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03/12/2002 | CEDH | N°48221/99

CEDH | AFFAIRE BERGER c. FRANCE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BERGER c. FRANCE
(Requête no 48221/99)
ARRÊT
STRASBOURG
3 décembre 2002
DÉFINITIF
21/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Berger c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
M. A.B. Baka, président,   M. J.-P. Costa,   M. Gaukur Jörundsson,   M. K. Jungwiert,   M. V. Butkevych,  Â

 Mme W. Thomassen,   M. M. Ugrekhelidze, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BERGER c. FRANCE
(Requête no 48221/99)
ARRÊT
STRASBOURG
3 décembre 2002
DÉFINITIF
21/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Berger c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
M. A.B. Baka, président,   M. J.-P. Costa,   M. Gaukur Jörundsson,   M. K. Jungwiert,   M. V. Butkevych,   Mme W. Thomassen,   M. M. Ugrekhelidze, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 juillet 2001 et 12 novembre 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48221/99) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Marie Thérèse Berger (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 octobre 1998 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Michèle Dubrocard, sous-directrice des Droits de l’Homme au ministère des Affaires étrangères.
3.  La requérante se plaignait notamment de l’équité d’une procédure pénale avec constitution de partie civile devant la Cour de cassation.
4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 10 juillet 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  La requérante est née en 1932 et réside à Champagny–en–Vanoise (Savoie).
9.  Le 30 septembre 1991, la requérante signa un acte authentique notarié de crédit-bail immobilier avec la société anonyme SOFEBAIL, pour la rénovation d’un établissement de vacances qui devait être transformé en meublé. La requérante devait exploiter à titre individuel le fonds de commerce. Dès la fin de l’année 1991, la requérante se plaignait de ce que la société n’avait pas mené les travaux de rénovation à leur terme, comme prévu par le contrat.
A.  La plainte avec constitution de partie civile déposée par la requérante
10.  Le 13 juin 1994, la requérante déposa une plainte avec constitution de partie civile contre la société pour escroquerie, vol et abus de confiance.
11.  Le 5 mai 1997, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu, rédigée en ces termes :
« Il est apparu en réalité des auditions des parties civiles et du responsable de SOFEBAIL ainsi que des documents produits par les parties que l’ensemble de l’opération de crédit–bail immobilier dont le mécanisme a été qualifié par la partie civile de véritable escroquerie, ne revêt pas de qualification pénale. Les litiges opposant [la requérante] à la SOFEBAIL sont manifestement d’ordre civil ou commercial et ont d’ailleurs donné lieu à diverses procédures de ce type devant les juridictions civiles ou commerciales. »
12.  Le 7 mai 1997, la requérante releva appel de cette ordonnance.
13.  Le 10 juillet 1997, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Colmar confirma l’ordonnance attaquée. Elle estima que les plaintes de la requérante avaient « un caractère manifestement dilatoire » et que certaines de ses allégations étaient « contradictoires », « purement gratuites » et « aucunement étayées ».
14.  Le 11 juillet 1997, la requérante se pourvut en cassation. L’audience eut lieu le 24 septembre 1998. La requérante était représentée par un conseil. Les deux volets du rapport du conseiller rapporteur (le premier contenant un exposé des faits, de la procédure et des moyens de cassation, et le second, une analyse juridique de l’affaire et un avis sur le mérite du pourvoi) avaient été transmis à l’avocat général avant l’audience ; par contre, la requérante n’avait pas eu communication des conclusions de ce dernier. Par arrêt du même jour, la Cour de cassation déclara le pourvoi irrecevable, aux motifs suivants :
« Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que, pour confirmer l’ordonnance de non–lieu entreprise, la chambre d’accusation, après avoir analysé les faits dénoncés dans la plainte et répondu aux articulations essentielles du mémoire dont elle était saisie, a exposé les motifs pour lesquels elle a estimé qu’il n’existe pas de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis les délits d’abus de confiance et d’escroquerie reprochés ou toute autre infraction ;
Attendu que les moyens proposés, qui reviennent à discuter la valeur des motifs de fait et de droit retenus par les juges, ne contiennent aucun des griefs que l’article 575 du code de procédure pénale autorise la partie civile à formuler contre un arrêt de la chambre d’accusation en l’absence de pourvoi du ministère public. »
B.  La procédure civile engagée par la requérante
15.  Le 2 septembre 1994, la société SOFEBAIL a fait signifier par huissier à la requérante la résiliation du crédit-bail immobilier du 30 septembre 1991.
