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07/07/1989 | CEDH | N°10857/84

CEDH | AFFAIRE BRICMONT c. BELGIQUE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE BRICMONT c. BELGIQUE
(Requête no10857/84)
ARRÊT
STRASBOURG
07 juillet 1989
En l’affaire Bricmont*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
R. Macdonald,
C.

Russo,
J. De Meyer,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE BRICMONT c. BELGIQUE
(Requête no10857/84)
ARRÊT
STRASBOURG
07 juillet 1989
En l’affaire Bricmont*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
R. Macdonald,
C. Russo,
J. De Meyer,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 janvier, les 29 et 30 mars puis le 20 juin 1989,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 18 décembre 1987, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 10857/84) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont M. Georges Bricmont et Mme Louise Bricmont-Barré, son épouse, avaient saisi la Commission le 13 février 1984 en vertu de l’article 25 (art. 25). De nationalité belge, les requérants ont obtenu la citoyenneté canadienne par naturalisation.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 6 (art. 6).
2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour. Le président de celle-ci les a autorisés à défendre eux-mêmes leur cause (article 30 § 1, seconde phrase, du règlement).
3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 29 janvier 1988, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. J. Cremona, J. Pinheiro Farinha, R. Macdonald, C. Russo et J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement, M. F. Matscher, suppléant, a remplacé M. Gersing, décédé (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).
4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et les requérants au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu:
- les 18 février, 1er juin et 2 août 1988, le mémoire et des observations complémentaires des requérants;
- le 20 juin 1988, le mémoire du Gouvernement.
Par une lettre du 6 juillet 1988, le secrétaire de la Commission a fait savoir que le délégué s’exprimerait lors des audiences.
5.   Le 8 novembre, le président a fixé au 24 janvier 1989 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par l’intermédiaire du greffier (article 38).
6.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. C. Debrulle, directeur d’administration
au ministère de la Justice,  agent,
Me L. Matray, ancien bâtonnier
du barreau de Liège,  conseil;
- pour la Commission
M. H. Vandenberghe,  délégué;
- les requérants.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, Me Matray pour le Gouvernement, M. Vandenberghe pour la Commission et M. Bricmont pour les requérants.
EN FAIT
7.   M. Georges Bricmont, avocat retraité, et son épouse Mme Louise Bricmont-Barré, sans profession, sont nés respectivement à Paris en 1917 et à Nismes (Belgique) en 1921. De nationalité belge lors de l’introduction de leur requête, ils ont acquis la citoyenneté canadienne en 1984, pour le premier, et en 1986 pour la seconde. Ils sont établis à Québec (Canada) depuis le 19 novembre 1980.
8.   À la suite d’une demande d’extradition formulée le 14 janvier 1986 par la Belgique, M. Bricmont fut placé une semaine plus tard sous écrou extraditionnel au centre de détention de Québec. Extradé le 13 juillet 1988 puis détenu à la prison de Nivelles, il fut élargi sous condition le 28 septembre 1988, en application d’un arrêté ministériel daté de la veille et ne comportant aucune restriction quant à ses déplacements, ce qui lui permit d’aller rejoindre son épouse à Québec. Il bénéficiera en principe d’une libération définitive le 20 janvier 1991.
I. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE
9.   De 1969 à 1977, M. Bricmont fut ami, avocat et mandataire chargé de la gestion de certains biens du prince Charles de Belgique, comte de Flandre, ancien régent du Royaume (décédé le 1er juin 1983); Mme Bricmont intervint à ses côtés à différentes occasions.
10.  Le requérant s’occupa notamment d’une affaire concernant un ancien gérant de la fortune du prince, le baron Allard, poursuivi pour divers faux, usages de faux, abus de confiance et escroqueries. Elle déboucha, le 13 septembre 1972, sur un jugement du tribunal de première instance de Bruxelles, qui constata la prescription de plusieurs préventions et acquitta le prévenu pour le surplus.
Entendu au cours de l’instruction, le prince n’avait pas été autorisé à comparaître à l’audience.
11.  M. Bricmont réalisa d’autre part divers éléments mobiliers et immobiliers du patrimoine du prince. Le 21 juillet 1971, ce dernier conclut avec le baron Allard une transaction aux termes de laquelle il recouvrait des biens immobiliers importants. Il s’agissait: i. du domaine de Sansovino comprenant des terrains - propriété d’une société civile de droit français, Caldana, dont la société de droit suisse Florazur possédait 99 % des parts - et des constructions à Cannes; ii. de terrains situés à Biot sur la côte d’Azur, propriété d’une société civile de droit français, Bois Fleuri, dont la moitié des parts appartenait à l’Anstalt de droit liechtensteinois Volpone. Le baron Allard rétrocéda en outre au prince, en 1973, une créance contre la S.A. Florazur.
12.  Le 8 février 1973, M. Bricmont négocia pour le compte du prince la vente du domaine de Cannes par l’intermédiaire des Anstalten Filminter et Lissignol, vente ultérieurement résiliée. Antérieurement et par la suite, il aurait procédé, par l’entremise de diverses Anstalten, à des ventes ayant conduit à placer le domaine de Cannes dans le patrimoine des Anstalten Chimark et Socosef. L’Anstalt Volpone, transférée à l’Anstalt Egamecon, aurait été finalement absorbée par Socosef.
13.  Le 18 janvier 1977, M. Bricmont et le prince cessèrent toutes leurs relations: à la demande du premier, le second signa une décharge générale concernant tous les actes de gestion exécutés.
14.  Nouveau mandataire général du prince et prié par lui de préciser sa situation patrimoniale, Me Gilson de Rouvreux invita M. Bricmont à fournir des renseignements sur les mouvements de fonds et d’actions du prince; il tenta, en particulier, de retracer le cheminement des valeurs restituées par le baron Allard. M. Bricmont s’y étant refusé par une lettre du 5 mai 1977, Me Gilson de Rouvreux acquit la conviction que les biens du prince étaient passés sous le contrôle de l’Anstalt Socosef, appartenant à des tiers qui ne pouvaient être que les requérants.
II. LE DÉROULEMENT DE LA PROCÉDURE
A. La procédure d’instruction
1. L’ouverture de l’instruction
15.  Agissant au nom du prince, Me Gilson de Rouvreux déposa auprès du parquet de Bruxelles, le 9 août 1977, une plainte pénale du chef de faux en écritures, usage de faux, abus de confiance et détournement de biens. Le 9 septembre 1977, le prince se constitua partie civile; il accusa le requérant de l’avoir dépouillé de sa fortune en lui faisant signer une série de documents par lesquels étaient opérés des transferts de biens. M. Bricmont lui aurait expliqué à l’époque que ceux-ci avaient pour seul but de mettre ses biens à l’abri de ses créanciers, du fisc et de ses héritiers légaux en les dépersonnalisant sous le voile d’Anstalten censées lui appartenir, alors qu’en réalité elles se trouvaient sous le contrôle des requérants.
16.  Après avoir interrogé M. et Mme Bricmont, le magistrat compétent les inculpa le 27 janvier 1978. M. Bricmont subit plusieurs autres interrogatoires dans le courant de l’année.
17.  Aux termes des articles 510 et 511 du code d’instruction criminelle, les princes du sang ne peuvent "jamais être cités comme témoins", sauf si un arrêté royal spécial a autorisé leur comparution; sous réserve de cette exception, leurs dépositions sont rédigées par écrit et reçues par le premier président de la cour d’appel ou le président du tribunal de première instance, selon le cas. Conformément à ces textes, le prince fut entendu par le premier président de la cour d’appel de Bruxelles les 9 novembre 1977 et 28 avril 1978 (paragraphes 38-39 ci-dessous).
18.  M. et Mme Bricmont demandèrent au juge d’instruction une confrontation avec le plaignant ainsi que l’audition de témoins, parmi lesquels figuraient MM. Gruner et Casse.
Le premier (décédé ultérieurement) était l’administrateur des Anstalten litigieuses, constituées et domiciliées au cabinet de son employeur, Me Merkt, avocat genevois du prince. Quant à M. Casse, il s’était très activement occupé du domaine de Sansovino, à Cannes, en sa qualité de géomètre-expert foncier.
Le 18 juillet 1979, le juge d’instruction entendit le prince. Le 23 octobre 1979, il procéda à une confrontation entre celui-ci et M. Bricmont autorisée par un arrêté royal du 2 juillet (paragraphe 40 ci-dessous).
19.  À la demande de nombreux journalistes, le premier substitut du procureur du Roi de Bruxelles tint une conférence de presse en octobre 1977. Il confirma que le prince avait déposé plainte du chef de détournement de fonds; en réponse à des questions, il ajouta que le juge d’instruction avait ordonné des devoirs et notamment des perquisitions dont une avait été opérée chez le requérant. Il admit également que le nom de celui-ci se trouvait cité dans la plainte. Plusieurs quotidiens belges mentionnèrent ses déclarations.
2. L’ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles, du 3 juin 1980
20.  L’instruction achevée, le dossier fut soumis à la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles, laquelle tint onze audiences entre le 18 mars et le 24 avril 1980.
21.  Mme et M. Bricmont déposèrent, les 31 mars et 2 avril 1980 respectivement, des conclusions tendant à voir prononcer la nullité de l’instruction. D’après eux, la conférence de presse d’octobre 1977 (paragraphe 19 ci-dessus) avait porté atteinte aux droits de la défense; il en allait de même de la jonction au dossier répressif d’une correspondance confidentielle d’avocats (paragraphe 56 ci-dessous) et de l’accomplissement d’actes d’instruction fondés sur celle-ci, ainsi que des modalités d’audition du prince. En ordre subsidiaire, ils demandaient à la chambre du conseil de surseoir à statuer en attendant l’accomplissement de diverses mesures d’instruction.
