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25/05/1993 | CEDH | N°14307/88

CEDH | AFFAIRE KOKKINAKIS c. GRÈCE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE KOKKINAKIS c. GRÈCE
(Requête no14307/88)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mai 1993
En l’affaire Kokkinakis c. Grèce*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
N. Valticos,> S.K. Martens,
I. Foighel,
A.N. Loizou,
M.A. Lopes Rocha,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, gref...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE KOKKINAKIS c. GRÈCE
(Requête no14307/88)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mai 1993
En l’affaire Kokkinakis c. Grèce*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens,
I. Foighel,
A.N. Loizou,
M.A. Lopes Rocha,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 novembre 1992 et 19 avril 1993,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 21 février 1992, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 14307/88) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Minos Kokkinakis, avait saisi la Commission le 22 août 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences des articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1992, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Bernhardt, L.-E. Pettiti, J. De Meyer, S.K. Martens, I. Foighel, A.N. Loizou et M.A. Lopes Rocha, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement le 12 août 1992. Le 17 septembre, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait en plaidoirie.
Le 13 août, la Commission avait fourni au greffier divers documents qu’il avait sollicités auprès d’elle sur la demande du Gouvernement.
5. Ainsi qu’en avait décidé le président, l’audience s’est déroulée en public le 25 novembre 1992, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. P. Georgakopoulos, assesseur
au Conseil juridique de l’État,  délégué de l’agent,
A. Marinos, conseiller d’État,  conseil;
- pour la Commission
M. C.L. Rozakis,  délégué;
- pour le requérant
Me P. Vegleris, avocat et professeur honoraire
à l’Université d’Athènes,  conseil,
Me P. Bitsaxis, avocat,  conseiller.
La Cour a entendu les déclarations de MM. Georgakopoulos et Marinos pour le Gouvernement, M. Rozakis pour la Commission, Me Vegleris et Me Bitsaxis pour le requérant, ainsi que des réponses à ses questions.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. M. Minos Kokkinakis, homme d’affaires retraité de nationalité grecque, est né en 1919 à Sitia (Crète) dans une famille de confession orthodoxe. Devenu témoin de Jéhovah en 1936, il fut arrêté plus de soixante fois pour prosélytisme. Il a en outre subi plusieurs internements et emprisonnements.
Les premiers, ordonnés par des autorités administratives et motivés par ses activités en matière religieuse, se déroulèrent dans différentes îles de la mer Egée (treize mois à Amorgos en 1938, six à Milos en 1940 et douze à Makronissos en 1949).
Les seconds, décidés par des tribunaux, sanctionnèrent des faits de prosélytisme (trois fois deux mois et demi en 1939 - il fut le premier témoin de Jéhovah condamné en vertu des lois du gouvernement Metaxas (paragraphe 16 ci-dessous) -, quatre et demi en 1949 et deux en 1962), mais aussi son objection de conscience (dix-huit mois et demi en 1941) et une réunion religieuse dans une maison privée (six mois en 1952).
Entre 1960 et 1970, le requérant fut appréhendé à quatre reprises, mais ne se vit pas condamner.
7. Le 2 mars 1986, sa femme et lui se rendirent au domicile de Mme Kyriakaki à Sitia, où ils entamèrent une discussion avec elle. Avertie par le mari de cette dernière, chantre d’une église orthodoxe de la ville, la police arrêta les époux Kokkinakis et les emmena au poste de police local où ils passèrent la nuit du 2 au 3 mars 1986.
A. La procédure devant le tribunal correctionnel de Lassithi
8. Poursuivis pour infraction à l’article 4 de la loi no 1363/1938 réprimant le prosélytisme (paragraphe 16 ci-dessous), le requérant et son épouse furent renvoyés devant le tribunal correctionnel (trimeles plimmeliodikeio) de Lassithi qui tint audience le 20 mars 1986.
9. Après avoir rejeté une exception d’inconstitutionnalité visant l’article 4 de ladite loi et entendu M. et Mme Kyriakaki, un témoin à décharge et les deux inculpés, le tribunal correctionnel statua le même jour:
"Attendu que (...) [les accusés], qui appartiennent à la secte des témoins de Jéhovah, ont fait du prosélytisme et ont tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse de chrétiens orthodoxes, dans le but d’altérer cette conscience, en abusant de leur inexpérience, leur faiblesse intellectuelle et leur naïveté. En particulier, ils se sont rendus chez [Mme Kyriakaki] (...) et ils lui ont annoncé qu’ils étaient porteurs de bonnes nouvelles; après avoir pénétré, avec insistance et pression, dans sa maison, ils ont commencé à donner lecture d’un livre relatif aux Écritures qu’ils interprétaient en se référant à un roi des cieux, à des événements qui n’étaient pas encore survenus mais qui surviendraient, etc., et en l’incitant par leurs explications pertinentes et habiles (...) à modifier le contenu de sa conscience religieuse de chrétienne orthodoxe."
Le tribunal condamna chacun des époux Kokkinakis, pour prosélytisme, à quatre mois d’emprisonnement, convertibles en 400 drachmes par jour de détention (article 82 du code pénal), et à 10 000 drachmes d’amende. Il ordonna aussi, conformément à l’article 76 du code pénal, la confiscation et la destruction de quatre brochures qu’ils comptaient vendre à Mme Kyriakaki.
B. La procédure devant la cour d’appel de Crète
10. Les intéressés attaquèrent le jugement devant la cour d’appel (Efeteio) de Crète. Elle relaxa Mme Kokkinakis et confirma la déclaration de culpabilité de son mari, mais réduisit à trois mois la peine d’emprisonnement et la convertit en une sanction pécuniaire de 400 drachmes par jour. Rendu le 17 mars 1987, son arrêt reposait sur les motifs suivants:
"(...) la preuve a été apportée que, dans le dessein de propager les articles de foi de la secte (hairessi) des témoins de Jéhovah dont l’accusé est adepte, il a tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse d’une personne de confession différente de la sienne, [à savoir] chrétienne orthodoxe, avec l’intention d’en réformer le contenu, et cela en abusant de son inexpérience et en exploitant sa faiblesse intellectuelle et sa naïveté. Plus précisément, aux lieu et temps indiqués dans le dispositif, il a rendu visite à Georgia épouse de Nic. Kyriakaki, à laquelle, après lui avoir annoncé qu’il était porteur de bonnes nouvelles, il a demandé avec insistance et a réussi à entrer dans sa maison, où il a commencé par lui parler de l’homme politique Palme et par développer des thèses pacifistes. Il a sorti ensuite un petit livre contenant des professions de foi de la secte susmentionnée et s’est mis à lire des passages de l’Écriture Sainte, qu’il analysait habilement et d’une manière que ladite chrétienne ne pouvait contrôler, faute de formation adéquate en matière de dogme, en lui offrant en même temps divers livres semblables et en essayant importunément d’obtenir, directement et indirectement, l’altération de sa conscience religieuse. Il doit en conséquence être déclaré coupable de l’acte susmentionné, conformément au dispositif ci-après, alors que l’autre accusée, son épouse Elissavet, doit être acquittée, étant donné qu’il n’est apparu aucun indice de participation de celle-ci à l’acte de son mari qu’elle n’a fait qu’accompagner (...)"
Un des conseillers à la cour d’appel exprima une opinion dissidente, annexée à l’arrêt et ainsi rédigée:
"(...) le premier accusé aurait dû également être acquitté car il ne ressort d’aucun élément de preuve que Georgia Kyriakaki (...) pût être caractérisée par son inexpérience en matière de dogme chrétien orthodoxe, étant la femme d’un chantre, ou encore par sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté, de sorte que l’accusé eût la possibilité d’en abuser et (...) de l’amener [ainsi] à entrer dans la secte des témoins de Jéhovah."
D’après le compte rendu de l’audience du 17 mars 1987, Mme Kyriakaki avait fait la déposition suivante:
"(...) ils m’ont tout de suite parlé de Palme, s’il était pacifiste ou non, et d’autres sujets dont je ne me souviens plus. Ils m’ont parlé de choses que je ne comprenais pas très bien. Il ne s’agissait pas d’une discussion, mais d’un monologue constant de leur part. (...) S’ils m’avaient dit qu’ils étaient des témoins de Jéhovah, je ne les aurais pas laissés entrer chez moi. Je ne me rappelle pas s’ils m’ont parlé du royaume des cieux. Ils sont restés chez moi environ dix minutes ou un quart d’heure. Ce qu’ils me racontaient était de nature religieuse, mais j’ignore la raison pour laquelle ils me le racontaient. Je ne pouvais pas connaître d’emblée le but de leur visite. Il se peut qu’ils m’aient dit à l’époque quelque chose afin d’altérer ma conscience religieuse (...). [Cependant,] la discussion ne l’a pas influencée (...)"
C. La procédure devant la Cour de cassation
11. M. Kokkinakis se pourvut en cassation. Il soutenait entre autres que les dispositions de la loi no 1363/1938 enfreignaient l’article 13 de la Constitution (paragraphe 13 ci-dessous).
12. La Cour de cassation (Areios Pagos) rejeta le pourvoi le 22 avril 1988. Elle écarta l’exception d’inconstitutionnalité pour les raisons ci-après:
"Considérant que la disposition de l’article 4 de la loi no 1363/1938, remplacé par l’article 2 de la loi no 1672/1939 portant ‘garantie d’application des articles 1 et 2 de la Constitution’, adoptée sous l’empire de la Constitution de 1911 alors en vigueur, aux termes de l’article 1 de laquelle sont prohibés le prosélytisme et toute autre ingérence dans la religion dominante en Grèce qui est celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ, non seulement ne contrevient pas à l’article 13 de la Constitution de 1975 mais est absolument compatible avec celle-ci, qui reconnaît la liberté de conscience religieuse comme inviolable et dispose que toute religion connue est libre, étant donné qu’une disposition formelle de la même Constitution porte interdiction du prosélytisme, en ce sens que le prosélytisme est prohibé en général quelle que soit la religion au préjudice de laquelle il est exercé, donc aussi au préjudice de la religion dominante en Grèce, conformément à l’article 3 de la Constitution de 1975, à savoir celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ."
Elle releva en outre que la cour d’appel de Crète avait motivé son arrêt de manière circonstanciée et avait respecté, en appliquant les dispositions litigieuses, la Constitution de 1975.
Selon l’opinion dissidente d’un de ses membres, la Cour de cassation aurait dû censurer l’arrêt attaqué pour application erronée de l’article 4 de la loi no 1363/1938, faute d’avoir mentionné les promesses par lesquelles l’accusé aurait tenté de pénétrer la conscience religieuse de Mme Kyriakaki et indiqué en quoi auraient consisté l’inexpérience et la faiblesse intellectuelle de celle-ci.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les dispositions légales
1. La Constitution
13. Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se lisent ainsi:
Article 3
"1. La religion dominante en Grèce est celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ. L’Église orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Église de Constantinople et à toute autre Église chrétienne de la même foi (homodoxi), observant immuablement, comme les autres églises, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions. Elle est autocéphale et administrée par le Saint-Synode, composé de tous les évêques en fonctions, et par le Saint-Synode permanent qui, dérivant de celui-ci, est constitué comme il est prescrit par la Charte statutaire de l’Église et conformément aux dispositions du Tome patriarcal du 29 juin 1850 et de l’Acte synodique du 4 septembre 1928.
