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18/12/2002 | CEDH | N°24952/94

CEDH | AFFAIRE N.C. c. ITALIE


AFFAIRE N.C. c. ITALIE
(Requête no 24952/94)
ARRÊT
STRASBOURG
18 décembre 2002
En l'affaire N.C. c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
G. Ress,
Gaukur Jörundsson,
Mme E. Palm,
MM. L. Caflisch,
P. Kūris,
I. Cabral Barreto,
C. Bîrsan,
J. Casadevall,
B. Zupančič,
M. Pellonpää,
Mme H.-S. Greve,
M. A.B. Baka,
Mme S. Botoucharova,
MM. A.

Kovler,
V. Zagrebelsky,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 septembre ...

AFFAIRE N.C. c. ITALIE
(Requête no 24952/94)
ARRÊT
STRASBOURG
18 décembre 2002
En l'affaire N.C. c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
G. Ress,
Gaukur Jörundsson,
Mme E. Palm,
MM. L. Caflisch,
P. Kūris,
I. Cabral Barreto,
C. Bîrsan,
J. Casadevall,
B. Zupančič,
M. Pellonpää,
Mme H.-S. Greve,
M. A.B. Baka,
Mme S. Botoucharova,
MM. A. Kovler,
V. Zagrebelsky,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 septembre et 11 décembre 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 24952/94) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. N.C. (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 avril 1994 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Me M. Manfreda, avocat à San Pietro Vernotico (Brindisi). Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, et par son coagent, M. V. Esposito. Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 3 du règlement).
3.  Le requérant alléguait sur le terrain de l'article 5 § 5 de la Convention que le droit italien ne lui avait pas permis de demander réparation pour avoir subi une détention provisoire qui, selon lui, n'avait pas respecté l'article 5 §§ 1 c) et 3.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 15 décembre 1998, elle a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : M. A.B. Baka, président, M. B. Conforti, M. G. Bonello, Mme V. Strážnická, M. P. Lorenzen, M. M. Fischbach, Mme M. Tsatsa-Nikolovska ainsi que de M. E. Fribergh, greffier de section.
6.  Dans son arrêt du 11 janvier 2001 (« l'arrêt de la chambre »), la chambre a exprimé l'avis, par quatre voix contre trois, qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 5 § 5 de la Convention. Une opinion dissidente commune aux juges Bonello, Strážnická et Tsatsa-Nikolovska se trouvait jointe à cet arrêt.
7.  Le 4 avril 2001, le requérant a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre (article 43 de la Convention).
8.  Le 5 septembre 2001, un collège de la Grande Chambre a décidé de retenir la demande de renvoi (article 73 du règlement).
9.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
10.  Le Gouvernement a déposé un mémoire, mais non le requérant. La Grande Chambre a décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 3 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
11.  Le requérant, né en 1951, réside à Velenzano (Bari). Il a exercé les fonctions de directeur technique, de conseiller technique et économique et de représentant spécial et agent de la société X.
A.  Le placement du requérant en détention provisoire
12.  A une date non précisée, des investigations préliminaires furent ouvertes contre le requérant car il était soupçonné d'abus de pouvoir et de corruption, infractions qu'il aurait commises en 1991 dans l'exercice de ses fonctions.
13.  Le 16 octobre 1993, le procureur près le tribunal de district de Brindisi demanda que le requérant soit placé en détention provisoire ou assigné à domicile, ou empêché d'exercer ses fonctions de directeur de la société X, au motif que les déclarations de cinq témoins et une expertise effectuée par Z au cours des investigations préliminaires fournissaient de graves indices de sa culpabilité. La teneur des déclarations et de l'expertise en question se trouvait corroborée par d'autres documents. Il semblait en découler que le requérant avait fait nommer Y, directeur de l'urbanisme de la municipalité de Brindisi, aux fonctions d'ingénieur en chef d'un projet de construction de route (« Strada dei Pittachi ») et de maître d'œuvre en second des travaux de construction du nouveau centre de détention de Lecce. Cette nomination aurait constitué un « paiement » versé par la société X à Y en échange de fausses déclarations dans le cadre de la procédure d'approbation relative aux projets que la société X avait soumis pour les travaux routiers.
Le procureur expliqua de plus que, le requérant conservant ses fonctions dans la société X, il y avait un risque que celui-ci commette d'autres infractions similaires.
