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23/04/1997 | CEDH | N°14696/89;14697/89

CEDH | AFFAIRE STALLINGER ET KUSO c. AUTRICHE


En l'affaire Stallinger et Kuso c. Autriche (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Bernhardt, président, F. Matscher, C. Russo, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, J. Makarczyk, D. Gotchev, P. Jambrek, P. Kuris,
ainsi que

de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier ad...

En l'affaire Stallinger et Kuso c. Autriche (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Bernhardt, président, F. Matscher, C. Russo, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, J. Makarczyk, D. Gotchev, P. Jambrek, P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 novembre 1996 et 18 mars 1997, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: _______________ Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 12/1996/631/814-815. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9). _______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 26 janvier 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouvent deux requêtes (nos 14696/89 et 14697/89) dirigées contre la République d'Autriche et dont quatre ressortissants de cet Etat, M. Alois et Mme Amalia Stallinger, et M. Johann et Mme Elisabeth Kuso, avaient saisi la Commission le 16 novembre 1988 et le 27 février 1989 respectivement, en vertu de l'article 25 (art. 25). La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48), ainsi qu'à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, les requérants ont manifesté le désir de participer à la procédure et désigné leur conseil (article 31). Celui-ci a été autorisé par le président de la chambre à s'exprimer en allemand (article 28 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement B). Le 8 février 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir M. B. Walsh, M. C. Russo, Mme E. Palm, M. F. Bigi, M. D. Gotchev, M. P. Jambrek et M. P. Kuris (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43). Par la suite, M. I. Foighel et M. J. Makarczyk, suppléants, ont remplacé M. Bigi, décédé, et M. Walsh, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants le 1er et le 3 octobre 1996 respectivement. La Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 26 novembre 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. Ont comparu: - pour le Gouvernement MM. W. Okresek, chef de la division des affaires internationales, département constitutionnel, chancellerie fédérale, agent, D. Hunger, ministère fédéral de l'Agriculture et des Forêts, Mmes E. Bertagnoli, département de droit international, ministère fédéral des Affaires étrangères, I. Siess, département constitutionnel, chancellerie fédérale, conseillers; - pour la Commission M. A. Weitzel, délégué; - pour les requérants Me E. Proksch, avocat au barreau de Vienne, conseil. La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à ses questions M. Weitzel, Me Proksch et M. Okresek.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
6. Les requérants sont agriculteurs. M. et Mme Stallinger résident à Rohrbach, en Haute-Autriche, M. et Mme Kuso à Au am Leithagebirge, en Basse-Autriche. Leurs terres ont fait l'objet d'une procédure de remembrement agricole (Zusammenlegungsverfahren). A. Le cas de M. et Mme Stallinger
7. En décembre 1980, l'Autorité agricole du district de Linz (Agrarbezirksbehörde - "l'Autorité de district") publia un plan de remembrement concernant la zone de Harrau-Rohrbach. A la suite de divers recours intentés par les requérants, celui-ci fut modifié à deux reprises. Les plans amendés furent publiés en septembre 1983 et février 1986.
8. Le 16 octobre 1986, la Commission de la réforme agraire du Land de Haute-Autriche (Landesagrarsenat - "la Commission régionale"), composée de cinq fonctionnaires et de trois magistrats (paragraphe 24 ci-dessous), rejeta un nouveau recours formé par les requérants contre le troisième plan de remembrement. La décision fut rendue après des débats oraux tenus en chambre du conseil. Les requérants, assistés par un avocat, ainsi que d'autres parties intéressées dont le maire de Rohrbach, comparurent.
9. Se fondant sur un rapport d'expertise officiel et un rapport d'expertise privé soumis par les requérants, ainsi que sur d'autres preuves, parmi lesquelles le résultat des investigations menées sur place par ses membres experts en l'absence des parties, la Commission régionale estima que les parcelles attribuées aux requérants constituaient une compensation adéquate pour celles qu'ils avaient dû céder. L'allégation des intéressés selon laquelle certaines de leurs anciennes parcelles avaient une valeur supérieure, compte tenu des possibilités de construction future qu'elles recélaient, fut jugée non prouvée, les terres en question étant classées agricoles et utilisées comme telles. De surcroît, il résultait de déclarations faites par des responsables locaux qu'aucun changement n'était prévu pour l'avenir. Aussi le fait qu'un certain K., cité comme témoin par les requérants, s'était montré disposé à payer un prix plus élevé pour les parcelles en question fut-il considéré comme dépourvu de pertinence.