2. Le régime ecclésiastique établi dans certaines régions de l’État n’est pas contraire aux dispositions du paragraphe précédent.
3. Le texte des Saintes Écritures est inaltérable. Sa traduction officielle en une autre forme de langage, sans le consentement préalable de l’Église autocéphale de Grèce et de la Grande Église du Christ à Constantinople, est interdite."
Article 13
"1. La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des droits individuels et politiques ne dépend pas des croyances religieuses de chacun.
2. Toute religion connue est libre; les pratiques de son culte s’exercent sans entrave sous la protection des lois. L’exercice du culte ne peut pas porter atteinte à l’ordre public ou aux bonnes moeurs. Le prosélytisme est interdit.
3. Les ministres de toutes les religions connues sont soumis à la même surveillance de la part de l’État et aux mêmes obligations envers lui que ceux de la religion dominante.
4. Nul ne peut être dispensé de l’accomplissement de ses devoirs envers l’État, ou refuser de se conformer aux lois, en raison de ses convictions religieuses.
5. Aucun serment ne peut être imposé qu’en vertu d’une loi qui en détermine aussi la formule."
14. Symbole du maintien de la langue et de la culture grecques pendant près de quatre siècles d’occupation étrangère, l’Église orthodoxe orientale du Christ a participé activement aux luttes du peuple grec pour son émancipation, au point qu’il existe une certaine identification de l’hellénisme à l’orthodoxie.
Un décret royal du 23 juillet 1833, intitulé "Proclamation de l’Indépendance de l’Église de Grèce", qualifia d’"autocéphale" l’Église orthodoxe. Les Constitutions successives de la Grèce attribuèrent à cette dernière un caractère "dominant". Regroupant l’écrasante majorité de la population, elle incarne selon les conceptions grecques, en droit et en fait, la religion de l’État lui-même dont elle assure d’ailleurs bon nombre de fonctions d’ordre administratif ou éducatif (droit du mariage et de la famille, instruction religieuse obligatoire, serment des gouvernants, etc.). Son rôle dans la vie publique se traduit, entre autres, par la présence du ministre de l’Éducation nationale et des Cultes aux séances de la hiérarchie consacrées à l’élection de l’archevêque d’Athènes et par la participation des autorités ecclésiastiques à toutes les manifestations officielles de l’État; en outre, le président de la République prête serment conformément aux rituels de la religion orthodoxe (article 33 par. 2 de la Constitution) et le calendrier officiel suit celui de l’Église orthodoxe orientale du Christ.
15. Sous le règne d’Othon 1er (1832-1862), l’Église orthodoxe, qui se plaignait depuis longtemps de la propagande exercée par une société biblique auprès des jeunes élèves orthodoxes et en faveur de l’Église évangéliste, avait obtenu l’insertion, dans la première Constitution de 1844, d’une disposition interdisant "le prosélytisme et toute autre intervention contre la religion dominante". Les Constitutions de 1864, 1911 et 1952 reproduisirent la même clause. Enfin, la Constitution de 1975 prohibe le prosélytisme, de manière générale cette fois-ci (article 13 par. 2 in fine - paragraphe 13 ci-dessus): elle concerne toute "religion connue", c’est-à-dire dont les dogmes ne sont pas apocryphes et qui n’impose aux néophytes aucune initiation secrète.
2. Les lois no 1363/1938 et no 1672/1939
16. Pendant la dictature de Metaxas (1936-1940), l’article 4 de la loi (anagastikos nomos) no 1363/1938 érigea, pour la première fois, le prosélytisme en infraction pénale. L’année suivante, l’article 2 de la loi no 1672/1939 le modifia en précisant davantage le sens du terme même de prosélytisme:
"1. Celui qui se livre au prosélytisme encourt une peine d’emprisonnement et une sanction pécuniaire de 1 000 à 50 000 drachmes; il est de surcroît placé sous la surveillance de la police pour une durée de six mois à un an, à déterminer dans le jugement de condamnation.
La peine d’emprisonnement ne peut être convertie en une sanction pécuniaire.
2. Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la conscience religieuse d’une personne de confession différente (heterodoxos) dans le but d’en modifier le contenu, soit par toute sorte de prestation ou promesse de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par des moyens frauduleux, soit en abusant de son inexpérience ou de sa confiance, soit en profitant de son besoin, sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté.
3. Accomplir un tel acte dans une école ou dans un autre établissement éducatif ou philanthropique constitue une circonstance particulièrement aggravante."
B. La jurisprudence
17. Dans son arrêt no 2276/1953, l’assemblée plénière du Conseil d’État (Symvoulio tis Epikrateias) a donné la définition suivante du prosélytisme:
"(...) l’article 1 de la Constitution, consacrant d’une part la liberté de toute religion connue et le non- empêchement de l’exercice du culte de celle-ci, prohibant d’autre part le prosélytisme et toute autre intervention contre la religion dominante, celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ, signifie qu’un enseignement purement spirituel ne s’analyse pas en du prosélytisme, même s’il démontre le caractère erroné des autres religions et détache d’éventuels disciples de celles-ci, qui les abandonnent de leur plein gré; et cela parce que l’enseignement spirituel est dans la nature de tout culte célébré librement et sans obstacles. En dehors d’un tel enseignement spirituel, qui est libre, le prosélytisme prohibé par la disposition précitée de la Constitution consiste à essayer fermement et importunément de détacher des disciples de la religion dominante par des moyens illicites ou condamnés par la morale."
18. D’après les juridictions grecques, relèvent du prosélytisme les actes suivants: assimiler les saints à "des figures ornant le mur", saint Ghérasimos à "un corps rempli de coton" et l’Église à "un théâtre, un marché, un cinéma"; prêcher, en exhibant l’image peinte d’une foule déguenillée et misérable, que "tels sont tous ceux qui n’embrassent pas mon dogme" (Cour de cassation, arrêt no 271/1932, Thémis XVII, p. 19); promettre à des réfugiés orthodoxes un logement à des conditions avantageuses s’ils adhéraient au dogme des Uniates (cour d’appel d’Egée, arrêt no 2950/1930, Thémis B, p. 103); offrir une bourse pour accomplir des études à l’étranger (Cour de cassation, arrêt no 2276/1953); envoyer à des prêtres orthodoxes des brochures leur recommandant de les étudier et d’en appliquer le contenu (Cour de cassation, arrêt no 59/1956, Nomiko Vima, 1956, no 4, p. 736); distribuer gratuitement des livres et des brochures "soi-disant religieux" à des "paysans illettrés" ou à des "petits écoliers" (Cour de cassation, arrêt no 201/1961, Annales pénales XI, p. 472); promettre à une jeune couturière l’amélioration de sa situation professionnelle si elle abandonnait l’Église orthodoxe, dont les prêtres seraient des "exploiteurs de la société" (Cour de cassation, arrêt no 498/1961, Annales pénales XII, p. 212).
La Cour de cassation a jugé que la définition du prosélytisme par l’article 4 de la loi no 1363/1938 ne viole pas le principe de la légalité des délits et des peines. Le tribunal correctionnel du Pirée l’a suivie dans une ordonnance (voulevma) no 36/1962 (Journal des juristes grecs, 1962, p. 421); il a ajouté que dans l’article 4 de la loi no 1363/1938 (paragraphe 16 ci-dessus), le terme "notamment" s’applique aux moyens utilisés par l’auteur de l’infraction et non à la description de l’acte constitutif de celle-ci.
19. Jusqu’en 1975, la Cour de cassation attribuait un caractère indicatif à l’énumération figurant à l’article 4. Par un arrêt no 997/1975 (Annales pénales XXVI, p. 380), elle a apporté la précision suivante:
"(...) il découle des dispositions de l’article 4 (...) que le prosélytisme consiste en la tentative directe ou indirecte de s’infiltrer dans la conscience religieuse par l’un quelconque des moyens qui sont séparément énumérés par cette loi."
20. Plus récemment, des tribunaux ont condamné des témoins de Jéhovah pour avoir professé la doctrine de la secte "d’une manière importune", en accusant l’Église orthodoxe d’être une "source de souffrances pour le monde" (cour d’appel de Salonique, arrêt no 2567/1988), pénétré chez autrui en se présentant comme des chrétiens désireux de répandre le Nouveau Testament (tribunal de première instance de Florina, jugement no 128/1989), ou tenté de donner à un prêtre orthodoxe assis au volant de sa voiture, et après l’avoir arrêté, des livres et des brochures (tribunal de première instance de Lassithi, jugement no 357/1990).
En revanche, par un arrêt no 1304/1982 (Annales pénales XXXII, p. 502), la Cour de cassation a censuré, pour manque de base légale, un arrêt de la cour d’appel d’Athènes (no 5434/1981): en condamnant un témoin de Jéhovah, cette dernière s’était bornée à répéter les termes de l’acte d’accusation et n’avait donc pas expliqué en quoi "l’enseignement importun des dogmes de la secte des témoins de Jéhovah" ou "la distribution, pour un prix minime, des brochures de ladite secte" s’analysaient en une tentative de pénétrer la conscience religieuse des plaignants, ni démontré par quel moyen l’accusé avait abusé de l’"inexpérience" et de la "faiblesse intellectuelle" de ceux-ci. La Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel qui, siégeant dans une composition différente, a relaxé l’intéressé.
De même, plusieurs décisions judiciaires ont estimé non constitutives du délit de prosélytisme une simple discussion sur les croyances des témoins de Jéhovah, la distribution de brochures de porte à porte (cour d’appel de Patras, arrêt no 137/1988) ou sur la place publique (cour d’appel de Larissa, arrêt no 749/1986) et l’explication sans subterfuge à un orthodoxe du credo de la secte (tribunal correctionnel de Trikala, jugement no 186/1986). Enfin, la qualité de "paysan illettré" ne suffit pas à établir la "naïveté", au sens de l’article 4, de l’interlocuteur de celui que l’on accuse de prosélytisme (Cour de cassation, arrêt no 1155/1978).
21. Après la révision constitutionnelle de 1975, les témoins de Jéhovah ont contesté en justice la constitutionnalité de l’article 4 de la loi no 1363/1938. Ils dénonçaient le caractère vague de la description du comportement punissable, mais surtout se fondaient sur le titre même de la loi, qui affirmait vouloir sauvegarder les articles 1 et 2 de la Constitution en vigueur à l’époque (celle de 1911, paragraphe 12 ci-dessus), interdisant le prosélytisme pratiqué contre la religion dominante. Or l’actuelle Constitution étend à toute religion cette interdiction qui, de surcroît, ne figure plus dans le chapitre relatif à la religion, mais dans celui qui traite des droits civils et sociaux, et notamment à l’article 13 qui garantit la liberté de conscience religieuse.