16.  Le 30 septembre 1994, la requérante assigna la société devant le tribunal de grande instance de Strasbourg aux fins d’entendre dire que la résolution du contrat du 30 septembre 1991 n’était pas acquise. Par jugement du 4 avril 1997, le tribunal sursit à statuer jusqu’à l’issue de la procédure pénale résultant de la plainte avec constitution de partie civile de la requérante.
17.  La procédure ayant été reprise devant la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Strasbourg, la requérante conclut à la nullité du contrat litigieux et à la condamnation de la société à lui payer des dommages-intérêts.
18.  Le 8 septembre 2000, le tribunal débouta la requérante de ses demandes. Le 25 septembre 2000, la requérante interjeta appel dudit jugement. Par arrêt du 11 avril 2001, la cour d’appel de Colmar confirma le jugement attaqué. Le 31 juillet 2001, la requérante se pourvut en cassation. La procédure est actuellement pendante devant la Cour de cassation.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19.  L’article 575 du Code de procédure pénale est ainsi libellé :
« La partie civile ne peut se pourvoir en cassation contre les arrêts de la chambre d’accusation que s’il y a pourvoi du ministère public. Toutefois, son seul pourvoi est recevable dans les cas suivants :
   1o Lorsque l’arrêt de la chambre d’accusation a dit n’y avoir lieu à informer ;
  2o Lorsque l’arrêt a déclaré l’irrecevabilité de l’action de la partie civile ;
   3o Lorsque l’arrêt a admis une exception mettant fin à l’action publique ;
   4o Lorsque l’arrêt a, d’office ou sur déclinatoire des parties, prononcé l’incompétence de la juridiction saisie ;
   5o Lorsque l’arrêt a omis de statuer sur un chef de mise en examen ;
   6o Lorsque l’arrêt ne satisfait pas, en la forme, aux conditions essentielles de son existence légale ;
  7o En matière d’atteintes aux droits individuels telles que définies aux articles 224-1 à 224-5 et 432-4 à 432-6 du code pénal. »
20.  La Cour de cassation a confirmé la conformité de l’article 575 avec les dispositions de l’article 6 de la Convention. Dans un arrêt récent, la chambre criminelle rappelle qu’il n’y a pas incompatibilité entre les deux articles ci-dessus, « la victime disposant d’un recours devant les juridictions civiles pour faire valoir ses droits » (Cass. crim. 23 novembre 1999, Société Besnier Charchigne, Bull. crim. no 268).
21.  De nos jours, l’avocat général informe avant le jour de l’audience les conseils des parties du sens de ses propres conclusions et, lorsque, à la demande desdits conseils, l’affaire est plaidée, ces derniers ont la possibilité de répliquer aux conclusions en question oralement ou par une note en délibéré (Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France, arrêt du 31 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 666, § 106).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
22.  La requérante se plaint de l’équité de la procédure pénale qui a été engagée suite à sa plainte avec constitution de partie civile contre la société SOFEBAIL. D’une part, elle se plaint qu’il y a eu atteinte à son droit d’accès à un tribunal en raison de la décision de la Cour de cassation de déclarer son pourvoi irrecevable à défaut d’un pourvoi de la part du ministère public. D’autre part, elle se plaint qu’il y a eu rupture du principe de l’égalité des armes en raison du défaut de transmission des deux volets du rapport du conseiller rapporteur à son conseil. La requérante invoque l’article 6 § 1 de la Convention dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Sur l’irrecevabilité du pourvoi en cassation de la requérante
1.  Thèses défendues devant la Cour
23.  La requérante affirme qu’il ne faut pas censurer ou réduire la portée générale voulue par l’article 6 de la Convention. Elle considère que la limitation portée par l’article 575 du Code de procédure pénale au droit de la partie civile de se pourvoir en cassation est injuste dans un pays démocratique. Elle se plaint que la décision de rejeter son pourvoi a nui gravement à ses intérêts, car si la Cour de cassation avait reconnu le bien-fondé de sa démarche, elle aurait pu sauver ses biens.
