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19/12/1994 | CEDH | N°15153/89

CEDH | AFFAIRE VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS ET GUBI c. AUTRICHE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS ET GUBI c. AUTRICHE
(Requête no15153/89)
ARRÊT
STRASBOURG
19 décembre 1994
En l’affaire Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M

M.  R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
C. Russo,
A. Spielmann...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS ET GUBI c. AUTRICHE
(Requête no15153/89)
ARRÊT
STRASBOURG
19 décembre 1994
En l’affaire Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
C. Russo,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
Mme  E. Palm,
MM.  I. Foighel,
L. Wildhaber,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 juin et 23 novembre 1994,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 9 septembre 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 15153/89) dirigée contre la République d’Autriche et dont une association de droit privé autrichien, la Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs ("la VDSÖ"), ainsi qu’un ressortissant de cet Etat, M. Berthold Gubi, avaient saisi la Commission le 12 juin 1989 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 10, 13 et 14 (art. 10, art. 13, art. 14) de la Convention.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l’instance et désigné leur conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. I. Foighel et M. L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour, a remplacé M. Ryssdal, empêché (articles 9 et 24 par. 1 du règlement A).
4.   En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal avait consulté, par l’intermédiaire du greffier adjoint, l’agent du gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), l’avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 6 avril 1994 et celui du Gouvernement le 18.
Le 7 juin, la Commission a produit certaines pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 20 juin 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. F. Cede, chef du département de droit international,
ministère fédéral des Affaires étrangères,  agent,
M. S. Rosenmayr, service constitutionnel,
chancellerie fédérale,
Mme E. Bertagnoli, département de droit international,  
ministère fédéral des Affaires étrangères,
M. G. Keller, colonel,
ministère fédéral de la Défense,  conseillers;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,  délégué;
- pour les requérants
Me G. Lansky, avocat,  conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Cede, Trechsel et Lansky.
6. Sur invitation de la Cour, le Gouvernement a communiqué le 19 juillet 1994 des observations écrites sur une note de frais complémentaire déposée par les requérants à la fin de l’audience.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La première requérante
7. Association viennoise, la première requérante publiait, à l’attention des soldats de l’armée autrichienne, le mensuel der Igel ("le hérisson"), contenant des informations et des reportages souvent critiques sur la vie militaire.
8. Le 27 juillet 1987, elle invita le ministre fédéral de la Défense (Bundesminister für Landesverteidigung) à faire diffuser l’Igel dans les casernes de la même façon que les deux seuls autres magazines militaires édités par des groupements privés, Miliz-Impuls et Visier; l’armée avait en effet l’habitude de joindre ceux-ci en alternance, à ses frais, au bulletin officiel distribué à tous les appelés (Miliz-Information).
Le ministre ne répondit point à la demande. Interrogé par des membres du parlement, il expliqua, dans une lettre du 10 mai 1989, qu’il n’autoriserait pas la diffusion de l’Igel dans les casernes. Selon lui, l’article 46 par. 3 de la loi militaire (Wehrgesetz, paragraphe 18 ci-dessous) conférait à tout militaire le droit de recevoir sans aucune restriction, par des sources accessibles au public, des informations sur l’actualité politique. A l’intérieur des installations toutefois, seules pouvaient être fournies des publications qui s’identifiaient au moins un peu avec les tâches constitutionnelles de l’armée, ne nuisaient pas à sa réputation et ne prêtaient pas leurs colonnes aux partis politiques. Même les périodiques critiques, tels que le journal Hallo des jeunesses syndicales, ne se verraient pas interdits s’ils respectaient ces critères. En revanche, l’Igel n’y satisfaisait pas. Le ministre fondait son pouvoir de décision en la matière sur les articles 79 de la Constitution (Bundes-Verfassungsgesetz), 44 par. 1 et 46 de la loi militaire, 116 du code pénal (Strafgesetzbuch) et 3 par. 1 du règlement général de l’armée (Allgemeine Dienstvorschriften für das Bundesheer, "le règlement général", paragraphes 17-20 ci-dessous).
B. Le second requérant
9.  Membre de la VDSÖ, le second requérant commença son service militaire le 1er juillet 1987 à la caserne Schwarzenberg de Salzbourg. Le 29, il y prêta serment en protestant contre le président de la République. Dans les mois qui suivirent, il introduisit plusieurs plaintes, publia avec vingt et un autres appelés une lettre ouverte dénonçant le nombre de corvées qui lui furent imposées et fit circuler une pétition de soutien à un objecteur de conscience.