Les tribunaux ont toujours rejeté pareille exception d’inconstitutionnalité, qui a pourtant reçu un large appui dans la doctrine.
III. LES TÉMOINS DE JÉHOVAH EN GRÈCE
22. Le mouvement des témoins de Jéhovah est apparu en Grèce au début du XXe siècle. Le nombre des adeptes se situe aujourd’hui entre 25 000 et 70 000, selon les estimations. Les membres se répartissent en 338 congrégations; la première d’entre elles s’ouvrit à Athènes en 1922.
23. Depuis la révision constitutionnelle de 1975, le Conseil d’État a jugé à plusieurs reprises que la confession dont il s’agit remplit les conditions d’une "religion connue" (arrêts nos 2105 et 2106/1975, 4635/1977, 2484/1980, 4620/1985, 790 et 3533/1986, 3601/1990). Toutefois, certaines juridictions de premier degré persistent à nier ce caractère (tribunal de première instance de Heraklion, jugements nos 272/1984 et 87/1986). En 1986, le Conseil d’État a jugé (arrêt no 3533/1986) qu’une décision ministérielle refusant de nommer un témoin de Jéhovah à un poste de professeur de littérature violait la liberté de conscience religieuse et, partant, la Constitution hellénique.
24. D’après les statistiques fournies par le requérant, de 1975 (date du rétablissement de la démocratie) à 1992 ont été arrêtés 4 400 témoins de Jéhovah, dont 1 233 ont été renvoyés en jugement et 208 condamnés. Auparavant, plusieurs condamnations avaient été prononcées en vertu des lois no 117/1936 "portant mesures pour combattre le communisme et ses effets" et no 1075/1938 "portant mesures de sauvegarde de l’ordre social".
Le Gouvernement ne conteste pas les chiffres avancés par l’intéressé. Il souligne cependant que la fréquence des condamnations des témoins de Jéhovah tend à diminuer: en 1991 et 1992, on a recensé seulement 7 condamnés pour 260 personnes arrêtées.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25. M. Kokkinakis a saisi la Commission le 22 août 1988. Il prétendait que sa condamnation pour prosélytisme méconnaissait les droits garantis par les articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10) de la Convention. Il invoquait en outre les articles 5 par. 1 et 6 paras. 1 et 2 (art. 5-1, art. 6-1, art. 6-2).
26. La Commission a retenu la requête (no 14307/88) le 7 décembre 1990, à l’exception des griefs tirés des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6), qu’elle a rejetés pour défaut manifeste de fondement. Dans son rapport du 3 décembre 1991 (article 31) (art. 31), elle arrive à la conclusion
a) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 (art. 7) (onze voix contre deux);
b) qu’il y a eu violation de l’article 9 (art. 9) (unanimité);
c) qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 10 (art. 10) (douze voix contre une).
Le texte intégral de son avis et des deux opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
EN DROIT
27. M. Kokkinakis se plaint de sa condamnation pour prosélytisme; il l’estime contraire aux articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10) de la Convention, ainsi qu’à l’article 14 combiné avec le second d’entre eux (art. 14+9).
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 9 (art. 9)
28. Les griefs de l’intéressé concernent pour l’essentiel une restriction à l’exercice de sa liberté de religion. Dès lors, la Cour examinera d’abord les questions relatives à l’article 9 (art. 9), aux termes duquel
"1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
29. Le requérant ne s’en prend pas uniquement à l’application - fausse selon lui - de l’article 4 de la loi no 1363/1938 à son égard. Il concentre son argumentation sur le problème, plus large, de la compatibilité de ce texte avec le droit consacré par l’article 9 (art. 9) de la Convention qui, incorporé depuis 1953 au droit grec, aurait, en vertu de la Constitution, une valeur supérieure à toute loi contraire. Il souligne la difficulté logique et juridique de tracer une ligne de démarcation tant soit peu distincte entre prosélytisme et liberté "de changer de religion ou de conviction et de la manifester individuellement ou collectivement, en public et en privé", ce qui engloberait tout enseignement, toute publication et toute prédication entre personnes.
L’interdiction du prosélytisme, érigé en infraction pénale sous la dictature de Metaxas, ne serait pas seulement inconstitutionnelle: elle formerait aussi, avec les autres clauses de la loi no 1363/1938, "un arsenal d’interdictions et de menaces de punitions" qui pèserait sur les adeptes de toutes les croyances et de tous les dogmes.
M. Kokkinakis dénonce enfin l’application sélective de cette loi par les autorités administratives et judiciaires: imaginer, par exemple, l’éventualité d’une plainte portée par un prêtre catholique, ou par un pasteur protestant, contre un orthodoxe qui aurait tenté de lui enlever un fidèle, dépasserait "l’hypothèse d’école la plus saugrenue"; encore moins verrait-on un procureur poursuivre un orthodoxe pour prosélytisme au bénéfice de la "religion dominante".
30. D’après le Gouvernement, toutes les religions sont libres en Grèce; leurs membres jouiraient du double droit d’exprimer librement leurs croyances et d’essayer d’influencer la conscience d’autrui, le témoignage chrétien étant un devoir de toute Église et de tout chrétien. Il existerait cependant une différence radicale entre le témoignage et le "prosélytisme de mauvais aloi", celui qui consisterait à employer des moyens trompeurs, indignes et immoraux, telle l’exploitation du dénuement, de la faiblesse intellectuelle et de l’inexpérience de son semblable. L’article 4 prohiberait cette sorte de prosélytisme - le prosélytisme "intempestif" auquel la Cour européenne se référait dans son arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976 (série A no 23, p. 28, par. 54) - et non le simple enseignement religieux. En outre, la jurisprudence grecque aurait précisément adopté cette définition du prosélytisme.
A. Principes généraux
31. Telle que la protège l’article 9 (art. 9), la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une "société démocratique" au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme - chèrement conquis au cours des siècles - consubstantiel à pareille société.
Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle "implique" de surcroît, notamment, celle de "manifester sa religion". Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses.
Aux termes de l’article 9 (art. 9), la liberté de manifester sa religion ne s’exerce pas uniquement de manière collective, "en public" et dans le cercle de ceux dont on partage la foi: on peut aussi s’en prévaloir "individuellement" et "en privé"; en outre, elle comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un "enseignement", sans quoi du reste "la liberté de changer de religion ou de conviction", consacrée par l’article 9 (art. 9), risquerait de demeurer lettre morte.
32. Les impératifs de l’article 9 (art. 9) se reflètent dans la Constitution hellénique dans la mesure où elle proclame, en son article 13, que "la liberté de la conscience religieuse est inviolable" et que "toute religion connue est libre" (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, les témoins de Jéhovah bénéficient tant du statut de "religion connue" que des avantages qui en découlent quant à l’accomplissement des rites (paragraphes 22-23 ci-dessus).
33. Le caractère fondamental des droits que garantit l’article 9 par. 1 (art. 9-1) se traduit aussi par le mode de formulation de la clause relative à leur restriction. A la différence du second paragraphe des articles 8, 10 et 11 (art. 8-2, art. 10-2, art. 11-2), qui englobe l’ensemble des droits mentionnés en leur premier paragraphe (art. 8-1, art. 10-1, art. 11-1), celui de l’article 9 (art. 9-1) ne vise que la "liberté de manifester sa religion ou ses convictions". Il constate de la sorte que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun.
34. Selon le Gouvernement, l’ordre juridique grec renferme de telles limitations. L’article 13 de la Constitution de 1975 prohibe le prosélytisme à l’égard de toutes les religions sans distinction. L’article 4 de la loi no 1363/1938, qui accompagne cette interdiction d’une sanction pénale, a été maintenu par plusieurs gouvernements démocratiques successifs nonobstant son origine historique et politique. Il aurait pour but exclusif de protéger "la conscience d’autrui à l’égard des activités portant atteinte à sa dignité et à sa personnalité".
35. La Cour se bornera, autant que possible, à examiner le problème soulevé par le cas concret dont elle se trouve saisie. Elle doit néanmoins se pencher sur lesdites dispositions puisque la mesure dont se plaint le requérant résulte de leur application même (voir, mutatis mutandis, l’arrêt de Geouffre de la Pradelle c. France du 16 décembre 1992, série A no 253-B, p. 42, par. 31).
B. Application de ces principes
36. La condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Lassithi, puis réduite par la cour d’appel de Crète (paragraphes 9-10 ci-dessus), s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit de M. Kokkinakis à la "liberté de manifester sa religion ou ses convictions". Pareille immixtion enfreint l’article 9 (art. 9) sauf si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un ou des objectifs légitimes au regard du paragraphe 2 (art. 9-2) et "nécessaire, dans une société démocratique", pour les atteindre.
1. "Prévue par la loi"
37. Le requérant précise que les arguments développés par lui sur le terrain de l’article 7 (art. 7) valent aussi pour la phrase "prévue par la loi". La Cour les examinera donc sous cet angle.
38. L’intéressé s’attaque au libellé même de l’article 4 de la loi no 1363/1938. Il dénonce l’absence d’une description de la "substance objective" du délit de prosélytisme. Il la croit voulue: elle tendrait à permettre à toute sorte de conversation ou communication religieuse de tomber sous le coup de cette disposition. Il invoque le "risque d’extensibilité policière et souvent judiciaire" des termes vagues de cet article, tels que "notamment" et "tentative indirecte" de pénétrer dans la conscience d’autrui; punir le non-orthodoxe même quand il offre un "secours moral et matériel" équivaudrait à réprimer l’acte même que prescrirait toute religion et que le code pénal ordonnerait dans certains cas d’urgence. La loi no 1672/1939 (paragraphe 16 ci-dessus) aurait, sans plus, dépouillé la rédaction initiale de l’article 4 de son "verbiage répétitif"; elle en aurait gardé toutes les expressions "extensibles et passe-partout", se bornant à user d’un style plus ramassé, mais tout aussi "pédant" et destiné à placer le non-orthodoxe en état d’interdiction permanente de parole. Nul citoyen ne pourrait, par conséquent, orienter son comportement sur la base de ce texte.
En outre, l’article 4 de la loi no 1363/1938 serait incompatible avec l’article 13 de la Constitution.
39. D’après le Gouvernement au contraire, l’article 4 définit le prosélytisme "de manière précise et déterminée"; il énumérerait tous les éléments constitutifs de cette infraction. L’emploi de l’adverbe "notamment" n’aurait aucune importance car il ne concernerait que les moyens par lesquels le délit pourrait s’accomplir; une telle liste indicative serait, du reste, de pratique courante dans la rédaction des lois pénales.
Enfin, la substance objective du délit ne ferait pas défaut: il s’agirait de la tentative de modifier l’essence de la conscience religieuse d’autrui.
