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18/02/1999 | CEDH | N°24645/94

CEDH | AFFAIRE BUSCARINI ET AUTRES c. SAINT-MARIN


AFFAIRE BUSCARINI ET AUTRES c. SAINT-MARIN
CASE OF BUSCARINI AND OTHERS v. SAN MARINO
(Requête n°/application no. 24645/94)
ARRÊT/JUDGMENT
Strasbourg, 18 février/February 1999
En l’affaire Buscarini et autres c. Saint-Marin,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre comp

osée des juges dont le nom suit :
M.  L. Wildhaber, président,  Mme E. Palm,  MM. L. Fer...

AFFAIRE BUSCARINI ET AUTRES c. SAINT-MARIN
CASE OF BUSCARINI AND OTHERS v. SAN MARINO
(Requête n°/application no. 24645/94)
ARRÊT/JUDGMENT
Strasbourg, 18 février/February 1999
En l’affaire Buscarini et autres c. Saint-Marin,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M.  L. Wildhaber, président,  Mme E. Palm,  MM. L. Ferrari Bravo,    L. Caflisch,    P. Kūris,    J.-P. Costa,    W. Fuhrmann,    K. Jungwiert,    M. Fischbach,    B. Zupančič,  Mmes N. Vajić,    W. Thomassen,    M. Tsatsa-Nikolovska,  MM. T. Panţîru,    E. Levits,    K. Traja,  Mme S. Botoucharova,  ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 décembre 1998 et 4 février 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien article 19 de la Convention3, le 10 mars 1998 par M. Cristoforo Buscarini, le 16 mars 1998 par le Gouvernement saint-marinais (« le Gouvernement »), puis le 3 avril 1998 par le deuxième requérant, M. Emilio Della Balda, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 24645/94) dirigée contre la République de Saint-Marin et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. Cristoforo Buscarini, Emilio Della Balda et Dario Manzaroli, avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 17 novembre 1993 en vertu de l’ancien article 25.
La requête du Gouvernement renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration saint-marinaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46) et les requêtes des requérants aux anciens articles 44 et 48 tels qu’amendés par le Protocole n° 93 que Saint-Marin avait ratifié. Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 9 de la Convention.
2.  Le 12 octobre 1998, M. Manzaroli a déclaré ne pas souhaiter participer à la procédure.
3.  En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement B4) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, MM. Buscarini et Della Balda et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure écrite. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de M. Buscarini le 2 septembre 1998 et celui du Gouvernement le 16 octobre 1998. Le 16 octobre 1998, M. Della Balda a déclaré s’associer au mémoire du premier requérant.
4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 5 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. L. Ferrari Bravo, juge élu au titre de Saint-Marin (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Caflisch, M. P. Kūris, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. B. Zupančič, Mme N. Vajić, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T. Panţîru, M. E. Levits, M. K. Traja et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).
5.  A l’invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l’un de ses membres, M. R. Nicolini, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.
6.  Ainsi qu’en avait décidé le président, une audience s’est déroulée en public le 10 décembre 1998, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  MM. L.L. Daniele, agent,    G. Ceccoli, coagent ;
– pour la Commission  M. R. Nicolini, délégué,  Mme M.-T. Schoepfer, secrétaire de la Commission.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Nicolini et Daniele.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7.  Les requérants furent élus au Conseil Grand et Général, le Parlement de la République de Saint-Marin, à l’issue des élections du 30 mai 1993.
8.  Peu après, ils demandèrent à la Régence, qui exerce la présidence du Gouvernement, de prêter le serment prescrit par l’article 55 de la loi électorale n° 36 de 1958 sans faire référence à des textes religieux. En effet, cette dernière loi renvoyait au décret du 27 juin 1909, prévoyant la formule du serment prêté par les députés de la République. Cette formule se lisait ainsi :
