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28/08/1991 | CEDH | N°11170/84;12876/87;13468/87

CEDH | AFFAIRE BRANDSTETTER c. AUTRICHE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE BRANDSTETTER c. AUTRICHE
(Requête no11170/84; 12876/87; 13468/87)
ARRÊT
STRASBOURG
28 août 1991
En l’affaire Brandstetter contre Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement***, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
Thór Viljhálmsson,
Mme  D.

Bindschedler-Robert,
MM.  F. Gölcüklü,
F. Matscher,
R. Macdonald,
C. Russo,
A. Spielmann,
...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE BRANDSTETTER c. AUTRICHE
(Requête no11170/84; 12876/87; 13468/87)
ARRÊT
STRASBOURG
28 août 1991
En l’affaire Brandstetter contre Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement***, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
Thór Viljhálmsson,
Mme  D. Bindschedler-Robert,
MM.  F. Gölcüklü,
F. Matscher,
R. Macdonald,
C. Russo,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 février et 27 juin 1991,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") puis par le gouvernement de la République d’Autriche ("le Gouvernement"), les 11 juillet et 1er octobre 1990, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouvent trois requêtes (no 11170/84, 12876/87 et 13468/87) dirigées contre l’Autriche et dont un citoyen de cet État, M. Karl Brandstetter, avait saisi la Commission les 6 septembre 1984, 13 mars 1987 et 21 octobre 1987 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles visent à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 6 paras. 1, 2 et 3 c) et d) (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-c, art. 6-3-d).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1990, celui-ci en a désigné par tirage au sort les sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Gölcüklü, M. R. Macdonald, M. C. Russo, M. A. Spielmann et M. S.K. Martens, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et l’avocat du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément aux ordonnances ainsi rendues, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 10 décembre 1990 et les prétentions de M. Brandstetter au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention les 14 et 17 du même mois, ainsi que le 8 février 1991. A cette dernière date, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait à l’audience.
5. Le 9 octobre 1990, le président a fixé celle-ci au 18 février 1991 après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. H. Türk, conseiller juridique
au ministère des Affaires étrangères,  agent,
Mmes S. Bernegger, Chancellerie fédérale,
I. Gartner, ministère fédéral de la Justice,  conseillers;
- pour la Commission
M. F. Ermacora,  délégué;
- pour le requérant
Me W. Sporn, avocat,  conseil.
La Cour les a entendus en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions. Gouvernement et requérant ont produit divers documents.
7. Le 5 mars 1991, le requérant a présenté des observations complémentaires sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention et la Commission plusieurs pièces; le greffier les y avait invités sur les instructions du président.
8. Par une lettre du 17 mai 1991, l’agent du Gouvernement a fait savoir au greffier que le procureur général (Oberstaatsanwalt) de Vienne avait donné des directives destinées à changer de pratique pour le dépôt de ses observations dans les causes pendantes devant la cour d’appel: désormais, il y avait lieu de les établir en plusieurs exemplaires, dont un à communiquer à l’accusé avec la citation à comparaître.
EN FAIT
9. M. Karl Brandstetter est un négociant autrichien en vins domicilié à Hadres (Basse-Autriche).
I. LES CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES DE L’AFFAIRE
A. La genèse de la cause
10. Le 16 mai 1983, un inspecteur fédéral des chais (Bundeskellereiinspektor) visita l’entreprise du requérant, en vertu de l’article 27 de la loi (amendée) de 1961 sur les vins (Weingesetz no 187/1961, "la loi sur les vins"). Il préleva trois types d’échantillons dans deux cuves de vin blanc de 1982, lesquelles furent placées sous scellés et saisies (article 28; paragraphe 35 ci-dessous).
Après avoir laissé à l’intéressé les deux échantillons-témoins (Gegenproben), il adressa les deux échantillons réglementaires (Anzeigeproben) à l’Institut fédéral de recherche en agrochimie (Landwirtschaftlich-chemische Bundesversuchsanstalt, "l’Institut agricole") pour examen (article 30 de la loi sur les vins). Ils se composaient tous de deux bouteilles. L’inspecteur retira en outre de chacune des cuves un échantillon de réserve (Reserveprobe), pour le cas où une analyse complémentaire apparaîtrait nécessaire.
11. Le 9 juin 1983, l’Institut agricole dressa un rapport contenant les résultats d’une analyse chimique des vins, laquelle révélait un taux anormalement bas d’extraits naturels et de substances minérales. Y figuraient aussi les conclusions auxquelles avait abouti une commission officielle de contrôle de la qualité des vins (amtliche Weinkostkommission, paragraphe 35 ci-dessous); elle avait constaté, le 25 mai 1983, que le vin des échantillons avait été dilué avec de l’eau.
Les teneurs n’atteignant pas le seuil exigé par l’ordonnance sur les vins (Weinverordnung), l’Institut agricole soupçonna M. Brandstetter d’avoir enfreint l’article 45 par. 1 a) et b) de la loi sur les vins, combiné avec les articles 44 par. 1 f) et 43 par. 3 (concernant, notamment, la vente au public de "vin d’imitation" et frelaté).
B. La procédure relative à la qualité des vins
1. Devant le tribunal de district de Haugsdorf
12. Dès le 8 juin 1983, l’Institut agricole avait informé de ses soupçons le tribunal de district (Bezirksgericht) de Haugsdorf (article 30 par. 9 de la loi sur les vins, paragraphe 35 ci-dessous), sur quoi le procureur de district (Bezirksanwalt) engagea des poursuites contre le requérant au titre de l’article 45 de la loi sur les vins.
13. Pour les besoins de sa défense, l’intéressé fit analyser à Vienne les échantillons-témoins par M. Niessner, de l’Institut fédéral de contrôle et de recherche sur les denrées alimentaires (Bundesanstalt für Lebensmitteluntersuchung und -forschung, "l’Institut alimentaire"). Le 9 août 1983, M. Niessner releva que leur teneur en extraits naturels et substances minérales ne se situait pas au-dessous du minimum voulu. Toutefois, leur dégustation par une commission de contrôle le 14 juillet 1983 avait confirmé l’addition d’eau dans au moins l’un d’eux (par six voix sur sept), mais n’avait pu l’établir avec certitude pour l’autre (par cinq voix sur sept).
14. Le 4 octobre 1983, lors d’une première audience, M. Brandstetter plaida non coupable et invita le tribunal de district à ordonner une expertise destinée à prouver que son vin n’était ni "d’imitation" ni frelaté.
Le tribunal en chargea M. Bandion, de l’Institut agricole, qui n’avait contribué ni à la première analyse des échantillons réglementaires par ledit Institut ni à la rédaction du rapport de ce dernier.
15. M. Bandion déposa le 22 novembre 1983, lors d’une deuxième audience. D’après lui, la différence entre les résultats de son examen et ceux obtenus par M. Niessner montrait qu’une grave erreur avait été commise dans au moins l’une des analyses; il préconisait de recourir aux échantillons de réserve pour tirer la chose au clair. Le tribunal lui confia le soin d’élaborer un rapport à ce sujet.
Le requérant déclara que la discordance pouvait s’expliquer aussi par une circonstance déjà signalée par lui à la police le 22 juillet 1983: l’inspecteur des chais avait utilisé un seau sale pour prélever les échantillons, qu’il avait versés dans des flacons où demeurait un résidu d’eau; il n’avait vidé les bouteilles restantes que devant les protestations de l’intéressé. Entendus comme témoins, l’épouse et les deux fils de ce dernier confirmèrent ses dires.
