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13/07/1983 | CEDH | N°8737/79

CEDH | AFFAIRE ZIMMERMANN ET STEINER c. SUISSE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE ZIMMERMANN ET STEINER c. SUISSE
(Requête no 8737/79)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juillet 1983
En l’affaire Zimmermann et Steiner,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement*, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M.  G. Wiarda, président,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  D. Evrigenis,

F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
R. Macdonald,
ainsi que de MM. M.-A. E...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE ZIMMERMANN ET STEINER c. SUISSE
(Requête no 8737/79)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juillet 1983
En l’affaire Zimmermann et Steiner,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement*, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M.  G. Wiarda, président,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  D. Evrigenis,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
R. Macdonald,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 25 janvier et 20 juin 1983,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") et le gouvernement de la Confédération suisse ("le Gouvernement"). A son origine se trouve une requête (no 8737/79) dirigée contre cet État et dont deux ressortissants suisses, MM. Werner Zimmermann et Johann Steiner, avaient saisi la Commission le 30 août 1979 en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention.
2.   Demande de la Commission et requête du Gouvernement ont été déposées au greffe de la Cour dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47), les 17 mai et 8 juillet 1982 respectivement. La première renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration de la Confédération suisse reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la seconde aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si la procédure d’examen du recours des intéressés au Tribunal fédéral suisse a duré au-delà du délai raisonnable prévu à l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention.
3.   La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Mme D. Bindschedler-Robert, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 28 mai 1982, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. F. Matscher, J. Pinheiro Farinha, L.-E. Pettiti, R. Macdonald et R. Bernhardt, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement, il a dispensé de siéger M. Bernhardt que M. D. Evrigenis a remplacé (article 24 § 4 du règlement).
4.   Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Wiarda a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du Gouvernement, de même que celle du délégué de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 12 octobre 1982 il a décidé, eu égard notamment à leurs déclarations concordantes, qu’il n’y avait pas lieu au dépôt de mémoires et que la procédure orale s’ouvrirait le 24 janvier 1983.
Par une ordonnance du 22 décembre 1982, il a invité Gouvernement et Commission à fournir certains documents que le greffe a reçus à des dates diverses.
5.   Les débats se sont déroulés en public le 24 janvier 1983, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire; elle avait autorisé l’emploi de la langue allemande par la personne assistant le délégué de la Commission (article 27 § 3 du règlement).
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Voyame, directeur
de l’Office fédéral de la Justice,  agent,
M. P. Müller, directeur
de la chancellerie du Tribunal fédéral,
M. O. Jacot-Guillarmod, de l’Office fédéral de la Justice,
M. B. Münger, de l’Office fédéral de la Justice,  conseils;
- pour la Commission
M. J. Sampaio,  délégué,
M. L. Minelli, représentant du requérant
devant la Commission, assistant le délégué (article 29 § 1,  
seconde phrase, du règlement de la Cour).
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Voyame pour le Gouvernement, MM. Sampaio et Minelli pour la Commission.
FAITS
6.   MM. Werner Zimmermann et Johann Steiner sont nés respectivement en 1937 et en 1904. Le premier, installateur, réside à Uster (Zurich); le second, retraité, à Bargen (Berne).
Jusqu’au 30 septembre 1976, chacun d’eux était locataire d’un appartement dans une localité proche de l’aéroport de Zurich-Kloten, situé sur le territoire du canton de Zurich et exploité par ce dernier: M. Zimmermann à Kloten, M. Steiner à Rümlang.
