’ordonnance rendue sur consentement le 29 mars 2001 (laquelle, a‑t‑il considéré, avait pris effet le 1er avril 2001). La conclusion du juge reposait sur sa constatation selon laquelle la date à laquelle Mme Michel avait présenté à M. Graydon une convention de règlement était la date à laquelle il y avait eu information réelle fournie à ce dernier. Monsieur Graydon prétend que le simple fait de présenter un projet de convention de règlement ne saurait constituer une mesure d’information réelle. Son argument sur ce point est cependant sans importance, car la date d’information réelle n’est pas pertinente dans les cas où le parent débiteur s’est comporté de façon répréhensible (sans égard au degré de répréhensibilité de son comportement). Une fois de plus, vu ce comportement, il n’est pas nécessaire de protéger l’intérêt de M. Graydon à jouir de la certitude en ce qui a trait à ses obligations au‑delà de la date du changement important dans la situation (D.B.S., par. 125). Ayant fourni une image inexacte de son revenu dès qu’il a commencé à verser une pension alimentaire pour l’enfant, il est bien mal venu maintenant de prétendre qu’il n’était pas indiqué pour le juge qui a présidé l’audience d’accorder une prestation alimentaire remontant à l’ordonnance rendue sur consentement le 29 mars 2001. En fait, dans les circonstances de l’espèce, il était clairement indiqué pour le juge de le faire.
III.        Conclusion
[37]                          Pour ces motifs, la Cour a accueilli le pourvoi de Mme Michel, avec dépens devant toutes les cours, et elle a rétabli l’ordonnance du juge qui a présidé l’audience.
 
Version française des motifs du juge en chef Wagner et de la juge Martin rendus par
 
                    La juge Martin —
I.              Introduction
[38]                          Les mesures de soutien alimentaire au profit des enfants ont pour objet et pour promesse de protéger le droit des enfants de recevoir le soutien financier qui leur est dû par leurs parents. Or, dans la jurisprudence canadienne, cette promesse n’est pas uniformément respectée lorsqu’il est question de soutien alimentaire « historique » au profit d’un enfant, expression utilisée pour décrire le soutien alimentaire réclamé rétroactivement pour un enfant après que celui‑ci a cessé d’être un bénéficiaire admissible au sens de la législation applicable. Cette situation ressort des jugements contradictoires rendus par les tribunaux de différentes provinces sur la question de savoir si les demandes d’ordonnances alimentaires historiques peuvent être examinées, ainsi que de la multiplication des exceptions aux principes énoncés dans l’arrêt D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231, et du nombre croissant de décisions judiciaires et de travaux de recherches en sciences sociales qui démontrent que, parfois, des parents tardent à solliciter une mesure de soutien alimentaire pour leur enfant soit parce qu’ils veulent protéger celui‑ci contre un préjudice, soit parce qu’il ne leur est pas possible en pratique de le faire, soit encore parce qu’ils n’ont pas accès à la justice en raison des circonstances dans lesquelles ils se trouvent.
[39]                          En l’espèce, l’appelante, Madame Danelle Michel, demande à notre Cour de reconnaître que l’art. 152 de la loi de la Colombie Britannique intitulée Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25, ne limite pas la faculté des tribunaux d’accorder une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant une fois que l’enfant bénéficiaire n’est plus un [traduction] « enfant » au sens de cette loi. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que, dans son arrêt D.B.S., notre Cour a imposé un obstacle juridictionnel — c’est‑à‑dire lié à la compétence — qui empêche l’instruction de ce type de demandes (2018 BCCA 449, 20 B.C.L.R. (6th) 1).
[40]                          Dans ses motifs, mon collègue le juge Brown analyse l’art. 152 de la Family Law Act et conclut que la loi provinciale permet aux parents de demander une ordonnance alimentaire rétroactive même si leur enfant ne répond plus à la définition du mot [traduction] « enfant » figurant à l’art. 1 de cette loi (motifs du juge Brown, par. 19‑28). Je souscris à son analyse de l’art. 152 et à sa conclusion à cet égard, et je suis d’accord avec lui pour dire que cette question n’a pas été décidée dans l’arrêt D.B.S. Cependant, d’autres considérations impérieuses ainsi que de nombreuses autres raisons expliquent pourquoi l’art. 152 doit être interprété comme ayant pour effet d’autoriser ce genre de demandes. La jurisprudence sur les mesures de soutien alimentaire au profit des enfants commande « l’interprétation [. . .] la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de [l’]objet [de telles mesures] » (Chartier c. Chartier, 1999 CanLII 707 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 242, par. 32). Un aspect de cet objet est la prise en considération de l’intérêt supérieur[2] de l’enfant. Pour procéder à l’interprétation contextuelle et téléologique requise à l’égard de l’art. 152, il nous faut donc examiner les objetifs plus larges du texte de loi, ses implications sociétales et ses répercussions concrètes. Vu sous cet angle, un obstacle juridictionnel qui empêche l’instruction des affaires de cette nature n’est pas seulement infondé en droit, mais il est également contraire aux principes fondamentaux qui sous‑tendent le régime moderne de soutien alimentaire au profit des enfants, et il contribue aux inégalités systémiques.
[41]                          Les obligations alimentaires envers un enfant commencent à la naissance de celui‑ci ou à la séparation de ses parents. Les ordonnances rétroactives constituent un moyen reconnu d’obtenir l’exécution de telles obligations préexistantes indépendantes et de recouvrer des sommes dues mais encore impayées. Une telle dette constitue une obligation continue qui ne s’évapore pas ou qui ne s’estompe pas avec le passage du temps lorsque l’enfant atteint l’âge de 18 ou 19 ans, selon le cas, ou encore obtient son diplôme universitaire. Suivant l’art. 152 de la Family Law Act, une dette existe si l’enfant était admissible en tant que bénéficiaire de la prestation alimentaire lorsque celle‑ci était due, et ce, quel que soit son statut au moment de la demande. Cette interprétation n’est pas seulement compatible avec le texte et l’objet de l’art. 152 ainsi qu’avec l’économie du régime législatif, mais elle favorise également l’accès à la justice, confirme que le soutien alimentaire pour enfant constitue un droit de l’enfant et une responsabilité des parents, elle favorise le paiement de ce soutien, prend acte qu’il existe de nombreuses raisons pour lesquelles un parent peut tarder à présenter une demande et reconnaît en quoi le paiement de mesures de soutien alimentaires insuffisantes au profit des enfants est source de difficultés et contribue à la féminisation de la pauvreté. Bref, le fait de permettre aux parents créanciers de solliciter une ordonnance alimentaire historique au profit de leur enfant est une mesure qui est dans l’intérêt supérieur des enfants et qui favorise en outre l’égalité et l’accès à la justice pour toutes et tous.
[42]                          Notre Cour est rarement saisie de questions touchant le soutien alimentaire au profit des enfants, vu le coût élevé des appels et du montant comparativement peu élevé des ordonnances alimentaires. Le caractère élusif de l’examen des questions touchant les ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants justifie que nous commencions par analyser et concilier la jurisprudence profondément divisée et confuse qui s’oppose à l’instruction de demandes sollicitant de telles ordonnances dans les différentes régions du Canada.
[43]                          Dans les présents motifs, je dresse premièrement un aperçu des objectifs et principes en matière de soutien alimentaire au profit des enfants en droit canadien, afin de jeter les bases d’une interprétation large et équitable de la législation applicable en la matière en Colombie‑Britannique. Deuxièmement, je me penche sur l’art. 152 et j’arrive à la conclusion que la Family Law Act autorise la présentation de demandes modificatives visant à obtenir une ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant, car le fait d’imposer un obstacle juridictionnel empêche les enfants d’avoir accès à la justice, ne tient pas compte des raisons susceptibles d’expliquer la présentation tardive d’une demande de soutien alimentaire et crée d’importantes difficultés financières pour les enfants et les personnes qui en prennent soin. Troisièmement, j’analyse les facteurs que les tribunaux devraient prendre en compte pour déterminer la portée des ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants. Enfin, l’application de ces principes aux faits de l’espèce m’amène à souscrire à la conclusion du juge Brown et à accueillir le pourvoi de Mme Michel.
II.           Les principes applicables en matière de soutien alimentaire au profit des enfants
[44]                          Le paiement de mesures de soutien alimentaire au profit des enfants constitue le moyen auquel le droit a recours pour faire en sorte qu’une personne qui a des responsabilités parentales à l’égard d’un enfant fournisse de l’aide financière à celui‑ci lorsqu’elle se sépare de l’autre parent ou dès la naissance de l’enfant si les parents n’ont jamais habité ensemble. L’évolution historique du droit canadien en matière de soutien alimentaire au profit des enfants influe sur l’interprétation qu’il convient de donner non seulement à la Family Law Act, mais également à la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), et aux lois similaires sur la question à travers le Canada.
A.           Jurisprudence et législation antérieures aux Lignes directrices en ce qui a trait au soutien alimentaire au profit des enfants
[45]                          Loin d’être seulement de nature morale, l’obligation alimentaire envers les enfants [traduction] « découle de la common law, de l’equity et de la loi » (MacMinn c. MacMinn (1995), 1995 CanLII 6247 (AB CA), 174 A.R. 261 (C.A.), par. 15). En fait, le soutien alimentaire au profit des enfants représente une caractéristique du droit de la famille au Canada qui est consacré législativement depuis 1855 (An Act to amend the Law relating to the custody of Infants, S.U.C. 1855, 18 Vict., c. 126, art. 1; voir aussi P. Millar et A. H. Gauthier, « What Were They Thinking? The Development of Child Support Guidelines in Canada » (2002), 17 R.C.D.S. 139, p. 139‑140). Le droit reconnaît depuis longtemps que l’obligation alimentaire d’un parent envers son enfant « naî[t] en même temps que son bénéficiaire », et que cette obligation et les autres obligations parentales ont été « précisées, quantifiées et étendues » législativement (D.B.S., par. 37, citant Poissant c. Barrette (1879), 3 L.N. 12 (C.A. Qc)).
[46]                          Dans les régimes législatifs antérieurs, y compris dans les premières versions de la Loi sur le divorce, le besoin des enfants bénéficiaires et le pouvoir discrétionnaire des tribunaux constituaient les principes régissant l’établissement des ordonnances alimentaires au profit des enfants, laissant ainsi aux juges la tâche de décider du montant raisonnable devant être versé pour le soin des enfants. Dans l’accomplissement de cette tâche, les tribunaux ont cherché à préciser les principes directeurs applicables aux ordonnances alimentaires pour enfants (voir, p. ex., Paras c. Paras, 1970 CanLII 370 (ON CA), [1971] 1 O.R. 130 (C.A.), p. 134‑135; Levesque c. Levesque (1994), 1994 CanLII 4486 (AB CA), 155 A.R. 26 (C.A.), p. 29‑42; Vincent c. Vincent (1995), 1995 CanLII 9872 (NL CA), 132 Nfld. & P.E.I.R. 181 (C.A. T.‑N.), par. 38‑46; voir aussi Wright c. Wright (1996), 1996 CanLII 4915 (SK CA), 141 Sask. R. 44 (C.A.), par. 35‑39; C. J. Rogerson, « Judicial Interpretation of the Spousal and Child Support Provisions of the Divorce Act, 1985 (Part II) » (1991), 7 C.F.L.Q. 271, p. 276‑285).
[47]                          Conformément à la primauté accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant, les tribunaux ont donc reconnu que « les enfants à charge doivent [. . .] être protégés contre les conséquences économiques du divorce » (Willick c. Willick, 1994 CanLII 28 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 670, p. 690). Étant donné que les dispositions de la Loi sur le divorce expriment l’intention du Parlement que [traduction] « les besoins de l’enfant passent en premier », ni le fait que le parent ayant la garde de l’enfant tarde à demander l’exécution du droit de ce dernier à du soutien alimentaire ni l’éventuelle « rétroactivité » d’une ordonnance alimentaire ne pouvaient écarter l’obligation qu’a un parent de subvenir aux besoins de son enfant (MacMinn, par. 15; Cherry c. Cherry (1996), 1996 CanLII 1937 (BC CA), 24 B.C.L.R. (3d) 158 (C.A.), par. 11).
[48]                          Toutefois, des commentateurs ont critiqué cette approche discrétionnaire — qui était à la fois subjective et axée sur les besoins —, lui reprochant d’être source d’incertitude et d’incohérence, et de donner lieu bien souvent à des ordonnances inéquitables. Dans de nombreux cas, le caractère insuffisant d’une ordonnance alimentaire découlait du fait que les juges, les avocats ou les parties sous‑estimaient combien il en coûte pour élever un enfant, et de l’insistance des tribunaux à requérir la preuve des dépenses liées à l’enfant. L’une des conséquences négatives de cette approche était que le fardeau de la preuve incombait au parent gardien, alors que c’était bien souvent ce même parent qui était le moins en mesure de se permettre d’engager un litige (Comité fédéral‑provincial‑territorial sur le droit de la famille, Pensions alimentaires pour enfants : Document de travail public (1991), p. 1‑2 et 4‑6; Wang c. Wang (1998), 1998 CanLII 6374 (BC CA), 58 B.C.L.R. (3d) 159 (C.A.), par. 13; T. Maisonneuve, « Child Support Under the Federal and Quebec Guidelines: A Step Forward or Behind? » (1999), 16 Rev. can. d. fam. 284, p. 300). Dans les cas où une telle preuve n’était pas produite, on craignait que toute ordonnance rendue suivant l’approche dominante soit « nécessairement subjective et [. . .] arbitraire » (Childs c. Childs (1990), 1990 CanLII 5437 (NB CA), 107 R.N.‑B. (2e) 176 (C.A.), par. 6).
