La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

19/02/2002 | CEDH | N°35441/97

CEDH | ROSCA STANESCU et ARDELEANU contre la ROUMANIE


DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 35441/97  présentée par Sorin ROSCA STANESCU et Cristina ARDELEANU  contre la Roumanie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 19 février 2002 en une chambre composée de
MM. J.-P. Costa, président,    A.B. Baka,    Gaukur Jörundsson,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,   et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commissi

on européenne des Droits de l’Homme le 16 décembre 1996 et enregistrée le 26 mars 1997,
Vu l’article 5 § 2 ...

DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 35441/97  présentée par Sorin ROSCA STANESCU et Cristina ARDELEANU  contre la Roumanie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 19 février 2002 en une chambre composée de
MM. J.-P. Costa, président,    A.B. Baka,    Gaukur Jörundsson,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,   et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 16 décembre 1996 et enregistrée le 26 mars 1997,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, Sorin Roşca Stănescu et Cristina Ardeleanu, sont des ressortissants roumains, nés respectivement en 1949 et 1975 et résidant à Bucarest (Roumanie). Ils sont représentés devant la Cour par Me Vasiliu, avocat au barreau de Bucarest. Note
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les requérants sont des journalistes. A l’époque des faits, ils travaillaient pour le journal « Ziua ».
Le 11 mai 1995, la police de Bucarest ouvrit une information judiciaire à l’encontre des requérants, au sujet d’un certain nombre d’articles qu’ils avaient publiés dans le journal « Ziua ». Selon la police, certaines affirmations faites au sujet du président roumain à l’époque, M. Iliescu, constituaient une offense à l’égard de l’autorité, infraction punie par l’article 238 du code pénal.
Déférés au tribunal de première instance de Bucarest, les requérants soulevèrent une exception d’inconstitutionnalité de l’article 238 du code pénal, qui fut rejetée par une décision du 6 mars 1996 de la Cour constitutionnelle. Celle-ci releva que l’article 238 du code pénal avait pour but de défendre l’autorité de l’Etat, et que l’incrimination en question était nécessaire, l’autorité de l’Etat étant une condition de l’exercice des pouvoirs dans l’Etat. Cette infraction concernait donc une offense dirigée contre l’autorité, non contre une personne. En outre, son existence dependait de la qualité de la victime, à savoir, une personne ayant une importante activité dans l’Etat. En effet, cet article était nécessaire pour établir un climat d’ordre et de sécurité parfaite pour les personnes ayant des charges importantes dans le cadre du programme de gouvernement. La Cour  constitutionnnelle souligna ensuite que l’exigence essentielle pour qu’une infraction d’offense à l’autorité soit relevée était que les faits commis soient de nature à porter atteinte à l’autorité, car, en l’absence d’une telle condition, les faits ne constituaient pas une offense à l’autorité, mais une infraction à l’encontre d’une personne, même si ces faits avaient été commis à l’encontre d’une personne ayant une importante fonction dans l’Etat.
Les requérants relevèrent appel de cette décision.
Le 24 octobre 1996, le tribunal de première instance de Bucarest reconnut les requérants coupables de l’infraction d’offense à l’égard de l’autorité prévue par l’article 238 du code pénal, au motif que, dans des articles parus à partir du 9 mai 1995 dans le journal « Ziua », ils avaient dénigré, voire insulté le président de la Roumanie, M. Iliescu, par des affirmations tendancieuses ou contraires à la réalité. Le tribunal releva en particulier que, dans un article paru le 9 mai 1995, le requérant avait traité le Président de la Roumanie, M. Iliescu, d’assassin, l’accusant d’avoir ordonné la distribution d’armes le 22 décembre 1989 et d’avoir ainsi déclenché délibérément le “génocide” qui s’en était suivi. Le tribunal releva également que les requérants avaient affirmé dans un article paru le 31 mai 1995 que M. Iliescu avait été recruté par le KGB pendant qu’il faisait ses études à Moscou.
Le tribunal condamna le premier requérant à un an et la requérante à deux ans d’emprisonnement.
Les intéressés interjetèrent appel contre cette décision.
Le 19 novembre 1996, la Cour constitutionnelle rejeta l’appel des requérants contre la décision du 6 mars 1996, jugeant que l’article 238 du code pénal était conforme à la Constitution et à l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
L’appel contre le jugement du 24 octobre 1996 fut accueilli par une décision définitive du 24 mars 1997 du tribunal départemental de Bucarest. Celui-ci acquitta les requérants, jugeant que les dispositions de l’article 238 du code pénal n’étaient pas applicables à la presse, car les affirmations en question visaient des aspects politiques, pour lesquels la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention était plus large. Le tribunal indiqua enfin que les requérants ne sauraient être sanctionnés autrement que par le biais de règles déontologiques.
B.  Le droit et la pratique interne pertinents
Les dispositions pertinentes du code pénal prévoient :