« Sur les Saints Evangiles, Je (...) jure et promets perpétuelle fidélité et obéissance à la Constitution de la République, de soutenir et défendre la liberté de toutes mes forces, d’observer toujours les Statuts et Décrets tant anciens que nouveaux et à venir ; nommer et donner ma voix uniquement à ceux que je considérerai aptes, fidèles et adéquats pour prêter service à la République dans toutes les fonctions de Magistrature et d’autres Offices publics, sans me laisser transporter par aucune passion de haine ou d’amour, ou par toute autre considération. »
9.  A l’appui de leur demande, les requérants invoquèrent l’article 4 de la Déclaration des Droits de 1974, qui garantit le droit à la liberté de religion, et l’article 9 de la Convention.
10.  Lors de la séance du Conseil Grand et Général du 18 juin 1993, les requérants prêtèrent serment par écrit selon la formule prévue par le décret du 27 juin 1909, mais sans se référer aux Evangiles. Ce faisant, le premier requérant souligna par ailleurs les obligations souscrites par la République de Saint-Marin en adhérant à la Convention européenne des Droits de l’Homme.
11.  Sur demande de la Régence, le 12 juillet 1993 le Secrétariat du Conseil Grand et Général émit un avis concluant à l’irrégularité du serment prêté par les requérants et renvoya l’examen de la question à ce dernier.
12.  Lors de sa séance du 26 juillet 1993, le Conseil Grand et Général adopta une résolution proposée par la Régence, enjoignant aux requérants de répéter le serment et de jurer cette fois-ci sur les Evangiles, sous peine de déchéance du mandat parlementaire.
13.  Les requérants s’assujettirent à la sommation du Conseil et prêtèrent serment sur les Evangiles, tout en se plaignant d’une violation de leur liberté de religion et de conscience.
14.  Par la suite, avant même la saisine de la Commission par les requérants, la loi n° 115 du 29 octobre 1993 (« la loi n° 115/1993 ») a introduit un choix, pour les membres du Conseil Grand et Général nouvellement élus, entre la formule de serment traditionnelle et une formule remplaçant la référence aux Evangiles par la phrase « sur mon honneur ». La formule traditionnelle reste en vigueur pour d’autres charges, tels les Régents ou les membres du Gouvernement.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
15.  MM. Buscarini, Della Balda et Manzaroli ont saisi la Commission le 17 novembre 1995. Invoquant l’article 9 de la Convention, ils se plaignaient d’une atteinte à leur liberté de religion et de conscience.
16.  La Commission a retenu la requête (n° 24645/94) le 7 avril 1997. Dans son rapport du 2 décembre 1997 (ancien article 31 de la Convention), elle conclut à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’article 9. Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt5.
conclusions présentées à la cour
17.  Soulevant trois exceptions préliminaires, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable, ou, à titre subsidiaire, à la repousser parce que mal fondée et sans intérêt.
18.  MM. Buscarini et Della Balda prient en revanche la Cour de rejeter les exceptions d’irrecevabilité du Gouvernement et de constater la violation de l’article 9 de la Convention.
en droit
i. sur la violation alléguée de l’article 9 de la convention
A.      Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement
19.  Le Gouvernement soulève, comme déjà devant la Commission, trois exceptions d’irrecevabilité tirées du caractère abusif de la requête, de sa tardiveté et du non-épuisement des voies de recours internes.
1.  Caractère abusif de la requête
20.  Selon le Gouvernement, les requérants auraient introduit la requête abusivement, à des fins politiques, comme le démontreraient leurs déclarations annonçant leur intention de s’adresser à la Commission. Il en veut pour preuve, entre autres, le procès-verbal résumant la séance du Conseil Grand et Général des 26 et 27 juillet 1993, ainsi que certains articles parus dans la presse après les faits et encore en octobre 1998.
21.  Avec la Commission, la Cour note que les pièces versées au dossier de l’affaire montrent qu’à la suite de la prestation du serment selon la formule traditionnelle, MM. Buscarini et Della Balda ont simplement annoncé leur intention de porter la question litigieuse à l’attention de « la Cour de Strasbourg », ce qui ne saurait passer pour un abus du droit de recours individuel. Par conséquent il y a lieu de rejeter l’exception.