B.            Finalités, principes et objectifs fondamentaux à l’ère des Lignes directrices
[49]                          Les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175 (« Lignes directrices »), avaient pour objectif de remédier à cette situation en maintenant les principes fondamentaux en matière de soutien alimentaire au profit des enfants, tout en apportant la certitude, l’uniformité, la prévisibilité et l’efficacité qui étaient grandement nécessaires (Francis c. Baker, 1999 CanLII 659 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 250, par. 39‑40). En 1990, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont mis sur pied un Comité sur le droit de la famille dont le mandat consistait à étudier la question des pensions alimentaires pour enfants au Canada. Dans son premier Document de travail public, le Comité a reconnu les critiques qui avaient été formulées à l’égard des ordonnances alimentaires pour enfants et a proposé une nouvelle méthode qui permettrait de « [p]roduire des montants équitables et suffisants à titre de pension alimentaire pour les enfants », de rendre des ordonnances dont les montants sont « objectivement déterminables, uniformes et prévisibles » et d’offrir de la souplesse, méthode qui serait en outre « facile à comprendre et peu coûteuse à appliquer » (p. 8). À la suite de recherches et de consultations, le Comité (le Québec ayant exprimé des réserves) a finalement recommandé l’application d’une formule pour le calcul des pensions alimentaires pour enfants prévues par la Loi sur le divorce qui « repose sur le principe selon lequel les deux parents ont la responsabilité de combler les besoins financiers des enfants compte tenu de leur revenu » (Comité fédéral‑provincial‑territorial sur le droit de la famille, Rapport et recommandations concernant les pensions alimentaires pour enfants (1995), p. i). En 1997, le Parlement a donné effet aux propositions du Comité en adoptant les Lignes directrices.
[50]                          Les Lignes directrices ont marqué le passage d’un régime « axé sur les besoins » — lequel mettait l’accent sur les dépenses — à un régime qui fixe la pension alimentaire à laquelle l’enfant a droit (D.B.S. c. S.R.G., 2005 ABCA 2, 361 A.R. 60, par. 66 (« D.B.S. (C.A.) »)). Les « Tables fédérales de pensions alimentaires pour enfants » (« Tables », incorporées à l’ann. I des Lignes directrices) prescrivent le montant du soutien auquel l’enfant a droit sur la base du revenu du parent débiteur et du nombre d’enfants à charge. Étant donné que, suivant les Lignes directrices, le montant de la pension alimentaire pour enfants est fixé en fonction du revenu réel du parent débiteur, il est impératif d’établir ce revenu de façon précise. Les Lignes directrices imposent à cet égard une obligation de communication autant à la partie qui demande une ordonnance alimentaire pour enfants qu’à la partie visée par la demande (art. 21).
[51]                          Les Lignes directrices n’ont pas eu pour effet de « romp[re] radicalement avec le passé » (D.B.S., par. 46). Au contraire, comme il est indiqué dans le Rapport et recommandations du Comité, ce changement d’approche du régime de soutien alimentaire au profit des enfants était « axé sur les intérêts de l’enfant » (p. 26). Par conséquent, bien que la mise en œuvre des Lignes directrices ait simplifié la détermination du montant de l’obligation alimentaire, l’objectif n’était pas d’écarter l’importance de l’intérêt supérieur de l’enfant dans ce processus.
[52]                          De même, dans l’arrêt Contino c. Leonelli‑Contino, 2005 CSC 63, [2005] 3 R.C.S. 217, notre Cour a souligné que les Lignes directrices sont fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux (voir Contino, par. 32, se référant à la Loi sur le divorce, par. 26.1(2)). Les Lignes directrices ont donc contribué à mettre l’accent non plus sur les besoins de l’enfant mais sur le droit de celui‑ci au soutien alimentaire, intégrant ce faisant au processus les principes d’équité et de souplesse, et mettant ceux‑ci en balance avec les objectifs d’uniformité et d’efficacité, tout cela dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Bien que l’analyse factuelle spécifique effectuée par les tribunaux et l’exercice par ces derniers de leur pouvoir discrétionnaire assurent l’équité et la souplesse, les Tables apportent la certitude en établissant le montant de la pension alimentaire pour enfants à laquelle un parent créancier a droit sur la seule base du revenu du parent débiteur et du nombre d’enfants à charge (sauf dans le cas où le revenu annuel de ce parent est supérieur à 150 000 $). En plus de s’appliquer à tous les couples divorcés, les Lignes directrices et les Tables ont également été adoptées — soit telles quelles soit avec de légères modifications — dans neuf provinces, y compris en Colombie‑Britannique, où elles sont appliquées aux parents non mariés séparés.
C.            Principes fondamentaux des lois de la Colombie‑Britannique sur le soutien alimentaire au profit des enfants
[53]                          La Family Law Act de la Colombie‑Britannique et la loi qui l’a précédée, la Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, c. 128, reflètent toutes deux cette même interprétation de la nature du soutien alimentaire au profit des enfants, basée sur le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.
[54]                          Le régime provincial créé par la Family Relations Act reconnaît législativement que chacun des parents a [traduction] « l’obligation de pourvoir aux besoins raisonnables et nécessaires de l’enfant au titre du soutien alimentaire et de l’entretien » (par. 88(1)). Les tribunaux de la Colombie‑Britannique ont également adhéré aux principes fondamentaux énoncés dans la Family Relations Act et selon lesquels le [traduction] « soutien alimentaire constitue un droit appartenant à l’enfant » et « [l]’obligation de pourvoir au soutien alimentaire de l’enfant constitue un devoir envers l’enfant et non envers le parent gardien » (Innes c. Van Den Ende (1993), 1993 CanLII 6862 (BC CA), 83 B.C.L.R. (2d) 273 (C.A.), par. 11, citant Dickson c. Dickson (1987), 1987 CanLII 158 (BC CA), 21 B.C.L.R. (2d) 69 (C.A.), p. 90‑91; S. (L.) c. P. (E.), 1999 BCCA 393, 67 B.C.L.R. (3d) 254, par. 58).
[55]                          Après l’adoption des Lignes directrices en 1997, l’assemblée législative de la Colombie‑Britannique a édicté des modifications à la Family Relations Act. S’exprimant au sujet de ces modifications, le procureur général a déclaré ce qui suit :
        [traduction] Les modifications sont conformes à celles apportées à la Loi sur le divorce fédérale, qui sont entrées en vigueur le 1er mai 1997. Elles permettront de faire en sorte que les obligations des parents de pourvoir au soutien alimentaire de leurs enfants soient uniformes dans la législation fédérale et provinciale, afin que les enfants soient traités également, peu importe si leurs parents ont été mariés ou non.
        (Colombie‑Britannique, Official Report of Debates of the Legislative Assembly (Hansard), vol. 5, no 15, 2e sess., 36e lég., 5 juin 1997, p. 3953)
Le principe primordial demeurait, dans tous les cas, l’intérêt supérieur de l’enfant (de Rooy c. Bergstrom, 2010 BCCA 5, 4 B.C.L.R. (5th) 74, par. 71, le juge d’appel Chiasson (motifs concordants)).
[56]                          Depuis 2013, le régime provincial de soutien alimentaire au profit des enfants est régi par la Family Law Act. À l’instar de la Family Relations Act, cette loi maintient l’accent sur l’intérêt supérieur de l’enfant, confirmant à son par. 147(1) que [traduction] « [c]haque parent et tuteur d’un enfant a l’obligation de pourvoir au soutien alimentaire de celui‑ci ». Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait cohésion dans l’interprétation de ces deux lois.
III.        L’article 152 de la Family Law Act
[57]                          Le soutien alimentaire historique au profit de l’enfant est un type de soutien alimentaire rétroactif. Une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant a pour objet l’exécution d’obligations alimentaires antérieures, contrairement aux ordonnances prospectives. Ce type de soutien alimentaire peut être demandé en sollicitant soit une ordonnance initiale (c’est‑à‑dire en présentant une première demande de soutien alimentaire pour enfants, en vertu de l’art. 149 de la Family Law Act ou de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce), soit une ordonnance modificative (c’est‑à‑dire en présentant une demande de modification d’une ordonnance alimentaire antérieure, en vertu de l’art. 152 de la Family Law Act ou de l’art. 17 de la Loi sur le divorce). Une ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant oblige la personne visée à s’acquitter d’obligations préexistantes à l’égard d’enfants bénéficiaires qui sont devenus des adultes. Le présent pourvoi découle d’une demande d’ordonnance alimentaire historique pour enfant qui a été présentée en application d’une loi provinciale et au moyen d’une demande de modification d’une ordonnance alimentaire pour enfant existante.
[58]                          La question de droit en litige consiste à se demander si l’art. 152 de la Family Law Act permet à Mme Michel de réclamer le montant de soutien alimentaire pour enfant qui aurait dû être payé par M. Graydon, même si Mme Michel a présenté sa demande après que leur fille a atteint l’âge de la majorité et a fini ses études postsecondaires, et que celle‑ci n’était donc plus une enfant. Pour répondre à cette question, il faut porter une attention particulière à l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire D.B.S. Dans la présente espèce, ainsi que dans Dring c. Gheyle, 2018 BCCA 435, 17 B.C.L.R. (6th) 30, un arrêt antérieur sur lequel l’affaire qui nous occupe est fondée, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que l’art. 152 crée un obstacle juridictionnel à l’égard des demandes rétroactives visant l’obtention d’une ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant, parce que [traduction] « l’arrêt D.B.S. lie notre Cour » (par. 97). Je vais d’abord exposer ce qui a été dit dans cet arrêt, puis expliquer comment la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique l’a invoqué au soutien de son raisonnement. Je vais également expliquer pourquoi une interprétation large et équitable de l’art. 152, qui est compatible avec son objet et l’intérêt supérieur de l’enfant, ne justifie pas l’imposition d’un obstacle juridictionnel.
A.           L’arrêt D.B.S invoqué par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique
[59]                          L’arrêt D.B.S. est un arrêt de principe en matière de soutien alimentaire au profit des enfants. Dans cette affaire, notre Cour était saisie de quatre pourvois concernant deux régimes législatifs différents : les affaires D.B.S. c. S.R.G. et T.A.R. c. L.J.W. portaient sur deux demandes initiales de pension alimentaire pour enfants entre parents non mariés présentées en vertu de la Parentage and Maintenance Act, R.S.A 2000, c. P‑1, une loi albertaine désormais abrogée, dont le libellé était très différent de celui de la Loi sur le divorce. Les affaires Henry c. Henry et Hiemstra c. Hiemstra portaient sur des demandes de modification d’ordonnances alimentaires au profit des enfants qui avaient été présentées en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce. Dans ces quatre demandes, la créancière alimentaire sollicitait une pension alimentaire rétroactive pour enfant. L’affaire Henry était la seule des affaires où l’une des enfants n’était plus une enfant à charge lorsque la demande de pension alimentaire pour enfants a été présentée. Notre Cour a appliqué indistinctement aux quatre pourvois — qu’ils soient fondés sur le droit provincial de la famille ou sur le droit fédéral sur le divorce — les Lignes directrices ainsi que les principes en matière de soutien alimentaire au profit des enfants en découlant (D.B.S., par. 16 et 50‑51; D.B.S. (C.A.), par. 43 et 59).
[60]                          Dans l’arrêt D.B.S., notre Cour a formulé certains principes fondamentaux qui ont façonné les règles de droit sur les responsabilités liées au soutien alimentaire pour enfants et qui ont permis de préciser la compréhension des obligations alimentaires envers les enfants au sein de la société actuelle. Au nombre de ces principes, mentionnons :
        . . . que les aliments sont un droit de l’enfant et que ce droit continue d’exister après la rupture du mariage, que les aliments doivent autant que possible permettre à l’enfant de conserver le niveau de vie qu’il avait avant la séparation de ses parents et que le montant de la pension alimentaire est fonction du revenu du parent débiteur. [par. 38]
[61]                          La Cour a mis fin au débat jurisprudentiel sur la question de savoir si les parents pouvaient demander une ordonnance alimentaire rétroactive pour enfants en concluant que la présentation de ce type de demandes devrait être permise. Elle indique clairement que les ordonnances pour soutien alimentaire passé accordées au profit d’un enfant « ne sont pas vraiment rétroactives », parce qu’une « ordonnance alimentaire rétroactive [. . .] n’impose pas au parent débiteur une obligation qui n’existait pas pendant la période pour laquelle la pension alimentaire est demandée » (par. 67‑68). Au contraire, lorsqu’une telle ordonnance est rendue, « le parent tenu au versement d’une pension alimentaire [. . .] se voit ordonner de payer ce qui, rétrospectivement, aurait dû être versé auparavant » (par. 2). C’est le cas parce qu’en accordant une ordonnance rétroactive, les tribunaux font « respect[er] [. . .] une obligation qui existait pendant la période en question » (par. 82). Pour cette raison, des ordonnances rétroactives ne sont pas rendues uniquement dans des « circonstances exceptionnelles » ou dans de « rares cas » (par. 5). La Cour a insisté sur les objectifs d’efficacité, d’uniformité, d’équité et de souplesse que visent les Lignes directrices en matière de soutien alimentaire au profit des enfants. Ces principes ont mené à la conclusion selon laquelle, bien que les régimes de soutien alimentaire au profit des enfants adoptés par le Parlement et par la législature de l’Alberta supposent la présentation d’une demande, ils pourraient quand même entraîner la délivrance d’ordonnances rétroactives (par. 59).
[62]                          La Cour a également énoncé certains facteurs qui devraient guider l’établissement d’ordonnances rétroactives justes et équitables. Le tribunal saisi d’une demande d’ordonnance rétroactive doit « établir un équilibre entre, d’une part, la certitude du parent débiteur et, d’autre part, l’équité et la souplesse requises » (par. 133). La Cour a déclaré que, pour favoriser la certitude, les ordonnances rétroactives ne rétroagissent généralement pas au‑delà des trois années précédant la date à laquelle il y a eu information réelle du parent débiteur. Quatre facteurs sont considérés pour faire en sorte que, dans chaque cas, le résultat soit équitable : la raison pour laquelle le parent créancier a tardé à présenter une demande de soutien alimentaire au profit de l’enfant, le comportement du parent débiteur, la situation de l’enfant et les difficultés que l’ordonnance crée au parent débiteur.