14.  Le 2 novembre 1993, le juge des investigations préliminaires (giudice per le indagini preliminari) de Brindisi émit un mandat d'arrêt contre le requérant en raison des graves indices de culpabilité (gravi indizi di colpevolezza) le concernant, tels que mentionnés dans la demande du procureur du 16 octobre.
15.  Pour ce qui est de la motivation de ces mesures de précaution, le juge rappela que le requérant avait conservé son poste de directeur technique de la société X comme l'avait indiqué le procureur dans sa demande précitée. Le juge considéra notamment que, pour choisir la mesure de précaution la plus adaptée en ce cas, il devait tenir compte de la nature du comportement examiné. Or les pires aspects en étaient que le requérant n'avait pas observé les règles de la procédure administrative, avait gaspillé des fonds publics et enfreint les dispositions régissant la passation des marchés publics. Il en était résulté un projet ne respectant aucunement l'environnement, ce qui était très grave étant donné que
« le caractère chaotique et invivable des villes du Sud de l'Italie ne pro[venait] pas seulement de l'augmentation de la petite délinquance mais essentiellement du schéma de croissance urbaine (absence de toute régulation effective entraînant un manque d'espaces publics pour le stationnement, les jardins et voies de dégagement, cette gêne se ressentant nettement dans tous les quartiers de Brindisi). Les abus en matière de gestion et de dépense des fonds publics tels que ceux commis dans le projet de la Strada dei Pittachi [devaient] être considérés comme tout aussi graves que la détention d'une arme à feu dont le numéro de série [avait] été retiré ou le comportement d'un toxicomane volant quelques milliers de lires à un buraliste sous la menace d'un revolver ou avec l'aide de complices, ce qui [était] fréquent à Brindisi. Vu l'intention du législateur de combattre le risque menaçant la société en pareil cas au moyen de la mesure de précaution la plus stricte, à savoir le placement en détention, cette mesure se justifi[ait] d'autant plus dans une affaire comme l'espèce, bien plus grave, et [devait] passer pour appropriée et nécessaire même si l'article 275 § 3 du code de procédure pénale ne la requ[érait] pas expressément dans ce genre de circonstances. Faute de cela, la différence de traitement ne [pouvait] se justifier et [était] donc injuste ».
Le juge conclut que dans des affaires comme celle à l'étude « où chaque acte a) vis[ait] à satisfaire des intérêts privés répréhensibles et b) [était] commis par des personnes qui jouiss[aient] ou dev[aient] jouir d'une excellente réputation en raison des pouvoirs et/ou responsabilités qu'elles exerç[aient], il [fallait] recourir à la mise en détention (et non à l'assignation à domicile, qui [était] très pratique – notamment pour quelqu'un comme le suspect qui [était] habitué à vivre à l'intérieur – et pas suffisamment dissuasive) ».
16.  Le requérant fut arrêté le 3 novembre 1993.
B.  Les recours du requérant contre sa privation de liberté
17.  Le 3 novembre 1993, le requérant déposa auprès du tribunal de district de Brindisi une demande de libération ou, à défaut, d'assignation à domicile, faisant valoir qu'il n'y avait pas de « graves indices de culpabilité » au sens de l'article 273 du code de procédure pénale (ci-après « CPP »), ni la moindre raison de prendre des mesures de précaution.
18.  Le 9 novembre 1993, le requérant soumit au greffe du tribunal de district de Brindisi de nouveaux motifs pour étayer sa demande. Il réaffirma qu'il n'existait aucune preuve contre lui ni aucune raison de prendre des mesures de précaution. En effet, il n'était pas nécessaire de prévenir une entrave à l'exercice de la justice, car les investigations étaient déjà presque terminées ; en outre, il n'y avait aucun danger de fuite, puisqu'il n'avait jamais manifesté l'intention de s'enfuir mais s'était au contraire montré très coopérant lors de son arrestation, et il n'y avait en particulier aucune nécessité de prévenir une infraction pénale. A cet égard, le requérant souligna que l'article 274 c) CPP exigeait l'existence d'un risque concret de récidive – tenant aux circonstances de l'espèce et à la personnalité du suspect – alors que les motifs invoqués par le juge des investigations préliminaires étaient extrêmement vagues et hypothétiques. De plus, son casier judiciaire était vierge.
19.  Enfin, le requérant attira notamment l'attention du tribunal sur la jurisprudence italienne constante selon laquelle, lorsqu'une mesure de précaution est envisagée longtemps après la commission de l'infraction, il y a lieu de tenir compte du comportement du suspect dans l'intervalle. Or, en ce qui le concernait, il n'avait été ni soupçonné ni inculpé d'une infraction similaire ou différente au cours des deux années écoulées depuis les faits qui lui étaient reprochés.