24.  Le Gouvernement rappelle d’emblée que, quelles que soient les possibilités d’intervention offertes par la procédure pénale aux parties civiles, l’objectif premier du droit pénal ne concerne pas la réparation de leurs préjudices, mais la poursuite et la répression des auteurs d’infractions. C’est ce principe qui sous-tend les dispositions de l’article 575 du Code de procédure pénale. La limitation portée par cet article à la faculté pour la partie civile de se pourvoir en cassation résulte à la fois de la nature des arrêts des chambres d’accusation et de la place dévolue à l’action civile dans le procès pénal.
25.  En particulier, le Gouvernement affirme que les chambres d’accusation (aujourd’hui chambres de l’instruction) ne statuent pas sur le fond de l’affaire, c’est-à-dire qu’elles ne se prononcent pas sur la culpabilité du prévenu, mais contrôlent la bonne marche de l’instruction, et sont notamment conduites, à ce titre, à déterminer la suite qu’il convient de réserver à la poursuite pénale – renvoi devant une juridiction de jugement ou non-lieu.
26.  Quant à l’action civile, elle n’est qu’une action accessoire à l’action publique, laquelle est en principe initiée par le ministère public. C’est pourquoi, si le ministère public ne juge pas utile de former un pourvoi contre l’arrêt de la chambre de l’instruction attaqué, l’intérêt général ne justifie pas que la partie civile dispose également de cette faculté, à moins que la décision en cause ne nuise gravement à ses intérêts. Si la partie civile disposait d’un droit illimité à l’exercice du pourvoi en cassation contre les arrêts de la chambre de l’instruction et notamment, comme en l’espèce, contre des arrêts de non-lieu – et alors même que le ministère public, qui représente l’accusation, aurait estimé ne pas devoir se pourvoir –, il existerait alors un risque pour l’accusé d’être exposé à des procédures dilatoires ou abusives, malgré la présomption d’innocence dont il doit bénéficier. En tout état de cause, le Gouvernement souligne que la partie civile conserve toujours la possibilité d’agir devant les juridictions civiles pour solliciter l’indemnisation de son préjudice.
27. Par ailleurs, le Gouvernement note que la chambre criminelle de la Cour de cassation a donné une interprétation souple de la sixième hypothèse énoncée au second alinéa de l’article 575 du Code de procédure pénale, en étendant la notion de « conditions essentielles » de l’existence légale de l’arrêt à sa motivation. La Cour de cassation a ainsi jugé que le pourvoi de la seule partie civile était possible si l’arrêt ne répondait pas aux impératifs de motivation, omettait de répondre aux articulations essentielles du mémoire de la partie civile, ne contenait aucun exposé des faits, ou encore ne contenait pas de motifs suffisants sur les chefs de mise en examen visés dans la plainte avec constitution de partie civile.
28.  Pour ce qui est de la présente affaire, le Gouvernement note qu’en exerçant son pourvoi, la requérante n’a soulevé dans son mémoire ampliatif aucun moyen susceptible de justifier l’examen au fond de son pourvoi, en l’absence de celui formé par le ministère public. En effet, la chambre criminelle a considéré que les moyens proposés par la requérante revenaient à « discuter des motifs de fait et de droit retenus par les juges » et ne correspondaient à aucun des cas énumérés au deuxième alinéa de l’article 575 du Code de procédure pénale. Cela étant, la décision d’irrecevabilité rendue par la chambre criminelle a été précédée d’une vérification de la conformité de l’arrêt attaqué aux règles de droit applicables. Force est donc de constater que le pourvoi en cassation formé par la requérante n’a pas été privé de tout effet, puisqu’il a conduit la Cour de cassation à examiner, au moins sommairement, les griefs invoqués au fond et à contrôler la régularité de la décision attaquée. Enfin, le Gouvernement souligne que la plainte de la requérante avait préalablement fait l’objet d’un examen par deux ordres de juridiction successifs qui sont parvenus à la même conclusion.
