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28/07/1999 | CEDH | N°34256/96

CEDH | AFFAIRE DI MAURO c. ITALIE


AFFAIRE DI MAURO c. ITALIE
CASE OF DI MAURO v. ITALY
(Requête n°/Application no. 34256/96)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
28 juillet/July 1999
En l’affaire Di Mauro c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
Mme E. Pa

lm, présidente,   MM. A. Pastor Ridruejo,    L. Ferrari Bravo,    G. Bonello,    R. Türmen,   ...

AFFAIRE DI MAURO c. ITALIE
CASE OF DI MAURO v. ITALY
(Requête n°/Application no. 34256/96)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
28 juillet/July 1999
En l’affaire Di Mauro c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
Mme E. Palm, présidente,   MM. A. Pastor Ridruejo,    L. Ferrari Bravo,    G. Bonello,    R. Türmen,    J.-P. Costa,   Mmes F. Tulkens,    V. Strážnická,   MM. P. Lorenzen,    W. Fuhrmann,    M. Fischbach,    V. Butkevych,    J. Casadevall,   Mme H.S. Greve,   MM. A.B. Baka,    R. Maruste,   Mme S. Botoucharova,  ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 janvier, et les 3 et 24 juin 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien article 19 de la Convention3, par le gouvernement italien (« le Gouvernement ») le 3 septembre 1998, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 34256/96) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Sebastiano Di Mauro, avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 30 janvier 1996 en vertu de l’ancien article 25.
La requête du Gouvernement renvoie aux anciens articles 44 et 48 tels que modifiés par le Protocole n° 93 que l’Italie avait ratifié, ainsi qu’à la déclaration italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
2.  Le requérant a désigné son conseil, Me C.L. Virgara (article 31 du règlement B4).
3.  En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement B) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a consulté, par l’intermédiaire du greffier, M. U. Leanza, agent du Gouvernement, le conseil du requérant et M. B. Conforti, délégué de la Commission, au sujet de l’organisation de la procédure écrite. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 16 et 17 novembre 1998 respectivement.
4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 5 dudit Protocole, l’examen de la présente cause et des affaires Bottazzi, A.L.M., A.P. et Ferrari c. Italie5 a été confié, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, à la même Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. Conforti, juge élu au titre de l’Italie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kūris, M. R. Türmen, Mme V. Strážnická, M. P. Lorenzen, M. V. Butkevych, Mme H.S. Greve, M. A.B. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement). Ultérieurement, M. Conforti, qui avait participé à l’examen de l’affaire par la Commission, s’est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le Gouvernement a désigné M. L. Ferrari Bravo, juge élu au titre de Saint-Marin, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5.  Le président a décidé qu’il n’y avait pas lieu en l’espèce d’inviter la Commission à désigner un délégué (article 99 du règlement).
6.  Après avoir consulté l’agent du Gouvernement et le conseil du requérant, la Grande Chambre a décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience.
7.  Le 11 janvier 1999, le greffier a reçu les observations complémentaires du requérant.
8.  Par la suite, Mme Palm a remplacé M. Wildhaber, empêché, à la présidence de la Grande Chambre et M. W. Fuhrmann, suppléant, l’a remplacé comme membre de celle-ci (articles 10 et 24 § 5 b) du règlement). Mme F. Tulkens et M. J. Casadevall, suppléants, ont respectivement remplacés M. Kūris et M. Makarczyk, également empêchés (article 24 § 5 b) du règlement).
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  Né en 1937, M. Di Mauro réside à Terracina (Rome).
10.  Le 5 mars 1984, Mme V., propriétaire d’un appartement loué par le requérant, assigna ce dernier devant le juge d’instance de Rome afin d’obtenir la résiliation du contrat de location pour retards dans le paiement des loyers dus et la libération de l’appartement.
11.  La mise en état commença le 21 mars 1984 et se termina, deux audiences plus tard, le 27 juin 1984. Par une ordonnance du 18 juillet 1984, le juge d’instance rejeta la demande de la propriétaire relative à la libération de l’appartement et fixa aux parties un délai de trois mois pour reprendre la procédure devant le tribunal de Rome.