2.  Tardiveté de la requête
22.  Le Gouvernement dénonce l’envoi de la formule de requête à la Commission au-delà du délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive prévu par l’ancien article 26 (devenu l’article 35 § 1) de la Convention. En outre, M. Buscarini n’ayant ni procuration écrite de la part de M. Della Balda ni le titre d’avocat, il ne pouvait valablement représenter ce dernier devant la Commission. La Commission a écarté cette exception, estimant que les requérants avaient respecté le délai de six mois prévu par la Convention.
23.  La Cour rappelle que le délai de six mois est interrompu par la première lettre du requérant exposant sommairement l’objet de la requête, à moins que cette lettre ne soit suivie d’une longue période avant que la requête soit complétée. L’important, c’est que le requérant soit clairement identifiable à l’expiration de ce délai et qu’il ait exposé au moins la substance de ses griefs. Par ailleurs, ni la Convention ni le règlement de la Cour, dans son article 36, n’exigent que le requérant soit représenté à ce stade de la procédure.
En l’espèce, le premier requérant a exposé avec précision le grief faisant l’objet de la requête dans une communication datée du 17 novembre 1993 ; ce faisant, il a dit agir en son propre nom et en celui des deux autres requérants. Deux formules de requête, signées par le premier et le deuxième requérant, sont parvenues à la Commission les 1er et 18 juillet 1994 ; quant au troisième requérant, il a formellement adhéré à la requête le 24 août 1995. Ainsi la requête a été régulièrement introduite par les trois requérants dans le délai fixé à l’ancien article 26 (devenu l’article 35 § 1) de la Convention et a été dûment complétée par la suite.
En conséquence, il y a lieu de rejeter également cette exception.
3.  Non-épuisement des voies de recours internes
24.  Excipant de la nature d’acte politique de la décision du Conseil Grand et Général d’imposer le serment sur les Evangiles, le Gouvernement  soutient que les requérants auraient dû saisir le juge civil pour se plaindre du dommage prétendument subi avant de s’adresser, dans l’hypothèse d’une décision d’incompétence du juge national, à la Commission. Ce recours serait non seulement accessible mais aussi efficace, comme le prouveraient les décisions internes fournies à la Commission.
25.  Comme les requérants, le délégué de la Commission souligne qu’à supposer même qu’un recours eût pu lui être légalement adressé, le juge civil n’aurait eu d’autre choix que celui de « renvoyer l’affaire devant le Conseil Grand et Général, lequel aurait alors assumé le rôle de juge de soi-même ».
26.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes reprise à l’ancien article 26 (devenu l’article 35 § 1) de la Convention impose aux personnes désireuses d’intenter contre l’Etat une action devant un organe judiciaire ou arbitral international l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays. Les Etats n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Pour que l’on puisse considérer qu’il a respecté   la règle, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue (voir, notamment, les arrêts Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3286, § 85, et Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2275-2276, §§ 51-52).
27.  En l’espèce, les décisions nationales invoquées par le Gouvernement pour établir que le juge civil aurait été compétent portent sur l’octroi de la nationalité de Saint-Marin et sur les permis de construire et ne sont donc pas pertinentes. En effet, si dans la première hypothèse le juge civil peut se prononcer sur l’existence des conditions nécessaires pour l’obtention de la nationalité et, dans la seconde, il peut accorder à la demanderesse des dommages-intérêts, il ne peut en aucun cas se prononcer sur les décisions de caractère politique du Conseil Grand et Général et les annuler.
La Cour considère par conséquent que le Gouvernement n’a pas démontré l’efficacité de la voie de recours en question. Il s’ensuit que l’exception doit être écartée.
28.  Devant la Commission puis dans son mémoire à la Cour, le Gouvernement avait également indiqué la possibilité pour les requérants de s’adresser au juge administratif ou de procéder par la voie du Syndicat de la Régence. La Commission a rejeté ces moyens comme inefficaces au motif que la première voie est exclue par la loi à l’égard des actes du Conseil Grand et Général, et que la seconde ne vise pas non plus les décisions de ce Conseil.