Les 1er, 9 et 22 juillet, il fut personnellement informé du contenu du droit militaire applicable à sa situation.
10. Le 29 décembre 1987, alors qu’il distribuait le no 3/87 de l’Igel dans la caserne, un officier lui ordonna d’arrêter.
Dans son éditorial, le numéro en question mentionnait, parmi les buts de la VDSÖ, la collaboration entre les appelés et les membres de l’encadrement sur la base de leurs intérêts communs et du respect mutuel. Certains articles adoptaient un ton critique; ils traitaient notamment de l’entraînement militaire, de la procédure consécutive à une plainte de M. Gubi et des principes régissant le service militaire. Quant aux autres, ils commentaient successivement diverses contributions parues dans la presse, le congrès des jeunesses syndicales, les buts et l’action de la VDSÖ ainsi que la plainte d’un appelé qui avait vu sa solde réduite à la suite d’une perte alléguée de matériel.
11. Le 12 janvier 1988, un autre officier informa l’intéressé du contenu des circulaires de 1975 et de 1987 ainsi que du règlement de la caserne Schwarzenberg, modifié le 4 janvier 1988, lequel interdisait, dans celle-ci, toute distribution ou envoi de publications sans l’autorisation du commandant (paragraphe 20 ci-dessous).
12. Le 22 janvier 1988, M. Gubi dénonça cette prohibition et l’ordre du 29 décembre 1987 (paragraphe 10 ci-dessus) devant la Commission des plaintes militaires (Beschwerdekommission in militärischen Angelegenheiten) près le ministère fédéral de la Défense.
Le 7 avril, la division des plaintes (Beschwerdeabteilung) près ce ministère débouta le requérant, conformément à la recommandation de la Commission des plaintes. D’après elle, l’ordre litigieux se fondait valablement sur une circulaire de 1987 du 2e corps d’armée (Korpskommando II) dont les stipulations relatives à la diffusion d’écrits imprimés trouvaient elles-mêmes appui dans les articles 5 de la loi fondamentale de 1867 (Staatsgrundgesetz über die allgemeinen Rechte der Staatsbürger), 19 du règlement général et 13 de la loi militaire (paragraphes 15 et 18-20 ci-dessous). La première de ces dispositions protège la propriété des personnes morales de droit public au même titre que celle des particuliers; aussi fallait-il considérer la caserne Schwarzenberg comme la propriété de l’Etat fédéral dont les droits se voyaient exercés par le commandant.
Quant à la liberté d’expression garantie par l’article 13 de la loi fondamentale de 1867, elle se trouvait soumise à des "limites légales" (gesetzliche Schranken), dont celles qui étaient issues de l’obligation de discrétion et d’obéissance prévue par les articles 17 et 44 de la loi militaire et découlaient de la nature même de ces rapports particuliers d’autorité (besonderes Gewaltverhältnis). Les mesures litigieuses n’avaient donc aucunement méconnu la liberté en question.
13. M. Gubi saisit alors la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof). Le 26 septembre, elle refusa d’examiner son recours au motif qu’il ne soulevait pas de questions proprement constitutionnelles et manquait de chances d’aboutir.
14. Le même jour, elle annula toutefois la décision par laquelle le commandant du bataillon no 3 avait confirmé le 15 février 1988 les trois jours d’arrêt imposés à l’intéressé comme sanction disciplinaire pour avoir distribué l’Igel dans la caserne. D’après elle, les textes dont la méconnaissance avait été reprochée au requérant - les circulaires de 1975 et 1987 (paragraphe 20 ci-dessous) - ne liaient pas l’intéressé mais les autorités militaires; il n’en allait pas de même des dispositions pertinentes du règlement de la caserne Schwarzenberg, mais elles furent introduites le 4 janvier 1988 et n’étaient donc pas encore en vigueur à l’époque des faits.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Les droits fondamentaux
15. L’article 5 de la loi fondamentale du 21 décembre 1867 sur les droits généraux des citoyens protège la propriété.
16. Quant à son article 13, il dispose:
"Dans le respect des limites légales, toute personne a le droit d’exprimer librement son opinion par la parole, les écrits, l’impression ou l’expression graphique. La presse ne peut être censurée ni limitée par un système de concessions (...)"