40. La Cour a déjà constaté que le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues (voir par exemple, mutatis mutandis, l’arrêt Müller et autres c. Suisse du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, par. 29). Les dispositions du droit pénal en matière de prosélytisme entrent dans cette catégorie. L’interprétation et l’application de pareils textes dépendent de la pratique.
En l’occurrence, il existait une jurisprudence constante des juridictions grecques (paragraphes 17-20 ci-dessus). Publiée et accessible, elle complétait la lettre de l’article 4 et était de nature à permettre à M. Kokkinakis de régler sa conduite en la matière.
Quant à la constitutionnalité de l’article 4 de la loi no 1363/1938, la Cour rappelle qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (voir en dernier lieu l’arrêt Hadjianastassiou c. Grèce du 16 décembre 1992, série A no 252, p. 18, par. 42). Or les juridictions grecques ayant eu à connaître du problème ont conclu à l’absence d’incompatibilité (paragraphe 21 ci-dessus).
41. La mesure litigieuse était donc "prévue par la loi", au sens de l’article 9 par. 2 (art. 9-2) de la Convention.
2. But légitime
42. D’après le Gouvernement, un État démocratique se doit d’assurer la jouissance paisible des libertés individuelles de quiconque vit sur son territoire. Si, en particulier, il ne veillait pas à protéger la conscience religieuse et la dignité d’une personne contre des tentatives d’influence par des moyens immoraux et mensongers, l’article 9 par. 2 (art. 9-2) se trouverait en pratique privé de toute valeur.
43. Pour le requérant, la religion relève du "flot constamment renouvelable de la pensée humaine" et ne saurait se concevoir en dehors du dialogue public. L’équilibre des droits individuels obligerait à tolérer que la pensée d’autrui subisse un minimum d’influences, sans quoi on en arriverait "à une étrange société de bêtes silencieuses qui pense[raient] mais ne s’exprime[raient] pas, qui parle[raient] mais ne communique[raient] pas, qui existe[raient] mais ne coexiste[raient] pas".
44. Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes mêmes des décisions des juridictions compétentes, la Cour considère que la mesure incriminée poursuivait un but légitime sous l’angle de l’article 9 par. 2 (art. 9-2): la protection des droits et libertés d’autrui, invoquée par le Gouvernement.
3. "Nécessaire dans une société démocratique"
45. M. Kokkinakis n’estime pas nécessaire, dans une société démocratique, d’interdire la "parole d’un concitoyen" venant s’entretenir de religion avec son voisin. Il se demande comment un discours prononcé avec conviction, et sur la base de livres saints communs à tous les chrétiens, pourrait léser les droits d’autrui. Mme Kyriakaki serait une femme adulte dotée d’expérience et de capacités intellectuelles; sous peine de bafouer les droits fondamentaux de l’homme, on ne saurait ériger en infraction la conversation d’un témoin de Jéhovah avec l’épouse d’un chantre. D’autre part, la cour d’appel de Crète, quoique saisie de faits précis et d’une clarté absolue, n’aurait pas réussi à déterminer le caractère direct ou indirect de la tentative du requérant de pénétrer la conscience religieuse de la plaignante; son raisonnement démontrerait qu’elle condamna l’intéressé "non pour quelque chose qu’il avait fait, mais pour ce qu’il était".
La Commission souscrit en substance à cette thèse.
46. Selon le Gouvernement au contraire, les tribunaux grecs se fondèrent sur des faits patents qui constituaient le délit de prosélytisme: l’insistance de M. Kokkinakis à entrer au domicile de Mme Kyriakaki sous un prétexte mensonger; la manière d’aborder son interlocutrice pour gagner sa confiance; enfin, une analyse "habile" des Saintes Écritures, propre à "leurrer" la plaignante qui ne posséderait pas de "formation adéquate en matière de dogme" (paragraphes 9-10 ci-dessus). Il souligne que si l’État restait indifférent aux atteintes à la liberté de conscience religieuse, il en résulterait une grande agitation de nature à troubler la paix sociale.
47. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il faut reconnaître aux États contractants une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées.
Pour statuer sur ce dernier point, il y a lieu de mettre en balance les exigences de la protection des droits et libertés d’autrui avec le comportement reproché au requérant. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer les décisions judiciaires litigieuses sur la base de l’ensemble du dossier (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A no 149, p. 12, par. 28).
48. Il échet d’abord de distinguer le témoignage chrétien du prosélytisme abusif: le premier correspond à la vraie évangélisation qu’un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil oecuménique des Églises, qualifie de "mission essentielle" et de "responsabilité de chaque chrétien et de chaque église". Le second en représente la corruption ou la déformation. Il peut revêtir la forme d’"activités [offrant] des avantages matériels ou sociaux en vue d’obtenir des rattachements à [une] Église ou [exerçant] une pression abusive sur des personnes en situation de détresse ou de besoin", selon le même rapport, voire impliquer le recours à la violence ou au "lavage de cerveau"; plus généralement, il ne s’accorde pas avec le respect dû à la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui.
La lecture de l’article 4 de la loi no 1363/1938 révèle que les critères adoptés en la matière par le législateur grec peuvent cadrer avec ce qui précède si et dans la mesure où ils visent à réprimer, sans plus, le prosélytisme abusif, qu’au demeurant la Cour n’a pas à définir in abstracto en l’espèce.
49. La Cour relève pourtant que les juridictions grecques établirent la responsabilité du requérant par des motifs qui se contentaient de reproduire les termes de l’article 4, sans préciser suffisamment en quoi le prévenu aurait essayé de convaincre son prochain par des moyens abusifs. Aucun des faits qu’elles relatèrent ne permet de le constater.
Dès lors, il n’a pas été démontré que la condamnation de l’intéressé se justifiait, dans les circonstances de la cause, par un besoin social impérieux. La mesure incriminée n’apparaît donc pas proportionnée au but légitime poursuivi, ni, partant, "nécessaire, dans une société démocratique", "à la protection des droits et libertés d’autrui".
50. En conclusion, il y a eu violation de l’article 9 (art. 9) de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 7 (art. 7)
51. M. Kokkinakis invoque aussi l’article 7 (art. 7), ainsi rédigé:
"1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées."
D’après lui, pour se concilier avec ce texte une disposition répressive doit présenter une précision et une clarté suffisantes (paragraphes 37-38 ci-dessus). Or il n’en irait pas ainsi de l’article 4 de la loi no 1363/1938.
52. La Cour souligne que l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie; il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition se trouve remplie lorsque l’individu peut savoir, à partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité.
Or il appert que tel est bien le cas en l’espèce; la Cour renvoie, sur ce point, aux paragraphes 40 et 41 du présent arrêt.
53. En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 7 (art. 7) de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10)
54. Le requérant invoque de surcroît sa liberté d’expression, garantie par l’article 10 (art. 10). Sa condamnation aurait frappé non seulement la diffusion de ses opinions religieuses, mais aussi celle d’opinions socio-philosophiques générales, la cour d’appel de Crète ayant relevé qu’il s’était entretenu avec Mme Kyriakaki de "l’homme politique Palme" et des "thèses pacifistes".
55. Eu égard à sa décision relative à l’article 9 (art. 9) (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour, à l’instar de la Commission, ne croit pas nécessaire d’examiner ce grief.
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14, COMBINE AVEC L’ARTICLE 9 (art. 14+9)
56. Dans son mémoire du 5 août 1992, l’intéressé se prétend également victime d’une discrimination contraire à l’article 14 combiné avec l’article 9 (art. 14+9). Elle résulterait des "vices de l’article 4 de la loi no 1363/1938" ou de "l’application qui en a été faite".
57. Quoique non présentée à la Commission, cette plainte se rapporte aux mêmes faits que les doléances fondées sur les articles 7 et 9 (art. 7, art. 9), mais eu égard à la conclusion figurant au paragraphe 50 la Cour n’estime pas devoir en connaître.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
58. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
59. À l’audience, le requérant a sollicité d’abord une indemnité de 500 000 drachmes pour tort moral.
La Cour considère qu’il en a subi un et que, malgré l’opinion contraire du Gouvernement, un constat de manquement ne suffit pas à l’en dédommager. Statuant en équité comme le veut l’article 50 (art. 50), elle lui alloue de ce chef 400 000 drachmes.
60. Pour frais et dépens afférents aux instances suivies en Grèce puis devant les organes de la Convention, M. Kokkinakis réclame une somme de 2 789 500 drachmes, dont il fournit le détail.
Le Gouvernement juge ce montant exagéré. Plus particulièrement, il conteste la nécessité a) de recourir à deux avocats pour représenter le requérant devant les tribunaux grecs et la Cour européenne, ainsi qu’à des avocats athéniens pour le défendre devant les juridictions crétoises; b) de la comparution de l’intéressé lui-même devant la Cour de cassation.
Avec le délégué de la Commission, la Cour trouve pourtant la demande raisonnable, en conséquence de quoi elle l’accueille en entier.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par six voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 9 (art. 9);
2. Dit, par huit voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 (art. 7);
3. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 10 (art. 10), ni de l’article 14 combiné avec l’article 9 (art. 14+9);
4. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 400 000 (quatre cent mille) drachmes pour dommage moral et 2 789 500 (deux millions sept cent quatre-vingt-neuf mille cinq cents) drachmes pour frais et dépens.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 25 mai 1993.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion partiellement concordante de M. Pettiti;
- opinion concordante de M. De Meyer;
- opinion dissidente de M. Valticos;
- opinion partiellement dissidente de M. Martens;
- opinion dissidente commune à MM. Foighel et Loizou.
R. R.
M.-A. E.
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE DE M. LE JUGE PETTITI
J’ai voté avec la majorité la violation de l’article 9 (art. 9), mais j’estimais qu’il eût été utile de renforcer la motivation de l’arrêt.
En outre, je me suis séparé de la majorité en considérant aussi que la législation pénale actuelle applicable en Grèce concernant le prosélytisme était, en soi, contraire à l’article 9 (art. 9).
L’affaire Kokkinakis revêt une particulière importance; elle est la première véritable procédure concernant la liberté de religion portée devant la Cour européenne depuis sa création; elle se situe dans une période où les Nations Unies et l’Unesco préparent une année mondiale sur la tolérance qui doit poursuivre la portée de la Déclaration des Nations Unies de 1981 contre toutes les formes d’intolérance, adoptée après vingt ans de négociations.
En premier lieu, pour ma part, je considère que c’est le texte de loi qui est contraire à l’article 9 (art. 9). J’admets que la prévisibilité de celui-ci soit reconnue. Mais la qualification est telle qu’elle permet à tout moment de sanctionner la moindre tentative pratiquée pour convaincre son interlocuteur.
La motivation adoptée par la majorité voulant se limiter au cas d’espèce équivaut à contrôler la juridiction nationale par rapport au quantum de la peine appliquée, alors que c’est le principe même de la sanction qui est en cause et que la Cour européenne n’a pas à se prononcer sur le quantum des peines en droit interne. La Cour doit s’en tenir à sa jurisprudence Dudgeon c. Royaume-Uni (arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, par. 41) et Norris c. Irlande (arrêt du 26 octobre 1988, série A no 142, p. 16, par. 33); la seule menace d’application d’un texte, même tombé en désuétude, suffit pour constater la violation.