La Cour souscrit à cette conclusion.
B. Sur l’observation de l’article 9 de la Convention
29.  Aux termes de l’article 9 de la Convention,
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
30.  Selon MM. Buscarini et Della Balda, l’obligation qui leur a été imposée par le Conseil Grand et Général le 26 juillet 1993 démontrerait que dans la République de Saint-Marin l’exercice d’un droit politique fondamental, tel le mandat parlementaire, était subordonné, à l’époque des faits, à la profession publique d’une religion déterminée et cela en violation de l’article 9.
31.  La Commission souscrit à cette thèse, que le Gouvernement conteste.
32.  Le Gouvernement soutient que la formule du serment en question n’a pas une valeur religieuse ; elle aurait plutôt une connotation historique et sociale et se fonderait sur la tradition. La République de Saint-Marin a certes été fondée par un homme de religion, mais elle est un Etat laïc où la liberté de religion est expressément consacrée par la loi (article 4 de la Déclaration des Droits de 1974). La formule litigieuse aurait désormais perdu son caractère religieux originaire, tout comme d’ailleurs certaines fêtes religieuses qui font partie du calendrier civil.
L’acte incriminé ne s’analyserait donc pas en une restriction à la liberté de religion des deux requérants.
33.  Requérants et Commission rejettent cette affirmation.
34.  La Cour rappelle d’abord que « telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société » (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A, p. 17, § 31). Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer.
En l’espèce, l’obligation de prêter serment sur les Evangiles imposée à MM. Buscarini et Della Balda constitue bel et bien une restriction au sens du second paragraphe de l’article 9, les deux requérants ayant dû faire allégeance à une religion donnée sous peine de déchéance de leur mandat de parlementaires. Pareille ingérence enfreint l’article 9 sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique ».
1. « Prévue par la loi »
35.  Comme la Commission l’a relevé dans son rapport (paragraphe 38), « l’ingérence en cause était prévue par l’article 55 de la loi électorale n° 36 de 1958, lequel renvoyait au décret du 27 juin 1909, prévoyant la formule du serment prêté par les députés de la République (...). Cette mesure était donc « prévue par la loi » aux termes du deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention. » Ce point n’a pas été contesté.
2. But légitime et nécessité « dans une société démocratique »
36.  Le Gouvernement souligne l’importance, dans toute démocratie, du serment des élus du peuple, garantie, selon lui, de fidélité aux valeurs républicaines. Compte tenu de la particularité de Saint-Marin, liée à son histoire, ses traditions et son tissu social, le maintien de l’ordre public passerait par la réaffirmation, par cet acte, des valeurs traditionnelles.
L’histoire et les traditions nationales de Saint-Marin ont des liens avec la religion chrétienne, la République ayant été fondée par un saint. Aujourd’hui, toutefois, la valeur religieuse du serment serait remplacée par la « nécessité de protéger l’ordre public, à savoir la cohésion sociale et la confiance des citoyens dans leurs institutions traditionnelles ».
La Cour serait donc mal venue de critiquer la marge d’appréciation dont Saint-Marin doit jouir en l’occurrence.
Au demeurant, les requérants auraient perdu tout intérêt à poursuivre la procédure à Strasbourg à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 115 du 29 octobre 1993 (« la loi n° 115/1993 ») qui renonce à exiger des élus au Conseil Grand et Général qu’ils prêtent serment sur les Evangiles.
37.  Selon MM. Buscarini et Della Balda, la décision leur imposant le serment en question avait le caractère « d’acte prémédité et coercitif » à l’encontre de leur liberté de conscience et de religion. Il visait à humilier des personnes qui, aussitôt après leur élection, avaient demandé que la formule du serment soit mise en conformité avec, notamment, l’article 9 de la Convention.