29.  Le Gouvernement conclut qu’en l’espèce l’application à la requérante des dispositions de l’article 575 du Code de procédure pénale n’a pas porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal ni méconnu le principe de l’égalité des armes. A cet égard, le Gouvernement souligne que la partie civile ne peut être considérée comme l’adversaire du ministère public, puisque l’un et l’autre ont un intérêt à ce que les faits à l’origine du dommage subi par la victime, dès lors qu’ils revêtent une qualification pénale, soient poursuivis et jugés. En tout état de cause, le ministère public n’a pas qualité pour se pourvoir contre toutes les décisions des chambres de l’instruction. Il n’est en effet recevable à se pourvoir qu’autant que la décision affecte l’intérêt général, et pas seulement des intérêts privés (Cass. crim. 3 mai 1994, Bull. crim. no 161). Le rôle dévolu respectivement à la partie civile et au ministère public dans le procès pénal explique ainsi l’étendue de leurs pouvoirs pour former un pourvoi en cassation contre les arrêts de la chambre de l’instruction.
2.  L’appréciation de la Cour
30.  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect (voir notamment Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36), n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, notamment pour les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat qui jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Levages Prestations Services c. France, arrêt du 23 octobre 1996, Recueil 1996–V, p. 1543, § 40). Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit d’accès à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 78-79, § 59 ; Bellet c. France, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 333-B, p. 41, § 31).
31.  Dans le cas d’espèce, la requérante a souhaité former un pourvoi contre l’arrêt de la chambre d’accusation qui, confirmant l’ordonnance de non-lieu rendue par le juge d’instruction, a considéré que les faits dont elle se plaignait ne revêtaient aucune qualification pénale. Le ministère public n’ayant pas jugé opportun de se pourvoir en cassation, il appartenait à la requérante de démontrer que l’arrêt contre lequel elle formait un pourvoi correspondait à l’un des cas prévus par l’article 575 du Code de procédure pénale. En effet, aux termes de cette disposition, en dehors de sept cas limitativement énumérés, la partie civile n’est pas recevable à former seule un pourvoi devant la Cour de cassation contre un arrêt de la chambre d’accusation, si le ministère public ne forme pas lui-même de pourvoi. Or, le pourvoi de la requérante a été déclaré irrecevable au motif que les moyens proposés ne correspondaient à aucun des cas énumérés au deuxième alinéa de la disposition susmentionnée.
32.  Afin de s’assurer que la déclaration d’irrecevabilité n’a pas porté atteinte à la substance même du droit de la requérante « à un tribunal », la Cour recherchera d’abord si les modalités d’exercice du pourvoi en cassation pouvaient passer pour prévisibles aux yeux d’un justiciable, et partant, si la sanction de leur non-respect n’a pas méconnu le principe de proportionnalité (arrêt Levages Prestations Services c. France, précité, p. 1543, § 42).
33.  La Cour constate en premier lieu que la requérante pouvait connaître, à partir du libellé même de l’article 575 du Code de procédure pénale, ses obligations en matière d’introduction d’un pourvoi.
34.  Il reste donc à la Cour à examiner si l’irrecevabilité prononcée, tout en étant prévisible, n’a pas, au vu des circonstances de l’espèce, porté atteinte au droit d’accès de la requérante à un tribunal, notamment en raison de sa nature ou de ses conséquences.
