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22/03/2001 | CEDH | N°37201/97

CEDH | AFFAIRE K.-H.W. c. ALLEMAGNE


AFFAIRE K.-H.W. c. ALLEMAGNE
(Requête n° 37201/97)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2001
[Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour.]
En l’affaire K.-H.W. c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, Président,   Mme E. Palm,   M. C.L. Rozakis,   M. G. Ress,   M. J.-P. Costa,   M. L. Ferrari

Bravo,   M. L. Caflisch,   M. L. Loucaides,   M. I. Cabral Barreto,   M. K. Jungwiert,   Sir Nicolas...

AFFAIRE K.-H.W. c. ALLEMAGNE
(Requête n° 37201/97)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2001
[Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour.]
En l’affaire K.-H.W. c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, Président,   Mme E. Palm,   M. C.L. Rozakis,   M. G. Ress,   M. J.-P. Costa,   M. L. Ferrari Bravo,   M. L. Caflisch,   M. L. Loucaides,   M. I. Cabral Barreto,   M. K. Jungwiert,   Sir Nicolas Bratza,   M. B. Zupančič,   Mme N. Vajić,   M. M. Pellonpää,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   M. E. Levits,   M. A. Kovler, juges,  et de  M.  M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 novembre 2000 et 14 février 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37201/97) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. K.-H.W. (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 5 mai 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant a demandé à la Cour de ne pas divulguer son identité et le Président a fait droit à sa demande conformément à l’article 47 § 3 du règlement.
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me Piers Gardner, avocat au barreau de Londres (Royaume-Uni) et par Me Dirk Lammer, avocat au barreau de Berlin (Allemagne). Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Klaus Stoltenberg, Ministerialdirigent.
3.  Le requérant alléguait que l’action qui lui a été reprochée ne constituait pas, au moment où elle avait été commise, une infraction d’après le droit national ou d’après le droit international, et que sa condamnation par les juridictions allemandes constituait donc une violation de l’article 7 § 1 de la Convention. Il invoquait également les articles 1 et 2 § 2 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour, en même temps que les requêtes (nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98) de MM. Fritz Streletz, Heinz Kessler et Egon Krenz, également dirigées contre la République fédérale d’Allemagne (article 52 § 1 du règlement).
Le 9 décembre 1999, une chambre de cette section, composée des juges dont le nom suit : M. M. Pellonpää, Président, M. G. Ress, M. A. Pastor Ridruejo, M. L. Caflisch, M. J. Makarczyk, M. I. Cabral Barreto et Mme N. Vajić, ainsi que de M. V. Berger, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement (ancienne version). Le président de la Grande Chambre a décidé que dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice la requête, ainsi que celles de MM. Streletz, Kessler et Krenz, devaient être attribuées à la même Grande Chambre (articles 24, 43 § 2 et 71 du règlement).
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
8.  Une audience portant sur la présente requête, ainsi que sur celles de MM. Streletz, Kessler et Krenz, et dédiée à la fois aux questions de recevabilité et de fond, s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 novembre 2000 (article 54 § 4 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  MM. K. Stoltenberg, Ministerialdirigent, agent,   C. Tomuschat, Professeur de droit international public,    K.-H. Stör, Ministerialrat, conseillers ;
–  pour le requérant  Mes  P. Gardner, avocat au barreau de Londres,   D. Lammer, avocat au barreau de Berlin, conseils ;
–  pour MM. Streletz, Kessler et Krenz  Mes F. Wolff,   H.-P. Mildebrath,   R. Unger, avocats au barreau de Berlin conseils.
La Cour les a entendu en leurs déclarations.
9.  Par des décisions du 8 novembre 2000, la Grande Chambre a déclaré recevables la présente requête ainsi que celles de MM. Streletz, Kessler et Krenz.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10.  Le requérant est un ressortissant allemand, né en 1952 et résidant à Berlin (Allemagne).
A.  Le contexte général
11.  De 1949 à 1961 environ deux millions et demi d’Allemands ont fui la République démocratique allemande (RDA) pour se rendre en République fédérale d’Allemagne (RFA). Pour contenir le flux incessant des fugitifs, la RDA érigea le mur de Berlin le 13 août 1961 et renforça tous les dispositifs de sécurité le long de la frontière entre les deux Etats allemands, en y installant notamment des mines antipersonnel et des systèmes de tir automatiques (Selbstschussanlagen). De nombreuses personnes ayant tenté de franchir la frontière pour se rendre à l’Ouest ont par la suite trouvé la mort, soit en déclenchant des mines antipersonnel ou des systèmes de tir automatiques, soit en succombant aux tirs des gardes-frontière est-allemands. D’après le parquet de la RFA, le nombre de morts s’élève officiellement à 264 ; d’autres sources avancent des chiffres plus élevés, comme « le groupe de travail du 13 août » (Arbeitsgemeinschaft 13. August), qui parle de 938 morts. En tout état de cause, le nombre exact de personnes tuées est très difficile à déterminer, car les incidents à la frontière étaient tenus secrets par les autorités de la RDA.
12.  Le Conseil d’Etat (Staatsrat) de la RDA rendait les décisions de principe pour les question de défense et de sécurité du pays et organisait la défense du pays avec l’aide du Conseil national de la défense (Nationaler Verteidigungsrat - NVR) de la RDA (article 73 de la Constitution de la RDA – paragraphe 22 ci-dessous).
La présidence de ces deux organes ainsi que du Parlement de la RDA (Volkskammer) était assurée par des membres du Parti socialiste unifié (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands - SED) de la RDA. 
Le Bureau politique (Politbüro) du Comité central du Parti était l’organe décisionnel du Parti socialiste unifié et l’instance la plus puissante de la RDA. Toute décision politique de principe et toute décision relative à la nomination des cadres dirigeants du pays étaient prises en son sein. Le nombre de ses membres était variable : à compter du XIe et dernier congrès du Parti socialiste unifié du mois d’avril 1986, il comptait vingt-deux membres et cinq candidats.
Le Secrétaire général du Comité central du Parti présidait le Conseil national de la défense et tous les membres de ce Conseil étaient des fonctionnaires du Parti. Le Conseil national de la défense se réunissait en général deux fois par an et rendait des décisions importantes relatives à la mise en place et à la consolidation du régime de surveillance de la frontière (Grenzregime) ou portant sur les ordres de tirer (Schiessbefehle).
13.  Les gardes-frontière de la RDA (Grenztruppen der DDR), issus de l’Armée nationale du peuple (Nationale Volksarmee), dépendaient directement du Ministère de la défense nationale (Ministerium für nationale Verteidigung). Les ordres annuels du Ministre de la défense nationale reposaient eux-mêmes sur des décisions du Conseil national de la défense.
Ainsi, dans une décision du 14 septembre 1962, le Conseil national de la défense précisa que les ordres (Befehle) et instructions de service (Dienstvorschriften) édictés par le Ministre de la défense devaient montrer aux gardes-frontière qu’ils « [étaient] pleinement responsables de la préservation de l’inviolabilité de la frontière étatique dans leur secteur et que ‘ceux qui [violaient] la frontière’ (Grenzverletzer) [devaient] être dans tous les cas arrêtés en tant qu’adversaires (Gegner) et, si nécessaire, anéantis (vernichtet) ». De même, une instruction de service du 1er février 1967 précisa que « la pose ciblée et serrée des mines sur le terrain (...) doit empêcher la mobilité de ‘ceux qui violent la frontière’ et (...) aboutir à leur arrestation ou anéantissement ».
Depuis 1961, et surtout dans la période allant de 1971 à 1989, les réunions du Conseil national de la défense portaient régulièrement sur la consolidation et l’amélioration des installations de protection de la frontière (Grenzsicherungsanlagen) et sur l’utilisation des armes à feu. Les ordres édictés par le Ministre de la défense sur cette base insistaient également sur la nécessité de protéger la frontière étatique de la RDA à tout prix et indiquaient que « ceux qui violaient la frontière » devaient être arrêtés ou « anéantis » : ces ordres étaient ensuite mis en œuvre par les commandants des régiments des gardes-frontière. C’est sur cette chaîne de commandement que reposaient tous les agissements des gardes-frontière, y compris l’installation de mines et l’utilisation des armes à feu contre les fugitifs.
14.  Le requérant, qui s’était engagé pour un service militaire d’une durée de trois ans, de 1970 à 1973, à l’incitation de son père, officier de carrière, était membre du régiment n° 35 des gardes-frontière de la RDA depuis 1971.
15.  En automne 1989, la fuite de milliers de citoyens de la RDA vers les ambassades de la RFA à Prague et à Varsovie, vers la Hongrie, qui avait ouvert ses frontières vers l’Autriche le 11 septembre 1989, les manifestations de dizaines de milliers de personnes dans les rues de Dresde, Leipzig et Berlin-Est notamment, ainsi que la politique de restructuration et d’ouverture menée en Union Soviétique par Michaël Gorbatchow (« perestroïka » et « glasnost »), ont précipité la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, l’effondrement du système en RDA et le processus qui devait aboutir à la réunification de l’Allemagne, devenue effective le 3 octobre 1990.
Par une note verbale du 8 septembre 1989, la Hongrie suspendit les articles 6 et 8 de l’accord bilatéral avec la RDA du 20 juin 1969, portant renonciation mutuelle aux visas d’entrée et renfermant une interdiction de laisser des voyageurs partir vers des pays tiers, en s’appuyant expressément sur les articles 6 et 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (paragraphe 40 ci-dessous), ainsi que sur l’article 62 (changement fondamental de circonstances) de la Convention de Vienne sur le droit des traités.
16.  Au cours de l’été 1990, le Parlement nouvellement élu de la RDA enjoignit au législateur allemand d’assurer que les injustices commises par le Parti socialiste unifié seraient poursuivies sur le plan pénal (die strafrechtliche Verfolgung des SED-Unrechts sicherzustellen).
B.  La procédure devant les juridictions allemandes
17.   Par un jugement du 17 juin 1993, le Tribunal régional (Landgericht) de Berlin condamna le requérant à une peine d’emprisonnement pour mineurs (Jugendstrafe) d’un an et de dix mois avec sursis et mise à l’épreuve (auf Bewährung) pour homicide volontaire (Totschlag).
Le Tribunal régional lui reprocha d’avoir, dans la nuit du 14 au 15 février 1972, conjointement avec un autre garde-frontière, tiré cinq fois deux coups de feu ayant entraîné la mort sur un fugitif tentant de fuir Berlin-est à la nage, après l’avoir interpellé et tiré des coups de feu en signe d’avertissement (Warnschüsse). Il s’agissait de M. Manfred Weylandt, âgé de 29 ans : touché à la tête par l’un des tirs, il coula et se noya immédiatement. Son cadavre fut retrouvé dans l’après-midi et remis aux membres du ministère de la sécurité de l’Etat (Ministerium für Staatssicherheit). On félicita les tireurs, qui furent décorés de « l’ordre du mérite des troupes de la frontière de la RDA » (Leistungsabzeichen der Grenztruppen der DDR) et obtinrent une prime de 150 Marks. On informa la veuve de M. Weylandt que son mari s’était suicidé, que l’urne contenant ses cendres avait déjà été inhumée et qu’elle pouvait aller chercher la carte du tombeau (Grabkarte) auprès de l’administration du cimetière.
Le Tribunal régional condamna d’abord le requérant sur la base du droit pénal applicable en RDA à l’époque des faits, pour homicide volontaire (Totschlag) (article 113 du code pénal de la RDA – StGB-DDR – paragraphe 25 ci-dessous) ; en ce qui concerne la prescription, le Tribunal régional se référa à la jurisprudence constante de la Cour fédérale de justice en la matière (voir Cour fédérale de justice, affaires pénales, décisions publiées dans la Revue mensuelle de droit pénal allemand – Monatszeitschrift des deutschen Rechts 1994, p.704, et dans la nouvelle Revue de droit pénal – Neue Strafrechtszeitschrift 1994, p. 330), ainsi qu’à la loi du 26 mars 1993 sur le gel (Ruhen) de la prescription pour des actes contraires à la justice commis sous le régime du Parti socialiste unifié, aussi appelée loi sur la prescription (Gesetz über das Ruhen der Verjährung bei SED-Unrechtstaten – Verjährungsgesetz – paragraphe 39 ci-dessous).
Puis le Tribunal régional appliqua le droit pénal de la RFA, plus clément que celui de la RDA, et condamna le requérant pour homicide volontaire (Totschlag) (articles 212 et 213 du code pénal de la RFA – StGB – paragraphe 38 ci-dessous).
Le Tribunal régional estima par ailleurs que le requérant ne pouvait justifier ses agissements en excipant de l’article 17 § 2 de la loi sur la police du peuple (Volkspolizeigesetz) de la RDA (paragraphe 31 ci-dessous) car, en l’espèce, la tentative de M. Weyland de franchir la frontière ne saurait être qualifiée de crime au sens de l’article 213 § 3 du code pénal de la RDA (paragraphe 28 ci-dessous).
Le Tribunal régional considéra également que le requérant ne pouvait se référer à l’article 258 du code pénal de la RDA (paragraphe 30 ci-dessous). Certes, il avait agi conformément à l’ordre suivant donné aux gardes-frontière à l’époque des faits : « L’unité (der Zug) (...) assure la sécurité de la frontière étatique de la RDA (...) et a pour tâche de ne pas permettre des franchissements de frontière (Grenzdurchbrüche), d’arrêter ‘ceux qui violent la frontière’ (Grenzverletzer) ou de les anéantir (vernichten) et d’assurer la protection de la frontière étatique à tout prix (unter allen Bedingungen) (...) ». Par ailleurs, il avait été intégré dans un système militaire où régnait la discipline et l’obéissance absolues et où il avait subi un endoctrinement politique intense ; en cas de franchissement réussi de la frontière, les gardes-frontière devaient en outre s’attendre à l’ouverture d’une enquête menée par le procureur militaire (Militärstaatsanwalt). Cependant, d’après le Tribunal régional, même pour un simple soldat, il devait être manifeste que tirer sur une personne non armée méconnaissait le devoir d’humanité (Gebot der Menschlichkeit), et le requérant aurait eu la possibilité de tirer dans l’eau sans devoir craindre d’avoir agi à l’encontre des ordres, dans la mesure où il aurait été impossible de discerner la trajectoire exacte des tirs dans l’eau.
18.  Par un arrêt du 26 juillet 1994, distinct de celui intervenu le même jour à l’égard de MM. Streletz et Kessler, également requérants devant la Cour (requêtes nos 34044/96 et 35532/97) et anciens membres du Conseil national de la défense, la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) confirma le jugement du Tribunal régional.
Elle relata d’abord les faits, indiquant qu’on ne pouvait réfuter (widerlegen) que les premiers coups de feu du requérant avaient été des tirs d’avertissement, mais que les coups de feu ultérieurs étaient tirés immédiatement après et que les deux soldats étaient conscients que ces tirs pouvaient mortellement blesser le fugitif.
La Cour fédérale de justice rappela ensuite qu’un fait justificatif qui plaçait l’interdiction de franchir la frontière au-dessus du droit à la vie « méconn[aissait] de manière flagrante et insupportable les principes élémentaires de justice et la protection internationale des droits de l’homme » (« verstösst offensichtlich und unerträglich gegen elementare Gebote der Gerechtigkeit und gegen völkerrechtlich geschützte Menschenrechte ») et n’était pas valable. Elle se référa également à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
D’après la Cour fédérale de justice, les faits justificatifs contenus dans le droit de la RDA auraient dû par ailleurs être interprétés de manière stricte et favorable aux droits de l’homme (menschenrechtsfreundlich), et c’est pourquoi le meurtre d’un fugitif qui n’était pas armé, et qui voulait simplement nager d’une partie de Berlin vers l’autre, était contraire à la loi (rechtswidrig).
A l’instar du Tribunal régional, la Cour fédérale de justice estima qu’il devait être manifeste pour le requérant que l’ordre d’anéantir « ceux qui violaient la frontière » enfreignait la loi pénale au sens de l’article 258 § 1 du code pénal de la RDA (paragraphe 30 ci-dessus), dont la disposition équivalente était l’article 5 § 1 du code pénal militaire de la RFA (paragraphe 38 ci-dessous).