12.  Mme V. reprit la procédure le 21 septembre 1984. La mise en état commença le 5 novembre 1984 et se termina quatre audiences plus tard, dont deux relatives à la désignation d’un avocat par le requérant, le 10 juin 1985 par la présentation des conclusions. L’audience de plaidoiries devant la chambre compétente se tint le 22 septembre 1986. Par un jugement du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 9 octobre 1986, le tribunal rejeta la demande de la propriétaire.
13.  La propriétaire interjeta appel le 18 décembre 1986 devant la cour d’appel de Rome. La mise en état commença le 11 février 1987 et se termina à l’audience suivante, le 18 mars 1987, par la présentation des conclusions. L’audience de plaidoiries devant la chambre compétente se tint le 23 juin 1987. Par un arrêt du 7 juillet 1987, dont le texte fut déposé au greffe le 15 octobre 1987, la cour rejeta l’appel.
14.  Le 15 janvier 1988, la propriétaire se pourvut en cassation. L’audience se tint le 19 juin 1991. Par un arrêt du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 20 mars 1992, la cour cassa la décision litigieuse et renvoya l’affaire devant une autre chambre de la cour d’appel.
15.  Le 12 mars 1993, Mme V. reprit la procédure. La mise en état commença le 29 avril 1993 et se termina, deux audiences plus tard, le 24 février 1994, par la présentation des conclusions. L’audience de plaidoiries devant la chambre compétente se tint le 14 juin 1995. Par un arrêt du 5 juillet 1995, dont le texte fut déposé au greffe le 7 septembre 1995, la cour résilia le contrat de location pour faute du requérant.
16.  Le 29 février 1996, le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt après audience du 7 janvier 1997, dont le texte fut déposé au greffe le 13 mai 1997, la cour cassa l’arrêt avec renvoi devant une autre chambre de la cour d’appel en fixant un délai de trois mois pour reprendre la procédure. D’après les informations fournies par le conseil du requérant, la procédure s’est éteinte le 27 décembre 1997, les parties ne l’ayant pas reprise.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
17.  M. Di Mauro a saisi la Commission le 30 janvier 1996. Il se plaignait de ce que sa cause n’avait pas été entendue dans un délai raisonnable comme le veut l’article 6 § 1 de la Convention.
18.  La Commission (première chambre) a retenu la requête (n° 34256/96) le 3 décembre 1997. Dans son rapport du 20 mai 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle conclut, par dix voix contre six, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1. Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt 6.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
19.  Le Gouvernement demande à la Cour de constater qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
20.  Le conseil du requérant prie la Cour de reconnaître la violation de l’article 6 § 1 et d’accorder à son client une satisfaction équitable.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21.  Le requérant se prétend victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
22.  La période à prendre en considération a commencé le 5 mars 1984, avec l’assignation du requérant devant le juge d’instance de Rome, pour s’achever le 27 décembre 1997, avec l’extinction de la procédure pour inactivité des parties. Elle est donc de près de treize ans et dix mois.
23.  La Cour relève d’emblée que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les Etats contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition (arrêt Salesi c. Italie du 26 février 1993, série A n° 257-E, p. 60, § 24). Elle tient à réaffirmer l’importance qui s’attache à ce que la justice ne soit pas administrée avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité (arrêt Katte Klitsche de la Grange c. Italie du 27 octobre 1994, série A n° 293-B, p. 39, § 61). Elle rappelle, de surcroît, que le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, dans sa Résolution DH (97) 336 du 11 juillet 1997 (Durée des procédures civiles en Italie : mesures supplémentaires de caractère général), a considéré que « la lenteur excessive de la justice représente un danger important, notamment pour l’Etat de droit ».
La Cour souligne ensuite avoir déjà rendu depuis le 25 juin 1987, date de l’arrêt Capuano c. Italie (série A n° 119), 65 arrêts constatant des violations de l’article 6 § 1 dans des procédures s’étant prolongées au-delà du « délai raisonnable » devant les juridictions civiles des différentes régions italiennes. Pareillement, en application des anciens articles 31 et 32 de la Convention, plus de 1 400 rapports de la Commission ont abouti à des constats, par le Comité des Ministres, de violation de l’article 6 par l’Italie pour la même raison.
La répétition des violations constatées montre qu’il y a là accumulation de manquements de nature identique et assez nombreux pour ne pas se ramener à des incidents isolés. Ces manquements reflètent une situation qui perdure, à laquelle il n’a pas encore été porté remède et pour laquelle les justiciables ne disposent d’aucune voie de recours interne.
