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12/03/2021 | CANADA | N°2021CSC10

Canada | Canada, Cour suprême, 12 mars 2021, 2021CSC10


r. c. r.v.

Sa Majesté la Reine, Appelante

c.

R.V., Intimé

et

Procureur général de l’Alberta et Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Intervenants

Répertorié : R. c. R.V.

2021 CSC 10

No du greffe : 38854.

2020 : 13 novembre; 2021 : 12 mars.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’Ontario

Arrêt (les juges Brown et Kasirer sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin : La juge du procès a donné au jur...

r. c. r.v.

Sa Majesté la Reine, Appelante

c.

R.V., Intimé

et

Procureur général de l’Alberta et Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Intervenants

Répertorié : R. c. R.V.

2021 CSC 10

No du greffe : 38854.

2020 : 13 novembre; 2021 : 12 mars.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’Ontario

Arrêt (les juges Brown et Kasirer sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin : La juge du procès a donné au jury des directives erronées sur l’accusation d’agression sexuelle. Cette erreur de droit a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement, n’a eu aucune incidence sur les déclarations de culpabilité, et permet de concilier les verdicts apparemment incompatibles. Comme les verdicts ne sont pas réellement incompatibles, les déclarations de culpabilité ne sont pas déraisonnables pour cause d’incompatibilité. Il y a donc lieu de rétablir les déclarations de culpabilité de V. Il convient d’écarter l’acquittement relativement à l’accusation d’agression sexuelle et, eu égard aux circonstances de l’espèce, l’arrêt des procédures doit être ordonné quant à cette accusation.

Dans un appel où une partie allègue qu’un jury a rendu des verdicts incompatibles, la cour d’appel doit déterminer ultimement si les verdicts sont réellement incompatibles et donc déraisonnables. La Couronne peut chercher à concilier des verdicts apparemment incompatibles au motif qu’ils découlent d’une erreur de droit dans les directives données au jury. Lorsque la Couronne tente de concilier des verdicts apparemment incompatibles au motif qu’une erreur de droit a été commise, elle doit convaincre la cour d’appel avec une certitude élevée que les directives au jury comportent une erreur de droit et que cette erreur : (1) a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement; (2) n’a pas eu d’incidence sur la déclaration de culpabilité; et (3) concilie les verdicts incompatibles en démontrant que le jury n’a pas déclaré l’accusé à la fois coupable et non coupable des mêmes actes. Si ces éléments ont été établis, les verdicts ne sont pas réellement incompatibles. Pour déterminer si la Couronne s’est acquittée de son fardeau, la cour d’appel ne doit pas se livrer à des conjectures inappropriées au sujet de ce que le jury a fait et n’a pas fait. La cour d’appel doit pouvoir reconstituer le raisonnement du jury avec une certitude suffisamment élevée pour exclure toutes les autres explications raisonnables quant à la manière dont le jury a rendu ses verdicts.

Si la cour d’appel ne peut conclure avec une certitude élevée que l’erreur de droit n’a pas vicié la déclaration de culpabilité, la tenue d’un nouveau procès à l’égard de toutes les accusations sera nécessaire si l’acquittement est écarté. Dans les cas où la cour d’appel peut restreindre l’erreur de droit à l’acquittement, seule l’accusation dont l’accusé a été acquitté devrait faire l’objet d’un nouveau procès et la déclaration de culpabilité devrait être maintenue.

Dans certaines situations, la réparation convenable pourrait consister à ordonner l’arrêt des procédures relativement à l’accusation dont l’accusé a été acquitté dans l’exercice du pouvoir résiduel dont est investie une cour d’appel par le par. 686(8) du Code criminel . Pour qu’une cour d’appel ordonne l’arrêt des procédures en vertu du par. 686(8) , trois conditions doivent être réunies : premièrement, la cour doit avoir exercé un des pouvoirs conférés par le par. 686(2) , (4) , (6) ou (7) ; deuxièmement, l’ordonnance rendue doit être accessoire à l’exercice de ce pouvoir; et troisièmement, l’ordonnance doit en être une que la justice exige.

En l’espèce, la juge du procès a induit le jury en erreur en ce qui concerne l’accusation d’agression sexuelle en lui donnant la fausse impression que l’élément de « force » requis pour établir l’agression sexuelle était différent de l’élément de « toucher » requis pour établir les contacts sexuels et l’incitation à des contacts sexuels. Cette erreur de droit a amené le jury à rendre un verdict d’acquittement à l’égard de l’accusation d’agression sexuelle. Elle n’a eu aucune incidence sur les déclarations de culpabilité, et les directives de la juge du procès quant aux accusations de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels étaient fondées en droit. De plus, l’erreur de droit permet de concilier les verdicts apparemment incompatibles en expliquant de quelle manière le jury aurait pu rendre ses verdicts sans déclarer V à la fois coupable et non coupable des mêmes actes. Le jury a déclaré V coupable d’avoir touché la plaignante sexuellement, d’où les déclarations de culpabilité, et non coupable d’avoir employé une force allant au‑delà du toucher à l’endroit de la plaignante dans des circonstances de nature sexuelle, d’où l’acquittement. Ces deux conclusions ne sont pas incompatibles, et il y a lieu de rétablir les déclarations de culpabilité de V. En ce qui concerne l’acquittement relatif à l’accusation d’agression sexuelle, il doit être écarté. Eu égard aux circonstances de l’espèce, il est justifié pour la Cour d’ordonner l’arrêt des procédures plutôt que la tenue d’un nouveau procès à l’égard de cette accusation.

Les juges Brown et Kasirer (dissidents en partie) : Il y a accord avec les juges majoritaires sur l’incompatibilité des verdicts en l’espèce. Il y a également accord avec eux pour dire que le jury a reçu des directives erronées, et que celles‑ci équivalaient à une erreur de droit dont il serait raisonnable de penser qu’elle a eu une incidence significative sur l’acquittement. Cependant, la seule réparation possible en réponse à l’appel du ministère public en l’espèce est l’ordonnance de la tenue d’un nouveau procès. Pour éviter de placer V en péril pour quelque chose dont il a été déclaré coupable, la tenue d’un nouveau procès quant aux trois accusations doit être ordonnée.

En précisant, au sous‑al. 686(4)b)(i) du Code criminel , que la tenue d’un nouveau procès est la seule réparation possible lorsque le ministère public a gain de cause en appel d’un verdict d’acquittement par un jury, le Parlement n’accordait aucune importance aux degrés de certitude du tribunal de révision; ce que le Parlement croyait important est plutôt que l’absence de motifs de jugement par un jury signifie qu’un tribunal de révision ne peut jamais être certain de ce qu’avaient à l’esprit les jurés. La reconstitution du raisonnement d’un jury, indépendamment du degré de certitude du tribunal de révision, est un type de contrôle (1) que le Parlement a exclu, (2) que la Cour n’a jamais sanctionné et (3) qui est, en pratique, impossible.

La conclusion tirée par les juges majoritaires en l’espèce selon laquelle l’erreur de droit permet de concilier les verdicts apparemment incompatibles va manifestement à l’encontre du raisonnement adopté par la Cour dans l’arrêt R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215, laquelle ne peut être plus claire : l’existence d’une erreur de droit ne permet pas de concilier des verdicts incompatibles. Le cadre proposé par les juges majoritaires est une invitation à se livrer couramment à des conjectures quant au processus de raisonnement du jury. Il incitera au biais de confirmation, et il ne dissuade pas le ministère public d’avoir recours à la multiplicité des accusations ou de rédiger des actes d’accusation portant à confusion; en réalité, il fait l’inverse, en éliminant toute conséquence.

Les cours d’appel sont assujetties à certaines contraintes légales lorsqu’elles tranchent un appel formé par le ministère public contre un acquittement par un jury et, à la suite du par. 686(4) du Code criminel , elles peuvent soit rejeter l’appel, soit accueillir l’appel, annuler le verdict et ordonner la tenue d’un nouveau procès. Bien que le par. 686(8) habilite une cour d’appel à rendre une ordonnance supplémentaire en vertu du par. 686(4) , les juges majoritaires rendent une autre ordonnance en inscrivant un arrêt des procédures. Le prononcé d’une ordonnance qui équivaut à un verdict de non‑culpabilité est tout à fait incompatible avec le jugement sous‑jacent de la majorité qui confirme la culpabilité de V pour exactement le même comportement criminel. La difficulté qu’ont les juges majoritaires à ordonner la tenue d’un nouveau procès quant à l’accusation d’agression sexuelle est qu’ils souhaitent également rétablir les déclarations de culpabilité de V, qui sont manifestement incompatibles avec l’acquittement. C’est justement pour éviter cette difficulté que le dispositif approprié dans une telle situation est la tenue d’un nouveau procès relativement à toutes les accusations.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

Arrêts examinés : R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381; R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215; arrêts mentionnés : R. c. S.L., 2013 ONCA 176, 303 O.A.C. 103; R. c. K.D.M., 2017 ONCA 510; R. c. Tyler, 2015 ONCA 599; R. c. Tremblay, 2016 ABCA 30, 612 A.R. 147; R. c. L.B.C., 2019 ABCA 505, 383 C.C.C. (3d) 331; R. c. J.D.C., 2018 NSCA 5; R. c. McShannock (1980), 55 C.C.C. (2d) 53; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104; R. c. Illes, 2008 CSC 57, [2008] 3 R.C.S. 134; Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. Hay, 2013 CSC 61, [2013] 3 R.C.S. 694; R. c. Plein, 2018 ONCA 748, 365 C.C.C. (3d) 437; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Barton, 2017 ABCA 216, 55 Alta. L.R. (6th) 1, conf. par 2019 CSC 33; R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Mack, 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Haughton (1992), 11 O.R. (3d) 621, conf. par [1994] 3 R.C.S. 516; R. c. Thomas, [1998] 3 R.C.S. 535; R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3; Terlecki c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 483; R. c. Warsing, [1998] 3 R.C.S. 579; R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509; R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594; R. c. Puskas, [1998] 1 R.C.S. 1207; Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729.

Citée par le juge Brown (dissident en partie)

R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215; R. c. Pan, 2001 CSC 42, [2001] 2 R.C.S. 344; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381; R. c. Plein, 2018 ONCA 748, 365 C.C.C. (3d) 437; R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509; R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597; R. c. Thomas, [1998] 3 R.C.S. 535; R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 11 (h).

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 151 , 152 , 265(1) , (2) , 271 , 649 , 675 , 676 , 686 , 695(1) .

Doctrine et autres documents cités

Watt, David. Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions, 2nd ed., Toronto, Carswell, 2015.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et les juges Rouleau, Pardu, Miller et Trotter), 2019 ONCA 664, 147 O.R. (3d) 657, 379 C.C.C. (3d) 219, [2019] O.J. No. 4355 (QL), 2019 CarswellOnt 13561 (WL Can.), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour contacts sexuels et incitation à des contacts sexuels et inscrit des verdicts d’acquittement, et confirmé l’acquittement quant à l’accusation d’agression sexuelle. Pourvoi accueilli, les juges Brown et Kasirer sont dissidents en partie.

Christopher Webb et Hatim Kheir, pour l’appelante.

Philip Campbell et Neill Fitzmaurice, pour l’intimé.

Joanne Dartana, c.r., pour l’intervenant le Procureur général de l’Alberta.

