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24/10/1996 | CEDH | N°21525/93

CEDH | AFFAIRE DE SALVADOR TORRES c. ESPAGNE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DE SALVADOR TORRES c. ESPAGNE
(Requête no 22500/93)
ARRÊT
STRASBOURG
24 octobre 1996 
En l'affaire De Salvador Torres c. Espagne1,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M.  R. Ryssdal, président,
Mme  E. Palm,
MM.  I. Foighel,
R. Pekkane

n,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
P. Kuris,
ainsi...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DE SALVADOR TORRES c. ESPAGNE
(Requête no 22500/93)
ARRÊT
STRASBOURG
24 octobre 1996 
En l'affaire De Salvador Torres c. Espagne1,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M.  R. Ryssdal, président,
Mme  E. Palm,
MM.  I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 avril et 26 septembre 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 29 mai 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (no 21525/93) dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. José Antonio de Salvador Torres, avait saisi la Commission le 11 janvier 1993 en vertu de l'article 25 (art. 25). La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration espagnole reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 paras. 1 et 3 a) de la Convention (art. 6-1, art. 6-3-a).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné ses conseils (article 30), que le président a autorisés à employer la langue espagnole (article 27 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J.M. Morenilla, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 8 juin 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. C. Russo, Mme E. Palm, MM. R. Pekkanen, A.N. Loizou, L. Wildhaber, G. Mifsud Bonnici et P. Kuris, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. I. Foighel, suppléant, a remplacé M. Russo, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement espagnol ("le Gouvernement"), les avocats du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires du Gouvernement et du requérant sont parvenus au greffe les 24 et 25 janvier 1996 respectivement. Le 10 avril 1996, la Commission a produit diverses pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5.   Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, qui avait également donné au Gouvernement l'autorisation de s'exprimer en espagnol (article 27 par. 2 du règlement A), les débats se sont déroulés en public, le 24 avril 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Borrego Borrego, chef du service juridique pour la  
Commission et la Cour européennes des Droits de  
l'Homme, ministère de la Justice et de l'Intérieur,  agent;
- pour la Commission
M. F. Martínez,  délégué;
- pour le requérant
Me J. Piqué Vidal,  avocat, conseil,
M. E. Rouland-Leminet,  conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Martínez, Me Piqué Vidal et M. Borrego Borrego.
EN FAIT
I.   Les circonstances de l'espèce
6.   Le requérant, M. de Salvador Torres, est né en 1928 et habite Barcelone.
7.   En juin 1966, en sa qualité de directeur administratif d'un hôpital public de Barcelone (Hospital Clínico y Provincial), le requérant conclut avec une banque un accord prévoyant, pour le dépôt de fonds, le versement d'intérêts supérieurs au taux légal. Il fit encaisser sur son compte personnel les sommes correspondant à la différence entre les intérêts légaux et les intérêts supplémentaires (extratipos) payés par la banque sur les quantités déposées. Entre 1966 et 1983, un montant total de 147 614 565 pesetas fut ainsi transféré à l'intéressé.
8.   En 1983, une procédure pénale fut engagée contre M. de Salvador Torres. Par une ordonnance du 16 mars 1984 (auto de procesamiento), le juge d'instruction no 2 de Barcelone l'inculpa de détournement de deniers publics (malversación de caudales públicos), en vertu de l'article 394 par. 4 du code pénal (paragraphe 15 ci-dessous). Ce délit fut réputé commis non par un fonctionnaire stricto sensu, mais par une personne chargée de gérer des fonds appartenant à un établissement public (article 399 du code pénal - paragraphe 16 ci-dessous). Le juge ordonna par la suite son renvoi en jugement devant l'Audiencia Provincial de Barcelone. Le ministère public et l'hôpital - ce dernier en qualité de partie civile - déposèrent des observations reproduisant pour l'essentiel les constats du juge d'instruction et demandèrent, notamment, que le requérant fût condamné à quinze ans d'emprisonnement. L'avocat de l'Etat (Abogado del Estado), lui aussi partie civile au nom de l'administration des finances, soutint que les faits de la cause étaient constitutifs du délit de corruption de fonctionnaire.