La formulation "prosélytisme de mauvais aloi", qui est un critère de la jurisprudence grecque pour appliquer la loi, suffit pour que le texte législatif et son corpus d’application soient considérés comme contraires à l’article 9 (art. 9).
Le Gouvernement lui-même a reconnu que le requérant était poursuivi "parce qu’il avait tenté d’influencer son auditeur en abusant de son inexpérience en matière de dogme et en exploitant sa faiblesse intellectuelle". Il ne s’agissait donc pas de protéger autrui contre des moyens de coercition physique ou psychique, mais d’attribuer à l’État la possibilité de s’arroger le droit de juger de la faiblesse d’une personne pour sanctionner un prosélyte, ingérence qui pourrait devenir périlleuse si elle était utilisée par un État autoritaire.
L’imprécision de l’incrimination, l’absence de définition du prosélytisme accentuent l’inquiétude que provoque la loi grecque. Même si l’on admet qu’en Grèce la prévisibilité de la loi, comme pouvant s’appliquer aux prosélytes, était suffisante, il n’en reste pas moins que le "flou" de la qualification laisse une trop grande marge d’interprétation pour décider de sanctions pénales.
On peut se demander si le principe même de l’application d’une loi pénale en matière de prosélytisme est compatible avec l’article 9 (art. 9) de la Convention.
La politique pénale pourrait être conduite par la technique d’incrimination spécifique visant les actes de contrainte et l’activité de certaines sectes portant véritablement atteinte à la liberté, à la dignité de la personne. La protection des mineurs peut faire l’objet de dispositions pénales précises. La protection des majeurs peut être assurée par les législations fiscales, sociales, par le droit commun en matière de publicité mensongère, de non-assistance à personnes en danger, de coups et blessures (même physiques) volontaires ou par imprudence.
En tout cas, même si le principe était admis, il ne devrait pas entraîner le maintien des législations se bornant à des incriminations vagues qui laissent à la subjectivité d’appréciation du juge le soin de réprimer ou de relaxer. La Cour européenne dans l’affaire Lingens c. Autriche (arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103) à propos de la liberté d’expression avait marqué sa préoccupation sur la latitude laissée au magistrat d’apprécier la notion de vérité.
Des critères d’interprétation aussi incontrôlables que faits de prosélytisme "de bon ou de mauvais aloi" ou prosélytisme "intempestif" ne peuvent assurer la sécurité juridique.
Le prosélytisme est lié à la liberté de religion; le croyant doit pouvoir communiquer sa foi et sa conviction dans le domaine religieux comme dans le domaine philosophique. La liberté de religion et de conscience est un droit fondamental et cette liberté doit pouvoir s’exercer en faveur de toutes les religions et non au profit d’une seule Église, même si celle-ci par tradition historique est Église d’État ou "religion dominante".
La liberté de religion et de conscience implique bien l’acceptation du prosélytisme, même "de mauvais aloi". C’est un droit pour le croyant ou le philosophe agnostique d’exposer ses convictions, de tenter de les faire partager et même de tenter de convertir son interlocuteur.
Les seules limites à l’exercice de ce droit sont celles correspondant au respect des droits d’autrui dans la mesure où il y aurait tentative de forcer le consentement de la personne ou d’user de procédés de manipulation.
Les autres comportements qui ne sont pas admissibles tels que lavage de cerveau, atteintes au droit du travail, atteintes à la santé publique, incitation à la débauche, que l’on retrouve dans des pratiques de certains groupements pseudo-religieux, doivent être sanctionnés en droit positif par les qualifications de droit commun pénal. On ne peut interdire le prosélytisme sous couvert de sanctionner de tels agissements.
Certes, le prosélytisme ne doit pas s’exercer par coercition, par des moyens déloyaux en abusant des mineurs ou des "incapables majeurs" au sens du droit civil, mais le droit commun civil et pénal peut pallier de telles déviations.
En deuxième lieu, même si la Cour ne retenait pas la violation au titre de la loi, elle pouvait, à mon avis, formuler autrement sa décision en ajoutant quelques définitions pour que la portée de sa décision soit bien comprise.
Les commentateurs et les États membres pourraient regretter que sur un sujet aussi grave, à la veille de l’année mondiale des Nations Unies sur la tolérance, et par référence à la Déclaration des Nations Unies contre l’intolérance religieuse, la Cour n’ait pas explicité son interprétation du prosélytisme par rapport à la liberté de religion au sens de l’article 9 (art. 9).
La motivation pouvait aussi tenir compte davantage de ce que l’article 9 (art. 9) vaut aussi pour les convictions philosophiques non religieuses et que l’application de l’article 9 (art. 9) doit préserver les personnes contre les abus de certaines sectes, mais sur ce point il appartient aux États de légiférer en régulant par le droit commun les déviations conduisant à des tentatives de "lavage de cerveau". Le prosélytisme non délictuel reste la base de la manifestation de la liberté de religion. L’effort de conversion n’est pas en soi atteinte à la liberté et aux croyances des autres ni atteinte aux droits d’autrui.
Le Gouvernement a admis que, postérieurement à la Constitution de 1975, la loi no 1363/1938 n’a pas été abrogée. Il fait valoir que plusieurs arrêts du Conseil d’État ont protégé efficacement la liberté religieuse, mais il n’en reste pas moins que les tribunaux peuvent toujours appliquer la loi de la même façon qu’elle a été appliquée dans le cas Kokkinakis. Or, ce ne peut être sous l’angle du quantum et de la proportionnalité de la peine que les organes de Strasbourg peuvent exercer leur contrôle de compatibilité avec l’article 9 (art. 9).
Sans même entrer dans la critique interne de la décision des juridictions grecques, sur le contenu des propos échangés et sur la vérification de la preuve, on ne peut que constater que les décisions ne tracent pas la limite, au sens de la loi et de la Constitution, entre témoignage, proclamation de foi ou de confession et contrainte. Les deux juges dissidents des juridictions grecques ont souligné la faiblesse de motivation des décisions rendues.
Dans son mémoire en réplique devant la Commission, le requérant avait soulevé deux points significatifs:
"1. La proclamation formelle de la liberté de conscience religieuse et de ses manifestations est postérieure à la prohibition du ‘prosélytisme’ dans les textes constitutionnels. Elle a été introduite par la Constitution du 3 juin 1927 (article 1 par. 1 c)) et figure aujourd’hui parmi les droits fondamentaux ‘individuels et sociaux’ énumérés et qualifiés nommément - à l’instar de la Déclaration Universelle et de la Convention européenne - ‘droits de l’homme’ (Constit. 9 juin 1975, articles 13 par. 1, 25 et 28). Il y a donc une anomalie, sinon une contradiction flagrante dans le texte même de la Constitution. Si les décrets dictatoriaux de 1938-39 l’ont aggravée en érigeant les convictions et les actes de l’exercice purement verbal d’une confession en délits punissables - que la codification du droit pénal n’a jamais voulu accueillir (ainsi que nous l’avons déjà noté) - il y a de fortes raisons pour que ces dispositions soient enfin reconnues comme incompatibles avec la lettre et l’esprit de la Constitution en vigueur: l’exercice ou l’expression bénigne ou même la suspicion d’un sentiment qui décèle une conviction religieuse - c’est le cas de Kokkinakis - ne peut constituer un délit! C’est ainsi que la Constitution devait être appliquée par le législateur et les autorités administratives et judiciaires. Sans nul doute, c’est ainsi surtout que la Convention européenne doit être obéie, et appliquée par ses instances propres.
2. Le gouvernement défendeur fait montre de certains arrêts de justice qui seraient tolérants vis-à-vis de l’existence et des activités confessionnelles autres que celle des fidèles de l’Église orthodoxe et, dans un cas isolé et après tout secondaire, celle d’un adepte de la confession à laquelle appartient le requérant. On remarquera d’abord que l’existence de ces arrêts est déjà démonstrative de pratiques administratives intolérantes. Puis, que les cas d’espèce et les solutions accolées sous des ‘considérants’ libéraux ne sont pas signalés. Enfin, que nulle décision qui fait justice de cette législation pénale et parasitaire qui entretient la persécution sporadique, mais non moins virulente des non-orthodoxes n’est citée, car malheureusement elle n’a jamais été rendue. Elles ont toutes admis la validité et l’applicabilité des décrets de 1938.
Il n’est pas question d’engager ici une discussion sur les mérites constitutionnels en Grèce du ‘prosélytisme’ tel qu’il est tendancieusement défini par les lois de nécessité de 1938-39, puisque la seule question qui se pose devant les organes européens de la Convention est de savoir si les dispositions de ces textes et si l’application qui en a été faite aux dépens du requérant jusqu’à l’épuisement des voies de recours internes constituent des manquements à la Convention imputables au gouvernement hellénique."
Celui-ci est resté surtout sur des affirmations de principe en faveur de la liberté de religion.
Sur ce point, la motivation de la Cour européenne ne me paraît pas apporter suffisamment de critères d’interprétation des rapports entre une législation visant le prosélytisme et l’article 9 (art. 9).
Le domaine des convictions spirituelles, religieuses ou philosophiques fait appel à la sphère intime des croyances et au droit de les exprimer et manifester. Entrer dans un système répressif sans garde-fous est périlleux et l’on sait à quels errements ont conduit des régimes autoritaires qui tout en affirmant dans leurs Constitutions la liberté de religion, la restreignaient par des incriminations pénales visant le parasitisme, le "subversif" ou le prosélytisme.
La formulation adoptée par la majorité de la Cour pour conclure à la violation, à savoir que la condamnation de l’intéressé ne se justifiait pas dans les circonstances de la cause, laisse trop de place à une interprétation, ultérieure, répressive de la part des juridictions grecques, alors que c’est l’exercice de l’action publique qui doit aussi être contrôlé. Il était possible, à mon sens, de mieux cerner les qualifications d’abus, de coercition, de contraintes et de mieux affirmer in abstracto l’espace complet de liberté qui doit être réservé à la liberté religieuse et au témoignage.
Les formules du Conseil oecuménique, celles de Vatican II, celles des philosophes ou sociologues, faisant référence aux actes de coercition, d’abus de son propre droit pour porter atteinte au droit des autres, de manipulations des esprits par des procédés qui aboutissent au viol de conscience, permettent à elles toutes de définir les limites éventuelles admissibles du prosélytisme. Elles peuvent apporter aux États membres des données positives pour prolonger la portée de l’arrêt de la Cour et pour appliquer pleinement le principe et les normes de la liberté religieuse, envisagée sous l’article 9 (art. 9) de la Convention européenne.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE DE MEYER
Le prosélytisme, étant le "zèle déployé pour répandre la foi"*, ne peut être punissable en tant que tel: c’est une manière, parfaitement légitime en elle-même, de "manifester sa religion".