L’inspecteur et son assistant, ouïs eux aussi comme témoins, prétendirent au contraire qu’il s’agissait d’un seau propre et que le liquide subsistant dans les flacons était du vin servant à les rincer. L’inspecteur l’avait indiqué à M. Brandstetter quand celui-ci se plaignit, et d’ailleurs il avait vidé ensuite les flacons.
16. L’analyse des échantillons de réserve eut lieu à l’Institut agricole le 21 décembre 1983, sous la supervision de M. Bandion. Elle déboucha sur des conclusions analogues à celles concernant les premiers échantillons, mais il n’y eut pas de dégustation par une commission de contrôle.
Dans son rapport du 17 janvier 1984, M. Bandion écrivit que la nouvelle analyse avait corroboré la première, opérée par l’Institut agricole, et suscitait donc des doutes sérieux sur l’examen effectué par M. Niessner, de l’Institut alimentaire. Les résultats scientifiques correspondaient aux constatations des commissions de contrôle, qui avaient décelé l’addition d’eau dans chacun des échantillons sauf un. Tout comme les résultats gustatifs, ils révélaient une adjonction prohibée d’eau et de sucre, ainsi qu’une teneur en extraits et substances naturels inférieure au niveau exigé par l’ordonnance sur les vins. On ne pouvait pourtant qualifier les produits du requérant de "vin d’imitation". Certaines assertions de M. Brandstetter et de membres de sa famille pendant les débats (paragraphe 15 ci-dessus) devaient être inexactes eu égard aux résultats de l’analyse chimique, notamment celles qui avaient trait à l’emploi d’un seau sale par l’inspecteur des chais. Au demeurant, on ne pouvait déterminer de l’extérieur si un résidu liquide dans des bouteilles vertes était de l’eau ou du vin.
17. Une nouvelle audience se déroula le 14 février 1984. L’avocat de l’intéressé critiqua l’avis de M. Bandion: les liens étroits de celui-ci avec l’Institut agricole lui ôtaient l’objectivité nécessaire par rapport à la première analyse et avaient pu l’inciter à en défendre les résultats contre ceux dont M. Niessner avait rendu compte; il avait du reste outrepassé ses fonctions en se prononçant sur des questions de fait et de droit au lieu de se borner à une analyse chimique. En conséquence, la défense demandait un complément d’instruction, à savoir le prélèvement de nouveaux échantillons dans les deux cuves saisies, l’audition de plusieurs autres experts, dont M. Niessner, et la consultation des procès-verbaux de la commission de contrôle. Elle alléguait aussi l’inobservation des règles prescrites pour une dégustation. De surcroît, l’expert désingé par le tribunal n’avait pas expliqué les différences entre les conclusions respectives des deux instituts; il s’était contenté d’estimer erronées celles de l’Institut alimentaire et correctes celles de son propre Institut.
18. Le même jour, le tribunal de district déclara M. Brandstetter coupable de frelatage de vins (article 45 par. 1 a) de la loi sur les vins) et lui infligea 5 600 schillings d’amende. Il ordonna également la confiscation du vin contenu dans les deux cuves saisies - 27 000 litres au total - (article 46 par. 1) et la publication du jugement (article 45 par. 3).
Celui-ci se fondait pour l’essentiel sur l’expertise de M. Bandion. Il en citait de longs passages, d’après lui probants car on y trouvait un examen convaincant, détaillé, précis et exhaustif des différences d’analyse entre les deux instituts. Il refusa cependant de prendre en compte certaines affirmations de l’expert, qui portaient abusivement sur des questions de droit et d’appréciation des preuves.
En fixant la peine, le tribunal considéra comme aggravante la circonstance que M. Brandstetter avait formulé des allégations mensongères sur la manière dont l’inspecteur avait rempli sa tâche.
19. En outre, il repoussa la demande de complément d’instruction. Il ne l’estima pas pertinente dans la mesure où elle concernait la procédure de dégustation, qui n’avait pas fourni d’éléments suffisants. Le prélèvement d’autres échantillons eût été d’après lui superflu, d’autant que l’on ne pouvait exclure un changement de la composition du vin, laissé entre temps dans les cuves scellées. Il en allait de même de l’audition de nouveaux experts, car aucun doute ne planait sur la fiabilité des résultats de l’Institut agricole, corroborés en partie par ceux de l’Institut alimentaire, ni sur l’objectivité de M. Bandion.
2. Devant le tribunal régional de Korneuburg
20. M. Brandstetter fit appel. Il réitérait sa demande de complément d’instruction et plaidait qu’en l’écartant, le tribunal de district avait méconnu les droits de la défense.
21. Le tribunal régional (Kreisgericht) de Korneuburg le débouta le 7 mai 1984.
Il nota que le requérant n’avait pas soulevé d’objections contre l’expert dès la désignation de celui-ci, mais uniquement au vu du rapport. L’objectivité de M. Bandion n’inspirait aucun doute: particulièrement expérimenté et consciencieux, il n’avait pas contribué à l’analyse des premiers échantillons, avait critiqué les conclusions non seulement de l’Institut alimentaire, mais aussi, à certains égards, de son propre Institut, et avait expliqué en détail les différences entre les unes et les autres. Il n’y avait rien à redire à la citation d’extraits de son avis dans le jugement. S’agissant d’un avis probant, point n’était besoin de recueillir de nouveaux éléments (paragraphes 17 et 19 ci-dessus). La consultation du procès-verbal dressé par la commission de contrôle ne s’imposait pas davantage: le rapport de l’Institut alimentaire contenait un résumé de la procédure de dégustation, laquelle d’ailleurs ne pouvait donner que des indices de caractère accessoire en comparaison des preuves fournies par l’analyse chimique.
C. La procédure concernant l’altération de preuves
1. Devant le tribunal de district de Haugsdorf
22. Une fois sa condamnation définitive, M. Brandstetter voulut intenter contre la République d’Autriche une action en responsabilité du chef des inacceptables vices de procédure (Verfahrensfehler) commis, d’après lui, par les tribunaux dans la procédure concernant la qualité des vins.
Pour assurer la conservation des preuves (Beweissicherungsantrag, article 384 du code de procédure civile), il réclama le prélèvement d’échantillons supplémentaires dans les cuves placées sous scellés. Le tribunal de district de Haugsdorf rejeta la demande le 22 mai 1984, mais le tribunal régional de Korneuburg réforma sa décision le 12 juin sur recours de l’intéressé.
23. Le tribunal de district désigna comme expert M. Flack, membre du personnel de l’antenne de l’Institut agricole dans le Burgenland et qui n’avait pas pris part aux poursuites relatives à la qualité des vins. Il le chargea de superviser, le 16 août 1984, le prélèvement des nouveaux échantillons, puis de les analyser.
Dans son rapport du 27 septembre, M. Flack constata des différences entre les résultats respectifs de son analyse et de celles opérées par l’Institut agricole sur les échantillons réglementaires et de réserve recueillis le 16 mai 1983 (paragraphe 10 ci-dessus). Elles ne pouvaient, selon lui, s’expliquer par des changements dans la composition du vin avec l’écoulement du temps, ni par les effets des mesures conservatoires autorisées par le juge. Il les attribuait à l’addition de substances propres à augmenter la teneur en extraits naturels (alcool, glycérine et minéraux).
24. Le 25 septembre 1984, donc deux jours avant la présentation officielle de son rapport, M. Flack avait informé de ses conclusions le tribunal de district, qui engagea d’office contre M. Brandstetter des poursuites pénales pour altération de preuves (article 293 du code pénal).
