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23/03/1994 | CEDH | N°14220/88

CEDH | AFFAIRE RAVNSBORG c. SUÈDE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE RAVNSBORG c. SUÈDE
(Requête no14220/88)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mars 1994
En l’affaire Ravnsborg c. Suède*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
Mme  E. Pal

m,
M.  A.N. Loizou,
Sir  John Freeland,
MM.  J. Makarczyk,
D. Gotchev,
ainsi que de MM. M.-A. Eiss...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE RAVNSBORG c. SUÈDE
(Requête no14220/88)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mars 1994
En l’affaire Ravnsborg c. Suède*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
Mme  E. Palm,
M.  A.N. Loizou,
Sir  John Freeland,
MM.  J. Makarczyk,
D. Gotchev,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 octobre 1993 et 21 février 1994,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 19 février 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 14220/88) dirigée contre le Royaume de Suède et dont un ressortissant de cet Etat, M. Göran Ravnsborg, avait saisi la Commission le 2 juillet 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration suédoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance. Le président l’a autorisé à assumer lui-même la défense de ses intérêts (article 30).
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit Mme E. Palm, juge élu de nationalité suédoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1993, M. R. Bernhardt, vice-président, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher, M. A.N. Loizou, Sir John Freeland, M. J. Makarczyk et M. D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement suédois ("le Gouvernement"), le requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires respectifs du Gouvernement et du requérant les 23 juillet et 23 août 1993. Le 17 septembre, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait oralement.
Les 5 et 15 octobre 1993, la Commission a produit un certain nombre de documents, sollicités par le greffier sur les instructions du président, et le requérant a déposé ses prétentions au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.
5.  Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 octobre 1993, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme E. Jagander, conseiller juridique,
ministère des Affaires étrangères,   agent,
Mme C. Renfors, conseiller juridique,
ministère de la Justice,  conseiller;
- pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson,  délégué;
- le requérant,
M. G. Ravnsborg.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Jagander, M. Gaukur Jörundsson et M. Ravnsborg.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Introduction
6.  Citoyen suédois, M. Göran Ravnsborg est chargé de cours à l’Université et réside à Lund, en Suède.
7.  Mandataire général de sa mère adoptive, Mme Karin Schieck, depuis la fin de 1981, il fut nommé curateur (god man) de l’amie de celle-ci, Mme Marie Åkerblom, le 19 novembre 1982. Devenues l’une et l’autre incapables de s’en sortir seules à cause de leur âge avancé, la municipalité de Göteborg les plaça dans un hospice qui leur factura des frais de soins médicaux; le requérant effectua les paiements correspondants.
Quand par la suite il s’aperçut qu’il s’agissait d’une oeuvre de bienfaisance, il arrêta ses versements au motif qu’elle n’y avait pas droit. Un litige surgit entre lui et l’hospice, lequel engagea une action judiciaire.
8.  En cours d’instance, le Conseil supérieur des tutelles (Överförmyndarnämnden - "le Conseil") de Göteborg invita le tribunal de district (tingsrätten) de la même ville, le 6 avril 1987, à désigner un curateur pour Mme Schieck. Pour son propre compte et pour celui de l’intéressée, le requérant introduisit une demande reconventionnelle et sollicita la révocation immédiate des membres du Conseil. S’appuyant sur l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, il réclama une audience publique.
9.  Par trois fois pendant les procédures qui s’ensuivirent, les juridictions compétentes lui enjoignirent, en vertu de l’article 5 du chapitre 9 du code de procédure judiciaire (rättegångsbalken; paragraphes 19-20 ci-dessous), de payer des amendes pour les déclarations malséantes (otillbörliga) figurant dans les observations écrites qu’il leur avait adressées. Elles se prononcèrent sous la forme de décisions (beslut). Il paraît s’être exécuté.