10. Le 24 septembre 1987, la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof), estimant que la plainte des intéressés ne présentait pas suffisamment de chances de succès, refusa d'en connaître et renvoya l'affaire à la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshof). Elle se référa à l'arrêt Ettl et autres c. Autriche rendu par la Cour européenne des Droits de l'Homme le 23 avril 1987 (série A n° 117).
11. Le 3 mai 1988, la Cour administrative débouta les requérants, rejetant par la même occasion leur demande de débats oraux, conformément à l'article 39 par. 2, alinéa 6, de la loi sur la Cour administrative (paragraphe 28 ci-dessous). Répondant à l'argument des intéressés selon lequel les membres experts de la Commission régionale avaient des préjugés dus à leur propre rapport d'expertise lorsque, comme en l'espèce, celle-ci annulait un plan de remembrement puis connaissait d'un recours dirigé contre le nouveau, la Cour administrative renvoya à sa propre jurisprudence et à celle de la Cour constitutionnelle, ainsi qu'à l'arrêt Ettl et autres précité, dont il ressortait que la participation de membres experts aux décisions des Commissions régionales ne prêtait pas à critique sur le plan juridique. Au sujet du grief des requérants selon lequel des membres experts de la Commission régionale avaient effectué des investigations sur place en leur absence, elle déclara que la procédure suivie était conforme aux règles applicables. Elle releva également que dans le même temps qu'ils avaient été cités à comparaître à l'audience d'appel les requérants s'étaient vu notifier les résultats de l'enquête et que, partant, ils auraient pu formuler leurs observations à cette audience. La Cour administrative jugea également qu'était inattaquable l'appréciation portée par la Commission régionale sur la question de savoir si certaines des anciennes parcelles des requérants avaient des chances d'être déclarées constructibles. B. Le cas de M. et Mme Kuso
12. En mai 1974, l'Autorité agricole de district de Basse-Autriche (Agrarbezirksbehörde - "l'Autorité de district") publia un plan de remembrement provisoire concernant la zone de Au am Leithagebirge. A la suite d'un recours intenté par les requérants, le plan fut amendé.
13. Le 9 septembre 1975, l'Autorité de district édicta un nouveau plan de remembrement.
14. Le 31 janvier 1979, après une série de recours, la Commission de la réforme agraire du Land de Basse-Autriche (Landesagrarsenat - "la Commission régionale") accueillit en partie l'appel dont l'avait saisie les requérants, mais rejeta leur grief selon lequel les parcelles qui leur avaient été attribuées étaient insuffisantes et la compensation reçue par eux inadéquate de ce fait.
15. Le 5 novembre 1980, statuant sur le pourvoi formé par les intéressés, la Commission suprême de la réforme agraire (Oberster Agrarsenat) annula la décision de la Commission régionale et renvoya l'affaire à l'Autorité de district, au motif que certaines des parcelles attribuées aux requérants à titre compensatoire paraissaient insuffisantes.
16. Le 30 janvier 1984, l'Autorité de district publia un nouveau plan, qui fut confirmé par la Commission régionale le 18 décembre 1984. Celle-ci jugea suffisantes les parcelles attribuées aux requérants à titre compensatoire.
17. Le 26 novembre 1985, la Cour administrative annula partiellement la décision du 18 décembre 1984 pour violation de dispositions procédurales.
18. Le 17 février 1987, la Commission régionale, après avoir tenu une audience à huis clos, mais sans avoir procédé à des investigations complémentaires, rejeta le recours intenté par les intéressés contre le plan de remembrement du 30 janvier 1984.
19. Le 24 septembre 1987, la Cour constitutionnelle, jugeant que le recours dont l'avaient saisie les requérants ne présentait aucune chance de succès, refusa de l'examiner et renvoya l'affaire à la Cour administrative.