Choisi comme expert par le tribunal, M. Flack remit son rapport le 23 octobre 1984. Confirmant le précédent, il soulignait que la composition des nouveaux échantillons était analogue à celle des échantillons-témoins prélevés le 16 mai 1983 et analysés par l’Institut alimentaire (paragraphe 13 ci-dessus).
2. Devant le tribunal régional de Korneuburg
25. Sur la foi de cette expertise, le parquet requit la condamnation de M. Brandstetter pour altération de preuves, en vertu de l’article 293 du code pénal.
26. Les débats eurent lieu devant le tribunal régional de Korneuburg les 4 juillet et 12 septembre 1985.
Le prévenu prétendit ne pas avoir eu la possibilité matérielle de manipuler les échantillons-témoins du 16 mai 1983, parce qu’absent de son entreprise avant leur envoi à l’Institut alimentaire. D’après lui, toutes les mesures adoptées pour conserver le vin en question l’avaient été en présence et sous la surveillance de l’inspecteur des chais qui avait prélevé les premiers échantillons.
Il signala que certains des flacons renfermant les échantillons-témoins, et expédiés par lui à l’Institut provincial de contrôle et recherche en agrochimie (Landwirtschaftlich- chemische Landesversuchs- und Untersuchungsanstalt) de Graz, s’étaient cassés pendant le transport mais que le goulot, demeuré entier, de l’un d’eux montrait bien qu’il n’y avait pas eu rupture des scellés.
Il déclara que M. Niessner, l’expert qui avait analysé les échantillons-témoins (paragraphe 13 ci-dessus), pouvait en atteste; il sollicita sa citation à comparaître pour établir que les scellés posés par l’inspecteur fédéral des chais étaient intacts au moment de la remise desdits échantillons à l’Institut alimentaire et que le vin examiné par M. Niessner était identique à celui vérifié par l’Institut agricole. Les conclusions initiales de ce dernier étaient donc inexactes et la qualité du vin à l’époque du prélèvement des premiers échantillons, en mai 1983, était la même que celle du vin analysé par M. Flack au cours de la procédure tendant à la conservation des preuves. La défense réclamait en outre la désignation de M. Niessner comme deuxième expert afin qu’il pût rendre compte de la qualité du vin étudié par lui.
Le tribunal accueillit la première demande, mais écarta la seconde. Entendu donc à titre de témoin à la deuxième audience, M. Niessner confirma que les scellés étaient intacts, pour autant qu’il avait pu le constater alors, mais précisa qu’on ne pouvait totalement exclure l’hypothèse de manipulations car d’habitude on ne procédait pas à un examen criminalistique détaillé. Toutefois, ni l’accusation ni la défense ne l’interrogèrent sur la qualité du vin du requérant ou sur une autre explication possible des différences susmentionnées.
27. Le 12 septembre 1985, le tribunal régional jugea le requérant coupable et lui infligea trois mois d’emprisonnement.
Il souscrivit à l’opinion de M. Flack selon laquelle seule l’adjonction ultérieure de substances pouvait expliquer les différences notables d’analyse observées. Il l’estimait logique et convaincante, d’autant qu’elle cadrait avec les conclusions de M. Bandion dans la procédure menée en vertu de la loi sur les vins (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Quant à l’impossibilité matérielle alléguée par l’accusé, le tribunal se référa aux "méthodes bien connues" (gerichtsbekannte Methoden) qui consistent à remplacer le contenu d’un flacon scellé en chauffant le récipient pour en retirer avec soin sceau et bouchon, ou en injectant des substances avec une seringue à travers ce dernier. Le bris de l’une des bouteilles pouvait d’ailleurs provenir de l’échec d’une telle tentative.
Le tribunal jugea superflu de désigner M. Niessner comme second expert: l’intéressé avait déjà produit un rapport sur la qualité du vin, qu’il avait analysé en qualité d’expert privé, et les conclusions de son analyse avaient donné lieu à une discussion approfondie dans le rapport de M. Bandion.
3. Devant la cour d’appel de Vienne
28. Le 24 septembre 1986, la cour d’appel (Oberlandesgericht) de Vienne rejeta le recours (Berufung) de M. Brandstetter contre ce jugement.
D’après elle, le tribunal régional n’avait pas négligé la pièce à conviction produite par le requérant, à savoir le goulot cassé du flacon de l’un des échantillons-témoins, dont le sceau était intact; en outre, l’échantillon dont il s’agissait ne pouvait servir de preuve faute d’avoir été analysé. Quant aux résultats de l’examen des échantillons-témoins par l’Institut alimentaire, ceux de l’étude des échantillons réglementaires par l’Institut agricole les contredisaient et, selon l’avis convaincant de M. Flack, la discordance ne pouvait s’expliquer que par l’addition de substances dans les échantillons-témoins.
Le tribunal régional avait aussi pris en compte les conclusions identiques auxquelles M. Bandion avait abouti dans la procédure antérieure, ainsi que la déposition du témoin Niessner sur la possibilité de manipuler un flacon scellé. Il avait, de plus, décrit les méthodes bien connues permettant d’y arriver. Il avait donc fondé sa conclusion sur des motifs suffisants.
En conséquence, la cour d’appel n’estima pas nécessaire de consulter un nouvel expert comme le demandait le prévenu: les conditions définies à l’article 126 du code de procédure pénale ne se trouvaient pas réunies (paragraphe 36 ci-dessous).
29. M. Brandstetter subit trente et un jours de sa peine; il bénéficia d’un sursis pour le reliquat, à la suite d’une mesure de grâce présidentielle.
D. La procédure pour diffamation
1. Devant le tribunal régional de Korneuburg
30. Le 20 août 1984, le parquet avait engagé contre le requérant des poursuites pénales pour diffamation. Il lui reprochait d’avoir accusé à tort l’inspecteur des chais d’irrégularités dans le prélèvement des premiers échantillons, le 16 mai 1983 (paragraphe 15 ci-dessus), et de l’avoir exposé de la sorte à des sanctions disciplinaires.
31. Le 29 octobre 1984, le tribunal régional de Korneuburg condamna M. Brandstetter à trois mois d’emprisonnement avec sursis, pour diffamation, en raison de la déclaration ci-après, faite par lui à la police le 22 juillet 1983 (paragraphe 15 ci-dessus) et consignée à sa demande expresse:
"[L’inspecteur des chais] a aussi utilisé à cette fin [prélever les échantillons de vin] un seau plutôt sale. Lors du remplissage des bouteilles, j’ai remarqué qu’elles contenaient de l’eau, qui restait sans doute du rinçage. Il m’a dit toutefois que cela n’avait pas d’importance."
Ces assertions, inexactes et il le savait, auraient pu provoquer l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre l’inspecteur, car elles donnaient l’impression qu’il n’avait pas vidé les flacons quand le prévenu l’y avait invité; or le contraire se trouvait établi.
Le tribunal fondait ses constatations sur le dossier de l’affaire relative à la qualité des vins, notamment l’expertise et le témoignage de M. Bandion, les dépositions de l’inspecteur et de son assistant, les dires du requérant et des membres de sa famille ainsi que le jugement du 14 février 1984 (paragraphes 15 et 18 ci-dessus).
2. Devant la cour d’appel de Vienne
a) Première procédure
32. Le 23 avril 1985, la cour d’appel de Vienne rejeta le recours de M. Brandstetter et confirma en entier le jugement du tribunal régional.