9.   Par un jugement du 12 septembre 1988, l'Audiencia Provincial déclara que si M. de Salvador Torres relevait de la catégorie prévue à l'article 399, les sommes qu'il s'était appropriées n'étaient pas des "deniers publics" et que, dès lors, l'article 394 par. 4 ne s'appliquait pas. Elle dit en outre que, vu son statut personnel dans l'hôpital, l'intéressé n'avait pas la qualité de fonctionnaire stricto sensu. Elle écarta donc les accusations de corruption. M. de Salvador fut néanmoins reconnu coupable de détournement de fonds (apropiación indebida), délit puni par l'article 535 (paragraphe 17 ci-dessous), et condamné à dix-huit mois d'emprisonnement en vertu des articles 528 et 529 par. 7 du code pénal (paragraphes 18 et 19 ci-dessous). L'Audiencia Provincial ne constata l'existence d'aucune circonstance aggravante d'application générale (paragraphe 21 ci-dessous).
10.   Le ministère public et l'hôpital se pourvurent en cassation. Ils qualifièrent de fonds publics les sommes en cause et demandèrent à nouveau la condamnation du requérant pour le délit de détournement de deniers publics, prévu aux articles 394 par. 4 et 399 du code pénal. Dans ses conclusions, le ministère public insista sur le fait que l'Audiencia Provincial avait clairement reconnu que l'accusé avait la charge de fonds appartenant à un établissement public au sens de l'article 399.
11.   M. de Salvador Torres ne forma pas de pourvoi, acceptant par là même les faits tels que l'Audiencia Provincial les avait établis, leur qualification juridique et la peine infligée.
12.   Dans deux arrêts consécutifs du 21 mars 1990, le Tribunal suprême (Tribunal Supremo) estima que le délit prévu à l'article 394 par. 4 n'était pas constitué puisque l'hôpital n'avait pas légalement le droit d'encaisser les sommes. Contrairement à l'Audiencia Provincial, le Tribunal suprême déclara:
Il est exact, au demeurant, que même si l'article 394 du code pénal (détournement de deniers publics) ne peut pas s'appliquer, il reste que le prévenu, M. de Salvador, est un fonctionnaire et qu'il s'est prévalu de sa qualité pour commettre l'infraction dont il a été reconnu coupable. Dès lors, (...) la circonstance aggravante prévue à l'article 10 par. 10 doit s'appliquer. Pour le dire simplement: si le délit de détournement de deniers publics n'est pas constitué faute d'élément objectif, la circonstance aggravante doit jouer vu le statut juridique de l'auteur de l'infraction."
Le Tribunal suprême cassa dès lors le jugement attaqué et reconnut M. de Salvador Torres coupable de détournement avec la circonstance aggravante due à ce qu'il s'était prévalu, dans l'exercice des devoirs de sa charge, du caractère public de sa fonction (article 10 par. 10 du code pénal - paragraphe 21 ci-dessous). Le Tribunal estima dès lors que l'application de cette circonstance aggravante découlait implicitement des réquisitions du ministère public (paragraphe 10 ci-dessus). Usant de ses pouvoirs (paragraphe 22 ci-dessous), le Tribunal suprême condamna l'intéressé à cinq ans d'emprisonnement, durée maximale pour le délit de détournement de fonds que prévoient les règles de fixation des peines énoncées à l'article 61 par. 2 du code pénal (paragraphe 20 ci-dessous).