35.  La Cour relève que le pourvoi en cassation est une voie de recours extraordinaire, ce qui signifie que la Cour de cassation ne rejuge pas les affaires dont elle est saisie au fond, mais ne peut que sanctionner une violation de la loi par l’annulation totale ou partielle de la décision attaquée. Le pourvoi en cassation est ouvert en matière pénale à toutes les personnes parties au procès qui ont un intérêt à la cassation. Si la recevabilité du pourvoi de la partie civile est, en dehors de sept cas limitativement énumérés, subordonnée à l’existence d’un pourvoi formé par le ministère public, cette limitation résulte de la nature des arrêts rendus par les chambres de l’instruction et de la place dévolue à l’action civile dans le procès pénal. La Cour ne saurait admettre que la partie civile doive disposer d’un droit illimité à l’exercice du pourvoi en cassation contre les arrêts de non-lieu, car elle est sensible à l’argument du Gouvernement développé ci-dessus (voir § 26).
36.  En outre, la procédure en cassation succédait, en l’occurrence, à l’examen de la cause de la requérante par le juge d’instruction puis par la chambre d’accusation. Par ailleurs, la Cour note que la décision d’irrecevabilité rendue en l’espèce par la chambre criminelle a été précédée, conformément à sa pratique habituelle, d’une vérification de la conformité de l’arrêt aux règles de droit applicables au regard des formalités substantielles. Ainsi, tout en déclarant irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante, la Cour de cassation l’a cependant examiné afin de contrôler la régularité de la décision attaquée (voir, mutatis mutandis, Bennour c. France, (déc.), no 48991/99, 13 septembre 2001, non publiée).
37.  Enfin, la Cour relève que la possibilité s’offrait à la requérante de poursuivre devant les juridictions civiles la société contre laquelle elle avait porté plainte. En fait, la requérante a bien fait usage de cette voie de droit en saisissant le tribunal de grande instance de Strasbourg, mais elle fut déboutée de ses demandes tant en première instance qu’en appel.
38.  En conclusion, la requérante n’a pas, du fait des conditions imposées pour la recevabilité de son pourvoi en cassation, subi d’entrave à son droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Eu égard à la place dévolue à l’action civile dans le procès pénal et aux intérêts complémentaires de la partie civile et du ministère public, la Cour ne saurait admettre non plus que le principe de l’égalité des armes fût méconnu en l’espèce. A cet égard, la Cour admet avec le Gouvernement que la partie civile ne peut être considérée comme l’adversaire du ministère public, ni d’ailleurs nécessairement comme son alliée, leur rôle et leurs objectifs étant clairement distincts.
39.  Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.
B.  Sur le défaut de transmission des deux volets du rapport du conseiller rapporteur au conseil de la requérante
1.  Thèses défendues devant la Cour
40.  La requérante affirme que le principe de l’égalité des armes n’a pas été respecté car le Parquet de la Cour de cassation a joui de plusieurs privilèges au détriment de ses droits de défense. Elle relève que son avocat n’a pas reçu communication avant l’audience du rapport du conseiller rapporteur, alors que ce document avait été fourni à l’avocat général.
41.  Le Gouvernement rappelle le rôle dévolu au conseiller rapporteur, chargé d’examiner avec une objectivité complète l’affaire faisant l’objet d’un pourvoi. Cet examen a un double objet, visant d’une part à vérifier la recevabilité du pourvoi et la régularité des pièces transmises, et d’autre part à rédiger un rapport écrit. Une pratique voudrait que les avocats des parties soient informés de celui-ci par une mention au rôle diffusé à l’Ordre des avocats aux conseils huit jours avant l’audience ; au vu de cette mention, les conseils des parties pourraient apprécier l’opportunité de déposer une note complémentaire ou de plaider l’affaire à l’audience. Toutefois, se référant à la jurisprudence de la Cour (arrêt Reinhardt et Slimane–Kaïd c. France, op. cit.), le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
2.  L’appréciation de la Cour
42.  La Cour a déjà jugé qu’étant donné l’importance du rapport du conseiller rapporteur, principalement du second volet de celui-ci, le rôle de l’avocat général et les conséquences de l’issue de la procédure pour les intéressés, le déséquilibre créé, faute d’une communication identique du rapport au conseil de la partie civile, ne s’accorde pas avec les exigences du procès équitable (arrêt Reinhardt et Slimane–Kaïd c. France précité, p. 666, § 105).