Dans la mesure où l’intéressé avait prétendu que la déclaration incriminée (paragraphe 31 ci-dessus) se justifiait par l’exercice des droits de la défense (articles 199 et 202 du code de procédure pénale) et ne pouvait donc s’analyser en une diffamation punissable, elle renvoya à la jurisprudence et la doctrine constantes: ces droits ne pouvaient englober une conduite ne se bornant pas à servir la défense d’un accusé, mais portant aussi atteinte aux droits d’autrui par des allégations propres à constituer une nouvelle infraction pénale. L’intéressé ayant sciemment éveillé de faux soupçons à l’égard de l’inspecteur, l’article 297 du code pénal entrait en jeu.
La cour ajouta que le parquet n’avait pas tacitement renoncé à des poursuites bien qu’il n’eût pas réagi d’emblée. Enfin, elle ne décela aucun vice de procédure dans la façon dont le tribunal régional avait apprécié les preuves: il avait examiné en détail les résultats de la procédure, de manière logique et cohérente par rapport au dossier, et en avait tiré des conclusions réalistes concernant l’élément subjectif. Elle estima décisif que les flacons, indépendamment du point de savoir si on les avait rincés à l’eau ou au vin, ne pouvaient plus contenir une quantité importante de liquide une fois vidés selon la méthode décrite par l’inspecteur des chais en termes plausibles et convaincants.
b) Seconde procédure
33. A la demande de M. Brandstetter, le procureur général (Generalprokurator) forma un pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi (Nichtigkeitsbeschwerde zur Wahrung des Gesetzes), dirigé contre la composition de la cour d’appel. La Cour Suprême (Oberster Gerichtshof) accueillit le recours le 28 janvier 1987 et renvoya l’affaire à cette dernière.
A l’audience du 24 mars 1987, la défense allégua que l’un des magistrats présents avait déjà participé à la première instance d’appel et devait donc se récuser. La cour ajourna les débats au 28 avril 1987, date à laquelle elle siégea dans une composition conforme à la loi; elle confirma, tel quel, son arrêt du 23 avril 1985 (paragraphe 32 ci-dessus).
34. Le requérant invita ultérieurement le procureur général à introduire un nouveau pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi, mais en vain.
A cette occasion, il découvrit que les arrêts des 23 avril 1985 et 28 avril 1987 reprenaient presque mot pour mot les observations ("croquis") du procureur général (Oberstaatsanwalt) près la cour d’appel de Vienne, soumises à celle-ci le 29 mars 1985, qui ne lui avaient pas été signifiées et dont il n’avait pas eu connaissance à l’époque.
II. LA LÉGISLATION AUTRICHIENNE PERTINENTE
35. La loi sur les vins habilite un inspecteur fédéral des chais à prélever du vin dans les cuves de l’entreprise visitée et à l’envoyer à l’Institut agricole pour analyse. Un échantillon-témoin scellé doit être laissé à l’entreprise. En outre, il y a lieu de prélever un échantillon de réserve aux fins de toute nouvelle analyse qui pourrait se révéler nécessaire. Après quoi les cuves peuvent être placées sous scellés (articles 27 et 28).
L’Institut agricole analyse les échantillons réglementaires et dresse un rapport renfermant ses conclusions et les résultats d’une dégustation opérée par la commission officielle de contrôle de la qualité des vins (article 30 par. 3). Celle-ci se compose d’un président (le directeur de l’Institut agricole) et d’au moins cinq experts dégustateurs désignés par le ministère fédéral de l’Agriculture et des Forêts. Elle décide, à la majorité qualifiée (cinq voix sur cinq ou six, six voix sur sept, etc.), si la qualité du vin correspond à son appellation. La dégustation, dont un règlement intérieur fixe les modalités, ne se déroule pas en public. L’identité des membres de la commission - tenus au secret - n’est pas divulguée (article 30 paras. 4-8).
L’Institut agricole doit signaler au parquet ou tribunal compétent toute infraction dont l’analyse lui donne lieu de soupçonner l’existence (article 30 par. 9).
36. En ce qui concerne les expertises judiciaires, l’article 30 par. 10 disposait à l’époque:
"Si le tribunal éprouve des doutes au sujet des constatations ou de l’avis de l’Institut agricole, ou estime qu’ils appellent un complément ou s’ils ont suscité des objections fondées, il entend à titre d’expert celui des agents de l’Institut qui a procédé à l’analyse ou à l’établissement du rapport afin de lui faire exposer et compléter les constatations ou le rapport."
A tous autres égards, la preuve par expertise obéit aux règles du code de procédure pénale. En particulier, le tribunal peut nommer un autre expert si des doutes subsistent ou si les constatations du premier "sont obscures, vagues, contradictoires", etc (articles 125 et 126 du code de procédure pénale).
D’après l’article 249 de ce code, seuls le ministère public et l’avocat de la défense, ou l’inculpé, ont le droit de poser des questions aux témoins et experts. Le tribunal peut autoriser ces derniers à interroger les témoins et le prévenu, tandis que les témoins n’ont pas cette possibilité.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
37. Par ses requêtes des 6 septembre 1984 (11170/84), 13 mars 1987 (12876/87) et 21 octobre 1987 (13468/87), M. Brandstetter formulait les griefs ci-après: dans les poursuites relatives à la qualité des vins et à l’altération de preuves, il n’aurait pas bénéficié du procès équitable voulu par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ni du droit protégé par l’article 6 par. 3 d) (art. 6-3-d), en raison de la position que les experts de l’Institut agricole occupaient par rapport à d’autres personnes ayant elles aussi établi des expertises; il y aurait eu en outre méconnaissance, dans la première procédure, de l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c), à cause de la condamnation ultérieure infligée à l’intéressé, pour diffamation, du chef de déclarations qu’il avait faites pendant l’instruction pour se défendre, et, dans la seconde, de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 par. 2 (art. 6-2); enfin, dans l’affaire de diffamation la cour d’appel aurait, à son tour, manqué à l’exigence d’un procès équitable en s’appuyant sur des observations du parquet non communiquées à la défense.
38. Le 14 juillet 1987, la Commission a déclaré la première requête manifestement mal fondée sur deux points et recevable pour le surplus. Le 10 juillet 1989, elle a retenu les deux autres et décidé de les joindre au restant de la première.
Dans son rapport du 8 mai 1990 (article 31) (art. 31), elle arrive à la conclusion:
a) que dans l’affaire relative à la qualité des vins, l’absence d’égalité de traitement entre l’accusation et la défense en matière d’expertise a transgressé l’article 6 par. 1 de la Convention, combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d) (unanimité);
b) qu’il en est allé de même dans l’affaire relative à l’altération de preuves (unanimité);
c) que la condamnation du requérant pour diffamation a enfreint l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) (neuf voix contre trois);
d) que nulle question distincte ne se pose quant au point de savoir si, dans la procédure relative à l’altération de preuves, se sont produites d’autres atteintes au droit du requérant à un procès équitable (article 6 par. 1) (art. 6-1), ou à la présomption d’innocence (article 6 par. 2) (art. 6-2) (unanimité);
e) que dans les poursuites pour diffamation, le principe de l’égalité des armes, consacré par l’article 6 par. 1 (art. 6-1), n’a pas été violé (onze voix contre une).
Le texte intégral de l’avis ainsi exprimé et des deux opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLEGUEES DE L’ARTICLE 6 (art. 6)
39. M. Brandstetter invoque les paragraphes 1, 2 et 3 c) et d) de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-c, art. 6-3-d), ainsi libellés:
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à:
c. se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent;
d. interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
Ils auraient été enfreints dans trois séries différentes de procédures relatives respectivement à la qualité de ses vins, à une accusation d’altération de preuves et aux poursuites engagées contre lui pour diffamation. La Cour examinera ces procédures à tour de rôle.