13.   M. de Salvador Torres saisit le Tribunal constitutionnel (Tribunal Constitucional) d'un recours d'amparo. Il se plaignait de n'avoir pas été informé de toutes les composantes de l'accusation portée contre lui, ce qui aurait violé son droit à un procès équitable (article 24 de la Constitution - paragraphe 14 ci-dessous). Par une décision (auto) du 20 juillet 1992, le Tribunal déclara le recours irrecevable comme ne soulevant aucune question de droit constitutionnel. Selon la haute juridiction, le requérant savait fort bien que les accusations portées contre lui présupposaient non seulement que le statut de l'auteur du délit équivalait à celui d'un fonctionnaire, mais aussi qu'il s'en était prévalu pour commettre l'infraction. Il avait dès lors eu la possibilité de se placer sur ce terrain tout au long de la procédure et ses droits de la défense n'avaient donc en rien été méconnus.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
14.   Selon l'article 24 de la Constitution,
"1. Toute personne a le droit d'obtenir la protection effective des juges et des tribunaux pour exercer ses droits et ses intérêts légitimes, sans qu'en aucun cas elle puisse être mise dans l'impossibilité de se défendre. 2. De même, toute personne a le droit
d'être informée de l'accusation portée contre elle, de bénéficier d'un procès
assorti de toutes les garanties, d'utiliser les preuves nécessaires à sa défense
B. Le code pénal
1. Le délit de détournement de deniers publics (malversación de caudales públicos)
15.   Aux termes de l'article 394 du code pénal,
"Tout fonctionnaire qui détourne ou consent qu'autrui détourne des fonds ou autres biens publics confiés à sa charge en vertu de ses fonctions est passible: (...) 4. d'une peine d'emprisonnement d'une durée allant de douze ans et un jour à vingt ans (reclusión menor), si le montant détourné excède 2 500 000 pesetas. (...) Dans tous les cas, l'auteur du délit est définitivement déchu du droit d'exercer une fonction publique."
16.   D'après l'article 399, la disposition précédente s'applique aussi à:
ceux qui sont chargés, à un titre quelconque, de fonds
appartenant aux provinces, aux communes ou aux établissements d'instruction ou de bienfaisance, ainsi qu'aux administrateurs ou dépositaires de fonds saisis
par l'autorité publique, même s'ils appartiennent à des particuliers".
Selon la jurisprudence, l'auteur du délit doit non seulement avoir le statut de fonctionnaire ou de dépositaire de fonds appartenant à un établissement public, mais il doit aussi s'en être prévalu.
2. Le délit de détournement de fonds (apropiación indebida)
17.   En vertu de l'article 535,
"Est passible des peines prévues à l'article 528 quiconque, au détriment d'autrui, s'approprie ou détourne de l'argent, des capitaux ou tout autre bien meuble confié à sa charge en qualité de dépositaire, mandataire ou administrateur, ou à tout autre titre emportant obligation de les remettre ou de les rendre, ou qui nie les avoir reçus
18.   L'article 528, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé:
Quiconque est reconnu coupable de ce délit encourt une peine d'emprisonnement d'une durée d'un mois et un jour à six mois (arresto mayor) lorsque le montant en cause dépasse 30 000 pesetas. Lorsque sont retenues deux ou plusieurs des circonstances aggravantes prévues à l'article 529 ci-dessous ou une circonstance aggravante renforcée, l'accusé est puni d'une peine d'emprisonnement allant de six mois et un jour à six ans (prisión menor)
Lorsqu'est retenue une seule des circonstances aggravantes énoncées à l'article 529, la peine d'emprisonnement se situe dans la gamme des peines de durée maximale (grado máximo) [de quatre mois et un jour à six mois]."
19.   D'après l'article 529,
"Sont considérées comme circonstances aggravantes aux fins d'application de l'article précédent:
7. la gravité particulière du délit compte tenu de la somme détournée."
3. Circonstances aggravantes
20.   Aux fins de fixation de la peine, lorsqu'un délit est puni d'emprisonnement, la peine comporte trois degrés identiques (grados): minimal, moyen et maximal. Si le tribunal ne retient aucune circonstance atténuante et qu'une seule aggravante, il doit infliger une peine moyenne ou maximale. Lorsqu'il a établi l'existence de plusieurs circonstances aggravantes, il doit prononcer la peine maximale (article 61).
21.   Les circonstances aggravantes peuvent être propres à un certain délit (voir, par exemple, le paragraphe 19 ci-dessus) ou être d'application générale. L'article 10 du code pénal décrit la circonstance aggravante susceptible d'être appliquée à tout délit:
"Constituent des circonstances aggravantes:
10. le fait que le/la coupable se soit prévalu(e) du caractère public de sa fonction."