Cette accumulation de manquements est, dès lors, constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention.
24.  La Cour a examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et de la pratique précitée. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
II.  SUR l’application de l’article 41 de la Convention
25.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
26.  M. Di Mauro réclame 50 000 000 lires italiennes (ITL) pour le préjudice moral qu’il aurait subi.
27.  Le Gouvernement estime dépourvue de fondement la somme demandée.
28.  La Cour considère que le requérant a dû subir un certain dommage moral pour lequel elle lui alloue 5 000 000 ITL.
B.  Frais et dépens
29.  L’intéressé sollicite également le remboursement de 25 431 440 ITL au titre de ses frais et dépens devant la Commission puis la Cour.
30.  Le Gouvernement considère ces prétentions excessives.
31.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable la somme de 10 000 000 ITL et l’accorde au requérant.
C.  Intérêts moratoires
32.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en Italie à la date d’adoption du présent arrêt était de 2,5 % l’an.
Par ces motifs, la Cour
1. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit, par onze voix contre six, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 5 000 000 (cinq millions) lires italiennes pour dommage moral ;
3. Dit, par quinze voix contre deux, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 000 (dix millions) lires pour frais et dépens ;
4. Dit, à l’unanimité, que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 2,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 juillet 1999.
Pour la présidente
András Baka
Juge
Paul Mahoney
Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–      opinion partiellement dissidente de Mme Greve ;
–      opinion partiellement dissidente de M. Türmen ;
– opinion dissidente de M. Ferrari Bravo ;
– opinion dissidente de M. Costa.
A.B.B.     P.J.M.
opinion partiellement dissidente  de mme lA juge greve
(Traduction)
J’ai voté avec la majorité de mes collègues sur tous les points sauf en ce qui concerne la satisfaction équitable.
Selon la jurisprudence constante de la Cour, par « victime » l’article 34 (ancien article 25) désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux, l’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l’absence de préjudice ; celui-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article 41 (ancien article 50). Partant, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 846, § 36 ; l’arrêt Lüdi c. Suisse du 15 juin 1992, série A n° 238, p. 18, § 34 ; et l’arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A n° 51, p. 30, § 66).
En l’espèce, le requérant, qui ne respecte pas les dispositions de son contrat de bail, ne peut être légalement contraint de libérer l’appartement, bien que sa propriétaire ait engagé à cette fin une procédure judiciaire qui a duré du 5 mars 1984 au 13 mai 1997, soit plus de treize ans et deux mois. Pendant toute cette période, le requérant a bénéficié de la « protection » ou du répit que lui offrait cette longue procédure, ce qui lui a permis de rester locataire et de continuer à occuper l’appartement, alors même qu’il était dans son tort.
Aux termes de l’article 41 de la Convention, la Cour accorde à la « partie lésée », s’il y a lieu, une satisfaction équitable. Dans les circonstances particulières de l’affaire, j’estime que le requérant n’a pas droit à la qualification de « partie lésée », ni donc à l’octroi d’une satisfaction équitable.
A titre d’obiter dictum, je relève que la jurisprudence précitée de la Cour a essentiellement trait à des affaires pénales et à des affaires concernant l’utilisation de mesures restrictives et d’autorisations administratives. Eu égard aux principes qui sous-tendent l’article 34, je réserve la question de savoir s’il est judicieux ou rationnel d’autoriser une interprétation aussi large du terme « victime » dans des affaires telles que celle-ci.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE  DE M. LE JUGE TÜRMEN
(Traduction)
Avec la majorité de la Cour, j’estime qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Je ne puis par contre souscrire au contenu du paragraphe 23 de l’arrêt, où la Cour déclare que l’accumulation en Italie de violations de l’article 6 § 1 est constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention.
Il est établi dans la jurisprudence de la Cour que la notion de pratique administrative comporte deux critères :
1) une accumulation de violations identiques ou analogues, suffisamment nombreuses et interconnectées pour représenter non pas seulement des incidents ou des exceptions isolés mais un système ;
2) une tolérance officielle.
Dans l’« Affaire grecque » (Annuaire 12), la Commission s’exprima ainsi au sujet du second critère : « (...) ces actes sont tolérés en ce sens que les supérieurs ou les personnes directement responsables, tout en sachant qu’ils existent, n’entreprennent rien pour les punir ou pour prévenir leur répétition (...) ».