20. Le 19 avril 1988, la Cour administrative débouta les intéressés, rejetant par la même occasion leur demande de débats oraux, conformément à l'article 39 par. 2, alinéa 6, de la loi sur la Cour administrative (paragraphe 28 ci-dessous). Statuant sur leur grief selon lequel l'audience devant la Commission régionale n'avait pas été publique, elle renvoya à l'arrêt Ettl et autres précité, et jugea que pareilles audiences étaient couvertes par la réserve autrichienne relative à l'article 6 de la Convention (art. 6). Elle écarta en outre l'allégation selon laquelle la Commission régionale, qui avait eu à connaître de deux recours consécutifs à propos de la même question, ne pouvait plus être considérée, pour ce motif, comme un tribunal impartial au sens de l'article 6 (art. 6).
21. La Cour administrative considéra en outre que la Commission régionale avait remédié aux vices de procédure qui avaient justifié l'annulation de sa décision antérieure. De fait, la décision de la Commission régionale contenait à présent une estimation détaillée et ne prêtant pas à critique de la valeur respective des anciennes parcelles des requérants et de celles leur ayant été attribuées à titre compensatoire. La Cour administrative estima également que la Commission régionale avait rejeté à bon droit comme dépourvues de pertinence les preuves complémentaires présentées par les intéressés à cet égard.
22. Les requérants ayant soutenu que leur cause n'avait pas suffisamment été débattue à l'audience et que les membres suppléants (Ersatzmitglieder) de la Commission régionale n'avaient, en conséquence, pas été suffisamment informés de l'ensemble des questions, la Cour administrative fit d'abord observer qu'un seul des membres de la Commission régionale à avoir participé à l'audience consacrée au recours des requérants était suppléant, et qu'en tout état de cause, tous les membres, de même que les parties, avaient eu l'occasion de poser les questions nécessaires à un établissement exhaustif et correct des faits.
II. Le droit et la pratique internes pertinents A. Article 90 par. 1 de la Constitution fédérale
23. L'article 90 par. 1 de la Constitution fédérale est ainsi libellé: "Les débats judiciaires en matière civile et pénale sont oraux et publics. La loi prévoit les exceptions à cette règle." B. Composition des Commissions régionales de la réforme agraire
24. Les Commissions régionales de la réforme agraire comptent huit membres, tous nommés par le gouvernement du Land de la Fédération autrichienne dans lequel elles exercent leur juridiction (article 5 paras. 2 et 4 de la loi fédérale de 1950 sur les autorités agricoles (Agrarbehördengesetz), telle qu'amendée en 1974). En voici la répartition: - un fonctionnaire du Land, ayant une formation juridique (rechtskundig), lequel agit comme président; - trois magistrats; - un fonctionnaire du Land, ayant une formation juridique et de l'expérience en matière de réforme agraire, lequel agit comme rapporteur; - un haut fonctionnaire du Land (Landesbeamter des höheren Dienstes) ayant l'expérience des questions agronomiques; - un haut fonctionnaire du Land ayant l'expérience des questions forestières; - un expert agricole au sens de l'article 52 de la loi générale sur la procédure administrative (Allgemeines Verwaltungsverfahrensgesetz). Pour chacun des membres ci-dessus, il y a lieu de nommer un membre suppléant (article 5 par. 3 de la loi fédérale sur les autorités agricoles). C. Débats devant les commissions de la réforme agraire
25. L'article 9 par. 1 de la loi fédérale sur la procédure en matière agricole (Agrarverfahrensgesetz) est ainsi libellé: "Les commissions de la réforme agraire statuent après des débats oraux tenus en présence des parties." Les autorités administratives ont pour pratique constante de tenir les débats oraux en chambre du conseil si la loi n'en dispose pas autrement.
26. En vertu d'un texte adopté en décembre 1993 (Bundesgesetzblatt n° 901, p. 7160), les débats devant les commissions de la réforme agraire sont maintenant publics. D. Débats devant la Cour administrative
27. Selon l'article 36 de la loi sur la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshofgesetz), la procédure consiste essentiellement dans un échange d'observations écrites. Si l'une des parties le demande, la Cour administrative peut tenir une audience, en principe publique (articles 39 par. 1, alinéa 1, et 40 par. 4).
