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07/08/1996 | CEDH | N°21794/93

CEDH | AFFAIRE C. c. BELGIQUE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE C. c. BELGIQUE
(Requête no 21794/93)
ARRÊT
STRASBOURG
7 août 1996
En l'affaire C. c. Belgique1,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
A.N. Loizou,
A.B. B

aka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, ...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE C. c. BELGIQUE
(Requête no 21794/93)
ARRÊT
STRASBOURG
7 août 1996
En l'affaire C. c. Belgique1,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
A.N. Loizou,
A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 24 février et 27 juin 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 avril 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (no 21794/93) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un citoyen marocain, M. C., avait saisi la Commission le 22 mars 1993 en vertu de l'article 25 (art. 25). Le requérant a prié la Cour de ne pas divulguer son identité.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 8 et 14 de la Convention (art. 8, art. 14).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 mai 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, B. Walsh, A. Spielmann, A.N. Loizou, A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha et P. Kuris, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, M. Walsh, empêché, a été remplacé par M. L. Wildhaber, suppléant (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"), l'avocate du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires du Gouvernement et du requérant sont parvenus au greffe respectivement les 15 septembre et 9 octobre 1995. Le 26 octobre 1995, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n'entendait pas y répondre par écrit. Le 8 février 1996, il a fourni au greffier divers documents que celui-ci avait demandés sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 20 février 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, conseiller juridique adjoint,
chef de service au ministère de la Justice, agent,
Me F. Huisman, avocat,  conseil;
- pour la Commission
M. H. Danelius, délégué;
- pour le requérant
Me A. Marx, avocat, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Danelius, Me Marx et Me Huisman.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES DE LA CAUSE
6. Citoyen marocain né en 1955, le requérant réside actuellement au Maroc.
7. En 1966, il vint s'installer en Belgique avec ses parents, son frère et ses trois soeurs, tous de nationalité marocaine. Entre 1988 et 1991, celles-ci prirent la nationalité belge; ultérieurement, deux d'entre elles quittèrent la Belgique pour le Luxembourg. Le père de l'intéressé décéda au Maroc en 1989.
8. M. C. vécut à Bruxelles avec sa famille, dans un immeuble appartenant à cette dernière. Il fut scolarisé et suivit une formation de mécanicien. A partir de 1984, il exerça le métier de chauffeur de taxi dans l'entreprise familiale.
9. Le 17 octobre 1985, il épousa, au Maroc, une femme marocaine qui vint habiter avec lui en Belgique. De cette union naquit un fils le 10 août 1986. A une date inconnue, M. C. divorça au Maroc de sa femme qui regagna ce pays. Le 10 juillet 1991, le tribunal de première instance de Kenitra (Maroc) prit acte de ce que celle-ci renonçait à son droit de garde de l'enfant, lequel revint en Belgique après la mise en liberté de son père (paragraphe 13 ci-dessous) et vécut chez sa grand-mère paternelle. Depuis mai 1992, il habiterait chez une de ses tantes au Grand-Duché de Luxembourg.
10. Le 6 avril 1988, le tribunal correctionnel de Bruxelles condamna le requérant, pour destruction volontaire, à deux mois d'emprisonnement avec sursis de trois ans et à 400 (x 60) francs belges (FB) d'amende.
11. A la suite d'une saisie de 17,2 kilos de cannabis, cette même juridiction lui infligea le 14 décembre 1988 sept ans d'incarcération et 1 000 (x 60) FB d'amende pour détention illicite de stupéfiants et association de malfaiteurs. Le 30 juin 1989, la cour d'appel de cette ville ramena la durée de la peine à cinq ans.