B. La première amende
10.  Dans un mémoire du 4 mai 1987 au tribunal de district, M. Ravnsborg déclara notamment que l’on pouvait dépeindre le Conseil comme un "panier d’oeufs municipaux pourris de différentes couleurs ayant un dénominateur commun et une idéologie dominante: le fascisme". D’après lui, les droits et intérêts légitimes des administrés de la commune - à supposer que les autorités, intoxiquées par le pouvoir, y prêtassent le moins du monde attention - n’étaient jamais dûment pris en compte et il n’y avait donc jamais d’examen sérieux des besoins de la collectivité. En conséquence, ceux-ci étaient définis par des "tribunaux du peuple" élus de manière prétendument démocratique, dénommés "conseils" et "comités" de la municipalité de Göteborg où siégeraient, "dans une proportion étonnante, de la racaille publique locale" ou de "vrais oeufs pourris".
11.  Jugeant les affirmations du requérant "malséantes" au sens de l’article 5 du chapitre 9 du code de procédure judiciaire, le tribunal de district lui ordonna, le 18 mai 1987, de payer une amende de 1 000 couronnes suédoises. Il ne tint pas de débats et sursit à statuer sur le fond de l’affaire (paragraphe 15 ci-dessous).
C. La deuxième amende
12.  Le 1er juin 1987, M. Ravnsborg attaqua cette décision devant la cour d’appel de Suède occidentale (Hovrätten för Västra Sverige). Il demanda une audience et se plaignit de ne pas avoir eu la possibilité de se défendre lui-même oralement devant le tribunal de district.
Dans ses observations écrites, il avertit la cour que si elle le déboutait il exercerait un nouveau recours (sans doute devant la Cour suprême) afin de pouvoir présenter sa cause à la Commission de Strasbourg ou au Comité des Droits de l’Homme à Genève. Il se donnait fort peu de chances de recevoir l’autorisation de former son pourvoi, eu égard à l’attitude "généralement léthargique [,] (...) molle et allergique de la juridiction suprême", conséquence de "l’endoctrinement anti-droits de l’homme subi par ses membres durant leurs nombreuses années au service de l’administration publique".
13.  Le 4 novembre 1987, sans débats préalables, la cour d’appel confirma la décision du tribunal de district et enjoignit à l’intéressé de verser une deuxième amende de 1 000 couronnes, estimant que les observations écrites du 1er juin 1987 renfermaient, elles aussi, des remarques malséantes et préjudiciables au bon ordre des procédures judiciaires.
14.  Là-dessus, il sollicita auprès de la Cour suprême l’autorisation de la saisir, au motif que les juridictions du premier et du second degré avaient violé non seulement son droit à un procès équitable, mais en outre sa liberté d’expression. Il essuya un refus le 5 janvier 1988.
D. La troisième amende
15.  Dans l’intervalle, le 17 juin 1987, le tribunal de district avait accueilli, sans audience, les objections de M. Ravnsborg et Mme Schieck contre la désignation d’un curateur, mais avait écarté la demande de révocation des membres du Conseil (paragraphe 8 ci-dessus).
16.  Le 2 juillet 1987, le requérant adressa à la cour d’appel, pour lui-même comme pour Mme Schieck, un recours tendant au renvoi de la cause devant le tribunal de district et à la tenue de débats devant ce dernier.
A cette occasion, il réclamait le réexamen de l’affaire par un tribunal de district spécialement composé, car il souhaitait en récuser plusieurs membres. Selon lui, l’un d’eux, qu’il nommait, avait "une manière de présider profondément tendancieuse et fasciste" et témoignait "par son esprit tyrannique, son terrorisme et ses principes réactionnaires, d’une partialité grossière en faveur des intérêts municipaux, de la corruption collégiale et de l’abus d’autorité publique". Lorsqu’y avaient siégé ledit magistrat et certains autres, cités eux aussi par leur nom, le tribunal s’était en général montré autocratique et, en appliquant le droit, avait fait lourdement prévaloir les thèses des autorités municipales.
La cour débouta M. Ravnsborg le 4 novembre 1987, par une décision distincte de celle que relate le paragraphe 13 ci-dessus. En outre, elle lui ordonna derechef de payer 1 000 couronnes pour ses remarques malséantes. Elle ne tint pas d’audience.
