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31/07/2000 | CEDH | N°35765/97

CEDH | AFFAIRE A.D.T. c. ROYAUME-UNI


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE A.D.T. c. ROYAUME-UNI
(Requête no 35765/97)
ARRÊT
STRASBOURG
31 juillet 2000
DÉFINITIF
31/10/2000
En l'affaire A.D.T. c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    W. Fuhrmann,    L. Loucaides,    P. Kūris,   Sir Nicolas Bratza,   Mme H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le

s 30 novembre 1999 et 11 juillet 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
procédure
1.  ...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE A.D.T. c. ROYAUME-UNI
(Requête no 35765/97)
ARRÊT
STRASBOURG
31 juillet 2000
DÉFINITIF
31/10/2000
En l'affaire A.D.T. c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    W. Fuhrmann,    L. Loucaides,    P. Kūris,   Sir Nicolas Bratza,   Mme H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 novembre 1999 et 11 juillet 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
procédure
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35765/97) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. A.D.T. (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 25 mars 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant a prié la Cour de ne pas divulguer son identité.
2.  Le 23 octobre 1997, la Commission (première chambre) a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement britannique (« le Gouvernement ») et l'a invité à soumettre ses observations quant à la recevabilité et au fond.
3.  Le Gouvernement a présenté ses observations le 20 février 1998. Le requérant y a répondu le 29 mai 1998.
4.  A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention, le 1er novembre 1998, et en vertu des dispositions de l'article 5 § 2 de celui-ci, il appartient à la Cour d'examiner la requête.
5.  Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour, le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la troisième section.
6.  Le 16 mars 1999, la Cour a déclaré la requête recevable1 et a décidé d'inviter les parties à une audience sur le fond.
7.  L'audience s'est déroulée en public le 30 novembre 1999, au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  Mme S. Langrish, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth, agent,  M. N. Garnham, conseil,  Mmes S. Chakrabarti,   D. Grice, conseillères ;
– pour le requérant  MM. B. Emmerson, conseil,   F. Whitehead, solicitor,  Mmes A. Mason,   A. Hudson, conseillères.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Emmerson et M. Garnham.
en fait
I.  les circonstances de l'espèce
8.  Le requérant est homosexuel. Le 1er avril 1996, vers 19 h 50, des policiers munis d'un mandat de perquisition fouillèrent le domicile du requérant. A l'issue de cette perquisition, divers objets furent saisis, notamment des photographies et une liste de cassettes vidéo. Le requérant fut arrêté vers 20 h 23 et conduit au commissariat local. Une nouvelle perquisition de son domicile fut effectuée le lendemain et divers objets, parmi lesquels des cassettes vidéo, furent saisis.
9.  Le requérant fut interrogé par la police le 2 avril 1996. Durant son interrogatoire, il reconnut que certaines des cassettes vidéo saisies comportaient des séquences les représentant, lui et jusqu'à quatre hommes adultes, se livrant à son domicile à des actes sexuels, principalement des fellations. Le 2 avril 1996, le requérant fut inculpé de l'infraction d'indécence grave (« gross indecency ») commise entre hommes en violation de l'article 13 de la loi de 1956 sur les infractions sexuelles. L'accusation portait sur la commission des actes sexuels (fellations et masturbation mutuelle) enregistrés sur l'une des cassettes vidéo, non sur l'enregistrement ou la diffusion desdites cassettes.
10.  Le 30 octobre 1996, le requérant comparut devant une magistrates' court. Le principal élément de preuve dont se prévalut la Couronne était un exemplaire unique d'une cassette vidéo comportant des séquences où l'on voyait le requérant et jusqu'à quatre hommes se livrant à des fellations et se masturbant mutuellement. Les actes qui motivèrent l'accusation impliquaient des hommes adultes consentants, se déroulaient au domicile du requérant et n'étaient visibles de personne d'autre que les partenaires eux-mêmes. Les actes visibles sur la cassette ne comportaient aucun élément de sadomasochisme ou de dommage corporel. Le requérant fut reconnu coupable de l'infraction d'indécence grave. Le 20 novembre 1996, il bénéficia du sursis avec deux ans de mise à l'épreuve (conditionally discharged for two years). La confiscation et la destruction du matériel saisi furent ordonnées.