22.  Par une ordonnance du 3 juin 1980, la chambre du conseil estima non établi que le comportement du procureur du Roi eût pour objet et pour effet d’influencer contre les inculpés les témoins et magistrats. Elle releva en outre qu’il n’y avait pas violation du secret professionnel et que le prince avait été régulièrement entendu sans serment, en qualité de partie civile. Au sujet de la demande de sursis, elle considéra que les mesures d’instruction sollicitées ne s’imposaient pas à ce stade.
Admettant l’existence de circonstances atténuantes pour les faits passibles de peines criminelles, la chambre du conseil ordonna le renvoi en jugement des inculpés devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Contre M. Bricmont, elle retint neuf préventions de faux et usage de faux, douze d’escroquerie, cinq de détournement de biens, une de recel et une de violation du secret professionnel; contre Mme Bricmont, trois de faux et usage de faux, quatre d’escroquerie, une de détournement de biens, une de vol et une de recel.
Parmi ces préventions figuraient:
- la prévention A1 de faux et usage de faux à charge de M. Bricmont, portant sur la vente des titres de la société de droit suisse Florazur à l’Anstalt Filminter;
- la prévention A3 de faux et usage de faux à charge de M. Bricmont, relative à la vente, le 13 décembre 1973, de l’Anstalt Volpone à l’Anstalt Egamecon;
- la prévention A8 de faux et usage de faux à charge des deux inculpés, concernant un acte de donation du 19 mai 1976 (paragraphe 64 ci-dessous);
- la prévention A9 de faux et usage de faux à charge de Mme Bricmont, portant sur un contrat de fiducie du 1er octobre 1976;
- la prévention A10 de faux et usage de faux contre M. Bricmont, relative à la décharge de mandat du 18 janvier 1977 (paragraphe 13 ci-dessus);
- la prévention C4, qui reprochait à M. et Mme Bricmont le détournement de 50 titres Florazur au préjudice du prince.
3. L’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, du 6 novembre 1980
23.  Le 6 novembre 1980, la cour d’appel de Bruxelles (chambre des mises en accusation) déclara irrecevable l’appel des requérants contre l’ordonnance de la chambre du conseil. Elle considéra qu’en contestant la régularité de la saisine du magistrat instructeur et la validité de l’instruction, M. et Mme Bricmont n’avaient pas soulevé un déclinatoire de compétence au sens de l’article 539 du code d’instruction criminelle, seul moyen de recours qui s’offrît à eux.
4. L’arrêt de la Cour de cassation, du 7 janvier 1981
24.  Les requérants se pourvurent en cassation contre l’ordonnance du 3 juin 1980 et l’arrêt du 6 novembre 1980.
Le 14 novembre 1980, ils déposèrent chacun un mémoire où figurait le passage suivant:
"Les requérants sont conscients que la magistrature belge en général continuera à leur refuser un procès équitable parce que le plaignant originaire est l’ancien régent du Royaume et parce que, accessoirement, son associé Paul-Marie Mossoux, qui s’est joint à la plainte devant la chambre du conseil, tient certains mandataires socialistes qui, eux-mêmes, détiennent les clefs de certaines nominations et promotions partisanes dans la magistrature."
25.  Le 7 janvier 1981, la deuxième chambre de la Cour de cassation déclara le pourvoi irrecevable, parce que formé contre une décision préparatoire et d’instruction et avant la décision définitive au sens de l’article 416 du code d’instruction criminelle.
26.  A l’ouverture de l’audience, le président de ladite chambre avait demandé à M. et Mme Bricmont s’ils confirmaient leurs allégations. Le premier accepta de supprimer le passage reproduit plus haut, tandis que la seconde s’y refusa. A la suite de cet incident - dont procès-verbal fut dressé -, le procureur du Roi cita les intéressés à comparaître devant le tribunal de première instance de Bruxelles du chef d’outrage envers le corps constitué de la magistrature belge. Déclarant la prévention non établie, le tribunal les acquitta le 15 décembre 1981.
B. La procédure de jugement
1. Le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles, du 15 février 1982
27.  Au terme d’une procédure marquée notamment par le dépôt, le 23 septembre 1981, des conclusions respectives des prévenus, le tribunal de première instance de Bruxelles statua le 15 février 1982.
28.  A titre préliminaire, il indiqua que tous les éléments du dossier révélaient "une carence manifeste et inexplicable dans la recherche de la vérité". Il releva en particulier les "obstacles" suivants:
- les lacunes de l’instruction du dossier telles que principalement: l’absence d’expertise comptable et financière; la non-audition de M. Gruner, décédé entre temps (paragraphe 18 ci-dessus); le défaut d’une enquête relative à la personnalité de M. et Mme Bricmont; l’absence d’audition de Mme Bricmont et de confrontation avec le prince sur diverses préventions; le refus non motivé du juge d’instruction d’accueillir la demande, formulée par les requérants, de production du tableau "Orage sur Cannes" (paragraphe 68 ci-dessous); le fait que les personnes les mieux placées pour fournir des renseignements n’avaient été ni interpellées ni entendues comme témoins, malgré le désir formellement exprimé par M. et Mme Bricmont; l’absence de confrontation sur tous les chefs d’accusation entre les requérants et les parties civiles, à laquelle le tribunal n’avait pu remédier, malgré son désir et les demandes des requérants, dès lors que les parties civiles - justifiant de leur absence par des certificats médicaux qui, dans le cas du prince, avaient été vérifiés à deux reprises par un médecin légiste - n’avaient comparu en personne à aucune des audiences;
- l’irrégularité de l’audition du prince les 9 novembre 1977 et 28 avril 1978 (paragraphe 17 ci-dessus): entendu en qualité de partie civile, il ne tombait pas sous le coup des articles 510 et 511 du code d’instruction criminelle et, dès lors, le juge d’instruction avait compétence pour l’interroger. Le tribunal précisa que s’il ne lui appartenait pas de prononcer l’annulation des actes d’instruction pouvant être entachés de nullité, il devait avoir égard aux irrégularités dénoncées par M. Bricmont et s’abstenir de prendre l’acte irrégulier pour base de sa décision;
- le fait que M. et Mme Bricmont, ne se trouvant pas détenus, n’avaient eu accès aux dossiers qu’au moment du renvoi, et l’absence peu justifiable du juge d’instruction aux audiences;
- la non-comparution du prince et de M. Mossoux devant le tribunal;
- le défaut de crédibilité de chacune des parties en cause.
29.  Ayant égard aux seules pièces régulièrement saisies ou produites, le tribunal examina chacune des préventions. Il constata l’extinction de l’action publique par prescription pour certaines d’entre elles et l’irrecevabilité de quelques autres. Pour le surplus, il acquitta les prévenus et, en conséquence, se déclara incompétent pour connaître des prétentions des parties civiles.
2. L’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, du 9 mars 1983
30.  Le prince et le ministère public interjetèrent appel.
A l’audience du 17 novembre 1982, les requérants déposèrent des conclusions dans lesquelles, invoquant le jugement attaqué, ils excipèrent de la nullité de l’instruction.
31.  Par un arrêt du 9 mars 1983, la septième chambre correctionnelle de la cour d’appel de Bruxelles statua d’abord sur les poursuites du prince contre les requérants, puis sur d’autres que M. Bricmont avait engagées contre lui, le 29 juin 1981, pour dénonciation calomnieuse.
32.  Quant aux premières, elle commença par répondre aux conclusions des requérants.
Elle considéra d’abord que ni le dépôt, par Me Gilson de Rouvreux, de diverses lettres d’avocats ni la présence au dossier d’une lettre du requérant à Me Merkt, du 3 mai 1977, ne constituaient des causes de nullité de la procédure: aucune violation du secret professionnel ne se trouvait établie à la charge de ces deux avocats; en outre, la lettre précitée avait été légalement saisie par le juge d’instruction. La cour d’appel ne répondit pas explicitement à une demande subsidiaire des requérants tendant à l’audition de Me Merkt comme témoin et sous serment.
La cour jugea regrettable que l’on eût entendu le prince d’une manière inhabituelle, "probablement par un souci de considération pour la partie civile, souci qui juridiquement ne se justifi[ait] pas et qui para[issai]t d’ailleurs à l’origine d’autres anomalies mais non d’illégalités". Elle estima pourtant que ces auditions n’entachaient pas la procédure de nullité et que les déclarations litigieuses ne valaient que comme simples renseignements. Elle ne se prononça pas expressément sur les conclusions des requérants selon lesquelles le juge d’instruction et la chambre du conseil avaient enfreint l’article 6 (art. 6) de la Convention en leur refusant toute confrontation avec le prince et toute audition de celui-ci.
La cour d’appel considéra que la procédure n’était pas davantage viciée par les violations du secret professionnel imputées au parquet de première instance en raison, notamment, de la conférence de presse d’octobre 1977 (paragraphe 19 ci-dessus). Sans doute le magistrat instructeur avait-il seul qualité pour tenir une conférence de presse pendant une instruction judiciaire, mais une violation du secret professionnel ne pouvait entraîner la nullité de tout ou partie d’une procédure que si l’information ou l’instruction judiciaire y avait trouvé son origine ou si cette seule violation avait permis de découvrir le coupable ou de prouver sa culpabilité. En revanche, une violation du secret professionnel par un magistrat ou une autre personne tenue au secret de l’instruction au sens large ne pouvait vicier une procédure dont les éléments avaient été licitement recueillis; en décider autrement ajouterait aux effets d’une défaillance personnelle du représentant de l’autorité publique, un préjudice sans justification possible et pouvant être considérable soit pour l’ordre public, soit pour la ou les victimes.