43.  La Cour ne distingue en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence : en effet les deux volets du rapport du conseiller rapporteur n’ont pas été communiqués au conseil de la requérante avant l’audience, alors que l’avocat général s’est vu communiquer l’intégralité du dossier. Les principes du contradictoire et de l’égalité des armes ont ainsi été méconnus.
44.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
46.  La requérante réclame 7 193 544 FRF au titre du préjudice matériel. Cette somme correspond au manque à gagner dont elle estime souffrir du fait de la perte d’un contrat avec un organisateur de voyages. La requérante réclame en outre 100 000 FRF au titre du préjudice moral.
47.  Le Gouvernement affirme que les prétentions de la requérante sont manifestement excessives. Il souligne qu’il n’existe aucun lien de causalité entre le préjudice matériel allégué et la procédure devant la Cour de cassation, en cause dans la présente affaire. Il propose d’allouer à la requérante une somme de 20 000 FRF toutes causes de préjudice confondues.
48.  La Cour a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du défaut de transmission du rapport du conseiller rapporteur au conseil de la requérante avant l’audience. Seuls les préjudices causés par cette violation de la Convention sont en conséquence susceptibles de donner lieu à réparation. Or, la Cour n’aperçoit aucun lien de causalité entre la violation constatée et un quelconque dommage matériel dont la requérante aurait eu à souffrir ; elle ne peut donc y faire droit. Quant au tort moral, la Cour l’estime suffisamment réparé par le constat de violation auquel elle parvient.
B.  Frais et dépens
49.  La requérante réclame 8 772 553 FRF au titre des frais et dépens. Elle ventile cette somme comme suit : 642 023 FRF au titre d’honoraires de ses avocats entre 1994 et 2001 ; 172 000 FRF au titre des frais de notaire ; 7 498 530 FRF au titre des frais que lui réclame la société SOFEBAIL ; 460 000 FRF au titre des frais de notaire.
50.  Le Gouvernement affirme que les frais de justice dont la requérante réclame le remboursement apparaissent tous liés à d’autres procédures que la procédure pendante devant la Cour. La requérante ne saurait donc demander à l’Etat français leur remboursement.
51.  La Cour rappelle que lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63). Il faut aussi que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 31107/96, § 54, ECHR 2000-XI). En l’espèce, la seule violation retenue concernant le déséquilibre dans la communication du rapport du conseiller rapporteur entre le conseil de la requérante et l’avocat général, la Cour estime que les frais réclamés n’ont pas été engagés pour prévenir ou faire corriger par la juridiction nationale la violation de la Convention. En tout état de cause, la requérante ne détaille pas ses demandes au titre des frais et dépens pour la procédure en cassation. En conséquence, la Cour décide de ne rien allouer à la requérante à ce titre.
52.  Enfin, la Cour relève que la requérante, bien qu’elle ait nécessairement dû engager certains frais, s’est défendue seule devant elle. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui accorde 300 EUR au titre des frais et dépens.
C.  Intérêts moratoires
53.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard de l’irrecevabilité du pourvoi en cassation de la requérante par application de l’article 575 du Code de procédure pénale ;
2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause de la requérante n’a pas été entendue équitablement par la Cour de cassation ;
3.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
4.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 300 EUR (trois cents euros) pour frais et dépens ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka   Greffière Président
ARRÊT BERGER c. FRANCE
ARRÊT BERGER c. FRANCE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 48221/99
Date de la décision : 03/12/2002
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne le droit d'accès à un tribunal ; Violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne la non-communication des conclusions du conseiller rapporteur ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Frais et dépens (procédure nationale) - demande rejetée ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES


Parties
Demandeurs : BERGER
Défendeurs : FRANCE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-12-03;48221.99 ?
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