La Cour fédérale de justice conclut que ce qui était déterminant était que le meurtre (Tötung) d’un fugitif non armé par des tirs ininterrompus (Dauerfeuer) était, dans les circonstances de l’espèce, un acte à ce point épouvantable et ne permettant pas d’invoquer un quelconque fait justificatif, que la violation du principe de proportionnalité et de l’interdiction élémentaire de tuer était clairement discernable, donc manifeste, même pour une personne endoctrinée.
19.  Le requérant saisit alors la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) d’un recours constitutionnel.
20.  Par un arrêt du 24 octobre 1996, la Cour constitutionnelle fédérale joignit le recours du requérant à ceux de MM. Streletz et Kessler.
Après avoir entendu le Ministère fédéral de la Justice (Bundesministerium für Justiz) et l’administration de la justice (Senatsverwaltung für Justiz) de Berlin, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta les recours comme étant mal fondés en se basant notamment sur les motifs suivants :
« L’article 103 § 2 de la Loi fondamentale n’a pas été violé.
Les requérants voient une infraction à ce texte dans le fait principalement que les juridictions répressives ne leur ont pas permis de se prévaloir d’un fait justificatif résultant, à l’époque des faits, des dispositions de la RDA relatives au régime de surveillance de la frontière [Grenzregime], telles qu’elles étaient interprétées et appliquées par les autorités de la RDA. Par ailleurs, les premier [M. Hans Albrecht, qui n’a pas déposé de requête devant la Cour], deuxième [M. Kessler] et troisième [M. Streletz] requérants se disent également victimes d’une violation d’un droit garanti par l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale en ce qu’ils ont été condamnés, par application du droit de la République fédérale d’Allemagne, en qualité d’auteurs intellectuels [mittelbare Täter].
Les deux griefs sont dépourvus de fondement.
1.  a)  L’article 103 § 2 de la Loi fondamentale est une manifestation du principe de l’Etat de droit (...). Celui-ci fonde l’usage des libertés en garantissant la sécurité juridique, en soumettant l’autorité publique à la loi et en protégeant la confiance. Le principe de l’Etat de droit comporte également une exigence de justice objective, celle-ci constituant l’une des idées directrices de la Loi fondamentale (...). En ce qui concerne le droit pénal, ce souci d’assurer l’Etat de droit trouve sa traduction dans le principe selon lequel il ne peut y avoir de peine sans faute. Ce principe plonge ses racines dans la dignité et la responsabilité de l’être humain, valeurs à la fois postulées par la Loi fondamentale et protégées de manière effective par ses articles 1 § 1 et 2 § 1, et que le législateur doit respecter dans l’élaboration du droit pénal (...). Il sous-tend également l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale (...)
L’article 103 § 2 de la Loi fondamentale assure la sauvegarde de ces buts en n’autorisant une condamnation que pour des faits qui, à l’époque où ils ont été commis, faisaient l’objet, avec une certitude suffisante, d’une incrimination légale. Il protège en outre contre le prononcé d’une peine supérieure à celle qui était prévue par la loi à l’époque de la commission de l’infraction. Dans l’intérêt de la sécurité juridique et de l’équité, il prévoit qu’en matière pénale, où l’Etat peut porter des atteintes très graves à la personnalité, seul le législateur est compétent pour décider des incriminations. Dans le domaine du droit pénal, le principe de la légalité est ainsi doublé d’une stricte limitation de compétence au profit du législateur (...). Pour le citoyen, l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale fonde la confiance sur le fait que l’Etat ne peut poursuivre comme actes délictueux que les comportements qui, à l’époque de leur survenance, correspondaient à une incrimination légale et pour lesquels le législateur avait fixé une peine déterminée. Cela fournit au citoyen la base lui permettant de régler son comportement en toute responsabilité, de manière à éviter de tomber sous le coup de la loi pénale. Ce principe de non-rétroactivité de la loi pénale est absolu (...). Il remplit sa fonction de garantie de l’Etat de droit et des droits fondamentaux au travers d’une formalisation stricte. En cela, il se distingue des autres garanties de l’Etat de droit (...)
b)  L’article 103 § 2 protège contre la modification a posteriori, au détriment de l’auteur, de l’appréciation du contenu répréhensible de l’acte concerné (...). Aussi commande-t-il également que continue d’être appliqué un fait justificatif qui était prévu par la loi à l’époque de la commission de l’infraction, même s’il a disparu lorsque se déroule la procédure pénale. Toutefois, la stricte limitation de compétence au profit du législateur qui s’applique en matière d’incrimination et de détermination de la peine ne vaut pas en matière de faits justificatifs. Dans le domaine pénal, des faits justificatifs peuvent aussi résulter de la coutume ou de la jurisprudence. Si des faits justificatifs non écrits mais reconnus à l’époque de la commission de l’infraction ne sont plus appliqués par la suite se pose alors la question de savoir si et dans quelle mesure l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale protège également la confiance dans leur maintien. Il n’y a pas lieu ici de répondre d’une manière générale à cette question, car en l’espèce il y a invocation d’un fait justificatif – reposant en partie sur la loi et en partie sur des directives et une pratique administratives – dans des conditions qui autorisent des restrictions au principe absolu de non-rétroactivité de la loi pénale consacré par l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale.
aa)  L’article 103 § 2 de la Loi fondamentale couvre l’hypothèse dans laquelle l’acte est commis et jugé dans le domaine d’application du droit pénal matériel élaboré par les autorités de la République fédérale d’Allemagne dans le respect de la Loi fondamentale. Dans cette hypothèse normale, le droit pénal, élaboré dans les conditions de la démocratie, de la séparation des pouvoirs et du respect obligatoire des droits fondamentaux, et conforme dès lors a priori aux impératifs de la justice objective [materielle Gerechtigkeit], offre le rattachement aux principes de l’Etat de droit [rechtsstaatliche Anknüpfung] nécessaire pour la protection stricte et absolue de la confiance que garantit l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale.
bb)  Ce principe n’est plus intégralement applicable dès l’instant où, du fait de la réunification, existe un régime, défini dans le traité d’unification et résultant de la combinaison de l’article 315 de la loi introductive au code pénal combiné avec l’article 2 du même code, qui prévoit que pour juger les infractions commises dans l’ex-RDA il y a lieu d’appliquer le droit pénal de la RDA. Ce régime est la conséquence du transfert à la République fédérale de l’administration de la justice pénale sur le territoire de la RDA ; en tant que tel il est compatible avec l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale, car les citoyens de l’ex-RDA sont condamnés sur la base du droit pénal qui leur était applicable à l’époque de la commission des infractions, le droit de la République fédérale en vigueur au moment de la condamnation ne leur étant appliqué que lorsqu’il est moins sévère. Toutefois, cette situation juridique, dans laquelle la République fédérale doit exercer son autorité répressive sur le fondement du droit d’un Etat qui ne respectait ni la démocratie, ni la séparation des pouvoirs, ni les droits fondamentaux, peut conduire à un conflit entre les impératifs intangibles de la Loi fondamentale et le principe absolu de non-rétroactivité consacré par l’article 103 § 2 de celle-ci. Cette non-rétroactivité trouve, on l’a dit, sa justification au regard de l’Etat de droit [rechtsstaatliche Rechtfertigung] dans le principe particulier de la confiance dont sont empreintes les lois pénales lorsqu’elles sont adoptées par un législateur démocratique tenu au respect des droits fondamentaux. Cette base particulière de confiance fait défaut si, pour les actes criminels les plus graves, l’autre Etat incrimine certains faits tout en excluant dans certaines circonstances leur caractère répréhensible par l’admission de faits justificatifs, en invitant même, par-dessus la norme écrite, à commettre de tels actes, en les favorisant et en violant ainsi gravement les droits de l’homme généralement reconnus par la communauté internationale. Le détenteur du pouvoir politique a ainsi mis en place un système à ce point contraire à la justice qu’il ne peut survivre qu’aussi longtemps que subsiste de facto l’autorité étatique qui en est responsable.
Dans cette situation tout à fait particulière, l’exigence de justice objective, qui englobe également le respect des droits de l’homme reconnus par la communauté internationale, interdit l’application de pareils faits justificatifs. La protection absolue de la confiance garantie par l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale doit alors céder le pas, sans quoi le système de la justice pénale de la République fédérale entrerait en contradiction avec les prémisses de l’Etat de droit [rechtsstaatliche Prämissen] sur lesquelles il repose. Le citoyen qui relève aujourd’hui de la juridiction de la République fédérale ne peut se prévaloir de pareils faits justificatifs ; pour le reste, le principe de confiance continue de s’appliquer, chaque citoyen ayant la garantie d’être condamné sur le fondement de la loi qui lui était applicable à l’époque de l’infraction.
cc)  La République fédérale a déjà connu pareilles situations de conflit lorsqu’elle a eu à juger les méfaits du national-socialisme.
1.  A cet égard, la Cour suprême pour la zone britannique et après elle la Cour fédérale de justice se sont prononcées sur la question de savoir si l’inapplicabilité d’une norme à cause d’une méconnaissance grave de principes juridiques supérieurs peut, a posteriori, rendre un acte punissable. Elles ont estimé qu’il pouvait y avoir des dispositions et des directives auxquelles, nonobstant leur prétention à faire œuvre juridique, il y a lieu de dénier le caractère juridique parce qu’elles violent les principes juridiques applicables indépendamment de toute reconnaissance étatique ; quiconque agit en se conformant à de telles dispositions demeure punissable (...). La Cour fédérale de justice a fait observer que, dans ce genre de cas, le comportement des auteurs n’est pas apprécié à l’aune de critères dont la validité ne serait devenue générale que plus tard. De même, on n’imposerait pas aux intéressés de répondre à la question de ce qui est licite ou illicite sur la base de critères qui, à l’époque des faits, n’étaient pas encore applicables ou ne l’étaient plus. Il ne faudrait pas supposer que les auteurs n’avaient pas connaissance, lors des faits, de certains principes déterminants et indispensables pour la vie en commun des êtres humains, qui font partie du noyau dur et intangible du droit (...)
2.  La Cour constitutionnelle fédérale n’a eu jusqu’ici à traiter du problème de l’« illicéité légale » [gesetzliches Unrecht] qu’en dehors de la sphère pénale. Elle a considéré que lorsqu’il y a une contradiction intolérable entre le droit positif et la justice, le principe de la sécurité juridique peut devoir céder devant celui de la justice objective. Elle s’est référée à cet égard aux explications de Gustav Radbruch1 (...) et en particulier à la formule qui porte le nom de l’intéressé (...). Elle a en outre souligné à plusieurs reprises que l’inapplicabilité du droit positif doit demeurer confinée à une infime minorité de cas extrêmes, et qu’une législation simplement illicite et inacceptable selon une conception éclairée peut, du fait de l’élément d’ordre qui lui est inhérent, acquérir une validité juridique et être créatrice de sécurité juridique (...). Toutefois, a-t-elle ajouté, l’époque de la domination nationale-socialiste a montré que le législateur peut donner naissance à des situations totalement contraires à l’équité (...) et que dès lors il y a lieu de proscrire d’emblée l’obéissance à une norme absolument incompatible avec l’idée de justice (...)
2.  Les décisions attaquées satisfont au critère constitutionnel exposé au point 1.
a)  La Cour fédérale de justice a entre-temps développé sa jurisprudence lorsqu’elle a eu à connaître des « crimes de gouvernement » [Regierungskriminalität] commis sous le régime du Parti socialiste unifié à l’époque de la RDA (...). C’est cette jurisprudence qui sous-tend les décisions ici incriminées. D’après elle, il y a lieu dans l’application du droit d’écarter un fait justificatif lorsqu’il couvre le meurtre de personnes qui, sans armes et sans mettre en péril des intérêts généralement reconnus et juridiquement protégés, étaient simplement désireuses de franchir la frontière interallemande. Pareil fait justificatif, qui fait primer l’application de l’interdiction de franchir la frontière sur la protection du droit à la vie d’êtres humains, est en effet inopérant car il heurte ouvertement et de façon intolérable les exigences élémentaires de la justice et les droits de l’homme protégés au plan international. L’atteinte portée aux unes et aux autres est tellement grave dans l’hypothèse considérée qu’elle viole les conceptions juridiques qui, fondées sur la valeur et la dignité de l’homme, sont partagées par tous les peuples. En pareil cas, le droit positif doit céder devant l’équité.
La Cour fédérale de justice s’est livrée à une analyse de la relation entre les critères de la formule de Radbruch qui sous-tendent la règle précitée et les droits de l’homme protégés au plan international. Aux critères de la formule de Radbruch, qui, en raison de leur imprécision, sont difficiles à mettre en œuvre, seraient venus s’adjoindre des critères plus concrets, résultant du fait que les conventions internationales de protection des droits de l’homme comporteraient des éléments permettant de déterminer quand, d’après la conception de la communauté juridique universelle, l’Etat viole les droits de l’homme.
b)  Cette appréciation est conforme à la Loi fondamentale. Elle peut s’appuyer sur la décision rendue par la Cour constitutionnelle fédérale le 31 juillet 1973 à propos du Traité fondamental [Grundlagenvertrag]. La haute juridiction avait alors qualifié d’inhumaine l’attitude de la RDA à la frontière interallemande et avait déclaré que le mur, les barbelés, la « zone de la mort » [Todesstreifen] et l’ordre de tirer étaient incompatibles avec la souscription d’obligations conventionnelles par la RDA (...)
c)  A la conclusion qu’il y a lieu d’écarter comme entaché d’une illicéité étatique extrême le fait justificatif couvrant, selon la pratique de l’Etat, le meurtre des « violeurs de frontière » les requérants ne sauraient objecter que le droit à la vie et le droit à la libre circulation des personnes ne sont pas garantis de manière inconditionnelle par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et que les Etats de droit démocratiques d’inspiration occidentale prévoient dans leurs dispositions légales l’usage des armes à feu dans certaines circonstances, notamment lorsqu’il s’agit de poursuivre et d’arrêter des malfaiteurs. Certes, les dispositions légales de la RDA concernant l’usage des armes à feu à la frontière interallemande correspondent, dans leur libellé, aux dispositions applicables dans la République fédérale sur l’utilisation de la force [unmittelbarer Zwang]. Il ressort toutefois des constatations des jugements attaqués que se trouvaient superposés aux dispositions légales des ordres qui ne permettaient absolument pas de modérer l’usage des armes à feu sur le fondement du principe de proportionnalité et qui communiquaient aux troupes chargées sur place de la surveillance de la frontière la conception de leurs supérieurs – avec, au sommet de la chaîne hiérarchique, le Conseil national de défense – selon laquelle les violeurs de frontière devaient être « anéantis » si le franchissement de la frontière ne pouvait être évité par d’autres moyens. Cette subordination du droit à la vie de l’individu à l’intérêt de l’Etat à empêcher le franchissement de la frontière a abouti à faire passer le droit écrit derrière les impératifs de l’efficacité politique. Il s’agit là, objectivement, d’une illicéité extrêmement grave.
d)  Les requérants ne peuvent davantage objecter à leur condamnation que le fait d’être partie de l’idée qu’un fait justificatif ne pouvait entrer en ligne de compte n’a pu fournir à la Cour fédérale de justice une réponse à la question de savoir si et dans quelles conditions l’acte ainsi réputé illégal serait punissable (...). Pour justifier que l’acte soit punissable, il n’est nul besoin ici de recourir à des principes juridiques suprapositifs [überpositive Rechtsgrundsätze]. Il convient plutôt de se reporter aux valeurs sur lesquelles la RDA elle-même avait assis ses dispositions répressives. A l’époque des faits, le code pénal de la RDA comportait, en ses articles 112 et 113, une interdiction pénale absolue de tuer délibérément des êtres humains, et il assortissait le manquement auxdites dispositions de peines sévères reflétant la gravité des actes visés. Si des éléments qui viennent d’être exposés on peut déduire l’inadmissibilité d’un fait justificatif tendant à couvrir un homicide, les faits constitutifs de l’infraction d’homicide décrits dans lesdites dispositions pénales emportent l’illégalité de l’homicide en question et justifient qu’il soit punissable.
3.  Est également dépourvu de fondement le grief des premier, deuxième et troisième requérants selon lequel ne saurait se concilier avec l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale le fait que, dans son application du droit de la République fédérale, la Cour fédérale de justice ait considéré les intéressés comme les auteurs intellectuels d’un meurtre.