Michael Dineen, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin rendu par

Le juge Moldaver —

I. Aperçu

[1] Un jury rend des verdicts incompatibles lorsqu’il déclare l’accusé à la fois coupable et non coupable des mêmes actes. Selon l’intimé, R.V., c’est ce qui s’est produit en l’espèce. R.V. a été accusé d’avoir commis des infractions d’ordre sexuel dites « historiques » à l’égard d’une seule plaignante. Il a subi son procès devant juge et jury. Le jury l’a déclaré coupable de contacts sexuels, une infraction à l’art. 151 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , et coupable d’incitation à des contacts sexuels, une infraction à l’art. 152 . Le même jury l’a acquitté de l’infraction d’agression sexuelle prévue à l’art. 271 en se fondant sur les mêmes éléments de preuve.

[2] R.V. a interjeté appel de ses déclarations de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Ontario, alléguant qu’elles étaient incompatibles avec son acquittement quant à l’accusation d’agression sexuelle et qu’elles étaient donc déraisonnables. La Couronne a formé un appel incident contre l’acquittement de R.V. en affirmant que l’exposé au jury prêtait inutilement à confusion à un point tel qu’il constituait une erreur de droit. La Couronne a fait valoir que, même si la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel de l’Ontario ont rendu des décisions qu’elle a qualifiées de contradictoires en ce qui concerne l’incidence de directives erronées données au jury sur l’examen de la question de savoir si des verdicts sont incompatibles, l’incompatibilité apparente des verdicts rendus par le jury en l’espèce s’expliquait par les directives erronées qui lui ont été données, de sorte que les verdicts de culpabilité ne pouvaient pas être jugés déraisonnables.

[3] S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge en chef Strathy n’a pas souscrit à l’opinion de la Couronne selon laquelle la Cour suprême du Canada a rendu des jugements contradictoires sur les verdicts incompatibles. Les juges majoritaires ont toutefois convenu qu’il était nécessaire de clarifier la jurisprudence de la Cour d’appel sur le rôle des directives données au jury dans les affaires où des verdicts incompatibles sont rendus. Ce faisant, ils ont écarté les décisions antérieures de la cour dans les affaires R. c. S.L., 2013 ONCA 176, 303 O.A.C. 103; R. c. K.D.M., 2017 ONCA 510; et R. c. Tyler, 2015 ONCA 599 –– et ils ont, par voie de conséquence, rejeté l’approche adoptée dans d’autres provinces (voir, p. ex., R. c. Tremblay, 2016 ABCA 30, 612 A.R. 147; R. c. L.B.C., 2019 ABCA 505, 383 C.C.C. (3d) 331; R. c. J.D.C., 2018 NSCA 5). Les juges majoritaires ont donc conclu qu’il n’y avait aucune erreur de droit dans les directives données au jury et que les verdicts de culpabilité pour contacts sexuels et incitation à des contacts sexuels étaient déraisonnables, car ils étaient incompatibles avec l’acquittement de R.V. quant à l’accusation d’agression sexuelle. Ils ont annulé les déclarations de culpabilité de R.V. et y ont substitué des verdicts d’acquittement. Le juge Rouleau a exprimé sa dissidence sur la question de savoir si les directives données au jury constituaient une erreur de droit et sur la réparation qu’il convenait d’accorder. La Couronne se pourvoit maintenant devant notre Cour. Elle demande que les déclarations de culpabilité prononcées contre R.V. soient rétablies et que son acquittement soit écarté.

[4] La présente affaire nous donne l’occasion de préciser la marche à suivre lorsqu’une des parties allègue l’incompatibilité des verdicts. Notre Cour a certes établi les principes de base applicables aux verdicts incompatibles, mais nous n’avons pas encore examiné explicitement l’incidence de directives au jury erronées en droit sur l’examen de la question de savoir si des verdicts sont incompatibles. Ce faisant, je m’efforcerai en l’espèce d’établir un juste équilibre entre l’intégrité judiciaire et l’équité envers l’accusé, tout en respectant le rôle que jouent les jurys dans notre système de justice.

[5] Comme je l’expliquerai, la Couronne peut chercher à concilier des verdicts apparemment incompatibles en démontrant, avec une certitude élevée, que l’acquittement résulte d’une erreur de droit dans les directives au jury, que cette erreur n’a eu aucune incidence sur la déclaration de culpabilité, et que l’erreur permet de remédier à l’incompatibilité en démontrant que le jury n’a pas déclaré l’accusé à la fois coupable et non coupable des mêmes actes. Si la Couronne s’acquitte de son fardeau, l’intervention d’une cour d’appel à l’égard de la déclaration de culpabilité n’est pas justifiée, car les verdicts ne sont pas réellement incompatibles et ne sont donc pas déraisonnables pour cause d’incompatibilité.

[6] Pour les motifs qui suivent, et soit dit en tout respect, je suis d’avis qu’en l’espèce la juge du procès a donné au jury des directives erronées sur l’accusation d’agression sexuelle en lui donnant la fausse impression que l’élément de « force » nécessaire pour qu’il y ait agression sexuelle était différent de l’élément de « toucher » requis pour qu’il y ait contacts sexuels et incitation à des contacts sexuels. Plus particulièrement, le fait de ne pas expliquer clairement au jury que l’élément de « force » requis pour prouver l’agression sexuelle est identique à l’élément de « toucher » nécessaire pour établir les deux autres infractions constituait une absence de directives équivalant à des directives erronées. L’incidence de cette erreur sur les verdicts apparemment incompatibles est importante. Un examen de l’exposé au jury dans son ensemble me permet de conclure, avec une certitude élevée, que l’erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. De plus, je suis convaincu que l’erreur n’a eu aucune incidence sur les déclarations de culpabilité et qu’elle permet plutôt de concilier les verdicts apparemment incompatibles. Par conséquent, les verdicts ne sont pas réellement incompatibles et les déclarations de culpabilité ne sont pas déraisonnables pour cause d’incompatibilité.

[7] En conséquence, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir les déclarations de culpabilité. Je suis également d’avis d’écarter l’acquittement et, comme je l’expliquerai plus loin, d’ordonner l’arrêt des procédures relativement à l’accusation d’agression sexuelle.

II. Contexte et décisions des juridictions inférieures

[8] R.V. a été accusé d’avoir commis des infractions d’ordre sexuel historiques à l’égard de la plaignante, la fille de la femme qui était sa conjointe à l’époque des infractions reprochées. Les accusations portent sur des infractions commises de 1995 à 2003, notamment l’agression sexuelle, les contacts sexuels et l’incitation à des contacts sexuels.

A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (la juge Vallee, siégeant avec jury)

[9] Le procès de R.V. a duré deux jours. La plaignante était le seul témoin. Elle a témoigné avoir été victime d’abus sexuelles multiples de la part de R.V. lorsqu’elle était âgée entre 7 et 13 ans. Selon son témoignage, R.V. :

• lui a saisi la main et lui a fait toucher son pénis;

• a touché son sein par‑dessus ses vêtements;

• a touché son vagin par‑dessus ses vêtements;

• a pris sa main et l’a utilisée pour se masturber;

• s’est couché nu sous elle alors qu’elle était vêtue et a simulé un rapport sexuel avant d’éjaculer sur son ventre;

• s’est couché habillé sous elle, qui était nue, et a simulé un rapport sexuel;

• a touché sa tête et l’a poussée vers son pénis.

[10] La Couronne n’a présenté aucun autre élément de preuve au procès. La défense a soutenu que le témoignage de la plaignante était contradictoire et qu’il n’était donc pas suffisamment crédible pour conclure hors de tout doute raisonnable à la culpabilité. La défense a également affirmé que la plaignante avait des raisons de fabriquer son témoignage.

[11] À la fin du procès, la juge a donné des directives au jury sur chacune des infractions de façon séparée en suivant le modèle de directives proposé dans le Watt’s Manual of Jury Instructions (2e éd. 2015). Les mêmes éléments de preuve ont été présentés pour les trois accusations.

[12] En ce qui concerne l’accusation d’agression sexuelle, la juge du procès a indiqué au jury qu’il pouvait déclarer R.V. coupable s’il était convaincu que la Couronne avait prouvé hors de tout doute raisonnable que R.V. avait intentionnellement utilisé la force contre la plaignante dans des circonstances de nature sexuelle (d.a., p. 161). Comme la plaignante était âgée de moins de 16 ans au moment des incidents allégués, le consentement n’était pas en litige. La juge du procès a également précisé au jury qu’il devait déclarer R.V. non coupable d’agression sexuelle, mais coupable de voies de fait, s’il n’était pas convaincu que R.V. avait employé la force dans des circonstances de nature sexuelle (ibid.).

[13] En ce qui a trait à l’accusation de contacts sexuels, la juge du procès a indiqué au jury qu’il pouvait déclarer R.V. coupable s’il était convaincu que la plaignante était âgée de moins de 16 ans au moment des faits en cause, que R.V. avait touché la plaignante et qu’il l’avait fait à des fins d’ordre sexuel (p. 162‑163).

[14] Quant à l’accusation d’incitation à des contacts sexuels, la juge du procès a dit au jury qu’il pouvait déclarer R.V. coupable s’il était convaincu que la plaignante était âgée de moins de 16 ans au moment des faits en cause, que R.V. avait invité la plaignante à le toucher et qu’il l’avait fait à des fins d’ordre sexuel (p. 166).

[15] Une copie écrite des directives n’a pas été fournie au jury pour qu’il l’apporte dans la salle des jurés. La juge lui a plutôt remis une feuille de verdict qui contenait une liste des verdicts qu’il pouvait rendre :

[traduction]

Chef d’accusation no 1 — Non coupable d’agression sexuelle; coupable

Chef d’accusation no 2 — Non coupable de contacts sexuels; coupable

Chef d’accusation no 3 — Non coupable d’incitation à des contacts sexuels; coupable [p. 174]

[16] La juge du procès a également fourni au jury un arbre décisionnel pour chacun des chefs d’accusation. Selon l’arbre décisionnel relatif à l’accusation d’agression sexuelle, l’accusé pouvait être déclaré [traduction] « non coupable d’agression sexuelle, mais coupable de voies de fait » (p. 223).

[17] Après environ une heure de délibérations, le jury a transmis la question suivante à la juge du procès au sujet des verdicts qu’il pouvait rendre à l’égard de l’accusation d’agression sexuelle :

[traduction]

Lorsqu’on compare l’arbre décisionnel et la feuille de verdict, cette dernière ne comprend que deux verdicts possibles concernant le premier chef d’accusation, alors que l’arbre décisionnel en prévoit trois. Le premier est : coupable d’agression sexuelle. Le deuxième est : non coupable d’agression sexuelle, mais coupable de voies de fait. Le troisième est : non coupable. Que doit‑on faire? Le juré numéro 5. [p. 184]

[18] Afin de corriger la divergence entre la feuille de verdict et l’arbre décisionnel concernant l’accusation d’agression sexuelle, la juge du procès a fourni au jury une nouvelle feuille de verdict contenant la modification suivante :

[traduction]

Chef d’accusation no 1

Non coupable d’agression sexuelle

Non coupable d’agression sexuelle, mais coupable de voies de fait Coupable d’agression sexuelle [Je souligne; p. 236.]

[19] Le jury a rendu des verdicts de culpabilité relativement aux accusations de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels, et de non‑culpabilité relativement à l’accusation d’agression sexuelle.