17.  Pour son propre compte et pour les héritiers de Mme Schieck, décédée le 7 juillet 1987, le requérant pria la Cour suprême de lui permettre de la saisir. Elle s’y refusa le 5 janvier 1988, par une décision distincte de celle que vise le paragraphe 14 ci-dessus.
II.  DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le code pénal
18.  Aux termes de l’article 1 du chapitre 1 du code pénal (brottsbalken),
"Constitue une infraction (brott) tout acte pour lequel le présent code ou tout autre texte législatif prévoit l’une des peines (straff) mentionnées ci-dessous."
D’après l’article 3, par répression des infractions (påföljd för brott) on entend les types ordinaires de peines, dont les amendes et l’emprisonnement.
B. Atteintes au bon ordre des procédures judiciaires
19.  A l’époque des faits, l’article 5 du chapitre 9 du code de procédure judiciaire se lisait ainsi:
"Quiconque, lors d’une audience, trouble les débats, prend des photos dans le prétoire ou néglige de se conformer aux instructions ou interdictions édictées au titre de l’article 9 du chapitre 5, se voit enjoindre de payer une amende. Encourt la même peine (straff) quiconque, dans ses observations orales ou écrites à la juridiction, s’exprime de manière malséante."
D’après l’article 9 du chapitre 5, le président peut expulser du prétoire une personne qui trouble les débats ou se comporte de manière déplacée.
20.  Les amendes imposées en vertu de l’article 5 ne pouvaient excéder 1 000 couronnes suédoises (article 9 du chapitre 9, tel qu’il s’appliquait à l’époque), à la différence des amendes ordinaires du droit pénal, dont le montant dépendait du revenu.
21.  La question de la juridiction compétente en matière d’atteintes au bon ordre des procédures judiciaires (rättegångsförseelser) se trouve régie par l’article 5 du chapitre 19 - "Partie II. De la procédure en matière pénale" ("II. Om rättegangen i brottmål") - du code de procédure judiciaire. D’après ce texte, il appartient à la juridiction - civile, pénale ou autre - devant laquelle a eu lieu le comportement inconvenant de rechercher d’office s’il s’analyse en une telle atteinte.
Aux termes de l’article 1 du chapitre 20 (Partie II du code),
"Le tribunal ne peut examiner la question de la responsabilité pénale en l’absence d’accusation pénale. En revanche, il peut se prononcer sur des atteintes au bon ordre des procédures judiciaires même sans pareille accusation."
En l’espèce, les juridictions internes ont suivi la procédure définie par la loi de 1946 sur le traitement des questions judiciaires (lagen om handläggning av domstolsärenden 1946:807 - "la loi de 1946"), dont l’article 1 énonce:
"La présente loi s’applique aux questions d’administration de la justice dont les juridictions inférieures ordinaires doivent connaître d’office ou sur requête et qui, d’après les textes légaux ou réglementaires, ne doivent pas se traiter selon la procédure prévue en matière civile ou pénale; toutefois, elle ne s’applique pas à la question des peines ni aux autres conséquences attachées aux infractions pénales."
22.  Si la juridiction saisie constate qu’une personne a enfreint l’article 5 du chapitre 9, elle peut aussitôt lui enjoindre de payer une amende. Semblable mesure ne figure pas au casier judiciaire.
C. Audiences dans les instances relatives aux atteintes au bon ordre des procédures judiciaires
23.  D’après le paragraphe 2 de l’article 4 de la loi de 1946, la juridiction compétente peut tenir audience si elle estime nécessaire d’entendre l’intéressé. Aux termes de l’article 5, les dispositions régissant les débats en matière civile trouvent à s’appliquer dans ce cas.
D. Conversion des amendes
24.  Une amende infligée au titre de l’article 5 du chapitre 9 du code de procédure judiciaire peut être remplacée par une peine de prison, sous réserve des conditions définies dans la loi de 1979 sur le recouvrement des amendes (bötesverkställighetslagen 1979:189 - "la loi de 1979"), modifiée par la loi 1983:352.