B. Le droit militaire
17. L’article 79 de la Constitution fédérale décrit les tâches générales des forces armées autrichiennes.
18. A l’époque des faits, les droits et obligations des militaires se trouvaient régis par les articles 44 à 46 de la loi militaire de 1978. Aux termes de celle-ci, les militaires ont l’obligation de soutenir l’armée dans l’accomplissement de ses missions et de s’abstenir de tout ce qui pourrait nuire à sa réputation (article 44 par. 1); ils ont le droit de formuler des demandes et des réclamations ainsi que d’introduire des plaintes (article 44 par. 4). Ils jouissent des mêmes droits politiques que les citoyens (article 46 par. 2); toutefois, l’armée ne peut faire l’objet d’aucune activité ou utilisation politicienne (article 46 par. 1); en conséquence, de telles activités pendant le service et dans les lieux de celui-ci sont interdites, à l’exception de celles qui consistent à s’informer personnellement, par des sources accessibles au public, de l’actualité politique (article 46 par. 3).
19. Le règlement général, édicté par le ministre fédéral de la Défense, précise les obligations liées au service national. Il dispose notamment que le militaire doit être toujours prêt à assurer le mieux possible son service et s’abstenir de tout ce qui pourrait nuire à la réputation de l’armée et à la confiance de la population dans la défense du pays (article 3 par. 1). Le militaire entretient une relation particulière d’autorité envers la République autrichienne; elle exige de lui, outre la défense des institutions démocratiques, discipline, camaraderie, obéissance, vigilance, vaillance et discrétion (article 3 par. 2). L’article 19 par. 2 confie aux commandants de caserne le soin de prendre toutes les mesures nécessaires au maintien de l’ordre et de la sécurité militaires dans leurs lieux de service; à cet effet, ils sont tenus d’établir un règlement (Kasernordnung) régissant notamment l’accès à la caserne (article 19 par. 3).
20. Par une circulaire du ministère fédéral de la Défense, du 14 mars 1975, l’état-major général (Armeekommando) a chargé les commandants de prendre à l’endroit de publications dénigrant l’armée (negatives wehrpolitisches Gedankengut) des mesures préventives; ils devaient notamment en interdire la diffusion et l’affichage dans les zones militaires.
Une circulaire de l’état-major du 2e corps d’armée, du 17 décembre 1987, ordonnait aux mêmes officiers d’introduire dans les règlements de caserne l’interdiction de distribuer ou d’afficher, sans l’autorisation du commandant, toute publication non officielle. Le règlement de la caserne Schwarzenberg fut modifié en conséquence le 4 janvier 1988.
C. Le recours devant la Cour constitutionnelle
21. La Cour constitutionnelle recherche, sur requête (Beschwerde), si un acte administratif (Bescheid) a porté atteinte à un droit garanti au requérant par la Constitution, ou s’il a appliqué un arrêté (Verordnung) contraire à la loi, une loi contraire à la Constitution ou un traité international incompatible avec le droit autrichien (article 144 par. 1 de la Constitution fédérale).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
22. La VDSÖ et M. Gubi ont saisi la Commission le 12 juin 1989. Invoquant l’article 10 (art. 10) de la Convention, ils se plaignaient de l’interdiction frappant l’Igel dans les casernes autrichiennes et, le second requérant, de l’ordre du 29 décembre 1987 lui imposant de cesser la distribution du no 3/87 dans la caserne Schwarzenberg. Ils prétendaient en outre n’avoir pas disposé d’un recours effectif au sens de l’article 13 (art. 13) et avoir été victimes d’une discrimination pour des motifs politiques, au mépris de l’article 14 combiné avec l’article 10 (art. 14+10).
23. La Commission a retenu la requête (no 15153/89) le 6 juillet 1992. Dans son rapport du 30 juin 1993 (article 31) (art. 31), elle conclut:
a) quant à la première requérante:
- qu’il y a eu violation des articles 10 et 13 (art. 10, art. 13) (douze voix contre neuf);
- qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 10 (art. 14+10) (unanimité);
b) quant au second requérant:
- qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) (douze voix contre neuf) mais pas de l’article 13 (art. 13) (unanimité);
- qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 10 (art. 14+10) (unanimité).
Le texte intégral de son avis et des trois opinions dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10) DE LA CONVENTION
A. Quant à la première requérante
24. La première requérante dénonce le refus du ministre de la Défense d’ajouter l’Igel sur la liste des périodiques diffusés par l’armée autrichienne. Elle y voit une violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention, aux termes duquel
"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article (art. 10) n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."
25. Pour le Gouvernement, la VDSÖ ne se confond nullement avec ses membres sous les drapeaux à l’époque des faits. Le ministre l’aurait donc traitée à juste titre comme tiers, exerçant à son égard l’une des prérogatives que le code civil confère à l’Etat fédéral en sa qualité de propriétaire des casernes: celle de décider librement de la nature des services à y fournir et des prestataires à solliciter, sans avoir à s’en expliquer auprès de ceux-ci.