B. Cour d’appel de l’Ontario (2019 ONCA 664, 147 O.R. (3d) 657) (le juge en chef Strathy et les juges Rouleau, Pardu, Miller et Trotter)

[20] La Cour d’appel a convenu à l’unanimité que les déclarations de culpabilité de R.V. étaient incompatibles avec l’acquittement et ne pouvaient pas être maintenues. La cour était toutefois divisée en ce qui concerne la décision à rendre sur l’appel incident de la Couronne et la réparation à accorder par suite de l’appel interjeté par R.V. contre ses déclarations de culpabilité.

[21] Après avoir examiné à fond la jurisprudence sur les verdicts incompatibles, les juges majoritaires (le juge en chef Strathy et les juges Pardu et Trotter) ont statué que, si R.V. a été déclaré coupable de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels, il était nécessairement coupable d’agression sexuelle : le contact nécessaire pour le déclarer coupable relativement à ces deux accusations répond à la définition juridique de la force requise pour conclure qu’il y a eu agression sexuelle. Ayant cerné cette incohérence, les juges majoritaires ont affirmé que les questions suivantes restaient à trancher : (1) la directive prétendument confuse sur l’accusation d’agression sexuelle peut‑elle expliquer l’incompatibilité des verdicts? (2) l’appel incident de la Couronne peut‑il remédier à l’incompatibilité des verdicts? et, dans la négative, (3) la tenue d’un nouveau procès peut‑elle être ordonnée compte tenu de l’acquittement?

[22] En ce qui concerne la première question, les juges majoritaires ont statué que la directive prétendument confuse sur l’accusation d’agression sexuelle ne permettait pas de concilier les verdicts, car la cause de l’incompatibilité des verdicts relevait de la pure conjecture. En fait, la préoccupation relative à des conjectures inappropriées a amené les juges majoritaires à conclure qu’en droit, des directives portant à confusion, même celles qui constituent une erreur de droit, ne permettent jamais de concilier des verdicts incompatibles.

[23] Pour ce qui est de la deuxième question, les juges majoritaires ont conclu que l’appel incident de la Couronne ne pouvait pas être accueilli parce que la juge du procès a donné des directives correctes sur le plan juridique. La juge a expressément dit au jury à deux reprises que tout contact physique, même fait avec douceur, pouvait correspondre à la « force » nécessaire pour établir l’agression sexuelle. Elle a également établi un lien entre la « force » et le « toucher » à plusieurs endroits dans ses directives. La Couronne n’ayant pas pu démontrer l’existence d’une erreur de droit, les juges majoritaires ont conclu que l’acquittement devait être maintenu.

[24] Ayant statué que l’acquittement devait être maintenu, les juges majoritaires ont déclaré que le fait d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard des déclarations de culpabilité aurait pour effet d’inviter le jury à rendre des verdicts incompatibles avec l’acquittement et que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pourrait alors être invoquée. Par conséquent, les juges majoritaires ont annulé les déclarations de culpabilité et substitué des verdicts d’acquittement à l’égard des accusations de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels.

[25] Dissidents, les juges minoritaires (les juges Rouleau et Miller) auraient eux aussi accueilli l’appel de R.V. en ce qui a trait à l’allégation d’incompatibilité des verdicts, mais ils auraient également accueilli l’appel incident de la Couronne au motif que les directives données au jury étaient erronées en droit. Plus précisément, compte tenu du contexte global, il était raisonnable de conclure que le jury n’avait pas compris qu’un simple contact constituait la force nécessaire pour établir l’infraction d’agression sexuelle. Étant donné la structure de l’exposé au jury, où chaque chef d’accusation était expliqué de façon séparée, il fallait dire au jury en quoi les trois infractions étaient liées l’une à l’autre. En ne faisant pas cette précision, la juge du procès a commis une erreur de droit qui a amené le jury à acquitter R.V. de l’accusation d’agression sexuelle.

[26] Quant à la réparation à accorder, les juges minoritaires ont souligné que, dans les cas où une déclaration de culpabilité et un acquittement sont portés en appel, et où une erreur de droit dans les directives données au jury explique l’incompatibilité des verdicts, il convient d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard de toutes les accusations.

III. Questions en litige

[27] Je reformulerais comme suit les principales questions en litige dans le présent pourvoi :

(1) Une erreur de droit dans les directives données au jury permet‑elle de concilier des verdicts apparemment incompatibles?

(2) Quelle est la décision à rendre dans un appel sur des verdicts incompatibles lorsque les directives données au jury comportent une erreur de droit?

(3) Les verdicts rendus par le jury dans le cas de R.V. étaient‑ils incompatibles?

IV. Analyse

A. Verdicts incompatibles

[28] Le Code criminel n’indique pas expressément que des verdicts incompatibles constituent un motif d’annulation d’une déclaration de culpabilité. Pour qu’une cour d’appel puisse modifier un verdict de culpabilité au motif qu’il est incompatible avec un acquittement, elle doit conclure qu’il est déraisonnable (R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381, par. 6, citant le Code criminel , sous‑al. 686(1)a)(i)). Il incombe à l’accusé de démontrer qu’un verdict est déraisonnable (Pittiman, par. 6).

[29] Dans un appel portant sur des verdicts incompatibles, le critère servant à déterminer si le verdict d’un jury est déraisonnable est le suivant : « les verdicts sont‑ils à ce point inconciliables qu’aucun jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, n’aurait pu les prononcer au vu de la preuve? » (Pittiman, par. 10). Autrement dit, une déclaration de culpabilité est déraisonnable et doit être annulée si les verdicts ne peuvent pas être conciliés pour quelque motif rationnel ou logique, et si aucun jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement n’aurait pu les prononcer au vu de la preuve (R. c. McShannock (1980), 55 C.C.C. (2d) 53 (C.A. Ont.), p. 56; Pittiman, par. 6‑7).

[30] Lorsque des verdicts ne peuvent pas être conciliés et qu’un jury ayant reçu des directives appropriées prononce une déclaration de culpabilité qui n’est pas étayée par la preuve présentée au procès, la seule inférence possible est que le jury a agi de façon déraisonnable pour en arriver à ce verdict (R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 39). Il se peut que le jury ait rendu un verdict de compromis, qu’il ait mal interprété la preuve ou qu’il ait prononcé une annulation en choisissant de ne pas appliquer la loi –– toutes ces voies menant à des verdicts incompatibles indiquent que le jury a agi de façon déraisonnable. Dans de tels cas, la déclaration de culpabilité elle‑même est déraisonnable et l’intervention d’une cour d’appel est justifiée.

[31] Ultimement, la cour d’appel doit déterminer si les verdicts sont réellement incompatibles. Des verdicts apparemment incompatibles peuvent être conciliés au motif que les infractions elles‑mêmes « n’ont pas été commises en même temps ou parce qu’elles diffèrent sur le plan qualitatif ou dépendent de la crédibilité de divers plaignants ou témoins » (Pittiman, par. 8). Si les verdicts sont conciliés de manière à révéler une thèse sur laquelle le jury aurait pu s’appuyer pour les rendre sans agir de façon déraisonnable, les verdicts sont alors compatibles et l’intervention de la cour d’appel n’est pas justifiée.

[32] À mon avis, il existe aussi des cas, comme en l’espèce, où la Couronne peut concilier des verdicts apparemment incompatibles au motif qu’ils découlent d’une erreur de droit dans les directives données au jury. Dans de tels cas, je propose la démarche suivante.

(1) Cadre d’analyse

[33] Lorsque la Couronne tente de réfuter une allégation d’incompatibilité apparente au motif qu’une erreur de droit a été commise, le fardeau passe de l’accusé à la Couronne. Ce fardeau est lourd. La Couronne doit convaincre le tribunal avec une certitude élevée que les directives au jury comportent une erreur de droit et que cette erreur :

(1) a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement;

(2) n’a pas eu d’incidence sur la déclaration de culpabilité;

(3) concilie les verdicts incompatibles en démontrant que le jury n’a pas déclaré l’accusé à la fois coupable et non coupable des mêmes actes.

[34] Si le tribunal peut conclure que ces éléments ont été établis avec une certitude élevée, les verdicts ne sont pas réellement incompatibles. L’erreur de droit a plutôt amené le jury à déclarer l’accusé coupable en s’appuyant sur des éléments de preuve différents ou sur un élément qui était différent de celui qu’il croyait nécessaire pour l’accusation à l’égard de laquelle il a rendu un verdict d’acquittement. Il a donc été remédié à toute incompatibilité apparente des verdicts, car le jury n’a pas déclaré l’accusé à la fois coupable et non coupable des mêmes actes. Il s’ensuit que le jury n’a pas agi de façon déraisonnable en rendant ses verdicts.

[35] Pour déterminer si la Couronne s’est acquittée de son fardeau, le tribunal ne doit pas se livrer à des conjectures inappropriées au sujet de ce que le jury a fait et n’a pas fait. La cour d’appel doit pouvoir reconstituer le raisonnement du jury avec une certitude suffisamment élevée pour exclure toutes les autres explications raisonnables quant à la manière dont le jury a rendu ses verdicts. Si c’est le cas, toute préoccupation relative à des conjectures disparaît.

[36] Cette approche respecte le principe de la déférence dont il convient habituellement de faire preuve à l’égard de la présomption de raisonnabilité du jury en ce qu’elle invite à se demander si « les [verdicts apparemment incompatibles] peuvent s’appuyer sur une théorie de la preuve compatible avec les directives juridiques données par le juge du procès » (Pittiman, par. 7). Lorsque la déclaration de culpabilité est étayée par la preuve, comme cela doit toujours être le cas, et que les verdicts ne sont pas réellement incompatibles, l’inscription d’une déclaration de culpabilité contre l’accusé par le jury n’est pas déraisonnable et l’appel de ce verdict devrait être rejeté. Le jury n’agit pas de façon irrégulière en s’appuyant sur une erreur de droit commise par le juge du procès. En d’autres termes, la cour d’appel conclut simplement que le jury a agi raisonnablement eu égard à la preuve et aux directives dont il disposait. La déclaration de culpabilité est donc raisonnable et l’intervention de la cour d’appel n’est pas justifiée.

[37] Je m’arrête ici pour souligner que mon collègue le juge Brown ne souscrit pas au cadre de conciliation que j’ai proposé au motif que notre jurisprudence et le régime d’appels édicté au par. 686(4) du Code criminel empêchent une cour d’appel de se pencher sur les raisons pour lesquelles le jury est arrivé à un verdict donné (motifs du juge Brown, par. 82‑85). Cependant, ce n’est pas ce que prévoit le par. 686(4) , ni ce que voulait le Parlement. En fait, notre jurisprudence montre que, bien qu’elles ne puissent se livrer à des conjectures inappropriées, les cours d’appel examinent régulièrement l’incidence des directives données au jury sur le verdict rendu par celui‑ci. À titre d’exemple, dans l’examen d’un appel interjeté par la Couronne contre un verdict d’acquittement du jury, au motif qu’une erreur de droit a été commise au procès, il faut se demander si l’erreur a vraisemblablement eu une incidence sur le verdict (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14‑17); lorsqu’un verdict de culpabilité rendu par le jury est contrôlé au regard de directives au jury erronées en droit, il peut être nécessaire de se demander si l’erreur était négligeable en ce qu’on ne pouvait raisonnablement penser qu’elle aurait changé le verdict du jury (Code criminel , sous‑al. 686(1)b)(iii); voir, p. ex., R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104, par. 59‑60; R. c. Illes, 2008 CSC 57, [2008] 3 R.C.S. 134, par. 21‑23); et les demandes d’autorisation de présenter de nouveaux éléments de preuve soulèvent la question de savoir si on pouvait raisonnablement penser que ces nouveaux éléments auraient influé sur le verdict du jury (Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, p. 775; voir aussi R. c. Hay, 2013 CSC 61, [2013] 3 R.C.S. 694, par. 70‑75). Chacune de ces questions courantes en matière d’appel exige du tribunal de révision qu’il examine ce que le jury peut avoir pensé et si celui‑ci aurait pu changer d’avis si le procès s’était déroulé autrement. En fait, mon collègue est disposé à procéder lui‑même à cet examen, car il conclut que la directive erronée en l’espèce en est une « dont il serait raisonnable de penser [. . .] qu[’elle] a eu une incidence significative sur l’acquittement » (par. 103). Le cadre que j’ai proposé n’exige rien de plus.