28. L'article 39 par. 1 de la loi sur la Cour administrative fait obligation à celle-ci de tenir une audience après son examen préliminaire de l'affaire si une partie en fait la demande dans le délai prescrit. Toutefois, l'article 39 par. 2, alinéa 6, ajouté à la loi en 1982, énonce: "Nonobstant la demande d'une partie (...), la Cour administrative peut renoncer à tenir une audience si (...) 6. il ressort des mémoires soumis par les parties à la procédure devant elle et des dossiers des procédures antérieures qu'une audience ne contribuera sans doute pas à éclaircir l'affaire."
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
29. M. et Mme Stallinger ont saisi la Commission le 16 novembre 1988, M. et Mme Kuso le 27 février 1989. Invoquant l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1), ils alléguaient que les commissions de la réforme agraire ne pouvaient passer pour des tribunaux indépendants et impartiaux établis par la loi, et se plaignaient de n'avoir pu s'exprimer dans le cadre d'une audience publique. S'appuyant sur l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ils soutenaient en outre que les parcelles de terre qui leur avaient été attribuées au titre du remembrement avaient un rendement moindre que celles qu'ils possédaient auparavant.
30. Le 17 octobre 1991, la Commission a joint les requêtes (nos 14696/89 et 14697/89). Le 29 mars 1993, elle les a déclarées recevables dans la mesure où elles concernaient les griefs fondés sur l'article 6 par. 1 (art. 6-1). Dans son rapport du 7 décembre 1995 (article 31) (art. 31), elle formule l'avis unanime a) qu'il n'y a pas eu violation du droit des requérants à voir statuer sur leurs droits et obligations de caractère civil par "un tribunal indépendant et impartial établi par la loi"; b) qu'il y a eu violation du droit des intéressés à une audience publique; c) qu'il n'y a pas eu violation du droit de M. et Mme Stallinger à un procès équitable. Le texte intégral de l'avis de la Commission figure en annexe au présent arrêt (1). _______________ Note du greffier
1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997-II), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. _______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
31. Les requérants invitent la Cour à juger que l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1) a été violé à leur endroit eu égard à la composition des commissions de la réforme agraire et à la procédure appliquée devant elles.
32. Le Gouvernement demande à la Cour de dire que l'article 6 de la Convention (art. 6) n'a pas été violé en l'espèce.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
33. Les requérants allèguent la violation de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1), aux termes duquel "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)" Devant la Cour, les intéressés dénoncent un manque d'indépendance et d'impartialité des commissions de la réforme agraire ainsi que l'absence, tout au long des procédures engagées par eux, d'une audience publique devant un "tribunal". Le Gouvernement combat cette thèse; la Commission n'y souscrit qu'en ce qui concerne la violation du droit des requérants à faire entendre leur cause publiquement. A. Sur le droit à un "tribunal indépendant et impartial"
34. Les requérants soutiennent que les Commissions régionales et suprême de la réforme agraire ne sauraient passer pour des tribunaux indépendants et impartiaux au sens de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1). Les Commissions régionales, en particulier, sont des organes administratifs composés de fonctionnaires, dont la mission consiste à statuer sur des questions résultant de mesures de remembrement foncier qui elles-mêmes revêtent un caractère administratif. A cet égard, les intéressés concentrent leur plainte sur le rôle joué par les membres experts des commissions: en appel, seuls ces derniers visitent les sites, après quoi ils rédigent un rapport qui peut contenir des propositions de modification des mesures de remembrement; par la suite, ils participent aux délibérations secrètes des commissions, où ils défendent leurs propositions et votent, le cas échéant, sur le mérite de celles-ci. Le fait que les parties ne soient pas autorisées à formuler d'observations à l'égard de ces propositions - qui ne leur sont au demeurant pas communiquées - impliquerait que la procédure ne puisse être considérée comme contradictoire.
35. Le Gouvernement souligne que les membres experts des Commissions régionales ne doivent pas être confondus avec les experts ad hoc que celles-ci peuvent désigner, conformément aux dispositions régissant la procédure administrative. Il invite la Cour à réitérer la conclusion à laquelle elle avait abouti dans son arrêt Ettl et autres c. Autriche du 23 avril 1987 (série A n° 117) et à rejeter le grief.