L’intéressée avait demandé que sa revue fût distribuée par l’armée de la même façon que deux autres périodiques non officiels. En réalité, le service dont elle réclamait le bénéfice reposerait exclusivement sur des arrangements de droit privé, dont les éditeurs intéressés ne pourraient du reste exiger la conclusion; l’on ne saurait en effet attendre de la hiérarchie qu’elle prête son concours à la diffusion de tous les magazines recommandés à sa bienveillance. Bref, le ministre aurait exercé un pouvoir discrétionnaire et n’aurait pas méconnu un droit dont l’association requérante se trouvait dépourvue.
26. Les thèses en présence conduisent la Cour à s’interroger sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la VDSÖ de son droit à communiquer des informations ou des idées.
1. Existence d’une ingérence
27. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la responsabilité d’un Etat contractant se trouve engagée quand la violation de l’un des droits et libertés définis dans la Convention dérive d’une infraction à l’article 1 (art. 1), aux termes duquel il les reconnaît dans son droit interne à toute personne relevant de sa juridiction (voir, en dernier lieu, l’arrêt Costello-Roberts c. Royaume-Uni du 25 mars 1993, série A no 247-C, p. 57, par. 26).
En l’occurrence, les autorités assuraient elles-mêmes et à leurs frais la distribution régulière de périodiques militaires publiés par diverses associations, en les joignant à leurs publications officielles. Quelle qu’en fût la base légale, pareille pratique devait influer sur le niveau d’information des membres des forces armées et, dès lors, engageait la responsabilité de l’Etat défendeur au titre de l’article 10 (art. 10). La liberté d’expression vaut en effet pour les militaires comme pour les autres personnes relevant de la juridiction des Etats contractants (voir, en dernier lieu, l’arrêt Hadjianastassiou c. Grèce du 16 décembre 1992, série A no 252, p. 17, par. 39).
La Cour relève ensuite que d’après le dossier, de toutes les revues pour soldats, seul l’Igel se trouvait exclu de ce mode de diffusion (paragraphe 8 ci-dessus). La VDSÖ pouvait donc légitimement prétendre à ce qu’il y fût remédié. Partant, le refus que lui opposa le ministre de la Défense s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à communiquer des informations ou des idées.
2. Justification de l’ingérence
28. L’ingérence en question a enfreint l’article 10 (art. 10) si elle n’était pas "prévue par la loi", dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 (art. 10-2) ou "nécessaire, dans une société démocratique," pour les atteindre.
a) L’ingérence était-elle "prévue par la loi"?
29. D’après l’association requérante, aucune des dispositions de droit militaire sur lesquelles le ministre de la Défense a pu s’appuyer ne s’analyse en une "loi" au sens de la Convention. Cela vaudrait en premier lieu pour les articles 44 à 46 de la loi militaire et 3 du règlement général, dont le libellé trop vague ouvrirait la voie à l’arbitraire. Il en irait de même des circulaires de 1975 et 1987 qui, de surcroît, n’auraient pas été accessibles à la VDSÖ.
30. Le Gouvernement souligne que loin d’avoir pris un acte administratif, le ministre s’est borné à ne pas répondre favorablement à la demande de la première requérante; pour autant que de besoin, sa décision trouverait dans le code civil un fondement suffisant et conforme à l’article 10 (art. 10). Quant aux dispositions citées du droit militaire, notamment la circulaire de 1975, elles auraient tout au plus guidé son action.
31. La Cour note que si lesdits textes n’ont pu servir de base légale stricto sensu, faute de décision formelle du ministre, leur contenu s’est néanmoins imposé à lui en l’espèce; cela ressort en particulier de sa réponse à une question parlementaire (paragraphe 8 ci-dessus). Il convient donc de rechercher s’ils peuvent passer pour une "loi".
La Cour reconnaît que les dispositions en cause sont rédigées en termes généraux. Il échet toutefois de rappeler que le niveau de précision requis de la législation interne - laquelle ne saurait du reste parer à toute éventualité - dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, en dernier lieu, l’arrêt Chorherr c. Autriche du 25 août 1993, série A no 266-B, pp. 35-36, par. 25).
En matière de discipline militaire, la rédaction de dispositions décrivant le détail des comportements ne se conçoit guère. Aussi les autorités peuvent-elles se voir contraintes de recourir à des formulations plus larges. Encore faut-il que celles-ci offrent une protection suffisante contre l’arbitraire et permettent de prévoir les conséquences de leur application.