Dans le cadre de l'instruction de l'affaire, le commissaire de police adjoint d'Ixelles avait dressé le 28 juillet 1988 le rapport suivant sur le requérant:
"L'intéressé est de bonne conduite dans le quartier. Il ne se fait pas remarquer par une mauvaise moralité par le voisinage. Il fréquente principalement des personnes d'origine marocaine. Il est connu comme chauffeur de taxi et travaille pour la SPRL (...) dont le siège est situé à Ixelles (...). Il perçoit un salaire mensuel de 25 000 FB en moyenne net pour son travail. Il n'aurait pas d'autres sources de revenus. Il vit dans l'immeuble propriété de ses parents. Il y occupe une chambre et ne paie pas de loyer. Comme charge, il a été marié avec [R. S.], il a eu un fils de cette union. Ces personnes ne vivent plus en Belgique et vivent au Maroc. Il doit payer 2 000 FB pour les frais d'entretien de son épouse. L'intéressé est assidu à son travail. Il donne entière satisfaction à son employeur."
12. Selon un questionnaire établi le 24 juin 1988 par l'administration de la prison de Forest, l'intéressé y aurait déclaré parler l'arabe, le français et l'espagnol. 13. M. C. fut mis en liberté conditionnelle le 23 mai 1991. Son fils, qui avait séjourné avec sa mère pendant la détention de l'intéressé, le rejoignit en Belgique en juillet 1991 (paragraphe 9 ci-dessus). 14. Le 25 février 1991, un arrêté royal, notifié en mars 1991, avait ordonné l'expulsion du requérant, aux motifs suivants:
"Considérant qu[e M. C.] s'est rendu coupable de destruction volontaire, fait établi pour lequel il a d'ailleurs été condamné le 6 avril 1988 à une peine devenue définitive de 2 mois d'emprisonnement et 400 Frs d'amende avec sursis de 3 ans pour l'emprisonnement principal; Considérant qu'il s'est rendu coupable comme auteur ou coauteur de détention, vente ou offre en vente de stupéfiants, à savoir 17 kilos 200 grammes de cannabis, avec la circonstance que l'infraction constitue un acte de participation à l'activité principale ou accessoire d'une association, faits établis pour lesquels il a d'ailleurs été condamné le 30 juin 1989 à une peine devenue définitive de 5 ans d'emprisonnement et 1 000 Frs d'amende; Considérant par conséquent qu'il a, par son comportement personnel, porté atteinte grave à l'ordre public;"
En prenant cette décision, le ministre de la Justice s'était écarté de l'avis de l'Office des étrangers qui lui avait proposé de ne pas expulser M. C. mais de lui notifier un avertissement.
15. Le 13 septembre 1990, la commission consultative des étrangers avait, quant à elle, estimé l'expulsion justifiée, considérant notamment:
"[M. C.] a été marié à une compatriote mais il est divorcé. Un enfant est né de ce mariage en 1986, qui a vécu avec sa mère au Maroc, et qui actuellement serait, avec elle, aux Pays-Bas (...) Aucune circonstance ne permet de penser que serait écartée la grave menace que fait craindre son comportement. Si l'éloignement d'un étranger devait être tenu pour une ingérence dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales (art. 8), cette ingérence serait ici légitime, étant prévue par la loi et constituant, dans le cas de l'intéressé et vu la gravité de la menace que présenterait sa présence en Belgique, une mesure nécessaire à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales."
16. Le 21 mai 1991, le requérant invita le Conseil d'Etat à annuler l'arrêté ordonnant son expulsion, mais la haute juridiction le débouta le 7 octobre 1992, aux motifs suivants:
"Considérant que le requérant prend un premier moyen de la violation de la circulaire du 8 octobre 1990 du ministre de la Justice, de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (art. 8), en ce que le ministre et la commission consultative des étrangers n'ont pas tenu compte du fait que le requérant vivait en Belgique depuis 1966, que sa mère et ses soeurs y vivent également et qu'il n'avait plus d'attaches au Maroc dont il ne parle pas la langue;
Considérant que le ministre, dans sa circulaire, s'est engagé à ne pas expulser un étranger établi depuis plus de dix ans dans le pays sauf en cas de condamnation à une peine d'emprisonnement de cinq ans et plus; qu'il s'est réservé le pouvoir d'expulser l'étranger en cas de circonstances particulières; qu'en l'espèce le ministre a examiné ces circonstances; qu'il a valablement pu estimer que, devant la gravité des faits, il y avait lieu d'éloigner le requérant, notamment compte tenu des circonstances familiales décrites par la commission consultative des étrangers; que ce faisant il n'a violé ni sa circulaire ni l'article 8 de la Convention (art. 8);
Considérant qu'en un deuxième moyen, le requérant invoque la violation de l'article 6 de la Constitution (art. 6), de la circulaire du 8 octobre 1990 du ministre de la Justice, de l'article 62 de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, des articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (art. 8, art. 14), en ce que le ministre n'a pas suivi son administration qui lui proposait de ne pas expulser le requérant et qu'il n'existe aucun motif ayant pu justifier une telle attitude;
Considérant que le ministre a eu son attention attirée sur les arguments de l'Office des étrangers et sur ceux de la commission consultative des étrangers; qu'il n'a pas excédé ses pouvoirs en estimant que, devant la gravité des faits, il y avait lieu d'éloigner le requérant, estimant ainsi que la sauvegarde de l'ordre public devait primer les intérêts personnels et familiaux du requérant."