Sur la base des dispositions de la RDA qui étaient en vigueur à l’époque des faits, les tribunaux répressifs ont constaté que les requérants s’étaient placés sous le coup de la loi pénale en participant au meurtre de fugitifs. La Cour fédérale de justice a explicitement entériné les conclusions du tribunal régional selon lesquelles les requérants étaient, d’après le droit en question, coupables d’incitation à l’assassinat (articles 2 § 2, alinéa 1, et 112 § 1 du code pénal de la RDA). Ce n’est que dans un second temps que la Cour fédérale de justice a appliqué le droit de la République fédérale d’Allemagne, dans un cas sur le fondement de l’article 315 § 4 de la loi introductive au code pénal combiné avec l’article 9 § 1 du code pénal (droit du lieu (du résultat) de l’infraction), pour le reste sur le fondement de l’article 315 § 1 de la loi introductive au code pénal combiné avec l’article 2 § 3 du code pénal (droit de la RFA moins sévère que celui de la RDA). L’article 103 § 2 de la Loi fondamentale n’exclut ni l’une ni l’autre manière de faire. Pour ce qui est de l’application du droit du lieu de l’infraction, la chambre (Senat) a déjà tranché cette question dans sa décision du 15 mai 1995 (...) ; elle s’en tient à cette décision.
L’article 103 § 2 de la Loi fondamentale, eu égard à sa finalité protectrice, ne met pas obstacle à l’application d’un droit moins sévère que celui qui prévalait à l’époque de l’infraction. La Cour fédérale de justice estime, et c’est là également l’opinion de la doctrine (...), qu’est moins sévère le droit qui, après une comparaison d’ensemble dans un cas donné, apparaît réserver à l’auteur de l’infraction le jugement le plus clément, même si tel ou tel élément d’appréciation peut apparaître moins favorable que dans le cadre de l’autre loi ; ce qui est déterminant à cet égard, ce sont les conséquences juridiques de l’infraction. Pareille conclusion est conforme au but protecteur susmentionné de l’article 103 § 2 et ne saurait être contestée sur la base de la Loi fondamentale. »
En ce qui concerne plus particulièrement le présent requérant, la Cour constitutionnelle fédérale ajouta :
« Les décisions attaquées ne sont susceptibles d’aucune critique sérieuse au regard de la Constitution.
Le tribunal régional a estimé établi que le quatrième requérant [K.-H.W.] savait, en tirant les coups mortels, que le fugitif risquait d’être mortellement blessé, chose qu’il a acceptée sans états d’âme ; tous les motifs d’exclusion de la culpabilité susceptibles d’entrer en ligne de compte ont été examinés sur la base de la jurisprudence des plus hautes juridictions et ont été écartés. Dès lors, l’établissement de la culpabilité n’est pas critiquable au regard de la Constitution. Cette conclusion vaut également dans la mesure où les conditions de l’action sur ordre [Handeln auf Befehl] ont été jugées non réunies. Quant au fait que la Cour fédérale de justice, suivant sur ce point la démarche adoptée par le tribunal régional, a fondé son examen sur l’article 5 § 1 du code pénal militaire, tel qu’il était interprété par les plus hautes juridictions, et qu’elle a considéré que cette disposition avait un contenu équivalent à celui de l’article 258 du code pénal de la RDA, il s’agit là d’une question d’interprétation et d’application de la loi pénale, domaine réservé des juridictions répressives. Celles-ci, sur la base de leurs constatations de fait, sont parties du principe, là aussi en parfaite conformité avec la Constitution, que le fait justificatif ne pouvait être exclu pour le requérant qu’en vertu de la deuxième possibilité prévue par l’article 5 § 1 du code pénal militaire, au motif que l’illicéité de l’ordre de faire feu à la frontière était manifeste eu égard aux circonstances connues du requérant. D’après la jurisprudence constante de la Cour fédérale de justice, cette condition est remplie lorsque la violation de la loi pénale est parfaitement hors de doute ; les soldats ne sont pas soumis à une quelconque obligation de procéder à des vérifications et de se renseigner. Ce qui est décisif, c’est bien plus la question de savoir si la violation du droit pénal était tellement évidente qu’un soldat moyen possédant le niveau d’information du destinataire de l’ordre devait en être conscient sans devoir y réfléchir et sans devoir se renseigner (cf. BGHst 39, 168, 188 et suiv.).
Cette interprétation se concilie avec le principe de culpabilité [Schuldgrundsatz] posé par la Constitution. Des doutes pourraient certes surgir à propos du caractère manifeste en l’espèce de la violation de la loi pénale, dans la mesure où les instances dirigeantes de la RDA avaient étendu, en exerçant l’autorité de l’Etat, le fait justificatif censé couvrir le comportement des soldats à la frontière et avaient transmis à ceux-ci l’idée qu’ils étaient ainsi à l’abri. Dans ces conditions, il n’est pas évident que le soldat moyen puisse tracer sans hésitation la frontière séparant les comportements contraires à la loi pénale des autres, et il ne serait pas possible, sur la base du principe de culpabilité, de justifier le caractère manifeste pour le soldat de la violation de la loi pénale en invoquant uniquement l’existence – objective – d’une violation grave des droits de l’homme ; il faut alors expliquer comment le soldat individuel, eu égard à son éducation, à son endoctrinement et aux autres circonstances, était en mesure de reconnaître le caractère manifestement contraire à la loi pénale de son acte. De ce point de vue, les tribunaux répressifs n’ont pas discuté les faits de manière détaillée dans la procédure antérieure. Ils ont en revanche expliqué que le meurtre d’un fugitif non armé par des tirs ininterrompus [Dauerfeuer] était, dans les circonstances établies, un acte à ce point épouvantable et non susceptible de se voir appliquer un quelconque fait justificatif que la violation du principe de proportionnalité et de l’interdiction élémentaire de tuer était clairement discernable et donc manifeste, y compris pour une personne endoctrinée. Les autres explications données par les juridictions répressives permettent également de conclure avec une netteté suffisante, sur la base de l’ensemble des motifs des jugements prononcés en l’espèce et compte tenu des explications données dans les décisions, relatives à des affaires analogues, rendues les 3 novembre 1992 (BGHSt 39, 1) et 25 mars 1993 (BGHSt 39, 168), que le principe de culpabilité a été respecté.
Le taux de la peine infligée n’est pas non plus critiquable au regard de la Constitution. Les tribunaux inférieurs ont tenu compte avec soin et en parfaite conformité avec les exigences de la Constitution de l’ensemble des points de vue pertinents, dont ils ont comparé les mérites de manière acceptable. La différence de gravité entre les délits commis par les premier, deuxième et troisième requérants, donneurs des ordres litigieux, et celles commises par le quatrième requérant, exécuteur desdits ordres, s’est clairement exprimée dans le taux des différentes peines infligées. La situation politique particulière qui régnait dans l’ex-RDA a spécialement joué en faveur du quatrième requérant, auquel a été infligée une peine avec sursis et mise à l’épreuve. »
II.  LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A.  Le Traité sur l’unification allemande
21.  Le Traité sur l’unification (Einigungsvertrag) du 31 août 1990, combiné avec la loi sur le Traité sur l’unification (Einigungsvertragsgesetz) du 23 septembre 1990, prévoit, dans les dispositions transitoires du code pénal (articles 315 à 315c de la loi introductive au code pénal – Einführungsgesetz in das Strafgesetzbuch), que le droit applicable est en principe celui du lieu de l’infraction (Tatortrecht). Ainsi, pour les actes commis par les citoyens de la RDA sur le territoire de la RDA, le droit applicable est en principe le droit de la RDA. En vertu de l’article 2 § 3 du code pénal, le droit de la RFA ne s’applique que s’il est plus clément que celui de la RDA.
B.  La législation applicable dans la RDA à l’époque des faits
1.  La Constitution de la RDA dans les versions de 1968 et de 1974, identiques pour les dispositions pertinentes en l’espèce, sauf en ce qui concerne l’article 89 § 3 (voir ci-après)
22.  Les dispositions pertinentes de la Constitution étaient ainsi rédigées :
Article 8
« Les règles de droit international public généralement reconnus et visant à promouvoir la paix et la collaboration pacifique entre les peuples lient [sind verbindlich] l’autorité étatique et chaque citoyen. »
Article 19 § 2
« Le respect et la protection de la dignité et de la liberté de la personnalité [Persönlichkeit] s’imposent à tous les organes étatiques, à toutes les forces de la société et à chaque citoyen. »
Article 30 §§ 1 et 2
« (1)  La personnalité et la liberté de chaque citoyen de la République démocratique allemande sont intouchables.
(2)  Des restrictions ne sont autorisées qu’en relation avec des comportements répréhensibles pénalement (...) et doivent être prévues par la loi. Cependant les droits de ces citoyens ne peuvent être restreints que dans la mesure où la loi l’autorise et que cela paraît incontournable [unumgänglich]. »
Article 73
« Le Conseil d’Etat rend les décisions de principe pour les questions de défense et de sécurité du pays. Il organise la défense du pays avec l’aide du Conseil national de défense. »
Article 89 § 3  (version de 1968 ; dans la version de 1974, cette phrase figure à l’article 89 § 2)
« Les règles de droit ne doivent pas contredire la Constitution. »
2.  Le code pénal de la RDA dans les versions de 1968 et de 1979, identiques pour les dispositions pertinentes en l’espèce, sauf en ce qui concerne l’article 213 (voir ci-après)
23.  Le chapitre premier de la partie spéciale (Besonderer Teil) du code pénal, intitulé « Crimes contre la souveraineté étatique de la République démocratique allemande, la paix, l’humanité et les droits de l’homme », comprend une introduction ainsi libellée :
« La punition impitoyable des crimes contre la souveraineté étatique de la République démocratique allemande, la paix, l’humanité, les droits de l’homme et des crimes de guerre est une condition indispensable pour un ordre de paix stable dans le monde, pour le rétablissement de la foi dans des droits de l’homme fondamentaux [Wiederherstellung des Glaubens an grundlegende Menschenrechte], et dans la dignité et la valeur de la personne humaine, et pour la préservation des droits de chacun. »
24.  L’article 95 du code pénal avait la teneur suivante :
« Celui qui agit en violant les droits de l’homme et les droits fondamentaux, les obligations internationales ou la souveraineté étatique de la République démocratique allemande ne peut se prévaloir [kann sich nicht berufen auf] de la loi, d’un ordre ou d’une directive ; il est pénalement responsable. »
25.  L’article 113 § 1 du code pénal prévoyait une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement pour homicide volontaire (Totschlag). Conformément à l’article 82 § 1 n°4 du code pénal, le délai de prescription des poursuites pénales était de 15 ans pour des faits entraînant une peine pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement.
26.  L’article 84 du code pénal disposait :
« Les crimes contre la paix, l’humanité ou commis contre les droits de l’homme et les crimes de guerre ne sont pas soumis aux règles de prescription énoncées dans cette loi [déterminant les délais de prescription selon le type d’infractions]. »
27.  L’article 119 du code pénal était ainsi rédigé :
« Celui qui, face à un accident ou à une situation mettant en danger la vie ou la santé de personnes, n’apporte pas les secours nécessaires et possibles pour lui, alors qu’il pourrait le faire sans courir lui-même un danger réel pour sa vie ou sa santé et sans emporter la violation d’autres obligations importantes, doit répondre de son comportement devant un organe judiciaire [gesellschaftliches Organ der Rechtspflege] ou est puni d’un blâme public, d’une peine d’amende, d’une condamnation avec sursis ou d’une peine d’emprisonnement de deux années au maximum. »
28.  L’article 213 (version de 1968) du code pénal prévoyait ce qui suit :
« (1)  Celui qui pénètre ou réside de manière illégale sur le territoire de la République démocratique allemande, qui méconnaît les dispositions légales ou les restrictions imposées sur l’entrée ou la sortie, les itinéraires et les délais ou sur le séjour (...) ou qui quitte sans autorisation étatique le territoire de la République démocratique allemande, est puni d’une peine privative de liberté pouvant aller jusqu’à deux ans, d’une condamnation avec sursis et mise à l’épreuve, d’une peine d’amende ou d’un blâme public.
(2)  Dans des cas graves, l’auteur de l’infraction est condamné à une peine d’emprisonnement allant d’un à cinq ans. Les cas sont considérés comme graves lorsque
1.  l’action [die Tat] est accomplie en endommageant les installations de protection de la frontière ou en se servant d’outils ou d’instruments adéquats ou d’armes à feu ou en employant d’autres moyens ou méthodes dangereux ;
2.  l’action est accomplie par l’usage frauduleux ou la falsification de documents d’identité ou de documents de franchissement de la frontière [Grenzübertrittsdokumente], par l’utilisation de documents falsifiés similaires ou par l’utilisation d’une cachette [Versteck] ;
3.  l’action est menée en groupe ;
4.  l’auteur a commis ou a tenté de commettre plusieurs fois la même infraction dans la zone frontalière ou a déjà été condamné pour franchissement illégal de la frontière.
(3)  La préparation et la tentative sont répréhensibles pénalement. »
29.  L’article 1 § 3 du second chapitre du code pénal, qui définit la notion de crime (Verbrechen), était ainsi rédigé :
« Sont considérés comme crimes les attaques, représentant un danger pour la société [gesellschaftsgefährliche Angriffe], contre la souveraineté de la République démocratique allemande, la paix, l’humanité et les droits de l’homme, les crimes de guerre et les infractions commises contre la République démocratique allemande ainsi que les atteintes délibérées à la vie [vorsätzlich begangene Straftaten gegen das Leben]. Sont également considérées comme crimes d’autres infractions commises délibérément, et représentant un danger pour la société, contre les droits et les intérêts des citoyens, contre la propriété socialiste et d’autres droits et intérêts de la société, qui constituent des violations graves de la légalité socialiste et qui sont passibles de ce fait d’une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans ou qui, dans les limites des peines applicables, ont entraîné l’infliction d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans ».
30.  L’article 258 du code pénal avait la teneur suivante :
« (1)  Un militaire n’est pas responsable pénalement pour une action qu’il accomplit en obéissant à l’ordre d’un supérieur, à moins que l’exécution de l’ordre méconnaisse manifestement les normes reconnues du droit international public ou les lois pénales.
(2)  Si l’exécution d’un ordre par un subordonné méconnaît manifestement les normes reconnues de droit international public ou une loi pénale, le supérieur qui a donné cet ordre est également responsable pénalement.
(3)  Le refus ou la non-exécution d’un ordre dont l’exécution aurait méconnu les normes de droit international public ou les lois pénales n’entraîne pas de responsabilité pénale. »
3. La loi sur la police du peuple de la RDA de 1968
31.  L’article 17 de la loi sur la police du peuple, entrée en vigueur le 11 juin 1968, disait ceci :
« (2)  L’utilisation de l’arme à feu est justifiée
a)  pour empêcher la perpétration imminente ou la continuation d’une infraction [Straftat] qui, en fonction des circonstances, pourrait constituer
–  un crime [Verbrechen] contre la souveraineté de la République démocratique allemande, la paix, l’humanité et les droits de l’homme
–  un crime contre la République démocratique allemande
–  un crime contre la personnalité [Persönlichkeit]
–  un crime contre la sécurité publique ou contre l’ordre étatique
–  un autre crime, qui doit notamment être commis ou exécuté à l’aide d’armes à feu ou d’explosifs
b)  pour empêcher la fuite ou pour la réarrestation [Wiederergreifung] de personnes
–  sur lesquelles pèsent de forts soupçons d’avoir commis un crime ou qui avaient été arrêtées ou incarcérées pour avoir commis un crime
–  sur lesquelles pèsent de forts soupçons d’avoir commis un délit [Vergehen] ou qui avaient été arrêtés, incarcérés ou condamnés à une peine privative de liberté pour avoir commis un délit, et s’il existe des indices quant à l’utilisation d’armes à feu ou d’explosifs ou que la fuite est organisée d’une autre manière avec violence ou en agressant les personnes chargées de leur arrestation, incarcération, ou surveillance ou que la fuite est organisée conjointement avec d’autres
–  qui ont été condamnées à une peine privative de liberté et incarcérées dans une maison d’arrêt sévère ou ordinaire
c)  contre des personnes qui avaient tenté ou aidé à libérer par la violence des personnes arrêtées, incarcérées ou condamnés à une peine privative de liberté pour avoir commis des délits ou des crimes.
(3)  L’utilisation de l’arme à feu doit être annoncée par une sommation [Zuruf] ou par un tir de semonce [Warnschuss], à moins que le danger imminent ne puisse être empêché ou écarté que par l’utilisation ciblée de l’arme à feu.