La Cour considère que les textes en question, notamment la circulaire du 14 mars 1975, constituaient une base juridique suffisante pour rejeter la demande de la VDSÖ. Quant à la première requérante, elle comptait parmi ses membres des militaires ayant accès à cette réglementation et devait donc s’attendre à ce que le ministre pût estimer devoir s’en inspirer à son égard. En conclusion, l’ingérence litigieuse était "prévue par la loi".
b) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime?
32. La décision incriminée a manifestement été prise en vue de défendre l’ordre dans les forces armées, but légitime au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) (voir l’arrêt Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A no 22, p. 41, par. 98).
c) L’ingérence était-elle "nécessaire dans une société démocratique"?
33. La VDSÖ conteste la nécessité du refus opposé à sa demande; il aurait été dicté par la seule volonté d’empêcher qu’à travers l’Igel se répande dans la troupe un courant d’opinion hostile, selon les autorités, à l’armée. Pourtant, le gouvernement mettrait peu à peu en oeuvre la plupart des réformes prônées par la revue, telles la limitation du couvre-feu, l’instauration de la semaine de cinq jours, l’augmentation de la solde ou la gratuité des transports publics. On ne saurait donc y voir une véritable menace.
34. La Commission souscrit en substance à l’opinion de la requérante. Elle souligne que l’Igel ne contenait aucune incitation à la violence, au manque d’obéissance ou à la transgression de la réglementation, tout au plus des renseignements sur les procédures de réclamation et de recours.
35. Pour le Gouvernement, la revue visait à affaiblir l’efficacité de l’armée et de la défense du pays. Sa diffusion était d’autant moins souhaitable qu’à cette époque, en pleine guerre froide, une certaine tension régnait à la caserne Schwarzenberg; comparable à celle constatée dans l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas (arrêt précité, p. 42, par. 101), elle était le résultat des remous que, par diverses actions perturbatrices (paragraphe 9 ci-dessus), M. Gubi, membre actif de la VDSÖ, avait volontairement provoqués dans la troupe.
Face à cela, le ministre de la Défense aurait même fait preuve de modération en se limitant à refuser le concours de l’armée à la diffusion de l’Igel. Nécessaire au maintien de la discipline, la mesure n’empêchait pas en effet la requérante de faire parvenir la publication par tout autre moyen aux soldats, lesquels pouvaient notamment l’obtenir par la poste et la lire en toute liberté dans les casernes. Bref, les autorités n’auraient pas dépassé leur marge d’appréciation, nécessairement plus large en la matière puisqu’elles sont seules à pouvoir apprécier en pleine connaissance de cause, dans une situation donnée, les devoirs et responsabilités spécifiques des membres des forces armées.
36. La Cour rappelle que la liberté d’expression vaut aussi pour les "informations" ou "idées" qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de "société démocratique" (voir, entre autres, les arrêts Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A no 216, p. 30, par. 59, et Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, p. 22, par. 42).
Il n’en va pas autrement quand les bénéficiaires en sont des militaires, car l’article 10 (art. 10) vaut pour eux comme pour les autres personnes relevant de la juridiction des Etats contractants. Toutefois, le fonctionnement efficace d’une armée ne se conçoit guère sans des règles juridiques destinées à empêcher de saper la discipline militaire, notamment par des écrits (arrêts Engel et autres précité, p. 41, par. 100, et Hadjianastassiou précité, p. 17, par. 39).
37. La Cour constate qu’à l’époque des faits l’armée distribuait gratuitement dans toutes les casernes du pays ses propres publications ainsi que celles de groupements privés de soldats. Apparemment, seul l’Igel s’en trouvait exclu, ce qui sans nul doute réduisit considérablement ses chances d’étendre son public de lecteurs parmi les militaires en service. La possibilité que conservait la VDSÖ d’envoyer sa revue à des abonnés payants ne pouvait compenser un tel handicap. Il fallait donc des nécessités impératives pour le justifier, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, p. 41, par. 65).
38. Le Gouvernement prend appui sur le contenu de l’Igel: critique et satirique, le mensuel risquait d’affaiblir la discipline et l’efficacité de l’armée.
D’après la Cour, une telle circonstance demande à être précisée et étayée par des exemples concrets. Or aucun des numéros de l’Igel figurant au dossier ne prône le refus d’obéissance ou la violence, ni même ne conteste l’utilité de l’armée. La plupart, il est vrai, contiennent des doléances, proposent des réformes ou incitent à intenter des procédures légales de réclamation ou de recours. Il n’apparaît pas toutefois qu’en dépit de leur ton souvent polémique, ils aient franchi les limites d’un simple débat d’idées dont l’armée d’un Etat démocratique, pas plus que la société qu’elle sert, ne saurait faire l’économie.