[63]                          Les juges majoritaires ont aussi formulé des observations sur la question de savoir si le tribunal a « le pouvoir d’ordonner le versement d’une pension alimentaire » dans les cas où la demande est présentée après que le bénéficiaire a cessé d’être admissible à du soutien alimentaire (D.B.S., par. 86‑90). Ils ont dit être d’avis que les tribunaux n’ont pas le « pouvoir » d’instruire des demandes initiales de soutien alimentaire au profit d’un enfant présentées après que celui‑ci a cessé d’être un « enfant à charge ». En conséquence, la notion d’obstacle juridictionnel à la présentation de demandes historiques en vertu de la Loi sur le divorce découle de la formulation d’une règle pour les ordonnances initiales et repose sur l’interprétation qu’ont donnée les juges majoritaires de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce et de l’identité des personnes correspondant à la définition d’« enfant à charge ».
[64]                          Ces observations ont amené certains tribunaux, dont la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, à croire que ce même obstacle juridictionnel empêche également l’instruction de demandes de modification d’une mesure de soutien alimentaire historique (Dring; Daoust c. Alberg, 2016 MBCA 24, 71 R.F.L. (7th) 274; Calver c. Calver, 2014 ABCA 63, 569 A.R. 170; Selig c. Smith, 2008 NSCA 54, 266 N.S.R. (2d) 102; Krivanek c. Krivanek (2008), 2008 CanLII 44732 (ON SC), 56 R.F.L. (6th) 390 (C.S.J. Ont.)). Ces tribunaux considèrent que l’arrêt D.B.S. impose un obstacle juridictionnel à l’égard des demandes initiales présentées en vertu de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce; ils étendent ensuite cet obstacle aux demandes modificatives fondées sur l’art. 17 de la Loi sur le divorce, puis ils élargissent parfois un peu plus son application, cette fois à des dispositions législatives provinciales rédigées en des termes similaires, par exemple l’art. 152 de la Family Law Act. La raison justifiant l’élargissement de l’application de cet obstacle aux ordonnances modificatives visées à l’art. 17 de la Loi sur le divorce découle du par. 150 de l’arrêt D.B.S., où la Cour a dit avoir compétence pour juger la demande modificative présentée dans l’affaire Henry, parce que la mère de l’enfant avait signifié une demande de communication en vue de connaître le revenu gagné par le débiteur avant que l’enfant ne devienne une adulte. Ces tribunaux voient dans ces propos à la fois un obstacle à l’instruction des demandes modificatives visant à obtenir une ordonnance alimentaire historique, et une exception applicable dans les cas où une mesure procédurale préalable au dépôt de la demande a informé le débiteur — alors que l’enfant avait encore droit aux aliments — de l’imminence de la demande.
[65]                          Bien que certains tribunaux aient jugé que l’exception s’appliquait uniquement aux ordonnances modificatives, d’autres tribunaux ont élargi son application aux demandes initiales également (voir, p. ex., Dring, par. 65, 97 et 195; Hnidy c. Hnidy, 2017 SKCA 44, 414 D.L.R. (4th) 87, par. 62, 70 et 81). Cependant, d’autres tribunaux ont accueilli des demandes modificatives, non pas sur la base de l’exception, mais au motif que l’arrêt D.B.S. ne faisait obstacle qu’aux demandes initiales sollicitant une ordonnance alimentaire historique et non aux demandes d’ordonnances modificatives fondées sur l’art. 17 ou sur le texte de loi provincial pertinent (voir, p. ex., Brear c. Brear, 2019 ABCA 419, 97 Alta. L.R. (6th) 1; Colucci c. Colucci, 2017 ONCA 892, 138 O.R. (3d) 321; MacCarthy c. MacCarthy, 2015 BCCA 496, 380 B.C.A.C. 102; Buckingham c. Buckingham, 2013 ABQB 155, 554 A.R. 256; Catena c. Catena, 2015 ONSC 3186, 61 R.F.L. (7th) 463).
[66]                          Tous ces tribunaux s’interrogent sur ce qui a effectivement été décidé dans l’arrêt D.B.S., et ils contestent les prémisses invoquées et le fil du raisonnement suivi pour justifier l’élargissement du champ d’application de l’obstacle jurictionnel. Étant donné qu’en ce qui concerne les demandes modificatives, ni l’exception ni la règle ne sont à aucun moment explicitées par la Cour dans D.B.S., certains remettent en question la validité de la proposition sous‑jacente voulant que [traduction] « la prétendue exception révèle la règle générale inexprimée » (Dring, par. 196, le juge d’appel Hunter). Il en résulte une jurisprudence nébuleuse : confuse, contradictoire et divisée. À un certain point, il devient futile, voire impossible, de démêler les divers éléments du raisonnement appuyant les différents résultats auxquels sont arrivés les tribunaux de différentes provinces, ou parfois d’une même province, relativement aux ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants.
[67]                          À l’instar de mon collègue, je suis d’avis que l’arrêt D.B.S. n’a pas tranché la question des ordonnances modificatives fondées sur l’art. 17 (motifs du juge Brown, par. 15) : D.B.S. ne renferme aucun énoncé indiquant clairement que les remarques incidentes au sujet des demandes initiales visées à l’art. 15.1 s’appliquent aussi aux demandes modificatives prévues à l’art. 17, disposition qui est libellée différemment.
[68]                          Je souscris également aux propos suivants du juge d’appel Goepel dans l’arrêt Dring : [traduction] « Bien que le libellé [des dispositions pertinentes de la Loi sur le divorce et de la Family Law Act] ne soit pas identique, il est suffisamment similaire pour qu’il soit justifié d’interpréter ces dispositions de la même façon » (par. 76). En effet, ces dispositions ont le même objet, elles découlent des mêmes contextes social et législatif et elles portent sur la même question. Lorsque l’accent est mis sur les responsabilités des parents envers leurs enfants, en l’absence de directives très claires dans la loi, le fait que les parents soient mariés ou non aura peu d’incidence. Il n’existe donc pas de précédent contraignant suivant lequel l’art. 152 doit être considéré comme ayant pour effet d’imposer un obstacle juridictionnel empêchant l’instruction des demandes modificatives sollicitant une ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant. L’article 152 doit être interprété et appliqué conformément aux principes fondamentaux.
B.            Interprétation large et équitable de l’art. 152 de la Family Law Act
[69]                          Pour déterminer le sens de l’art. 152 de la Family Law Act, il faut procéder à une opération d’interprétation législative. Les tribunaux doivent « lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87).
[70]                          Mon collègue le juge Brown a procédé à une minutieuse analyse textuelle de l’art. 152, et je fais mienne sa conclusion. Il n’est pas nécessaire de répéter toutes les raisons solides qu’il donne pour conclure que le texte de la Family Law Act de la Colombie‑Britannique autorise l’instruction d’une demande d’ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant présentée au moyen d’une demande d’ordonnance modificative fondée sur l’art. 152.
[71]                          Cependant, outre les raisons exposées par le juge Brown, il existe d’autres raisons solides et tout aussi impérieuses de permettre l’examen des demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants. Dans l’arrêt Chartier, une affaire de soutien alimentaire au profit d’un enfant, notre Cour a appliqué les principes modernes d’interprétation des lois et exposé, à l’égard des questions de droit de la famille, une approche véritablement téléologique et contextuelle qui intègre à l’interprétation de la Loi sur le divorce les principes fondamentaux du droit relatif au soutien alimentaire au profit des enfants. Ainsi, la Cour a énoncé les lignes directrices suivantes :
        . . . les principes et les valeurs sous‑jacents à la Loi sur le divorce doivent être liés à la société canadienne contemporaine . . . .
        . . .
      . . . [en conséquence] la façon dont il convient d’aborder cette question [. . .] reconn[aî]t que les dispositions relatives aux enfants de la Loi sur le divorce mettent l’accent sur l’intérêt des enfants à charge . . . .
        . . .
      . . . Les dispositions de la Loi sur le divorce portant sur les « enfant[s] à charge » doivent « s’interpr[é]te[r] de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » . . . .
      (par. 19 et 21; voir aussi le par. 32, citant la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 12).
[72]                          Sur la base de ces principes, notre Cour a recherché « [l]’interprétation la plus favorable à l’intérêt des enfants » (par. 32) et a retenu une mesure permettant d’obtenir d’un beau‑parent du soutien alimentaire au profit de l’enfant. Cette même approche devrait également guider l’interprétation de l’art. 152 de la Family Law Act. Une analyse qui tient compte des politiques et des valeurs de la société canadienne contemporaine, qui met l’accent sur l’intérêt supérieur des enfants et qui interprète l’art. 152 de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de l’objet du soutien alimentaire au profit des enfants permet clairement de conclure qu’il y a lieu d’autoriser les tribunaux à instruire les demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants afin de déterminer si des sommes sont dues et quel montant peut à bon droit être recouvré. Cette conclusion est d’ailleurs étayée par le fait que l’obstacle juridictionnel imposé en l’espèce empêche l’accès à la justice, va à l’encontre de l’intérêt supérieur de nombreux enfants, aboutit à un résultat qui n’est pas suffisamment inclusif et exacerbe les inégalités socioéconomiques.
(1)           Accès à la justice
[73]                          Qu’on le qualifie d’obstacle d’origine légale ou de nature juridictionnelle, ou qu’on le redéfinisse comme une irrecevabilité basée sur l’absence de qualité pour agir, l’obstacle procédural qui tire sa source de l’arrêt D.B.S. et qui est contesté par Mme Michel dans le cadre du présent pourvoi a pour effet d’empêcher les enfants du Canada d’avoir accès à la justice[3]. Les portes des salles d’audience ne devraient pas rester closes pour les enfants parce que les demandes visant certaines catégories de dettes envers eux sont considérées comme présentées [traduction] « trop tardivement ». Comme je l’expliquerai plus loin, le fait d’empêcher les tribunaux d’instruire des catégories entières de demandes cause des difficultés aux enfants et aux personnes qui en prennent soin en contribuant à l’absence de soutien financier suffisant au profit des enfants ainsi qu’à la féminisation de la pauvreté. Cependant, non seulement cet obstacle procédural est‑il source d’injustice, il est également inutile : les règles actuelles que prévoient les lois pertinentes et les Lignes directrices fournissent des indications en vue de déterminer l’ordonnance rétroactive qui devrait être accordée et de fixer le montant de celle‑ci. Au lieu de forcer les juges à appliquer la solution radicale et sans nuances que constitue l’exclusion catégorique, il faut avoir confiance dans le fait que les juges sauront exercer leur pouvoir discrétionnaire de manière à trancher chaque affaire de façon équitable. L’obstacle juridictionnel imposé dans la présente instance dresse donc une barrière inutile en matière d’accès à la justice, qui fait en sorte que des demandes présentées au nom d’enfants ne seront jamais entendues sur le fond.
[74]                          L’injustice découlant de l’exclusion causée par cet obstacle ressort de la prolifération des exceptions établies par les tribunaux afin d’autoriser la délivrance d’ordonnances modificatives lorsqu’une telle ordonnance est indiquée. Il existe quantité d’exemples montrant comment des tribunaux, après avoir constaté les difficultés que cause aux enfants et aux personnes qui en prennent soin l’application d’un obstacle absolu, ont su trouver de nombreuses solutions, souvent créatives, en vue de contourner cet obstacle et de pouvoir trancher une demande et rendre justice dans un cas particulier (Brear, par. 28; Simone c. Herres, 2011 ONSC 1788; George c. Gayed, 2014 ONSC 5360; Gordashko c. Boston, 2009 ABQB 229; J.P. c. J.A.P., 2010 ABQB 53; MacCarthy; Hnidy; Pitre c. Lalande, 2017 ONSC 208; Vohra c. Vohra, 2009 ONCJ 135, 66 R.F.L. (6th) 216; S.P. c. R.P., 2010 ONSC 2247, inf. par 2011 ONCA 336, 281 O.A.C. 263; de Rooy; Hartshorne c. Hartshorne, 2010 BCCA 327, 289 B.C.A.C. 244; MacLennan c. MacLennan, 2003 NSCA 9, 212 N.S.R. (2d) 116). La motivation des tribunaux est évidente : de telles exceptions « découlent de la volonté [. . .] d’accorder une réparation lorsqu’il est juste et équitable d’agir ainsi » (Brear, par. 63).
[75]                          L’application d’un obstacle juridictionnel impose une autre forme d’injustice dans les cas où la demande modificative est présentée au nom de plus d’un enfant. L’obstacle a pour effet d’empêcher le recouvrement de tout soutien alimentaire au profit de l’enfant qui n’y est plus admissible en vertu de la loi applicable. Cela signifie que les sommes dues pour la période pendant laquelle il y avait droit ne sont pas recouvrées, mais que celles dues aux autres enfants le sont. Dans de tels cas, l’obstacle crée une disparité de traitement entre les frères et sœurs, et cette inégalité entre les enfants peut avoir une incidence négative tant sur la situation financière de la famille que sur la dynamique familiale.
[76]                          Ne saurait constituer une interprétation large et équitable de l’art. 152 de la Family Law Act une interprétation qui a pour effet d’exclure et de susciter le type d’injustices qui incitent à la création d’une multitude d’exceptions. Or, ce survol de la jurisprudence canadienne démontre que l’application d’un obstacle juridictionnel à l’égard des demandes modificatives visant à obtenir du soutien alimentaire au profit d’un enfant empêche injustement l’accès aux tribunaux et l’obtention de soutien alimentaire pour les enfants. L’approche à privilégier consiste donc à interpréter l’art. 152 en gardant à l’esprit l’objectif sous‑jacent de cette disposition, soit l’intérêt supérieur de l’enfant qui a droit à du soutien alimentaire.