Le 11 septembre 1991, le Conseil d'Etat avait déclaré irrecevable, en raison de la non-comparution de l'intéressé, la demande de sursis à exécution introduite par celui-ci.
17. Mis en liberté conditionnelle le 23 mai 1991 (paragraphe 13 ci-dessus), M. C. disposa de trente jours puis, sur prolongation, jusqu'au 25 septembre 1991 pour quitter le territoire du Royaume. Il s'exécuta à une date inconnue. II. Le droit interne pertinent
18. La loi du 15 décembre 1980 "sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers", plusieurs fois modifiée depuis lors, régit le statut administratif des étrangers. Aux termes de son article 20, alinéa 2, l'étranger bénéficiant d'une autorisation d'établissement peut être expulsé "lorsqu'il a gravement porté atteinte à l'ordre public ou à la sécurité nationale". Avant une telle expulsion, le ministre de la Justice doit recueillir l'avis de la commission consultative des étrangers, composée d'un magistrat, d'un avocat et d'un membre d'une association de défense des étrangers. Signé par le Roi, l'arrêté d'expulsion peut faire l'objet d'un recours en annulation devant le Conseil d'Etat (article 69).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
19. Dans sa requête du 22 mars 1993 à la Commission (no 21794/93), M. C. se plaignait d'une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale (article 8 de la Convention pris isolément (art. 8) et combiné avec l'article 14 (art. 14+8)).
20. La Commission a retenu la requête le 27 juin 1994. Dans son rapport du 21 février 1995 (article 31) (art. 31), elle conclut à l'absence de violation de l'article 8 pris isolément (art. 8) (dix-neuf voix contre trois) et combiné avec l'article 14 (art. 14+8) (vingt et une voix contre une). Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 (art. 8) DE LA CONVENTION
21. Selon le requérant, son expulsion par les autorités belges a porté atteinte à sa vie privée et familiale et violé l'article 8 de la Convention (art. 8), ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
Le Gouvernement et la Commission combattent cette thèse.
A. Paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8-1)
22. Il y a lieu de rechercher d'abord si M. C. peut se prévaloir d'une "vie privée et familiale" au sens de l'article 8 par. 1 (art. 8-1).
23. Le Gouvernement répond par la négative. Pour lui, l'intéressé n'a plus d'attaches particulières en Belgique, car le noyau familial qui s'y était installé en 1966 a éclaté depuis lors: le père du requérant est décédé au Maroc et deux soeurs de l'intéressé sont allées vivre au Grand-Duché de Luxembourg. Contrairement à celles-ci, M. C. n'aurait pas non plus demandé la nationalité belge, alors qu'il aurait pu le faire dès l'âge de dix-huit ans. Quant à la société familiale de taxi, il n'en faisait plus partie et n'y travaillait plus, ni au moment de son arrestation ni ultérieurement. En revanche, le requérant aurait gardé des liens profonds avec son pays d'origine, comme le montreraient son mariage au Maroc avec une femme marocaine, puis son divorce dans ce pays selon le rite local. C'est encore selon les usages marocains que l'intéressé et la mère de son fils ont convenu d'attribuer au premier la garde de l'enfant. De surcroît, un rapport de police de 1988 indique que M. C. fréquentait principalement des personnes d'origine marocaine et la même année, celui-ci a déclaré à la prison de Forest qu'il parlait l'arabe et l'espagnol (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).