C. Les pouvoirs du Tribunal suprême
22.   Lorsque le Tribunal suprême constate que le jugement attaqué est contraire à la loi, il le casse, l'annule et rend une nouvelle décision au fond. Pour ce faire, il n'a qu'une seule limitation: ne pas prononcer une peine plus lourde que celle requise par le procureur (article 902 du code de procédure pénale).
23.   Comme toute juridiction, le Tribunal suprême est habilité à s'écarter de la qualification juridique donnée par l'accusation, à condition toutefois que: a) l'intention délictueuse jugée exister soit essentiellement identique à celle constatée dans le délit reproché ("delitos homogéneos" - par exemple homicide et parricide); b) les faits pris en compte soient les mêmes; c) la nouvelle qualification conduise à infliger une peine moins lourde que celle réclamée par l'accusation. Le Tribunal constitutionnel a déclaré ces pouvoirs conformes à la Constitution, notamment dans ses arrêts des 23 novembre 1983 (105/83), 17 juillet 1986 (104/86) et 29 octobre 1986 (134/86). La nouvelle qualification juridique peut emporter constat des circonstances aggravantes déjà implicites dans la qualification précédente (Tribunal suprême, chambre criminelle, arrêt du 13 juin 1984, Repertorio de Jurisprudencia Aranzadi no 3553, p. 2708).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
24.   M. de Salvador Torres a saisi la Commission le 11 janvier 1993. Invoquant l'article 6 de la Convention (art. 6), il se plaignait de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable, dans la mesure où il n'a jamais été formellement inculpé de la circonstance aggravante retenue dans la condamnation prononcée contre lui en dernier ressort.
25.   La Commission a retenu la requête (no 21525/93) le 27 juin 1994. Dans son rapport du 21 février 1995 (article 31) (art. 31), elle formule à l'unanimité l'avis qu'il y a eu violation de l'article 6 paras. 1 et 3 a), combinés, de la Convention (art. 6-1+6-3-a). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt3.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
26.   A l'audience, le Gouvernement a prié la Cour de conclure à l'absence de violation de la Convention. De son côté, le requérant a cherché à faire constater une violation de la Convention et à obtenir une indemnité pour le préjudice qu'il aurait subi et les frais et dépens exposés.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 3 a) DE LA CONVENTION (art. 6-3-a)
27.   M. de Salvador Torres allègue que sa condamnation pour un délit assorti d'une circonstance aggravante dont il n'a jamais été expressément accusé, constitue une violation de l'article 6 par. 3 a) de la Convention (art. 6-3-a), ainsi libellé dans sa partie pertinente:
"Tout accusé a droit notamment à: a) être informé, dans le plus court délai, (...) et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui;"
28.   La Commission partage le point de vue du requérant. Relevant que l'examen au regard de cette disposition (art. 6-3-a) doit s'inscrire dans le contexte plus large de l'équité de la procédure au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1), elle estime que, pour préparer sa défense, l'accusé a le droit d'être informé non seulement des faits matériels sur lesquels se fonde l'accusation, mais aussi de la qualification juridique précise donnée à ces faits. L'application d'une circonstance aggravante ayant conduit à lui infliger une peine plus lourde, M. de Salvador Torres aurait dû être formellement informé de la possibilité de se voir appliquer cette circonstance.
29.   Le Gouvernement, lui, soutient que l'intéressé devait à tout moment savoir que sa situation de directeur administratif d'un hôpital public pouvait entraîner l'application de la circonstance aggravante prévue à l'article 10 par. 10 du code pénal (paragraphe 21 ci-dessus). Il relève que les dispositions sur lesquelles se fondaient les accusations de détournement de deniers publics (articles 394 par. 4 et 399 du code pénal - paragraphes 15 et 16 ci-dessus) exigent, d'une part, que l'auteur du détournement soit fonctionnaire ou administrateur de fonds appartenant à un établissement public et que, d'autre part, il se soit prévalu de cette qualité en commettant le délit. Quant au fait que la peine d'emprisonnement de M. de Salvador Torres a été portée de dix-huit mois à cinq ans par suite de l'application de la circonstance aggravante, le Gouvernement souligne qu'en droit espagnol, le Tribunal suprême n'est limité dans ses pouvoirs de fixation de la peine que par le maximum requis par l'accusation (paragraphe 22 ci-dessus), quinze ans en l'espèce.