36. La Commission ne discerne dans la présente espèce aucune circonstance de nature à justifier que la Cour s'écarte de sa jurisprudence, et notamment des principes établis dans l'arrêt Ettl et autres (ibidem).
37. La Cour note qu'en ce qui concerne la composition des commissions de la réforme agraire et la procédure applicable devant elles, la situation juridique incriminée en l'espèce est identique à celle qu'elle avait été appelée à examiner dans l'affaire Ettl et autres. Les requérants en l'occurrence mettent un accent particulier sur les caractéristiques du rôle des membres experts des Commissions régionales, qui feraient douter de l'impartialité de celles-ci et du caractère contradictoire de la procédure applicable devant elles. Toutefois, la Cour l'a dit dans son arrêt Ettl et autres (pp. 18-19, par. 40), "il (...) faut [de tels membres experts] pour un remembrement foncier, opération qui soulève des questions de grande complexité et concerne, outre les propriétaires directement visés, la collectivité tout entière." Dans le même arrêt, la Cour avait conclu que le fait que des fonctionnaires siégeaient à raison de leur expérience en matière d'agronomie, de sylviculture et d'agriculture, ne rendait pas sujettes à caution l'indépendance et l'impartialité des commissions (ibidem). Elle avait noté en outre que dans la mesure où ces fonctionnaires rédigent des observations écrites sur un problème donné, la loi "en exige la communication aux parties qui doivent avoir l'occasion de présenter leurs commentaires" (ibidem). Dans ces conditions, la Cour avait estimé que le caractère contradictoire de la procédure applicable devant les commissions "ne souffr[ait] (...) nullement du concours de "fonctionnaires experts" (ibidem). Les requérants n'ayant cité aucune raison convaincante propre à justifier un revirement de jurisprudence, la Cour ne constate aucune violation de leur droit à faire statuer sur leur cause par "un tribunal indépendant et impartial", tel qu'il résulte de l'article 6 par. 1 (art. 6-1). B. Sur le droit à faire entendre sa cause "publiquement"
38. Les requérants se plaignent en outre que les audiences devant les Commissions régionales n'ont pas été publiques et que la Cour administrative a pour sa part refusé d'en tenir une.
39. Les audiences en matière civile sont soumises en principe à une réserve formulée par l'Autriche au moment où elle a ratifié la Convention. Bien que la Cour ait jugé que l'absence d'audience publique dans l'affaire Ettl et autres (arrêt précité, p. 19, par. 42) était couverte par la réserve autrichienne, l'applicabilité de celle-ci en l'occurrence et sa validité au regard de la Convention sont contestées. Aussi la Cour doit-elle rechercher tout d'abord si la réserve litigieuse s'applique en l'espèce. 1. Sur la réserve autrichienne
40. La réserve autrichienne relative à l'article 6 de la Convention (art. 6) est ainsi libellée: "Les dispositions de l'article 6 de la Convention (art. 6) seront appliquées dans la mesure où elles ne portent atteinte, en aucune façon, aux principes relatifs à la publicité de la procédure juridique énoncés à l'article 90 de la Loi fédérale constitutionnelle dans sa version de 1929." (paragraphe 23 ci-dessus)
41. L'article 64 de la Convention (art. 64) dispose: "1. Tout Etat peut, au moment de la signature de la (...) Convention ou du dépôt de son instrument de ratification, formuler une réserve au sujet d'une disposition particulière de la Convention, dans la mesure où une loi alors en vigueur sur son territoire n'est pas conforme à cette disposition. Les réserves de caractère général ne sont pas autorisées aux termes du présent article (art. 64). 2. Toute réserve émise conformément au présent article (art. 64) comporte un bref exposé de la loi en cause."
42. Pour la Commission, la réserve autrichienne relative à l'article 6 de la Convention (art. 6) n'est pas valable car elle ne respecte pas les exigences de l'article 64 par. 2 (art. 64-2) en ce qu'elle ne comporte pas "un bref exposé" des lois en cause. En conséquence, il ne lui a pas paru nécessaire d'examiner si la réserve satisfaisait aux autres conditions de l'article 64 (art. 64).