39. Le Gouvernement avance en outre l’existence de tensions dans la caserne Schwarzenberg, imputables pour l’essentiel aux publications de la requérante ainsi qu’aux agissements de M. Gubi (paragraphe 9 ci-dessus); elles auraient entraîné un grand nombre de plaintes de la part des appelés.
De l’avis de la Cour, cette situation, propre à une seule caserne, ne présentait pas un degré de gravité de nature à légitimer une décision dont les effets s’étendaient à toutes les installations militaires du territoire national. Sur ce point, les faits se distinguent de ceux de l’affaire Engel et autres: dans celle-ci, la revue sujette à l’interdiction avait été diffusée uniquement à l’endroit où les remous invoqués étaient apparus (arrêt précité, p. 18, par. 43).
40. En conclusion, le refus du ministre de la Défense d’inclure l’Igel parmi les magazines distribués par l’armée se révèle disproportionné au but légitime visé. Partant, la première requérante a subi une violation de l’article 10 (art. 10).
B. Quant au second requérant
41. M. Gubi se prétend lui aussi victime d’une infraction à l’article 10 (art. 10) pour s’être vu interdire la distribution du no 3/87 de l’Igel (paragraphe 10 ci-dessus).
1. Existence d’une ingérence
42. Aucun des comparants ne conteste qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à communiquer des informations ou des idées.
2. Justification de l’ingérence
43. Il convient donc d’examiner si l’ingérence était "prévue par la loi", dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) et "nécessaire, dans une société démocratique," pour les atteindre.
a) L’ingérence était-elle "prévue par la loi"?
44. Le requérant dénonce l’absence de base légale de l’ordre du 29 décembre 1987 de cesser sa distribution de l’Igel. Ni les circulaires de 1975 et 1987 ni le règlement de la caserne Schwarzenberg ne pourraient s’analyser en une "loi" au sens de la Convention, faute d’avoir été publiés au Journal officiel et de présenter un libellé suffisamment précis. Seul le dernier de ces textes contiendrait une clause pertinente mais elle y aurait été insérée avec effet au 4 janvier 1988, c’est-à-dire après les événements litigieux.
45. Pour le Gouvernement, la mesure incriminée se fonde sur les articles 44 par. 1 et 46 de la loi militaire, dont le prescrit se trouve détaillé aux articles 3 et 19 du règlement général ainsi que dans les différents règlements de caserne. Les 1er, 9 et 22 juillet 1987, M. Gubi aurait du reste été personnellement informé de leur teneur et de leur application pratique (paragraphe 9 ci-dessus).
46. Au sujet du libellé des dispositions citées, la Cour se réfère aux considérations développées au paragraphe 31 ci-dessus. Eu égard notamment à l’instruction dispensée sur le régime en vigueur (paragraphe 9 ci-dessus), elle estime qu’en s’entourant au besoin de conseils éclairés, l’intéressé était à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, qu’il s’exposait à pareille interdiction (voir, mutatis mutandis, les arrêts Sunday Times (no 1) précité, p. 31, par. 49, et Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 27, par. 60).
b) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime?
47. De l’avis de la Cour, la mesure litigieuse servait, comme le refus dont se plaint la première requérante, à la défense de l’ordre dans les forces armées (paragraphe 32 ci-dessus).
c) L’ingérence était-elle "nécessaire dans une société démocratique"?
48. Pour expliquer l’ordre incriminé, le Gouvernement invoque le comportement de M. Gubi qui, non content d’avoir prêté serment en protestant contre le président de la République, était aussi l’auteur de plusieurs plaintes, d’une pétition et d’une lettre ouverte (paragraphe 9 ci-dessus). L’intéressé aurait ainsi porté une grande part de responsabilité dans les tensions régnant à l’époque dans sa caserne. Au demeurant, il était membre du parti communiste autrichien dont le programme prévoyait la suppression de l’armée. En le sommant d’arrêter sa distribution de l’Igel, l’officier entendait donc l’empêcher de déstabiliser encore davantage la troupe.