En l’espèce, le requérant n’a été condamné que pour avoir fait preuve d’un tel zèle, sans aucun abus de sa part**.
Tout ce qu’on a pu lui reprocher c’est d’avoir tenté de faire partager ses convictions religieuses par Mme Kyriakaki. Celle-ci l’a laissé entrer chez elle et rien n’indique qu’elle l’ait, à quelque moment que ce soit, invité à sortir: elle a préféré prêter l’oreille à ses propos*** en attendant l’arrivée de la police, avertie par son mari, le chantre****.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS
Je regrette de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité de la Cour et tout autant de ne pas avoir été suivi par elle. Mon désaccord porte tant sur la portée de l’article 9 (art. 9) que sur l’appréciation des faits de l’espèce.
Pour ce qui est de la portée de l’article 9 (art. 9), je ne saurais donner une signification aussi extensive qu’elle le fait aux termes de "la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites". Comme pour toutes les libertés, la liberté de religion de chacun doit finir là où commence celle de l’autre. La liberté de "manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé", signifie bien celle de la pratiquer et de la manifester, mais non de tenter avec insistance de combattre et de modifier celle d’autrui, d’influencer les esprits par une propagande active, et souvent abusive. Elle vise à établir la paix religieuse et la tolérance, non à autoriser les heurts, sinon les guerres de religion, notamment à une époque où bien des sectes détournent et captent, par des procédés pour le moins discutables, des esprits simples et candides. Même si la chambre estime que tel n’est pas son dessein, telle est en tout cas la direction vers laquelle sa conception peut conduire.
A ce stade, il faut dissiper un malentendu: on a soutenu que, s’agissant de conversations au cours desquelles une personne expose simplement ses croyances religieuses, il ne saurait y avoir d’atteinte à la religion d’autrui. En réalité, la situation ici est tout autre. Dans une affaire différente dont est saisie une autre chambre (affaire Hoffmann*), il est indiqué dans le rapport de la Commission (paragraphe 27) que la plaignante, elle aussi témoin de Jéhovah, faisait, une fois par semaine, des visites pour répandre sa foi. Il s’agit donc bien, pour cette secte, d’un effort systématique de conversion, et par conséquent d’une atteinte aux croyances religieuses des autres. Cela n’a aucun rapport avec l’article 9 (art. 9) qui vise uniquement la protection de la religion des individus et non leur droit de s’attaquer à celle des autres.
J’ajoute que le terme d’"enseignement" qui figure dans l’article 9 (art. 9) vise sans aucun doute l’enseignement religieux dans les programmes scolaires ou les institutions religieuses, mais non le démarchage individuel comme dans le cas d’espèce.
On en vient ainsi à l’espèce.
L’affaire se situe sur trois niveaux: la loi nationale, les faits proprement dits, et les décisions judiciaires.
La loi tout d’abord: est-elle précise ou comporte-t-elle une dose d’ambiguïté, d’excessive généralité qui permette l’arbitraire dans son application comme loi pénale? A mon sens, le doute ne devrait pas être permis: elle traite, comme délit, du "prosélytisme", mot naturellement grec et, comme tant d’autres, passé en français, comme aussi en anglais et que Le Petit Robert définit comme "zèle déployé pour répandre la foi, et par ext. pour faire des prosélytes, recruter des adeptes". Nous sommes déjà loin de la simple manifestation de sa croyance que vise l’article 9 (art. 9). Celui qui fait du prosélytisme cherche à convertir autrui: ne se limitant pas à affirmer sa foi, il cherche à modifier celle des autres en faveur de la sienne. Et du reste Le Petit Robert clarifie son explication par la citation suivante de Paul Valéry: "Je trouve indigne de vouloir que les autres soient de notre avis. Le prosélytisme m’étonne."
Alors que le terme de "prosélytisme" eût suffi, à mon sens, à définir le délit et à satisfaire au principe de la légalité de l’infraction, la loi pénale grecque, pour éviter toute ambiguïté, en donne une illustration qui, pour se vouloir une explication et un exemple, sans doute le plus courant, n’en constitue pas moins une définition significative et c’est: "2. Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la conscience religieuse d’une personne de confession différente dans le but d’en modifier le contenu, soit par toute sorte de prestation ou promesse de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par des moyens frauduleux, soit en abusant de son inexpérience ou de sa confiance, soit en profitant de son besoin, sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté."
Cette définition, si l’on peut dire, de viol de la conscience d’autrui ne saurait aucunement être considérée comme contraire à l’article 9 (art. 9) de la Convention. Au contraire, elle est de nature à protéger la liberté de la conscience religieuse des individus.
Voyons maintenant les faits de l’espèce. Voici, d’une part, un adepte militant des témoins de Jéhovah, un dur à cuire du prosélytisme, un spécialiste de la conversion, un martyr des correctionnelles, que les condamnations antérieures n’ont fait qu’endurcir dans son militantisme, et, d’autre part, une victime rêvée, une femme naïve, épouse d’un chantre de l’Église orthodoxe (s’il réussit à la convertir, quel succès!). Il se précipite sur elle, claironne qu’il lui apporte une bonne nouvelle (le jeu de mots est transparent, mais sans doute pas pour elle), parvient à se faire recevoir et, commis voyageur expérimenté et démarcheur habile d’une foi qu’il veut répandre, lui expose sa marchandise intellectuelle habilement enrobée dans un emballage de paix universelle et de bonheur radieux. Certes, qui ne voudrait la paix et le bonheur? Mais est-ce là le simple exposé des convictions de M. Kokkinakis ou plutôt la tentative de séduire l’âme simple de l’épouse du chantre? Est-ce de telles opérations que protège la Convention? Certainement pas.
Une précision doit encore être fournie: c’est que la loi grecque ne limite nullement la notion de prosélytisme à la tentative de débauchage intellectuel des chrétiens orthodoxes, mais elle est applicable quelle que soit la religion. Certes le représentant du Gouvernement n’a pas été en mesure de donner des exemples concrets concernant d’autres religions, mais cela n’est pas étonnant puisque la religion orthodoxe est celle de la quasi- totalité de la population et que les sectes vont donc pêcher des adhérents dans les eaux les plus poissonneuses.
Sans doute les poursuites judiciaires ont-elles été un peu trop nombreuses et la gendarmerie un peu trop active ces dernières années, mais on relève une diminution sensible du nombre de ces poursuites au cours de la période plus récente et, dans le cas présent, il n’y a pas eu poursuite d’office mais c’est le mari de la victime qui, rentrant chez lui et surprenant les agissements du prédicateur à domicile, a élevé la voix, qu’il avait forte, pour faire appel à la force publique.
Je serais certes enclin à recommander au Gouvernement de donner les instructions nécessaires pour que l’on évite des poursuites lorsqu’il s’agit de conversations anodines, mais non dans le cas d’actions systématiques et insistantes impliquant des mesures voisines de la violation de domicile.
Ceci dit, je ne considère d’aucune manière qu’il y ait eu violation de la Convention.
P.S. Ayant pris connaissance de certaines opinions individuelles, annexées à l’arrêt, je dois exprimer mon regret contre certaines exagérations qui vont jusqu’à évoquer des régimes totalitaires.
En outre, je tiens à formuler une mise en garde au sujet de l’opinion selon laquelle "l’effort de conversion n’est pas en soi atteinte à la liberté et aux croyances des autres, ni atteinte aux droits d’autrui". Certes, il s’agit là de mesure et de bon sens et la chambre (peut-être même la Cour plénière aurait-elle dû en traiter) a fort justement mis en garde contre les abus en matière de prosélytisme. En effet, la foi peut parfois être aveugle et les efforts visant à la répandre excessifs. Les actes de foi ont parfois culminé en "autodafés", les questions posées à ce sujet en inquisitions et les noms de certains saints sont restés marqués par des excès commis au jour de leur fête. En matière de foi, comme en tant d’autres, il faut toujours garder le respect de la personne humaine.
Or, à une époque où des sectes plus ou moins reconnues et, parfois, même des adeptes de religions reconnues se livrent, sous l’influence du fanatisme, à toutes sortes de manoeuvres visant à obtenir des conversions et aboutissent parfois au pire, comme on l’a vu encore récemment, il est regrettable que l’arrêt ci-dessus permette les activités de prosélytisme à la seule condition qu’elles ne soient pas "abusives". Est-ce bien cette intrusion, même non brutale, dans les consciences que peut vraiment autoriser une convention sur les droits de l’homme?
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARTENS
(Traduction)
INTRODUCTION
1. Je partage l’opinion de la Cour selon laquelle il y a eu violation de l’article 9 (art. 9), mais pour d’autres motifs qu’elle. Je m’écarte en outre d’elle en ce que je conclus aussi à la violation de l’article 7 (art. 7).
2. J’estime également avec la Cour que la question de l’article 9 (art. 9) est de loin la plus importante, et je me serais félicité de ce que la Cour eût dit - comme selon moi elle pouvait fort bien le faire - que, vu ses constats sur l’article 9 (art. 9), il ne s’imposait pas d’examiner les griefs du requérant sur le terrain de l’article 7 (art. 7).
J’aurais préféré que la Cour adoptât ce parti puisque cela m’aurait permis de la suivre tandis que désormais, ne pouvant marquer mon accord avec ses conclusions sur l’article 7 (art. 7), je me dois de rechercher si ce texte a été enfreint par le libellé ou l’application d’une disposition pénale dont, à mes yeux, l’existence même enfreint l’article 9 (art. 9).
Quelque théorique que pareil exercice puisse paraître, je ne puis m’y soustraire. Cela pouvant servir d’introduction à mon examen de la question de l’article 9 (art. 9), je commencerai par expliquer ma position sur l’article 7 (art. 7).
3. Je voudrais toutefois auparavant souligner que, bien que les deux parties aient - à bon droit - élevé le débat au plan d’un principe important, il ne faut pas perdre de vue que ce qui a provoqué ce débat, c’est la visite normale et parfaitement inoffensive de deux témoins de Jéhovah d’un certain âge (le requérant avait alors 77 ans) cherchant à vendre certaines brochures de la secte à une dame qui, au lieu de fermer sa porte, laissa entrer le vieux couple soit parce qu’elle n’était pas de taille à s’opposer à son insistance, soit parce qu’elle croyait qu’il apportait des nouvelles de parents se trouvant sur le continent. Nulle trace de violence ni de quoi que ce soit que l’on puisse à juste titre qualifier de "coercition"; au pire, il y a eu un mensonge véniel. S’il y avait tant soit peu matière à recourir au droit pénal, l’infraction la plus grave qu’il serait possible de retenir serait la violation de domicile.
Y A-T-IL EU VIOLATION DE L’ARTICLE 7 (art. 7)?