[77]                          Il a fallu beaucoup de temps pour arriver à la conception moderne du soutien alimentaire au profit de l’enfant, à savoir qu’il s’agit d’un droit qui appartient à l’enfant et qu’il est possible de faire respecter par voie d’ordonnance judiciaire. Cette conception est le fruit de centaines d’années de progrès, ainsi que de nombreux changements dans la manière dont les enfants sont perçus, dans les relations humaines, dans les rôles au sein de la société et dans les responsabilités juridiques. Le statut des enfants a considérablement évolué depuis l’époque où ceux‑ci étaient considérés comme des biens et où le paiement de sommes d’argent pour assurer leur entretien participait davantage d’une faveur et d’un acte générosité que d’une obligation légale. De nos jours, les enfants sont considérés comme des individus qui, en tant que titulaires de tous les droits de la personne et que membres d’un groupe vulnérable du fait de leur état de dépendance, de leur âge et de leurs besoins, méritent la pleine et entière protection de la société. Ils ont notamment le droit de bénéficier des véritables ressources de leurs parents, droit qui prend la forme d’une prestation alimentaire basée sur le revenu réel des parents. Les principes fondamentaux énoncés dans l’arrêt D.B.S ont à la fois exprimé et considérablement renforcé cette conception.
[78]                          Lorsque les obligations modernes en matière de droit de la famille ont pris forme, il est devenu essentiel d’effacer tout vestige de l’opinion voulant que les obligations alimentaires envers les enfants représentent une forme de dette de moindre importance. Permettre l’instruction de demandes modificatives sollicitant une ordonnance alimentaire historique au profit d’en enfant respecte donc non seulement le texte de l’art. 152, mais également la nature même de l’ordonnance sollicitée. Des obligations alimentaires envers un enfant qui demeurent impayées — qu’il s’agisse d’arriérés ou d’obligations qui n’ont pas encore été reconnues judiciairement — constituent [traduction] « une dette valable qui doit être acquittée, au même titre que toute autre obligation financière », que le montant de cette obligation soit élevé ou non (N. Bakht et al., « D.B.S. v. S.G.R.: Promoting Women’s Equality through the Automatic Recalculation of Child Support » (2006), 18 R.F.D. 535, p. 550). L’existence de l’obligation de pourvoir au soutien alimentaire d’un enfant n’est pas subordonnée à la production par l’une des parties d’un avis informant l’autre de son intention de demander du soutien alimentaire additionnel au profit de l’enfant (MacMinn, par. 15; Hunt c. Smolis‑Hunt, 2001 ABCA 229, 97 Alta. L.R. (3d) 238, par. 17‑18; Dahl c. Dahl (1995), 1995 ABCA 425 (CanLII), 178 A.R. 119 (C.A.), par. 4; S. (L.). c. P. (E.), par. 55). De même, le fait que l’obligation de verser du soutien alimentaire au profit d’un enfant soit confirmée par une loi n’atténue en rien le fait qu’il s’agit d’une dette.
[79]                          En outre, l’obligation de pourvoir au soutien alimentaire de son enfant existe, et ce, qu’une action ait ou non été engagée par le parent créancier contre le parent débiteur pour la faire respecter, car il s’agit d’une obligation continue, indépendante de toute disposition législative ou ordonnance judiciaire à cet effet. Bien qu’un tribunal puisse décharger quelqu’un d’une obligation alimentaire envers un enfant, il demeure qu’une telle dette est due dès le moment où elle est censée avoir pris naissance — quelle que soit la période qui s’est écoulée avant qu’on en réclame le paiement.
[80]                          Devant notre Cour, Mme Michel a plaidé qu’on ne devrait pas protéger les parents débiteurs qui négligent d’acquitter leurs obligations alimentaires envers leurs enfants en rejetant les demandes qui sont présentées contre ceux‑ci une fois que l’enfant devient indépendant. Je suis d’accord. Toute interprétation qui est donnée de l’art. 152 devrait appuyer la conception moderne du soutien alimentaire au profit des enfants et éviter d’encourager des comportements qui minent les valeurs à la base de ce régime, son efficience ou son efficacité. L’arrêt D.B.S. établit d’ailleurs clairement que « [t]out ce qui peut inciter le parent débiteur à se soustraire à ses obligations doit être écarté » (par. 4). En conséquence, les tribunaux ne devraient pas créer un [traduction] « effet incitatif indésirable » en accordant « aux parents débiteurs une immunité après que les enfants ont cessé d’être des enfants à charge ». Comme l’a déclaré le juge d’appel Sharpe dans l’arrêt Colucci :
        [traduction] S’il est déchargé de sa responsabilité une fois que les enfants cessent d’être des « enfants à charge », le parent débiteur dont le revenu augmente pourrait être incité, en vue d’éviter d’ouvrir la porte à une hausse de ses obligations, à ne pas s’acquitter de ses obligations accrues dans l’espoir que l’époux créancier tardera à présenter une demande modificative en vue de faire accroître la prestation alimentaire jusqu’à ce que les enfants aient perdu leur statut d’enfants à charge. [par. 26]
[81]                          Un autre [traduction] « effet incitatif indésirable » de l’obstacle empêchant la présentation de demandes sollicitant une ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant est que cet obstacle peut aussi avoir pour effet de décourager les négociations entre les parents. Par exemple, comme l’a signalé la juge Pentelechuk dans l’arrêt Brear, les parents gardiens qui sont familiers avec les effets juridiques d’un obstacle juridictionnel pourraient mettre fin aux négociations avant d’avoir conclu un accord et déposer une demande afin de conférer compétence aux tribunaux avant que leur enfant ne cesse d’être un enfant à charge (par. 60).
[82]                          Dans un système juridique qui croit résolument que le fait de pourvoir au soutien alimentaire de son enfant est une obligation qui subsiste tout au long de la vie de l’enfant, et que les sommes réclamées dans une demande rétroactive sont des sommes dues et impayées, il est difficile d’imaginer pourquoi l’art. 152 de la Family Law Act devrait être considéré comme ayant pour effet d’effacer des dettes envers les enfants. L’existence d’un obstacle juridictionnel décourage fortement le paiement du soutien alimentaire au profit des enfants, situation qui va à l’encontre des objectifs et finalités des prestations alimentaires pour enfants et d’une interprétation large et équitable de l’art. 152.
(2)           Comprendre les raisons de la tardiveté des demandes
[83]                          Dans bien des cas, il peut arriver que les conséquences découlant d’un obstacle absolu soient non seulement indésirables, mais deviennent même punitives. L’évolution de la jurisprudence et les recherches dans le domaine des sciences sociales montrent qu’il existe une multitude de raisons susceptibles d’expliquer la décision d’un parent de tarder à demander une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant ou la modification d’une telle ordonnance, ou susceptibles d’empêcher ce parent de solliciter plus tôt une ordonnance de ce genre. Chercher à mieux comprendre pourquoi des parents tardent à présenter aux tribunaux des demandes de soutien alimentaire au profit d’un enfant — qu’il s’agisse de demandes sollicitant des arriérés, une prestation alimentaire rétroactive ou une ordonnance alimentaire historique — constitue un aspect de l’interprétation contextuelle et téléologique de l’art. 152 ou de toute autre disposition portant sur le soutien alimentaire historique au profit des enfants. Qui plus est, cette meilleure compréhension permet également de mieux saisir où se situe l’intérêt supérieur de l’enfant à qui est due une prestation alimentaire historique.
[84]                          En l’espèce, le juge de première instance a accepté le témoignage de Mme Michel expliquant que, si elle n’avait pas demandé de prestation alimentaire rétroactive, c’est parce qu’elle avait subi une blessure grave, parce que son droit alimentaire avait été cédé au ministre et parce qu’elle avait peur de faire part de ces préoccupations à l’intimé, M. Graydon (C. prov. C.‑B., Port Coquitlam, no F3319, 26 septembre 2016). Madame Michel a également allégué avoir été victime de violence conjugale, mais le juge n’a tiré aucune conclusion de fait à cet égard.
[85]                          De même, il ressort de la jurisprudence que les tribunaux ont accepté un large éventail de raisons invoquées pour justifier la présentation tardive d’une demande de prestation alimentaire pour enfant[4] : crainte de représailles/de violence de la part du parent débiteur[5]; coûts prohibitifs des litiges ou crainte que le litige soit très long[6]; manque de renseignements ou renseignements inexacts au sujet du revenu du parent débiteur[7]; crainte qu’une demande reconventionnelle réclamant la garde de l’enfant soit présentée[8]; débiteur quittant le territoire ou incapacité du créancier à entrer en communication avec celui‑ci[9]; maladie ou invalidité d’un enfant ou du gardien[10]; lacunes sur le plan émotionnel[11]; désir de maintenir une relation positive entre l’enfant et le débiteur ou désir d’éviter de mêler l’enfant à la démarche[12]; discussions en vue de la réconciliation, négociations en vue d’un règlement ou médiation en cours[13]; et agissements délibérés de la part du débiteur pour retarder la demande ou le procès[14].
[86]                          Ces affaires soulèvent deux concepts différents : d’une part, l’impossibilité pratique d’agir et l’inaccessibilité de la justice, et, d’autre part, la crainte d’agir et le danger que le faire comporte. Dans aucune de ces situations, une partie ne devrait être empêchée de faire instruire sa demande. Dans le deuxième type d’affaires, il est possible que le gardien qui a été victime de violence conjugale aux mains du débiteur craigne de demander une ordonnance alimentaire ou la majoration de celle‑ci et décide d’attendre avant de le faire (C.B.E. c. J.A.E., par. 36). Des études démontrent que [traduction] « bon nombre de femmes battues, voire la majorité d’entre elles, souhaitent demander du soutien alimentaire pour leurs enfants s’il leur est possible de le faire sans augmenter les risques pour elles ou pour leurs enfants » (A. Menard et V. Turetsky, « Child Support Enforcement and Domestic Violence » (1999), 50 Juv. Fam. Court J. 27, p. 27).
[87]                          Il est généralement conseillé de demander une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant dès que cela est possible en pratique. Toutefois, il est injuste d’empêcher les parents de solliciter le soutien financier qui leur est dû, parce qu’ils ont choisi de faire passer leur sécurité et celle de leurs enfants avant leurs besoins financiers, ou parce qu’ils n’ont pas eu accès à la justice plus tôt. Rappelons que « les tribunaux ne doivent pas être dissuadés de défendre les droits de [l’enfant] lorsqu’ils ont l’occasion de le faire » (D.B.S., par. 60) et, à cette fin, il leur faut prendre en compte les réalités des parents créanciers pour qui il est difficile, impossible ou dangereux de solliciter sans tarder du soutien alimentaire pour leurs enfants. Considérer que l’art. 152 de la Family Law Act crée un obstacle juridictionnel ne tient pas compte de ces réalités importantes. Cette vision des choses est non seulement problématique, mais étrange. En effet, les tribunaux sont tenus, selon les facteurs énoncés dans l’arrêt D.B.S., de prendre en considération les raisons de la tardiveté de la demande, ainsi que les réalités en question, lorsqu’ils décident si une ordonnance alimentaire doit être rendue et, dans l’affirmative, lorsqu’ils en fixent le montant. La meilleure approche, à savoir celle qui est la plus cohérente sur le plan théorique, consiste à tenir compte des raisons de la tardiveté d’une demande modificative à la fois pour décider si celle‑ci peut être instruite en vertu de l’art. 152 et, dans l’affirmative, si cette demande doit être accueillie ou rejetée.
(3)           Le rapport entre le soutien alimentaire au profit des enfants et la pauvreté
[88]                          Une décision qui a pour effet d’empêcher la présentation, en vertu de l’art. 152 de la Family Law Act, de demandes d’ordonnances alimentaires historiques au profit des enfants fait également abstraction du fait que le droit de la famille commande une démarche qui tient compte de l’environnement social plus large dans lequel existe la dynamique familiale (Moge c. Moge, 1992 CanLII 25 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 813, p. 853; Bracklow c. Bracklow, 1999 CanLII 715 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 420, par. 15‑23; Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, [2003] 1 R.C.S. 303, par. 204; Rick c. Brandsema, 2009 CSC 10, [2009] 1 R.C.S. 295, par. 41).
[89]                          En 1994, notre Cour a pris connaissance d’office du « fort taux de pauvreté chez les enfants de familles monoparentales et [de] l’omission des tribunaux de tenir compte des coûts cachés dans le calcul des aliments destinés aux enfants » (Willick, p. 704), puis, en 1995, elle a affirmé ce qui suit :
        En tant que chefs de familles monoparentales, les parents gardiens séparés ou divorcés font face à des difficultés économiques, sociales et personnelles que ne connaissent pas les parents non gardiens ni les familles comportant deux parents. Plusieurs études canadiennes et étrangères indiquent que le niveau de vie du parent gardien et des enfants diminue de façon importante après un divorce alors que celui du parent non gardien augmente.
        (Thibaudeau c. Canada, 1995 CanLII 99 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 627, p. 723)
[90]                          Trois décennies plus tard, la réalité demeure que les rôles associés aux personnes selon leur genre, le divorce, la séparation et la monoparentalité contribuent à la pauvreté infantile et imposent aux femmes un fardeau disproportionné. L’interdiction visant les demandes de soutien alimentaire historique au profit des enfants fait en sorte que des enfants sont privés de leur dû, et le droit ne prévoit aucun recours pour remédier aux difficultés que cette situation cause aux enfants et aux personnes qui en prennent soin, personnes qui le plus souvent encore aujourd’hui sont des femmes.
[91]                          Comme l’illustre la preuve soumise en l’espèce, la présente affaire ne constitue qu’un exemple parmi d’autres de ce qui arrive lorsque le soutien alimentaire au profit de l’enfant demeure impayé. Madame Michel a expliqué avoir fait de son mieux en tant que mère monoparentale qui, à certains moments, a eu besoin de recourir à l’aide au revenu pour invalidité. Elle a parlé des difficultés qu’elle a éprouvées alors qu’elle devait subvenir aux besoins de sa fille sans recevoir une pension alimentaire suffisante basée sur le revenu réel de M. Graydon :
        [traduction] . . . mais lorsqu’il manquait à son obligation alimentaire et ne contribuait pas le — en fonction de son revenu, c’est moi qui payais et qui subvenais aux besoins de notre fille et qui trouvais des façons de la divertir et, vous voyez, que ce soit en appelant des gens ou en achetant des articles au Village des Valeurs, par exemple, c’est moi qui subvenais à ses besoins.