D’après les articles 15 et 16 de la loi de 1979, le tribunal de district doit, sur requête du procureur, convertir, par voie de décision (beslut), une amende non recouvrée en une peine d’emprisonnement s’il est manifeste que le débiteur a omis à dessein de la payer ou s’il existe d’autres raisons spéciales, tenant à l’intérêt public, d’opérer semblable conversion. Pareille peine ne peut être inférieure à quatorze jours, ni supérieure à trois mois.
Lorsqu’il se trouve saisi d’une telle demande, le tribunal de district doit inviter à une audience le parquet et la personne mise en cause (article 17).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25.  M. Ravnsborg a saisi la Commission le 2 juillet 1988. Il se plaignait d’abord de s’être vu dénier tout débat dans les procédures relatives aux amendes, au mépris de l’article 6 (art. 6) de la Convention, et de n’avoir pas eu l’occasion de combattre les accusations portées contre lui. Selon lui, la cour d’appel avait aussi enfreint ce même texte en refusant d’organiser une audience publique avant de trancher la question de la désignation d’un curateur. Il alléguait en outre que l’infliction des amendes avait méconnu l’article 10 (art. 10) de la Convention (droit à la liberté d’expression) et l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) (droit de propriété). Il invoquait enfin l’article 7 (art. 7) de la Convention, affirmant que les mesures incriminées se fondaient sur des dispositions non valides.
26.  Le 10 octobre 1990, la Commission a déclaré le deuxième grief irrecevable. Le 9 janvier 1992, elle a retenu le premier mais rejeté la requête (no 14220/88) pour le surplus. Dans son rapport du 10 décembre 1992 (article 31) (art. 31), elle conclut, par onze voix contre sept, à l’inapplicabilité et donc à la non-violation de l’article 6 (art. 6). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
EN DROIT
I.  SUR L’OBJET DU LITIGE
27.  Le requérant réitère devant la Cour une série d’allégations que la Commission avait écartées le 9 janvier 1992. Cette dernière décision lui paraît viciée, car l’indépendance et l’impartialité d’un des membres de la Commission ayant concouru à son adoption seraient sujettes à caution.
Se conformant à sa jurisprudence (voir par exemple l’arrêt Helmers c. Suède du 29 octobre 1991, série A no 212-A, p. 13, par. 25), la Cour n’examinera que le grief retenu par la Commission, à savoir celui formulé sur le terrain de l’article 6 (art. 6) et tiré de l’absence d’audience dans chacune des procédures relatives aux amendes.
Nul ne prétend que des "droits et obligations de caractère civil" de M. Ravnsborg se trouvent en cause. Il s’agit uniquement de savoir si lesdites procédures concernaient une "accusation en matière pénale" dirigée contre lui, au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 (art. 6)
28.  Aux termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1),
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle."
29.  D’après le requérant, les amendes constituent l’une des formes essentielles de la répression pénale en droit suédois (paragraphe 18 ci-dessus) et devraient - sans exception - être infligées dans le respect des exigences de l’article 6 (art. 6).
Le Gouvernement conteste l’applicabilité de ce texte aux procédures litigieuses, de nature non pas "pénale" mais disciplinaire d’après lui. La Commission marque son accord.
En tout cas, le Gouvernement estime que le défaut d’audience n’a pas transgressé l’article 6 (art. 6).
30.  Pour déterminer si celui-ci entrait en jeu sous son aspect "pénal", la Cour aura égard aux trois critères alternatifs fixés par sa jurisprudence (voir par exemple les arrêts Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A no 22, p. 35, par. 82, Lutz c. Allemagne du 25 août 1987, série A no 123, p. 23, par. 55, Weber c. Suisse du 22 mai 1990, série A no 177, pp. 17-18, paras. 31-34, et Demicoli c. Malte du 27 août 1991, série A no 210, pp. 15-17, paras. 30-35).