(4)  Lors de l’utilisation de l’arme à feu, il convient si possible de préserver la vie humaine. Du moment que l’intervention policière le permet, il convient d’apporter les premiers secours aux personnes blessées tout en prenant les mesures de sécurité nécessaires. 
(5)  L’arme à feu ne doit pas être utilisée, lorsque les personnes paraissent, d’après leur aspect extérieur, être des enfants. Il en va de même lorsque des personnes extérieures peuvent être mises en danger. Il convient si possible d’éviter l’utilisation d’armes à feu contre des jeunes [Jugendliche] et des personnes de sexe féminin.
En vertu de l’article 20 § 3 de cette même loi, ces dispositions s’appliquaient également aux membres de l’Armée nationale du peuple.
4.  La loi sur la frontière de la RDA de 1982
32.  L’article 27 de la loi sur la frontière, entrée en vigueur le 1er mai 1982, et remplaçant la loi sur la police du peuple de 1968, était ainsi libellé :
« (1)  L’utilisation de l’arme à feu constitue l’ultime recours à la violence contre des personnes. L’arme à feu ne doit être utilisée que dans les cas où l’action corporelle [körperliche Einwirkung], avec ou sans l’utilisation de moyens supplémentaires, est restée sans succès ou ne présente aucune chance de succès. L’utilisation d’armes à feu contre des personnes n’est permise que si des tirs contre des objets ou des animaux ne remplissent pas leur objectif.
(2)  L’utilisation de l’arme à feu est justifiée pour empêcher la perpétration imminente ou la continuation d’une infraction [Straftat], qui pourrait constituer un crime [Verbrechen] en fonction des circonstances. Elle est également justifiée pour arrêter une personne sur laquelle pèsent de forts soupçons d’avoir commis un crime. 
(3)  L’utilisation de l’arme à feu doit être annoncée en principe par une sommation ou un tir de semonce, à moins qu’un danger imminent ne puisse être empêché ou écarté que par l’utilisation ciblée de l’arme à feu .
(4)  L’arme à feu ne doit pas être utilisée, lorsque
–  la vie ou la santé de personnes extérieures peuvent être mises en danger,
–  les personnes paraissent, d’après leur aspect extérieur, être des enfants,
–  les tirs toucheraient le territoire d’un autre Etat.
Il convient si possible d’éviter l’utilisation d’armes à feu contre des jeunes [Jugendliche] et des personnes de sexe féminin.
(5)  Lors de l’utilisation de l’arme à feu, il convient si possible de préserver la vie humaine. Il convient d’apporter les premiers secours aux personnes blessées tout en prenant les mesures de sécurité nécessaires. »
5.  Les dispositions légales sur la délivrance de passeports et de visas en RDA
33.  En vertu des dispositions légales sur la délivrance de passeports et de visas en RDA (loi sur les passeports – Passgesetz – de 1963 et loi sur les passeports et ordonnance sur les passeports et les visas du 28 juin 1979, complétées par l’ordonnance du 15 février 1982 – Passgesetz und Pass- und Visaanordnung vom 28. Juni 1979, ergänzt durch die Anordnung vom 15. Februar 1982), il n’existait jusqu’au 1er janvier 1989 aucune possibilité pour des personnes qui n’étaient pas privilégiées politiquement et qui n’avaient pas atteint l’âge de la retraite, quelques affaires familiales urgentes mises à part, de quitter légalement la RDA.
Les décisions sur les demandes de départ n’avaient pas besoin d’être motivées jusqu’au 1er janvier 1989, en vertu de l’article 17 de l’ordonnance du 28 juin 1979, et il n’existait aucune voie de recours contre elles jusqu’à l’adoption de l’ordonnance sur les visas du 30 novembre 1988.
C.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
1.  Dispositions pertinentes
34.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté dans le cadre des Nations Unies, a été ratifié par la RDA le 8 novembre 1974 (paragraphe 15 ci-dessus).
Les dispositions pertinentes de ce texte sont ainsi libellées :
Article 6 §§ 1 et 2
« 1.  Le droit à la vie est inhérent à la vie humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa vie. 
2.  Dans les pays où la peine de mort n’a pas été abolie, une sentence de mort ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves, conformément à la législation en vigueur au moment où le crime a été commis et qui ne doit pas être en contradiction avec les dispositions du présent Pacte ni avec la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette peine en peut être appliquée qu’en vertu d’un jugement définitif rendu par un tribunal compétent. »
Article 12 §§ 2 et 3
« 2.  Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. 
3.  Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte. »
2.  Pratique des Nations Unies
35.  Avant la réunification de l’Allemagne, plusieurs membres du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, chargé en vertu de l’article 28 du Pacte de veiller au respect de leurs obligations par les Etats contractants, ont formulé des critiques à l’encontre du régime de surveillance de la frontière mis en place en RDA.
Les compte rendus des séances (nos 533 et 534) du Comité des Droits de l’Homme font état, entre autres critiques, des interventions suivantes :
Le 19 juillet 1984, Sir Vincent Evans, membre britannique du Comité, considéra que
« S’agissant des armes à tir automatique placées le long de la frontière, l’article 6 § 2 du Pacte n’autorisait la peine de mort que pour les ‘crimes les plus graves’. En aucun cas on ne pouvait considérer la tentative de franchir une frontière, même illégalement, comme un crime des plus graves. La mort donnée dans ces circonstances n’était autre qu’une exécution sommaire sans jugement, pratique injustifiable en vertu de l’article 6 ».
Par ailleurs, Sir Vincent n’était pas convaincu que
« la République démocratique allemande respectait strictement les dispositions de l’article 12 du Pacte. Chacun avait la liberté fondamentale de quitter son pays ; le paragraphe 3 de l’article 12 prévoyait certaines restrictions, mais pour trois motifs seulement. Or le principe fondamental qui permettait de décider si telle ou telle personne pouvait quitter la RDA était l’incidence de son départ sur les droits et intérêts de son pays ; or cela semblait bien large au regard du paragraphe 3 de l’article 12 ».
De même, M. Birame Ndiaye, membre sénégalais du Comité, estima le même jour 
« que le gouvernement de la République démocratique allemande envisageait de restreindre la liberté de circulation pour d’autres motifs que ceux que prévoyait l’article 12 du Pacte ».
36.  Par la résolution 1503, adopté en 1970, le Conseil économique et social des Nations Unies avait instauré une procédure permettant aux individus de saisir la Commission des droits de l’homme, qui fut chargée d’examiner si les plaintes concernées révélaient l’existence d’un « ensemble de violations flagrantes et systématiques, dont on a des preuves dignes de foi, des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».
En raison de sa politique restrictive en matière de liberté de circulation, la RDA fit l’objet de nombreuses critiques, sous la procédure instaurée par la résolution 1503, au regard de l’obligation générale de respecter les droits de l’homme, inscrite aux articles 1 § 3, 55 et 56 de la Charte des Nations Unies. Ainsi la RDA figurait dans les années 1981-1983 sur la liste des pays examinés sous l’angle de la procédure selon la Résolution 1503, car plus de cinquante personnes (condition requise pour pouvoir parler d’un « ensemble de violations flagrantes et systématiques ») avaient saisi la Comission des droits de l’homme pour se plaindre de la politique d’enfermement de la population pratiquée en RDA. Cependant, cette dernière autorisa certaines de ces personnes à quitter son territoire, ce qui ramena le nombre des requérants en dessous du nombre requis de cinquante et lui évita une condamnation.
D.  La législation applicable dans la RFA à l’époque des faits
37.  L’article 103 de la Loi fondamentale (Grundgesetz) énonce en son paragraphe 2 :
« Un acte ne peut être puni que si la loi le déclare punissable avant qu’il ait été commis. »
38.  L’article 212 du code pénal de la RFA prévoit une peine d’emprisonnement pouvant aller de cinq ans à la perpétuité, dans des cas particulièrement graves, pour homicide volontaire (Totschlag). L’article 213 prévoit une peine d’emprisonnement inférieure à dix ans dans un cas d’homicide volontaire de moindre gravité (minderschwerer Fall des Totschlags). L’article 5 du code pénal militaire (Wehrstrafgesetz – WStG) dispose :
« (1)  Si, en exécutant un ordre, un subordonné commet un acte illégal, constitutif d’une infraction, sa culpabilité n’est établie que s’il réalise (erkennt) qu’il s’agit d’un acte illégal ou que cela paraît manifeste d’après les circonstances qui lui sont connues.
(2)  Si la culpabilité du subordonné est minime, compte tenu de la situation particulière dans laquelle il se trouvait en exécutant l’ordre, le tribunal peut diminuer la peine en vertu de l’article 49 § 1 du code pénal, et même ne pas prononcer de peine en cas de délit. »
39.  L’article 1 de la loi du 26 mars 1993 sur le gel (Ruhen) de la prescription pour des actes contraires à la justice commis sous le régime du Parti socialiste unifié, aussi appelée loi sur la prescription (Gesetz über das Ruhen der Verjährung bei SED-Unrechtstaten – Verjährungsgesetz), est ainsi rédigé :
« Lors du calcul du délai de prescription pour la poursuite d’actes commis sous le régime d’injustice du Parti socialiste unifié, mais qui n’ont pas été poursuivis conformément à la volonté expresse ou implicite de la direction de l’Etat ou du Parti de l’ancienne RDA pour des raisons politiques ou pour des raisons incompatibles avec les principes essentiels de l’ordre constitutionnel libéral (freiheitliche rechtsstaatliche Ordnung), la période entre le 11 octobre 1949 et le 2 octobre 1990 n’est pas prise en compte. Pendant cette période, il y a eu gel de la prescription. »
III.  LA RÉSERVE DE LA RFA À L’ARTICLE 7 § 2 DE LA CONVENTION
40.  L’instrument de ratification de la Convention, déposé par le gouvernement allemand le 13 novembre 1952, contient notamment une réserve et une déclaration ainsi libellées :
« Conformément à l’article 64 de la Convention [devenue l’article 57 après l’entrée en vigueur du Protocole n°11], la République fédérale d’Allemagne fait la réserve qu’elle n’appliquera la disposition de l’article 7, alinéa 2, de la Convention que dans les limites de l’article 103, alinéa 2, de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne. Cette dernière disposition stipule : un acte ne peut être puni que si la loi le déclare punissable avant qu’il ait été commis.
Le territoire d’application de la Convention s’étend également à Berlin-Ouest. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 § 1 DE LA CONVENTION
41.  Le requérant soutient que l’action qui lui a été reprochée ne constituait pas, au moment où elle avait été commise, une infraction d’après le droit de la RDA ou d’après le droit international, et que sa condamnation par les juridictions allemandes constituait donc une violation de l’article 7 § 1 de la Convention, qui dispose :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. »
A.  Thèses des comparants
1.  Le requérant
42.  D’après le requérant, la condamnation prononcée à son encontre après la réunification n’était pas prévisible et il n’a d’ailleurs jamais été poursuivi en RDA. Même les juridictions allemandes auraient reconnu que la raison pour laquelle il n’a pas été poursuivi à l’époque des faits était que l’action qui lui était reprochée ne constituait pas une infraction d’après le droit pénal de la RDA, vu le libellé de l’article 17 § 2 de la loi sur la police de la RDA. En effet, il aurait agi à l’époque des faits conformément aux ordres qui lui avaient été transmis, en tirant, après sommation, sur le fugitif comme dernier moyen d’empêcher le franchissement de la frontière (« letztes Mittel zur Verhinderung eines Grenzdurchbruchs »). Par ailleurs, d’une manière générale, les gardes-frontière ne pouvaient savoir si les fugitifs étaient des délinquants ou des personnes qui cherchaient simplement à quitter la RDA.
Or l’interprétation a posteriori du droit pénal de la RDA par les juridictions de l’Allemagne réunifiée ne reposerait sur aucune jurisprudence des tribunaux de la RDA et aurait été impossible à prévoir pour le requérant au moment des faits. Il se serait ainsi agi, non pas d’un développement graduel dans l’interprétation du droit de la RDA, mais de la négation totale des faits justificatifs invoqués par le requérant, négation fondée sur le motif que ces justifications étaient contraires à la Loi fondamentale de la RFA (formule de Radbruch sur l’« illicéité légale » – Radbruch’sche Formel des «gesetzlichen Unrechts »).
Le requérant allègue ensuite que l’action litigieuse ne constituait pas davantage une infraction d’après le droit international. Par ailleurs, dans la majorité des Etats, l’accès à la frontière serait interdit ou strictement réglementé et l’utilisation des armes à feu par les gardes-frontière autorisée si les personnes interpellées n’obtempéraient pas aux sommations.
2.  Le Gouvernement
43.  Le Gouvernement considère que le requérant, comme tout citoyen de la RDA, pouvait facilement se rendre compte que le régime de surveillance de la frontière de la RDA, dans sa perfection et dans l’utilisation sans merci des armes à feu, touchait des personnes à qui une administration, qui refusait de manière constante et sans motifs aux citoyens de la RDA l’autorisation de se rendre en RFA et notamment à Berlin-Ouest, avait interdit de quitter la RDA. Il lui aurait dès lors été également possible de voir que le meurtre de fugitifs, qui n’étaient pas armés et qui ne menaçaient personne, pouvait être pénalement poursuivi en vertu des dispositions légales, nonobstant la pratique contraire suivie par le régime en RDA. En particulier, il aurait été prévisible pour chacun qu’en cas de changement de régime en RDA, ces faits pouvaient constituer des infractions pénales. Cela était particulièrement vrai dans le cas de l’Allemagne, Etat partagé, compte tenu des liens familiaux et autres qui transcendaient la frontière.
Le Gouvernement estime que les juridictions allemandes ont procédé à une interprétation légitime du droit de la RDA. Si elles avaient correctement appliqué leurs propres dispositions légales pertinentes, en tenant compte des obligations internationales de la RDA à la suite de la ratification du Pacte international sur les droits civils et politiques ainsi que des principes généraux en matière de droits de l’homme, dont notamment la protection du droit à la vie, les autorités de la RDA auraient dû parvenir à la même interprétation. La question de savoir si le Pacte international avait été transposé en droit interne ou non en RDA serait sans importance à cet égard.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Principes généraux
44.  La Cour rappelle tout d’abord les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’interprétation et l’application du droit interne.
Si, aux termes de l’article 19 de la Convention, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Etats contractants, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Schenk c. Suisse du 12 juillet 1988, série A n° 140, p. 29, § 45).
De plus, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Kopp c. Suisse du 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 541, § 59). 
45.  La Cour rappelle ensuite les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 7 de la Convention et notamment de ses arrêts S.W. et C.R. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995 (série A n°335-B et 335-C, pp. 41-42, §§ 34-36, et pp. 68-69, §§ 32-34, respectivement) :
« La garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et sanctions arbitraires.
Comme la Cour l’a dit dans son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993 (série A n° 260-A, p. 22, § 52), l’article 7 ne se borne donc pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé : il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de l’accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Dans son arrêt précité, la Cour a ajouté que cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. La Cour a donc indiqué que la notion de "droit" ("law") utilisée à l’article 7 correspond à celle de "loi" qui figure dans d’autres articles de la Convention, notion qui englobe le droit écrit et non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (voir l’arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du 13 juillet 1995, série A n° 316-B, pp. 71-72, § 37).
Aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique (...) des (...) Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. »
2.  Application de ces principes à l’espèce
46.  A la lumière de ces principes relatifs à l’étendue du contrôle de la Cour, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle du requérant, cette appréciation incombant en premier lieu aux juridictions internes, mais d’examiner sous l’angle de l’article 7 § 1 de la Convention si, au moment où elle a été commise, l’action du requérant constituait une infraction définie avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par le droit de la RDA ou le droit international.