A. Procédure devant la commission fédérale d’estimation
7.   En 1974, les requérants invitèrent le canton à les indemniser du dommage que leur causaient le bruit et la pollution de l’air imputables au trafic de l’aéroport; M. Zimmermann réclamait 28.242 FS en capital, M. Steiner 54.199 FS. N’ayant pu arriver à un accord avec eux, le canton demanda le 17 juin 1974 l’ouverture d’une procédure d’estimation en vertu de l’article 57 de la loi fédérale du 20 juin 1930 sur l’expropriation. L’affaire fut déférée à la commission fédérale d’estimation compétente, celle du dixième arrondissement, présidée en l’espèce par un juge du Tribunal supérieur de Saint-Gall et composée d’un architecte, d’un ingénieur et du greffier dudit tribunal (articles 59 et s. de la loi précitée, ordonnance du 24 avril 1972 sur les commissions fédérales d’estimation et ordonnance du 17 mai 1972 sur les arrondissements fédéraux d’estimation).
8.   La commission rejeta les prétentions des intéressés par une décision du 6 octobre 1976 qui leur fut notifiée le 7 mars 1977. Elle reconnaissait que selon la jurisprudence et la doctrine suisses, les locataires peuvent en principe se prévaloir du droit de voisinage régi par le code civil (articles 679 et 684); elle estimait cependant que les requérants alléguaient un préjudice moral et non patrimonial, le seul à entrer en ligne de compte aux termes de la loi fédérale sur l’expropriation.
B. Procédure devant le Tribunal fédéral
9.   Le 18 avril 1977, MM. Zimmermann et Steiner saisirent le Tribunal fédéral d’un recours de droit administratif contre la décision de la commission fédérale d’estimation (article 77 § 1 de la loi fédérale sur l’expropriation). Le Tribunal consulta celle-ci le 27 avril. Elle déposa ses observations le 18 mai 1977; l’administration du canton de Zurich présenta les siennes le 24 mai 1977. La procédure contradictoire s’acheva ainsi.
10.  L’avocat des intéressés lui ayant écrit le 8 septembre 1978 pour se renseigner sur l’état de la procédure, le Tribunal fédéral répondit, le 21, que l’encombrement de son rôle l’avait empêché jusque-là de traiter l’affaire mais qu’il espérait pouvoir statuer dans les prochains mois. Il joignit à sa lettre une copie des observations du canton de Zurich.
Les requérants revinrent à la charge le 15 mars 1979. Par une lettre du 23, le juge rapporteur de la première Cour de droit public du Tribunal fédéral leur annonça qu’une décision interviendrait, sauf imprévu, avant les vacances judiciaires.
Le 29 juin 1980, leur avocat demanda derechef au Tribunal fédéral des précisions sur l’état de la procédure. Le juge rapporteur, tout en exprimant ses regrets pour le retard subi par l’examen du dossier, lui indiqua le 11 juillet que l’arrêt serait rendu après les vacances judiciaires.
11.  La première Cour de droit public du Tribunal fédéral rejeta le recours le 15 octobre 1980.
Son arrêt, long de quinze pages, analysait d’abord la situation des locataires et fermiers en cas d’expropriation. Il relevait ensuite que dès la conclusion de leurs baux - en 1967 et 1958 respectivement -, reconductibles tous les trois mois, les requérants connaissaient les nuisances à prévoir; ils n’avaient pas établi qu’elles eussent notablement empiré depuis lors (article 41 de la loi sur l’expropriation).
C. La surcharge de travail du Tribunal fédéral et les mesures prises pour y faire face
12.  D’après les statistiques fournies par le Gouvernement, de 1969 à 1979 le nombre total des recours est passé de 1.629 à 3.037, soit une augmentation de 86 %. Le taux d’accroissement se monte à 107 % pour les recours de droit public (1336 contre 634); il atteint même 318 % pour ceux de droit administratif (590 contre 141).
Dès 1970, l’Assemblée fédérale décida de porter de 26 à 28 l’effectif des membres du Tribunal fédéral et de 12 à 15 celui des juges suppléants; la Cour de droit public et de droit administratif compta désormais 11 membres au lieu de 9.