11.  Par la suite, le conseil du requérant lui indiqua qu'un recours contre cette condamnation n'avait aucune chance de succès, car les dispositions de la législation pertinente étaient claires et impératives. Le requérant ne forma aucun recours contre sa condamnation.
ii.  le droit et la pratique internes pertinents
12.  Aux termes de l'article 13 de la loi de 1956 sur les infractions sexuelles (« la loi de 1956 »),
« Constitue une infraction le fait pour un homme de commettre un acte d'indécence grave avec un autre homme, que ce soit en public ou en privé ; de contribuer à la commission par un homme d'un acte d'indécence grave avec un autre homme ; de favoriser la commission par un homme d'un acte d'indécence grave avec un autre homme. »
13.  En vertu de l'article 37 de la loi de 1956 et du paragraphe 16 de la deuxième annexe à cette loi, l'infraction d'indécence grave entre hommes est passible d'une peine allant jusqu'à cinq ans d'emprisonnement si elle a été commise par un homme de vingt et un ans ou plus avec un homme âgé de moins de dix-huit ans ; dans les autres cas, elle peut donner lieu à une sanction maximale de deux années d'emprisonnement.
14.  Si, comme en l'espèce, l'infraction fait l'objet d'une procédure de simple police, la peine maximale est de six mois d'emprisonnement et/ou d'une amende de 5 000 livres sterling (loi de 1980 sur les Magistrates' Courts, articles 17 et 32, et annexe 1, § 23 b)).
15.  Il n'existe aucune définition officielle de l'« indécence grave ». Toutefois, dans son rapport de 1957, la Commission sur les délits homosexuels et la prostitution (la « Commission Wolfenden ») a observé que :
« 104.  L'« indécence grave » n'est définie par aucune loi. Ces termes semblent toutefois couvrir tout acte impliquant un comportement sexuel indécent entre deux personnes de sexe masculin. Si deux personnes de sexe masculin agissant ensemble se comportent de manière indécente, l'infraction est commise même en l'absence de contacts physiques effectifs (R. v. Hunt 34 Cr App R 135).
105.  Des rapports de police que nous avons consultés et des autres éléments de preuve qui nous ont été soumis, il ressort que l'infraction prend habituellement l'une des trois formes suivantes : soit il y a masturbation mutuelle ; soit il y a une forme ou une autre de contact interfémoral ; soit il y a fellation (avec ou sans éjaculation). Il arrive que l'infraction prenne une forme plus subtile : dans les relations hétérosexuelles, les techniques varient considérablement, et il en va de même dans les relations homosexuelles. »
16.  La loi de 1967 sur les infractions sexuelles (« la loi de 1967 ») a nuancé la législation sur les pratiques homosexuelles entre hommes, en dépénalisant les actes homosexuels accomplis en privé entre hommes adultes consentants. Les actes homosexuels sont définis comme la sodomie avec un autre homme ou l'indécence grave entre hommes (article 1 § 7). En vertu de l'article 1 § 2, un acte n'est pas commis en privé si, notamment, plus de deux personnes y participent ou y assistent.
17.  L'article 1 de la loi de 1967, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :
« 1.  Nonobstant toute disposition légale ou règle de common law, mais sous réserve des dispositions de l'article qui suit, un acte homosexuel commis en privé ne constitue pas une infraction si les partenaires sont consentants et ont dix-huit ans révolus.
2.  Un acte qui aux fins de la présente loi serait néanmoins considéré comme étant commis en privé ne sera pas retenu comme tel
a)  si plus de deux personnes y participent ou y assistent ; ou
b)  s'il a lieu dans des toilettes auxquelles le public a accès ou est autorisé à accéder, moyennant ou non paiement (...)
7.  Aux fins du présent article, un homme est considéré comme commettant un acte homosexuel si, et seulement si, il se livre à la sodomie avec un autre homme, commet un acte d'indécence grave avec un autre homme ou participe à la commission d'un tel acte par un homme. »
18.  Aucune disposition du droit interne ne régit les actes homosexuels commis en privé entre femmes adultes et consentantes.
19.  De même, la législation interne ne contient aucune disposition concernant les comportements hétérosexuels qui correspondent à l'article 13 de la loi de 1956. Ainsi, les fellations et actes de masturbation mutuelle entre plus de deux adultes hétérosexuels consentants (dès lors qu'il n'y a pas d'actes homosexuels entre deux hommes) ne constituent pas une infraction.
en droit
i.  sur la violation alléguée de l'article 8 de la convention
20.  Le requérant affirme que sa condamnation pour indécence grave constitue une violation de son droit au respect de sa vie privée, protégé par l'article 8 de la Convention. L'article 8, en ses parties pertinentes, se lit comme suit :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »  
A.  Sur l'existence d'une ingérence
21.  S'appuyant sur l'affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni (arrêt du 19 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 131, § 36), le Gouvernement soutient qu'il n'y a eu aucune ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée, car les pratiques sexuelles en cause en l'espèce n'entraient pas dans le cadre de la « vie privée » au sens de l'article 8 § 1 de la Convention. Il met en avant tout d'abord le nombre de personnes présentes, et ensuite le fait que ces pratiques sexuelles aient été enregistrées sur cassette vidéo.