A. Qualification juridique de l’infraction en droit suédois
31.  Il y a lieu de rechercher d’abord si, d’après le système juridique interne, les dispositions définissant l’infraction considérée ressortissent au droit pénal.
32.  Le requérant avance pour l’essentiel que les infractions passibles d’amende sont en soi pénales, d’après le code pénal, et que l’article 5 du chapitre 9 du code de procédure judiciaire, qui qualifie lui-même les amendes de "peines" ("straff" - paragraphes 18-19 ci-dessus), se situe nettement dans la sphère pénale. Les travaux préparatoires de ce texte (Nytt juridisk arkiv II 1943, p. 91), invoqués à tort par le Gouvernement et la Commission, ne montreraient point que la règle y énoncée doit être distinguée du droit pénal; en réalité, ils se borneraient à fournir une description du chevauchement entre l’article 5 et les normes pertinentes du "code pénal" ("allmänna strafflagen") en vigueur à l’époque. C’est entre le droit pénal général, édicté par le code pénal, et le droit pénal spécial, issu d’autres lois, qu’il conviendrait de discriminer; l’article 5 se rangerait dans la seconde catégorie. M. Ravnsborg cite en outre certains commentaires de doctrine attribuant un caractère pénal aux infractions à l’article 5. De plus, la disposition légale déterminant les juridictions compétentes pour de telles affaires, et prévoyant que celles-ci peuvent être examinées hors de toute poursuite, figurerait sous la "Partie II" du code de procédure judiciaire, intitulée "De la procédure en matière pénale" (paragraphe 21 ci-dessus). La procédure à observer ne représenterait qu’une version légèrement modifiée de la procédure pénale ordinaire, même si les juridictions nationales ont, par erreur, appliqué la loi de 1946 sur le traitement des questions judiciaires, laquelle ne régit pas la question des peines (paragraphe 21 ci-dessus). Le requérant insiste de surcroît sur la possibilité de convertir en peines d’emprisonnement les amendes infligées en vertu de l’article 5 (paragraphe 24 ci-dessus). Bref, l’article 6 (art. 6) de la Convention vaudrait pour les procédures pénales litigieuses.
33.  La Cour constate que certains des éléments invoqués par le requérant pourraient passer pour révélateurs d’une qualification pénale en droit suédois.
Plusieurs autres, en revanche, vont dans la direction contraire. Comme le soulignent Gouvernement et Commission, face à un comportement du genre visé à l’article 5 il appartient à la juridiction siégeant en la cause de rechercher d’office, et sans l’intervention du ministère public, s’il y a infraction à ce texte (paragraphe 21 ci-dessus). En outre, ledit article 5 concerne uniquement les atteintes au bon ordre des instances judiciaires, tandis que des formes plus graves de comportement inconvenant peuvent être considérées comme des infractions pénales sous l’angle des clauses pertinentes du code pénal. Les procédures relatives aux amendes se fondent sur la loi de 1946 (paragraphe 21 ci-dessus); le requérant conteste l’applicabilité de celle-ci, mais la Cour ne saurait ici substituer son propre avis à l’opinion des cours et tribunaux suédois (voir, mutatis mutandis, les arrêts Van der Leer c. Pays-Bas du 21 février 1990, série A no 170-A, p. 12, par. 22, et Margareta et Roger Andersson c. Suède du 25 février 1992, série A no 226-A, pp. 27-28, par. 82). De plus, le montant des amendes prononcées contre M. Ravnsborg en vertu de l’article 5 ne dépendait pas du revenu comme en droit pénal commun (paragraphe 20 ci-dessus). Il ne s’agit pas là d’un argument décisif, car dans bien des systèmes pénaux les amendes ne sont pas nécessairement fonction des ressources; il tend néanmoins à montrer que le droit suédois ne regarde pas les amendes en question comme des sanctions pénales ordinaires. Enfin, à la différence de pareille sanction les amendes incriminées n’ont pas été inscrites au casier judiciaire.
En résumé, la qualification formelle en droit suédois se prête à des interprétations divergentes; à la lumière des éléments recueillis, la Cour ne peut estimer établi que le système juridique national rattache au droit pénal les dispositions frappant les atteintes au bon ordre des procédures judiciaires.