Dans son rapport pour 1971, publié le 1er février 1972, le Tribunal fédéral signala un gonflement du volume du contentieux; il annonça que "malgré l’augmentation, en 1970, du nombre des juges", il devrait "prochainement déjà examiner les mesures à prendre pour surmonter la progression numérique des affaires".
En novembre 1973, il saisit le Conseil fédéral de propositions urgentes pour diminuer cette surcharge; il suggéra, par la même occasion, de consacrer une étude approfondie à toute l’organisation judiciaire fédérale, spécialement en matière de droit public et administratif, quant à son but et à ses rapports avec l’administration de la justice cantonale.
Dans son message du 22 mai 1974 à l’Assemblée fédérale, le Conseil fédéral présenta des projets visant, d’une part, à modifier la loi fédérale sur l’organisation judiciaire en ce qui concernait la Cour de droit public et de droit administratif du Tribunal fédéral, d’autre part à réviser l’arrêté fédéral fixant l’effectif des greffiers et secrétaires; il proposait d’élever de 28 à 30 le nombre des juges et de 24 à 28 celui des greffiers et secrétaires. Le Conseil fédéral notait dans ses observations préliminaires:
"Les affaires à traiter par la Cour de droit public et de droit administratif du Tribunal fédéral représentent une charge qui, depuis longtemps, ne cesse de croître et menace de se transformer en surcharge permanente; cette charge ne pourra pas, à la longue et compte tenu de l’organisation actuelle du Tribunal, être maîtrisée sans que la qualité du règlement des affaires et, finalement, la protection juridique en souffrent."
Toutefois, le Tribunal fédéral demanda lui-même l’ajournement de cette adaptation, dans l’attente de la refonte complète de la loi fédérale sur l’organisation judiciaire; cette refonte n’a pas encore abouti (paragraphe 16 ci-dessous).
13.  Dans son rapport du 14 février 1978 pour 1977, le Tribunal indiquait que sa charge, surtout dans le domaine du droit public et administratif, ne cessait de s’alourdir. Il attribuait cela non seulement à l’extension des compétences de la Confédération en matière administrative, mais aussi au fait que les citoyens usaient davantage des garanties que la législation leur offrait à l’égard de la puissance publique.
Le 14 décembre 1977, le Tribunal avait recommandé au Conseil fédéral des mesures d’urgence analogues à celles qu’il avait réclamées en 1973. En conséquence, l’Assemblée fédérale prit en 1978 une première série de décisions. Elle porta de 28 à 30 l’effectif des juges fédéraux puis de 24 à 28, à compter du 1er février 1979, celui des greffiers et secrétaires. Elle décida aussi de diviser la Cour de droit public et de droit administratif en deux Cours de droit public.
Le Tribunal fédéral adopta, de son côté, le 14 décembre 1978, un nouveau règlement qui s’applique également depuis le 1er février 1979. Les causes de droit public et de droit administratif sont désormais réparties, d’après leur objet, entre les différentes sections du Tribunal fédéral.
14.  Ces réformes devaient se révéler insuffisantes. Dans son rapport du 12 février 1980 sur sa gestion en 1979, le Tribunal signalait que 3.037 affaires avaient été introduites pendant cette année et 2.786 tranchées; cependant, il avait fallu renvoyer à 1980 l’examen de quelque 1.565 affaires, soit plus de la moitié de celles enregistrées en 1979. Constatant que la grande majorité (84 %) des causes restées au rôle relevaient du droit public et administratif, le Tribunal déclarait:
"Si un remède n’est pas trouvé immédiatement, le justiciable devra dorénavant dans ces domaines attendre des années avant que le Tribunal statue sur son cas. Cette situation est incompatible, dans un État de droit, avec le rôle que doit jouer la juridiction suprême."