22.  Quant au requérant, il perçoit une double ingérence dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée. Il se réfère en premier lieu à l'existence même d'une législation pénale prohibant les pratiques homosexuelles en privé qui impliquent plus de deux partenaires ; en second lieu, il souligne que cette législation a été appliquée dans les poursuites pénales dont il a fait l'objet. S'agissant des faits, le requérant fait observer qu'il n'y avait ni activité organisée ni aucun risque de dommage en l'espèce, et ajoute que s'il n'y avait pas eu de poursuites, la cassette vidéo n'aurait pas été diffusée, en aucun sens réel du terme.
23.  La Cour rappelle que la simple existence d'une législation prohibant les pratiques homosexuelles masculines accomplies en privé est de nature à atteindre en permanence et directement une personne dans sa vie privée (pour la jurisprudence la plus récente de la Cour, voir l'arrêt Modinos c. Chypre du 22 avril 1993, série A no 259, p. 11, § 24).
24.  Le requérant savait que sa conduite était contraire à la législation pénale, et était donc atteint en permanence et directement par celle-ci. De plus, il a été directement atteint en ce sens que des poursuites pénales furent engagées à son encontre et aboutirent à sa condamnation pour violation de l'article 13 de la loi de 1956 sur les infractions sexuelles.
25.  Quant aux observations du Gouvernement sur l'étendue de la « vie privée » au sens de l'article 8 de la Convention, la Cour rappelle qu'entre les parties à l'affaire Laskey, Jaggard et Brown, il n'y avait aucune contestation quant à l'existence d'une ingérence (arrêt précité, p. 131, § 36). Dans cette affaire-là, la Cour s'est simplement demandé « si les pratiques sexuelles des requérants rel[evaient] entièrement de la notion de « vie privée ». Dans la présente affaire, l'unique élément qui pourrait faire naître des doutes sur le point de savoir si la vie privée du requérant était en jeu est l'enregistrement vidéo des actes sexuels. Il n'a été soumis à la Cour aucun élément indiquant une possibilité réelle quelconque que le contenu des cassettes fût rendu public, délibérément ou par inadvertance. Plus particulièrement, la condamnation du requérant ne portait sur aucune infraction concernant l'enregistrement ou la diffusion des cassettes, mais uniquement sur les actes eux-mêmes. La Cour estime très peu probable que le requérant – qui s'était efforcé de cacher ses orientations sexuelles et qui a répété son souhait de conserver l'anonymat devant la Cour – aurait sciemment contribué à une telle publication.
26.  La Cour estime dès lors que le requérant a été victime d'une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée, tant eu égard à l'existence d'une législation prohibant les actes sexuels commis en privé par plus de deux hommes consentants, qu'en ce qui concerne la condamnation de l'intéressé pour indécence grave.
B.  Sur la justification de l'ingérence
27.  Le Gouvernement estime que si ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée il y a eu, l'ingérence était prévue par la loi et nécessaire à la protection de la morale ou des droits et libertés d'autrui. Il souligne que les autorités nationales disposent d'une certaine marge d'appréciation quand il s'agit de déterminer si l'on est en présence d'un besoin social impérieux, et affirme que cette marge doit être particulièrement large lorsque la protection de la morale est en jeu : le simple fait que les aspects intimes de la vie privée commandent généralement une marge d'appréciation plus restreinte ne saurait faire obstacle en l'espèce à une grande latitude. Il établit une distinction entre, d'une part, une activité homosexuelle intime, privée et donc acceptable (entre deux hommes) et, d'autre part, une activité homosexuelle de groupe, potentiellement publique et par conséquent inacceptable (entre plus de deux hommes). Lors de l'audience devant la Cour, le Gouvernement a admis qu'eu égard à la révision de la législation sur les infractions sexuelles qui est actuellement en cours au Royaume-Uni, il était difficile de définir la portée exacte d'une ingérence permissible du législateur dans les activités de groupe, mais a soutenu qu'en l'espèce, les poursuites se conciliaient avec la Convention.