[38] De plus, et avec égards pour mon collègue, les observations que j’ai formulées visent à compléter — et non à modifier — la règle de droit énoncée dans l’arrêt Pittiman; elles ne visent pas non plus à modifier celle exposée dans R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215, où notre Cour a reformulé comme suit les principes établis dans Pittiman : « des verdicts sont réputés incompatibles — et, par conséquent, déraisonnables en droit — si aucun jury ayant reçu des directives appropriées n’aurait pu rendre raisonnablement les deux verdicts » (par. 23). Selon l’interprétation donnée à ce passage par la Cour d’appel en l’espèce, les cours d’appel appelées à contrôler l’incompatibilité de verdicts ne devraient pas, lors de l’appréciation de la raisonnabilité, examiner les directives données au jury. Soit dit en tout respect, les arrêts Pittiman et J.F. ne devraient pas être interprétés de cette manière. Dans J.F., notre Cour n’a pas établi une règle de droit selon laquelle les directives données au jury doivent être réputées exactes. En fait, elle n’aurait pas pu établir une telle règle, car pour déterminer si les verdicts peuvent s’appuyer sur une théorie de la preuve, il faut nécessairement examiner les éléments sur lesquels ont porté les directives au jury (Pittiman, par. 7). Comme nous l’avons vu, de telles considérations sont monnaie courante. Si les arrêts Pittiman et J.F. exigeaient de s’écarter de ce principe, notre Cour l’aurait dit de façon explicite. Or, elle ne l’a pas fait.

[39] Dans l’affaire J.F., les directives données au jury ne révélaient aucune erreur manifeste qui aurait permis à la cour d’appel de reconstituer le raisonnement du jury avec quelque degré de certitude que ce soit. Comme elle ne pouvait pas déterminer pourquoi le jury avait rendu les verdicts différents, la Cour a refusé de confirmer la déclaration de culpabilité au motif que l’erreur de droit permettait de concilier les verdicts (par. 21). L’approche suivie dans J.F. demeure appropriée lorsqu’une cour d’appel ne peut pas conclure avec une certitude élevée que l’erreur de droit a entraîné les verdicts incompatibles. Si, par contre, une cour peut tirer cette conclusion, aucun problème de conjecture inappropriée ne se pose. Au contraire, mettre en doute les verdicts du jury alors que la cour d’appel sait que l’erreur est imputable au juge du procès nuirait au processus judiciaire. Comme l’a expliqué le juge d’appel Paciocco dans l’arrêt R. c. Plein, 2018 ONCA 748, 365 C.C.C. (3d) 437, [traduction] « considérer qu’une déclaration de culpabilité manifestement raisonnable est déraisonnable en raison d’un acquittement incompatible qui repose sur une erreur de droit manifeste ne constitue pas une conclusion appropriée » (par. 42). Bien que l’affaire Plein ait été décidée par un juge seul, ce principe s’applique également au procès devant juge et jury pourvu que le tribunal de révision puisse reconstituer le raisonnement du jury avec la certitude élevée requise.

[40] De plus, le cadre de conciliation que j’ai proposé tient compte des craintes qui ont amené la Cour dans l’arrêt J.F. à faire une mise en garde, dans ses remarques incidentes, contre la légitimation d’une déclaration de culpabilité fondée sur une erreur de droit. Rien de ce que j’ai dit ne laisse entendre qu’une erreur de droit dans les directives au jury a nécessairement pour effet de valider des verdicts incorrects ou de remédier à l’incompatibilité des verdicts (voir J.F., par. 23). Une cour d’appel qui conclut qu’une erreur de droit a été commise et que cette erreur a eu une incidence significative sur l’acquittement doit ensuite déterminer l’incidence qu’a eue cette erreur sur la déclaration de culpabilité. Si l’erreur peut être restreinte à l’acquittement, ce n’est pas l’erreur elle‑même qui permet de concilier les verdicts, mais plutôt la conclusion selon laquelle l’erreur n’a eu aucune incidence sur la déclaration de culpabilité. Cette conclusion s’accorde avec l’arrêt J.F.

(2) Réparation

[41] Lorsqu’il est conclu que l’existence d’une erreur de droit démontre que des verdicts apparemment incompatibles ne sont pas réellement incompatibles, la détermination de la réparation convenable est tributaire de la question de savoir si la Couronne a formé un appel incident contre l’acquittement. Je vais maintenant me pencher sur cette question.

(a) Appel incident de la Couronne

[42] Dans les cas où la Couronne interjette un appel incident, l’acquittement doit être écarté si elle réussit à prouver que celui‑ci était fondé sur une erreur de droit « [dont] il serait raisonnable de penser [. . .] qu’[elle] [a] eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (Graveline, par. 14). Il faut ensuite se demander ce qui doit découler de la mise de côté de cet acquittement.

[43] Le Code criminel répond en majeure partie à cette question. L’alinéa 686(4)b) du Code prévoit que, lorsqu’une cour d’appel admet l’appel d’un acquittement prononcé par un jury, elle ordonne un nouveau procès. En général, toutes les accusations qui sont interreliées devraient être renvoyées pour faire l’objet d’une nouvelle instruction (Pittiman, par. 14). Selon le critère que j’ai énoncé, il se peut fort bien qu’une cour d’appel ait de la difficulté à limiter l’erreur à l’acquittement, et une déclaration de culpabilité ne peut pas être maintenue si elle découle d’une erreur de droit. À moins que la cour d’appel ne puisse conclure avec une certitude élevée que l’erreur de droit n’a pas vicié la déclaration de culpabilité, la tenue d’un nouveau procès à l’égard de toutes les accusations sera nécessaire si l’acquittement est écarté quant à une accusation liée à une déclaration de culpabilité.

[44] Dans les cas où une cour d’appel peut limiter l’erreur de droit à l’acquittement, seule l’accusation dont l’accusé a été acquitté devrait faire l’objet d’un nouveau procès et la déclaration de culpabilité devrait être maintenue. Comme l’erreur n’a pas entaché la déclaration de culpabilité, ce verdict devrait être maintenu à moins, bien entendu, que la déclaration de culpabilité ne soit jugée déraisonnable pour un motif autre que l’incompatibilité. Seule l’accusation dont l’accusé a été acquitté devrait faire l’objet d’un nouveau procès. Par contre, la tenue d’un nouveau procès sur l’accusation dont l’accusé a été acquitté peut susciter des inquiétudes liées à l’autorité de la chose jugée, tel que le plaidoyer d’autrefois convict ou une demande fondée sur l’al. 11h) de la Charte canadienne des droits et libertés . Il se peut fort bien que l’accusé puisse présenter ces demandes à l’occasion d’un nouveau procès, mais la possibilité de telles demandes n’empêche pas la cour d’appel d’ordonner un nouveau procès (Code criminel, par. 686(4) ). Si, avant la tenue d’un nouveau procès, l’accusé décide de soulever l’une ou l’autre question, il lui est loisible de le faire. Je n’empêche certainement pas l’accusé de le faire. Cependant, accueillir un plaidoyer spécial d’autrefois convict ou une demande fondée sur l’al. 11h) de la Charte est une décision discrétionnaire, que doivent rendre les juges de première instance compte tenu des circonstances portées à leur connaissance. Par conséquent, je refuse de décider si ces demandes feraient obstacle à la tenue d’un nouveau procès en toutes circonstances.

[45] Cela dit, lorsque la cour d’appel est convaincue que l’acquittement résulte d’une erreur de droit et ne peut être maintenu, la réparation la plus convenable, selon les circonstances, pourrait consister à ordonner l’arrêt des procédures au lieu de renvoyer l’affaire pour un nouveau procès (Code criminel, par. 686(8) ).

(b) Absence d’un appel incident de la Couronne

[46] Les parties ne s’entendent pas sur ce qui arrive lorsque la Couronne ne forme pas d’appel incident, mais soutient néanmoins qu’une erreur de droit concilie des verdicts apparemment incompatibles.

[47] En l’espèce, comme je l’ai déjà indiqué, la Couronne a formé un appel incident contre l’acquittement de R.V. relativement à l’accusation d’agression sexuelle. En conséquence, nous ne sommes pas saisis de la question de savoir si la Couronne doit interjeter un appel incident quand elle cherche à faire concilier des verdicts apparemment incompatibles en raison de directives erronées données au jury. Cette question n’a jamais non plus été nettement soumise à notre Cour.

[48] Eu égard au principe fondamental de notre système de débat contradictoire selon lequel, quand l’accusé présente un argument, la Couronne peut le réfuter, il est possible de soutenir que la Couronne n’a pas à interjeter un appel incident pour réfuter une allégation de verdicts incompatibles faite par l’accusé. Cela dit, je reconnais qu’il existe des arguments contraires défendables qui ont trait à l’intégrité du processus judiciaire et à la légitimité des verdicts. En dernière analyse, j’estime prudent de laisser la question en suspens jusqu’à ce que notre Cour en soit nettement saisie.

B. Application aux faits

[49] En l’espèce, R.V. a porté en appel les déclarations de culpabilité prononcées contre lui pour contacts sexuels et incitation à des contacts sexuels au motif qu’elles étaient incompatibles avec son acquittement de l’accusation d’agression sexuelle. La Couronne a concédé que les verdicts étaient apparemment incompatibles, mais elle a formé un appel incident contre l’acquittement au motif que les verdicts n’étaient pas réellement incompatibles puisqu’ils pouvaient être conciliés sur le fondement des directives erronées données au jury. Plus particulièrement, la Couronne a soutenu que les directives avaient, à tort, amené le jury à croire que l’élément de « force » nécessaire pour établir l’infraction d’agression sexuelle différait de l’élément de « toucher » requis pour établir les infractions de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels.

[50] Je conviens que les verdicts rendus par le jury sont incompatibles à première vue. Étant donné que les trois chefs d’accusation comportent des éléments quasi identiques et qu’ils reposaient sur la même preuve au procès, le jury aurait dû soit déclarer coupable soit acquitter R.V. des trois chefs d’accusation. Guidé par l’approche que j’ai proposée, je dois maintenant décider si les directives au jury comportent une erreur de droit et, dans l’affirmative, si cette erreur remédie à l’incompatibilité apparente. S’il peut être remédié à l’incompatibilité, les verdicts ne sont pas réellement incompatibles et ne sont donc pas déraisonnables pour cause d’incompatibilité. En revanche, s’il n’est pas possible de les concilier, les verdicts rendus par le jury en l’espèce sont nécessairement déraisonnables en droit.