Aussi le Conseil fédéral a-t-il proposé à l’Assemblée fédérale, dans son message du 17 septembre 1980, d’augmenter de 28 à 60 le nombre des greffiers et secrétaires. Il importe de noter qu’il s’agit là non pas de fonctionnaires subalternes, mais de juristes hautement qualifiés qui jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement du Tribunal fédéral (article 10 du règlement du Tribunal fédéral du 14 décembre 1978); ils ont du reste voix consultative lors des délibérations (article 12, deuxième alinéa, du règlement).
15.  Dans son rapport du 6 février 1981 sur sa gestion en 1980, le Tribunal fédéral soulignait que la situation demeurait grave. Il exprimait le regret que les deux chambres n’eussent pu encore adopter les propositions gouvernementales, et ajoutait:
"En raison de la surcharge qui l’accable, le Tribunal n’est d’ores et déjà plus en mesure, dans certains domaines, d’assurer son rôle de gardien du droit, bien que de son côté il entreprenne sur le plan interne tout ce qui lui est possible pour maîtriser le travail qui lui échoit."
Le 20 mars 1981, l’Assemblée fédérale a voté un arrêté augmentant de 28 à 40 l’effectif des greffiers et secrétaires du Tribunal, dont elle a aussi renforcé le personnel administratif.
Ces mesures ont produit une certaine amélioration: dans son rapport du 12 février 1982 pour l’année 1981, le Tribunal relève que pour la première fois depuis 1975, il a réussi à liquider à peu près autant d’affaires (3.164) qu’il en a enregistré (3.187); cependant, il lui a fallu en ajourner 1.787. Il en conclut qu’il "restera pendant des années encore obéré par une surcharge de travail et ne pourra en conséquence juger les affaires dans un délai qui, compte tenu de leur nature, apparaisse comme raisonnable au regard de la Constitution et de la Convention".
16.  Indépendamment de ces décisions de caractère conjoncturel, la commission fédérale d’experts qui préparait une refonte de la loi fédérale d’organisation judiciaire du 16 décembre 1943, afin de réduire le volume de travail du Tribunal fédéral et d’accélérer les procédures pendantes devant lui, a achevé ses travaux à la fin de 1981. Récemment, le département fédéral de Justice et Police a soumis un avant-projet au gouvernement fédéral, en vue de l’ouverture d’une procédure de consultation qui devrait se terminer en 1983.
17.  Le Tribunal fédéral lui-même a pris des mesures d’ordre pratique pour faire face à l’encombrement de son rôle. Convaincu qu’un traitement des litiges par ordre chronologique engendrerait de graves injustices, il a en particulier utilisé un système, dit de "triage", fondé sur le degré d’urgence et les implications humaines de chaque affaire.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
18.  Dans leur requête du 30 août 1979 à la Commission (no 8737/79), MM. Zimmermann et Steiner alléguaient que la durée de l’examen de leur recours de droit administratif au Tribunal fédéral (18 avril 1977 - 15 octobre 1980) avait dépassé le "délai raisonnable" dont l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention exige le respect.
19.  La Commission a retenu la requête le 18 mars 1981.
Dans son rapport du 9 mars 1982 (article 31 de la Convention) (art. 31) , elle exprime, à l’unanimité, l’avis qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
20.  A l’audience du 24 janvier 1983, le Gouvernement a invité la Cour "à dire que, dans la présente affaire, la Suisse n’a pas violé l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1)
21.  Les requérants se plaignent de la durée de la procédure d’examen de leur recours de droit administratif au Tribunal fédéral (18 avril 1977 - 15 octobre 1980). Ils invoquent l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, aux termes duquel
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)."
22.  Un point n’a pas prêté à discussion et la Cour le tient pour acquis: les "droits", de nature personnelle ou patrimoniale, que MM. Zimmermann et Steiner revendiquaient devant le Tribunal fédéral revêtaient un caractère privé, donc "civil" au sens du texte précité.
La seule question à trancher en l’occurrence consiste à savoir s’il y a eu ou non dépassement du "délai raisonnable". D’après la Commission, elle appelle une réponse affirmative; le Gouvernement marque son désaccord.