30.   La Cour relève que, dès le début, le juge d'instruction a estimé que les faits tels qu'il les avait établis relevaient de la définition du délit de détournement de deniers publics (paragraphe 8 ci-dessus). Le procureur et l'hôpital, partie civile, ont tous deux accepté cette qualification juridique et l'ont maintenue tout au long de la procédure (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Or, en droit espagnol, le délit de détournement de deniers publics exige que l'auteur soit un fonctionnaire ou un administrateur des fonds d'un établissement public, qu'il se soit prévalu de sa fonction en commettant le délit et que les sommes détournées soient des "fonds publics" (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).
31.   La Cour constate en outre que le requérant n'a jamais contesté qu'en sa qualité de directeur administratif d'un hôpital public de Barcelone, il relevait de la catégorie des personnes "chargées (...) de fonds appartenant aux provinces ou municipalités, à des établissements d'instruction ou de bienfaisance", ou de celle des administrateurs ou dépositaires de fonds placés par une autorité publique (article 399 du code pénal - paragraphe 16 ci-dessus). Le dossier montre que les parties étaient d'accord sur ce point (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). En cette qualité, M. de Salvador Torres occupait manifestement une charge de caractère public. Or ni l'Audiencia Provincial ni le Tribunal suprême n'ont qualifié les sommes soustraites de "fonds publics". Ces deux juridictions ont appliqué le délit plus général de détournement de fonds. Toutefois, alors que l'Audiencia Provincial constatait qu'aucune circonstance aggravante de caractère général ne s'appliquait en l'occurrence (paragraphe 9 ci-dessus), le Tribunal suprême a considéré que le fait - établi par l'Audiencia Provincial et non contesté par le requérant - que M. de Salvador Torres s'était prévalu de sa qualité de directeur administratif d'un établissement public aggravait le délit. Dans l'exercice de ses pouvoirs (paragraphes 22 et 23 ci-dessus), le Tribunal suprême a infligé une peine qui, tout en étant plus lourde que celle prononcée par l'Audiencia Provincial, était bien inférieure à celle requise par l'accusation au début et tout au long de la procédure (paragraphes 8 et 10 ci-dessus).
32.   La Cour souligne que, contrairement aux articles 394 et 399 du code pénal, l'article 10 par. 10 exige seulement que l'auteur du délit se soit prévalu du "caractère public de sa fonction" (carácter público). Il est évident qu'en constatant l'existence d'une circonstance aggravante, le Tribunal suprême renvoyait à cet élément (voir le paragraphe 12 ci-dessus et, mutatis mutandis, l'arrêt Gea Catalán c. Espagne du 10 février 1995, série A no 309, p. 11, par. 29).
33.   En résumé, comme l'a dit le Tribunal constitutionnel dans son arrêt du 20 juillet 1992 (paragraphe 13 ci-dessus), le caractère public des fonctions exercées par le requérant était un élément intrinsèque de l'accusation initiale de détournement de deniers publics que l'intéressé connaissait donc dès le début de la procédure. Partant, il faut estimer que M. de Salvador Torres était conscient de ce que, lorsqu'il s'agirait de fixer la peine, le juge - c'est-à-dire Audiencia Provincial et Tribunal suprême - pourrait, dans le contexte moins grave d'un détournement de fonds, voir dans cet élément factuel sous-jacent une circonstance aggravante. Dès lors, la Cour ne constate aucune atteinte au droit, garanti au requérant par l'article 6 par. 3 a) (art. 6-3-a), d'être informé de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 3 a) de la Convention (art. 6-3-a).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 24 octobre 1996.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
1 L'affaire porte le n° 50/1995/556/642.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2 Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
3 Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-V), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT DE SALVADOR TORRES c. ESPAGNE
ARRÊT DE SALVADOR TORRES c. ESPAGNE


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 21525/93
Date de la décision : 24/10/1996
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'Art. 6-3-a

Analyses

(Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE


Parties
Demandeurs : DE SALVADOR TORRES
Défendeurs : ESPAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1996-10-24;21525.93 ?

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