B. Nature de l’infraction
34.  Il faut donc se tourner vers le deuxième critère, la nature même de l’infraction.
La Cour relève que l’article 5, deuxième phrase, du chapitre 9 du code de procédure judiciaire s’applique aux déclarations malséantes adressées oralement ou par écrit à une juridiction par quiconque assiste ou participe à la procédure, mais non à de telles déclarations faites dans un cadre différent ou par une personne non visée par ce texte (paragraphe 19 ci-dessus). Il incombe à la juridiction devant laquelle a eu lieu l’écart de conduite de rechercher d’office s’il relève de l’article 5 (paragraphe 21 ci-dessus).
Sur ce point, la situation ne se présente pas sous le même jour que dans les affaires Weber et Demicoli, où la Cour a jugé l’article 6 (art. 6) applicable (voir les arrêts Weber et Demicoli précités, p. 18, par. 33, et p. 17, par. 33, respectivement). Des règles juridiques habilitant un tribunal à réprimer les comportements déplacés qui surviennent devant lui sont monnaie courante dans les Etats contractants. Pareilles normes et sanctions dérivent du pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge. Les mesures ordonnées de la sorte par les tribunaux se rapprochent plus de l’exercice de prérogatives disciplinaires que de l’imposition de peines du chef d’infractions pénales. Bien entendu, les Etats sont libres d’englober dans le champ du droit pénal ce qui constitue à leurs yeux des exemples plus graves de conduite inconvenante, mais il n’apparaît pas que tel fût le cas en l’espèce (paragraphe 33 ci-dessus).
Partant, le genre de comportement prohibé qui a entraîné les amendes dont se plaint le requérant sort en principe du domaine de l’article 6 (art. 6). Les tribunaux peuvent avoir besoin d’y réagir même s’il n’est ni nécessaire ni praticable d’engager des poursuites pénales.
C. Nature et degré de sévérité de la sanction
35.  Malgré le caractère non pénal d’un tel comportement, la nature et le degré de sévérité de la sanction encourue par l’intéressé - troisième critère - peuvent placer la question dans la sphère "pénale". Une amende infligée en vertu de l’article 5 du chapitre 9 pouvait s’élever à 1 000 couronnes, somme qui fut effectivement exigée dans chacune des trois instances litigieuses; de plus, le droit suédois permettait de la convertir en une peine d’emprisonnement (paragraphes 20 et 24 ci-dessus).
Aux yeux de la Cour, le montant possible de chacune des amendes n’atteignait pourtant pas un niveau propre à en faire des sanctions "pénales". Au rebours des amendes ordinaires, elles n’avaient pas à figurer au casier judiciaire (paragraphe 22 ci-dessus). Quant à une décision de conversion, le tribunal de district ne pouvait la prendre que dans des circonstances limitées (paragraphe 24 ci-dessus). Encore lui eût-il fallu citer le requérant à comparaître à une audience devant lui dans une procédure distincte.
Aussi la Cour estime-t-elle, avec le Gouvernement et la Commission, que l’enjeu pour le requérant n’était pas assez important pour autoriser à qualifier de "pénales" les infractions en cause.
D. Conclusion
36.  En résumé, l’article 6 (art. 6) ne s’appliquait pas aux faits incriminés; il n’a donc pas été méconnu.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1.  Dit que l’affaire se limite au grief tiré de l’absence d’audience dans chacune des procédures relatives aux amendes infligées au requérant;
2.  Dit que l’article 6 (art. 6) ne s’appliquait pas à ces procédures et n’a donc pas été violé.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 mars 1994.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 5/1993/400/478.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 283-B de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT RAVNSBORG c. SUÈDE
ARRÊT RAVNSBORG c. SUÈDE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 14220/88
Date de la décision : 23/03/1994
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6

Parties
Demandeurs : RAVNSBORG
Défendeurs : SUÈDE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1994-03-23;14220.88 ?

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