23.  Les intéressés dénoncent uniquement la longueur de l’instance devant le Tribunal fédéral (paragraphe 18 ci-dessus); la Commission, dont la décision du 18 mars 1981 trace le cadre de l’affaire déférée depuis lors à la Cour (arrêt Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 39, § 106), n’a retenu et traité leur requête qu’à ce sujet. Partant, la procédure préalable devant la Commission fédérale d’estimation n’entre pas ici en ligne de compte.
La période à prendre en considération va donc du dépôt, le 18 avril 1977, du recours de MM. Zimmermann et Steiner jusqu’au 15 octobre 1980, date de l’arrêt du Tribunal fédéral (paragraphes 9 et 11 ci-dessus), soit près de trois ans et demi. Considérable pour un seul degré de juridiction, pareil laps de temps appelle un contrôle attentif sous l’angle de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
24.  Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure tombant sous le coup de l’article 6 § 1 (art. 6-1) s’apprécie dans chaque cas suivant les circonstances de l’espèce (arrêt Buchholz du 6 mai 1981, série A no 42, p. 15, § 49). La Cour doit avoir égard, notamment, à la complexité de la cause en fait ou en droit, au comportement des requérants et à celui des autorités compétentes, ainsi qu’à l’enjeu du litige pour les premiers; par ailleurs, seules des lenteurs imputables à l’État peuvent l’amener à conclure à l’inobservation du "délai raisonnable" (voir, mutatis mutandis, l’arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, pp. 34-40, §§ 99, 102-105 et 107-111, et l’arrêt Buchholz précité, série A no 42, p. 16, § 49).
1. Complexité de l’affaire
25.  Le Gouvernement reconnaît que l’affaire n’avait rien de particulièrement complexe; telle est aussi l’opinion de la Commission. La Cour y souscrit: les faits ne nécessitaient aucune investigation; quant aux questions juridiques soulevées, elles ne paraissent pas avoir présenté une difficulté exceptionnelle.
2. Comportement des requérants
26.  On ne saurait imputer à MM. Zimmermann et Steiner les retards dont ils se plaignent. Le droit suisse - le Gouvernement l’admet - ne leur offrait aucun moyen de les abréger. Après avoir saisi le Tribunal fédéral le 18 avril 1977, ils lui adressèrent du reste, les 8 septembre 1978, 15 mars 1979 et 29 juin 1980, trois lettres par lesquelles ils cherchaient à se renseigner sur la marche de la procédure (paragraphe 10 ci-dessus).
3. Comportement des autorités suisses
27.  Gouvernement, Commission et requérants s’accordent à considérer que la cause principale de la durée de l’instance réside dans la manière dont le Tribunal fédéral a rempli sa tâche. Après avoir consulté, le 27 avril 1977, la commission fédérale d’estimation, il a reçu en mai les observations respectives de celle-ci puis de l’administration cantonale zurichoise; par la suite, il s’est borné à répondre aux lettres précitées des requérants (paragraphes 9 et 10 ci-dessus). La législation suisse (articles 109 et 110 de la loi fédérale sur l’organisation judiciaire) l’autorisait à statuer sur la base des pièces recueillies; il ne l’a fait qu’après trois ans et demi environ.
Le Gouvernement tire argument de l’arrêt Buchholz du 6 mai 1981 (précité, série A no 42), car la Cour n’y a pas constaté de violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) bien que le laps de temps écoulé jusqu’à la décision interne définitive eût atteint presque cinq ans. Toutefois, la procédure incriminée avait traversé trois degrés de juridiction et de nombreuses mesures, d’instruction ou autres, l’avaient constamment jalonnée. En l’espèce au contraire, la Cour se trouve en face d’une longue période unique d’inactions complètes, que seules pourraient justifier des circonstances exceptionnelles.