(1) L’erreur de droit

[51] Les articles 151 , 152 et 271 du Code criminel emploient des termes différents pour décrire des actes semblables. Pour établir l’infraction de contacts sexuels visée à l’art. 151 , il est nécessaire de prouver que l’accusé a touché un plaignant, et pour établir l’infraction d’incitation à des contacts sexuels visée à l’art. 152 , il est nécessaire de prouver que l’accusé a invité, engagé ou incité un plaignant à se toucher ou à toucher un tiers. L’agression sexuelle n’est, quant à elle, pas définie à l’art. 271 . Il s’agit plutôt de l’infraction de voies de fait visée au par. 265(1) que le par. 265(2) rend applicable dans des circonstances de nature sexuelle. Se livre à une agression sexuelle quiconque, d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne dans des circonstances de nature sexuelle (Code criminel, al. 265(1) a); R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, p. 302; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 24).

[52] Le mot « force » s’entend généralement de la force physique, de la [traduction] « violence ou de la contrainte exercée à l’endroit d’une personne » (R. c. Barton, 2017 ABCA 216, 55 Alta. L.R. (6th) 1, par. 202, conf. par 2019 CSC 33, citant le Merriam‑Webster Dictionary (en ligne)). Cependant, l’interprétation faite du mot « force » employé dans un contexte juridique comprend toute forme d’attouchement (R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, par. 10; Ewanchuk, par. 23‑25; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 23). En termes simples, bien que les mots « toucher » ou « attouchement » et « force » soient distincts, dans certaines circonstances, notamment celles de l’espèce, ils ont la même signification en droit.

[53] Il appert de nombreuses décisions que les directives données sur le droit applicable en matière d’agression sexuelle lorsqu’un accusé est aussi inculpé de contacts sexuels ou d’incitation à des contacts sexuels constituent souvent une source de perplexité et de confusion pour les jurys (voir, p. ex., Tremblay; L.B.C.; J.D.C.; S.L.; K.D.M.). La question qui se pose dans la présente affaire est de savoir si la juge du procès a correctement expliqué au jury le lien entre les éléments de force et de toucher.

[54] Considérées isolément, les portions des directives données par la juge du procès concernant l’agression sexuelle indiquent que toute forme de contact peut équivaloir à de la force. Plus précisément, la juge a déclaré que [traduction] « [l]a force comprend tout contact physique, même un attouchement délicat » (d.a., p. 154), une formulation que la Cour d’appel de l’Ontario a adoptée dans l’arrêt S.L. Néanmoins, comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Barton, au par. 54 :

Lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur une allégation de directive erronée, la cour d’appel doit évaluer l’exposé dans son ensemble, d’un point de vue pratique, en se demandant si le jury a reçu des directives non pas parfaites, mais appropriées, qui lui permettaient de trancher l’affaire, tout en gardant à l’esprit que c’est la teneur de l’exposé qui compte, non le respect d’une formule consacrée. . . [Je souligne.]

[55] En ce qui concerne l’exposé au jury dans son ensemble et sa teneur, je suis convaincu que la juge du procès a induit le jury en erreur en ce qui concerne l’accusation d’agression sexuelle en lui donnant la fausse impression que l’élément de « force » requis pour établir l’agression sexuelle était différent de l’élément de « toucher » requis pour établir les contacts sexuels et l’incitation à des contacts sexuels. Avec égards, en l’espèce, cette erreur constituait une absence de directives qui équivalait à des directives erronées.

[56] En donnant ses directives au jury concernant l’infraction d’agression sexuelle, la juge du procès a déclaré qu’elle était formée des éléments suivants :

[traduction]

i. [R.V.] a, de manière intentionnelle, employé la force à l’endroit de [la plaignante];

ii. La force que [R.V.] a employée, de manière intentionnelle, l’a été dans des circonstances de nature sexuelle. [Je souligne.]

(d.a., p. 153)

[57] Dans son résumé à la fin des directives concernant l’agression sexuelle, elle a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Si vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable que [R.V.] a, de manière intentionnelle, employé la force à l’endroit de [la plaignante] dans des circonstances de nature sexuelle, vous devez déclarer [R.V.] coupable d’agression sexuelle. [Je souligne; p. 161.]

[58] À la suite des directives au sujet de l’agression sexuelle, la juge du procès a donné des directives concernant les contacts sexuels et l’incitation à des contacts sexuels. Dans son explication sur les contacts sexuels, elle a déclaré que les éléments étaient que la plaignante était âgée de moins de 16 ans à l’époque, que R.V. s’était livré à des « attouchements » avec la plaignante et qu’il l’avait fait à des fins d’ordre sexuel (p. 162). Elle a ensuite donné la définition suivante de « toucher » :

[traduction]

Un contact peut être direct, par exemple, avec la main ou une autre partie du corps, ou indirect, par exemple, avec un objet. L’emploi de la force n’est pas nécessaire, mais toucher accidentellement ne suffit pas. [Je souligne; p. 164.]

[59] Dans son explication sur l’incitation à des contacts sexuels, la juge du procès a déclaré que les éléments étaient que la plaignante était âgée de moins de 16 ans à l’époque, que R.V. avait incité la plaignante à « toucher » son corps et que les « attouchements » que R.V. avait incité la plaignante à faire l’étaient à des fins d’ordre sexuel (p. 166). Elle a ensuite défini comme suit le mot « toucher » :

[traduction]

Toucher peut comprendre des contacts physiques intentionnels avec n’importe quelle partie du corps. L’emploi de la force n’est pas nécessaire, mais toucher accidentellement ne suffit pas. [Je souligne; p. 168.]

[60] À mon humble avis, étant donné la façon dont les directives étaient structurées — les chefs d’accusation ont été expliqués l’un après l’autre — la juge du procès devait expliquer au jury en quoi les trois infractions étaient liées entre elles. Elle aurait dû clarifier la relation entre les éléments de toucher et de force, ou simplement employer le mot « toucher » pour décrire les trois infractions. Subsidiairement, puisque la juge du procès a choisi de ne pas remettre au jury une copie de l’exposé, elle aurait pu indiquer dans l’arbre décisionnel que les mots « force » et « toucher » étaient, en fait, interchangeables. Sans ces précisions, je suis d’avis que l’absence de directives de la juge du procès équivalait à des directives erronées.

[61] À ces directives erronées s’est ajoutée l’erreur que la juge du procès a commise en laissant au jury la possibilité de déclarer l’accusé coupable de voies de fait simples. Dans ses directives, elle a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Si vous n’êtes pas convaincus hors de tout doute raisonnable que [R.V.] a, de manière intentionnelle, employé la force à l’endroit de [la plaignante] dans des circonstances de nature sexuelle, vous devez déclarer [R.V.] non coupable d’agression sexuelle, mais coupable de voies de fait. [Je souligne; p. 161.]

[62] Non seulement la juge du procès a inclus les voies de fait dans les directives qu’elle a données au jury, mais elle les a aussi incluses dans les verdicts possibles de l’arbre décisionnel sur l’agression sexuelle :

[traduction]

(d.a., p. 223.)

[63] Plutôt que de corriger cette erreur au moment où le jury a posé une question à propos de la divergence entre l’arbre décisionnel et la feuille de verdict relativement à l’agression sexuelle, la juge du procès a aggravé l’erreur en ajoutant le verdict de voies de fait à la feuille de verdict. L’inclusion du verdict de voies de fait dans l’arbre décisionnel et dans la feuille de verdict a mis en relief la différence entre l’emploi du mot « force » pour l’agression sexuelle et l’utilisation du mot « toucher » pour les deux autres infractions. De plus, la feuille de verdict indiquait à plusieurs reprises que la conduite requise pour établir les infractions d’agression sexuelle et de simples voies de fait était une conduite faisant intervenir la « force ».

[64] Je suis conscient que la juge du procès s’est fondée sur un modèle de directives. Il est compréhensible que les juges présidant les procès s’appuient fortement sur de tels modèles. Toutefois, ceux‑ci ne sont pas universels : ils doivent être adaptés pour tenir compte des particularités de chaque affaire (R. c. Mack, 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 48‑50; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 51‑52; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 13). Si les modèles de directives sont inapplicables aux faits ou au droit en cause, ils doivent être adaptés. Plus particulièrement, les juges présidant les procès doivent se garder de proposer au jury des verdicts inappropriés au vu de la preuve (R. c. Haughton (1992), 11 O.R. (3d) 621 (C.A.), p. 625, conf. par [1994] 3 R.C.S. 516). En outre, les juges présidant les procès devraient éviter de recourir à des modèles de directives qui emploient le mot « force » relativement à l’agression sexuelle et le mot « toucher » relativement aux contacts sexuels et à l’incitation à des contacts sexuels, car de telles directives favorisent la confusion et un raisonnement erroné. Pour ces motifs, même si elle s’est appuyée sur un modèle de directives, la juge du procès n’était pas à l’abri d’une erreur de droit.

[65] Compte tenu de tout ce qui précède, je peux conclure, avec une certitude élevée, que le jury n’a pas compris que toute forme de contact équivalait à la force requise pour établir l’infraction d’agression sexuelle. Dans les circonstances de l’espèce, il était essentiel de détromper le jury qui croyait que la notion de force est, en droit, différente de la notion de contact. La juge du procès ne l’a pas fait ici. Avec égards, j’estime que cette absence de directives constituait une erreur de droit.

(2) L’erreur de droit était significative et limitée à l’acquittement, et elle permet de concilier les verdicts apparemment incompatibles

[66] L’erreur de droit a amené le jury à rendre un verdict d’acquittement à l’égard de l’accusation d’agression sexuelle. Le jury a cru à tort que l’accusation d’agression sexuelle, contrairement aux deux autres accusations, exigeait l’emploi d’une force allant au‑delà d’un simple contact. Par conséquent, le jury a acquitté R.V. d’agression sexuelle : il n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que R.V. avait employé la force, au sens courant du mot, à l’endroit de la plaignante. S’appuyant sur la même preuve, le jury a déclaré l’accusé coupable de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels parce qu’il était convaincu que l’accusé avait eu des contacts avec la plaignante dans des circonstances de nature sexuelle.

[67] Fait important, il n’est pas nécessaire de se livrer à des suppositions ou à des conjectures pour reconstituer le raisonnement du jury. Les directives expliquent exactement de quelle façon le jury en est arrivé à son verdict quant à l’accusation d’agression sexuelle :

[traduction]

Si vous n’êtes pas convaincus, hors de tout doute raisonnable, que [R.V.] a, de manière intentionnelle, employé la force à l’endroit de [la plaignante], vous devez le déclarer non coupable. Vos délibérations prendraient ainsi fin. [Je souligne.]

(d.a., p. 159)

[68] Il s’agit du seul fondement sur lequel le jury pouvait s’appuyer pour acquitter R.V. d’agression sexuelle. Selon les directives reçues de la juge du procès et l’arbre décisionnel, si le jury n’était pas convaincu quant au deuxième élément de l’accusation d’agression sexuelle — à savoir si la force avait été employée dans des circonstances de nature sexuelle — il devait déclarer l’accusé non coupable d’agression sexuelle, mais coupable de voies de fait. Puisque le jury n’a pas déclaré R.V. coupable de voies de fait, il est logique de déduire qu’il n’était pas convaincu quant à l’élément de force et qu’il a acquitté R.V. pour ce motif.

[69] En outre, l’erreur de droit était restreinte à l’acquittement. Les directives de la juge du procès quant aux accusations de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels étaient fondées en droit puisque le jury a reçu des directives appropriées relativement aux éléments essentiels de ces infractions et à la preuve. L’erreur commise dans les directives sur l’agression sexuelle n’a pas entaché les directives concernant les autres infractions. Je peux donc conclure, avec une certitude élevée, que l’erreur concernait uniquement l’accusation d’agression sexuelle, et non les accusations de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels.