        (Transcription de l’instance devant le juge Smith, reproduite dans d.a., p. 157)
[92]                          La fille a parlé de la situation dans laquelle elle et sa mère se trouvaient :
        [traduction] Lorsqu’une jeune mère vit sous le seuil de la pauvreté et qu’elle ne reçoit pas un soutien financier suffisant de l’autre parent, où va‑t‑elle trouver l’argent pour payer la garderie afin de pouvoir aller travailler « de 9 à 5 »? Où va‑t‑elle trouver l’argent pour inscrire son enfant à des activités parascolaires? Comment peut‑on s’attendre à ce qu’elle soit en mesure d’offrir plus à son enfant que la satisfaction de ses besoins fondamentaux? J’ai grandi en pensant que je ne méritais pas d’« extras ». Mon père me déposait chez moi et appelait mon quartier de mon enfance le « ghetto ».
        Un jour, mon père et ma belle‑mère ont fondé leur propre famille. Ils vivaient dans une belle maison, entourée d’une clôture blanche et tout le reste. Moi, je vivais toujours dans « le ghetto ». Je les écoutais dire que, contrairement à moi, leurs futurs enfants pratiqueraient des sports, suivraient des cours de natation, apprendraient tout ce qu’ils voudraient. Ce n’est pas que que toutes ces choses ne m’intéressaient pas, c’est juste que je ne méritais pas d’« extras ».
        (Lettre de A.G., reproduite dans d.a., p. 91)
[93]                          Monsieur Graydon a également déclaré, dans son témoignage, qu’il savait que Mme Michel et sa fille vivaient dans la pauvreté pendant qu’il versait un montant insuffisant au titre de la pension alimentaire pour enfant.
[94]                          La présente affaire illustre aussi la façon dont le bien‑être de l’enfant et celui du parent gardien sont des aspects indissociables d’un même tout. Encore aujourd’hui, les femmes assument la majeure partie des obligations liées au soin et à la garde des enfants et gagnent moins d’argent que les hommes, de sorte que la pauvreté chez les femmes demeure inextricablement liée à la pauvreté chez les enfants (Statistique Canada, L’écart salarial entre les sexes au Canada : 1998 à 2018 (octobre 2019), p. 4‑5 et 11‑12; Statistique Canada, Un maximum d’informations sur les travailleurs au salaire minimum : 20 ans de données (septembre 2019), p. 8). En 2016, 81,29 p. 100 des enfants âgés de 14 ans et moins au Canada qui vivaient dans une famille monoparentale habitaient avec leur mère (Statistique Canada, Portrait de la vie familiale des enfants au Canada : Recensement de 2016 (août 2017), p. 3). Le pourcentage d’enfants de famille monoparentale qui vivent dans un ménage à faible revenu est plus de trois fois supérieur à celui observé chez les enfants vivant dans une famille biparentale. Parmi les familles monoparentales, le pourcentage d’enfants vivant au sein de ménages à faible revenu est beaucoup plus élevé dans le cas des enfants qui vivent avec leur mère (42 p. 100) que dans le cas de ceux vivant avec leur père (25,5 p. 100) (Statistique Canada, Les enfants vivant dans un ménage à faible revenu : Recensement de 2016 (septembre 2017), p. 3). En 2018, la procureure générale Madame Jody Wilson‑Raybould a indiqué que, dans environ 96 p. 100 des dossiers inscrits aux programmes d’exécution, c’était une femme qui était créancière (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 326, 1re sess., 42e lég., 26 septembre 2018, p. 21867).
[95]                          Les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes de violence aux mains d’un partenaire intime (voir Statistique Canada, La violence familiale au Canada : un profil statistique, 2018 (décembre 2019), p. 25; ce rapport indique qu’en 2018, les femmes représentaient 79 p. 100 des victimes de violence aux mains d’un partenaire dans les cas d’agression déclarés par la police). Les femmes sont en conséquence davantage susceptibles de laisser derrière elles leur foyer et leurs effets personnels — ainsi que leur sécurité financière — et d’aller chercher refuge ailleurs ou de devenir sans abri. Une analyse publiée en 2014 par Statistique Canada révèle que la plupart des femmes se trouvant dans des refuges pour femmes violentées au Canada ont déclaré que leur agresseur était leur partenaire actuel ou un ex‑partenaire; tout juste un peu plus de la moitié de ces femmes y avaient été admises avec leurs enfants (Les refuges pour femmes violentées au Canada, 2014 (2015), p. 6‑7). Le fait de ne pas disposer d’un logement stable, ainsi que le manque de ressources juridiques ou financières ont un impact évident sur la capacité d’une personne de présenter quelque réclamation en justice que ce soit. L’impact d’antécédents de violence sur la santé émotionnelle d’une personne, les craintes potentielles de cette personne d’entrer en contact avec son ancien agresseur ainsi que ses réticences ou son incapacité à le faire du fait de cette violence ont un impact tout aussi évident. De plus, [traduction] « il peut arriver que certains pères violents instrumentalisent le processus liés au paiement du soutien alimentaire pour enfants afin de continuer d’exercer une domination et un contrôle sur leur ex‑épouse » (D. Bonnet, « Recalculating D.B.S.: Envisioning a Child Support Recalculation Scheme for Ontario » (2007), 23 Rev. can. d. fam. 115, p. 144).
[96]                          Vu ces circonstances, les femmes font souvent face à des désavantages financiers, professionnels, temporels et émotionnels. Qui plus est, l’accès à la justice en droit de la famille n’est pas toujours possible en raison du coût élevé d’une action en justice. Dans ce contexte social plus large, les femmes qui obtiennent la garde sont souvent mal placées pour évaluer la situation financière de l’autre parent et agir en conséquence. Les mesures qui ont pour effet de dresser d’autres barrières limitant la capacité des femmes de revendiquer leurs droits et de les faire respecter, par exemple un obstacle juridictionnel, empêchent ces dernières d’améliorer leur situation et celle de leurs enfants. Or, comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, au par. 1 : « À défaut de moyens efficaces et accessibles de faire respecter les droits, la primauté du droit est compromise. »
[97]                          De même, le principe d’interprétation des lois suivant lequel il faut supposer que le législateur est conscient du contexte social et historique dans lequel il manifeste son intention justifie lui aussi de considérer que l’art. 152 autorise l’instruction de telles demandes (voir Moge, p. 857; Canada 3000 Inc. (Re), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865, par. 37). Dans l’arrêt Moge, par exemple, les juges majoritaires se sont fondés sur ce principe pour conclure que le Parlement n’avait pas eu l’intention d’adopter une approche reposant sur une présomption d’indépendance financière en matière de soutien alimentaire, étant donné que le contexte social révélait l’existence d’un lien entre la féminisation de la pauvreté et l’échec du mariage. Comme l’a expliqué la juge L’Heureux‑Dubé, vu ce contexte social, « [i]l serait insensé de prétendre que le législateur [. . .] avait l’intention de désavantager financièrement les femmes » (p. 857). De même, en l’espèce et eu égard au contexte social indiquant le lien qui existait — tant à l’époque de la Loi sur le divorce de 1986 qu’aujourd’hui —, entre l’insuffisance du soutien alimenatire versé au profit des enfants, la pauvreté chez les enfants et la féminisation de la pauvreté, il serait également insensé de prétendre que le Parlement avait l’intention de pénaliser financièrement les femmes et les enfants.
[98]                          « [L]a réalité que les soins prodigués aux enfants sont inextricablement liés au bien‑être du parent nourricier » a été reconnue par notre Cour (Pelech c. Pelech, 1987 CanLII 57 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 801, p. 845; voir également Willick, p. 724‑725, la juge L’Heureux‑Dubé). En 1992, dans l’arrêt Moge, la Cour a également reconnu que « [l]es femmes ont eu tendance à subir les inconvénients économiques qui découlent du mariage ou de son échec en raison de la répartition traditionnelle des tâches qu’on y retrouve » (p. 861). Un an plus tard, elle a ajouté que « les femmes assument une part disproportionnée des coûts sociaux de la garde des enfants » (Symes c. Canada, 1993 CanLII 55 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 695, p. 763 (soulignement supprimé); voir aussi Young c. Young, 1993 CanLII 34 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 3, p. 62, la juge L’Heureux‑Dubé). Ces constatations de longue date et les données actuelles ont une incidence sur la façon dont les tribunaux devraient considérer les demandes de soutien alimentaire au profit des enfants, y compris les demandes historiques.
[99]                          Ce qui est réellement en cause dans une demande d’ordonnance alimentaire historique au profit d’un enfant, c’est l’argent qui aurait dû être versé pour les soins et le soutien de l’enfant, mais qui a été affecté à autre chose. Cela signifie que l’enfant en question et la personne qui en prend soin doivent s’en passer, ce qui a des conséquences durables pour chacun d’eux. Comme l’a affirmé de manière poignante l’enfant concernée en l’espèce : [traduction] « J’étais une enfant confiante, intelligente, ambitieuse et pleine d’enthousiasme. Aujourd’hui, je suis une adulte intelligente et ambitieuse, mais j’ai perdu ma confiance et mon enthousiasme en cours de route » (d.a., p. 91).
[100]                     L’approche holistique du droit de la famille requiert la prise en compte de l’interdépendance des questions liées au soutien alimentaire au profit des enfants, à la pauvreté infantile et à la féminisation de la pauvreté qui en découle. Étant donné la dynamique entre les genres dans le droit relatif au soutien alimentaire au profit des enfants, les règles de droit ne doivent pas faire abstraction des réalités qui façonnent la vie des femmes et qui les exposent à des expériences et à des risques auxquels les hommes sont moins susceptibles d’être exposés. Par exemple, les femmes sont davantage susceptibles d’être victimes de violence de la part d’un partenaire intime, d’assumer une part plus importante des travaux domestiques non rémunérés — conjuguée à l’expérience de travail moins grande et aux revenus inférieurs en découlant — et de devoir se charger de la plupart des obligations liées au soin des enfants.
[101]                     En même temps, tout en tenant compte de la marginalisation et du vécu des femmes, nous ne devons pas perdre de vue le fait que l’égalité et l’équité exigent également que nous nous intéressions aux autres formes de marginalisation devant les tribunaux. La dimension genrée de la pauvreté reflète ou occulte, selon le cas, ses recoupements avec la race, l’invalidité, la religion, la modalité de genre, l’orientation sexuelle et le statut socioéconomique, par exemple. Les tribunaux ont la délicate tâche de tenir compte de ces différences et de leur accorder le poids qu’il convient dans l’analyse des critères applicables. En fin de compte, constitue un système plus équitable, et ce, pour l’ensemble de la population, un système qui permet de tenir compte de la dynamique sociale qui appauvrit certains membres de la société au bénéfice de certains autres ou qui empêche certains membres de la société d’avoir accès à la justice et de revendiquer leurs droits — même tardivement.
[102]                     Les principes qui régissent le soutien alimentaire au profit des enfants appuient également l’interprétation favorable aux enfants, de sorte que l’intérêt supérieur de ceux‑ci est au cœur de l’opération d’interprétation (Chartier, par. 21; K.L.B. c. Colombie‑Britannique, 2003 CSC 51, [2003] 2 R.C.S. 403, par. 47; Paras, p. 134‑135; Richardson c. Richardson, 1987 CanLII 58 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 857, p. 869‑870; Francis, par. 39; Theriault c. Theriault (1994), 1994 ABCA 119 (CanLII), 149 A.R. 210 (C.A.), p. 212‑214).
[103]                     Non seulement cette démarche interprétative est‑elle prescrite par la jurisprudence canadienne, mais elle résulte également des obligations internationales du Canada. Le législateur est présumé prendre en considération les obligations internationales du Canada, lesquelles militent en faveur d’une interprétation de l’intention du législateur qui soit conforme au droit international coutumier et conventionnel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 182). Le Canada est partie à des conventions internationales qui confirment le principe juridique de « l’intérêt supérieur de l’enfant » (Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, par. 3(1); Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, al. 16(1)d)). Par exemple, le par. 27(2) de la Convention relative aux droits de l’enfant reconnaît ainsi que c’est aux parents et aux gardiens de l’enfant qu’incombe au premier chef la responsabilité d’assurer les conditions de vie nécessaires au développement de l’enfant, et le par. 27(4) reconnaît l’obligation pour les États parties de prendre « toutes les mesures appropriées en vue d’assurer le recouvrement de la pension alimentaire de l’enfant auprès de ses parents ou des autres personnes ayant une responsabilité financière à son égard ». Les principes consacrés dans ces conventions éclairent l’interprétation contextuelle de la Family Law Act, ainsi que de la Loi sur le divorce et des Lignes directrices, en aidant à comprendre comment interpréter la législation pertinente d’une manière qui s’attache à l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 69‑71).
[104]                     De plus, en l’absence de disposition législative claire à cet effet, il faut éviter d’adopter une interprétation défavorable aux droits préexistants des enfants que leur reconnaît la common law, et aux intérêts des parents créanciers. Du fait qu’il constitue une créance, dont l’existence est indépendante de toute disposition législative, le soutien alimentaire au profit des enfants jouit de la protection du principe d’interprétation législative bien établi selon lequel le législateur est présumé ne pas avoir eu l’intention de limiter un droit appartenant à un citoyen à moins que le texte de la loi ayant cet effet soit sans équivoque (Morguard Properties Ltd. c. Ville de Winnipeg, 1983 CanLII 33 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 493, p. 509; Régie des transports en commun de la région de Toronto c. Dell Holdings Ltd., 1997 CanLII 400 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 32, par. 20; Banque royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., 1997 CanLII 377 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 411, par. 110; voir aussi R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 497‑498; Brear, par. 50). Ce n’est manifestement pas le cas en l’espèce. Au contraire, tous les éléments examinés indiquent que l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel est intrinsèquement lié à celui de la personne qui en prend soin, milite en faveur d’une interprétation de l’art. 152 de la Family Law Act qui a pour effet d’autoriser l’instruction de demandes visant à obtenir du soutien alimentaire historique au profit d’un enfant.