M. et Mme Bricmont invoquaient deux autres motifs de nullité contre l’ordonnance de renvoi du 3 juin 1980: le défaut de réponse à leurs conclusions et l’attitude du juge d’instruction qui, selon eux, s’était contenté d’un "mini-rapport" à la première audience de la chambre du conseil. La cour estima le premier grief non fondé en fait. Elle écarta aussi le second: il n’y avait pas de violation des droits de la défense, ni du caractère contradictoire des débats judiciaires, dès lors que le président de la chambre du conseil n’avait pas cru devoir rappeler le juge d’instruction au moment où celui-ci, après son rapport, avait quitté la salle.
Les requérants prétendaient aussi que la cour d’appel se trouvait dans l’impossibilité légale de rendre un arrêt équitable à leur égard, en raison d’un incident survenu le 7 janvier 1981 et à la suite duquel ils avaient été cités à comparaître devant le tribunal de première instance de Bruxelles pour outrage à la magistrature belge (paragraphes 24 et 26 ci-dessus). La cour répondit que si ladite allégation était fondée en droit, "il suffirait à tout justiciable désireux d’esquiver n’importe quelle procédure judiciaire", civile ou pénale, "de s’assurer l’impunité par un délit d’outrage dirigé contre la magistrature belge en général".
La cour d’appel ne répondit pas explicitement à la demande des requérants tendant à la production de la gouache "Orage sur Cannes" (paragraphe 69 ci-dessous).
33.  Après examen du fond de l’affaire, la cour d’appel mit à néant le jugement du 15 février 1982. Elle constata la prescription des poursuites pour certaines préventions et en déclara d’autres non établies, mais retint
- à la charge de M. Bricmont, les préventions A1, A3, A8 et A10;
- à la charge de Mme Bricmont, la prévention A9;
- à la charge des deux prévenus, la prévention C4.
En conséquence, elle condamna M. Bricmont à cinq ans d’emprisonnement, Mme Bricmont à quinze mois de la même peine, avec sursis durant trois ans, et chacun d’eux à une amende de deux mille francs belges. Statuant au civil, elle leur ordonna de verser au prince une indemnité provisionnelle de trois millions de francs et de lui restituer certains titres de société.
Quant aux poursuites de M. Bricmont contre le prince, la cour d’appel acquitta ce dernier, l’estimant non coupable de dénonciation calomnieuse. Elle se déclara donc incompétente pour connaître de l’action civile du requérant.
3. L’arrêt de la Cour de cassation, du 18 janvier 1984
34.  Le 17 mars 1983, M. et Mme Bricmont se pourvurent en cassation contre l’ordonnance de la chambre du conseil de Bruxelles, du 3 juin 1980, et contre l’arrêt de la cour d’appel du 9 mars 1983. Dans un mémoire du 3 juin 1983, ils invoquèrent de nombreux moyens.
Ils reprochaient notamment à la cour d’appel de n’avoir répondu ni au grief selon lequel l’instruction se trouvait entachée de nullité en raison de ses lacunes fondamentales, parfaitement résumées d’après eux par le tribunal de première instance (paragraphe 28 ci-dessus), même s’il n’en avait pas tiré toutes les conséquences légales, ni à leurs conclusions concernant la présence, dans le dossier répressif, de diverses lettres confidentielles, dont celle du 3 mai 1977 (paragraphe 32 ci-dessus).
Ils alléguaient aussi qu’elle n’avait pas régulièrement motivé sa décision, faute d’avoir constaté que la publicité donnée à l’affaire par le parquet lors de la conférence de presse d’octobre 1977 (paragraphe 19 ci-dessus) et à l’occasion de réquisitions relatives à une autre affaire portait atteinte à leurs droits de la défense et à leur droit à un procès équitable.
M. Bricmont ajoutait que la cour d’appel n’avait pas non plus régulièrement motivé sa décision de déclarer non prescrites les préventions A1 et A3, ni celle de juger établie la prévention C4 (paragraphe 22 ci-dessus).
De son côté, Mme Bricmont se plaignait de n’avoir pas été invitée à se défendre sur le fait d’usage de faux retenu contre elle par la cour d’appel.
35.  Le 9 août 1983, M. et Mme Bricmont déposèrent un mémoire complémentaire. Nonobstant les termes de l’article 420 bis, deuxième alinéa, du code d’instruction criminelle, ils l’estimèrent recevable eu égard aux exigences du procès équitable et des droits de la défense. Ils dénonçaient une violation du principe d’égalité des armes, en raison de la procédure exceptionnelle d’interrogatoire du prince, et développaient le moyen pris de la nullité de la procédure (absence de confrontation, attitude du juge d’instruction, conférence de presse, poursuites pour outrage à la magistrature belge, etc.).
36.  La Cour de cassation rejeta le pourvoi le 18 janvier 1984 sans avoir égard au mémoire complémentaire, déposé en dehors du délai prévu à l’article 420 bis, deuxième alinéa, du code d’instruction criminelle.
Elle le déclara irrecevable dans la mesure où il visait à nouveau (paragraphe 24 ci-dessus) l’ordonnance rendue le 3 juin 1980 par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles: en matière répressive, une partie ne pouvait se pourvoir une seconde fois en cassation contre une même décision.
Pour autant que le pourvoi était dirigé contre l’arrêt du 9 mars 1983, la Cour statua d’abord sur le moyen tiré de la nullité de l’instruction. En énumérant les "illégalités" relevées par le jugement dont appel, les requérants s’étaient bornés à illustrer le grief selon lequel le premier juge, faute de tirer toutes les conséquences de la situation décrite par eux, avait enfreint l’article 6 (art. 6) de la Convention en raison de l’impossibilité, pour la cour d’appel, d’opérer "un tri entre les devoirs qui pou[v]aient être retenus et ceux qui d[evai]ent être écartés, tant ils s’interpénétr[ai]ent les uns dans les autres au point de former un tout incohérent". Aux yeux de la Cour de cassation, la cour d’appel avait décidé de manière implicite mais certaine, en examinant de près chacune des préventions, que l’incohérence alléguée de l’instruction n’existait pas.
La Cour de cassation estima ensuite que l’arrêt attaqué, dont elle cita les motifs, avait répondu au moyen relatif au caractère confidentiel de la lettre du 3 mai 1977.
Au sujet de celui qui avait trait à la publicité donnée à l’affaire par le ministère public, elle déclara ne pouvoir déduire une violation des droits de la défense, ni de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, de la seule circonstance que le parquet aurait manqué au secret professionnel.
D’autre part, pour apprécier si une cause avait été équitablement entendue, il fallait prendre le procès dans son ensemble; dès lors que M. et Mme Bricmont avaient eu le loisir, devant les juridictions de jugement, de contredire librement les éléments apportés contre eux par le ministère public, ils ne pouvaient se prétendre victimes d’une méconnaissance des droits de la défense, ni de leur droit à un procès équitable au sens de la Convention.
Quant aux moyens déduits du défaut de motivation de la condamnation du chef des préventions A1, A3 et C4 (paragraphe 22 ci-dessus), la Cour les rejeta pour défaut d’intérêt: la peine prononcée contre M. Bricmont se trouvait justifiée par d’autres préventions déclarées établies à sa charge. La Cour de cassation n’aperçut pas davantage une atteinte aux droits de la défense de Mme Bricmont en ce qui concerne la prévention A9.
Enfin, elle jugea irrecevable le pourvoi que le requérant avait aussi formé à titre de partie civile (paragraphe 33 in fine ci-dessus): il n’apparaissait pas que celui-ci l’eût fait notifier au prince, en sa qualité de partie citée directement.
III. LES ASPECTS LITIGIEUX DE LA PROCÉDURE
A. Les auditions du prince et la confrontation avec lui
37.  Le 26 octobre 1977, le prince écrivit au juge d’instruction qu’il souhaitait être ouï par le premier président de la cour d’appel de Bruxelles. Par lettre du lendemain, le magistrat instructeur demanda au premier président de recevoir la déposition du prince, conformément à l’article 511 du code d’instruction criminelle (paragraphe 17 ci-dessus), et joignit une liste d’une cinquantaine de questions.
38.  Le 9 novembre 1977, le premier président recueillit les déclarations du prince, faites sans serment. Elles donnèrent lieu à l’établissement d’un procès-verbal consignant seulement les réponses aux questions précitées.
39.  Le 21 avril 1978, le juge d’instruction informa le premier président de la cour d’appel de Bruxelles qu’il estimait nécessaire une deuxième audition du prince; il dressa une nouvelle liste d’une quarantaine de questions. Le prince fut entendu, sans avoir prêté serment, le 28 avril. Un procès-verbal fut également rédigé à cette occasion.
40.  Un arrêté royal du 2 juillet 1979, qui se référait à l’article 510 du code d’instruction criminelle (paragraphe 17 ci-dessus), autorisa le prince à comparaître en qualité de plaignant, partie civile, devant le juge d’instruction du tribunal de première instance. L’audition se déroula le 18 juillet 1979 et porta sur les préventions A8 et A10 (paragraphe 22 ci-dessus). En outre, le prince annonça qu’il souhaitait apporter une précision à sa déclaration du 9 novembre 1977 au sujet d’un testament au profit de M. Bricmont. Il s’exprima ainsi:
"Il y a eu un malentendu, il est inexact que c’est Me Bricmont qui aurait ajouté un zéro au montant prévu en sa faveur. C’est moi qui ai modifié le montant à sa demande. J’ai écrit cinquante millions au lieu de cinq millions.
Vous me soumettez l’annexe no 3 à la pièce 195 de la farde ‘Instruction’, il s’agit bien de cette pièce.
C’est donc bien Me Bricmont qui était désigné comme exécuteur testamentaire à sa demande."
41.  Le juge d’instruction procéda aussi, le 23 octobre 1979, à une confrontation entre le prince et le requérant. Il leur soumit notamment l’acte de donation du 19 mai 1976 (paragraphe 64 ci-dessous) et leur rappela leurs déclarations sur ce point; ils les confirmèrent. La question du testament fut à nouveau abordée.