47.  A cet égard, elle note qu’une particularité de la présente affaire réside dans le fait qu’elle se situe dans le cadre de la succession de deux Etats régis par des systèmes de droit différents, et qu’après la réunification les juridictions allemandes ont condamné le requérant pour un crime qu’il avait commis en sa qualité de garde-frontière en RDA.
a)  Le droit national
i.  Base légale de la condamnation
48.  La Cour relève que le Tribunal régional de Berlin a d’abord condamné le requérant, sur la base du droit pénal applicable en RDA à l’époque des faits, pour homicide volontaire, en se fondant sur l’article 113 du code pénal de la RDA (paragraphe 17 ci-dessus). Le Tribunal régional lui reprocha d’avoir, dans la nuit du 14 au 15 février 1972, conjointement avec un autre garde-frontière, tiré cinq coups de feu ayant entraîné la mort d’une personne tentant de fuir Berlin-Est par la nage, et écarta les faits justificatifs avancés par le requérant, fondés sur le droit et la pratique de la RDA et sur le fait d’avoir obéi aux ordres. Puis le Tribunal régional a appliqué le droit pénal de la RFA, plus clément que celui de la RDA, en condamnant le requérant pour homicide volontaire à une peine d’emprisonnement pour mineur (Jugendstrafe) d’un an et dix mois avec sursis et mise à l’épreuve (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour fédérale de justice a confirmé cette condamnation et la Cour constitutionnelle fédérale l’a considérée conforme à la Loi fondamentale (paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
49.  Les juridictions allemandes ont ainsi appliqué le principe, formulé dans le Traité sur l’unification allemande du 31 août 1990 et dans la loi d’application de ce Traité, du 23 septembre 1990, selon lequel, pour les actes commis par des citoyens de la RDA sur le territoire de celle-ci, le droit applicable est celui de la RDA, le droit de la RFA ne trouvant application que s’il est plus clément (lex mitius) (paragraphe 21 ci-dessus).
50.  La condamnation du requérant trouvait donc sa base légale dans le droit pénal de la RDA applicable à l’époque des faits, et la peine correspondait en principe à celle prévue dans la disposition pertinente de la législation de la RDA ; la peine qui fut prononcée à l’encontre du requérant leur était même inférieure, grâce au principe d’application du droit le plus clément, qui était celui de la RFA.
ii.  Faits justificatifs tirés du droit de la RDA
51.  Cependant, le requérant soutient qu’en vertu des faits justificatifs tirés de l’article 17 § 2 de la loi sur la police du peuple combiné avec l’article 213 du code pénal de la RDA (paragraphes 28 et 31 ci-dessus), il avait agi conformément au droit de la RDA et qu’il n’avait d’ailleurs jamais été poursuivi à ce titre dans ce pays.
52.  La notion de « droit » inscrite à l’article 7 § 1 de la Convention comprenant en principe le droit écrit aussi bien que non écrit, la Cour doit dès lors se pencher tout d’abord sur les règles pertinentes du droit écrit de la RDA, avant d’examiner si l’interprétation donnée à ces règles par les juridictions allemandes a été conforme à l’article 7 § 1. A cet égard, elle devra également analyser, au regard de cette disposition, la nature de la pratique étatique qui, en RDA, se superposait à ces règles à l’époque des faits.
53.  L’événement en question s’étant déroulé en 1972, les règles du droit écrit applicables à l’époque des faits étaient notamment le code pénal de 1968, la loi sur la police du peuple de 1968, ainsi que la Constitution de la RDA de 1968.
54.  Il est vrai que l’article 17 § 2 de la loi sur la police justifiait l’utilisation de l’arme à feu pour empêcher la perpétration imminente ou la continuation d’une infraction, qui pourrait constituer un crime en fonction des circonstances ou pour arrêter une personne sur laquelle pèsent de forts soupçons d’avoir commis un crime. La notion de crime était précisée à l’article 213 § 3 du code pénal, qui identifiait les cas de franchissement illégal de la frontière considérés comme graves : lorsque l’action est accomplie notamment « en endommageant les installations de protection de la frontière » ou « en se servant (...) d’armes à feu » ou « par l’usage frauduleux ou la falsification de documents d’identité » ou que l’action est menée « en groupe ».
55.  L’article 17 de la loi sur la police énumérait donc de manière limitative les conditions dans lesquelles l’utilisation de l’arme à feu était autorisée, et précisait en outre, en son paragraphe 4, que « lors de l’utilisation de l’arme à feu, il convient si possible de préserver la vie humaine » et qu’il « convient d’apporter les premiers secours aux personnes blessées ». Par ailleurs, l’article 119 du code pénal sanctionnait la non-assistance à des personnes en danger (paragraphe 27 ci-dessus).
56.  Ces dispositions, qui incluaient donc expressément le principe de proportionnalité et celui de la nécessité de préserver la vie humaine, doivent également être lues à la lumière des principes inscrits dans la Constitution de la RDA elle-même. Celle-ci disposait en son article 89 § 3 que « les règles de droit ne doivent pas contredire la Constitution », en son article 19 § 2 que « le respect et la protection de la dignité et de la liberté de la personnalité s’imposent à tous les organes étatiques, toutes les forces de la société et à chaque citoyen » et enfin, en son article 30 §§ 1 et 2, que « la personnalité et la liberté de chaque citoyen de RDA sont intouchables » et que « les droits des citoyens ne peuvent être restreints que dans la mesure où la loi l’autorise et que cela paraît incontournable (unumgänglich) » (paragraphe 22 ci-dessus).
57.  Par ailleurs, le code pénal de la RDA, au chapitre premier de sa partie spéciale, indiquait que « la punition impitoyable des crimes contre (...) la paix, l’humanité, les droits de l’homme (...) est une condition indispensable pour un ordre de paix stable dans le monde, pour le rétablissement de la foi dans des droits de l’homme fondamentaux (Wiederherstellung des Glaubens an grundlegende Menschenrechte), et dans la dignité et la valeur de la personne humaine, et pour la préservation des droits de chacun » (paragraphe 23 ci-dessus).
58.  Or en l’espèce, les juridictions allemandes ont condamné le requérant pour avoir tiré plusieurs coups de feu sur une personne qui avait tenté de franchir la frontière entre les deux Etats allemands à la nage. Il n’était pas armé, ne constituait une menace pour personne et son seul but était de quitter la RDA, car il était presque impossible à l’époque, pour le simple citoyen, à l’exception des retraités ou de rares privilégiés, de quitter la RDA par des moyens légaux (voir les dispositions légales sur la délivrance de passeports et de visas en RDA, paragraphe 33 ci-dessus). Sa tentative de franchir la frontière, même si elle était proscrite par le droit de la RDA, ne saurait dès lors être qualifiée de crime, car elle n’entrait pas dans la catégorie des infractions qualifiées de graves au sens de l’article 213 § 3 du code pénal de la RDA.
59.  A la lumière des principes mentionnés ci-dessus inscrits dans la Constitution et dans les autres textes légaux de la RDA, la Cour estime que la condamnation du requérant par les juridictions allemandes, qui avaient interprété et appliqué ces dispositions au cas d’espèce, ne paraît à première vue ni arbitraire ni contraire à l’article 7 § 1 de la Convention.
60.  Certes, les juridictions allemandes ont eu des approches différentes quant à l’interprétation des faits justificatifs invoqués par le requérant sur le fondement notamment de l’article 17 § 2 de la loi sur la police de la RDA.
Ainsi le Tribunal régional de Berlin a considéré que ces faits justificatifs ne s’appliquaient pas en l’espèce, car la tentative de M. Weylandt de franchir la frontière ne saurait être qualifiée de crime au sens de l’article 213 § 3 du code pénal de la RDA (paragraphe 17 ci-dessus).
La Cour fédérale de justice, de son côté, a jugé que les faits justificatifs contenus dans le droit de la RDA auraient dû être interprétés de manière restrictive et favorable aux droits de l’homme et c’est pourquoi le meurtre d’un fugitif qui n’était pas armé, et qui voulait simplement nager d’une partie de Berlin vers l’autre, était contraire à la loi (paragraphe 18 ci-dessus).
Enfin, la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que « dans cette situation tout à fait particulière, l’exigence de justice objective, qui englobe également le respect des droits de l’homme reconnus par la communauté internationale, interdit l’application de pareils faits justificatifs. La protection absolue de la confiance garantie par l’article 103 § 2 de la Loi fondamentale doit alors céder le pas, sans quoi le système de la justice pénale de la République fédérale entrerait en contradiction avec les prémisses de l’Etat de droit » (paragraphe 20 ci-dessus).
61.  Cependant, l’interprétation et l’application du droit interne incombant en premier lieu aux juridictions internes, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur ces approches différentes, qui démontrent la complexité de l’affaire sur le plan juridique. Il lui suffit de s’assurer que le résultat auquel sont parvenues les juridictions allemandes était en conformité avec la Convention, en l’occurrence, avec l’article 7 § 1 de celle-ci.
iii.  Faits justificatifs tirés de la pratique étatique de la RDA
62.  La notion de « droit » inscrite à l’article 7 § 1 comprenant aussi le droit non écrit, la Cour doit également, avant d’approfondir l’analyse, se pencher sur la nature de la pratique étatique de la RDA qui se superposait aux règles du droit écrit à l’époque des faits.
63.  Dans ce contexte, il convient de relever qu’à l’époque des faits, le requérant n’avait pas été poursuivi pour ce crime en RDA. Cette absence de poursuites résultait du fait qu’aux principes inscrits dans la Constitution et les textes légaux de la RDA, très proches de ceux d’un Etat de droit, s’opposait la pratique répressive du régime de surveillance de la frontière mis en place en RDA et des ordres donnés pour en assurer la protection.
64.  En effet, pour contenir le flux incessant de fugitifs, la RDA érigea le mur de Berlin le 13 août 1961 et renforça tous les dispositifs de sécurité le long de la frontière entre les deux Etats allemands par des mines antipersonnel et des systèmes de tir automatiques. Ces mesures se doublaient de l’ordre donné aux gardes-frontière « de ne pas permettre les franchissements de frontière, d’arrêter ceux qui violent la frontière (Grenzverletzer) ou de les anéantir (vernichten) et d’assurer la protection de la frontière étatique à tout prix ». En cas de franchissement réussi, les gardes-frontière devaient s’attendre à l’ouverture d’une enquête par le Procureur militaire, dans le cas contraire à des félicitations (paragraphe 17 ci-dessus).
65.  Comme l’ont constaté les juridictions allemandes, ces mesures et ordres avaient été sans conteste décidés par les organes directeurs de la RDA mentionnés à l’article 73 de la Constitution de la RDA (paragraphe 22 ci-dessus), le Conseil d’Etat et le Conseil national de la défense.
66.  Ainsi que la Cour l’a dit dans son arrêt Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne du 22 mars 2001 (§§ 71-72), même si le but de cette pratique étatique avait été de protéger « à tout prix » la frontière entre les deux Etats allemands afin de préserver l’existence de la RDA, menacée par l’exode massif de sa propre population, la raison d’Etat ainsi invoquée doit trouver ses limites dans les principes énoncés par la Constitution et les textes légaux de la RDA elle-même ; elle doit surtout respecter la nécessité de préserver la vie humaine, inscrite dans la Constitution, dans la loi sur la police du peuple et dans la loi sur la frontière de la RDA, compte tenu du fait que le droit à la vie était, déjà à l’époque des faits, la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme sur le plan international (paragraphe 96 ci-dessous).
67.  D’après la Cour, le recours aux mines antipersonnel et à des installations de tir automatiques, vu leur effet automatique et aveugle, de même que le caractère absolu des ordres donnés aux gardes-frontière « d’anéantir ceux qui violent la frontière et d’assurer la protection de la frontière à tout prix », étaient en flagrante violation des droits fondamentaux ancrés aux articles 19 et 30 de la Constitution de la RDA, droits essentiellement confirmés par le code pénal de la RDA (article 213) et les législations successives sur la frontière de la RDA (articles 17 § 2 de la loi sur la police de 1968 et 27 § 2 de la loi sur la frontière de 1982). Cette pratique étatique était également en violation de l’obligation de respecter les droits de l’homme et les autres obligations internationales de la RDA, qui, le 8 novembre 1974, a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaissant expressément le droit à la vie et à la liberté de circulation (paragraphe 34 ci-dessus), eu égard au fait qu’il était presque impossible pour le simple citoyen de quitter la RDA par des moyens légaux. Même si le recours aux mines antipersonnel et à des installations de tir automatiques a cessé aux alentours de 1984, les ordres impartis aux gardes-frontière sont restés les mêmes jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989.
iv.  Prévisibilité de la condamnation
68.  Le requérant objecte toutefois qu’en tant que garde-frontière de la RDA, il était le dernier échelon dans la chaîne de commandement et qu’il avait toujours obéi aux ordres impartis. Sa condamnation par les juridictions allemandes n’était donc pas prévisible et il était absolument impossible pour lui de prévoir qu’il serait amené un jour, par un retournement de situation, à devoir rendre des comptes sur le plan pénal.
69.  Cet argument mérite considération.
70.  Dans son arrêt Streletz, Kessler et Krenz (ibidem, § 78), la Cour a souligné la responsabilité évidente des anciens dirigeants dans la mise en œuvre et la poursuite délibérées d’une pratique étatique dont ils savaient ou devaient savoir qu’elle méconnaissait de manière flagrante les principes de sa propre législation ainsi que les droits de l’homme protégés sur le plan international. Toutefois, ce raisonnement ne saurait s’appliquer tel quel ici.
71.  En effet, en tant que jeune soldat (âgé de 20 ans à l’époque des faits) posté à la frontière entre les deux Etats allemands, le requérant avait subi l’endoctrinement des jeunes recrues de l’Armée nationale du peuple, devait obéir aux ordres de ses supérieurs lui enjoignant de protéger la frontière « à tout prix », et risquait l’ouverture d’une information judiciaire par le Procureur militaire en cas de franchissement réussi de la frontière par un fugitif (paragraphe 17 ci-dessus).
72.  En l’espèce se pose donc la question de savoir dans quelle mesure le requérant, en tant que simple soldat, savait ou devait savoir que tirer sur des personnes qui voulaient simplement franchir la frontière constituait une infraction d’après le droit de la RDA.
73.  A cet égard, la Cour rappelle d’abord que les textes écrits étaient accessibles à tous : il s’agissait de la Constitution et du code pénal de la RDA, et non d’obscurs règlements. Or l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » s’appliquait également au requérant.
74.  Par ailleurs, ce dernier s’était volontairement engagé pour une période de trois ans au sein de l’Armée nationale du peuple. Or tout citoyen de la RDA connaissait la politique restrictive de cet Etat en matière de liberté de circulation, la nature du régime de surveillance de la frontière, le désir de la majorité des citoyens de pouvoir se rendre à l’étranger, ainsi que le fait qu’un certain nombre d’entre eux, appelés « les fugitifs de la République » (Republikflüchtlinge), cherchaient à y aller par tous les moyens. Le requérant savait donc ou devait savoir que s’engager pour un service militaire de trois ans revenait à faire allégeance au régime en place et incluait la possibilité d’être posté à la frontière, où il serait exposé au risque de devoir tirer sur des fugitifs non armés.
75.  De plus, d’après la Cour, même un simple soldat ne saurait complètement et aveuglément se référer à des ordres qui violaient de manière flagrante non seulement les propres principes légaux de la RDA, mais aussi les droits de l’homme sur le plan international et surtout le droit à la vie, qui est la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme.
76.  Même si le requérant se trouvait dans une situation particulièrement difficile sur le terrain, vu le contexte politique existant en RDA à l’époque des faits, de tels ordres ne sauraient justifier le fait de tirer sur des personnes non armés qui cherchaient simplement à quitter le pays.
77.  Ainsi l’article 95 du code pénal de la RDA prévoyait déjà, dans sa version de 1968 que « celui qui agit en violant les droits de l’homme et les droits fondamentaux (...) ne peut se prévaloir de la loi, d’un ordre ou d’une directive ; il est pénalement responsable » (paragraphe 24 ci-dessus).
78.  De même, l’article 258 du code pénal de la RDA stipulait « qu’un militaire n’est pas responsable pénalement pour une action qu’il accomplit en obéissant à l’ordre d’un supérieur, à moins que l’exécution de l’ordre méconnaisse manifestement les normes reconnues du droit international public ou les lois pénales » (paragraphe 30 ci-dessus).
79.  Par ailleurs, parmi les principes fixés par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1946 dans la Résolution 95 (I) et appelés « principes de Nuremberg » figure le principe suivant : « un ordre ne libère pas (...) de la responsabilité pénale, mais peut atténuer la peine si le tribunal estime que la justice le requiert ».
80.  Or la Cour relève que les juridictions allemandes ont examiné en détail les circonstances atténuantes en faveur du requérant, avant de conclure que « ce qui était déterminant était que le meurtre d’un fugitif non armé par des tirs ininterrompus était, dans les circonstances de l’espèce, un acte à ce point épouvantable et non susceptible de se voir appliquer un quelconque fait justificatif, que la violation du principe de proportionnalité et de l’interdiction élémentaire de tuer était clairement discernable et donc manifeste, y compris pour une personne endoctrinée » (paragraphe 18 ci-dessus).