49. La Cour renvoie d’abord aux considérations figurant aux paragraphes 36 et 37 ci-dessus. Elle partage l’avis du Gouvernement selon lequel il y a lieu de replacer l’épisode dont il s’agit dans son contexte général. Néanmoins, cette approche ne dispense pas d’examiner en premier lieu le contenu de la publication en question. Or, avec la Commission, la Cour relève que pour l’essentiel, l’Igel consacre son no 3/87 à des articles sur la condition des appelés (paragraphe 10 ci-dessus). Ecrits dans un style critique voire satirique, prompts à lancer des revendications ou des propositions de réforme, ils ne mettent pas pour autant en cause le devoir d’obéissance ni le sens du service armé. Dès lors, on ne saurait guère y voir une menace sérieuse pour la discipline militaire. Partant, la mesure litigieuse se révèle disproportionnée au but poursuivi et a enfreint l’article 10 (art. 10).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13) DE LA CONVENTION
A. Quant à la première requérante
50. La VDSÖ se plaint en outre de ce que nul recours effectif ne s’ouvre à elle en Autriche pour son grief au titre de l’article 10 (art. 10). Elle invoque l’article 13 (art. 13) de la Convention, ainsi libellé:
"Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles."
51. La Commission souscrit en substance à sa thèse.
52. Le Gouvernement conteste d’abord que les doléances de la requérante soient "défendables" au regard de la Convention. A titre subsidiaire, il avance que l’intéressée aurait pu soumettre sa demande de distribution de l’Igel aux juridictions civiles par la voie d’une action en exécution (Leistungsklage) ou en tolérance (Duldungsklage) d’une prestation, voire par une action en constatation (Feststellungsklage).
53. Vu la conclusion figurant au paragraphe 40 ci-dessus, la condition de "défendabilité" du moyen en question se trouve remplie (voir notamment l’arrêt Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril 1988, série A no 131, p. 23, par. 52).
Quant aux recours possibles invoqués par le Gouvernement, celui-ci ne cite aucun cas d’application semblable à celui dont il s’agit en l’espèce. Il reste ainsi en défaut d’établir leur effectivité.
Dès lors, la première requérante a subi une violation de l’article 13 (art. 13).
B. Quant au second requérant
54. M. Gubi allègue lui aussi une infraction à l’article 13 (art. 13). Ni la division des plaintes ni la Cour constitutionnelle ne pourraient, en l’espèce, passer pour une "instance nationale" au sens de cette disposition: la première relève du ministère de la Défense et n’offrirait donc pas les garanties d’indépendance voulues; la seconde n’a pas traité au fond le recours de l’intéressé.
55. Avec la Commission et le Gouvernement, la Cour relève qu’aux termes de l’article 144 de la Constitution, la Cour constitutionnelle peut connaître de griefs que des militaires tirent d’une violation de leur droit à la liberté d’expression (paragraphe 21 ci-dessus).
Il est vrai qu’en l’occurrence, ladite juridiction refusa d’examiner la plainte de M. Gubi (paragraphe 13 ci-dessus). Aux fins de l’article 13 (art. 13) toutefois, l’efficacité d’une voie de droit ne dépend pas de la certitude d’un résultat favorable (voir, entre autres, l’arrêt Costello-Roberts précité, p. 62, par. 40). L’intéressé a donc bien joui d’un recours répondant aux exigences de cette disposition.
La Cour se voit dès lors dispensée de rechercher si la division des plaintes constitue une "instance nationale" au sens de l’article 13 (art. 13).
III.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 10 (art. 14+10)
56. Les requérants prétendent enfin avoir chacun subi une infraction à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10 (art. 14+10): la méconnaissance de leur droit à la liberté d’expression s’analyserait en une discrimination pour motifs politiques.
Eu égard aux conclusions retenues sur le terrain de l’article 10 (art. 10), la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce grief.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
A. Dommage
1. Dommage matériel
58. La VDSÖ réclame pour dommage matériel 14 800 000 schillings autrichiens (ATS). Cette somme représenterait le montant que le ministère de la Défense aurait dû lui payer s’il avait décidé d’acheter et de diffuser l’Igel à partir du 27 juillet 1987, date de la demande de la requérante (paragraphe 8 ci-dessus).
59. Avec le délégué de la Commission, la Cour relève que la violation de l’article 10 (art. 10) constatée trouve sa source, non dans l’absence de versements à la VDSÖ, mais dans le seul refus des autorités militaires de distribuer l’Igel. La prétention n’est donc pas fondée.
2. Dommage moral
60. La VDSÖ et M. Gubi sollicitent de surcroît une indemnité pour dommage moral, dont ils laissent à la Cour le soin de fixer le montant.
61. Le délégué de la Commission soutient cette demande.
62. Avec le Gouvernement, qui souligne que l’Igel a cessé sa parution en 1988, la Cour estime que les requérants ont pu éprouver un tort moral, mais que le présent arrêt leur fournit une compensation suffisante à cet égard.