INFRACTIONS CONTRE LA DIGNITE
Article 205 - L’insulte
« L’atteinte à l’honneur ou à la réputation d’une personne, par des mots, gestes ou tout autre moyen, ou par l’exposition de celle-ci à la moquerie sera punie d’emprisonnement d’un mois à deux ans ou d’une amende.  (...)
Le parquet peut être saisi par une plainte émanant de la victime.  (...) »
Article 206 - La diffamation
« L’affirmation ou l’imputation en public d’un certain fait concernant une personne, fait qui, s’il était vrai, exposerait cette personne à une sanction pénale, administrative ou disciplinaire, ou au mépris public, sera punie d’emprisonnement de trois mois à un an ou d’une amende. »
Article 207 - La preuve de la vérité
« La preuve de la vérité des affirmations ou des imputations peut être accueillie si l’affirmation ou l’imputation ont été commises pour la défense d’un intérêt légitime. Les agissements au sujet desquels la preuve de la vérité a été faite ne constituent pas l’infraction d’insulte ou de diffamation. »
INFRACTIONS CONTRE L’AUTORITE
Article 238 - L’atteinte à l’honneur
« L’atteinte à l’honneur ou la menace commise en public contre l’une des personne mentionnées à l’article 160, concernant son activité et de nature à porter atteinte à l’autorité sera punie d’emprisonnement de 6 mois à 5 ans.  (...) »
Article 239 - Outrage à fonctionnaire
« L’insulte, la diffamation ou la menace commises directement ou par des moyens de communication directe à l’encontre d’un fonctionnaire qui exerce une fonction qui implique l’exercice de l’autorité de l’Etat, se trouvant dans l’exercice de ses fonctions ou pour des faits commis dans l’exercice de ses fonctions sont punies d’une peine d’emprisonnement de 3 mois à 4 ans.
Les coups ou tout autre acte de violence, ainsi que l’atteinte à l’intégrité physique commises à l’encontre de la personne mentionnée au premier alinéa, pendant l’exercice de ses fonctions ou pour des faits commises dans l’exercice de ses fonctions sont punies d’une peine de prison de 6 mois à 7 ans, et en cas d’atteinte grave à l’intégrité physique, dd’une peine de prison de 3 à 12 ans.
Lorsque les faits mentionnés aux alinéas précédents ont été commis à l’encontre d’un magistrat, policier, gendarme ou un autre militaire, le maximum de la peine sera majoré de trois ans ».
GRIEFS
Les requérants prétendent que l’article 238 du code pénal constitue une violation de l’article 10 de la Convention et se plaignent à cet égard de la décision du 19 novembre 1996 de la Cour constitutionnelle constatant la conformité de l’article 238 du code pénal avec la Constitution roumaine et avec la Convention.
Ils allèguent que l’article 238 du code pénal roumain incriminant l’offense à l’égard de l’autorité a un effet inhibant sur les journalistes désirant écrire sur les personnes occupant une haute position dans l’Etat. D’autre part, ils se plaignent que l’article 238 du code pénal incrimine la diffamation ou l’insulte à l’égard d’une autorité plus sévèrement que ne le font les articles 205 et 206 du même code punissant l’insulte ou la diffamation à l’égard d’un particulier. En effet, pour l’infraction prévue dans l’article 238, le parquet se saisit d’office, la plainte de la victime n’étant pas nécessaire, tandis que pour celles prévues par les articles 205 et 206 l’instruction ne peut être commencée que sur plainte de la victime. D’autre part, les peines prévues par l’article 238 sont plus lourdes que celles prévues par les articles 205 et 206.
Les requérants estiment qu’une telle différence de traitement a pour effet de freiner les journalistes qui désirent débattre des problèmes publics ou diffuser des informations concernant des dignitaires ou des hommes politiques qui occupent des fonctions dans l’Etat.
EN DROIT
Les requérants se plaignent de ce que l’article 238 du code pénal est contraire à l’article 10 de la Convention, en ce que cette disposition est trop incertaine et ne répond pas aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de ses effets. En outre, l’ingérence prévue par cette norme n’est pas nécessaire dans une société démocratique. Les requérants se plaignent également de ce que l’article 238 du code pénal introduit une discrimination dans la punition de certains faits, en fonction de la qualité de la personne visée dans les écrits journalistiques.
L’article 10 de la Convention dans sa partie pertinente est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la défense de l’ordre (...) »
Le Gouvernement soutient d’emblée que les requérants ne peuvent prétendre avoir qualité de « victime » d’une violation de la Convention au sens de l’article 34 du fait même de l’existence de l’article 238 du code pénal roumain. Le Gouvernement souligne, d’une part, que les requérants ne peuvent pas prétendre que ledit article a été appliqué en leur détriment, puisque les requérants ont été acquittés par l’arrêt du 24 mars 1997.
D’autre part, il fait valoir que les requérants n’ont pas démontré avoir qualité de « victime » en l’absence d’une mesure concrète d’application de l’article 238 du code pénal.