En l’espèce, la Cour, pour décider s’il existait pareille pratique dans les affaires italiennes de durée de procédure, s’est fondée seulement sur le premier critère (accumulation de violations identiques), ignorant le second (tolérance officielle).
J’estime qu’elle n’aurait pas dû décider qu’il existait une pratique administrative sans examiner la question de savoir si les autorités supérieures de l’Etat, conscientes de l’existence des violations, refusaient de prendre des mesures afin de prévenir leur répétition.
Si la Cour avait examiné la question de savoir si les exigences du second critère étaient remplies en l’espèce, elle se serait aperçue qu’il existe entre le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et le gouvernement italien un dialogue, dans le cadre duquel le gouvernement a fourni des informations détaillées sur les mesures qu’il est en train de prendre ou qui seront adoptées à l’avenir afin de résoudre le problème de la durée excessive des procédures.
A cet égard, il n’est pas sans intérêt de noter que, dans sa résolution adoptée le 15 juillet 1999, le Comité des Ministres note avec satisfaction « l’augmentation considérable de l’efficacité des tribunaux en termes d’affaires résolues (...) » et décide de « reprendre, au plus tard dans un an, l’examen de la question de savoir si les mesures annoncées vont effectivement prévenir de nouvelles violations de la Convention (...) ».
La Cour aurait pu, elle aussi, choisir d’attendre un an afin de voir si les mesures prises par le gouvernement italien portaient des fruits. Or elle s’est privée elle-même de cette possibilité en n’examinant pas la question de la tolérance officielle et de l’attitude du gouvernement italien.
opinion dissidente de m. le juge ferrari bravo
Le requérant, résidant à Terracina, fut assigné en justice en 1984 par la propriétaire d’un appartement qu’il avait loué.
Suivant différents degrés de procédure, dont deux devant la Cour de cassation, la procédure traîna en justice jusqu’à la fin de 1997, date à laquelle elle s’est éteinte à cause du désistement des deux parties.
Monsieur Di Mauro a sans doute contribué à l’allongement de la procédure à laquelle on peut seulement reprocher l’excès de générosité, car par le biais des jugements en cassation avec renvoi à une autre chambre de la cour d’appel, les affaires en Italie peuvent s’éterniser.
Il reste quand même que M. Di Mauro a profité de ces caractéristiques de la procédure civile italienne en restant dans un appartement loué bien au-delà de l’échéance de sa location.
Dans ces conditions, je ne peux pas voter pour une décision qui affirme la violation de l’article 6 § 1 à cause de la durée excessive de la procédure litigieuse.
Une décision de ce genre équivaut à donner une prime à celui qui astucieusement prolonge la procédure alors qu’au contraire cette personne devrait être, le cas échéant, condamnée.
Pour le reste, je partage l’avis exprimé par le juge Costa.
opinion dissidente de m. le juge costa
Je n’ai pas voté avec la majorité, qui a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à la durée de la procédure. Bien entendu, je suis partisan d’exiger des autorités judiciaires qu’elles statuent dans des délais raisonnables ; j’ai d’ailleurs voté, comme tous mes collègues, dans le sens de la violation dans les affaires Bottazzi, A.P. et Ferrari, qui ont donné lieu à des arrêts du même jour de la même formation de jugement.
Mais les circonstances particulières de l’affaire Di Mauro m’ont conduit à une conclusion opposée.
On peut d’abord se poser la question de savoir si le requérant était bien une « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Après tout, il était avant le début de la procédure judiciaire locataire et occupant de l’appartement litigieux ; il l’était encore à l’extinction de cette procédure, et l’est demeuré tout au long de celle-ci : si quelqu’un pouvait se poser en victime, c’est sa propriétaire qui, arguant de retard dans le paiement par M. Di Mauro de ses loyers, a cherché en vain à obtenir la libération de l’appartement, soit pour en jouir, soit pour trouver un locataire plus ponctuel. Toutefois, la jurisprudence de la Cour semble se placer dans l’hypothèse où les allégations du requérant seraient fondées, si bien que la notion de victime doit être appréciée ex ante et non ex post. Et l’article 6 dit bien que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) », sans exiger que cette cause soit victorieuse ni même défendable. Peut-être faudra-t-il un jour s’interroger plus profondément sur la notion de victime ou sur celles d’abus de droit ou de procédure, mais la présente affaire se prête mal, à mon avis, à une telle réflexion.