[70] Enfin, l’erreur de droit permet de concilier les verdicts apparemment incompatibles en ce sens que le jury n’a pas déclaré R.V. à la fois coupable et non coupable des mêmes actes. Le jury a déclaré R.V. coupable d’avoir touché la plaignante sexuellement. Il ne l’a pas déclaré coupable d’avoir employé la force, au sens courant du mot, à l’endroit de la plaignante dans des circonstances de nature sexuelle. L’acquittement est attribuable à l’absence de l’emploi d’une force allant au‑delà du toucher; les déclarations de culpabilité sont attribuables à la présence de simples attouchements. Ces deux conclusions sont compatibles.

[71] En somme, le cadre que j’ai établi est respecté et, en conséquence, les déclarations de culpabilité ne sont pas réellement incompatibles avec l’acquittement.

[72] Puisque j’ai conclu que les verdicts ne sont pas réellement incompatibles, les déclarations de culpabilité ne sont pas déraisonnables pour ce motif. R.V. n’invoque aucun autre motif pour lequel ses déclarations de culpabilité pourraient être déraisonnables, et pour cause : elles peuvent s’appuyer sur la preuve produite au procès et sont compatibles avec les directives données au jury relativement à ces deux infractions. Par conséquent, l’appel interjeté par R.V. contre ses déclarations de culpabilité aurait dû être rejeté.

(3) La réparation applicable

[73] Je passe maintenant à la décision qu’il convient de rendre sur l’accusation d’agression sexuelle. Comme je l’ai expliqué, la réparation habituelle dans des cas comme celui qui nous occupe — où la Couronne a interjeté un appel incident et concilié les verdicts incompatibles en limitant l’erreur de droit à l’acquittement — consiste à maintenir la déclaration de culpabilité et à renvoyer le verdict d’acquittement pour nouvelle instruction. Cependant, eu égard aux circonstances de l’espèce, il est justifié pour la Cour d’ordonner l’arrêt des procédures plutôt que la tenue d’un nouveau procès.

[74] Aux termes du par. 686(8) du Code criminel , lorsqu’une cour d’appel exerce « des pouvoirs conférés par le paragraphe (2), (4), (6) ou (7), elle peut en outre rendre toute ordonnance que la justice exige ». Le Code criminel confère aussi ce pouvoir à notre Cour (par. 695(1)). Pour qu’une cour d’appel rende une ordonnance en vertu du pouvoir résiduel que lui confère le par. 686(8) , trois conditions doivent être réunies (R. c. Thomas, [1998] 3 R.C.S. 535). Premièrement, la cour doit avoir exercé un des pouvoirs conférés par le par. 686(2) , (4) , (6) ou (7) . Deuxièmement, l’ordonnance rendue doit être accessoire à l’exercice de ce pouvoir. Conformément à la « fin réparatrice générale » qui sous‑tend la disposition, notre Cour a adopté une approche souple pour déterminer si l’ordonnance a été rendue « en outre » de l’exercice du pouvoir conféré par la disposition (R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, par. 30). Plus précisément, il n’est pas nécessaire que l’ordonnance additionnelle devance directement l’exercice du pouvoir (Hinse, par. 31‑32; voir, p. ex., R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 615‑618; R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3, p. 19‑21; Terlecki c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 483, p. 483‑484). Il suffit que l’ordonnance accessoire rendue par la cour d’appel ne soit pas « directement incompatible avec son jugement sous‑jacent » (Thomas, par. 17; voir aussi R. c. Warsing, [1998] 3 R.C.S. 579, par. 72‑74). En troisième et dernier lieu, l’ordonnance doit en être une que « la justice exige ».

[75] En l’espèce, les trois conditions justifient que soit ordonné l’arrêt des procédures relativement à l’accusation d’agression sexuelle. Premièrement, l’exercice du pouvoir résiduel que confère à la Cour le par. 686(8) est déclenché par l’admission de l’appel incident formé par la Couronne et la mise de côté du verdict d’acquittement au titre de l’al. 686(4) b). Le paragraphe 686(8) confère un pouvoir résiduel à la cour d’appel qui « exerce des pouvoirs conférés par le paragraphe [. . .] (4) ». Admettre un appel et écarter le verdict d’acquittement constituent l’un de ces pouvoirs, lequel déclenche l’exercice du pouvoir conféré par le par. 686(8) sans que la tenue d’un nouveau procès ait été ordonnée (R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, par. 39; R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385, par. 22).

[76] Conformément à la deuxième condition, ordonner l’arrêt des procédures serait accessoire à l’exercice du pouvoir conféré par le par. 686(4) . L’arrêt des procédures ne serait pas directement incompatible avec le jugement écartant l’acquittement. Notre Cour a déjà statué qu’une ordonnance accessoire est directement incompatible avec le jugement sous‑jacent si une cour d’appel annule une déclaration de culpabilité et ordonne la tenue d’un nouveau procès dont l’issue est limitée à l’un des deux verdicts de culpabilité possibles (Warsing, par. 73). Puisque l’annulation d’une déclaration de culpabilité rétablit le droit de l’accusé à la présomption d’innocence, une cour d’appel n’a pas le pouvoir, au titre du par. 686(8) , d’annuler une déclaration de culpabilité et d’empêcher le jury de déclarer l’accusé non coupable (Thomas, par. 22). Cependant, un arrêt des procédures n’est pas incompatible avec la mise de côté d’un acquittement. La mise de côté d’un acquittement, tout comme l’annulation d’une déclaration de culpabilité, rétablit le droit de l’accusé à la présomption d’innocence. Comme un arrêt des procédures équivaut à un verdict de non‑culpabilité, il est tout à fait compatible avec le droit à la présomption d’innocence qui est rétabli lorsque notre Cour écarte un acquittement (R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, p. 147‑148; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594, p. 1601; R. c. Puskas, [1998] 1 R.C.S. 1207, par. 1). L’arrêt des procédures est donc ordonné « en outre » du — c’est‑à‑dire accessoire au — pouvoir exercé au titre du par. 686(4) .

[77] Enfin, la justice exige l’arrêt des procédures en l’espèce. Devant la Cour d’appel, la Couronne a déclaré qu’elle ne demanderait pas la tenue d’un nouveau procès relativement à l’accusation d’agression sexuelle dans l’éventualité où un nouveau procès serait ordonné (par. 179, le juge Rouleau, dissident). Elle a réitéré sa position devant notre Cour (transcription, p. 44). À la lumière de ce qui précède, je suis convaincu qu’ordonner un nouveau procès relativement à l’accusation d’agression sexuelle risquerait inutilement d’entraîner la présentation d’une requête pour abus de procédure (voir Jewitt, p. 148). Cela n’apporterait non plus aucun avantage sur le plan de l’administration de la justice. Compte tenu de tous ces facteurs, la justice exige un arrêt des procédures plutôt que le renvoi de l’accusation pour nouvelle instruction.

V. Conclusion

[78] Il incombe à la Couronne, à titre d’actrice du système de justice, d’alléger le procès, et non de le rendre plus onéreux. La Couronne échoue à cet égard lorsqu’elle intente un procès sur des chefs d’accusation qui se chevauchent. En procédant ainsi, non seulement elle prolonge la durée du procès, mais elle alourdit aussi le fardeau imposé au juge du procès et au jury en augmentant, comme elle le fait, la complexité des directives adressées au jury (Rodgerson, par. 46). La rédaction des directives au jury est une tâche difficile. Le juge du procès doit veiller à rédiger des directives à la fois complètes et compréhensibles, malgré les ressources limitées et les contraintes de temps (Rodgerson, par. 50).

[79] De plus, comme l’ont fait observer les juges majoritaires de la Cour d’appel, avec raison selon moi, le fait que la Couronne intente un procès sur des chefs d’accusation qui se chevauchent, dans les cas comme celui qui nous occupe, ouvre la porte à des verdicts incompatibles. Un tel chevauchement est particulièrement illogique lorsque, comme en l’espèce, l’arrêt Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729, de notre Cour, entraînera l’arrêt des procédures pour au moins un des chefs d’accusation à l’étape de la détermination de la peine. Le cadre que j’ai décrit offre une solution au problème que présentent les verdicts incompatibles, mais la solution idéale serait que la Couronne évite de multiplier inutilement les chefs d’accusation (Rodgerson, par. 45).

[80] Le pourvoi de la Couronne est accueilli, l’ordonnance de la Cour d’appel et annulée, et les déclarations de culpabilité de R.V. sont rétablies. Le verdict d’acquittement de R.V. relativement à l’accusation d’agression sexuelle est écarté et l’arrêt des procédures est ordonné quant à cette accusation. L’affaire est renvoyée à la Cour d’appel pour qu’elle tranche l’appel formé par R.V. à l’égard de la peine.

Version française des motifs des juges Brown et Kasirer rendus par

Le juge Brown —

[81] Nul ne conteste l’incompatibilité des verdicts en l’espèce. Ce qui nous divise, c’est ce que nous pouvons y faire — ou, plus précisément, ce qu’un tribunal peut y faire et ne peut pas y faire. Notre jurisprudence et le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , nous imposent un résultat inéluctable, quoique malheureux : la tenue d’un nouveau procès quant aux trois chefs d’accusation. Mes collègues trouvent ce résultat déplaisant — tellement déplaisant qu’ils cherchent à éviter ce qui est inévitable par ailleurs en infirmant de fait des aspects de la jurisprudence pertinente (notamment l’arrêt R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215), et en éludant les limites du Code — voire en reformulant (ou, plus exactement, en relégiférant) une des limites que le Code impose à la compétence des tribunaux.

[82] Plus particulièrement, mes collègues rétablissent les déclarations de culpabilité de l’intimé au motif que les verdicts ne sont pas incompatibles dans l’esprit des jurés et sont, par conséquent, raisonnables. Toutefois, ce raisonnement ne tient pas compte du fait que l’incompatibilité des verdicts est justement la raison pour laquelle nous sommes saisis du présent pourvoi. Je le répète : nul ne conteste l’incompatibilité des verdicts. Pourtant, cette incompatibilité pousse mes collègues à se lancer dans une quête pour en découvrir la raison d’être. Ceci est possible, affirment‑ils, parce que ce qui importe, ce ne sont pas les éléments juridiques des infractions elles‑mêmes, mais plutôt comment ils ont été vraisemblablement compris dans l’esprit des jurés — selon les meilleures hypothèses du tribunal de révision. Ayant élaboré tant bien que mal une explication plausible de la raison pour laquelle le jury est arrivé à des verdicts incompatibles, il s’ensuivrait (par hypothèse) que les verdicts qui paraissent incompatibles ne le sont plus : ils sont conciliables, pour cause de directives erronées.

[83] Toutefois, ce raisonnement fait abstraction du régime d’appels prévu au Code criminel et du droit dans son état actuel, qui prévoient clairement que la raison d’être de l’incompatibilité, ou la question de savoir si l’incompatibilité peut être expliquée avec une « certitude élevée » (motifs majoritaires, par. 33), n’ont tout simplement aucune importance. En clair, le Code codifie la règle de common law du secret des délibérations du jury et confère des droits asymétriques d’appel à la personne déclarée coupable et au ministère public (art. 649 et R. c. Pan, 2001 CSC 42, [2001] 2 R.C.S. 344; art. 675 et 76 ). Ces règles dictent les réparations susceptibles d’être accordées en appel, selon qu’il s’agit de l’appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un acquittement, et selon qu’il s’agit du verdict d’un juge seul ou d’un jury (par. 686(2) à (4) ). Pour avoir gain de cause en appel d’un acquittement, le ministère public doit établir une erreur de droit dont « il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, qu[’elle] [. . .] [a] eu une incidence significative » sur le verdict (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Qui plus est, et ceci revêt de l’importance en l’espèce, lorsque le ministère public a gain de cause en appel d’un verdict d’acquittement par un jury, la seule réparation possible est la tenue d’un nouveau procès (sous‑al. 686(4)b)(i)).