43. Le Gouvernement établit là encore un parallèle entre la présente espèce et l'affaire Ettl et autres précitée, où la Cour avait estimé que la réserve s'appliquait à une procédure suivie devant une juridiction statuant sur des questions de remembrement. D'après lui, même si l'article 90 de la Constitution fédérale (paragraphe 23 ci-dessus) ne renvoie qu'aux "débats judiciaires en matière civile et pénale", la réserve s'applique aussi aux affaires portées devant les juridictions administratives lorsque celles-ci connaissent de questions relatives à des "droits de caractère civil", au sens où cette notion a été interprétée par les organes de la Convention. On pourrait tirer la même conclusion en s'appuyant sur l'intention qui était celle du gouvernement fédéral à l'époque où il a émis la réserve.
44. Le Gouvernement cherche par ailleurs à distinguer la présente espèce de l'affaire Belilos c. Suisse (arrêt du 29 avril 1988, série A n° 132), où la Cour avait entre autres jugé que l'exigence, considérée comme une "condition de fond", selon laquelle la réserve doit comporter un bref exposé de la loi en cause n'avait pas été respectée (pp. 27-28, par. 59). D'après lui, la réserve en cause renvoie à toutes les formes de procédures où intervient une décision qui concerne des droits de caractère civil ou des accusations en matière pénale. L'exigence de sécurité juridique serait donc remplie.
45. La Cour doit par conséquent examiner si la réserve autrichienne relative à l'article 6 (art. 6) couvre le droit qu'avaient selon eux les requérants à ce que leur cause fût "entendue publiquement".
46. En vertu de l'article 9 par. 1 de la loi fédérale sur la procédure en matière agricole (paragraphe 25 ci-dessus), seules les parties intéressées pouvaient, à l'époque des faits, assister aux audiences devant les commissions de la réforme agraire, celles-ci n'étant pas accessibles au public en général. Toutefois, aux fins de l'article 6 par. 1 (art. 6-1), il suffit que pareille lacune soit comblée lors d'un contrôle subséquent par un "organe judiciaire de pleine juridiction" (voir, mutatis mutandis, les arrêts Albert et Le Compte c. Belgique du 10 février 1983, série A n° 58, p. 16, par. 29, et Ortenberg c. Autriche du 25 novembre 1994, série A n° 295-B, pp. 49-50, par. 31). Nul ne prétend que la Cour administrative n'avait pas plénitude de juridiction pour exercer son contrôle en l'espèce.
47. La Cour note que les requérants ont expressément sollicité, mais en vain, la tenue d'une audience devant la Cour administrative (paragraphes 11 et 20 ci-dessus). Il convient donc de vérifier si la base légale sur laquelle la Cour administrative a fondé son action, à savoir l'article 39 par. 2, alinéa 6, de la loi sur la Cour administrative (paragraphe 28 ci-dessus), est couverte par la réserve autrichienne.
48. A cet égard, la Cour observe que la disposition en cause est entrée en vigueur en 1982, alors que l'Autriche a ratifié la Convention et formulé la réserve litigieuse en 1958. D'après l'article 64 par. 1 (art. 64-1), seules les lois "alors en vigueur" sur le territoire d'un Etat contractant peuvent faire l'objet d'une réserve. Force est par conséquent de conclure que la réserve en question ne soustrait pas au contrôle de la Cour le grief des requérants selon lequel la Cour administrative n'a pas tenu d'audience, puisque la disposition fondant le refus de tenir une audience n'était pas en vigueur à l'époque où la réserve fut émise (arrêt Fischer c. Autriche du 26 avril 1995, série A n° 312, pp. 19-20, par. 41).
49. Cette conclusion dispense la Cour d'examiner la validité de la réserve à la lumière des autres conditions fixées aux paragraphes 1 et 2 de l'article 64 de la Convention (art. 64-1, art. 64-2) (ibidem, p. 20, par. 42). 2. Sur l'observation de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1)
50. Il reste à rechercher si, en l'espèce, l'article 6 par. 1 (art. 6-1) conférait aux requérants un droit à faire entendre leur cause publiquement.