24. Selon la Commission, le fait que le fils de l'intéressé ait vécu en Belgique avec sa grand-mère paternelle et que M. C. ait travaillé pour la société familiale révèle l'existence d'une certaine vie familiale au sens de l'article 8 (art. 8).
25. La Cour rappelle que la notion de famille sur laquelle repose l'article 8 (art. 8) inclut, même en l'absence de cohabitation, le lien entre une personne et son enfant, que ce dernier soit légitime ou naturel. Si ledit lien peut être brisé par des événements ultérieurs, il n'en va ainsi que dans des circonstances exceptionnelles (voir, parmi d'autres, les arrêts Gül c. Suisse du 19 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, pp. 173-174, par. 32, et Boughanemi c. France du 24 avril 1996, Recueil 1996-II, pp. 607-608, par. 35). En l'espèce, celles-ci ne se trouvent pas réunies par cela seul que le requérant s'est vu incarcéré puis expulsé ou que son fils a été recueilli ensuite par sa tante au Grand-Duché de Luxembourg, pays limitrophe de la Belgique. En outre, M. C. a tissé en Belgique de réels liens sociaux: il y a habité depuis l'âge de onze ans, y a reçu une formation scolaire puis professionnelle et y a travaillé pendant plusieurs années. Il y a donc établi aussi une vie privée au sens de l'article 8 (art. 8), laquelle englobe le droit pour l'individu de nouer et développer des relations avec ses semblables, y compris dans le domaine professionnel et commercial (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, série A no 251-B, p. 33, par. 29). Partant, l'expulsion du requérant s'analyse en une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de sa vie privée et familiale.
B. Paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2)
26. Il convient, dès lors, de rechercher si l'expulsion dont il s'agit remplissait les conditions du paragraphe 2 (art. 8-2), c'est-à-dire était "prévue par la loi", tournée vers un ou plusieurs des buts légitimes qu'il énumère et "nécessaire", "dans une société démocratique", pour le ou les réaliser.
1. "Prévue par la loi"
27. Il n'est pas contesté que l'arrêté royal du 25 février 1991 (paragraphe 14 ci-dessus) se fondait sur les articles 20 et 21 de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers (paragraphe 18 ci-dessus). Le Conseil d'Etat en a d'ailleurs constaté la légalité (paragraphe 16 ci-dessus).
2. But légitime
28. Les comparants s'accordent à considérer que l'ingérence en cause visait des fins compatibles avec la Convention: la "défense de l'ordre" et la "prévention des infractions pénales".
3. "Nécessaire", "dans une société démocratique"
29. Pour le Gouvernement, l'expulsion litigieuse se justifiait par le comportement délictueux de M. C.: la particulière gravité des faits ayant entraîné sa condamnation pour détention illicite de stupéfiants et association de malfaiteurs laissait craindre les plus grands risques pour l'ordre public, car l'intéressé n'avait manifesté aucun souci d'amendement. D'autre part, son attachement à sa famille et au pays hôte n'aurait pas été d'une aussi grande intensité que celui de MM. Moustaquim et Beldjoudi (arrêts Moustaquim c. Belgique du 18 février 1991, série A no 193, et Beldjoudi c. France du 26 mars 1992, série A no 234-A). Les conséquences de son éloignement sur sa vie privée et familiale ne sauraient donc passer pour disproportionnées.
30. La Commission souscrit en substance à cette thèse. 31. La Cour rappelle qu'il incombe aux Etats contractants d'assurer l'ordre public, en particulier dans l'exercice de leur droit de contrôler, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l'entrée et le séjour des non-nationaux, et notamment d'expulser les délinquants parmi ceux-ci. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8-1), doivent se révéler nécessaires dans une société démocratique, c'est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et proportionnées au but légitime poursuivi.