4. Je souscris d’une manière générale à ce que la Cour dit sur l’article 7 (art. 7) dans la première partie du paragraphe 50 de son arrêt, à ceci près que, contrairement à elle, j’estime que l’exigence qu’une infraction soit clairement définie par la loi n’est pas la conséquence, mais fait partie intégrante du principe que consacre l’article 7 par. 1 (art. 7-1).
Je suis d’ailleurs convaincu que cette exigence permet non seulement (comme la Cour le suggère dans la seconde partie du paragraphe 50) à l’individu de savoir "quels actes et omissions engagent sa responsabilité", mais tend - d’après ses origines historiques - aussi et surtout à assurer à l’individu une protection suffisante contre les poursuites et les condamnations arbitraires: l’article 7 par. 1 (art. 7-1) exige que le droit pénal respecte la prééminence du droit.
5. Plus j’y réfléchis, moins je reste convaincu que l’article 4 de la loi no 1363/1938 définit l’infraction de prosélytisme avec le degré de précision voulu par l’article 7 (art. 7) ainsi compris.
La première imprécision - et, en ce qui concerne la protection contre l’arbitraire, la plus suspecte - réside dans le mot "notamment": ce terme autorise virtuellement à poursuivre des actes qui échappent à la définition donnée. En deuxième lieu, l’acte punissable (tel que défini) n’est pas l’intrusion "dans la conscience religieuse" (quoi que cela puisse être), mais "toute tentative directe ou indirecte" de pénétrer ainsi, ce qui non seulement élargit considérablement la définition mais en accentue encore le flou. A noter enfin l’ambiguïté dangereuse de l’exigence "dans le but d’en modifier le contenu": est-il tant soit peu possible de distinguer entre la proclamation de ses propres croyances à autrui et la tentative de le convaincre que ses convictions sont "erronées"?
Ces lacunes sont telles que, dans une atmosphère d’intolérance religieuse, l’article 4 de la loi no 1363/1938 est un instrument parfait et dangereux de répression des minorités non orthodoxes. Il ressort du dossier que par le passé, il a d’ailleurs été utilisé à cette fin, et qu’à l’heure actuelle cet emploi, pour m’exprimer en termes modérés, ne paraît pas totalement à exclure. Cet aspect est d’autant plus grave que la situation qui règne aujourd’hui dans l’Europe du Sud-Est montre que cette région n’est pas du tout exempte de la montée de l’intolérance religieuse féroce qui balaye notre monde moderne.
C’est pourquoi je ne suis pas impressionné par l’argument selon lequel la jurisprudence, notamment des juridictions supérieures grecques, comble les lacunes du texte visées plus haut. Il se peut par exemple que depuis 1975, la Cour suprême, renversant sa jurisprudence antérieure, ait éliminé les incidences du mot "notamment" et que la définition de la Cour administrative suprême s’efforce du moins de tenir compte de la distinction précitée entre la proclamation de sa religion et la tentative de convaincre autrui de la légèreté de ses propres croyances. Il reste que l’histoire récente nous enseigne que si l’atmosphère politique ou religieuse d’un pays change, la jurisprudence des juridictions même les plus élevées peut changer elle aussi. Cette jurisprudence ne saurait donc fournir contre l’arbitraire les garanties que le texte de loi ne donne pas.
6. Comme la Cour le relève à bon escient, l’article 7 par. 1 (art. 7-1) consacre aussi le principe d’une interprétation restrictive de la loi pénale. Ce principe remplit le rôle d’une garantie secondaire contre l’arbitraire. En conséquence, plus le texte de la disposition pertinente est large et flou, plus cette garantie secondaire revêt d’importance. Plus le contrôle des organes de la Convention est lui aussi important.
Comme la Commission ne cesse de le dire, l’article 7 par. 1 (art. 7-1) habilite ces organes à vérifier que, au vu des faits, les tribunaux nationaux pouvaient raisonnablement prononcer une condamnation en vertu de la disposition du droit interne applicable: les organes de la Convention doivent s’assurer que non seulement la condamnation avait pour base une disposition de droit pénal préexistante (et suffisamment précise), mais encore qu’elle se conciliait avec le principe de l’interprétation restrictive de la législation pénale. Plus ils doutent que la disposition appliquée réponde à cette exigence de précision, plus leur contrôle de son application doit être strict.
7. En l’espèce, comme la Cour le relève, le requérant s’en prend à ce qui fut selon lui une application fausse à son égard de l’article 4 de la loi no 1363/1938. L’une des questions en litige consistait à savoir si les faits établis contre lui justifiaient une condamnation en vertu de cet article (voir aussi le paragraphe 60 du rapport de la Commission). Certes, cette question a été essentiellement examinée à propos de l’article 9 (art. 9), mais la Cour étant maîtresse de la qualification à donner aux faits dont elle se trouve saisie, il lui est loisible de considérer de près si les tribunaux grecs ont effectivement respecté le principe de l’interprétation restrictive de la législation pénale.
8. Je dirai d’emblée qu’après avoir examiné (en traduction) le texte intégral des décisions des tribunaux grecs produits par les parties, je suis parvenu à la conclusion que la question appelle une réponse négative.
Ma conclusion se fonde essentiellement sur trois motifs que je vais développer. Je tiens toutefois à relever au préalable un élément parlant, mais étranger au présent contexte, du dossier: bien que le requérant et sa femme n’aient cessé de contester la version des faits donnée par Mme Kyriakaki, la condamnation du premier s’appuie d’abord et sans plus sur cette version et repose en conséquence à toutes fins utiles sur les déclarations d’un seul et unique témoin.
9. Le premier motif est le suivant.
L’article 4 de la loi no 1363/1938 exige qu’il y ait intention de convertir l’interlocuteur aux croyances de la personne qui se livre au prosélytisme (ce qu’implique le mot de "prosélytisme") ou du moins d’affaiblir celles de l’individu auquel elle s’adresse. Or le requérant nie avoir eu cette intention. Selon lui, il avait pour seul dessein de "témoigner", c’est-à-dire de proclamer les Écritures telles que les comprend sa secte. Il existe, à l’évidence, une différence fondamentale et en l’occurrence déterminante entre, d’une part, le fait de porter à la connaissance de quelqu’un une opinion ou une croyance et, de l’autre, la tentative de le convaincre de la véracité de celle-ci. Les tribunaux grecs l’ont simplement négligée; ils ne se sont même pas souciés de dire sur quelles preuves ils asseyaient leur opinion - qu’implique nécessairement leur constat que le requérant était coupable de "prosélytisme" - que l’intéressé entendait convaincre Mme Kyriakaki de la justesse de ses croyances à lui et de la fausseté des siennes à elle.
Force est d’en conclure que la condamnation du requérant s’appuyait sur l’idée que le simple fait de proclamer des croyances religieuses différentes de celles de son interlocuteur implique l’intention de convertir celui-ci, au sens de l’article 4. Or, c’est manifestement incompatible avec le principe de l’interprétation restrictive de la législation pénale.
10. Mon deuxième motif a trait à un point voisin. Leurs décisions révèlent que les juridictions grecques n’avaient qu’une notion des plus vague de ce que le requérant avait exactement dit à Mme Kyriakaki.
A partir de ce que Mme Kyriakaki et son mari - qui écoutait aux portes - ont déclaré aux juges de première instance, on peut supposer que le requérant a d’une certaine manière mentionné l’approche du royaume des cieux. En appel, Mme Kyriakaki n’a pu toutefois se souvenir si ce royaume avait été mentionné et son mari ne donna alors aucune précision sur ce qu’il avait surpris. La référence à l’histoire du paradis est tout aussi vague et Mme Kyriakaki a dit dans sa déposition qu’"ils [lui avaient] parlé du Christ".
On est donc amené à se demander comment les tribunaux grecs ont pu conclure que le requérant avait (intentionnellement) tenté de faire changer Mme Kyriakaki de croyance sans établir - pour le moins - ce qu’il lui avait effectivement dit et que ses propos ne se conciliaient pas avec ce qu’elle croyait.
Ici encore, j’estime qu’en comparant les faits avec le texte de l’article 4, on peut seulement conclure que la condamnation du requérant est incompatible avec le principe de l’interprétation restrictive de la loi pénale.
11. Mon troisième et dernier motif rejoint la critique des deux dissidents anonymes des tribunaux grecs: la seule preuve que le requérant ait (intentionnellement) tiré avantage de "l’inexpérience, de la faiblesse intellectuelle ou de la naïveté" de Mme Kyriakaki (selon les termes de la cour d’appel de Crète) consiste dans le témoignage de l’intéressée, qui affirme n’avoir pas pleinement compris tout ce que le requérant lui avait lu et dit. En appel, elle a même déclaré: "Ils m’ont parlé de choses que je ne comprenais pas très bien."
Cela a suffi aux tribunaux grecs pour décider que le requérant avait (intentionnellement) "abusé" de "l’inexpérience [de Mme Kyriakaki] en matière de dogme" et "exploité" "sa faiblesse intellectuelle" (selon les termes de la Cour suprême). On ne peut qu’en déduire que la condamnation du requérant s’appuyait sur l’idée que le simple fait de proclamer sa foi à une personne d’une autre confession, dont l’expérience en matière religieuse ou les capacités mentales sont inférieures à celles de l’orateur, rend celui-ci coupable au regard de l’article 4. Force est de conclure ici encore que la manière dont les tribunaux grecs ont appliqué l’article 4 se heurtait au principe de l’interprétation restrictive de la loi pénale.
12. Ma conclusion est que l’article 4 de la loi no 1363/1938 est en soi incompatible avec l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention et que son application en l’espèce s’analyse en une violation supplémentaire de cet article.
Y A-T-IL EU VIOLATION DE L’ARTICLE 9 (art. 9)?
13. L’arrêt de la Cour n’aborde qu’accessoirement la question qui, à mon sens, est la question clé en l’espèce: l’article 9 (art. 9) autorise-t-il les États membres à ériger en infraction pénale la tentative d’inciter quelqu’un à changer de religion? Il ressort clairement, toutefois, des paragraphes 40-42 et 46 que la Cour répond par l’affirmative. Ma réponse est négative.
14. Le principe fondamental en matière de droits de l’homme est le respect de la dignité et de la liberté de l’homme. Les libertés de pensée, de conscience et de religion consacrées par l’article 9 par. 1 (art. 9-1) sont essentielles à cette dignité et cette liberté. Elles sont donc absolues. La Convention ne laisse aucune place à quelque ingérence que ce soit de la part de l’État.
Ces libertés absolues renferment explicitement la liberté de changer de religion et de croyance. Que quelqu’un envisage ou non de changer de religion ne regarde pas l’État et, en conséquence, que quelqu’un tente d’inciter autrui à changer de religion ne devrait en principe pas le regarder non plus.
15. De bonnes raisons militaient pour que l’article 9 (art. 9) précisât que la liberté de religion englobe celle d’enseigner sa religion: de nombreuses confessions rangent l’enseignement de sa religion parmi les principaux devoirs de leurs adeptes. Assurément, cet enseignement peut se muer graduellement en prosélytisme. Certes, en outre, celui-ci peut engendrer un "conflit" entre deux sujets du droit à la liberté de religion: il oppose les droits des personnes dont la foi encourage ou exige pareille activité à ceux des personnes cibles à défendre leurs propres croyances.