En revanche, je ne suis pas d’accord pour estimer déraisonnable le délai dans lequel la cause de M. Di Mauro a été entendue, pour deux séries de raisons.
D’abord, pour une raison de méthode. Le nombre des instances me semble devoir être pris en compte dans l’appréciation du délai. Je plaide pour une méthode analytique, et pas seulement globale. Globalement, le délai est à l’évidence excessif : treize ans et presque dix mois pour un litige apparemment peu complexe, et on n’est même pas sûr que le litige est vraiment réglé ! Si en revanche on totalise la durée de chacune des instances, c’est-à-dire le laps de temps entre la saisine de chaque juridiction et le moment où elle a rendu public son jugement, on trouve environ neuf ans et un mois, pour six instances, soit une moyenne d’une année et demie par instance, ce qui, en soi, n’est pas excessif, même si, dans un monde judiciaire idéal, on pourrait rêver mieux.
En second lieu, la jurisprudence de la Cour tient compte, non seulement de la complexité de l’affaire, mais aussi de l’enjeu du litige pour le requérant, et du comportement respectif des parties (et notamment de ce dernier) et des autorités nationales. Or le litige n’exigeait pas une célérité particulière en faveur de M. Di Mauro, puisqu’il bénéficiait au contraire de la situation continue résultant du déroulement de la procédure ; et les parties ont une part importante dans la lenteur de celle-ci, parce qu’elles ont plusieurs fois tardé à utiliser les voies de recours à leur disposition, et aussi parce qu’elles ont fait preuve d’acharnement contentieux. En particulier, le retard dans l’usage des voies de recours explique que la durée imputable aux juridictions ne soit pas de près de quatorze ans, mais de neuf ans seulement (si l’on peut dire).
A ce raisonnement, on peut raisonnablement objecter qu’un système judiciaire qui autorise la succession pour un même litige de six instances est en soi, structurellement, incompatible avec les impératifs de l’article 6. Je suis ébranlé, mais pas tout à fait convaincu. De nombreux pays européens connaissent trois niveaux de jugement, la première instance, l’appel et la cassation. Quand le juge de cassation casse, généralement il renvoie l’affaire au juge d’appel ; c’est ce qui s’est passé ici, et le requérant, à son tour, a formé un pourvoi en cassation. C’est ce qui explique qu’il y ait eu cinq instances (plus la première, dont la propriétaire du requérant aurait pu et sans doute dû se dispenser, puisqu’elle a saisi un juge d’instance, qui a renvoyé les parties devant le tribunal de Rome). La Cour admet d’ailleurs que, là où il existe, le recours en cassation est une voie de recours interne qu’il faut tenter en principe (voir l’arrêt Remli c. France du 23 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, p. 559) ; et ce recours contribue souvent au respect du caractère équitable du procès, qui n’est pas moins important que celui du délai raisonnable.
En somme, et quelles que soient les imperfections du système italien de juridictions civiles, auxquelles, il faut l’espérer, les autorités nationales devront bientôt porter remède, tout procès à l’intérieur de ce système n’est pas automatiquement jugé dans un délai déraisonnable ; la présomption de lenteur coupable de l’Etat n’est pas irréfragable et, en l’espèce, elle me semble renversée.
Notes du greffe
1-2.  Entré en vigueur le 1er novembre 1998.
3.  Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière permanente.
Notes du greffe
3.  Entré en vigueur le 1er octobre 1994, le Protocole n° 9 a été abrogé par le Protocole n° 11.
4.  Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s’est appliqué jusqu’au 31 octobre 1998 à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9.
5.  Requêtes nos 34884/97, 35284/97, 35265/97 et 33440/96.
6.  Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT DI MAURO c. ITALIE
ARRÊT DI MAURO c. ITALIE
ARRÊT DI MAURO c. ITALIE
ARRÊT DI MAURO c. ITALIE – opinION PARTIELLEMENT DISSIDENTE   DE M. le juge TÜRMEN
ARRÊT DI MAURO c. ITALIE
ARRÊT DI MAURO c. ITALIE – opinion dissidente
DE M. LE JUGE COSTA


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 34256/96
Date de la décision : 28/07/1999
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : DI MAURO
Défendeurs : ITALIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-07-28;34256.96 ?
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