81.  De plus, ces juridictions ont dûment tenu compte des différences de responsabilité entre les dirigeants de la RDA et le requérant dans l’importance des peines infligées, en condamnant les premiers à des peines d’emprisonnement (arrêt Streletz, Kessler et Krenz précité, § 53 ) et le second à une peine avec sursis et mise à l’épreuve (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
82.  Par ailleurs, le fait que le requérant n’a pas été inquiété en RDA, mais n’a été poursuivi puis condamné par les juridictions allemandes qu’après la réunification sur la base des dispositions légales applicables à l’époque des faits en RDA ne signifie en aucune manière que son action ne constituait pas une infraction d’après le droit de la RDA.
83.  A cet égard, la Cour relève que le problème auquel l’Allemagne a été confrontée après la réunification quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de personnes qui avaient commis des crimes sous un régime antérieur s’est également posé pour un certain nombre d’autres Etats qui ont connu une transition vers un régime démocratique.
84.  La Cour considère qu’il est légitime pour un Etat de droit d’engager des poursuites pénales à l’encontre de personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur ; de même, on ne saurait reprocher aux juridictions d’un tel Etat, qui ont succédé à celles existant antérieurement, d’appliquer et d’interpréter les dispositions légales existantes à l’époque des faits à la lumière des principes régissant un Etat de droit.
85.  En effet, la Cour rappelle que sous l’angle de l’article 7 § 1, aussi clair que le libellé d’une disposition pénale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire et il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation (arrêts S.W. et C.R. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A nos 335-B et 335-C, pp. 41-42, §§ 34-36, et pp. 68-69, §§ 32-34, respectivement – paragraphe 45 ci-dessus). Certes, cette notion s’applique en principe à l’évolution progressive de la jurisprudence dans un même Etat de droit et sous un régime démocratique, éléments qui constituent les pierres angulaires de la Convention, comme l’atteste son préambule (paragraphe 86 ci-dessous), mais elle garde toute sa valeur lorsque, comme en l’espèce, il y a eu succession de deux Etats.
86.  Un raisonnement contraire irait à l’encontre des principes mêmes sur lesquels est bâti tout le système de protection mis en place par la Convention. Les auteurs de la Convention se sont référés à ces principes dans le préambule de la Convention en « réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises même de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament », et en se déclarant « animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit ».
87.  Il convient également de relever que le Parlement de la RDA démocratiquement élu en 1990 avait expressément demandé au législateur allemand d’assurer les poursuites des injustices commises par le Parti socialiste unifié (paragraphe 16 ci-dessus). Dès lors, on peut raisonnablement estimer que, même en l’absence de réunification de l’Allemagne, un régime démocratique succédant à celui du Parti socialiste unifié en RDA aurait appliqué la législation de celle-ci et, comme l’ont fait les tribunaux de l’Allemagne réunifiée, engagé des poursuites à l’encontre du requérant.
88.  De plus, eu égard à la place primordiale occupée par le droit à la vie dans tous les instruments internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme (paragraphes 94, 95 et 96 ci-dessous), dont la Convention elle-même, qui le garantit en son article 2, la Cour estime que l’interprétation stricte de la législation de la RDA par les juridictions allemandes en l’espèce était conforme à l’article 7 § 1 de la Convention.
89.  La Cour note à ce propos que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint même les Etats à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction. Cela implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale dissuadant les individus de commettre des atteintes contre la vie des personnes et de s’appuyer sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (voir notamment les arrêts Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3159, § 115, et Akkoç c. Turquie, n° 22947/93 et 22948/93, § 77, 10 octobre 2000, non publié).
90.  La Cour considère qu’une pratique étatique telle que celle de la RDA relative à la surveillance de la frontière, qui méconnaît de manière flagrante les droits fondamentaux et surtout le droit à la vie, valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme au plan international, ne saurait être protégée par l’article 7 § 1 de la Convention. Cette pratique, qui a vidé de sa substance la législation sur laquelle elle était censée se fonder, et qui était imposée à tous les organes de l’Etat y compris ses organes judiciaires, ne saurait être qualifiée de « droit » au sens de l’article 7 de la Convention.
91.  Eu égard à tous ces éléments, la Cour juge qu’au moment où elle a été commise, l’action du requérant constituait une infraction définie avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par le droit de la RDA.
b)  Le droit international
i.  Règles applicables
92.  La Cour estime qu’il est de son devoir de considérer la présente affaire également sous l’angle des principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme, spécialement en raison du fait que les tribunaux allemands ont fait usage d’arguments fondés sur ces principes (paragraphe 18 ci-dessus)
93.  Il convient donc d’examiner si, au moment ou elle a été commise, l’action du requérant constituait une infraction définie avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par le droit international, en particulier ses règles sur la protection des droits de l’homme.
ii.  Protection internationale du droit à la vie
94.  A cet égard, la Cour note d’abord que, dans le cadre de l’évolution de cette protection, les conventions et autres instruments y relatifs n’ont cessé d’affirmer la prééminence du droit à la vie.
95.  Ainsi, déjà la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 a affirmé en son article 3 que « tout individu a droit à la vie ». Ce droit a été confirmé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, ratifié par la RDA le 8 novembre 1974, qui dispose en son article 6 que « le droit à la vie est inhérent à la vie humaine » et que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa vie » (paragraphe 34 ci-dessus). Il est également inscrit dans la Convention, dont l’article 2 § 1 est ainsi rédigé :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »
96.  La convergence des instruments précités est significative : elle indique que le droit à la vie constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et qu’il forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme.
97.  Cependant, le requérant allègue que son action était justifiée par les exceptions de l’article 2 § 2 de la Convention, qui dispose :
« La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
98.  D’après la Cour, eu égard aux arguments déjà développés ci-dessus, la mort des fugitifs ne résultait nullement d’un recours à la force « rendu absolument nécessaire » : la pratique étatique mise en œuvre par la RDA ne défendait personne contre la violence illégale, ne servait à procéder à aucune arrestation que l’on pourrait qualifier de « légale » selon le droit de la RDA et n’avait aucun lien avec la répression d’une émeute ou d’une insurrection, car le seul but poursuivi par les fugitifs était de quitter le pays.
99.  Il s’ensuit que l’action du requérant n’était justifiée en aucune façon sous l’angle de l’article 2 § 2 de la Convention.
iii.  Protection internationale de la liberté de circulation
100.  Comme le Protocole n° 4 à la Convention en son article 2 § 2, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit en son article 2 § 2, que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien » ; des restrictions à ce droit ne sont autorisées que si elles sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et si elles sont compatibles avec les autres droits reconnus par le Pacte (paragraphe 34 ci-dessus).
101.  Toujours à propos du droit à la libre circulation, la Cour rappelle qu’en ouvrant sa frontière vers l’Autriche le 11 septembre 1989, la Hongrie avait dénoncé un accord bilatéral qui la reliait à la RDA, en s’appuyant expressément sur les articles 6 et 12 du Pacte international précité ainsi que sur l’article 62 (changement fondamental de circonstances) de la Convention de Vienne sur le droit des traités (paragraphe 15 ci-dessus).
iv.  Responsabilité étatique de la RDA et responsabilité individuelle du requérant
102.  Ainsi, en installant des mines antipersonnel et des systèmes de tir automatiques à la frontière et en donnant l’ordre aux gardes-frontière « d’anéantir les violeurs de frontière et de protéger la frontière à tout prix », la RDA avait instauré un régime de surveillance de la frontière qui méconnaissait clairement la nécessité de préserver la vie humaine, inscrite dans la Constitution et les lois de la RDA, ainsi que le droit à la vie, protégé par les instruments internationaux précités. Ce régime méconnaissait également le droit à la liberté de circulation mentionné à l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
103.  La RDA, si elle existait toujours, serait responsable des actions en cause du point de vue du droit international. Reste à établir qu’à côté de cette responsabilité de l’Etat, il existait, à l’époque considérée, une responsabilité individuelle du requérant sur le plan pénal. Même en supposant qu’une telle responsabilité ne saurait être inférée des instruments internationaux précités relatifs à la protection des droits de l’homme, elle peut être déduite de ces instruments lorsqu’ils sont examinés en combinaison avec l’article 95 du code pénal de la RDA. Cette disposition prévoyait en effet, de manière explicite, et cela depuis 1968, une responsabilité pénale individuelle pour ceux qui enfreignaient les droits de l’homme, les libertés fondamentales et les obligations internationales de la RDA.
104.  Or même si le requérant n’était pas directement responsable de cette pratique étatique, et que l’événement en question s’était déroulé en 1972, donc avant la ratification du Pacte, il devait, en tant que simple citoyen, savoir que de tirer sur des personnes non armés qui cherchaient simplement à quitter leur pays méconnaissait les droits fondamentaux et les droits de l’homme, car il ne pouvait ignorer la législation de son propre pays.
105.  Eu égard à tous ces éléments, la Cour estime qu’au moment où elle a été commise, l’action du requérant constituait une infraction définie avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par les règles du droit international relatives à la protection des droits de l’homme.
106.  Par ailleurs, le comportement du requérant pourrait être considéré, toujours dans le cadre de l’article 7 § 1 de la Convention, sous l’angle d’autres règles du droit international, notamment celles relatives aux crimes contre l’humanité. La conclusion à laquelle la Cour a abouti (paragraphe 05 ci-dessus), la dispense toutefois d’un tel examen.
c)  La question de la prescription
107.  La Cour rappelle d’abord qu’elle est compétente pour apprécier les circonstances dont se plaint un requérant compte tenu de l’ensemble des exigences de la Convention. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est notamment loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elle les considère comme établis par les divers éléments en sa possession, une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’intéressé ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle ; de plus, il lui faut prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (voir notamment l’arrêt Foti et autres c. l’Italie du 10 Décembre 1982, série A n° 56, p. 15, § 44).
108.  La Cour relève qu’en l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Foti, le requérant n’a pas soulevé la question de la prescription, ni dans sa requête initiale, ni dans ses observations écrites ou orales supplémentaires.
109.  Toutefois, même si cela eût été le cas, la Cour considère qu’elle n’est pas appelée à examiner cette question en l’espèce et ce pour les motifs détaillés ci-après.
110.  Certes, en vertu de l’article 82 § 1, n° 4, du code pénal de la RDA de 1968, le délai de prescription pour les faits appelant une peine allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement, comme ce fut le cas pour l’homicide volontaire, était de quinze ans (paragraphe 25 ci-dessus). Mais l’article 84 du même code stipulait que « les crimes contre la paix ou contre l’humanité ou ceux commis contre les droits de l’homme (...) ne sont pas soumis aux règles de prescription énoncées dans la présente loi » (paragraphe 26 ci-dessus). Cette disposition, qui assurait l’imprescriptibilité de certaines catégories de crimes, dont les violations des droits de l’homme, était déjà en vigueur au moment de l’acte incriminé. De même, le droit à la vie faisait-il déjà partie, à cette même époque, des droits de l’homme, aux violations desquels l’article 84 du code pénal de la RDA assurait l’imprescriptibilité, même si la consécration conventionnelle de ce droit par la RDA n’est intervenue qu’en 1974. Or la Cour a conclu en l’espèce à une violation par le requérant des droits de l’homme (paragraphe 105 ci-dessus). Ainsi, même si le requérant avait invoqué la prescription, cet argument n’aurait pas pu être retenu.
111.  De plus, en date du 26 mars 1993, la RFA a adopté une loi dont l’article premier prévoit le gel de la prescription pour les « actes commis sous le régime d’injustice du Parti socialiste unifié » ; ce gel a pour effet de faire courir le délai de prescription, non pas à partir du moment du crime, mais à compter du 3 octobre 1990, date de la disparition de la RDA. Une législation comparable a vu le jour en Pologne pour les « crimes communistes », notamment ceux emportant des violations des droits de l’homme intervenues entre 1939 et 1989. Etant donné, toutefois, que l’imprescriptibilité de l’action reprochée au requérant peut se déduire du droit de la RDA elle-même (paragraphe 110 ci-dessus), la Cour n’a pas à examiner la portée de la loi de la RFA sur la prescription du 26 mars 1993.
112.  La Cour parvient ainsi à la conclusion que même si le requérant avait plaidé la prescription, son argument n’aurait pas pu être retenu en raison de la règle figurant à l’article 84 du code pénal de la RDA, quelle que puisse par ailleurs être la portée de la loi sur la prescription adoptée par la RFA le 26 mars 1993.
d)  Conclusion
113.  Partant, la condamnation du requérant par les juridictions allemandes après la réunification n’est pas intervenue en méconnaissance de l’article 7 § 1.
114.  A la lumière de cette considération, la Cour n’a pas davantage à examiner si la condamnation du requérant se justifiait sur la base de l’article 7 § 2 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION
115.  Le requérant soutient que la décision de la Cour constitutionnelle fédérale a méconnu l’article 1 de la Convention, qui dispose :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »
116.  D’après le requérant, la décision de la Cour constitutionnelle fédérale consacrait une justice à deux vitesses, en interdisant aux anciens citoyens de la RDA, aujourd’hui citoyens de la RFA, par le truchement de la « formule de Radbruch » (paragraphe 20 ci-dessus), de se prévaloir du principe de non-rétroactivité des lois pénales consacré à l’article 7 § 1 de la Convention.
117.  La Cour rappelle qu’elle est compétente pour apprécier les circonstances dont se plaint un requérant compte tenu de l’ensemble des exigences de la Convention. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est notamment loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elle les considère comme établis par les divers éléments en sa possession, une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’intéressé ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle (voir notamment les arrêts Foti et autres précité, p. 15, § 44, et Rehbock c. Slovénie du 28 novembre 2000, n° 29462/95, § 63, CEDH-...).
118.  Ainsi, en l’espèce, le grief du requérant ne saurait venir se fonder sur l’article 1 de la Convention, disposition-cadre qui ne peut être violée séparément (voir l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 90, § 238). Il pourrait toutefois relever de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 7, car le requérant se plaint en substance d’une discrimination dont il serait victime en tant qu’ancien citoyen de la RDA. L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
119.  Cependant, la Cour estime que les principes appliqués par la Cour constitutionnelle fédérale avaient une portée générale et étaient donc également valables pour des personnes qui n’étaient pas d’anciens ressortissants de la RDA.
120.  Dès lors, il n’y a pas eu discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 7.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1.  Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 § 1 de la Convention ;
2.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 7 de celle-ci.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 22 mars 2001.
Luzius Wildhaber   Président
Michele De Salvia
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante de M. Loucaïdes ;
–  opinion concordante de M. Bratza, à laquelle Mme Vajić déclare se rallier ;
–  opinion partiellement dissidente de M. Cabral Barreto ;
–  opinion partiellement dissidente de M. Pellonpää, à laquelle M. Zupančič déclare se rallier.
L.W.  M. de S.
OPINION concordante DE M. LE JUGE LOUCAIDES
(Traduction)
Je souscris aux conclusions qui figurent dans l’arrêt mais, en même temps, je renvoie à l’opinion concordante rédigée par moi dans l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, où j’ai conclu que le comportement pour lequel les requérants avaient été condamnés s’analysait en un crime contre l’humanité d’après le droit international coutumier. Je considère qu’il en va de même en l’espèce.
Il y a essentiellement deux différences de fait entre la présente espèce et l’affaire précitée :
a)  Contrairement aux requérants dans l’autre affaire, M. K.H.W. n’a pas pris part à l’organisation du système de surveillance de la frontière mis en place par l’ancienne RDA ; son rôle se bornait à assumer les fonctions de garde-frontière, et c’est dans l’exercice de celles-ci qu’il a tué un jeune homme qui tentait de fuir Berlin-Est à la nage.
b)  Le meurtre en question a été perpétré en février 1972.
Je ne pense pas que ces différences entre les deux affaires justifient une démarche s’écartant de celle que j’ai adoptée dans l’affaire Streletz, Kessler et Krenz.
Ainsi que je l’ai expliqué dans mon opinion séparée relative à cette dernière affaire, il y a crime contre l’humanité dès lors qu’il y a meurtre commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile dans la poursuite d’une certaine politique. Cette notion ne peut, d’après moi, être interprété comme signifiant que pour qu’un individu puisse être jugé responsable de ce crime il doit avoir commis de nombreux meurtres contre des personnes appartenant à la population civile en cause ou qu’il doit lui-même avoir pris l’initiative ou être directement responsable du comportement systématique ou organisé ayant conduit à la perpétration du meurtre.