En principe, l’État n’a toutefois pas compétence pour intervenir dans ce "conflit" entre la personne qui se livre au prosélytisme et son interlocuteur. En premier lieu, parce que - le respect de la dignité et de la liberté humaines impliquant pour l’État le devoir d’admettre qu’en règle générale toute personne est capable de choisir son sort de la manière qu’elle juge la meilleure - rien ne justifie que l’État use de son pouvoir "de protéger" l’interlocuteur de la personne se livrant au prosélytisme (il peut en aller autrement dans des situations très singulières où l’État a une obligation spéciale de surveillance, mais elles sont étrangères au présent litige). En second lieu, parce que même l’argument de l’ordre public ne saurait justifier l’exercice d’un pouvoir étatique coercitif dans un domaine où la tolérance commande "qu’une libre discussion et un libre débat" soient déterminants. En troisième lieu enfin, parce qu’au regard de la Convention, toutes les religions et croyances doivent, du point de vue de l’État, être placées sur un pied d’égalité.
Cela vaut également pour un État où, comme en l’espèce, une religion particulière a une position dominante: comme l’historique de l’article 9 (art. 9) le confirme (voir, par exemple, La Convention européenne des Droits de l’Homme, de J. Velu et R. Ergec, Bruylant, 1990, p. 581, par. 708), le fait qu’une religion occupe une position particulière en droit national ne joue pas sur l’obligation de l’État au titre de cet article (art. 9).
Autoriser les États à s’immiscer dans le "conflit" qu’implique le prosélytisme en faisant de celui-ci une infraction pénale non seulement irait à l’encontre de la stricte neutralité que l’État est tenu d’observer en la matière, mais créerait encore un risque de discrimination lorsqu’il existe une religion dominante. Le dossier dont la Cour était saisie l’illustre de manière éclatante.
16. À ce propos, la Cour donne à entendre que certaines formes de prosélytisme sont "de bon aloi" et d’autres "de mauvais aloi", devant donc être pénalisées (par. 48).
Certes, il peut y avoir abus de la liberté de prosélytisme, mais la question décisive consiste à savoir si cela justifie de promulguer une disposition répressive punissant de manière générale ce que l’État considère comme du prosélytisme "de mauvais aloi". Deux raisons au moins militent pour une réponse négative. D’abord, l’État étant tenu à une stricte neutralité en matière religieuse, il n’a pas la pierre de touche nécessaire et ne doit donc pas s’ériger en arbitre pour juger si tel ou tel comportement religieux est de "bon" ou de "mauvais aloi". On ne peut remédier à l’absence de pareille pierre de touche (comme la Cour tente de le faire) en se servant d’un critère presque neutre: se demander si le prosélytisme en cause est "incompatible avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui". En effet, cette absence même implique que rien n’autorise l’État à accorder plus de valeur à la liberté de ne pas être l’objet de prosélytisme qu’au droit d’en être l’auteur et, par voie de conséquence, à introduire une disposition pénale protégeant la première personne aux dépens de la dernière. En second lieu, compte tenu de la vague montante d’intolérance religieuse, il est impératif de circonscrire le plus rigoureusement possible les pouvoirs de l’État en la matière. Or la Cour aboutit au résultat inverse en cherchant à fixer de telles limites au moyen d’une notion aussi vague que celle de "prosélytisme de mauvais aloi" dont elle ne s’efforce pas même de donner une définition.
17. Devrait-on juger autrement lorsque le prosélytisme se combine de "coercition"? Je ne le pense pas.
Dans le présent contexte, la coercition ne s’entend pas de la conversion par coercition, parce que les gens véritablement croyants ne changent pas de religion sous les pressions; nous songeons à la coercition destinée à inciter quelqu’un à embrasser une confession et sa contrepartie, la coercition exercée pour empêcher une personne d’abandonner une confession. Même dans les cas de "coercition à des fins religieuses", c’est en principe aux intéressés qu’il appartient de se défendre. Partant, s’il doit y avoir recours légal, ce doit être un recours de droit civil. La stricte neutralité que l’État est tenu d’observer en matière religieuse exclut une ingérence dans ce conflit par la voie du droit pénal. A moins, bien entendu, que la coercition, son objectif mis à part, ne constitue une infraction, tels des coups et blessures. L’État peut alors, certes, poursuivre sur la base de la disposition de droit pénal (ordinaire) applicable et un moyen de défense tiré de la liberté de prosélytisme peut à juste titre être rejeté s’il y a manifestement abus. Rien en revanche ne justifie d’ériger en infraction pénale la coercition dans le domaine religieux en soi.
18. Rien ne justifie-t-il pas même d’ériger en infraction pénale le prosélytisme pratiqué au moyen de formes graves de coercition intellectuelle? Ne peut-on trouver pareille justification dans les méthodes de conversion employées par certaines des nombreuses nouvelles sectes qui, au cours des dernières décennies, ont mis au jour des méthodes que l’on assimile souvent au lavage de cerveau? L’État ne devrait-il pas avoir le droit de protéger ses citoyens - et en particulier ses mineurs - contre de telles méthodes?
Même si l’usage de pareilles méthodes contestables de prosélytisme avait été établi, j’hésiterais assez à répondre par l’affirmative, puisqu’il est à l’évidence difficile d’établir quand des moyens intellectuels de conversion franchissent la ligne de démarcation entre un enseignement insistant et intensif, qu’il faut autoriser, et une coercition intellectuelle voisine du lavage de cerveau. Je n’ai pourtant pas la conviction que l’existence de pareilles méthodes offensives soit avérée. En 1984, l’auteur d’une étude sur ces nouvelles sectes, effectuée à la demande du Parlement néerlandais, conclut après des recherches approfondies qu’en ce qui concerne les Pays-Bas, on ne dispose d’aucune preuve en ce sens. L’auteur souligne que partout les nouvelles sectes provoquent des réactions violentes, y compris des allégations persistantes sur de telles méthodes, mais que les gouvernements ont jusqu’ici refusé de prendre des mesures.
J’ajouterai qu’il existe sans doute des méthodes de coercition intellectuelle proches du lavage de cerveau que l’on pourrait valablement faire relever de l’article 3 (art. 3) de la Convention et donc proscrire en érigeant leur exercice en infraction selon le droit pénal ordinaire. Dans le présent contexte aussi, je souligne pourtant que rien ne justifie d’introduire une disposition légale particulière pour les cas où de pareilles méthodes sont employées à des fins de prosélytisme.
19. En résumé: même si la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 4 de la loi no 1363/1938 entend empêcher les conversions par coercition était compatible avec le libellé de cette disposition - ce qu’il n’est pas - cette justification tomberait.
20. Par ces motifs, j’estime que la Grèce qui, à ma connaissance, est le seul État membre ayant érigé en infraction pénale le prosélytisme en soi, a par là même enfreint l’article 9 (art. 9) de la Convention.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES FOIGHEL ET LOIZOU
(Traduction)
Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à l’opinion de la majorité de la Cour, puisque nous nous plaçons dans une perspective différente en ce qui concerne les questions soulevées en l’espèce. L’article 9 par. 1 (art. 9-1) garantit à toute personne le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Il s’agit ici de la liberté d’enseigner sa propre religion.
La disposition légale grecque pertinente qui érige le prosélytisme en infraction pénale est ainsi libellée:
"Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la conscience religieuse d’une personne de confession différente (heterodoxos) dans le but d’en modifier le contenu, soit par toute sorte de prestation ou promesse de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par des moyens frauduleux, soit en abusant de son inexpérience ou de sa confiance, soit en profitant de son besoin, sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté."
Cette définition de l’infraction de "prosélytisme" ne saurait, à notre sens, s’analyser en une violation de l’article 9 par. 1 (art. 9-1). C’est seulement lorsque le prosélytisme revêt une forme indiscrète, s’opposant à l’enseignement sincère, franc et direct d’une religion, qu’il constitue une infraction pénale.
Le terme d’"enseignement" implique franchise et probité, et exclut le recours à des moyens détournés ou irréguliers, ou à de faux prétextes, comme ceux utilisés en l’espèce pour pouvoir pénétrer au domicile de quelqu’un et, une fois introduit, en abusant de la courtoisie et de l’hospitalité témoignées, tirer avantage de l’ignorance ou de l’inexpérience en matière de dogme d’une personne n’ayant pas de formation dans ce domaine, et chercher à l’amener à changer de religion.
Il en est d’autant plus ainsi que le terme "enseignement" doit s’interpréter dans le contexte de l’article tout entier (art. 9) et en combinaison avec les limitations prévues au paragraphe 2 (art. 9-2), en particulier celles de la protection des droits et libertés d’autrui, qui englobe sans aucun doute, pour ceux qui enseignent leur religion, le devoir de respecter celle d’autrui. La tolérance religieuse implique le respect des croyances religieuses des autres.
On ne peut passer pour témoigner du respect pour les droits et libertés d’autrui si l’on utilise des moyens destinés à le prendre au piège et à dominer son esprit de manière à le convertir. C’est inadmissible dans les sociétés civilisées de nos États contractants. Les efforts persistants de certains fanatiques pour convertir d’autres personnes à leurs croyances en se servant sur elles de techniques psychologiques inacceptables, qui s’analysent en coercition, ne sauraient à nos yeux cadrer avec le sens habituel du terme "enseignement" figurant au paragraphe 1 de cet article (art. 9-1).
Pour les raisons précitées, nous estimons qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 (art. 9) en l’espèce.
* L'affaire porte le n° 3/1992/348/421.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 260-A de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.
* Petit Robert, vol. I, édition 1992, p. 1552.
** Paragraphe 49 de l'arrêt, paragraphes 71 et 73 du rapport de la Commission.
*** Paragraphes 9 et 10 de l'arrêt, paragraphes 22 à 25 du rapport de la Commission.
**** Paragraphe 7 de l'arrêt, paragraphe 21 du rapport de la Commission.
* Note du greffier: arrêt Hoffmann c. Autriche du 23 juin 1993,   série A no 255-C.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE DE M. LE JUGE PETTITI
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE DE M. LE JUGE PETTITI
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE DE MEYER
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARTENS
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARTENS
ARRÊT KOKKINAKIS c. GRÈCE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES FOIGHEL ET LOIZOU


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 14307/88
Date de la décision : 25/05/1993
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 9 ; Non-violation de l'art. 7 ; Non-lieu à examiner l'art. 10 ; Non-lieu à examiner l'art. 14+9 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 7-1) NULLA POENA SINE LEGE, (Art. 9-1) LIBERTE DE RELIGION, (Art. 9-2) INGERENCE, (Art. 9-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 9-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : KOKKINAKIS
Défendeurs : GRÈCE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1993-05-25;14307.88 ?

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