42.  Devant la chambre du conseil, M. et Mme Bricmont alléguèrent la nullité de l’instruction, notamment pour violation des droits de la défense en raison des modalités d’audition du prince. Ils l’invitèrent à surseoir à statuer en attendant l’accomplissement de diverses mesures d’instruction, parmi lesquelles l’audition du prince et de nouvelles confrontations entre eux et lui, sur les autres préventions (paragraphe 21 ci-dessus).
43.  Dans son ordonnance du 3 juin 1980, la chambre du conseil considéra que les auditions critiquées avaient eu lieu conformément à l’article 511 du code d’instruction criminelle et qu’elle n’avait pas besoin des mesures sollicitées par M. et Mme Bricmont pour se prononcer en connaissance de cause sur la demande de renvoi en jugement (paragraphe 22 ci-dessus).
44.  Un arrêté royal du 21 août 1981, pris en vertu de l’article 510 précité, autorisa le prince à comparaître en qualité de témoin devant le tribunal de première instance de Bruxelles, dont les débats devaient s’ouvrir le 21 septembre 1981. Le 8 septembre 1981, le docteur Devos, médecin traitant, et le docteur Verhelst, interniste consulté, déclarèrent que l’état physique général et la condition psychique du prince ne lui permettaient pas de comparaître aux audiences du tribunal: ils estimaient que les graves situations de stress psychique et émotionnel qui en résulteraient lui pèseraient trop et qu’il n’était plus en état de les supporter.
A la requête du procureur du Roi de Bruxelles, le procureur du Roi de Bruges désigna, le 12 septembre 1981, un médecin légiste chargé de vérifier l’état de santé du prince. L’expert nommé par lui, le docteur Floré, indiqua dans son rapport du 18 septembre (traduction du néerlandais):
"Il s’agit d’un homme âgé, d’assez grande taille, plutôt maigrement nourri. Il laisse une impression de faiblesse et de vulnérabilité.
Interrogé, il déclare souffrir d’asthme, d’une bronchite chronique, d’arthrose et d’une hernie du diaphragme qui l’oblige à dormir en position assise. Il dit aussi qu’il s’énerve facilement, dans la moindre situation de stress, et qu’il a alors tendance à réagir comme quelqu’un qui est pris de panique. L’annonce de la visite du médecin légiste avait déjà suffi à provoquer une réaction de ce genre. De même, en une telle situation il a des accès de tachycardie, perd la capacité de réagir d’une manière adéquate et se retrouve totalement désemparé.
Pour ses déplacements il se fait emmener en voiture, ne conduisant plus lui-même depuis six ans environ.
Il marche lentement, d’une manière hésitante, boitant légèrement et s’appuyant de la main droite sur une canne.
Il parle d’une manière confidentielle, affective, amicale, parfois quelque peu naïve et enfantine, d’une voix faible et rauque, toussant à certains moments.
Il a l’esprit lucide, mais il peut difficilement se concentrer longtemps, se répète quelquefois et doit souvent chercher ses mots. Lorsqu’il perd ainsi le fil de la conversation, il devient nerveux, rougit, perd confiance et cherche un appui auprès de son auditeur.
En résumé, il s’agit d’un vieillard en voie d’affaiblissement, vivant pour le moment dans un milieu protecteur, dans un équilibre délicat et fragile. Il est clair que de légères situations de stress lui sont de trop. A la fin de l’entretien, sa fatigue est visible.
Pour ces raisons, je conclus que sa résistance physique et psychique est devenue insuffisante pour être entendu comme témoin à l’audience et que, dès lors, elle le lui interdit."
45.  Peu avant la fin des audiences, le procureur du Roi formula une nouvelle demande auprès du médecin légiste. Dans un rapport du 4 décembre 1981, le docteur Floré constata que l’état de santé du prince ne s’était pas amélioré depuis le précédent examen.
46.  Dans leurs conclusions du 23 septembre 1981 (paragraphe 27 ci-dessus), M. et Mme Bricmont invitèrent le tribunal de première instance de Bruxelles à surseoir à statuer jusqu’au rétablissement de la santé du prince en vue d’une confrontation avec celui-ci et de son audition comme témoin. Le tribunal s’y refusa par un jugement du même jour; il considéra qu’eu égard à l’état de santé défectueux du prince, la continuation des débats en son absence ne pouvait être assimilée à un procès inéquitable contraire à l’article 6 (art. 6) de la Convention. M. et Mme Bricmont interjetèrent appel, mais se désistèrent par la suite.
47.  Dans son jugement du 15 février 1982 (paragraphes 27-29 ci-dessus), le tribunal de première instance de Bruxelles rangea parmi les lacunes de l’instruction le défaut de confrontation entre les requérants et le prince sur tous les chefs d’accusation; malgré son vif désir, il n’avait pu y remédier car, sur la foi de certificats médicaux, le prince n’avait comparu en personne à aucune des audiences. Le tribunal estima en outre irrégulières les auditions du prince par le premier président de la cour d’appel les 9 novembre 1977 et 28 avril 1978: le prince avait été ouï en tant que partie civile, et non comme témoin, de sorte que les articles 510 et 511 du code d’instruction criminelle ne s’appliquaient pas et que l’audition relevait du juge d’instruction. Sans doute n’appartenait-il pas au tribunal de prononcer l’annulation des actes d’instruction pouvant être entachés de nullité, mais il devait avoir égard aux irrégularités incriminées par M. Bricmont et accueillir sa demande d’éviter de prendre l’acte irrégulier pour base de sa décision.
48.  Dans leurs conclusions d’appel du 17 novembre 1982 (paragraphe 30 ci-dessus), M. et Mme Bricmont dénoncèrent notamment les conditions de l’audition du prince le 9 novembre 1977. Le requérant reprocha aussi au juge d’instruction et à la chambre du conseil d’avoir refusé de le confronter avec le prince et d’interroger ce dernier sur toutes les préventions; ils avaient méconnu de la sorte, d’après lui, l’article 6 § 3 d) (art. 6-3-d) de la Convention. Il invoqua également l’article 6 (art. 6) au motif que le ministère public n’avait pas sollicité, conformément à l’article 510 précité, un arrêté royal autorisant le prince à comparaître comme témoin devant la cour d’appel.
49.  Le 23 novembre 1982, M. et Mme Bricmont firent acter à la feuille d’audience: "Le ministère public a déclaré qu’il veut bien considérer comme exact que le baron Richard s’est récemment promené avec le Comte de Flandre avenue Louise."
50.  Dans son arrêt du 9 mars 1983 (paragraphes 31-33 ci-dessus), la cour d’appel jugea regrettable que les 9 novembre 1977 et 28 avril 1978 (paragraphes 38-39 ci-dessus) on eût entendu le prince d’une manière inhabituelle, "probablement par souci de considération pour la partie civile, souci qui juridiquement ne se justifi[ait] pas et qui para[issai]t d’ailleurs à l’origine d’autres anomalies mais non d’illégalités". Elle estima pourtant qu’il n’en résultait aucune cause de nullité de la procédure; elle releva en particulier:
"(...) le comte de Flandre n’étant pas interrogé comme témoin puisque plaignant ni d’ailleurs par le magistrat compétent s’il avait été entendu comme témoin, les déclarations litigieuses ne valent que comme simples renseignements tout comme si le comte de Flandre avait fourni les mêmes explications dans une lettre missive adressée au juge d’instruction ou verbalement à une autorité de police judiciaire ou encore exactement comme s’il avait été entendu par le magistrat instructeur sans serment, ce qui est le droit de ce magistrat et ce qui se recommande à l’égard d’une partie civile."
B. L’audition des témoins
51.  Par une lettre du 25 août 1977, Me Gilson de Rouvreux indiqua au premier substitut le nom de certaines personnes pouvant éventuellement fournir des précisions au sujet de l’affaire. Trois d’entre elles furent citées, dont M. Casse (paragraphe 18 ci-dessus).
52.  Dans leurs conclusions présentées devant la chambre du conseil (paragraphe 21 ci-dessus), M. et Mme Bricmont sollicitèrent l’audition de MM. Casse et Gruner (paragraphe 18 ci-dessus). La chambre du conseil n’estima cependant pas nécessaire d’ouïr les intéressés pour statuer sur le renvoi en jugement des requérants.
53.  Par une sommation d’huissier du 19 mars 1981, adressée au procureur du Roi de Bruxelles à la suite du décès de M. Gruner, M. et Mme Bricmont demandèrent la délivrance d’une commission rogatoire tendant à ce que M. Casse fût entendu au sujet d’une attestation signée par lui le 16 février 1981 et concernant la prévention A1 (paragraphe 22 ci-dessus). Déposée devant la chambre du conseil, elle précisait le contenu de deux autres, datées du 21 décembre 1979 et versées au dossier répressif. M. Casse y relatait une conversation qu’il aurait eue avec le prince en novembre 1976; celui-ci aurait affirmé avoir reçu une somme de deux millions de francs français pour le prix de vente de ses droits sur la société Caldana, propriétaire du domaine de Sansovino (paragraphe 11 ci-dessus). La sommation était ainsi libellée:
"Attendu que durant l’instruction pénale faite à charge de mon requérant (...) jamais n’ont été entendues les deux personnes qui, avec mes requérants et le plaignant, furent les témoins essentiels des principaux faits qui seront retenus dans le réquisitoire de renvoi du 2 novembre 1979, à savoir Monsieur Pierre Gruner, collaborateur non avocat de Maître René Merkt du barreau de Genève, et Monsieur Gabriel Casse, géomètre et expert judiciaire à Cannes;
Attendu qu’en chambre du conseil toute demande de mes requérants visant à un complément d’instruction a été rejetée, le ministère public s’étant opposé à l’audition des témoins Gruner et Casse;
Attendu que Monsieur Gruner est décédé, ce qui est extrêmement préjudiciable à la manifestation de la vérité et, partant, à la défense de mes requérants;
Attendu que les requérants courent aujourd’hui le risque considérable de se voir privés du témoignage essentiel de Monsieur Gabriel Casse si celui-ci n’est pas très prochainement entendu sur commission rogatoire; qu’en effet celui-ci est âgé et vient de surmonter de graves ennuis de santé;
Attendu que Monsieur Gabriel Casse doit être invité à confirmer les termes de son attestation du 16 février 1981 devant une autorité judiciaire qui lui posera en outre toutes questions utiles à la manifestation de la vérité et qui, en même temps, pourra faire rapport au parquet de Bruxelles sur les antécédents professionnels et moraux de l’intéressé;
Attendu que ladite attestation du 16 février 1981 a une incidence directe sur le fondement de la prévention de prétendu faux intellectuel que constituerait le reçu signé le 2 décembre 1972 par le Prince Charles de Belgique et qui conditionne les préventions qui lui sont postérieures en date;
Attendu qu’il doit être d’urgence remédié à cette lacune de l’instruction qui consiste à refuser de faire entendre, à la requête de mes requérants, les deux témoins qui, en raison de l’importance de leur connaissance personnelle et exclusive des faits essentiels, auraient pu réduire à néant les accusations du plaignant (...);
Que la demande est fondée sur l’article 6 § 3, d) (art. 6-3-d) de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales;
D’après les requérants, l’audition de M. Casse leur eût permis de se disculper des trois principales accusations retenues contre eux, à savoir les préventions A1, A9 et C4 (paragraphe 22 ci-dessus).