28.  Statistiques à l’appui, le Gouvernement invoque essentiellement la surcharge de travail du Tribunal fédéral (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). Selon lui, l’encombrement du rôle obligeait à trier les litiges en fonction de leur urgence et de leur importance (paragraphe 17 ci-dessus); or aucun de ces critères ne jouait en faveur d’un examen plus rapide du recours de MM. Zimmermann et Steiner. En outre, le Parlement suisse aurait adopté les dispositions nécessaires pour redresser la situation.
La Commission ne méconnaît pas les difficultés rencontrées, ni l’ampleur des crédits nécessaires pour les résoudre, mais les raisons données par le Gouvernement ne lui paraissent pas excuser la durée de l’instance en question.
Telle est aussi la thèse des requérants; sans nier la surcharge de travail du Tribunal fédéral ni le bien-fondé d’un système de tri, ils affirment qu’il arrive un moment où toute cause devient prioritaire du fait même du temps écoulé.
29.  La Cour relève d’abord que la Convention astreint les États contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de l’article 6 § 1 (art. 6-1), notamment quant au "délai raisonnable". Néanmoins, un engorgement passager du rôle n’engage pas leur responsabilité s’ils recourent, avec la promptitude voulue, à des mesures propres à surmonter pareille situation exceptionnelle (arrêt Buchholz précité, série A no 42, p. 16, § 51, et arrêt Foti et autres, du 10 décembre 1982, série A no 56, p. 21, § 61).
Parmi les moyens qui peuvent entrer en ligne de compte à titre provisoire figure assurément le choix d’un certain ordre de traitement des affaires, fondé non sur leur simple date d’introduction mais sur leur degré d’urgence et d’importance, en particulier sur l’enjeu qu’elles représentent pour les intéressés. Toutefois, si semblable état de choses se prolonge et acquiert un caractère structurel, de tels moyens ne suffisent plus et l’État ne saurait différer davantage l’adoption de mesures efficaces.
30.  Les statistiques fournies par le Gouvernement montrent que le volume du contentieux déféré au Tribunal fédéral a augmenté progressivement depuis 1969, surtout dans le domaine du droit administratif.
Au début, les autorités suisses ont pu croire qu’il s’agissait d’une surcharge passagère de travail, mais dès 1973 la haute juridiction avait saisi le caractère structurel que revêtait la situation (paragraphe 12 ci-dessus), dont on rencontre du reste l’équivalent dans beaucoup d’autres États contractants.
31.  Or les dispositions prises jusqu’au 15 octobre 1980, date de l’arrêt du Tribunal fédéral, quoique reflétant une volonté réelle de s’attaquer au problème, n’ont pas assez tenu compte de ce caractère et, partant, n’ont abouti qu’à des résultats peu satisfaisants. Le Tribunal fédéral avait bien préconisé en 1973 certaines mesures d’urgence, mais il en demanda l’ajournement dans l’attente d’une refonte de la loi sur l’organisation judiciaire (paragraphe 12 ci-dessus). Il les sollicita derechef en décembre 1977, quand la crise s’accentua. L’Assemblée fédérale les vota en 1978 et elles entrèrent en vigueur le 1er février 1979; elles consistaient, entre autres, à augmenter de 28 à 30 le nombre des juges et de 24 à 28 celui des greffiers et secrétaires. En outre, le tribunal a procédé à une révision générale de son règlement (paragraphe 13 ci-dessus). Ces mesures ne pouvaient cependant passer pour suffisantes, même à l’époque; de fait, l’encombrement du rôle n’a cessé d’empirer car le volume du contentieux a continué à croître. Quant à celles, plus énergiques, décidées le 20 mars 1981 - donc après le rejet du recours de MM. Zimmermann et Steiner -, elles se révéleront sans doute plus efficaces (paragraphes 11, 14 et 15 ci-dessus); toutefois, la Cour n’a pas à les apprécier.