A. La procédure relative à la qualité des vins (paragraphes 12-21 ci-dessus)
40. Pour la première d’entre elles, les griefs de M. Brandstetter soulèvent trois questions distinctes:
- le principe de l’égalité des armes, inhérent à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et aux clauses spécifiques de l’article 6 par. 3 d) (art. 6-3-d), quant à la preuve par expertise;
- le droit à un procès équitable et celui d’obtenir la comparution et l’interrogation de témoins (article 6 par. 1, combiné avec l’article 6 par. 3 d)) (art. 6-1, art. 6-3-d) à propos des preuves résultant d’une dégustation de vins;
- les droits de la défense énoncés à l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c), au sujet de la condamnation ultérieure du requérant pour diffamation à raison de déclarations faites par lui pour sa défense au cours de ladite procédure.
1. Le principe de l’égalité des armes pour l’administration de la preuve par expertise
41. M. Brandstetter reproche d’abord au tribunal de district de Haugsdorf d’avoir, en vertu de l’article 30 par. 10 de la loi sur les vins (paragraphes 14 et 36 ci-dessus), choisi pour expert officiel M. Bandion, agent de l’Institut agricole qui avait éveillé les premiers soupçons concernant l’intéressé et d’avoir, au mépris du principe de l’égalité des armes, refusé d’entendre tout autre expert et même de convoquer comme témoin M. Niessner, l’expert commis par le requérant.
D’après le Gouvernement, l’expert dont il s’agit avait été désigné au titre non de l’article précité mais des normes générales des articles 125 et 126 du code de procédure pénale (paragraphe 36 ci-dessus), afin d’analyser une troisième série d’échantillons, les échantillons de réserve, et de comparer les résultats avec ceux de l’examen des échantillons réglementaires et des échantillons- témoins. En qualité d’"expert", il était au regard du droit autrichien un auxiliaire neutre et objectif de la justice.
La Commission n’a pas estimé nécessaire de rechercher si la désignation de M. Bandion se fondait sur l’article 30 de la loi sur les vins: seule importe, selon elle, l’appartenance de l’expert au personnel de l’Institut agricole.
42. La Cour croit devoir étudier le grief du requérant sous l’angle de la règle générale du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1) de la Convention tout en ayant aussi à l’esprit les exigences du paragraphe 3 (art. 6-3) (voir, entre autres, l’arrêt Bönisch du 6 mai 1985, série A no 92, pp. 14-15, par. 29). Elle note que, pris à la lettre, l’alinéa d) de ce dernier vise les témoins et non les experts. Au demeurant, les garanties du paragraphe 3 constituent des aspects particuliers de la notion de procès équitable contenue dans le paragraphe 1 (ibidem).
A ce sujet, il échet de prendre en compte la place de l’expert durant toute la procédure et la manière dont il s’acquitta de sa tâche (ibidem, p. 15, par. 31).
43. D’abord, il n’apparaît pas établi que le tribunal de district ait nommé M. Bandion en vertu de l’article 30 par. 10 de la loi sur les vins. A sa première audience, le 4 octobre 1983, il se trouvait saisi de deux rapports contradictoires dont l’un allait dans le sens de l’accusation et l’autre dans celui de la défense; celle-ci demanda, en conséquence, la désignation d’un autre expert (paragraphes 12-14 ci-dessus). Le tribunal y consentit et choisit M. Bandion qui n’était pas - comme il l’eût fallu d’après la disposition susmentionnée - l’"agent" ayant analysé les échantillons réglementaires ou dressé le rapport y relatif.
44. L’appartenance de M. Bandion au personnel de l’Institut agricole, qui avait déclenché les poursuites, pouvait certes inspirer à M. Brandstetter des appréhensions, mais si de tels sentiments peuvent revêtir de l’importance ils ne sont pas déterminants; le problème décisif consiste à savoir si les inquiétudes nées des apparences peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, mutatis mutandis, en ce qui concerne les juges, l’arrêt Hauschildt du 24 mai 1989, série A no 154, p. 21, par. 48).
Pareille justification objective manque ici: aux yeux de la Cour, la circonstance qu’un expert travaille pour le même institut ou laboratoire qu’un confrère, dont l’avis constitue la base de l’acte d’accusation, n’autorise pas en soi à le croire incapable d’agir avec la neutralité voulue. En juger autrement limiterait dans bien des cas de manière inacceptable la possibilité, pour les tribunaux, de recourir à une expertise. En outre, il ne ressort pas du dossier que la défense ait soulevé la moindre objection à la première audience, du 4 octobre 1983, où le tribunal de district désigna M. Bandion, ni à la seconde, du 22 novembre 1983, où celui-ci prit la parole et fut chargé d’établir un rapport; ce n’est que le 14 février 1984 et après le dépôt dudit rapport, défavorable à son client, que l’avocat de M. Brandstetter critiqua l’expert en raison de ses liens étroits avec l’Institut agricole (paragraphes 14-17 ci-dessus).
45. La simple appartenance de M. Bandion au personnel de l’Institut agricole ne permet pas de voir en lui un témoin à charge du genre de l’expert en cause dans l’affaire Bönisch (arrêt précité, série A no 92). Les éléments recueillis ne révèlent aucun autre motif de le tenir pour tel. Sans doute outrepassa-t-il ses fonctions, jusqu’à un certain point, en traitant dans son rapport de questions relatives à l’appréciation des preuves, mais de cela non plus on ne saurait déduire qu’il occupa pendant l’instance la place d’un témoin à charge.
Le refus du tribunal de district de nommer d’autres experts, ainsi que l’y invitait la défense (paragraphe 17 ci-dessus), ne peut donc être considéré comme contraire au principe de l’égalité des armes.
46. On ne saurait pas davantage affirmer que ce refus, ou celui de convoquer M. Niessner comme témoin, aient rendu la procédure inéquitable. Le droit à un procès équitable n’exige pas qu’une juridiction nationale désigne, à la demande de la défense, de nouveaux experts lorsque l’avis de celui choisi par elle va dans le sens de l’accusation.
47. Partant, il n’y a pas eu sur ce point violation de l’article 6 par. 1, combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d).
2. Droit à un procès équitable et droit à obtenir la convocation et l’interrogation de témoins
48. M. Brandstetter prétend aussi qu’au mépris des mêmes textes combinés, le tribunal de district de Haugsdorf s’appuya sur les déclarations de témoins anonymes, les membres de la commission de dégustation des vins, qui n’avaient pas déposé en justice et dont l’identité n’était pas révélée.
Selon le Gouvernement, leur opinion ne revêtit qu’une importance secondaire, mais d’après la Commission elle joua un certain rôle: elle vint à l’appui de la thèse de l’expert judiciaire et fournit une raison supplémentaire de ne pas accepter d’en convoquer un second.
49. La Cour note d’abord que dans la procédure relative à la qualité des vins, le requérant ne sollicita jamais la comparution et l’interrogation des membres de la commission de l’Institut agricole; il se contenta de demander à consulter le procès-verbal de leur séance de dégustation (paragraphes 17 et 19 ci-dessus).
De plus, les résultats de la dégustation des échantillons réglementaires, puis des échantillons-témoins, figurèrent dans les rapports respectifs des deux Instituts, des 9 juin et 9 août 1983 (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Ils ne représentaient donc qu’une partie des avis écrits d’expertise. De surcroît, les échantillons de réserve, objet de l’analyse et du rapport de M. Bandion, et qui en réalité servirent de preuve principale devant le tribunal de district, ne furent nullement dégustés par une commission (paragraphe 16 ci-dessus).