54.  Le 27 mars 1981, le procureur de la République de Grasse fit exécuter une commission rogatoire émanant du parquet de Bruxelles, lequel avait demandé l’audition de M. Casse "1o sur les relations qu’il a[vait] eues et celles qu’il aurait encore avec les époux Bricmont-Barré; 2o sur le contenu des ‘attestations’ dont il [était] fait état en annexe".
Entendu le 20 juin 1981 par la police de Cannes, M. Casse répondit à la première question et confirma son attestation du 16 février 1981.
55.  Dans son jugement du 15 février 1982 (paragraphes 27-29 ci-dessus), le tribunal de première instance de Bruxelles releva parmi les lacunes de l’instruction l’absence d’audition de M. Gruner - décédé depuis la clôture de l’instruction - et le fait que les personnes les mieux placées pour fournir des renseignements n’avaient été ni interpellées ni ouïes comme témoins, malgré le désir formellement exprimé par M. et Mme Bricmont.
56.  Dans leurs conclusions d’appel du 17 novembre 1982 (paragraphe 30 ci-dessus), ces derniers demandèrent l’audition, sous serment, de Me Merkt (paragraphe 18 ci-dessus), "pour connaître la date à laquelle et les conditions dans lesquelles [était] sortie de son cabinet d’avocat la photocopie de la lettre confidentielle que son confrère et client G. Bricmont lui [avait] envoyée le 3 mai 1977" (paragraphe 32 ci-dessus). Invoquant l’article 6 (art. 6) de la Convention, ils estimaient ne pas abuser ainsi de leurs droits de défense car Me Merkt était la seule personne dont ils invitaient la cour à recueillir le témoignage.
57.  En décembre 1982, les requérants produisirent une nouvelle attestation de M. Casse, datée du 17 décembre 1982; il y déclarait se tenir à la disposition des autorités judiciaires pour confirmer sous serment le contenu de ses attestations antérieures (paragraphe 53 ci-dessus).
58.  Dans son arrêt du 9 mars 1983 (paragraphes 31-33 ci-dessus), la cour d’appel ne répondit pas de manière expresse à la demande d’audition de Me Merkt mais, examinant la cause de nullité qui résulterait de la présence au dossier de la lettre du 3 mai 1977 (paragraphe 56 ci-dessus), considéra qu’aucune violation du secret professionnel n’était établie à charge de ce dernier; elle ne se prononça pas sur la valeur des attestations de M. Casse.
C. L’instruction financière et comptable
59.  Le 27 septembre 1977, le juge d’instruction de Bruxelles adressa un télégramme à son homologue du tribunal de grande instance de Mont-de-Marsan (France); il l’invitait à décerner un mandat permettant de rechercher et saisir, dans un domaine situé à Vielle-Soubiran et occupé par M. et Mme Bricmont, toutes les pièces relatives à onze sociétés et Anstalten. Le même jour, il envoya au juge informateur de Genève une dépêche le priant d’une part de faire rechercher et saisir chez M. Natalizzi, expert-comptable qui avait succédé à M. Gruner, tous les titres d’une certaine société et les documents se rapportant à quatre Anstalten, d’autre part de se procurer auprès de Me Merkt la comptabilité, les dossiers et la correspondance concernant diverses Anstalten.
Le juge d’instruction de Genève rendit effectivement, le 28 septembre 1977, une ordonnance en ce sens. La lettre de M. Bricmont à Me Merkt, du 3 mai 1977 (paragraphe 32 ci-dessus), fut saisie à cette occasion.
Le 30 septembre 1977, le juge d’instruction de Bruxelles expédia un télégramme similaire à son collègue du tribunal de grande instance de Grasse. Par une autre dépêche du 19 octobre 1977, il pria son collègue de Paris de demander à la Banque de Paris et des Pays-Bas, ainsi qu’à la Banque nationale de Paris, de fournir le relevé de toutes les opérations passées sur des comptes ouverts au nom des requérants et d’une certaine société, selon le cas. Le 9 janvier 1978, il délivra une seconde commission rogatoire destinée au juge d’instruction de Genève afin que celui-ci fît procéder sur place à une saisie et à une enquête à la Banque de Paris et des Pays-Bas au sujet d’un document argué de faux, daté du 18 février 1974 et attestant le paiement au prince du prix d’un achat de mobilier.
Ces diverses recherches ne permirent pas d’appréhender la comptabilité des Anstalten.
60.  Devant la chambre du conseil, M. et Mme Bricmont demandèrent l’audition des directeurs de la succursale genevoise de la Banque de Paris et des Pays-Bas, mais sans résultat.
61.  Dans son jugement du 15 février 1982 (paragraphes 27-29 ci-dessus), le tribunal de première instance de Bruxelles releva parmi les lacunes de l’instruction l’absence de toute expertise comptable et financière concernant les opérations réalisées sur l’ordre ou au nom du prince et des requérants, dont divers numéros de comptes bancaires en Belgique ou à l’étranger figuraient au dossier. Quant aux Anstalten en cause, il semblait bien qu’un examen de leurs comptes aurait pu avoir lieu: de nombreux extraits se trouvaient parmi les pièces saisies, de sorte que l’on aurait pu s’adresser aux organismes bancaires pour prendre connaissance des opérations effectuées sur ces comptes, au moins dans la mesure où le litige y avait trait; en tout cas, rien ne démontrait le contraire. D’un autre côté, le jugement constata que le requérant avait eu "le grand tort" de ne pas tenir une comptabilité méthodique et chronologique des sommes qu’il encaissait et payait au nom du prince et de négliger parfois de déférer à des demandes précises du tribunal.
62.  Dans leurs conclusions d’appel, M. et Mme Bricmont invoquèrent l’absence de toute expertise comptable et financière telle qu’elle avait été relevée par le tribunal, pour en déduire la nullité de l’instruction du fait de ses lacunes. Répondant à la critique que lui avait adressée le tribunal, le requérant estimait inadmissible que le prince, non content de refuser son concours à la manifestation de la vérité, reprochât à la partie adverse la manière dont elle annotait des transferts de capitaux effectués sans trace bancaire de par sa propre volonté à lui.
63.  Dans son arrêt du 9 mars 1983 (paragraphes 31-33 ci-dessus), la cour d’appel ne se prononça pas expressément sur les conclusions tirées par les requérants de la nullité de l’instruction. En déclarant établies les préventions A3 et A10, elle eut notamment égard au fait que M. Bricmont n’avait produit aucun document comptable. Pour fixer la peine, elle releva enfin que l’instruction écrite révélait le désir du prince de dissimuler le plus possible les biens de son patrimoine au fisc, à ses créanciers et à ses héritiers légaux, et que le requérant en avait profité pour tenter de le dépouiller de sa fortune.
D. La demande de production de la gouache "Orage sur Cannes"
64.  Le 30 août 1978, M. Bricmont communiqua au juge d’instruction la copie d’un document daté du 19 mai 1976 et ainsi libellé:
"Par la présente, je soussigné comte de Flandre, prince Charles de Belgique, donne à Maître Georges Bricmont, du barreau de Bruxelles et, à défaut, à Mme Bricmont, la disposition des sociétés et Anstalt[en] que je possède ou contrôle."
Selon lui, le comte de Flandre reconnaissait de la sorte l’existence de "donations manuelles"; en application de l’article 938 du code civil, les préventions de détournement d’actions ou de titres de propriété de sociétés ou d’Anstalten se trouvaient donc privées d’un élément essentiel. Par une lettre du 8 septembre 1978, le requérant précisa au magistrat instructeur que la donation avait en réalité été principalement consentie à son épouse.
65.  Le 22 novembre 1978, Mme Bricmont obtint du président du tribunal de Grasse la désignation d’un huissier, M. Bernard, chargé de dresser l’inventaire du mobilier d’un château où elle avait disposé, jusqu’en février 1976, d’un bureau en qualité de président-directeur général de la société anonyme Sansovino et de directeur général de la société civile immobilière Caldana. La mission de M. Bernard ne concernait pas la procédure pénale pendante à Bruxelles; elle était motivée par le souhait de la requérante de posséder une liste officielle de ses objets et meubles placés sous la garde de l’administrateur judiciaire de la société Caldana, M. Denape. Elle consistait donc à relever la présence, notamment, de tableaux mais non le texte de leurs dédicaces éventuelles.