38.  La Cour ne juge pas nécessaire en l’occurrence de trancher la question de savoir si les buts indiqués par le Gouvernement étaient légitimes au sens du second paragraphe de l’article 9, car de toute manière la restriction en cause se révèle incompatible avec cette disposition à d’autres égards.
39.  La Cour note ensuite qu’au cours de l’audience du 10 décembre 1998, le Gouvernement s’est efforcé de démontrer que la République de Saint-Marin garantit la liberté de religion, en citant les Statuts fondateurs de 1600, la Déclaration des Droits de 1974, la ratification de la Convention européenne en 1989, ainsi que toute une série de dispositions en matière de droit pénal, de famille, du travail, de l’éducation, qui interdisent toute discrimination fondée sur la religion. Or personne ne doute que le droit national garantit en général la liberté de conscience et de religion. En l’occurrence, le fait d’avoir imposé aux requérants le serment sur les Evangiles équivaut toutefois à l’obligation pour deux élus du peuple de faire allégeance à une religion donnée, ce qui n’est pas compatible avec l’article 9 de la Convention.
Comme la Commission l’a affirmé à juste titre dans son rapport, il serait contradictoire de soumettre l’exercice d’un mandat qui vise à représenter au sein du Parlement différentes visions de la société à la condition d’adhérer au préalable à une vision déterminée du monde.
40.  La restriction incriminée ne saurait dès lors passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requête serait devenue sans objet en raison de l’adoption de la loi n° 115/1993, la Cour constate que la prestation du serment litigieux était antérieure à cette loi.
41.  Au vu de ce qui précède, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.
II. sur l’application de l’article 41 de la Convention
42.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Préjudice
43.  MM. Buscarini et Della Balda ne réclament qu’une lire italienne pour le préjudice qu’ils auraient subi du fait de l’obligation de prêter serment sur les Evangiles.
44.  Le Gouvernement n’a pas pris position sur ce point.
45.  Bien que les intéressés ne l’aient pas expressément précisé, leur prétention vise, de toute évidence, le préjudice moral. Avec le délégué de la Commission, la Cour estime que, dans les circonstances de la cause, le constat de violation de l’article 9 de la Convention constitue une satisfaction équitable suffisante aux termes de l’article 41.
B. Frais et dépens
46.  Les intéressés sollicitent également le remboursement de leurs frais et dépens mais n’avancent aucun montant.
47.  Le Gouvernement ne se prononce pas, tandis que le délégué de la Commission s’en remet à la Cour.
48.  Selon l’article 60 § 2 du règlement, toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, « faute de quoi la chambre peut rejeter la demande, en tout ou en partie ». Les requérants ayant omis de chiffrer leur demande, la Cour décide de l’écarter.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
1. Rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
3. Dit que le présent arrêt constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral allégué ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 février 1999.
Luzius Wildhaber  Président 
Maud de Boer-Buquicchio
Greffière adjointe
Notes du greffe
1-2.  Entré en vigueur le 1er novembre 1998.
3.  Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière permanente.
Notes du greffe
3.   Entré en vigueur le 1er octobre 1994, le Protocole n° 9 a été abrogé par le Protocole n° 11.
4.  Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s’est appliqué jusqu’au 31 octobre 1998 à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9.
5.  Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT BUSCARINI ET AUTRES c. SAINT-MARIN


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 24645/94
Date de la décision : 18/02/1999
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 9 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Frais et dépens - demande rejetée

Analyses

(Art. 35-1) DELAI DE SIX MOIS, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 35-3) REQUETE ABUSIVE, (Art. 9-1) LIBERTE DE RELIGION, (Art. 9-2) INGERENCE


Parties
Demandeurs : BUSCARINI ET AUTRES
Défendeurs : SAINT-MARIN

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-02-18;24645.94 ?

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