28.  Le requérant souligne qu'il n'a pas été poursuivi pour avoir enregistré ses actes sexuels sur une cassette vidéo ou pour avoir diffusé cette cassette, mais en vertu d'une loi qui interdit les actes sexuels en cause, même commis dans le cadre privé de sa chambre à coucher, à son propre domicile. Il y a eu infraction non pas parce que les faits avaient été enregistrés sur vidéo, mais parce que plus de deux personnes s'adonnaient à ces pratiques sexuelles. Le requérant répète qu'aucun élément n'indique qu'il y ait eu un quelconque risque que la cassette soit répandue dans le public.
29.  Pour se concilier avec l'article 8 § 2, une ingérence dans l'exercice d'un droit garanti par l'article 8 doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes d'après ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 43).
30.  Le requérant ne prétend pas que la législation en question n'était pas « prévue par la loi », ou que ses buts n'étaient pas légitimes. La Cour estime que pour autant qu'elle se rapporte à la législation pertinente, l'ingérence était prévue par la loi, en ce que l'article 13 de la loi de 1956 et l'article 1 § 2 de la loi de 1967 combinés énonçaient l'interdiction de l'acte en question et la sanction applicable, et en ce que ses buts, à savoir la protection de la morale et celle des droits et libertés d'autrui, étaient légitimes (voir à ce propos l'arrêt Dudgeon susmentionné, p. 20, § 47). Le requérant soutient néanmoins que les poursuites dont il a fait l'objet pour indécence grave ne visaient aucun but légitime, car le seul objectif mis en avant – empêcher que l'enregistrement vidéo ne puisse être vu par le public – n'avait rien à voir avec l'infraction d'indécence grave, qui a été constituée indépendamment d'une éventuelle audience pour la vidéo. Eu égard à ses conclusions ci-dessous sur la proportionnalité de l'ingérence aux buts éventuellement poursuivis, la Cour n'estime pas nécessaire de trancher ce point particulier.
31.  En l'espèce, il convient surtout de déterminer si l'existence de la législation en question ainsi que son application aux poursuites et à la condamnation dont le requérant a fait l'objet, étaient « nécessaires, dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.
32.  La Cour rappelle que dans l'affaire Dudgeon, dans laquelle elle se penchait sur l'existence de la législation, elle a estimé qu'il n'y avait aucun « besoin social impérieux » d'ériger en infractions des actes homosexuels commis entre deux hommes consentants de plus de vingt et un ans, et que prédominaient sur les arguments plaidant pour le maintien du droit en vigueur
« les conséquences dommageables que l'existence même des dispositions législatives en cause peut entraîner sur la vie d'une personne aux penchants homosexuels, comme le requérant (...) L'accomplissement d'actes homosexuels par autrui et en privé peut lui aussi heurter, choquer ou inquiéter des personnes qui trouvent l'homosexualité immorale, mais cela seul ne saurait autoriser le recours à des sanctions pénales quand les partenaires sont des adultes consentants ».(loc. cit., pp. 23-24, § 60)
33.  Ces principes ont été adoptés et réitérés dans des affaires postérieures, à savoir Norris c. Irlande (arrêt du 26 octobre 1988, série A no 142, pp. 20-21, § 46), Modinos (arrêt précité, p. 12, § 25), et Marangos c. Chypre (requête no 31106/96, rapport de la Commission du 3 décembre 1997, non publié).
34.  Il y a néanmoins des différences entre ces affaires déjà tranchées et la présente requête. Le principal point de divergence tient au fait qu'en l'espèce, les pratiques sexuelles en cause impliquaient plus de deux hommes, et que le requérant a été condamné pour indécence grave de ce fait.
35.  Le Gouvernement soutient que lorsqu'un groupe d'hommes se rassemble dans le but de se livrer à des actes sexuels, on ne peut écarter le risque que ces actes soient rendus publics, surtout s'ils sont filmés. Il affirme que le caractère des activités de groupe étant moins intime, les autorités nationales disposent d'une marge d'appréciation importante. Le requérant souligne que l'infraction est constituée dès lors que plus de deux personnes sont présentes et qu'elle ne dépend pas de la participation d'un grand nombre de personnes.
36.  Il n'appartient pas à la Cour de déterminer in abstracto si la législation est conforme à la Convention. Elle s'appliquera donc à examiner la compatibilité avec la Convention de la législation en question dans la présente affaire, et ce à la lumière des circonstances, à savoir le fait que le requérant souhaitait pouvoir se livrer en privé à des actes sexuels non violents avec jusqu'à quatre hommes.