Le 3 janvier 1979, l’huissier constata que quatre tableaux signés du comte de Flandre et dédicacés à M. et Mme Bricmont - dont une gouache "Orage sur Cannes", datée du 21 janvier 1976 - se trouvaient dans le bureau de direction, à l’intérieur d’une armoire fermée à clé.
66.  A la suite d’un interrogatoire de son mari, le 2 octobre 1979, au sujet de l’acte de donation du 19 mai 1976, Mme Bricmont écrivit au juge d’instruction le 22 octobre 1979. Elle estimait indispensable qu’il prît connaissance du texte de la dédicace du 21 janvier 1976 figurant sur la gouache "Orage sur Cannes", lequel reflétait la "tournure d’esprit" favorable du prince à son égard. La requérante ajoutait:
"(...) il serait indiqué que vous la soumettiez au prince Charles qui pourra ainsi vous dire si elle est bien de sa main. Dans l’affirmative, il pourra aussi vous dire s’il renonce, pour le cas d’espèce, à ses perfides insinuations sur d’imaginaires utilisations de blanc-seings.
Ci-joint un P.V. du 3 janvier 1979 de l’huissier Bernard, de Cannes, qui établit, contradictoirement avec Denape, que les quatre tableaux en question sont entreposés dans mon bureau dans le château Sansovino. Ils sont enfermés dans une armoire métallique; celle-ci, comme le bureau, est fermée à clefs. C’est moi qui ai les clefs de l’armoire et du bureau sans toutefois y avoir accès. Ce n’est que par Denape que celui-ci m’est interdit sans décision de justice mais avec menaces d’interventions physiques des concierges et de Busuttil au cas où je voudrais m’y rendre pour reprendre les objets qui m’appartiennent. La position de Denape est d’autant plus abusive que personne ne conteste mon droit de propriété sur les objets en question.
Dès lors, je vous prie instamment de transmettre dans le département des Alpes Maritimes une commission rogatoire ayant pour objet de me faire remettre et, à défaut, de faire saisir lesdits objets personnels que j’estime essentiels pour ma défense et qui reposent dans le château de Sansovino. Particulièrement: lettres, notes, photos et tableaux.
Il n’est pas nécessaire de faire forcer les serrures des meubles et locaux du château puisque Denape et moi-même possédons chacun une partie des clefs.
Il suffira que la police française, chargée d’exécuter la commission rogatoire, demande à Denape comme à moi-même de l’accompagner sur les lieux afin de lui ouvrir les locaux et meubles et pour lui indiquer les objets dont je demande la restitution tant pour votre édification que pour les besoins de ma défense."
67.  Devant la chambre du conseil M. et Mme Bricmont demandèrent à nouveau la production du texte de la dédicace, mais en vain.
68.  Dans son jugement du 15 février 1982 (paragraphes 27-29 ci-dessus), le tribunal de première instance de Bruxelles rangea parmi les lacunes de l’instruction "le refus, non motivé, du magistrat instructeur de réserver une suite favorable à la demande des prévenus de faire procéder au relevé du texte et à l’identification de l’auteur de la dédicace figurant sur la gouache ‘Orage sur Cannes’ se trouvant à Cannes, en possession de l’administrateur provisoire Denape, et qui accréditerait la version des prévenus". En examinant la prévention A8, relative à l’acte de donation du 19 mai 1976 (paragraphes 22 et 64 ci-dessus), il estima regrettable que le "devoir d’instruction [consistant à procéder à une commission rogatoire] [n’eût] pas été accompli ainsi que le commandaient les droits de la défense"; il lui parut "tout aussi regrettable que les prévenus ne donn[assent], [fût-]ce de mémoire, le contenu de cette dédicace".
69.  Dans leurs conclusions d’appel du 17 novembre 1982 (paragraphe 30 ci-dessus), M. et Mme Bricmont demandèrent, à propos de la prévention A8, que la partie civile produisît la gouache "Orage sur Cannes" car "la dédicace, datée du 21 janvier 1976, établirait que cette donation [avait] bien été voulue telle quelle par le donateur".
Dans son arrêt du 9 mars 1983 (paragraphes 31-33 ci-dessus), la cour d’appel de Bruxelles ne répondit pas expressément sur ce point; elle se référa pourtant aux conclusions de la partie civile, le comte de Flandre, selon lesquelles la demande constituait une "attaque de diversion".
PROCEDURE SUIVIE DEVANT LA COMMISSION
70.  Dans leur requête du 13 février 1984 à la Commission (no 10857/84), M. et Mme Bricmont prétendaient ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable, compte tenu de la qualité du prince. Ils formulaient de très nombreuses doléances. En particulier, ils alléguaient que la procédure avait revêtu un caractère inéquitable en raison des lacunes de l’instruction; ils l’estimaient incompatible dans son ensemble avec le paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1) de la Convention et de plus, sur certains points, avec les alinéas b) (art. 6-3-b) (absence d’expertise financière et comptable, non-production de la gouache "Orage sur Cannes") et d) (art. 6-3-d) (refus de confrontation et d’audition du prince, non-audition ou audition insuffisante selon le cas, de certains témoins) du paragraphe 3.
71.  Le 15 juillet 1986, la Commission a retenu les griefs des requérants concernant l’instruction de leur affaire et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 15 octobre 1987 (article 31) (art. 31), elle conclut:
- qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) en ce que les requérants se sont trouvés, quant à la procédure, dans une situation moins favorable que le prince (dix voix contre une) et de l’article 6 § 3 d) (art. 6-3-d) à cause de la non-audition de Me Merkt (six voix contre cinq);
- que la non-production de la gouache et l’absence d’expertise comptable n’ont pas enfreint l’article 6 § 3 b) (art. 6-3-b), ni la non-audition de MM. Gruner et Casse l’article 6 § 3 d) (art. 6-3-d) (unanimité);
- qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 § 1 (art. 6-1) quant à la non-audition de MM. Gruner et Casse et de Me Merkt, ni du fait de la non-production de la gouache et de l’absence d’expertise comptable (unanimité).
Le texte intégral de l’avis de la Commission et de l’opinion séparée dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION DE NON-EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
72.  Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes faute d’avoir saisi les juridictions belges, et spécialement la cour d’appel de Bruxelles, de demandes tendant à l’audition de M. Casse, de M. Gruner et du prince Charles, à leur propre confrontation avec celui-ci et à l’établissement d’une expertise comptable et financière.
73.  La Cour connaît de pareilles exceptions préliminaires pour autant que l’État en cause les ait déjà soulevées avec une clarté suffisante devant la Commission, en principe au stade de l’examen initial de la recevabilité, dans la mesure où leur nature et les circonstances s’y prêtaient (voir en dernier lieu l’arrêt Ciulla du 22 février 1989, série A no 148, p. 8, § 28).
Or il ressort du dossier, ainsi que le relève le délégué de la Commission, que ces conditions ne se trouvent pas remplies en l’espèce. Il y a donc forclusion.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 b) ET d) (art. 6-1, art. 6-3-b, art. 6-3-d)
74.  Les requérants se prétendent victimes d’infractions à l’article 6 §§ 1 et 3 b) et d) (art. 6-1, art. 6-3-b, art. 6-3-d) de la Convention, aux termes duquel:
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
2. (...)
3. Tout accusé a droit notamment à:
a) (...)
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;
c) (...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
e) (...)."
Ils se plaignent de lacunes de l’instruction: la position du prince dans la procédure, la non-audition de M. Gruner, de M. Casse et de Me Merkt, l’absence d’expertise financière et comptable et la non-production de la gouache "Orage sur Cannes" auraient créé un déséquilibre entre eux-mêmes et le prince au profit de ce dernier et porté atteinte à leur droit à un examen équitable de leur cause.
Le Gouvernement conclut à l’absence de violation, tandis que la Commission souscrit en partie à la thèse des intéressés.
75.  En l’espèce, il apparaît approprié d’étudier les griefs de ceux-ci au regard des paragraphes 1 et 3, combinés, de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-3), d’autant que les garanties du second représentent des éléments de la notion de procès équitable contenue dans le premier (art. 6-1) (voir notamment l’arrêt Unterpertinger du 24 novembre 1986, série A no 110, p. 14, § 29).
1. Sur les modalités d’audition de la partie civile et l’absence de confrontation de celle-ci avec les requérants sur l’ensemble des préventions
a) Les modalités d’audition de la partie civile
76.  Les requérants allèguent d’abord que les dépositions sans serment du prince, recueillies par le premier président de la cour d’appel de Bruxelles les 9 novembre 1977 et 28 avril 1978 (paragraphes 17, 38 et 39 ci-dessus), eurent lieu dans des conditions de "préarrangement" entre le parquet et le juge d’instruction, ce qui aurait rendu la procédure inéquitable.
Le Gouvernement le conteste: bien qu’inhabituelles, les modalités d’audition du prince n’auraient rien d’illégal et furent du reste abandonnées par la suite.
77.  La Cour relève qu’elles suscitèrent un certain malaise mais ne furent pas maintenues (paragraphe 40 ci-dessus). Dans son jugement du 15 février 1982, le tribunal de première instance de Bruxelles les considéra comme irrégulières (paragraphe 28 ci-dessus); de son côté, la cour d’appel de Bruxelles, dans son arrêt du 9 mars 1983, en reconnut le caractère inaccoutumé tout en estimant qu’elles n’entachaient pas la procédure de nullité (paragraphe 50 ci-dessus).
Une réglementation spéciale de l’audition et de l’interrogatoire des hauts personnages de l’État se rencontre dans l’ordre juridique interne de plusieurs États membres du Conseil de l’Europe. Son existence se fonde sur des raisons objectives et ne se heurte pas, en tant que telle, à l’article 6 (art. 6) de la Convention.
b) L’absence de confrontation de la partie civile avec les requérants sur l’ensemble des préventions
78.  D’après les requérants, l’équité du procès eût exigé leur confrontation avec le prince sur toutes les préventions. Le refus d’entendre celui-ci aurait été injustifié.