[84] Il ressort clairement de ce régime que la manière dont le Parlement a élaboré les dispositions du Code en matière d’appels a été régie par une vérité fondamentale à propos des procès devant jury : on ne peut jamais savoir avec certitude comment un jury est arrivé à son verdict. Un tribunal de révision peut, bien entendu, examiner le verdict et le dossier, y compris la preuve, les plaidoiries des avocats et les directives du juge du procès. Cependant, un tribunal de révision ne peut pas examiner les raisons pour lesquelles le jury est arrivé à ce verdict (Pan, par. 46). Voilà pourquoi, lorsque le ministère public a établi avec succès une erreur de droit qui répond au critère de l’arrêt Graveline, on ne peut substituer une déclaration de culpabilité à l’acquittement. Encore une fois, le Parlement, en précisant que la tenue d’un nouveau procès est la seule réparation, s’est appuyé sur le fait que — contrairement au procès devant un juge seul — un tribunal de révision ne peut que conjecturer les raisons pour lesquelles le jury a acquitté l’accusé. Comme les juges majoritaires de notre Cour l’ont affirmé dans l’arrêt R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, p. 374, il ne peut « prédi[re] avec certitude ce qui s’est passé dans la salle de délibérations ».

[85] L’importance de tout ceci tient à ce qui suit : mes collègues croient connaître l’effet et la portée précis de l’erreur de droit commise par la juge du procès en donnant des directives erronées au jury. Toutefois, bien qu’ils croient connaître ceci (même avec la « certitude élevée » qu’ils prétendent avoir), et bien que je puisse penser que les suppositions de mes collègues sont peut‑être fondées, rien de tout ceci n’importe. En élaborant les dispositions du Code régissant les appels de verdicts rendus par un jury, le Parlement n’accordait aucune importance aux degrés de certitude du tribunal de révision. Ce que le Parlement croyait important est que l’absence de motifs de jugement par un jury signifie qu’un tribunal de révision ne peut jamais être certain de ce qu’avaient à l’esprit les jurés. Mes collègues contrecarrent cette intention claire du législateur.

[86] Le raisonnement de mes collègues fait en outre entorse à l’arrêt J.F. Ils contestent cette thèse, affirmant que l’arrêt J.F. (et, tant qu’à y être, R. c. Pittiman, 2006 CSC 9, [2006] 1 R.C.S. 381) ne doit pas être interprété comme empêchant l’examen des directives au jury dans l’évaluation de la compatibilité des verdicts. Ce n’est toutefois pas ce qui est en litige en l’espèce, et personne ne préconise d’ailleurs une telle interprétation. Dans Pittiman et J.F., il est dit que les directives sont présumées être appropriées pour déterminer si les verdicts sont effectivement incompatibles sur le plan juridique. Tel est le fondement sur lequel un tribunal de révision peut conclure, comme en l’espèce, qu’une déclaration de culpabilité pour contacts sexuels et un acquittement pour agression sexuelle découlant du même délit sont fondamentalement incompatibles.

[87] Toutefois, mes collègues ajoutent — et, à cet égard, ils vont effectivement à l’encontre de l’arrêt J.F., en dépit de leurs protestations au contraire — que l’arrêt J.F. n’empêche pas d’examiner pourquoi un jury a rendu des verdicts incompatibles, soulignant l’absence d’erreur manifeste dans les directives au jury dans cette affaire comme explication de la raison pour laquelle la Cour ne pouvait pas entreprendre le même examen que mes collègues font en l’espèce. Il s’agit d’une interprétation manifestement erronée du raisonnement du juge Fish dans cette affaire, où ce dernier a écrit, au nom de la Cour, que « [d]e toute manière, pour des raisons tenant au processus judiciaire et à la légitimité des verdicts, je refuserais de confirmer la déclaration de culpabilité de l’intimé au motif qu’une erreur de droit commise au procès permet de la concilier avec son acquittement quant à un autre chef figurant dans le même acte d’accusation » (par. 21 (italiques ajoutés)). L’insertion de la formule « de toute manière » ne peut être plus claire : l’existence d’une erreur de droit ne permet pas de concilier des verdicts incompatibles. C’est un aspect de l’arrêt J.F. que mes collègues, sans toutefois le reconnaître, infirment en fait.

[88] Le caractère inédit du cadre élaboré aujourd’hui par mes collègues se manifeste dans leur analogie au raisonnement du juge d’appel Paciocco dans R. c. Plein, 2018 ONCA 748, 365 C.C.C. (3d) 437, où ce dernier a statué que [traduction] « l’examen attentif des motifs de jugement du juge du procès et du dossier du tribunal [peut fournir] un motif rationnel ou logique susceptible de concilier les verdicts » (par. 28 (je souligne)). Toutefois, comme l’indiquent les motifs du juge Paciocco, il s’agissait d’une affaire dans laquelle un juge, siégeant seul, avait rendu des verdicts incompatibles. Au risque d’énoncer une évidence, ceci ne s’applique pas aux jurys. Mes collègues ne se laissent cependant pas décourager : « pourvu que le tribunal de révision puisse reconstituer le raisonnement du jury avec la certitude élevée requise », le contrôle en appel est analogue à un examen des motifs du juge du procès (par. 39 (je souligne)). Cependant, la reconstitution du raisonnement d’un jury, indépendamment du « degré de certitude », est un type de contrôle (1) que le Parlement a exclu, (2) que notre Cour n’a jamais sanctionné et (3) qui est, en pratique, impossible. Sur ce dernier point — l’impossibilité en pratique — le cadre établi par mes collègues exige que le tribunal de révision puisse « exclure toutes les autres explications raisonnables quant à la manière dont le jury a rendu ses verdicts » (par. 35). Toutefois, bien entendu, cela ne sera jamais possible. Le mieux qu’ils puissent faire, c’est deviner. Et, en l’espèce, la possibilité que le jury ait pu prononcer une annulation ou rendre un verdict de compromis (concluant, par exemple, que deux déclarations de culpabilité pour à peu près le même délit suffisaient, et que trois étaient excessives) est, suivant la conjecture de mes collègues, déraisonnable et exclue en conséquence.

[89] Mes collègues répondent en affirmant que chacune de ces questions courantes en matière d’appel « exige du tribunal de révision qu’il examine [. . .] si [les membres du jury] aurai[ent] pu changer d’avis si le procès s’était déroulé autrement » (par. 37), et signalent le critère de l’arrêt Graveline suivant lequel le tribunal de révision se demande s’il serait raisonnable de penser que l’erreur a eu une incidence sur le résultat. Cette supposition est certes vraie, mais ce n’est pas ce qui nous divise en l’espèce. Parler de questions qui exigent du tribunal de révision qu’il se demande s’il est raisonnable de penser qu’une erreur ou une omission a eu une incidence sur le résultat (et, le cas échéant, si un nouveau procès devrait être tenu) ne fait que détourner notre attention. Soit dit en tout respect, mes collègues adoptent une approche très différente. Plus précisément, ils disent que, même si des déclarations de culpabilité et un acquittement ont été prononcés à l’égard du même délit, et même si une erreur de droit a été commise lors du procès, il leur est possible de conclure que le jury croyait sûrement que l’intimé était coupable. Il y a une différence énorme entre le fait pour une cour d’appel d’affirmer (1) que « l’erreur en question, considérée objectivement, aurait pu influencer le jury » et le fait de dire (2) « je sais, subjectivement, ce que pensait le jury ». Cette dernière affirmation est sans précédent. En effet, s’il s’agissait d’une considération « courante » comme le soutiennent mes collègues (par. 38), ils n’auraient pas à créer un nouveau cadre ⸺ encore moins un nouveau cadre qui rompt avec la jurisprudence de notre Cour.

[90] Mes collègues vont encore plus loin pour éviter que l’on interprète leurs propos comme ayant infirmé l’arrêt J.F. sur ce point, insistant que rien dans leur analyse « ne laisse entendre qu’une erreur de droit dans les directives au jury permet nécessairement de valider des verdicts incorrects ou de remédier à l’incompatibilité des verdicts » — ce qui, bien entendu, ferait entorse à l’arrêt J.F. — car « [s]i l’erreur peut être restreinte à l’acquittement, ce n’est pas l’erreur elle‑même qui permet de concilier les verdicts, mais plutôt la conclusion selon laquelle l’erreur n’a eu aucune incidence sur la déclaration de culpabilité » (par. 40). Cependant, il n’y a tout simplement aucune différence significative entre (1) conclure qu’une erreur permet de concilier des verdicts incompatibles et (2) constater qu’ils sont conciliés par « la conclusion selon laquelle l’erreur n’a eu aucune incidence sur la déclaration de culpabilité ». Suivant leur cadre d’analyse, une erreur est constatée, le raisonnement du jury est (d’une manière quelconque) soigneusement retracé et reconstitué, et une conclusion est tirée selon laquelle — dans l’esprit des jurés — les infractions étaient différentes. L’erreur permet de concilier les verdicts incompatibles.

[91] Mes collègues arrivent à cette conclusion ici, affirmant qu’en l’espèce, « l’erreur de droit permet de concilier les verdicts apparemment incompatibles » (par. 70). Cette conclusion est manifestement incompatible avec l’arrêt J.F., où le juge Fish a écrit que « [d]es directives inappropriées n’ont pas pour effet de [. . .] remédier à l’incompatibilité des verdicts » (par. 23). Cette conclusion est également contraire à l’arrêt Pittiman, dans lequel la juge Charron a proposé les voies suivantes pour concilier des verdicts potentiellement incompatibles dans le cas d’un accusé inculpé de plusieurs infractions : la possibilité que les infractions « n’ont pas été commises en même temps ou [. . .] diffèrent sur le plan qualitatif ou dépendent de la crédibilité de divers plaignants ou témoins » (par. 8). Je souligne que dans ses motifs, la juge Charron n’a nullement mentionné l’examen des directives au jury : de fait, elle ne pouvait pas envisager cette possibilité, puisque (jusqu’à maintenant), les verdicts comme ceux en l’espèce étaient considérés comme réellement incompatibles, et non potentiellement ou apparemment incompatibles.

[92] En rétablissant les déclarations de culpabilité de l’intimé, mes collègues affirment que ce résultat se produira rarement. Je ne suis pas d’accord. Le résultat auquel ils arrivent est une invitation à se livrer couramment à des conjectures quant au processus de raisonnement du jury, un exercice (je le rappelle) que le Code criminel — par ses dispositions relatives aux appels de verdicts d’un jury interjetés par le ministère public — exclut expressément. Il incitera au biais de confirmation suivant : les verdicts sont incompatibles et le jury a reçu des directives erronées, tant et si bien que s’il y a incompatibilité, c’est forcément à cause des directives erronées. Tout aussi important, il ne dissuade pas le ministère public d’avoir recours à la multiplicité des accusations ou de rédiger des actes d’accusation portant à confusion; en réalité, il fait l’inverse, en éliminant toute conséquence. Rien de ceci n’est souhaitable — et pourtant, en faisant abstraction des exigences non équivoques de la jurisprudence de notre Cour et du Code criminel , c’est précisément le résultat que produiront les motifs de mes collègues.