En particulier, il allègue que les requérants n’ont pas démontré une probabilité raisonnable d’une condamnation pénale fondée sur cet article en raison du simple exercice de leur droit à la liberté d’expression. Quant à la publication d’écrits diffamatoires, le Gouvernement rappelle que, selon la jurisprudence de la Commission, celle-ci n’est pas en soi protégée par la Convention (Times Newspapers Ltd. c/ Royaume-Uni, n° 14631/89, déc. 5.3.90, D.R. 65, p. 307). Enfin, le Gouvernement prétend que l’article 238 est très rarement appliqué, la dernière fois étant en 1997, lorsque l’ex-président de la Roumanie a porté plainte contre un député. Toutefois, cette affaire est actuellement pendante devant les juridictions roumaines.
Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Ils font valoir qu’en déclarant l’article 238 du code pénal conforme à la Constitution et à l’article 10 de la Convention, la Cour constitutionnelle a laissé subsister une réglementation qui menace la liberté des journalistes d’informer l’opinion sur les activités des personnes ayant des charges importantes dans l’Etat. En effet, toute critique à l’égard d’une personne ayant des fonctions importantes dans l’Etat, concernant son activité, peut être considérée, par les autorités roumaines, comme une offense à l’autorité de l’Etat et donc punie en vertu de l’article 238 du code pénal. Par conséquent, les requérants considèrent qu’ils ont la qualité de victime puisqu’ils risquent de subir directement, à l’avenir, les effets de la réglementation en question. A cet égard, ils soutiennent que les poursuites du code pénal à l’encontre des journalistes en vertu de l’article 238 du code pénal ne sont pas rares. Bien qu’il arrive que les tribunaux ne suivent pas l’avis du parquet et acquittent les inculpés, les requérants estiment que le simple fait de permettre au parquet de poursuivre d’office des journalistes s’analyse en un harcèlement incompatible avec la liberté d’expression.
A titre d’exemple, les requérants invoquent, outre les poursuites à leur encontre, des poursuites récentes fondées sur l’article 238 du code pénal et non sur l’article 206, qui régit la diffamation, à l’encontre d’un journaliste qui avait critiqué le président d’un tribunal départemental.
La Cour relève que les requérants ne se plaignent pas des poursuites engagées à leur encontre devant le tribunal départemental de Bucarest et qui ont pris fin par leur acquittement le 24 mars 1997. Ils se plaignent de l’article 238 du code pénal, dont la conformité avec la Constitution a été confirmé par la Cour constitutionnelle dans sa décision du 19 novembre 1996.
La Cour rappelle que l’article 34 habilite les particuliers à soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en supporter directement les effets (voir, parmi d’autres, arrêt Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, série A n° 246, p. 22, § 44 ; Association Ekin c. France, n° 39288/98, déc. 18.1.2000 ; Krone-Verlag GMBH et al c. Autriche, n° 31564/96, déc. 7.3.2000).
De surcroît, un journaliste peut, dans certains cas, être réputé victime d’une violation de l’article 10 de la Convention, même si aucune action pour offense à l’autorité n’a été engagée contre lui en raison d’articles qu’il aurait écrit, par exemple, lorsque la législation en la matière est trop vague pour permettre de prévoir le risque d’une procédure (voir, mutatis mutandis, n° 14631/89, Times Newspapers Ltd. c/ Royaume-Uni, décision de la Commission du 5 mars 1990, D.R. 65, p. 307).
En l’espèce cependant, la Cour estime que tel n’est pas le cas.
En ce qui concerne les poursuites engagées contre eux, les requérants ont été acquittés par la décision du tribunal départemental de Bucarest du 24 mars 1997. Après cette décision, les requérants n’ont pas démontré avoir été poursuivi en vertu de l’article 238 du code pénal, et donc empêchés de communiquer des informations.
En outre, la Cour souligne que, contrairement à l’affaire précitée Association Ekin c. France, dans laquelle elle avait estimé que le risque que la législation en cause s’applique de nouveau à la requérante n’était pas purement hypothétique, mais réel et effectif, dans la présente affaire les requérants, en tant que journalistes, ne risquent plus de supporter les effets de l’article  238 du code pénal. A cet égard, elle relève que dans sa décision du 24 mars 1997, le tribunal départemental de Bucarest a expressément jugé que l’article 238 du code pénal roumain n’était pas applicable dans le domaine de la presse, compte tenu de la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention.
Dans ces circonstances, la Cour considère que les requérants ne sauraient se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention et que la requête doit, dès lors, être déclarée irrecevable comme incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 34 § 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
S. Dollé J.-P. costa   Greffière Président
A vérifier.
DÉCISION ROSCA STANESCU ET ARDELEANU c. ROUMANIE
DÉCISION ROSCA STANESCU ET ARDELEANU c. ROUMANIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 35441/97
Date de la décision : 19/02/2002
Type d'affaire : Decision
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention ; Préjudice moral - constat de violation suffisant

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI


Parties
Demandeurs : ROSCA STANESCU et ARDELEANU
Défendeurs : la ROUMANIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-02-19;35441.97 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award