Pour le Gouvernement au contraire, l’absence de confrontation globale s’expliquerait par l’ignorance dans laquelle se trouvait le prince quant à la gestion de son patrimoine, par son état de santé défectueux et par la possibilité que le requérant avait eue de lui poser des questions le 23 octobre 1979. De plus, la cour d’appel n’aurait pas utilisé les déclarations du prince à l’appui de son arrêt de condamnation, les faits lui paraissant établis à la lumière de nombreuses pièces du dossier.
79.  La Cour constate d’emblée qu’à chaque phase de la procédure les requérants demandèrent une confrontation avec le prince (paragraphes 42, 46 et 48 ci-dessus).
Mme Bricmont ne bénéficia jamais d’une telle confrontation. Quant à celle de son mari avec le prince, le 23 octobre 1979, elle ne porta que sur la prévention A8, relative à l’acte de donation du 19 mai 1976, et sur la question du faux testament, prévention écartée pour finir (paragraphe 41 ci-dessus).
Compte tenu du secret de l’instruction, M. Bricmont n’avait pas alors accès au dossier pénal, ce qui l’empêchait en pratique d’interroger le prince sur l’ensemble des chefs d’inculpation.
80.  Dans son jugement du 15 février 1982, le tribunal de première instance de Bruxelles releva, parmi les lacunes de l’instruction, le défaut de confrontation globale. Il regretta de n’avoir pu y remédier: la partie civile n’avait pas comparu en personne, justifiant son absence par des certificats médicaux contrôlés à deux reprises par un médecin légiste (paragraphe 47 ci-dessus). Quant à la cour d’appel, elle n’expliqua pas dans son arrêt du 9 mars 1983 pourquoi elle n’avait pas décidé d’entendre le prince, bien que les requérants eussent tiré argument de la constatation du tribunal (paragraphes 48 et 50 ci-dessus).
81.  À l’origine de l’action publique se trouvaient des accusations du prince. Dans les circonstances de la cause, l’exercice des droits de la défense, élément essentiel du droit à un procès équitable, exigeait en principe que les requérants eussent l’occasion de contester la version du plaignant sous tous ses aspects au cours d’une confrontation ou d’une audition soit en séance publique, soit au besoin chez lui. Cela aurait pu permettre d’élucider certains faits et d’amener le prince à préciser, voire retirer tel ou tel de ses reproches. La Cour relève dans ce contexte qu’entendu par le magistrat instructeur le 18 juillet 1979 puis, en présence de M. Bricmont, le 23 octobre, il avait reconnu que sa déclaration du 9 novembre 1977 au premier président de la cour d’appel avait créé un malentendu relatif à un testament établi par lui en faveur de l’inculpé (paragraphes 40-41 ci-dessus); la chambre du conseil avait rendu sur ce point une ordonnance de non-lieu.
82.  Il importe néanmoins de rechercher dans quelle mesure la cour d’appel de Bruxelles se fonda sur les accusations du prince pour condamner les requérants.
83.  Dans les motifs de sa décision, elle mentionna, pour quatre des six préventions retenues (A1, A3, A8 et A10), les conclusions de la partie civile. Elle écarta ainsi les moyens de défense de M. Bricmont à la lumière des "éléments d’appréciation invoqués", "précisés" et "rappelés" dans les conclusions de la partie civile (A1 et A10); ils lui parurent constituer des "présomptions graves, précises et concordantes" révélant l’existence d’un comportement délictueux chez le requérant (A10). En ce qui concerne plus particulièrement la prévention A10, la cour d’appel se référa de surcroît à une déclaration du prince au juge d’instruction, lors de son audition du 18 juillet 1979.
Certes, les juges d’appel disposaient aussi d’autres "éléments réunis par l’instruction" et que les conclusions du prince avaient "exactement rappelés" ou "relevés". En outre, les requérants purent présenter librement leurs observations au cours de l’instruction et pendant les débats. L’arrêt du 9 mars 1983 y renvoya fréquemment, en soulignant que les prévenus n’avaient pas fourni d’explications convaincantes, ni produit de documents justificatifs.
84.  La Commission souligne avec raison la difficulté d’apprécier au juste le poids ainsi accordé aux dires du prince.
Il ressort de l’arrêt du 9 mars 1983 qu’en jugeant fondées les préventions A1, A3 et A10, la cour d’appel s’appuya sur les accusations de la partie civile, sans que M. Bricmont eût jamais eu, à la faveur d’une audition ou confrontation, l’occasion de faire entendre, en sa présence, le plaignant sur l’ensemble des charges; il n’y eut confrontation qu’au sujet de la seule prévention A8 (paragraphe 79 ci-dessus).
85.  Dès lors, pour trois des cinq préventions retenues contre lui M. Bricmont fut condamné à l’issue d’une procédure portant atteinte à ses droits de défense tels que les garantit l’article 6 (art. 6).
86.  Quant aux préventions concernant Mme Bricmont, l’absence de confrontation de celle-ci avec le prince ne pose pas de problème sous l’angle du procès équitable au sens de l’article 6 (art. 6), car la cour d’appel ne se référa pas aux conclusions de la partie civile mais à une série d’autres éléments.
2. Sur les autres griefs des requérants
a) La non-audition des témoins
87.  Les requérants se plaignent de ce que les personnes les mieux à même, d’après eux, de fournir des renseignements ne furent pas ouïes comme témoins, en particulier M. Gruner, M. Casse et Me Merkt.
Le Gouvernement répond qu’ils ne demandèrent pas ces auditions ou qu’elles n’auraient revêtu aucune pertinence, selon le cas.
88.  La Cour considère, avec la Commission, qu’elle n’a pas à rechercher si la non-audition de MM. Gruner et Casse a enfreint l’article 6 en ses paragraphes 1 et 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d) combinés: le premier était décédé entre les audiences devant la chambre du conseil et les débats devant le tribunal de première instance et les requérants n’avaient pas réclamé le témoignage du second devant la cour d’appel.
89.  Quant à Me Merkt, la Commission exprime l’opinion que sa non-audition a porté atteinte au droit garanti par le paragraphe 3 d) de l’article 6 (art. 6-3-d), faute d’avoir été dûment motivée.
Il incombe en principe au juge national de décider de la nécessité ou opportunité de citer un témoin. Des circonstances exceptionnelles pourraient conduire la Cour à conclure à l’incompatibilité avec l’article 6 (art. 6) de la non-audition d’une personne comme témoin, mais en l’espèce elle ne dispose pas d’assez d’éléments pour s’estimer dans une telle situation (paragraphes 56 et 58 ci-dessus). Partant, elle ne constate pas ici de violation des paragraphes 1 et 3 d), combinés, de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-3-d).
b) L’absence d’expertise financière et comptable
90.  M. et Mme Bricmont dénoncent le défaut d’expertise financière et comptable.
Le Gouvernement répond que le juge d’instruction a fait preuve d’une diligence particulière pour obtenir des documents comptables, que les requérants ont cherché par tous les moyens à éviter de donner des éclaircissements sur les mouvements de fonds et que de leur propre aveu les opérations litigieuses se sont déroulées sans trace bancaire.
91.  La Cour reconnaît que la nature même de l’affaire aurait rendu pareille expertise souhaitable. Elle relève cependant, avec la Commission, que d’après les propres indications de M. et Mme Bricmont la plupart des opérations avaient été réalisées sans trace bancaire accessible par le truchement des sociétés dont la règle est le secret; les juridictions belges pouvaient donc raisonnablement croire qu’une telle expertise n’aurait pas conduit à des résultats valables. Les requérants ne peuvent donc se plaindre de l’absence d’une expertise que d’ailleurs ils n’ont pas clairement sollicitée. Dès lors, il n’y a pas eu à cet égard violation des paragraphes 1 et 3 b), combinés, de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-3-b).
c) La non-production de la gouache
92.  Selon les requérants, le refus d’ordonner la production aux débats de la gouache "Orage sur Cannes", peinte par le prince, les empêcha de préparer adéquatement leur défense en tirant argument de la dédicace y figurant.
Le Gouvernement soutient qu’ils ont, par leur comportement, démontré l’inutilité de cette production.
93.  La Cour note qu’avant leur comparution devant elle, ils n’ont jamais donné d’indication sur le texte de la dédicace. Ils ne peuvent dès lors se prétendre victimes d’une violation des paragraphes 1 et 3 b), combinés, de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-3-b) sur ce point.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
94.  Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
Les prétentions formulées par les requérants sur le terrain de ce texte visent aussi bien l’octroi d’une indemnité que le remboursement de frais et dépens.
Le Gouvernement estime impossible de se prononcer à leur sujet "avant de connaître le verdict de la Cour", en conséquence de quoi le délégué de la Commission réserve lui aussi sa position.
95.  La Cour considère néanmoins qu’elle possède assez d’éléments pour statuer sur les prétentions de M. Bricmont; elle n’a pas à examiner celles de Mme Bricmont puisqu’elle n’a relevé aucune violation au détriment de celle-ci.
1. Dommage
a) Dommage matériel
96.  Le requérant affirme d’abord avoir subi un préjudice matériel résultant de la privation de ses revenus professionnels du 12 octobre 1977 au 12 octobre 1989, "perte [de] chance" qu’il évalue à 10.965.552 FB. A cet égard, il prend en compte la législation applicable, le moment à laquelle la réparation serait ordonnée, l’incidence de l’érosion monétaire, les intérêts compensatoires et la non-déduction des impôts.