B. Frais et dépens
63. Au titre des frais et dépens, les requérants sollicitent 360 952,34 ATS, soit 113 267,56 ATS pour les procédures devant les instances nationales et 247 684,78 ATS pour celles devant les organes de la Convention.
64. Le Gouvernement consent à payer 110 000 ATS.
65. Appliquant les critères qui ressortent de sa jurisprudence, la Cour alloue, en équité, 180 000 ATS aux intéressés pour l’ensemble de leurs frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par six voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention dans le chef de la première requérante;
2. Dit, par huit voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention dans le chef du second requérant;
3.  Dit, par six voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention dans le chef de la première requérante;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention dans le chef du second requérant;
5.  Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas de rechercher s’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10 (art. 14+10);
6. Dit, à l’unanimité, que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral allégué;
7. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 180 000 (cent quatre-vingt mille) schillings autrichiens pour frais et dépens;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 décembre 1994.
Rudolf BERNHARDT
Président
Herbert PETZOLD
Greffier f.f.
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion dissidente de M. Thór Vilhjálmsson;
- opinion partiellement dissidente de M. Matscher, à laquelle se rallie M. Bernhardt.
R. B.
H. P.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
(Traduction)
Je ne constate en l’espèce de violation ni de l’article 10 (art. 10), ni de l’article 13 (art. 13) de la Convention.
S’agissant de la première requérante, je souscris à l’opinion de M. Matscher, à laquelle se rallie M. Bernhardt.
Au sujet du second requérant, M. Gubi, je tiens à faire les observations suivantes:
Au paragraphe 36 de l’arrêt, la Cour énonce ce qui me paraît une évidence, à savoir que "le fonctionnement efficace d’une armée ne se conçoit guère sans des règles juridiques destinées à empêcher de saper la discipline militaire (...)". Indéniablement, des restrictions furent imposées à M. Gubi lorsqu’un officier lui ordonna d’arrêter de distribuer l’Igel dans la caserne. Cependant, ces restrictions ne concernaient que son comportement à l’intérieur de la caserne, sans affecter autrement la diffusion de cette publication. Appliquant la règle de la proportionnalité, j’estime donc - contrairement à la Cour - qu’en donnant cet ordre à M. Gubi, l’officier autrichien a agi dans les limites permises par l’article 10 (art. 10).
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER, A LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE BERNHARDT
Je souscris au constat de violation quant au second requérant, mais pas quant à la première.
Celle-ci voit une violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention dans le refus du ministre de la Défense d’inclure l’Igel dans la liste des périodiques diffusés par l’armée. Or, l’article 10 (art. 10) protège la liberté d’expression et d’information mais ne prévoit aucun droit à voir diffuser une publication par les soins d’une autorité publique. En effet, la distribution "officielle" de la revue en question équivaudrait, dans un certain sens, à une identification au moins implicite à son contenu, ce que, d’après moi, l’on ne peut exiger des services militaires compétents.
D’autre part, les conscrits intéressés à la lecture de la revue ont eu toute possibilité de s’y abonner, de se la faire envoyer par courrier personnel ou de l’acheter ailleurs et de l’amener à la caserne à l’occasion de sorties quasi quotidiennes; en outre, la première requérante avait le loisir de l’envoyer gratuitement aux conscrits soit à la caserne soit à leur domicile privé. De cette façon, les exigences de l’article 10 (art. 10) ont été entièrement respectées vis-à-vis d’elle.
En pareilles circonstances, il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit protégé par l’article 10 (art. 10) quant à la première requérante; en conséquence, l’article 13 (art. 13), lui non plus, n’a pu être violé à son égard.
* L'affaire porte le n° 34/1993/429/508.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 302 de la série A des publications de la Cour), mais il peut s'obtenir auprès du greffe.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS
ET GUBI c. AUTRICHE
ARRÊT VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS
ET GUBI c. AUTRICHE
ARRÊT VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS
ET GUBI c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
ARRÊT VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS
ET GUBI c. AUTRICHE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER, A LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE BERNHARDT


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 15153/89
Date de la décision : 19/12/1994
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Violation de l'art. 13 (premier requérant) ; Non-violation de l'art. 13 (deuxième requérant) ; Non-lieu à examiner l'art. 14+10 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : VEREINIGUNG DEMOKRATISCHER SOLDATEN ÖSTERREICHS ET GUBI
Défendeurs : AUTRICHE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1994-12-19;15153.89 ?

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