32. La tâche de la Cour consiste à déterminer si l'expulsion litigieuse a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d'une part, le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale, et, d'autre part, la protection de l'ordre public et la prévention des infractions pénales.
33. La Cour note l'existence d'attaches réelles du requérant avec la Belgique, où il a vécu dès l'âge de onze ans avec ses parents, son frère et ses soeurs, dans une habitation appartenant à la famille. Il y a suivi une partie de sa scolarité, reçu une formation professionnelle et exercé le métier de chauffeur de taxi dans l'entreprise familiale. Plus tard, il y a habité avec sa femme et son fils, lui-même né et scolarisé en Belgique. Contrairement à ses soeurs, toutefois, il n'a pas demandé la naturalisation.
34. Cependant, M. C. semble avoir conservé aussi des liens importants avec le Maroc. S'il n'a pas quitté ce pays avant l'âge de onze ans, il a dû y apprendre la langue et y tisser ses premiers liens sociaux et scolaires. C'est dans ce même pays qu'il s'est marié avec une femme marocaine, qu'il a divorcé et qu'il a conclu avec elle un accord attribuant au père la garde de l'enfant. Enfin, c'est au Maroc aussi qu'est décédé le père du requérant. Bref, l'ingérence litigieuse n'était pas aussi forte que celle que peut provoquer l'expulsion de requérants nés ou venus en bas âge dans le pays d'accueil.
35. D'autre part, la Cour attribue une grande importance à la gravité des infractions à l'origine de la lourde peine d'emprisonnement et de l'expulsion de M. C.: détention illicite de stupéfiants et association de malfaiteurs. En l'occurrence, l'intéressé avait prêté son concours à l'écoulement de plus de 17 kilos de cannabis. Au vu des ravages de la drogue dans la population, et spécialement parmi les jeunes, il se conçoit sans peine que les autorités fassent preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent activement à la propagation du fléau.
36. Eu égard à la nature des liens du requérant avec la Belgique et le Maroc ainsi qu'à la gravité des infractions ayant entraîné son expulsion, il n'a pas été démontré et rien n'indique que dans les circonstances de la cause, les autorités belges aient agi d'une manière arbitraire ou déraisonnable, ou failli à leur obligation de ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu. L'expulsion ne saurait donc passer pour disproportionnée aux buts légitimes poursuivis. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 8 (art. 8).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L'ARTICLE 8 (art. 14+8)
37. En tant que ressortissant marocain, M. C. se prétend victime d'une discrimination fondée sur la nationalité et la race; au mépris de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 (art. 14+8), son expulsion lui aurait infligé un sort moins favorable que celui des délinquants dont la citoyenneté d'un pays membre de l'Union européenne protège en Belgique contre pareille mesure.
38. Avec le Gouvernement et la Commission, la Cour estime que pareil traitement préférentiel repose sur une justification objective et raisonnable, dès lors que les Etats membres de l'Union européenne forment un ordre juridique spécifique, ayant instauré de surcroît une citoyenneté propre (voir l'arrêt Moustaquim précité, p. 20, par. 49). Partant, il n'y a pas eu infraction à l'article 14 combiné avec l'article 8 (art. 14+8).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention (art. 8);
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 (art. 14+8).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 7 août 1996.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
1 L'affaire porte le n° 35/1995/541/627.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2 Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
CHAPPELL v. THE UNITED KINGDOM JUDGMENT
CHAPPELL v. THE UNITED KINGDOM JUDGMENT
ARRÊT C. c. BELGIQUE
ARRÊT C. c. BELGIQUE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 21794/93
Date de la décision : 07/08/1996
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'Art. 8 ; Non-violation de l'Art. 14+8

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 14) JUSTIFICATION OBJECTIVE ET RAISONNABLE, (Art. 14) ORIGINE NATIONALE, (Art. 14) RACE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) PREVENTION DES INFRACTIONS PENALES, (Art. 8-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : C.
Défendeurs : BELGIQUE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1996-08-07;21794.93 ?

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