Je crois que l’interprétation raisonnable de la notion de crime contre l’humanité telle qu’elle est établie en droit international coutumier est que le crime peut résulter de tout acte individuel de meurtre frappant un membre de la population civile dès lors que pareil acte s’inscrit dans un système de comportement organisé visant à l’élimination indiscriminée de membres de la population civile dans la poursuite d’une certaine politique. En fait, on ne peut raisonnablement conclure à la perpétration d’un crime contre l’humanité que lorsque l’on se trouve en face d’une série de meurtres individuels commis par des personnes mettant systématiquement en œuvre la politique inhumaine concernée. Dès lors, toute personne qui tue sciemment un membre de la population civile dans le cadre d’un plan général doit être considérée comme responsable du crime en question. Une  
interprétation contraire à celle-là conduirait au résultat absurde que seuls les organisateurs de meurtres de masse pourraient être tenus pour responsables de crimes contre l’humanité, à l’exclusion des individus qui, en accomplissant des actes de meurtre individuels, exécuteraient sciemment le plan en question.
Mon interprétation trouve un appui dans une démarche analogue adoptée dans la récente affaire Tadić2 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Celui-ci s’y est en effet ainsi exprimé :
« De toute évidence, un acte unique commis par un auteur dans le contexte d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile engage la responsabilité pénale individuelle et un auteur individuel n’a pas à commettre de nombreuses infractions pour être tenu responsable. (...) Même un acte isolé peut constituer un crime contre l’humanité s’il est le produit d’un régime basé sur la terreur ou la persécution. »
La même démarche trouve un appui supplémentaire dans la déclaration suivante, faite par le Tribunal dans sa décision Hôpital de Vukovar (article 61 du règlement) citée par la Chambre d’appel dans l’affaire Tadić3 :
« (...) dans la mesure où il présente un lien avec l’attaque généralisée ou systématique contre une population civile, un acte unique pourrait remplir les conditions d’un crime contre l’humanité. De ce fait, un individu qui commet un crime contre une seule victime ou un nombre limité de victimes peut être reconnu coupable d’un crime contre l’humanité si ses actes font partie du contexte spécifique identifié ci-dessus. »
En conséquence, je considère qu’en s’associant en qualité de garde-frontière à l’exécution du plan meurtrier en cause contre les civils qui tentaient de fuir la RDA et en tuant intentionnellement un fugitif le requérant en l’espèce s’est rendu responsable de la perpétration d’un crime contre l’humanité.
Par ailleurs, le fait que le comportement litigieux du requérant ait eu lieu en 1972, soit environ un an avant l’adoption de la Résolution des Nations unies 3074 (XXVIII), qui, comme je l’ai dit dans mon opinion séparée précitée, rendait indiscutable la thèse selon laquelle les principes de Nuremberg formaient partie intégrante du droit international coutumier, ne peut raisonnablement avoir pour effet que le comportement en question ne puisse être considéré comme un crime contre l’humanité. Il en est ainsi parce que le caractère établi, même en 1972, de pareil crime en droit international coutumier, ne saurait être sérieusement contesté, eu égard au fait que la résolution en question s’intégrait dans une série de résolutions relatives au même objet adoptées entre 1969 et 1972, et il est raisonnable de supposer qu’elle se fondait sur une opinion, qu’elle exprimait, qui prévalait à tout le moins pendant les années immédiatement antérieures à son adoption.
A la lumière de ce qui précède, j’estime que l’acte pour lequel le requérant en l’espèce a été condamné s’analyse également en un crime contre l’humanité au sens des principes du droit international coutumier.
OPINION CONCORDANTE DE Sir Nicolas BRATZA, JUGE, À LAQUELLE SE RALLIE Mme VAJIĆ, JUGE
(Traduction)
Non sans hésitation, j’ai voté avec la majorité de la Cour en faveur de la conclusion selon laquelle les droits garantis au requérant par l’article 7 de la Convention n’ont pas été violés en l’espèce.
Je considère qu’il y a beaucoup de force dans l’argument de M. Pellonpää consistant à dire qu’un soldat dans la situation du premier requérant, qui agissait dans le cadre du système juridique et culturel qui prévalait alors en RDA et qui était endoctriné dans l’idée qu’il fallait préserver l’intégrité de la frontière à tout prix, ne pouvait pas raisonnablement prévoir que le fait de tirer en direction d’un fugitif après avoir lancé des sommations et tiré des coups de semonce vaudrait perpétration d’une infraction.
Je relève que la Cour constitutionnelle fédérale elle-même semble avoir partagé ces doutes. Après avoir observé que, en exerçant l’autorité de l’Etat, les dirigeants de la RDA avaient étendu le fait justificatif censé couvrir les soldats postés à la frontière, la haute juridiction poursuivit ainsi :
« Dans ces conditions, il n’est pas évident que le soldat moyen puisse tracer sans hésitation la frontière séparant les comportements contraires à la loi pénale des autres, et il ne serait pas possible, sur la base du principe de culpabilité, de justifier le caractère manifeste pour le soldat de la violation de la loi pénale en invoquant uniquement l’existence – objective – d’une violation grave des droits de l’homme ; il faut alors expliquer comment le soldat individuel, eu égard à son éducation, à son endoctrinement et aux autres circonstances, était en mesure de reconnaître le caractère manifestement contraire à la loi pénale de son acte. »
La Cour constitutionnelle releva que, de ce point de vue, les tribunaux répressifs n’avaient pas discuté les faits de manière détaillée. Et de continuer, dans un passage important :
« Ils ont en revanche expliqué que le meurtre d’un fugitif non armé par des tirs ininterrompus (Dauerfeuer) était, dans les circonstances de l’espèce, un acte à ce point épouvantable et non susceptible de se voir appliquer un quelconque fait justificatif que la violation du principe de proportionnalité et de l’interdiction élémentaire de tuer était clairement discernable et donc manifeste, y compris pour une personne endoctrinée. Les autres explications données par les juridictions répressives permettent également de conclure avec une netteté suffisante, sur la base de l’ensemble des motifs des jugements prononcés en l’espèce et compte tenu des explications données dans les décisions, relatives à des affaires analogues, rendues les 3 novembre 1992 (...) et 25 mars 1993 (...), que le principe de culpabilité a été respecté. »
Il me paraît que des considérations similaires devraient guider la démarche de la Cour concernant les questions soulevées au regard de l’article 7 de la Convention, et plus particulièrement celle de savoir si le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses actes emporteraient 
violation de la loi pénale. J’admets volontiers que pour un soldat tel le requérant en l’espèce, qui avait subi l’endoctrinement des jeunes conscrits et qui courait le risque de s’exposer à des poursuites militaires si un fugitif parvenait à franchir la frontière, la situation était très difficile. J’admets également que la situation qui régnait en RDA était telle que le requérant ne pouvait guère prévoir à l’époque que ses actes lui vaudraient des poursuites pour homicide volontaire. Il s’agit toutefois là d’une question très différente de celle sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer et qui consiste à savoir si le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses actes étaient constitutifs de pareille infraction. Si cette question se prête à diverses analyses, je n’aperçois pour ma part aucune raison de m’écarter de l’opinion mûrement réfléchie des juridictions nationales selon laquelle le fait de tirer sur une personne sans défense qui tentait de quitter Berlin-Est à la nage et qui ne représentait aucune menace pour la vie ou l’intégrité corporelle de quiconque enfreignait si manifestement tout principe de proportionnalité qu’il était prévisible qu’elle violait l’interdiction légale de tuer.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE  DE M. LE JUGE CABRAL BARRETO
A mon vif regret, et pour les raisons exposées ci-dessous, je ne peux suivre la majorité dans cette affaire.
1.  La transition d’un « Etat de non-droit » à un Etat de droit soulève toujours la question épineuse des crimes commis sous le régime antérieur et qui ont été laissés impunis.
Si l’on se penche sur l’Histoire récente de l’Europe, on peut discerner trois attitudes à cet égard :
a)  l’oubli total, sorte d’amnistie censée permettre la réconciliation nationale ;
b)  la punition de certains faits commis par une certaine catégorie de personnes ;
c)  la punition de certains faits.
Par ailleurs, la Cour l’a souligné dans son arrêt (paragraphe 84), l’engagement de poursuites pénales à l’encontre des personnes s’étant rendues coupables de ces crimes est en soi légitime.
Il n’encourt aucun reproche si, dans la procédure elle-même comme dans la punition des responsables, les principes inscrits dans la Convention sont observés.
Dès lors qu’il s’agit de punir des actes accomplis sous un régime antérieur, les principes de légalité et de non-rétroactivité de la loi sont forcément mis à l’épreuve.
C’est pour cela que certains Etats, soit parce qu’ils ne sont pas tout à fait sûrs de la conformité de leurs poursuites pénales en cette matière, soit parce qu’ils cherchent à se protéger d’une évolution jurisprudentielle, déposent des réserves au moment de la ratification de la Convention (voir la réserve du Portugal à l’article 7 de la Convention).
2.  Il est de jurisprudence constante que l’article 7 de la Convention exige que l’infraction soit clairement définie par la loi, ce qui implique que celle-ci soit claire, prévisible et accessible.
Le principe de clarté de la loi est satisfait lorsqu’il est possible de définir, à partir de la disposition légale pertinente, quels actes ou omissions engagent la responsabilité pénale, même si cette définition est donnée par les tribunaux qui interprètent la disposition en cause.
La prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s'agit, du domaine qu'il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (arrêt Groppera Radio AG et autres c. Suisse du 28 mars 1990, série A n° 173, p. 26, § 68). La prévisibilité de la loi ne s'oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d'un acte déterminé (arrêt Cantoni c. France du 15 novembre 1996, Recueil 96-V, p. 1629, § 35).
L’accessibilité présuppose la disponibilité à l’égard de la personne en cause de l’information concernant la règle de droit qui réprime les faits en question.
3.  J’ai du mal à suivre la majorité lorsqu’elle arrive à la conclusion que tous ces éléments se trouvent réunis en l’espèce.
Je peux admettre que les lois étaient accessibles en ce sens que ceux qui s’y intéressaient pouvaient les obtenir et en prendre connaissance.
Mais j’ai des doutes sur leur clarté et leur prévisibilité.
Certes, le fait d’ôter la vie à une personne était puni par le code pénal de la RDA.
Mais l’ordre juridique de cet Etat imposait aussi aux gardes-frontière l’obligation de tirer sur les personnes essayant de traverser la frontière, une fois observées certaines règles relatives aux tirs de sommation.
Devant le conflit entre ne pas tuer et obéir aux autorités compétentes, qui ordonnaient de tirer pour empêcher la fuite, je n’hésite pas à conclure que, dans le contexte de l’époque, le fait de tirer, non sans avoir respecté les règles d’avertissement, sur une personne en train de franchir la frontière ne devait pas représenter, dans l’esprit du requérant, un homicide volontaire au sens du code pénal de son pays.
N’oublions pas qu’à l’époque il n’existait pas, en la matière, de jurisprudence propre à éclairer le requérant, et si celui-ci avait demandé l’avis d’un avocat il n’est pas difficile d’imaginer quel aurait pu être le contenu de la réponse.
Compte tenu des lois en vigueur à l’époque des faits reprochés au requérant et de la façon dont elles étaient interprétées, on ne peut considérer aujourd’hui que le requérant aurait dû se rendre compte, à l’époque de son acte, qu’en tirant sur le fugitif il commettrait un homicide volontaire.
Au contraire, ce qu’il pouvait prévoir alors c’était que, après les tirs de sommation, s’il ne tirait pas sur la personne pour l’empêcher de fuir, son comportement serait passible d’une enquête disciplinaire et pourrait donc être censuré.
A mon avis, considérer que le requérant, qui à l’époque était un jeune soldat âgé de 20 ans, aurait dû prévoir que son comportement pourrait être jugé constitutif d’un homicide volontaire dans les circonstances de l’espèce, c’est aller au-delà des conditions qui, selon une jurisprudence bien établie, régissent l’interprétation de l’article 7 de la Convention : la prévisibilité requise de la loi en cause doit être appréciée à l’aune d’une personne normale, placée dans les conditions de temps et de lieu du requérant.
Et malgré la perte, toujours lamentable, d’une vie humaine, je n’arrive pas à voir, sur le plan strictement juridique, comment on peut conclure que l’ordre juridique de la RDA, tel qu’il existait et était interprété à l’époque, exigeait du requérant qu’il oubliât les faits justificatifs de son action, pour ne retenir que la règle selon laquelle le fait d’ôter la vie à une personne était constitutif d’un homicide volontaire.
Je puis parfaitement admettre que le requérant ait agi convaincu de la licéité de sa conduite et n’ait pensé à aucun moment que son attitude valait perpétration d’un homicide volontaire au sens du code pénal de la RDA de 1968. Je suis d’accord en outre pour dire que cette attitude correspondait, à l’époque, en RDA, à celle d’une personne normale placée dans une situation identique.
Force m’est donc de constater que les exigences de prévisibilité et d’accessibilité ne sont pas remplies et que, partant, il y a eu violation de l’article 7 § 1 de la Convention du fait de la condamnation du requérant par les juridictions allemandes pour homicide volontaire.
4.  En ce qui concerne la question de savoir si l’action du requérant pouvait être considérée comme « criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » (paragraphe 2 de l’article 7), je me rallie à l’opinion dissidente de M. Pellonpää.
Je dois souligner encore que ce qui importe est de savoir si l’action pouvait être ainsi conçue « au moment où elle a été commise ».
Malgré l’évolution qu’avait subie le concept par rapport aux principes de Nuremberg, il me paraît que, en 1972, l’action isolée du requérant ne pouvait encore être ainsi considérée (voir ci-dessous mes réflexions sur les « crimes contre les droits de l’homme »).
5.  De plus, j’estime que la majorité aurait dû arriver à une conclusion différente en ce qui concerne la question de la prescription (paragraphes 108 à 111 de l’arrêt).
5.1 – D’après l’article 82 § 1, nº 4, du code pénal de la RDA de 1968, le délai de prescription pour l’homicide volontaire était de quinze ans.
Comme les faits reprochés au requérant remontent à février 1972, la prescription était acquise en 1987.
Il est vrai que l’article 84 du même code prévoyait que « les crimes contre la paix ou contre l’humanité ou ceux commis contre les droits de l’homme » n’étaient pas soumis aux règles de prescriptions. C’est ce qui a amené la majorité à conclure qu’une fois établi que les faits reprochés au requérant constituaient un crime contre les droits de l’homme, le code pénal de la RDA assurait l’imprescriptibilité de la poursuite pénale.
Or il ne faut pas oublier que ce qui importe est de savoir si, au moment où elle a été commise, l’infraction constituait, d’après le code pénal de la RDA, un crime contre les « droits de l’homme ».
A cet égard, si l’on ne peut nier l’évolution qu’a subie progressivement la notion de « crimes contre les droits de l’homme » depuis 1972, même dans un pays comme la RDA, il reste pour moi impossible de concevoir qu’une interprétation plausible de cette notion telle qu’elle se présentait à l’époque des faits puisse englober l’action litigieuse du requérant.
J’ai aussi des difficultés à admettre que l’interprétation de la notion ait évolué suffisamment pour qu’on puisse conclure, notamment avec l’aide de l’interprétation judiciaire, que, tout au moins avant le mois de février de 1987, moment auquel la prescription aurait été acquise, l’action du requérant constituait un « crime contre les droits de l’homme ».
D’après l’idéologie dominante à l’époque en RDA, d’après la vision du monde et de la vie qui y prédominaient, l’action du requérant, malheureuse, on doit le dire et le redire, était considérée non pas comme un crime mais comme un fait digne d’éloge.
De plus, l’interprète ne peut, pour fixer le contenu des prévisions du code pénal de 1968, remplacer les conceptions qui prévalaient à l’époque par celles qui ont cours aujourd’hui. Il doit prendre uniquement en considération la détermination objective de l’illicite dans le contexte historique et l’imputation subjective dans la situation où l’action a eu lieu.
5.2 – La majorité mentionne encore la loi de la RFA du 26 mars 1993 sur le gel de la prescription pour les « actes commis sous le régime d’injustice du Parti socialiste unifié », qui fait courir le délai de la prescription non pas à partir du moment du crime, mais à compter du 3 octobre 1990, date de la disparition de la RDA.