L’expert indiqua bien, dans son rapport, que les conclusions de son analyse chimique ne pouvaient être tenues pour contraires aux constatations de la commission de l’Institut agricole. Le tribunal de district souscrivit à cet avis dans son jugement du 14 février 1984 (paragraphes 16 et 18 ci-dessus). Il précisa toutefois, en refusant d’examiner le procès-verbal de la séance de dégustation comme l’y engageait la défense, que ces constatations manquaient de pertinence car elles n’apportaient pas une preuve décisive (paragraphes 17 et 19 ci-dessus).
En appel, le tribunal régional estima lui aussi qu’elles fournissaient, au mieux, un indice puisque les résultats des analyses constituaient déjà des preuves concluantes (paragraphe 21 ci-dessus).
Il n’y a donc pas eu, à cet égard non plus, violation de l’article 6 par. 1 combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d).
3. Droits de la défense
50. Toujours à propos de la procédure relative à la qualité des vins, M. Brandstetter se plaint enfin de sa condamnation ultérieure du chef de diffamation, pour avoir avancé que l’inspecteur avait commis des irrégularités en prélevant les premiers échantillons de vin le 16 mai 1983 (paragraphes 15 et 30 ci-dessus). Il y aurait là infraction à l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) car la possibilité, pour un inculpé, de formuler des déclarations afin de se défendre ne doit pas être limitée ou contrecarrée par la crainte de se voir poursuivre plus tard pour allégations mensongères.
51. La Cour entend ainsi la substance de ce grief: premièrement, la condamnation du requérant dans la procédure de diffamation aurait méconnu les droits énoncés à l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) parce qu’elle reposait sur des déclarations faites pour se défendre dans la procédure relative à la qualité des vins; en second lieu, elle montrerait que dans cette dernière procédure il y a eu atteinte aux droits de la défense du requérant.
52. La première branche concerne la procédure de diffamation. L’examinant néanmoins ici par souci de cohérence, la Cour relève d’abord que l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c) ne prévoit pas un droit illimité à user de n’importe quel argument pour sa défense.
M. Brandstetter a prétendu en appel, dans la procédure de diffamation, que les affirmations litigieuses ne pouvaient constituer une diffamation punissable, parce que lancées par lui dans l’exercice des droits de la défense. Pour la cour de Vienne, au contraire, les droits de la défense ne pouvaient s’étendre à la conduite d’un accusé dans le cas où elle s’analysait en une infraction pénale, tel en l’espèce le délit consistant à éveiller consciemment de faux soupçons à l’égard de l’inspecteur (paragraphe 32 ci-dessus).
La Cour marque son accord de principe avec cette conception. On élargirait outre mesure la notion de droits de la défense si l’on admettait qu’un accusé échappe à toute poursuite lorsque, dans l’exercice de ces droits, il incite intentionnellement à soupçonner à tort d’un comportement répréhensible un témoin ou une autre personne participant à la procédure. La Cour n’a pourtant pas à se prononcer sur le bien-fondé de la décision jugeant M. Brandstetter coupable de pareils agissements. Selon sa jurisprudence, il appartient normalement aux juridictions nationales d’apprécier les éléments recueillis par elles (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Delta du 19 décembre 1990, série A no 191-A, p. 15, par. 35).
53. Quant à la second branche, qui a trait à la procédure relative à la qualité des vins, il découle des considérations ci-dessus que la simple possibilité de poursuivre ultérieurement un prévenu à raison d’allégations formulées pour sa défense ne saurait passer pour porter atteinte aux droits garantis à l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c). Il pourrait en aller différemment s’il s’avérait que la législation ou la pratique nationales créent, par leur rigueur exagérée en la matière, un risque de telles poursuites assez grand pour paralyser en vérité le libre exercice de ces droits par l’accusé, mais M. Brandstetter ne prétend pas que ce soit le cas en Autriche.
Le requérant aurait pu aussi subir une entrave indirecte si on l’avait menacé de poursuites pour diffamation au moment où il proféra ces allégations. Sans doute le tribunal régional les considéra-t-il comme une circonstance aggravante quand il fixa la peine (paragraphe 18 ci-dessus), mais il n’apparaît pas que M. Brandstetter en ait été averti pendant la procédure qui déboucha sur ce jugement. En réalité, il avait lancé les accusations incriminées d’abord devant la police, le 22 juillet 1983, puis devant le tribunal de district de Haugsdorf le 22 novembre 1983 (paragraphe 15 ci-dessus). Rien ne montre qu’on l’ait, à l’époque, empêché de les formuler ou tant soit peu freiné à cet égard.
54. Sur la base de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c).
B. La procédure relative à l’altération de preuves (paragraphes 22-29 ci-dessus)
55. Au sujet de la procédure relative à l’altération de preuves, M. Brandstetter soutient qu’en dépit de l’article 6 paras. 1 et 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d), le principe de l’égalité des armes ne fut pas respecté quant au recours à expertise.
Devant la Commission, il invoquait aussi l’article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) (droit à un procès équitable et présomption d’innocence) en raison de diverses constatations du tribunal régional de Korneuburg dans son jugement du 12 septembre 1985 (paragraphe 27 ci-dessus). Ayant aperçu une atteinte au principe de l’égalité des armes, la Commission n’avait pas estimé nécessaire d’étudier ces griefs. Le requérant ne les a pas répétés devant la Cour, de sorte qu’elle ne croit pas devoir les examiner.
1. Sur l’exception préliminaire
56. Le Gouvernement fait valoir, comme déjà devant la Commission, que l’épuisement des voies de recours internes, exigé par l’article 26 (art. 26) de la Convention, ne se trouve pas réalisé ici car M. Brandstetter n’a pas récusé en temps voulu M. Flack, l’expert officiel désigné par le tribunal de district de Haugsdorf (paragraphe 23 ci-dessus).
57. La Cour note que le requérant ne s’en prend pas au choix de M. Flack à titre d’expert officiel; il se plaint du refus d’attribuer à l’expert qu’il avait mandaté lui-même, M. Niessner, la qualité de second expert judiciaire (paragraphe 27 ci-dessus). Or il a soulevé la question, au moins en substance, devant la cour d’appel de Vienne, mais en vain (paragraphe 28 ci-dessus).
Dès lors, il a épuisé les voies de recours internes.
2. Sur le bien-fondé du grief
58. Le requérant reproche au tribunal de district de Haugsdorf d’avoir nommé comme expert officiel M. Flack, qui avait éveillé les premiers soupçons à son encontre et de surcroît appartenait au personnel de l’Institut agricole, dont les experts avaient été consultés dans la procédure antérieure (paragraphes 11 et 14 ci-dessus), alors qu’il entendit comme simple témoin, et donc pas "dans les mêmes conditions", l’expert chargé par l’intéressé d’analyser les échantillons-témoins. Il y aurait infraction à l’article 6 par. 1 combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d).
59. La Cour examinera le grief selon la même démarche que pour la question de l’expertise ordonnée dans la procédure antérieure. Pour savoir si le principe de l’égalité des armes a été observé en l’occurrence, il faut avoir égard à la place de l’expert durant toute la procédure et à la manière dont il s’acquitta de sa mission (paragraphe 42 ci-dessus).