(4)           Conclusion concernant l’art. 152 de la Family Law Act
[105]                     Pour tous les motifs qui précèdent, il ressort d’une interprétation large et équitable de l’art. 152 de la Family Law Act que les tribunaux peuvent entendre des demandes modificatives visant à obtenir du soutien alimentaire historique au profit d’un enfant. Le fait de reconnaître qu’aucun obstacle n’empêche l’examen d’une telle demande dans le cas d’une demande modificative soulève la question de savoir si un tel obstacle devrait continuer d’exister à l’égard des demandes d’ordonnance initiale présentées en vertu de l’art. 15.1 de la Loi sur le divorce. Comme l’a déclaré de façon convaincante le juge d’appel Goepel dans l’arrêt Dring :
      [traduction] Il n’y a aucune raison juridique ou logique d’établir une distinction entre les deux situations. Les parties sont encouragées à régler leurs différends par voie extrajudiciaire. Lorsqu’elles parviennent à un accord sur le soutien alimentaire au profit des enfants, c’est souvent par pur hasard qu’elles entreprennent la démarche supplémentaire consistant à faire entériner leur accord par ordonnance judiciaire. J’estime que cela est particulièrement vrai dans le cas des parents non mariés lorsque la question du soutien alimentaire au profit des enfants est la seule question qu’elles doivent régler. [par. 97]
[106]                     En conséquence, le temps est peut‑être venu de réexaminer les remarques incidentes formulées dans D.B.S. selon lesquelles il existe un obstacle d’ordre procédural qui empêche les tribunaux d’instruire des demandes initiales de soutien alimentaire historique au profit d’un enfant.
[107]                     Notre Cour s’est montrée disposée à revoir des précédents « non fondés en principe, dont il a été démontré qu’ils étaient inapplicables et indûment complexes, ou qui s’étaient attirés d’importantes critiques valables, notamment judiciaires et doctrinales » (Vavilov, par. 20). Elle a également reconnu que des précédents qui entraînent une iniquité peuvent légitimement être revus (voir R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 45‑46; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 135, le juge Rothstein). Aucun des quatre appels entendus dans l’arrêt D.B.S. ne concernait une demande initiale de soutien alimentaire historique au profit d’un enfant[15]. La jurisprudence divisée et confuse qui a fait suite à l’arrêt D.B.S. témoigne des assises peu solides d’un « obstacle juridictionnel » à l’égard des ordonnances alimentaires initiales au profit des enfants, elle rend inutilement complexe l’application de cette notion et a pour effet de compromettre les objectifs législatifs de clarté, de certitude et d’uniformité. Les conséquences néfastes de cet obstacle sur l’accès à la justice ainsi que le rapport entre la pauvreté et le paiement de mesures de soutien alimentaire insuffisantes au profit des enfants dont nous avons traité précédemment révèlent la profonde injustice que cause l’obstacle en question aux enfants et à leurs gardiens. Pour toutes ces raisons, il est évident que le temps est venu de revoir la question de l’opportunité d’appliquer un « obstacle juridictionnel » à l’égard des demandes de prestation alimentaire historique au profit d’un enfant présentées au moyen d’une demande d’ordonnance initiale fondée sur la Loi sur le divorce. Toutefois, comme il n’est pas nécessaire de réexaminer cette question pour trancher le présent pourvoi, je reporte la décision sur celle‑ci à une autre occasion, dans le cadre d’une affaire qui s’y prêtera davantage.
IV.        Facteurs qui influent sur le prononcé des ordonnances alimentaires rétroactives et historiques au profit des enfants, et sur la date de rétroactivité
[108]                     La suppression de l’obstacle juridictionnel dans le cas des demandes de modification signifie que les tribunaux seront appelés à instruire ces affaires sur le fond. Les tribunaux sont bien outillés pour rendre justice dans une affaire donnée. Les juges devront encore déterminer d’abord s’il existe une dette en souffrance, puis se demander ce qui constituerait une ordonnance équitable à la lumière des facteurs énoncés dans l’arrêt D.B.S. Dans la présente section, je passe en revue l’application de ces facteurs aux ordonnances alimentaires historiques au profit d’un enfant.
A.           Facteurs énoncés dans l’arrêt D.B.S.
[109]                     Dans l’arrêt D.B.S., les juges majoritaires ont formulé quatre facteurs qui aident à déterminer dans quelles circonstances il convient de rendre une ordonnance alimentaire rétroactive au profit d’un enfant : la ou les raisons pour lesquelles le parent créancier a tardé à solliciter une prestation alimentaire au profit de l’enfant; le comportement du parent débiteur; la situation de l’enfant; et les difficultés que l’ordonnance rétroactive causerait au parent débiteur. Aucun de ces facteurs n’est déterminant en soi. Ils doivent être interprétés et appliqués en tenant compte du fait que, comme il a été précisé précédemment, une prestation alimentaire rétroactive vise à recouvrer une créance légalement exigible : par défaut, une somme d’argent due à l’enfant et impayée devrait donner lieu à une telle ordonnance. Lorsqu’ils appliquent les facteurs de l’arrêt D.B.S., les tribunaux devraient prendre soin d’éviter l’erreur qu’ils ont commises dans le passé, à savoir considérer le soutien alimentaire au profit des enfants comme une forme de dette de moindre importance, à l’égard de laquelle les débiteurs ont droit à une indulgence inhabituelle, que l’on ne retrouve pas dans d’autres domaines du droit applicable aux créanciers et aux débiteurs (voir Hunt, par. 19).
[110]                     Je vais maintenant examiner les quatre facteurs de l’arrêt D.B.S. dans le contexte des demandes de soutien alimentaire historique.
(1)           Les raisons de la tardiveté d’une demande
[111]                     Ce facteur requiert que les tribunaux s’interrogent sur les raisons pour lesquelles une demande a tardé à être présentée. La présentation d’une demande en temps opportun constitue certes la norme et doit être encouragée, mais il existe de nombreuses raisons pour lesquelles même une personne démunie peut tarder à présenter une demande. Il ressort de la jurisprudence que l’accent doit porter sur la question de savoir si la raison avancée est compréhensible. Je ne crois pas qu’il faille chercher un « motif valable » expliquant la tardiveté de la demande du parent créancier (D.B.S., par. 100‑103 (je souligne)). Ces termes ont malheureusement pour effet de blâmer implicitement les parents qui tardent à demander du soutien alimentaire au profit de l’enfant.
[112]                     L’analyse de la jurisprudence canadienne postérieure à D.B.S. en ce qui a trait aux ordonnances alimentaires rétroactives et historiques au profit des enfants révèle que les tribunaux qui s’attachent aux « motifs » de la tardiveté sont bien souvent trop prompts à appliquer ce critère davantage comme un préalable au prononcé d’une ordonnance alimentaire que comme un facteur parmi bien d’autres devant être examinés. En effet, [traduction] « [l]e caractère tardif d’une demande de soutien alimentaire rétroactive au profit d’un enfant est invariablement invoqué pour contester cette demande » (Gordon (2012), p. 74), les tribunaux considérant que l’arrêt D.B.S. impose aux parents créanciers une [traduction] « obligation positive [. . .] de veiller à ce que le soutien alimentaire soit adéquat » (D. Smith, « Retroactive Child Support — An Update » (2007), 26 C.F.L.Q. 209, p. 245). Les tribunaux ont parfois considéré que le défaut de « justifier » le temps qu’a mis le débiteur à agir militait contre le prononcé d’une ordonnance rétroactive (voir, p. ex., Anderson c. Laboucan, 2017 ABQB 642, par. 45‑55 (CanLII); Baldwin c. Funston (2007), 2007 ONCA 381 (CanLII), 85 O.R. (3d) 721 (C.A.), par. 25; Foster c. Foster, 2013 BCCA 205, par. 17 (CanLII)) ou contre l’élargissement de sa portée temporelle, même en présence d’un comportement répréhensible (voir, p. ex., Tepleski c. Girardin, 2017 MBCA 37, par. 24‑28 (CanLII)).
[113]                     Il convient de répéter que la tardiveté d’une demande n’est pas en soi intrinsèquement injustifiée et que ce fait ne compromet pas à lui seul la demande, en ce qu’il n’est pas nécessaire que tous les facteurs soient réunis pour qu’une ordonnance rétroactive soit accordée (D.B.S., par. 99; Swiderski (C.A.), par. 43 (CanLII)). Au contraire, la tardiveté d’une demande sera préjudiciale à celle‑ci uniquement si elle est jugée « injustifiée » au terme d’une appréciation généreuse du contexte social dans lequel a été prise la décision de solliciter du soutien alimentaire au profit de l’enfant (D.B.S., par. 101). D’ailleurs, les tribunaux ne devraient pas faire jouer contre les enfants les contraintes et les inégalités auxquelles font face les parents créanciers. En conséquence, la tardiveté d’une demande imputable à l’une ou l’autre des raisons énumérées précédemment, au par. 48, ne devrait pas, en règle générale, être considérée comme arbitraire au sens de l’arrêt D.B.S. Enfin, l’absence de motif valable justifiant la tardiveté d’une demande n’élimine pas le comportement répréhensible du parent débiteur; en fait, le comportement répréhensible peut parfois causer la tardiveté ou y contribuer.
[114]                     Les tribunaux peuvent accorder une attention particulière à la période qui s’est écoulée après que le bénéficiaire a cessé d’être un « enfant » ou un « enfant à charge » ou après que la raison ayant causé la tardiveté a cessé d’exister. Plus cette période est longue, plus son importance pourrait jouer contre la justification invoquée (Dring, par. 177, le juge d’appel Hunter). Cette approche tend à favoriser les valeurs que constituent la certitude et le caractère définitif, et de ce fait à encourager les parties à regarder devant et à continuer leur vie à la suite d’une rupture familiale (voir Colucci, par. 28).
(2)           Le comportement du parent débiteur
[115]                     Ce facteur consiste essentiellement à situer le comportement du parent débiteur sur une échelle de réprobation. Dans l’arrêt D.B.S., la Cour a donné une définition large et téléologique de la notion de comportement répréhensible, soit « tout acte du parent débiteur qui tend à faire passer ses intérêts avant le droit de l’enfant à une pension alimentaire d’un montant approprié » (par. 106).
[116]                     Malgré la portée qu’elle est censée avoir, certains tribunaux ont hésité à appliquer cette définition large, de peur que la non‑communication de tout changement dans le revenu du parent débiteur constitue un comportement répréhensible. Le défaut du parent débiteur de communiquer son revenu réel, un fait qu’il connaît, représente un manquement à une obligation importante et constitue souvent la cause première de la présentation tardive d’une demande. D’ailleurs, dans l’arrêt D.B.S., la Cour reconnu au par. 124 que le fait de « [n]e pas signaler un changement de situation important — y compris une augmentation du revenu susceptible de modifier le montant de la pension alimentaire versée pour l’enfant — est en soi répréhensible ». Elle a également fait observer que « [l]e parent débiteur ne peut se servir de son accès privilégié aux renseignements pour justifier une pension alimentaire insuffisante », et a ajouté, au par. 106, que « [l]e parent débiteur ne peut [. . .] dissimuler l’augmentation de son revenu au parent créancier dans l’espoir de se soustraire au paiement d’une prestation plus élevée ».
[117]                     De par sa nature et son objectif, le système qui régit le soutien alimentaire au profit des enfants depuis l’adoption des Lignes directrices procure aux parents débiteurs certitude et prévisibilité, en ce que toute modification notable de leur revenu doit être communiquée et entraîner un rajustement des paiements de soutien alimentaire au profit des enfants. La certitude que procurent les Lignes directrices a été reconnue par notre Cour dans les arrêts Miglin, au par. 56, Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10, [2011] 1 R.C.S. 269, au par. 208, et Contino, aux par. 94‑95, le juge Fish. Il convient également de souligner que, selon l’al. 3(1)a) des Lignes directrices, le montant de l’ordonnance alimentaire au profit de l’enfant correspond en règle générale au montant prévu dans la table applicable. Par conséquent, le comportement du parent débiteur peut être tenu pour raisonnable si ce dernier se conforme à une ordonnance ou à un accord, mais uniquement s’il n’y a pas eu de changement dans son revenu (voir Loughlin c. Loughlin, 2007 ABQB 10, par. 22 (CanLII); Baldwin, par. 18 et 22‑23).
[118]                     Bien qu’il y ait lieu de souscrire explicitement à une appréciation subjective des raisons pour lesquelles le parent créancier a tardé à présenter sa demande de soutien alimentaire au profit de l’enfant, ce n’est plus le cas en ce qui concerne le comportement du parent débiteur. Depuis D.B.S., les tribunaux canadiens ont graduellement cessé de s’attacher aux raisons pour lequelles le parent débiteur a agi comme il l’a fait, compte tenu des problèmes que pose une analyse « subjective » de l’intention du débiteur (voir, p. ex., C.M.M. c. P.M.M., par. 55 (CanLII); Burchill, par. 24‑31; Koback c. Koback, 2013 SKCA 91, 423 Sask. R. 35, par. 30; L.L. c. G.B., 2008 ABQB 536, 10 Alta. L.R. (5th) 67, par. 118). L’intention de l’intéressé peut avoir pour effet d’accroître le caractère répréhensible de son comportement, mais l’examen doit porter principalement sur les actes du parent débiteur et sur leurs conséquences. De nos jours, [traduction] « l’intention subjective du parent débiteur est rarement pertinente — la véritable question consiste à se demander si le comportement du parent débiteur a eu pour effet de favoriser ses intérêts au détriment du droit de l’enfant au soutien alimentaire » (Goulding, par. 44).