37.  La Cour admet le point de vue du Gouvernement selon lequel, à un certain stade, des actes sexuels peuvent être accomplis de manière telle que l'intervention de l'Etat est justifiable, soit parce qu'elle ne constitue pas une ingérence dans le droit au respect de la vie privée, soit pour la protection, par exemple de la santé ou de la morale. Toutefois, aucun de ces éléments ne ressort des faits de la présente affaire. Le requérant participait à des actes sexuels avec un nombre restreint d'amis dans des circonstances telles qu'il était très peu probable que d'autres personnes auraient connaissance de cet épisode. Il est vrai que les actes en question ont été enregistrés sur une cassette vidéo, mais la Cour relève que le requérant a été poursuivi en raison des actes eux-mêmes, non de l'enregistrement ou d'un quelconque risque que celui-ci soit répandu dans le public. Ces actes revêtaient donc un caractère véritablement « privé », et la Cour doit retenir la même marge d'appréciation étroite qu'elle avait jugée applicable dans d'autres affaires portant sur des aspects intimes de la vie privée (comme par exemple dans l'arrêt Dudgeon, p. 21, § 52).
38.  Etant donné l'étroitesse de la marge d'appréciation dont disposaient les autorités nationales en l'espèce, l'absence de toute considération de santé publique et le caractère purement privé du comportement litigieux, la Cour estime que les motifs invoqués pour le maintien en vigueur de la législation qui érige en infraction les actes homosexuels commis en privé entre hommes, et a fortiori les raisons avancées à l'appui des poursuites et de la condamnation qui ont eu lieu en l'espèce, ne suffisent à justifier ni la législation ni les poursuites.
39.  En conséquence, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
ii.  SUR LA violation alléguée de l'article 14 de la convention combiné avec l'article 8
40.  Le requérant allègue la violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 8, en ce qu'aucune disposition du droit interne ne régit les actes sexuels auxquels se livrent des adultes hétérosexuels consentants ou des lesbiennes. Aux termes de l'article 14 de la Convention,
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
41.  La Cour rappelle que dans son arrêt Dudgeon précité, ayant conclu à la violation de l'article 8 de la Convention, elle n'avait pas estimé nécessaire de se placer aussi sur le terrain de l'article 14 (p. 26, § 70). Elle parvient en l'espèce à la même conclusion.
iii.  SUR L'application de l'article 41 de la convention
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
42.  Le requérant réclame un total de 10 929,05 livres sterling (GBP) au titre du dommage pécuniaire que représentent le coût de sa défense lors des poursuites pénales dont il a fait l'objet (1 887,05 GBP), ses frais de déplacement (21 GBP), ses frais de justice (250 GBP) ainsi que la confiscation et la destruction de certains objets à l'issue des poursuites pénales (8 771 GBP). Par ailleurs, il demande 10 000 GBP au titre du dommage moral.
43.  Le Gouvernement « accepte qu'il soit décidé d'une satisfaction équitable conformément aux propositions du requérant ».
44.  La Cour estime que les montants réclamés par le requérant sont raisonnables et conformes aux principes qui se dégagent de sa propre jurisprudence relative à l'article 41 de la Convention. Elle octroie au requérant la somme de 20 929,05 GBP.
B.  Frais et dépens
45.  Le requérant sollicite en outre un total de 13 771,28 GBP pour frais et dépens, y compris la taxe sur la valeur ajoutée. Hormis certaines observations d'ordre arithmétique (prises en compte dans ce chiffre), le Gouvernement n'a fait aucun commentaire sur la somme totale.
46.  La Cour octroie au requérant le montant de 13 771,28 GBP.
C.  Intérêts moratoires
Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d'adoption du présent arrêt est de 7,5 % l'an.
par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
2.  Dit qu'il ne s'impose pas d'examiner l'affaire sur le terrain de l'article 14 de la Convention ;
3.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif, pour dommage, 20 929,05 GBP (vingt mille neuf cent vingt-neuf livres sterling cinq pence) et, pour frais et dépens, 13 771,28 GBP (treize mille sept cent soixante et onze livres sterling vingt-huit pence) ;
b)  que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 7,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 31 juillet 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa  Greffière   Président
1.  Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.
ARRêT A.D.T. c. ROYAUME-UNI
ARRêT A.D.T. c. ROYAUME-UNI 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 35765/97
Date de la décision : 31/07/2000
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 8 ; Non-lieu à examiner l'art. 14 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens

Analyses

(Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) PROTECTION DE LA MORALE, (Art. 8-2) PROTECTION DES DROITS ET LIBERTES D'AUTRUI


Parties
Demandeurs : A.D.T.
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2000-07-31;35765.97 ?
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