97.  Le présent arrêt a conclu à l’existence d’une infraction à l’article 6 (art. 6) pour trois des cinq préventions retenues par les juridictions belges à la charge du requérant, mais il ne s’ensuit pas que la condamnation prononcée de leur chef n’était pas fondée. La Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure aurait abouti sans le manquement aux exigences de la Convention. Aucun lien de causalité ne se trouvant établi entre ladite infraction et le dommage ainsi allégué, il échet de rejeter la demande.
b) Dommage moral
98.  M. Bricmont réclame aussi une indemnité de 10.000.000 FB pour tort moral: il aurait souffert de ses 981 jours de détention et de l’attitude du gouvernement belge.
99.  La Cour estime que le constat d’une violation de l’article 6 (art. 6) constitue sous ce rapport une satisfaction équitable suffisante.
2. Frais et dépens
100.  M. Bricmont revendique en outre le remboursement des frais et dépens correspondant aux procédures menées devant les juridictions belges et canadiennes, puis devant les organes de la Convention.
101.  Selon sa jurisprudence constante, la Cour peut accorder un dédommagement pour des frais et dépens a) réellement et nécessairement assumés par la partie lésée pour prévenir ou faire corriger une violation de la Convention dans l’ordre juridique interne, amener la Commission puis la Cour à la constater et en obtenir l’effacement, et b) dont le taux est raisonnable.
a) Frais relatifs aux procédures nationales
102.  Au titre des procédures suivies au Canada, le requérant sollicite 994.774 FB 80, dont 907.482 FB 57 pour honoraires d’avocat, 84.698 FB 60 pour frais de dactylographie et 2.593 FB 63 pour frais de photocopie.
En ce qui concerne les procédures en Belgique, il demande 1.354.473 FB 50 se décomposant ainsi: honoraires d’avocat (1.224.949 FB), dépens et frais de justice (70.367 FB 50), amende (2.000 FB), frais de dactylographie, y compris pour le recours à la Commission (50.000 FB), et frais de photocopie (7.157 FB).
103.  Aucune somme ne doit être octroyée pour les frais relatifs aux premières. Quant aux secondes, certains seulement des montants dont il s’agit présentent un rapport avec la violation constatée. La Cour estime équitable que la Belgique verse 200.000 FB à M. Bricmont.
b) Frais relatifs aux procédures européennes
104.  Au vu des pièces produites, la Cour juge équitable que la Belgique rembourse au requérant les 19.825 FB 90 réclamés par lui du chef de ses dépens dans les procédures européennes (frais de déplacement, d’hôtel et de repas). Il y a lieu d’y ajouter une partie de ceux de Mme Bricmont qui, assistée d’un avocat, a représenté son mari devant la Commission tout en défendant aussi sa propre cause, à savoir 25.000 FB d’honoraires d’avocat et 29.510 FB 05 de frais de voyage et de séjour.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, le Gouvernement forclos à se prévaloir de la règle de l’épuisement des voies de recours internes;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 (art. 6) en ce qui concerne l’absence de confrontation de la partie civile avec M. Bricmont sur trois des cinq préventions retenues contre lui;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 (art. 6) en ce qui concerne l’absence de confrontation de la partie civile avec Mme Bricmont;
4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 (art. 6) en ce qui concerne l’absence d’expertise financière et comptable;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a eu violation de l’article 6 (art. 6) sur aucun des autres points soulevés par les deux requérants;
6. Dit, à l’unanimité, que la Belgique doit rembourser à M. Bricmont 274.335 FB 95 (deux cent soixante-quatorze mille trois cent trente-cinq francs belges quatre-vingt-quinze) pour frais et dépens;
7. Rejette à l’unanimité, pour le surplus, la demande de satisfaction équitable présentée par lui.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 7 juillet 1989.
Rolv RYSSDAL
Président
Pour le Greffier
Herbert PETZOLD
Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion en partie dissidente de MM. Matscher et De Meyer;
- opinion en partie dissidente de MM. Pinheiro Farinha et Russo.
R.R.
H.P.
OPINION, EN PARTIE DISSIDENTE, DE MM. LES JUGES MATSCHER ET DE MEYER
A notre avis, les droits de la défense n’ont pas été violés dans la présente affaire: en particulier, ils ne l’ont pas été par l’absence de confrontation du prince et de M. Bricmont sur trois des cinq préventions que la cour d’appel a considérées comme établies à l’égard de celui-ci.
Il n’y avait pas que les déclarations du prince, en quelque forme ou à quelque titre qu’elles eussent été faites et quelle qu’eût pu être leur force probante: c’est essentiellement sur les autres éléments du volumineux dossier de l’affaire que le tribunal de première instance et la cour d’appel se sont fondés pour examiner, d’une manière détaillée, chacune des préventions, à la lumière des explications, tant écrites qu’orales, amplement fournies par ou de la part de chacune des parties au cours de procédures comprenant chaque fois plusieurs audiences. C’est ce que fait clairement apparaître une lecture attentive des motifs, longuement développés, du jugement du 15 février 1982 et de l’arrêt du 9 mars 1983. Ces deux juridictions ont ainsi abouti à des résultats différents: le tribunal a écarté toutes les préventions, la cour en a retenu quelques-unes.
Lorsque l’on considère "la procédure en cause (...) dans son ensemble"3, il est permis de penser que ce qu’avait dit ou ce qu’aurait encore pu dire le prince ne pouvait guère, compte tenu notamment de son état physique et psychique4, contribuer utilement, dans le contexte général de l’affaire, à la découverte de la vérité, que rendaient difficile aussi bien les prévenus que les plaignants.
Les juges qui ont eu à instruire ou à juger l’affaire pouvaient raisonnablement, sans excéder les limites de leur pouvoir d’appréciation, estimer qu’après la confrontation du 23 octobre 1979, d’autres confrontations du prince et de M. Bricmont n’étaient pas nécessaires5.
OPINION, EN PARTIE DISSIDENTE, DE MM. LES JUGES PINHEIRO FARINHA ET RUSSO
1.   Avec la majorité, nous avons conclu à la violation de l’article 6 (art. 6) en ce qui concerne l’absence de confrontation de la partie civile avec M. Bricmont sur trois des cinq préventions retenues contre lui (point 2 du dispositif de l’arrêt), mais contrairement à elle nous avons voté aussi en faveur d’un constat de violation quant à l’absence d’expertise financière et comptable dans le cas de chacun des deux requérants (point 4).
2.   En effet, même la majorité de la Cour reconnaît "qu’en raison de la nature de l’affaire, pareille expertise aurait été souhaitable" (paragraphe 91 de l’arrêt). Dans son jugement du 18 février 1982, le tribunal de première instance de Bruxelles a noté "une carence manifeste et inexplicable dans la recherche de la vérité" (citation reproduite au paragraphe 28 de l’arrêt); il a relevé "parmi les lacunes de l’instruction l’absence de toute expertise comptable et financière concernant les opérations réalisées sur l’ordre ou au nom du prince Charles et des requérants, dont divers numéros de comptes bancaires en Belgique ou à l’étranger figuraient au dossier. Quant aux Anstalten en cause, il semblait bien qu’un examen de leurs comptes aurait pu avoir lieu: de nombreux extraits se trouvaient parmi les pièces saisies, de sorte que l’on aurait pu s’adresser aux organismes bancaires pour prendre connaissance des opérations effectuées sur ces comptes, au moins dans la mesure où le litige y avait trait; en tout cas, rien ne démontrait le contraire. D’un autre côté, (...) le requérant avait eu ‘le grand tort’ de ne pas tenir une comptabilité méthodique et chronologique des sommes qu’il encaissait et payait au nom du prince et de négliger parfois de déférer à des demandes précises du tribunal" (résumé figurant au paragraphe 61 de l’arrêt).
3.   En l’occurrence, la nature de l’affaire, l’absence de preuves matérielles, la version de l’accusateur (le prince) en contradiction manifeste avec la version de l’accusé (le requérant), sans la confrontation nécessaire, imposaient une expertise financière et comptable, ordonnée même d’office, d’autant plus que M. et Mme Bricmont l’avaient sollicitée, bien que peu clairement.
4.   C’était la tâche des experts d’aller jusqu’au bout des possibilités, et le secret bancaire pouvait être levé à la demande des autorités judiciaires belges.
* Note du greffe: L'affaire porte le n° 19/1987/142/196.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
* Note du greffe: Pour des raisons d'ordre pratique, il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 158 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
3 Arrêt Barberà, Messegué et Jabardo, 6 décembre 1988, série A, n° 146, p. 38, § 89.
4 Certificat du Dr Devos et du Dr Verhelst, 8 septembre 1981 - Rapports du Dr Floré du 18 septembre 1981 et du 4 décembre 1981. M. Bricmont lui-même était d'avis que le prince devait être mis sous conseil judiciaire: voir notamment à ce sujet sa lettre du 14 novembre 1978 au ministre de la Justice.
5 Voir, mutatis mutandis, les paragraphes 89 et 91 de l'arrêt.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT BRICMONT c. BELGIQUE
ARRÊT BRICMONT c. BELGIQUE
ARRÊT BRICMONT c. BELGIQUE
OPINION, EN PARTIE DISSIDENTE, DE MM. LES JUGES MATSCHER ET DE MEYER
ARRÊT BRICMONT c. BELGIQUE
OPINION, EN PARTIE DISSIDENTE, DE MM. LES JUGES MATSCHER ET DE MEYER
ARRÊT BRICMONT c. BELGIQUE
OPINION, EN PARTIE DISSIDENTE, DE MM. LES JUGES PINHEIRO FARINHA ET RUSSO


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 10857/84
Date de la décision : 07/07/1989
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Violation de l'Art. 6 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE, (Art. 6-3-b) ACCES AU DOSSIER, (Art. 6-3-b) FACILITES NECESSAIRES, (Art. 6-3-b) TEMPS NECESSAIRE


Parties
Demandeurs : BRICMONT
Défendeurs : BELGIQUE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1989-07-07;10857.84 ?

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