60. Sur le premier point, il convient de noter que l’accusation d’altération de preuves naquit d’un rapport de M. Flack. Dans le cadre de la procédure engagée par M. Brandstetter en vue de la conservation des preuves, M. Flack avait pour tâche de surveiller le prélèvement de nouveaux échantillons et de les analyser (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Ce faisant, il constata des différences entre les résultats respectifs de son analyse et de celles opérées par l’Institut agricole sur les échantillons réglementaires et de réserve recueillis le 16 mai 1983. Elles ne pouvaient, selon lui, s’expliquer que par l’addition de substances propres à augmenter la teneur du vin des cuves en extraits naturels (paragraphe 23 ci-dessus). Il communiqua son avis au tribunal de district, lequel ouvrit d’office contre le requérant des poursuites pénales pour altération de preuves.
Avec la Commission, la Cour reconnaît que M. Flack se trouvait, pour l’essentiel, à l’origine des soupçons. Le tribunal le choisit néanmoins plus tard pour expert officiel dans la procédure susmentionnée (paragraphe 24 ci-dessus).
61. Dès lors, on peut tenir pour justifiées les appréhensions du requérant quant à la neutralité et à l’objectivité de l’expert dont il s’agit (paragraphe 44 ci-dessus); la situation se rapproche ici de celle de l’affaire Bönisch (arrêt précité, série A no 92, p. 15, paras. 31-32) plus que dans la procédure relative à la qualité des vins (paragraphe 45 ci-dessus).
Il n’en résulte pas que l’audition de M. Flack pendant les débats du 4 juillet 1985 se heurtât à la Convention (paragraphe 26 ci-dessus); toutefois, le principe de l’égalité des armes exigeait d’interroger "dans les mêmes conditions" que lui les personnes qui, à un titre quelconque, étaient ou pouvaient être entendues à la demande de la défense pour réfuter les vues avancées par lui (voir, mutatis mutandis, ibidem, p. 15, par. 32).
62. A ce sujet, la Cour relève d’abord que M. Flack assista aux audiences des 4 juillet et 12 septembre 1985 mais n’y joua pas un rôle prépondérant. En particulier, il ne posa de questions ni au requérant ni à M. Niessner, l’"expert-témoin" cité par celui-ci; il ne commenta pas non plus les déclarations de M. Niessner. La présente cause se distingue sur ce point de l’affaire Bönisch.
En outre, à la première audience devant le tribunal régional M. Flack eut l’occasion de résumer son rapport écrit et d’indiquer pourquoi il n’existait, d’après lui, qu’une façon de comprendre les différences entre les résultats respectifs de ses analyses et de celles des échantillons réglementaires et de réserve, ainsi que les similitudes entre ses propres conclusions et celles de l’analyse des échantillons-témoins par M. Niessner: après le prélèvement des échantillons réglementaires, des substances avaient été ajoutées dans les cuves comme dans les échantillons-témoins.
A cette première audience, la défense ne contesta pas les résultats des analyses de M. Flack, ni son avis selon lequel les différences entre eux et ceux des analyses des échantillons réglementaires et de réserve ne pouvaient résulter de l’effet de l’écoulement du temps sur la composition du vin. Elle souligna les analogies entre les résultats de M. Flack et ceux de M. Niessner. Les prenant pour point de départ, elle adopta le raisonnement suivant: 1) on pouvait établir que les scellés sur les flacons renfermant les échantillons-témoins étaient intacts quand M. Niessner commença ses analyses; 2) en conséquence, il n’avait pu y avoir manipulation desdits échantillons; 3) partant, M. Niessner avait examiné le même vin que l’Institut agricole et celui-ci avait forcément versé dans l’erreur. A l’appui de ses allégations, la défense sollicita l’audition de M. Niessner en qualité de témoin comme d’expert (paragraphe 26 ci-dessus).
Le tribunal accueillit la première demande mais repoussa la seconde. Entendu donc comme simple témoin à la deuxième audience (paragraphe 26 ci-dessus), M. Niessner pouvait uniquement répondre aux questions du juge, du ministère public et de la défense. Celles qu’ils lui posèrent avaient trait à un seul point: pouvait-on vraiment écarter l’hypothèse d’une manipulation des échantillons-témoins avant le début de son travail? Personne, pas même la défense, ne le questionna sur les méthodes qu’il avait utilisées ni sur les résultats qu’il avait obtenus.
Il ne fut certes pas ouï "dans les mêmes conditions" que M. Flack, mais vu la manière dont les parties présentèrent leurs arguments on ne saurait dire que le refus de le désigner comme expert ait enfreint le principe de l’égalité des armes. La ligne suivie par la défense impliquait que les résultats de l’analyse de M. Niessner manquaient de pertinence sauf si l’on pouvait démontrer que les échantillons-témoins n’avaient pas et ne pouvaient pas avoir été manipulés. Or M. Flack n’avait rien écrit ni dit sur ce dernier point, tandis que la défense avait eu la faculté d’interroger à sa guise le seul témoin cité par elle à ce sujet. Le tribunal ayant estimé non établie la possibilité d’exclure des manipulations des échantillons-témoins, la demande tendant à la nomination de M. Niessner en qualité de second expert perdit sa raison d’être.
63. Eu égard aux circonstances de l’affaire relative à l’altération de preuves, la Cour conclut que là non plus il n’y a pas eu manquement aux exigences de l’article 6 par. 1, combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d).
C. La procédure pour diffamation (paragraphes 30-34 ci-dessus)
64. Le requérant reproche enfin à la cour d’appel de Vienne d’avoir fondé ses arrêts des 23 avril 1985 et 28 avril 1987, dans la procédure pour diffamation, sur des observations du procureur général dont il n’avait pas eu communication et dont il ignorait l’existence (paragraphe 34 ci-dessus). Il allègue là encore une atteinte au principe de l’égalité des armes (article 6 par. 1) (art. 6-1).
65. Le Gouvernement admet que lesdites observations n’avaient pas été signifiées à l’intéressé, mais il souligne qu’en vertu d’une pratique bien établie l’avocat de la défense aurait pu solliciter l’accès au dossier et les y examiner, ressource dont il n’aurait pas usé.
Le conseil de M. Brandstetter nie la réalité d’une telle pratique et mentionne des cas - sans préciser lesquels - où pareil accès aurait été refusé au motif que les observations appartenaient au "dossier du procureur général".
66. Le principe de l’égalité des armes constitue un élément de la notion plus large de procès équitable, qui englobe aussi le droit fondamental au caractère contradictoire de la procédure pénale (voir, mutatis mutandis, pour l’interrogation des témoins, l’arrêt Barberà, Messegué et Jabardo du 6 décembre 1988, série A no 146, pp. 33-34, par. 78). La Cour examinera donc la question à la lumière de l’ensemble du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1) (arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 15, par. 28).
67. Le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie, ainsi que de les discuter. La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et jouisse d’une possibilité véritable de les commenter. Il en va désormais ainsi à la cour d’appel de Vienne (paragraphe 8 ci-dessus).
En l’espèce, nul ne conteste que le requérant n’avait pas reçu de copie des conclusions du procureur général et qu’on ne lui avait pas signalé leur arrivée. Le Gouvernement ne plaide pas que la loi en prescrivait et que l’inculpé aurait donc dû savoir qu’il y en aurait; il parait soutenir que leur présentation eut lieu conformément à une pratique constante permettant au procureur général d’en déposer quand il le juge bon. Il laisse entendre que l’avocat de M. Brandstetter ne devait pas ignorer cette pratique et, partant, aurait pu se renseigner sur l’existence de pareil "croquis" (paragraphe 34 ci-dessus) puis, en cas de réponse affirmative, demander à consulter le dossier, en vertu de l’article 82 du code de procédure pénale, afin de s’exprimer sur les observations du parquet général. Toutefois, les termes employés par l’article 82 semblent octroyer non pas un droit inconditionnel de compulser l’intégralité du dossier, mais seulement la possibilité d’en solliciter l’autorisation, et les opinions des parties divergent sur le point de savoir si elle eût été accordée à l’époque pour le "croquis". La Commission ne se prononce pas sur la question; la Cour l’imitera.