[93] J’aborde maintenant la question de la réparation qu’il y a lieu d’accorder en l’espèce. Lorsqu’une personne déclarée coupable établit que les verdicts du jury sont déraisonnables pour cause d’incompatibilité, la tenue d’un nouveau procès sera habituellement la réparation appropriée (Pittiman, par. 14). La seule autre réparation possible est l’acquittement (al. 686(2)a)). La réparation qu’il convient d’accorder dépend entièrement de l’issue de l’appel de l’acquittement interjeté par le ministère public.

[94] Lorsqu’elle est saisie de l’appel formé par le ministère public contre un acquittement par un jury, une cour d’appel peut soit (1) rejeter l’appel, soit (2) accueillir l’appel, annuler le verdict et ordonner la tenue d’un nouveau procès (par. 686(4) ). Lorsque le ministère public peut établir une erreur de droit dont il serait raisonnable de penser qu’elle a eu une incidence sur le résultat (Graveline, par. 14), la réparation qui consiste à tenir un nouveau procès — et l’impossibilité de substituer un verdict de culpabilité — est conforme au Code criminel , à la common law et à l’intention du Parlement.

[95] Mes collègues s’évertuent à éviter cette réalité, mais elle revient à ceci : le droit fournit une réponse à la situation précise dont nous sommes saisis. Depuis les arrêts Pittiman et J.F., le droit n’a pas changé. La seule chose qui a changé est que mes collègues sont maintenant en présence d’une affaire où ils estiment que l’application du droit mène à un résultat qu’ils sont incapables d’accepter. Toutefois, leur raisonnement fait abstraction du processus judiciaire et des préoccupations quant à la légitimité des verdicts qui sous‑tendent les arrêts J.F. et Pittiman.

[96] Mes collègues s’appuient sur l’al. 686(4) b) et le par. 686(8) pour accueillir le pourvoi du ministère public et ordonner l’arrêt des procédures. Bien que le par. 686(8) habilite une cour d’appel, dans l’exercice des pouvoirs que lui confère le par. 686(4) , à « en outre rendre toute ordonnance que la justice exige » (ou, dans la version anglaise, « make any order, in addition, that justice requires »), mes collègues vont au‑delà des contraintes de cette disposition. Mes collègues ne rendent pas une ordonnance additionnelle à ce qui est prévu au par. 686(4) ; ils rendent plutôt une autre ordonnance. Cela n’est pas permis par le Code criminel . En exerçant un pouvoir qui n’est pas prévu à l’art. 686 , mes collègues se légifèrent eux‑mêmes un pouvoir discrétionnaire que le Parlement ne leur a pas conféré.

[97] Certes, il est vrai que dans l’arrêt R. c. Bellusci, 2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, le juge Fish a conclu, dans une remarque incidente, qu’en ce qui a trait au par. 686(4) , « la cour d’appel n’a pas à ordonner un nouveau procès ni à consigner un verdict de culpabilité pour que s’applique le par. 686(8) » (par. 39). Dans cette affaire, le juge Fish a conclu que le par. 686(8) autorise une cour d’appel à ordonner la continuation d’un procès, par opposition à un nouveau procès. Il est également vrai que ce paragraphe autorise une cour d’appel à ordonner l’arrêt des procédures lorsqu’un acquittement est écarté, mais que la poursuite du procès constituerait un abus de procédure (R. c. Hinse, [1995] 4 R.C.S. 597, par. 22‑23). Cependant, le par. 686(8) exige tout de même que l’ordonnance ait un caractère fondamentalement accessoire et supplémentaire — et non alternatif — et qu’il ne soit pas directement incompatible avec le jugement sous‑jacent (Hinse, par. 31; R. c. Thomas, [1998] 3 R.C.S. 535, par. 17).

[98] Mes collègues concluent que ces conditions sont réunies en l’espèce, puisqu’un arrêt des procédures équivaut à un verdict de non‑culpabilité qui, selon eux, est tout à fait compatible avec le droit de l’intimé à la présomption d’innocence qui est rétabli après la mise de côté de l’acquittement. Toutefois, cela ne tient pas compte du jugement sous‑jacent de la majorité en l’espèce, qui comprend aussi le rétablissement de déclarations de culpabilité pour le même délit du fait que celles‑ci n’ont pas été viciées par une erreur de droit. Le prononcé d’une ordonnance qui équivaut à un verdict de non‑culpabilité — une ordonnance qui, de surcroît, est censée rétablir la présomption d’innocence de l’intimé — est tout à fait incompatible avec le jugement sous‑jacent de la majorité qui confirme la culpabilité de l’intimé pour exactement le même comportement criminel.

[99] En ordonnant l’arrêt des procédures, mes collègues s’appuient sur l’engagement du ministère public de ne pas intenter de nouveau procès sur l’accusation d’agression sexuelle. Toutefois, cet engagement n’a pas la moindre importance sur le plan juridique. Si le ministère public n’avait pas pris cet engagement, qu’auraient fait mes collègues? En toute justice, je reconnais qu’ils tentent de répondre à cette question. Dans une situation normale — où le ministère public a interjeté appel d’un acquittement incompatible et ne s’est pas engagé à ne pas intenter de nouveau procès, et où le tribunal de révision peut isoler les effets d’une erreur de droit à l’acquittement et conclure que la déclaration de culpabilité n’est pas touchée — mes collègues affirment qu’il y aurait lieu de renvoyer l’acquittement pour la tenue d’un nouveau procès et de confirmer par le fait même la déclaration de culpabilité. Ils reconnaissent que la question de l’autorité de la chose jugée, y compris le plaidoyer d’autrefois convict et l’al. 11h) de la Charte canadienne des droits et libertés , peuvent se présenter. Or, j’estime, en toute déférence, qu’une telle interprétation ne tient pas compte du problème que crée le cadre proposé par mes collègues. Lorsque l’accusé choisit de ne pas invoquer le plaidoyer d’autrefois convict ou de présenter une contestation fondée sur l’al. 11h) (et en l’absence d’engagement du ministère public de ne pas intenter de nouveau procès), la solution de mes collègues met l’accusé en péril pour une infraction dont il a déjà été déclaré coupable, ce qui crée la possibilité — si un procès avait effectivement lieu — qu’un jury rende de nouveau des verdicts incompatibles.

[100] Cela dit, je suis d’accord avec la proposition de mes collègues de laisser en suspens la question de la nécessité d’un appel formé par le ministère public jusqu’à ce que cette question nous soit nettement soumise.

[101] Les cours d’appel comme la nôtre sont assujetties à certaines contraintes légales lorsqu’elles tranchent un appel formé par le ministère public contre un acquittement par un jury. C’est pour cette raison qu’en appel d’un acquittement par un jury, notre Cour a décrit la question comme consistant simplement à savoir si une directive erronée en est une dont « il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, qu[’elle] [. . .] [a] eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (Graveline, par. 14). Ceci explique aussi pourquoi la réparation qu’a choisie le Parlement, lorsque ce critère est respecté, est la tenue d’un nouveau procès.

[102] Bien entendu, la difficulté qu’ont mes collègues à ordonner la tenue d’un nouveau procès quant à l’accusation d’agression sexuelle est qu’ils souhaitent également rétablir les déclarations de culpabilité pour contacts sexuels et incitation à des contacts sexuels, qui sont manifestement incompatibles avec l’acquittement. Toutefois, c’est justement pour éviter cette difficulté que notre Cour a précédemment décrit le dispositif approprié dans une telle situation — à savoir, lorsque le ministère public a interjeté appel d’un acquittement parce qu’il est incompatible avec une déclaration de culpabilité quant à une autre accusation — est la tenue d’un nouveau procès relativement à toutes les accusations (Pittiman, par. 14; J.F., par. 40‑41).

[103] Voilà le résultat qui s’impose en l’espèce. Je conviens avec mes collègues que le jury a reçu des directives erronées en l’espèce par suite de l’exposé portant à confusion, de la divergence entre l’arbre décisionnel et la feuille de verdict, du fait que les voies de fait simples ont été présentées comme un verdict possible et du recours excessif aux directives modèles au jury (R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272, par. 8; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 51). Je suis également d’accord pour dire que ces directives erronées équivalaient à une erreur de droit dont il serait raisonnable de penser qu’elle a eu une incidence significative sur l’acquittement (Graveline, par. 14). Il s’ensuit que la seule réparation possible en réponse à l’appel du ministère public est l’ordonnance de la tenue d’un nouveau procès. Toutefois, ordonner la tenue d’un nouveau procès quant à un chef d’accusation et non quant aux autres aurait pour effet de placer l’intimé en péril pour quelque chose dont il a été déclaré coupable (puis acquitté, à la suite du jugement de la Cour d’appel de l’Ontario). Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès quant aux trois chefs d’accusation.

Pourvoi accueilli, les juges Brown et Kasirer sont dissidents en partie.

Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimé : Lockyer Campbell Posner, Toronto.
Procureur de l’intervenant le Procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
Procureur de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Michael Dineen, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2021CSC10 ?
Date de la décision : 12/03/2021
Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Droit criminel — Appels — Verdict déraisonnable — Verdicts incompatibles — Exposé au jury — Accusé déclaré coupable par un jury de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels mais acquitté de l’infraction d’agression sexuelle — Mêmes actes commis sur une plaignante à l’origine des trois infractions — Appel formé par l’accusé contre les verdicts de culpabilité et appel incident interjeté par la Couronne contre le verdict d’acquittement — L’erreur de droit dans les directives au jury permet‑elle de concilier des verdicts apparemment incompatibles? — Réparation convenable

V a été accusé d’avoir commis des infractions d’ordre sexuel historiques à l’égard d’une seule plaignante, et il a subi son procès devant juge et jury. Le jury l’a déclaré coupable de contacts sexuels et d’incitation à des contacts sexuels. Le même jury l’a acquitté de l’infraction d’agression sexuelle en se fondant sur les mêmes éléments de preuve. V a interjeté appel de ses déclarations de culpabilité, alléguant qu’elles étaient incompatibles avec son acquittement quant à l’accusation d’agression sexuelle et qu’elles étaient donc déraisonnables. La Couronne a formé un appel incident contre l’acquittement de V en affirmant que l’exposé au jury prêtait inutilement à confusion à un point tel qu’il constituait une erreur de droit, et que l’incompatibilité apparente des verdicts pouvait s’expliquer par les directives erronées données au jury, de sorte que les verdicts de culpabilité ne pouvaient pas être jugés déraisonnables. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu qu’il n’y avait aucune erreur de droit dans les directives données au jury et que les verdicts de culpabilité pour contacts sexuels et incitation à des contacts sexuels étaient déraisonnables, car ils étaient incompatibles avec l’acquittement quant à l’accusation d’agression sexuelle. Les juges majoritaires ont annulé les déclarations de culpabilité de V et y ont substitué des verdicts d’acquittement. Ils ont aussi confirmé l’acquittement relatif à l’accusation d’agression sexuelle. Les juges minoritaires ont constaté la présence d’une erreur de droit dans les directives au jury, et ils auraient ordonné la tenue d’un nouveau procès à l’égard des trois accusations.

Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 12 mars 2021, 2021CSC10


Origine de la décision
Date de l'import : 25/03/2021
Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2021-03-12;2021csc10 ?
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