51. Ainsi qu'il a été dit ci-dessus (paragraphe 46), seules sont en jeu les audiences devant la Cour administrative, celles devant les commissions de la réforme agraire n'étant pas accessibles au public. La Cour relève que la Cour administrative a pour pratique de ne pas entendre les parties, sauf si l'une d'elles le lui demande (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). Or les requérants en l'occurrence ont explicitement prié la Cour administrative de tenir une audience mais se sont heurtés à un refus, ladite juridiction estimant qu'une audience ne contribuerait sans doute pas à éclaircir l'affaire (paragraphe 28 ci-dessus). Le Gouvernement n'ayant identifié aucune circonstance exceptionnelle de nature à justifier le refus par la Cour administrative d'organiser une audience, la Cour considère qu'il y a eu violation du droit à faire entendre leur cause publiquement garanti aux requérants par l'article 6 (art. 6). C. Autres griefs
52. Devant la Commission, M. et Mme Stallinger se sont plaints de n'avoir pas été conviés à assister à la visite des lieux effectuée par les membres experts de la Commission régionale, en quoi ils voyaient une violation de leur droit à un procès équitable. Les intéressés n'ont pas maintenu ce grief devant la Cour, qui n'aperçoit aucun motif de l'examiner d'office. D. Conclusion
53. La Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
54. L'article 50 de la Convention (art. 50) est ainsi libellé: "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage
55. Selon les requérants, le dommage résultant de la non- conformité à la Convention de la procédure appliquée à leur égard se chiffre au total à 400 000 schillings autrichiens (ATS).
56. Pour le Gouvernement, la Cour ne peut accorder réparation en spéculant sur ce qu'aurait été l'issue de la procédure si une audience publique avait été organisée.
57. La Cour observe, avec le délégué de la Commission, que les requérants n'ont pas cherché à étayer leur demande de satisfaction équitable au titre de l'article 50 (art. 50) et qu'ils n'ont pas qualifié le dommage qu'ils disent avoir subi. Quoi qu'il en soit, pour autant que la demande concerne un dommage de nature matérielle, la Cour ne peut spéculer sur ce qu'aurait été l'issue de la procédure dans le cas où une audience publique aurait eu lieu devant la Cour administrative; la demande doit donc être rejetée. Quant au dommage moral éventuellement souffert, la Cour estime que le constat d'une violation de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante aux fins de l'article 50 (art. 50). B. Frais et dépens
58. Les requérants réclament en outre 200 000 ATS pour les frais et dépens encourus par eux dans les procédures internes et dans celle suivie à Strasbourg.
59. Le Gouvernement estime le montant excessif. D'après lui, il serait raisonnable d'accorder une somme forfaitaire de 30 000 ATS pour l'ensemble des frais et dépens. D'après le délégué de la Commission, le montant revendiqué de ce chef ne paraît pas exagéré.
60. La Cour relève qu'en ce qui concerne les frais exposés dans les procédures internes, elle ne peut faire entrer en ligne de compte que ceux se rapportant à la demande d'une audience publique. Dès lors que seul un des trois griefs retenus par la Commission a entraîné le constat d'une violation, la Cour, statuant en équité comme le veut l'article 50 (art. 50), alloue aux requérants 120 000 ATS pour frais et dépens. C. Intérêts moratoires
61. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux légal applicable en Autriche à la date d'adoption du présent arrêt est de 4% l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1) en ce qui concerne le grief des requérants selon lequel ils n'ont pas pu porter leur cause devant un tribunal indépendant et impartial;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1) du fait de l'absence d'une audience publique devant la Cour administrative;
3. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi;
4. Dit a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 120 000 (cent vingt mille) schillings autrichiens pour frais et dépens; b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 4% l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 23 avril 1997.
Signé: Rudolf BERNHARDT Président
Signé: Herbert PETZOLD Greffier


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 14696/89;14697/89
Date de la décision : 23/04/1997
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 6-1 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale

Analyses

(Art. 57) LOI ALORS EN VIGUEUR, (Art. 57) RESERVES, (Art. 6) PROCEDURE ADMINISTRATIVE, (Art. 6-1) PROCES PUBLIC, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL


Parties
Demandeurs : STALLINGER ET KUSO
Défendeurs : AUTRICHE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1997-04-23;14696.89 ?
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