32.  La procédure litigieuse a duré trois ans et demi environ, pendant la majeure partie desquels la cause des intéressés demeura en veilleuse. Statuant à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime ce laps de temps excessif; les indéniables difficultés rencontrées par le Tribunal fédéral ne pouvaient plus alors être considérées comme transitoires, ni priver les requérants de leur droit au respect du "délai raisonnable" (arrêt Foti et autres, précité, série A no 56, p. 23, § 75).
Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1). La Cour n’a pas à préciser à quelle autorité nationale ce manquement est imputable: seule se trouve en jeu la responsabilité internationale de l’État (arrêt Foti et autres précité, ibidem, p. 21, § 63).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
33.  L’article 50 (art. 50) se lit ainsi:
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
34.  À l’audience, le représentant des requérants a demandé
- une somme de 500 FS pour chacun de ses clients en réparation du préjudice moral;
- le remboursement de leurs frais d’avocat pour l’instance devant le Tribunal fédéral;
- celui de leurs frais et dépens devant la Commission puis la Cour.
L’agent du Gouvernement ayant, de son côté, présenté des observations détaillées à ce sujet, la Cour estime la question en état (article 50 § 3, première phrase, du règlement).
1. Préjudice moral
35.  D’après le Gouvernement, si la Cour devait conclure à l’existence d’une violation le prononcé de l’arrêt et sa publication représenteraient déjà une satisfaction équitable suffisante.
Aux yeux de la Cour, à supposer que les requérants aient subi une certaine tension psychologique dommageable, elle trouverait en l’occurrence une compensation adéquate dans la constatation, par le présent arrêt, du dépassement du délai raisonnable (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Corigliano du 10 décembre 1982, série A no 57, p. 17, § 53).
2. Frais et dépens
36.  Pour avoir droit à l’allocation de frais et dépens en vertu de l’article 50 (art. 50), la partie lésée doit les avoir engagés afin d’essayer de prévenir ou faire corriger une violation dans l’ordre juridique interne, d’amener la Commission puis la Cour à la relever et d’en obtenir l’effacement. Il faut aussi que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, notamment, l’arrêt Minelli du 25 mars 1983, série A no 62, p. 20, § 45).
37.  Les intéressés réclament d’abord une somme de 100 FS pour frais d’avocat devant le Tribunal fédéral; elle se rapporte aux deux lettres de Me Kuhn s’enquérant de la marche de la procédure (paragraphe 10 ci-dessus). Ils ont droit à son remboursement, car ces démarches tendaient à inciter le Tribunal fédéral à se conformer aux exigences de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
38.  Quant aux procédures suivies à Strasbourg, les requérants n’ont pas bénéficié de l’assistance judiciaire gratuite devant la Commission ni auprès du délégué de celle-ci devant la Cour; ils demandent 2.360 FS au titre des frais et dépens de leur représentant, M. Minelli.
La Cour décide de leur accorder ce montant dont le Gouvernement ne conteste pas le caractère plausible et raisonnable.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention;
2. Dit que l’État défendeur doit verser aux requérants deux mille quatre cent soixante francs suisses (2460 FS) pour frais et dépens;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le treize juillet mil neuf cent quatre-vingt-trois.
Gérard WIARDA
Président
Pour le Greffier
Herbert PETZOLD
Greffier adjoint
* Note du greffe: Il s'agit du règlement applicable lors de l'introduction de l'instance.  Un nouveau texte entré en vigueur le 1er janvier 1983 l'a remplacé, mais seulement pour les affaires portées devant la Cour après cette date.
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
ARRÊT AIREY c. IRLANDE
ARRÊT ZIMMERMANN ET STEINER c. SUISSE
ARRÊT ZIMMERMANN ET STEINER c. SUISSE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 8737/79
Date de la décision : 13/07/1983
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 6-1 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE, (Art. 6-1) DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTERE CIVIL


Parties
Demandeurs : ZIMMERMANN ET STEINER
Défendeurs : SUISSE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1983-07-13;8737.79 ?

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