[119]                     Il convient de répéter qu’un comportement répréhensible de la part du parent débiteur n’est pas un élément nécessaire pour donner naissance à son obligation de payer le soutien alimentaire réclamé pour l’enfant. L’existence d’un tel comportement milite en faveur du prononcé d’une ordonnance et elle peut également être invoquée pour justifier l’élargissement de la portée temporelle de l’ordonnance rétroactive ou l’augmentation du montant de celle‑ci en y ajoutant les intérêts ou les dépens, ou elle peut encore constituer un facteur additionnel pour les besoins du calcul, en vertu du sous‑al. 4b)(ii) des Lignes directrices, du montant de la prestation alimentaire pour enfant lorsque le revenu du parent débiteur est supérieur à 150 000 $. De façon générale, ce facteur n’est pas évalué différemment dans les instances de soutien alimentaire historique au profit d’un enfant qu’il ne l’est dans les affaires ordinaires de prestation alimentaire rétroactive pour enfant. La même définition large s’applique dans les deux cas.
(3)           La situation de l’enfant
[120]                     Bien que l’adoption des Lignes directrices ait annoncé le passage d’une conception où les besoins étaient considérés comme la principale justification de l’octroi d’une prestation alimentaire pour enfant à une conception où le soutien alimentaire est considéré comme un droit appartenant à l’enfant, les besoins de ce dernier demeurent une considération pertinente pour l’attribution et le calcul d’une prestation alimentaire rétroactive à son profit. Si l’enfant a connu des conditions de vie difficiles dans le passé ou s’il a besoin d’argent à la date de l’audience, ces circonstances jouent en faveur non seulement du prononcé d’une ordonnance, mais aussi de l’élargissement de la portée temporelle de celle‑ci. Ce facteur peut jouer un rôle particulier dans les demandes visant à obtenir une prestation alimentaire historique au profit de l’enfant.
[121]                     Lorsque l’enfant a été victime de privations, ce facteur joue de façon appréciable en faveur de l’octroi d’une réparation. Certains auteurs affirment que les tribunaux ont subordonné ce facteur à d’autres, telle la tardiveté de la demande de soutien (voir Gordon (2012), p. 74). Cependant, comme je l’ai expliqué précédemment, le fait de refuser de payer du soutien alimentaire au profit de l’enfant ou de négliger de le faire est étroitement lié à la pauvreté chez les enfants et chez les femmes. Comme l’a souligné la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Willick :
     . . . ce n’est pas sur les enfants et les parents qui en ont la garde que devrait reposer principalement le fardeau financier du divorce. Les enfants représentent la ressource la plus importante de notre pays, son avenir. Leurs besoins ne sont pas moindres en raison du divorce de leurs parents. Ils ont droit de recevoir des soins appropriés avant comme après le divorce. Je ne dis pas qu’ils doivent vivre dans le luxe. Toutefois, j’estime inacceptables les situations dans lesquelles des enfants vivent au seuil ou tout juste au‑dessus du seuil de la pauvreté alors que le parent n’en ayant pas la garde a des ressources suffisantes pour répondre à leurs besoins. [p. 718]
[122]                     Par ailleurs, cela ne signifie pas que l’existence d’un besoin ou de difficultés constitue nécessairement un préalable au prononcé d’une ordonnance alimentaire rétroactive. De fait, dans l’arrêt D.B.S., notre Cour a expressément indiqué, au par. 113, que l’obligation du parent débiteur ne « disparaît [pas] lorsque l’enfant n’a pas “besoin” de son aide financière » (voir aussi Swiderski (C.S.), par. 93‑95). Dans l’affaire C.A.R. c. G.F.R., 2006 BCSC 1407, le tribunal a statué que [traduction] « si ce facteur faisait pencher la balance contre le prononcé d’une ordonnance rétroactive, il s’ensuivrait, essentiellement, que le [parent débiteur] a tiré profit de son “abstention” de payer une pension alimentaire majorée au profit de l’enfant » (par. 48 (CanLII)).
[123]                     En outre, il arrive dans bien des cas qu’un des parents assume les difficultés liées à l’insuffisance du soutien versé au profit de l’enfant, faisant ainsi passer le bien‑être de son enfant avant le sien (voir Richardson, p. 869; Willick, p. 724‑725; voir aussi Buckingham, par. 51). Il n’existe absolument aucune raison logique pour laquelle ce parent devrait recevoir un soutien alimentaire moindre simplement parce qu’il a fait certains choix protégeant l’enfant du couple (voir D.B.S., par. 170, la juge Abella (motifs concordants); Colucci, par. 26). En effet, il a été jugé que [traduction] « [l]e fait que l’intimée profitera indirectement de l’ordonnance alimentaire n’est pas un motif pour refuser de la rendre » (Debora c. Debora (2006), 2006 CanLII 40663 (ON CA), 218 O.A.C. 237, par. 70; Innes, par. 11). En conséquence, le fait qu’un enfant n’a pas subi de difficultés en raison des sacrifices consentis par ses parents gardiens ne milite pas contre le prononcé d’une ordonnance alimentaire rétroactive ou historique à son profit. En revanche, les difficultés subies par le parent créancier, tout comme celles subies par l’enfant, militent en faveur du prononcé d’une ordonnance alimentaire rétroactive et de l’élargissement de la portée temporelle de cette ordonnance.
(4)           Les difficultés que pourrait causer l’ordonnance
[124]                     Ce facteur tient compte de la facilité avec laquelle le parent débiteur pourrait ou non être en mesure de payer une ordonnance. Si l’ordonnance est susceptible de causer des difficultés excessives au parent débiteur, et si les autres facteurs ne font pas obstacle au prononcé d’une ordonnance, ce facteur peut militer contre le prononcé d’une ordonnance ou influer sur la portée temporelle de celle‑ci afin de produire un résultat équitable. Pour qu’une ordonnance puisse être rendue, il n’est pas nécessaire que celle‑ci ne cause aucune difficulté au parent débiteur. S’il est possible que l’ordonnance cause des difficultés au parent débiteur, mais que, par ailleurs, le comportement répréhensible de ce dernier a provoqué ou exacerbé la tardiveté de la demande de soutien, les tribunaux peuvent ne pas tenir compte des difficultés excessives (D.B.S., par. 116; Tschudi c. Tschudi, 2010 BCCA 170, 86 R.F.L. (6th) 23, par. 4‑5). Dans tous les cas, il est possible de remédier aux difficultés en adaptant les modalités de paiement (Purba c. Purba, 2009 ABCA 32, 466 A.R. 175, par. 15).
[125]                     Quoique ce facteur s’attache aux difficultés causées au parent débiteur, ces difficultés ne peuvent être considérées qu’après qu’ont été prises en compte les difficultés qui seraient causées à l’enfant et au parent créancier si aucune ordonnance intimant le paiement de sommes dues mais impayées n’était rendue (voir, par ex., Cornelissen c. Cornelissen, 2003 BCCA 666, 21 B.C.L.R. (4th) 308, par. 9 et 38; Brear, par. 59; Warwoda c. Warwoda, 2009 ABQB 582, par. 11‑12 (CanLII); George, par. 55). Dans l’arrêt D.B.S., les juges majoritaires ont reconnu, au par. 115, que « [l]e tribunal doit reconnaître que [. . .] les difficultés considérées ne touchent pas uniquement le parent débiteur ». Bien qu’ils aient fait état des effets sur les autres enfants, il est clair que les difficultés ne doivent pas être évaluées dans l’abstait, mais qu’elles doivent l’être au regard des faits et de l’ensemble des circonstances. Par exemple, il est possible que le parent débiteur soit en mesure d’établir que le fait d’être obligé de payer un montant en souffrance de 20 000 $ au titre du soutien alimentaire au profit d’un enfant lui causerait des difficultés, parce qu’il ne dispose pas des fonds nécessaires et qu’il devrait contracter un emprunt ou vendre des biens pour s’acquitter de sa dette alimentaire envers l’enfant. Cependant, il faut tenir compte du fait que le débiteur a disposé du montant ainsi impayé pendant toute la période où il n’a pas versé la pension, et que cet argent a pu servir à financer un mode de vie qu’il souhaitait ou l’achat des biens mêmes qui pourraient maintenant devoir être vendus.
[126]                     Lorsqu’un enfant n’a pas profité du niveau approprié de soutien alimentaire, cela signifie souvent que le parent créancier a été contraint de s’endetter ou de dépenser tout son argent, non pas pour acquérir des biens, mais pour subvenir aux besoins de l’enfant. Comme l’a déclaré Mme Michel dans son témoignage : [traduction] « c’est moi qui ai subvenu aux besoins [de notre fille] ». Cela peut également vouloir dire que le parent gardien a renoncé à certaines possibilités, comme le fait de passer du temps avec son enfant ou encore de poursuivre ses études et d’améliorer ainsi ses perspectives de carrière, parce qu’il a dû avoir un ou deux emplois additionnels pour subvenir aux besoins de l’enfant. Il est donc possible que le parent créancier se soit endetté pour subvenir aux besoins fondamentaux de l’enfant ou qu’il n’ait aucune économie, parce que tout son revenu était consacré aux dépenses mensuelles du foyer. L’application d’une telle approche holistique permet de considérer les difficultés causées au parent débiteur dans leur contexte factuel et juridique concret. Bien qu’il puisse sembler dur de demander au parent débiteur de contracter un emprunt de 20 000 $ pour rembourser la dette que constitue le montant impayé du soutien alimentaire au profit de l’enfant, il est possible que le parent créancier soit endetté d’une somme équivalente. Les difficultés causées à l’enfant et au parent créancier par le non‑paiement constituent donc un élément crucial de l’équation. Dans le cas des ordonnances alimentaires historiques, il se peut que la période au cours de laquelle le soutien alimentaire au profit de l’enfant a été impayé soit plus longue, de sorte que les sommes en jeu sont plus élevées et les difficultés causées à toutes les parties concernées plus grandes. Toutes ces considérations accroissent le besoin de disposer d’un tableau complet de la situation et d’évaluer les difficultés au regard de l’ensemble des circonstances.
B.            Date de rétroactivité
[127]                     Dans l’arrêt D.B.S., la Cour a établi que la date à partir de laquelle une ordonnance alimentaire rétroactive au profit de l’enfant devrait produire ses effets est, par défaut, celle à laquelle il y a eu information réelle du parent débiteur (par. 118). Il s’agit de la date à partir de laquelle l’obligation alimentaire du parent débiteur envers l’enfant devrait être exécutée. Il est explicitement indiqué dans les motifs des juges majoritaires que la date à laquelle il y a eu information réelle représente un compromis entre la date de la demande de prestation alimentaire pour enfant présentée par le créancier et celle à laquelle le montant de la prestation aurait dû être majoré (par. 118 et 121). Dans la jurisprudence antérieure à D.B.S., les tribunaux avaient déjà adopté la date d’information réelle comme date de rétroactivité (voir, p. ex., Ennis c. Ennis, 2000 ABCA 33, 77 Alta. L.R. (3d) 289, p. 313; Wishlow c. Bingham, 2000 ABCA 198, 82 Alta. L.R. (3d) 226, par. 29; C. Davies, « Retroactive Child Support: the Alberta Trilogy » (2005), 24 C.L.F.Q. 1, p. 16‑17). Notre Cour a également établi une limite souple ou balise approximative de trois ans à l’égard de la rétroactivité de la période de recouvrement.
[128]                     L’équité est le principe qui sous‑tend l’exigence requérant une certaine forme de notification : à savoir qu’il y ait entre les parties concernées un échange d’informations exactes propre à permettre à chacune de s’acquitter de ses obligations légales et de planifier en conséquence. Le parent débiteur devrait pouvoir considérer que des paiements effectués de bonne foi et sur la base de renseignements exacts lui permettent de satisfaire à ses obligations légales. Pour sa part, le parent créancier devrait pouvoir considérer que les sommes versées correspondent aux sommes dues.
[129]                     Bien que chaque parent ait ses propres attentes à cet égard, il existe généralement, en matière d’information, une inégalité qu’il ne faut pas négliger. En effet, chaque parent sait combien il ou elle gagne personnellement. Si, au cours d’une année donnée, le parent débiteur gagne moins que l’année précédente, il dispose de l’information dont il a besoin pour décider s’il souhaite demander une réduction du montant de la pension alimentaire. Par contre, si ce parent gagne davantage, il est possible que le parent créancier ne le sache pas systématiquement et il faudrait d’abord que ce dernier cherche à connaître le revenu réel du parent débiteur avant de pouvoir envisager la présentation d’une demande d’augmentation de la pension alimentaire. Ces réalités concrètes ont amené certains gouvernements et tribunaux à exiger qu’il y ait annuellement communication et échange de renseignements financiers entre les parents, et à pourvoir au recalcul automatique des mesures de soutien alimentaire au profit des enfants (voir, p. ex., Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, r. 12.53 et formules FL‑26 et FL‑27; Lignes directrices sur les aliments pour les enfants, Règl. de l’Ont. 391/97, al. 13g) et par. 24.1(1); Calver, par. 33; Sawatzky c. Sawatzky, 2018 MBCA 102, 428 D.L.R. (4th) 247, par. 58; Family Law Act, par. 158(1); Family Law Act, S.A. 2003, c. F‑4.5, par. 55.41(1); Règlement de 1998 sur les prestations alimentaires familiales, R.R.S., c. F‑6.2, règl. 1, al. 21.23(1)c); Loi sur l’obligation alimentaire, C.P.L.M. c. F20, art. 39.1.1; Calcul et recalcul administratifs des aliments pour enfants, Règl. de l’Ont. 190/15, par. 10.1(1); Administrative Recalculation of Child Support Regulations, N.L.R. 16/18, par. 5(1); voir aussi Gordon (2012), p. 91‑92).