La nature juridique de la prescription a toujours été controversée dans la doctrine, mais il semble plus approprié de défendre pour la prescription de la poursuite pénale une nature mixte : procédurale et matérielle à la fois.
Ce qui veut dire que le principe de non-rétroactivité in malam partem couvre la prescription une fois que le délai initialement prévu est expiré.
La Cour n’a pas encore eu l’opportunité de trancher ce problème.
Dans l’arrêt Coëme c. Belgique du 22 juin 2000 (non encore publié), elle a cependant précisé :
« 146.  La prescription peut se définir comme le droit accordé par la loi à l’auteur d’une infraction de ne plus être poursuivi ni jugé après l’écoulement d’un certain délai depuis la réalisation des faits. Les délais de prescription, qui sont un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants, ont plusieurs finalités, parmi lesquelles garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et empêcher une atteinte aux droits de la défense qui pourraient être compromis si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur le fondement d’éléments de preuve qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (arrêt Stubbings et autres c. Royaume-Uni du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51).
149.  (…)
La question d’une éventuelle atteinte à l’article 7 par une disposition qui aurait pour effet de faire renaître la possibilité de sanctionner des faits devenus non punissables par l’effet d’une prescription acquise est étrangère au cas d’espèce et ne doit donc pas être examinée dans la présente affaire, même si, comme le soutient M. Hermanus, la Cour de cassation aurait, en ce qui le concerne, reconnu un effet interruptif à un acte qui n’avait pas cet effet au moment où il avait été posé.
150.  La Cour constate que les requérants, qui ne pouvaient ignorer que les faits reprochés étaient susceptibles d’engager leur responsabilité pénale, ont été condamnés pour des actes pour lesquels l’action publique n’a jamais été éteinte par prescription. Ces actes constituaient des infractions au moment où ils ont été commis et les peines infligées ne sont pas plus fortes que celles qui étaient applicables au moment des faits. Les requérants n’ont pas non plus subi, du fait de la loi du 24 décembre 1993, un préjudice plus grand que celui auquel ils étaient exposés à l’époque où les infractions furent commises (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Welch précité, p. 14, § 34) ».
Si l’on peut oser lire au-delà de ce qui est écrit, la solution à retenir d’après cet arrêt est qu’il y a violation de l’article 7 de la Convention dès lors qu’une loi vient à allonger les délais de la prescription une fois que celle-ci est acquise.
Toute autre solution irait à l’encontre du principe de sécurité juridique.
C’est donc avec cette limitation que la loi du 26 mars 1993 doit être interprétée : le gel des délais de prescription se limiterait aux délais en cours et ne vaudrait pas pour ceux expirés avant l’entrée en vigueur de la loi.
6.  En conclusion, j’estime qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 7 de la Convention du fait de la condamnation du requérant pour son acte de février 1972.
Je reste enfin persuadé que le requérant, jeune homme sans maturité et indépendance, endoctriné par l’idéologie dominante, a été plutôt une victime d’un régime et d’un système, que la Cour, avec mon entier soutien, vient de stigmatiser aujourd’hui dans l’arrêt Streletz, Kessler et Krenz. 
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE  DE M. LE JUGE PELLONPÄÄ,  à laquelle se rallie M. le juge Zupančič
(Traduction)
J’ai voté contre la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation en l’espèce, mais en faveur du constat de non-violation dans l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, sur laquelle la Cour s’est également prononcée aujourd’hui. C’est une conséquence quelque peu curieuse des complexités de l’histoire allemande récente que les raisons mêmes qui plaident en faveur d’un constat de non-violation dans la cause des trois leaders politiques étayent en partie la conclusion inverse dans l’affaire K.-H.W. Alors que les requérants Streletz, Kessler et Krenz comptent au nombre des responsables du système inhumain de surveillance de la frontière mis en place du temps de l’ex-RDA et qu’ils ne sauraient donc avoir les mains propres pour justifier leurs actions ou omissions relativement à ce système, le requérant W. paraît, dans une certaine mesure, avoir été victime de celui-ci. Le régime de surveillance de la frontière qui lui fut « imposé » (paragraphe 90 de l’arrêt) sous la menace de sanctions constitue un élément essentiel du cadre juridique et du contexte social à l’intérieur duquel il devait ajuster son comportement à l’époque de son acte. Après la réunification, toutefois, il s’entendit affirmer que, pour échapper à une condamnation, il aurait dû, en 1972, se détacher dudit contexte pour se laisser guider par les éléments de l’ordre juridique de la RDA qui présentaient une ressemblance avec les systèmes basés sur l’état de Droit.
Avant de poursuivre, qu’il me soit permis de préciser que je ne sous-estime nullement la gravité de l’acte commis par le requérant en 1972. Tuer une personne sans défense constitue un acte abominable, et si le requérant avait refusé de le commettre, il mériterait toute notre admiration. Toutefois, le fait qu’il n’ait pas eu un comportement aussi digne n’est pas décisif lorsqu’il s’agit d’apprécier sa condamnation sous l’angle de l’article 7 de la Convention.
Pour être compatible avec l’article 7, une condamnation pénale doit avoir une base juridique dans le droit applicable, lequel doit de surcroît être suffisamment accessible et prévisible. Les tribunaux allemands ont condamné le requérant sur la base du droit pénal de la RDA, le droit de la RFA n’ayant été appliqué que dans la mesure où il était moins sévère. En conséquence, la question est de savoir si le comportement du requérant à l’époque de la fusillade constituait, avec l’accessibilité et la prévisibilité requises par l’article 7, une infraction d’après le droit de la RDA. Si la réponse est non, une autre question se pose : celle de savoir si l’acte en cause constituait une infraction d’après le droit international (paragraphe 1 de l’article 7) ou était « criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » (paragraphe 2).
Je suis prêt à admettre qu’il y avait une base juridique suffisante dans le droit de la RDA et que « la condamnation du requérant par les juridictions allemandes, qui avaient interprété et appliqué ces dispositions au cas d’espèce, ne paraît à première vue ni arbitraire ni contraire à l’article 7 § 1 de la Convention » (paragraphe 59 de l’arrêt). J’admets également que le fait que les juridictions allemandes ont eu des approches différentes quant à l’interprétation des faits justificatifs invoqués par le requérant ne prive pas les lois en question de leur prévisibilité et ne viole pas autrement l’article 7 (paragraphe 60).
Cela précisé, ces différences indiquent par elles-mêmes que l’interprétation des faits justificatifs prévus par l’article 17 § 2 de la loi sur la police ne coulait nullement de source. Les difficultés étaient aggravées par le fait que le requérant ne pouvait évidement bénéficier d’aucune jurisprudence établie clarifiant le contenu de la disposition en cause. De surcroît, le cadre juridique à l’intérieur duquel vivait l’intéressé n’était pas constitué uniquement de lois adoptées par le Parlement. Pour que la garantie de l’article 7 soit « réelle et effective », plutôt que « théorique et illusoire » (voir, par exemple, l’arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, § 24), il échet de ne pas considérer isolément du contexte que formait le système juridique de la RDA dans son ensemble les dispositions telles que l’article 17 § 2 précité.
D’après l’article 73 de la Constitution de la RDA, le Conseil d’Etat rendait les décisions de principe pour les questions de défense et de sécurité du pays, dont il organisait la défense avec l’aide du Conseil national de défense (paragraphes 12 et 22 de l’arrêt). Comme il est précisé dans l’arrêt, les ordres sur lesquels, parmi d’autres considérations, le requérant a agi « avaient été sans conteste décidés par les organes directeurs de la RDA mentionnés à l’article 73 de la Constitution » (paragraphe 65). En d’autres termes, le requérant semble avoir agi en conformité avec des ordres émanant, au premier abord, d’organes « constitutionnellement compétents ». Je trouve quelque peu déraisonnable de considérer qu’il aurait dû être à même de trancher un conflit entre ces ordres et d’autres dispositions (telles que l’article 17 § 2 de la loi sur la police) en appliquant des méthodes utilisées dans un Etat fondé sur l’état de Droit. Le fait que pareilles méthodes n’étaient pas généralement appliquées en RDA se reflète, par exemple, dans l’article 89 § 3 de la Constitution de 1968, aux termes duquel le Conseil d’Etat (et non, disons, la Cour suprême) avait compétence pour statuer en cas de doute au sujet de la constitutionnalité de dispositions légales émanant du Conseil des ministres ou d’autres organes de l’Etat (« Über Zweifel an der Verfassungsmäßigkeit von Rechtsvorschriften des Ministerrates und anderer staatlicher Organe entscheidet der Staatsrat »).
Ce serait accomplir un effort futile (et dépassant mon rôle actuel) que de tenter de trouver l’interprétation « correcte » du droit pertinent de la RDA. Si j’ai formulé les remarques ci-dessus c’est pour montrer qu’après avoir lancé des sommations et avoir tiré les premiers coups de semonce, puis les coups mortels4, le requérant (qui agit conjointement avec ses coaccusés), ne pouvait pas raisonnablement prévoir, à mon sens, qu’il serait condamné pour homicide volontaire. Le droit de la RDA qui a été appliqué ne remplissait donc pas la condition de prévisibilité requise par l’article 7 de la Convention. La question se pose alors de savoir si cet acte était criminel d’après le droit international, au sens du paragraphe 1 ou du paragraphe 2 de l’article 7.
Avant d’en venir à cette question, il me faut souligner que, à la différence des requérants Streletz, Kessler et Krenz, le présent requérant ne peut être jugé responsable du fait « qu’aux principes inscrits dans la Constitution et les textes légaux de la RDA (...) s’opposait la pratique répressive » (paragraphe 63 de l’arrêt). Je ne suis pas davantage pleinement convaincu que les personnes dans la situation du requérant aient été envisagées par le Parlement de la RDA démocratiquement élu qui, au cours de l’été 1990, avait demandé au législateur de l’Allemagne unifiée « d’assurer les poursuites des injustices commises par le Parti socialiste unifié » (paragraphe 87). Le fait que le requérant se soit porté volontaire pour servir dans l’armée pendant trois ans ne démontre pas une adhésion particulière au système inhumain de surveillance de la frontière. Ainsi qu’il ressort des décisions du tribunal de première instance et de la Cour fédérale de justice, l’intéressé paraît n’avoir agi ainsi qu’avec réticence et sur l’insistance de son père, qui était militaire de carrière. Ainsi donc, son service volontaire marque plutôt un manque d’indépendance et de maturité qu’un engagement particulier en faveur du système. Quoi qu’il en soit, sa décision d’accomplir trois ans de service militaire n’a pas, d’après moi, accru d’une manière pertinente sur le plan juridique la prévisibilité requise par l’article 7.
Reste à déterminer si l’acte du requérant était néanmoins « criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », au sens du paragraphe 2 de l’article 7, ou s’il constituait, pour d’autres motifs, une infraction d’après le droit international (paragraphe 1).
J’admets que l’on peut trouver des arguments pour étayer la thèse selon laquelle, même dans les années 70, une politique de fermeture des frontières d’un Etat constituait un crime contre l’humanité selon les principes de Nuremberg tels qu’ils s’étaient développés au fil des ans5. Pareille politique pourrait être considérée comme une violation massive et systématique des droits de l'homme au sens des principes de Nuremberg. Ainsi, on peut soutenir qu’il aurait été possible de justifier aussi par référence au paragraphe 2 de l’article 7 la condamnation des responsables de cette politique. La question de savoir si un acte individuel tel celui ici en cause était de nature à engager la responsabilité de son auteur pour crime contre l’humanité constitue toutefois une question distincte. Indépendamment de ce que la réponse à cette question pourrait être aujourd’hui, je ne puis trouver aucun fondement à la thèse selon laquelle l’acte commis par le requérant en 1972 constituait, à l’époque, un crime contre l’humanité au sens des principes de Nuremberg. Cela précisé, je conclus également que la résolution 95(1) de l’Assemblée générale des Nations unies (paragraphe 79 de l’arrêt), qui s’applique aux actes couverts par ces principes, n’a pas d’incidence directe en l’espèce.
Je ne suis pas davantage persuadé que la responsabilité pénale individuelle du requérant au regard du droit international puisse se fonder sur d’autres sources, telles des considérations comparatives. Si le système de surveillance de la frontière mis en place par la RDA était à beaucoup d’égards unique, l’utilisation de la force meurtrière a aussi été tolérée – à des degrés divers – dans des sociétés démocratiques. Ainsi, dans une décision de 1988 (BGHSt 35, 379), la Cour fédérale de justice allemande a acquitté un agent des douanes qui avait tiré un coup de feu potentiellement mortel en direction du conducteur d’une moto qui tentait d’échapper à un contrôle à la frontière germano-néerlandaise, au motif que ledit agent pouvait objectivement soupçonner que les fuyards étaient de dangereux trafiquants de drogue ou qu’ils avaient un motif comparable de prendre la fuite. S’il faut se garder d’établir un parallèle entre ladite affaire et la présente espèce, la décision de la Cour fédérale de justice de 1988 n’en constitue pas moins une indication que le droit à la vie n’avait pas pris une importance à ce point prépondérante qu’elle pourrait justifier la conclusion que l’acte litigieux du présent requérant était, en 1972, criminel « d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Je ne trouve pas non plus d’arguments convaincants pour soutenir la conclusion (paragraphe 105 de l’arrêt) selon laquelle le droit à la vie garanti dans les instruments généraux de protection des droits de l’homme emportait, déjà en 1972, une responsabilité pénale individuelle pour le type d’acte commis par le requérant.
Je conclus dès lors qu’il y a eu violation de l’article 7. Je n’estime toutefois pas que cette violation se trouve aggravée par une discrimination contraire à l’article 14. Compte tenu du caractère modéré de la peine infligée au requérant et des autres circonstances, je considérerais de surcroît sans aucun doute que le constat de cette violation représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant.
1.  Gustav Radbruch (1878-1949) : professeur allemand de droit qui a notablement influencé la philosophie du droit. Suite aux crimes nazis, il a consacré le principe, aussi dénommé “formule de Radbruch” (Radbruch’sche Formel), d’après lequel le droit positif doit être considéré comme contraire à la justice lorsque la contradiction entre la loi et la justice est tellement insupportable que la loi doit céder le pas à la justice.
2.  IT-94-1, paragraphe 648.
3.  Paragraphe 248, note 311.
4.  Il ressort des décisions rendues par les juridictions internes qu’à l’époque de la fusillade les fusils du requérant et de ses coaccusés étaient réglés en tir automatique (auf Dauerfeuer eingestellt) et que les intéressés ont tiré en tout cinq fois sur leur gâchette, chaque mouvement faisant partir deux coups. Comme la Cour le précise dans son arrêt (paragraphes 17 et 18), le tribunal régional et la Cour fédérale ont accueilli l’affirmation du requérant et de ses coaccusés selon laquelle les premiers coups tirés avaient été des coups de semonce.
2.  Je renvoie à cet égard à l’opinion séparée de M. Loucaides dans l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne.
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE 
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE– OPINION
CONCORDANTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE – OPINION
CONCORDANTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES 
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE– OPINION
CONCORDANTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES
ARRÊT K.-H. W. c. ALLEMAGNE – OPINION
CONCORDANTE DE Sir Nicolas BRATZA 
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE - OPINION CONCORDANTE   DE Sir Nicolas BRATZA, JUGE, À LAQUELLE SE RALLIE Mme VAJIĆ, JUGE
ARRÊT K.H.W. c. ALLEMAGNE – OPINION PARTIELLEMENT
DISSIDENTE DE M. LE JUGE CABRAL BARRETO
ARRÊT K.H.W. c. ALLEMAGNE – OPINION PARTIELLEMENT
DISSIDENTE DE M. LE JUGE CABRAL BARRETO 
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE – OPINION PARTIELLEMENT
DISSIDENTE DE M. LE JUGE PELOLONPÄÄ
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE – OPINION PARTIELLEMENT
DISSIDENTE DE M. LE JUGE PELLONPÄÄ 
ARRÊT K.-H.W. c. ALLEMAGNE 51


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 37201/97
Date de la décision : 22/03/2001
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 7-1 ; Non-violation de l'art. 14+7

Analyses

(Art. 7-1) NULLUM CRIMEN SINE LEGE


Parties
Demandeurs : K.-H.W.
Défendeurs : ALLEMAGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2001-03-22;37201.97 ?
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