Le "croquis" paraît revêtir une importance considérable et la pratique alléguée oblige la défense à se montrer vigilante et à déployer des efforts. Dès lors, la Cour doute que ladite pratique assure suffisamment aux appelants la connaissance, le cas échéant, de la présentation par le procureur général d’un "croquis" à commenter par eux.
68. La Commission constate que le parquet ne formula pas de nouvelles conclusions après la cassation par la Cour Suprême, le 28 janvier 1987, de l’arrêt d’appel du 23 avril 1985 (paragraphes 33-34 ci-dessus). Elle estime donc que comme ce dernier reproduisait presque mot pour mot le texte du "croquis", la seconde série de procédures donna au requérant l’occasion de répondre aux arguments y figurant.
La Cour ne souscrit pas à cette thèse. La possibilité indirecte et purement hypothétique, pour un prévenu, de discuter les arguments de l’accusation insérés dans le texte d’une décision ne peut guère passer pour un équivalent valable du droit de les examiner et combattre directement.
La Cour Suprême ne redressa d’ailleurs pas la situation en censurant le premier arrêt d’appel, car elle se fonda sur un motif entièrement étranger à la question.
69. En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention dans la procédure d’appel concernant l’affaire de diffamation.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
70. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
M. Brandstetter revendique la réparation d’un dommage matériel et moral, le remboursement de ses frais et dépens ainsi qu’un intérêt de 10 % l’an sur les sommes dont il s’agit.
71. La Cour note d’abord qu’elle n’a constaté d’infraction à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention que pour la procédure d’appel dans l’affaire de diffamation (paragraphe 69 ci-dessus). Elle doit donc écarter les prétentions du requérant dans la mesure où elles concernent les procédures relatives à la qualité des vins et à l’altération des preuves.
72. Au titre de la procédure pour diffamation, M. Brandstetter se borne à réclamer ses frais et dépens, soit 2 000 schillings pour frais de justice et 43 609 schillings 35 pour honoraires d’avocat. On ne saurait pourtant voir en eux une conséquence du manquement relevé par la Cour.
Dès lors, il y a lieu de rejeter aussi cette demande.
73. Du chef des instances suivies à Strasbourg, le requérant sollicite le remboursement de ses frais et dépens. Il a bénéficié de l’assistance judiciaire devant la Commission et la Cour, mais cela n’exclut pas qu’il ait exposé des frais supplémentaires.
74. Pour les honoraires de son avocat devant les organes de la Convention, M. Brandstetter revendique une somme globale de 547 595 schillings 90. La Cour a jugé fondé un seul des griefs formulés par lui dans ses trois requêtes différentes. Tenant aussi compte des versements déjà opérés par la voie de l’assistance judiciaire et statuant en équité, elle lui octroie 60 000 schillings, intérêts compris.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, que dans la procédure relative à la qualité des vins il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1, combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d);
2. Dit, à l’unanimité, que dans la même procédure il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c);
3. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à l’administration de la preuve par expert dans la procédure relative à l’altération de preuves;
4. Dit, à l’unanimité, que dans la même procédure il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1, combiné avec l’article 6 par. 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d);
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) quant à la procédure dont il s’agit;
6. Dit, à l’unanimité, que dans la procédure pour diffamation il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 3 c) (art. 6-3-c);
7. Dit, par six voix contre trois, que dans la même procédure il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en appel;
8. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au requérant 60 000 (soixante mille) schillings autrichiens pour frais et dépens;
9. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 août 1991.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion partiellement dissidente de M. Matscher, approuvée par M. Thór Vilhjálmsson et Mme Bindschedler-Robert;
- opinion concordante de M. Martens.
R.R.
M.-A. E.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER, APPROUVEE PAR M. THÓR VILHJÁLMSSON ET MME BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGES
Contrairement aux affirmations non circonstanciées de l’avocat du requérant, je tiens pour acquis que la pratique des procureurs généraux auprès des cours d’appel et de la Cour Suprême d’Autriche, consistant à présenter des observations écrites (croquis) qui sont insérées dans les dossiers de la cour, est bien connue des avocats autrichiens et que - en dépit du texte sans doute peu satisfaisant de l’article 82 du code de procédure pénale - l’accès au dossier est garanti à toute personne qui justifie d’un intérêt légitime; il est certain que l’accusé (ou son avocat) possède un tel intérêt et que par conséquent le droit d’accès lui est toujours accordé.
D’après moi, cette pratique est entièrement conforme aux exigences de l’article 6 (art. 6) de la Convention, ainsi que la Commission l’a du reste reconnu dans la décision de recevabilité qu’elle a rendue dans l’affaire Peschke concernant l’Autriche (requête no 8289/78 du 5 mars 1980, Décisions et rapports (D. R.) no 18, p. 160).
Sa conformité avec les exigences de la Convention pourrait être douteuse si les observations du procureur général étaient déposées à la cour à une date très tardive, trop proche de l’audience d’appel, ou si l’accès au dossier constituait pour l’avocat de l’accusé une charge considérable.
Or rien de tout cela n’est le cas; en particulier, dans la présente affaire, les observations du procureur général ont été déposées plus de trois semaines avant le jour de l’audience d’appel (paragraphe 34 de l’arrêt) et l’avocat du requérant aurait pu en prendre connaissance très facilement moyennant un simple coup de téléphone au greffe de la cour d’appel et en demandant, le cas échéant, la remise d’une copie.
Dans ces conditions, il me paraît évident que le principe de l’égalité des armes a été respecté. Pour sûr, il est possible de concevoir un système meilleur que celui qui était en vigueur en Autriche au moment de la présente affaire (paragraphes 8 et 67 de l’arrêt), mais cela ne signifie pas que la Convention ait été violée pour autant.
Si la majorité de la Chambre considère que l’accusé doit toujours être informé d’office du dépôt des observations du procureur général ou, pour le moins, que le droit d’accès au dossier devrait être garanti d’une manière plus explicite dans la loi elle-même, cela va, d’après moi, au-delà des exigences de l’article 6 (art. 6).
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS
(Traduction)
Je souscris au raisonnement du paragraphe 57 des motifs, sed ceterum censeo (...) (voir mon opinion dissidente en l’affaire Brozicek, arrêt du 19 décembre 1989, série A no 167, pp. 23-28).
* L'affaire porte le n° 37/1990/228/292-294.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
*** Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s'appliquent en l'espèce.
* Note du greffier: Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 211 de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT BRANDSTETTER c. AUTRICHE
ARRÊT BRANDSTETTER c. AUTRICHE
ARRÊT BRANDSTETTER c. AUTRICHE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER, APPROUVEE PAR M. THÓR VILHJÁLMSSON ET MME BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGES
ARRÊT BRANDSTETTER c. AUTRICHE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 11170/84;12876/87;13468/87
Date de la décision : 28/08/1991
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de l'Art. 6-1 ; Non-violation de l'art. 6-1+6-3-d ; Non-violation de l'art. 6-3-c ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - demande rejetée ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-2) PRESOMPTION D'INNOCENCE, (Art. 6-3-c) ASSISTANCE D'UN DEFENSEUR DE SON CHOIX


Parties
Demandeurs : BRANDSTETTER
Défendeurs : AUTRICHE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1991-08-28;11170.84 ?

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