[130]                     La notion d’information réelle est un large concept, qui va bien au‑delà du seul fait de savoir concrètement qu’une demande de modification a été déposée. Au paragraphe 121 de l’arrêt D.B.S., cette notion est définie comme étant « toute indication du parent créancier qu’une pension alimentaire devrait lui être versée pour l’enfant ou, s’il en touche déjà une, que son montant devrait être révisé ». Dans l’arrêt Kerr, notre Cour a ajouté que les aspects distinctifs de la pension alimentaire pour enfants « apaisent quelque peu les préoccupations relatives à l’absence d’avis [. . .] dans les demandes de pension alimentaire pour enfants » (par. 208). À certains égards, l’arrêt D.B.S. lui‑même a fourni aux parents de l’information réelle au sujet de leurs responsabilités, en établissant les principes de base qui régissent le soutien alimentaire au profit des enfants. Compte tenu du changement dont il a été question précédemment en ce qui concerne l’intérêt du parent débiteur à connaître ses obligations avec certitude, cette certitude se matérialise de façons différentes aujourd’hui d’il y a 14 ans. De nos jours, elle découle des prescriptions des Tables et du fait que les parents débiteurs savent qu’ils sont tenus de payer une pension alimentaire en fonction de leur revenu réel et qu’ils seront tenus responsables des paiements non effectués et des paiements inférieurs au montant prescrit, même si des mesures d’exécution de ces obligations ne sont pas automatiquement mises en branle dans chaque cas.
[131]                     Il découle de ce qui précède que le temps est venu de se demander si la date de rétroactivité des ordonnances alimentaires pour enfant ne devrait pas aussi correspondre à la date à laquelle le soutien alimentaire aurait dû être versé. Bien que l’arrêt D.B.S. témoigne d’une tentative en vue d’établir un équilibre entre la certitude pour le parent débiteur, d’un côté, et l’équité et la souplesse pour le parent créancier, de l’autre, et malgré l’accent placé sur les autres principes fondamentaux du soutien alimentaire au profit des enfants, il semble que l’attente du parent débiteur selon laquelle « le statu quo [est] équitable » soit demeurée le principal motif justifiant de conserver la date d’information réelle comme date de rétroactivité (par. 121). Or, dans le contexte juridique actuel, l’incidence des différentes dates de rétroactivité possibles doit être évaluée en fonction de bien davantage que l’intérêt du parent débiteur sur le plan de la certitude. D’ailleurs, dans l’arrêt Contino, la Cour a reconnu que les Lignes directrices privilégient parfois l’équité envers les enfants par rapport à la prévisibilité (par. 33).
C.            Qui devrait bénéficier d’une ordonnance alimentaire historique au profit de l’enfant?
[132]                     Une mesure de soutien alimentaire rétroactive au profit de l’enfant constitue une dette; je ne vois donc en règle générale aucune raison pour laquelle une telle mesure ne devrait pas être accordée, à moins que les facteurs exposés ci-dessus soulèvent des motifs impérieux de ne pas le faire. Une ordonnance alimentaire historique au profit de l’enfant peut être accordée pour tout ou partie soit à l’enfant soit au parent créancier, ou encore aux deux, en fonction des conclusions de fait et de l’identité de la personne qui — si le non‑paiement a entraîné des difficultés — a subi ces difficultés. Dans certains cas, c’est le parent créancier qui supporte le gros des difficultés en faisant des sacrifices financiers pour subvenir aux besoins de l’enfant bénéficiaire (voir Cornelissen, par. 9 et 38). Dans d’autres cas, il arrive que ce soit tant le parent créancier que l’enfant bénéficiaire qui vivent des difficultés importantes (voir Warwoda, par. 12). Il est également possible d’imaginer des situations où le parent créancier ne subit pas de difficultés, mais l’enfant bénéficiaire oui. Les tribunaux devraient faire montre de souplesse et tenir compte de ces réalités lorsqu’ils sont appelés à déterminer comment répartir le soutien alimentaire entre le parent créancier et l’enfant bénéficiaire. Cela dit, il ne devrait toutefois y avoir aucune hésitation généralisée à remettre des fonds au parent créancier. Lorsque le parent créancier et l’enfant bénéficiaire s’accordent sur la façon dont la prestation alimentaire devrait être répartie entre eux, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux devraient hésiter à intervenir et à modifier cet accord.
V.           Application
[133]                     Comme il ressort de l’analyse de la Family Law Act effectuée précédemment, j’estime que la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique disposait, en vertu de la loi, du pouvoir nécessaire pour accorder en l’espèce une ordonnance modificative intimant le paiement d’une prestation alimentaire historique au profit de l’enfant.
[134]                     Le juge du procès, le juge Smith, s’est penché sur la demande de modification présentée par Mme Michel en vue d’obtenir une prestation alimentaire historique au profit de l’enfant, c’est‑à‑dire pour la période d’avril 2001 à avril 2012 (par. 4). Le juge Smith a conclu qu’A.G. avait habité avec Mme Michel pendant la période visée et que M. Graydon avait gagné chaque année, sauf en 2004, un revenu supérieur à celui inscrit dans l’ordonnance alimentaire initiale. En conséquence, M. Graydon a versé une pension alimentaire pour enfant insuffisante de 2001 à 2003 et de 2005 à 2012, et une pension trop élevée en 2004 (par. 47). L’application par le juge Smith des facteurs énoncés dans l’arrêt D.B.S. révèle également ce qui suit :
-         Mme Michel avait un motif raisonnable d’avoir tardé à solliciter une prestation alimentaire au profit de l’enfant (par. 19‑20);
-         le comportement de M. Graydon a été répréhensible mais [traduction] « faiblement » (par. 26);
-         le fait que M. Graydon a versé une pension alimentaire inférieure à celle qu’il aurait dû payer a rendu plus difficile la situation de A.G. (par. 37);
-         le prononcé d’une ordonnance de soutien alimentaire historique au profit de l’enfant ne causerait pas de difficultés à M. Graydon (par. 38 et 41).
Vu ces conclusions, je suis d’avis, à l’instar du juge du procès et de mon collègue, qu’une prestation alimentaire pour enfant était due à Mme Michel. Je suis également d’avis qu’il était justifié, eu égard aux faits de la présente affaire, d’accorder une ordonnance alimentaire remontant au 29 mars 2001.
VI.        Conclusion
[135]                     Pour ces motifs, j’ai accueilli le pourvoi de Mme Michel, avec dépens devant toutes les cours, et rétabli l’ordonnance du juge Smith.
 
Version française des motifs des juges Abella et Karakatsanis rendus par
 
                    La juge Abella —
[136]                     Je souscris aux excellents motifs du juge Brown. Je souscris également aux motifs de la juge Martin, lesquels complètent ceux du juge Brown en y ajoutant d’importantes considérations de principe.
 
                    Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours.
                    Procureurs de l’appelante : Westside Family Law, Vancouver; Michael J. Sobkin, Ottawa.
                    Procureurs de l’intimé : Centra Lawyers, Maple Ridge (C.‑B.); Gowling WLG (Canada), Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante : Power Law/Juristes Power, Vancouver.

[1]  « child support » : Alors que l’expression anglaise « child support » est très largement utilisée pour décrire pratiquement toutes les situations visées par cette notion, plusieurs termes différents — certains spécifiques (pension alimentaire), d’autres généraux (aliments, prestation alimentaire, soutien alimentaire) — sont utilisés en français dans les textes législatifs et doctrinaux sur la question. Voilà pourquoi différents termes sont utilisés dans la version française de mes motifs et de ceux de ma collègue.
[2]  « best interests of the child » : Alors que l’expression « best interests of the child » est uniformément utilisée en anglais, différentes expressions sont utilisées en français dans les textes de loi pertinents au Canada, par exemple « intérêt de l’enfant » (Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.) — Canada), « intérêt véritable de l’enfant » (Loi de 2017 sur les services à l’enfance, à la jeunesse et à la famille, L.O. 2017, c. 14, ann. 1, par. 1(1) — Ontario) et « intérêt supérieur » (Loi sur les services à la famille, L.N.‑B. 1980, c. F‑2.2, art. 1 et par. 6(3), (4) et (5) — Nouveau‑Brunswick, Loi sur les services à l’enfant et à la famille, C.P.L.M., c. C80, par. 2(1) — Manitoba, Loi de 1997 sur le droit de l’enfance, L.S. 1997, c. C‑8.2, art. 8 et par. 9(1) — Saskatchewan), ainsi que dans des instruments internationaux (Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, par. 3(1); Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, al. 16(1)d)). Quand je me réfère à un texte particulier, je vais utiliser l’expression y figurant, mais quand je mentionnerai ce principe en général, par souci d’uniformité j’utiliserai l’expression « intérêt supérieur » dans la version française de mes motifs, qui est davantage répandue.
 
[3] À mon avis, le terme anglais « jurisdiction » utilisé dans D.B.S. (rendu par « pouvoir » et par « compétence » dans la version française) a d’une certaine façon toujours constitué un vocable inapproprié, et auquel on accorde un sens beaucoup plus large que celui qu’on entendait lui donner. Dans cet arrêt, ce terme n’a pas été utilisé dans son sens juridique général, à savoir au sens de [traduction] « pouvoir qu’a un tribunal de décider une affaire ou de rendre un jugement » (Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019), p. 1017). C’est de ce type de pouvoir dont il est question, par exemple, aux art. 3 à 7 de la Loi sur le divorce. Par contre, ce que la Cour appelle le pouvoir ou la compétence des tribunaux dans D.B.S. est simplement l’autorité qui leur est conférée par la loi d’examiner et de juger une demande d’ordonnance alimentaire pour enfant : les circonstances dans lesquelles ils sont régulièrement saisis d’une affaire par la présentation d’une demande par une personne autorisée (voir D.B.S., par. 56 et 60).
 
[4]  Voir aussi M. L. Gordon, « Blame Over: Retroactive Child and Spousal Support in the Post‑Guideline
Era » (2005), 23 C.F.L.Q. 243; M. L. Gordon, « An Update on Retroactive Child and Spousal Support: Five Years after S. (D.B.) c. G. (S.R.) » (2012), 31 C.F.L.Q. 71.
[5] Voir, p. ex., B. (T.K.) c. S. (P.M.), 2008 BCSC 1350; Swiderski c. Dussault, 2008 BCSC 1629 (« Swiderski C.S. »), inf. en partie, mais non sur ce point, par 2009 BCCA 461, 98 B.C.L.R. (4th) 40 (« Swiderski C.A. »); C.B.E. c. J.A.E., 2003 ABQB 961; Roseberry c. Roseberry, 2015 ABQB 75, 13 Alta. L.R. (6th) 215, inf. pour d’autres motifs par 2015 ABCA 218, 68 R.F.L. (7th) 30; W. (L.J.) c. H. (R.L.), 2005 ABCA 252, 18 R.F.L. (6th) 461; Burchill c. Roberts, 2013 BCCA 39, 332 B.C.A.C. 126.
[6] Voir, p. ex., Webber c. Lane, 2008 ONCJ 672; Irving c. Clouthier, 2008 CanLII 48137 (C.S.J. Ont.); Hartshorne c. Hartshorne, 2009 BCSC 698, 70 R.F.L. (6th) 106, inf. en partie, mais non sur ce point, Hartshorne; de Rooy; Swiderski; Carlaw c. Carlaw, 2009 NSSC 428, 299 N.S.R. (2d) 1; Eadie c. Eadie, 2008 BCSC 1380.
[7] Voir, p. ex., Reis c. Bucholtz, 2010 BCCA 115, 3 B.C.L.R (5th) 71; Schick c. Schick, 2008 ABCA 196, 55 R.F.L. (6th) 1; Swiderski; Trick c. Trick (2003), 2003 CanLII 2260 (ON SC), 39 R.F.L. (5th) 418 (C.S.J. Ont.); Burchill; Goulding c. Keck, 2014 ABCA 138, 572 A.R. 330.
[8] Voir, p. ex., Swiderski. Cela comprend la crainte de perdre la garde en raison de discrimination ou de stéréotypes (voir S. B. Boyd, Child Custody, Law, and Women’s Work (2003), p. 219).
[9] Voir, p. ex., Simone; Farrell c. Oakley, 2008 ABQB 422; Howard c. Cox, 2017 ABCA 111, 97 R.F.L. (7th) 85; Ambrose c. Ambrose (1990), 1990 CanLII 12353 (MB CA), 24 R.F.L. (3d) 353 (C.A. Man.).
[10] Voir, p. ex., Eadie; Swiderski; de Rooy; Larson c. Larson, 2014 ABQB 560; C.M.M. c. P.M.M., 2019 ABQB 613; Roseberry.
[11] Voir, p. ex., Hartshorne; de Rooy; B. (T.K.) c. S. (P.M.); Eadie; W. (L.J.) c. H. (R.L.).
[12] Voir, p. ex., Swiderski; Smith c. Lagace, 2017 ABQB 394; S.P. c. R.P.
[13] Voir, p. ex., Chrintz c. Chrintz, 1998 CanLII 14891 (ON SC), 41 R.F.L. (4th) 219 (C.S.J. Ont. (Div. gén.)); McInutly c. Dacyshyn, 2013 ABQB 538.
[14] Voir, p. ex., S.K. c. A.K, 2004 BCSC 37; K.A.W. c. M.E.W., 2019 ABQB 563.
[15] Le dossier indique clairement que les affaires Henry et Hiemstra, les instances fondées sur la Loi sur le divorce, ne concernaient pas des demandes d’ordonnances initiales présentées en vertu de l’art. 15.1. Dans les deux cas, il y avait une ordonnance alimentaire pour enfants existante dans le jugement de divorce, de sorte qu’il s’agissait d’une demande modificative présentée en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce. Les affaires basées sur la loi provinciale, bien qu’elles aient été réputées être des demandes initiales, ne concernaient pas une demande de soutien alimentaire historique au profit d’un  enfant et portaient sur une disposition différente, qui limitait expressément les demandes.
 


Synthèse
Référence neutre : 2020CSC24 ?
Date de la décision : 18/09/2020

Analyses

enfants ; tribunaux ; arrêts ; profit ; demandes ; soutien alimentaires ; charge ; divorce ; application ; situations ; vertu ; parents débiteurs ; présentées ; pouvoir ; interprétation ; cas


Parties
Demandeurs : Michel
Défendeurs : Graydon
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 18 septembre 2020, Michel c. Graydon, 2020 CSC 24


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2020-09-18;2020csc24 ?

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