20.  A la suite d'une audience tenue le 11 novembre 1993, le tribunal déclara dans une décision du 13 novembre 1993 qu'il y avait sans nul doute un « grave indice de culpabilité » à l'encontre du requérant. Il jugea en outre qu'il « exist[ait] indubitablement un risque que l'intéressé commette d'autres infractions au sens de l'article 274 c) CPP si l'on consid[érait] la manière dont il [était] parvenu à atteindre illégalement les objectifs économiques indiqués ». Il rejeta donc la demande de libération du requérant. Toutefois, le casier judiciaire de celui-ci étant vierge, le tribunal accéda à sa demande subsidiaire et l'assigna à domicile.
21.  Le 23 novembre 1993, le requérant forma un pourvoi contre le refus de le libérer, en s'appuyant sur le fait que sa détention provisoire était contraire aux articles 273 et 274 c) CPP. Il souligna en particulier que le tribunal de district de Brindisi n'avait pas motivé sa décision d'appliquer des mesures de précaution au sens de l'article 274 c) CPP.
22.  Le 30 novembre 1993, le requérant sollicita du juge des investigations préliminaires de Brindisi l'annulation de l'ordonnance d'assignation à domicile le concernant, étant donné qu'il avait démissionné de son poste de directeur technique de la société X.
23.  Le juge rejeta cette demande le 3 décembre 1993. Il invoqua en particulier la courte durée d'application de la mesure attaquée, qui venait de surcroît en remplacement d'une mesure plus sévère, et la gravité de l'accusation. Il expliqua que le requérant avait de toute manière la possibilité d'utiliser son expérience et ses aptitudes professionnelles soit pour son propre compte soit au service d'une autre société.
24.  Le 6 décembre 1993, le requérant fit appel de cette décision devant le tribunal de district de Brindisi. Il souligna que les décisions antérieures avaient été prises dans le but de prévenir des infractions pénales, et notamment parce que le requérant avait conservé son poste au sein de la société X. Dès lors qu'il avait démissionné, la nécessité de pareille prévention avait disparu.
25.  Dans une décision du 20 décembre 1993, le tribunal observa que toutes les décisions antérieures relatives à la privation de liberté du requérant s'étaient fondées sur l'article 274 c) CPP. Il considéra que, vu la démission du requérant, le temps écoulé depuis l'application de la mesure et la personnalité du suspect, il n'y avait plus aucune raison de maintenir son assignation à domicile. Il ordonna donc la libération immédiate de l'intéressé.
26.  Le 28 février 1994, le requérant retira son pourvoi du 23 novembre 1993, ce dont il fut accusé réception le 8 mars 1994.
C.  L'acquittement du requérant
27.  Par un jugement du 15 avril 1999, le tribunal de district de Brindisi acquitta le requérant au motif que les faits reprochés ne s'étaient pas produits (perché il fatto non sussiste). Ce jugement devint définitif le 14 octobre 1999.
28.  Le tribunal observa notamment que la thèse du parquet se fondait principalement sur une expertise effectuée par Z au cours des investigations préliminaires. Z avait été interrogé lors des débats publics, mais les conclusions auxquelles il était parvenu avaient été à bon droit contestées par la défense. En particulier, un expert, W, nommé par cette dernière, avait procédé à une autre reconstitution des faits, qui avait été présentée au tribunal lors des audiences des 6 novembre 1996 et 5 février 1997. Or la position de W était corroborée par des documents et par les dépositions de certains témoins. Il ressortait entre autres que l'expert Z n'avait pas dûment distingué deux procédures administratives séparées et n'avait pas pris en considération un nombre de facteurs de nature à expliquer pourquoi la société X avait été choisie pour l'accomplissement de certains travaux relatifs à la Strada dei Pittachi. A la lumière de ces éléments, et à supposer même que des dispositions administratives internes eussent été violées, il n'était pas établi que la société X avait réalisé des profits injustifiés. Par ailleurs, à l'audience du 11 novembre 1997, un témoin avait éclairci les rapports existant entre la société X et le requérant. En particulier, ce dernier avait interrompu son contrat de travail avec la société en question lorsqu'il était devenu professeur d'université, se bornant par la suite exclusivement à un rôle de consultant extérieur. En cette qualité, le requérant ne pouvait pas s'occuper de la gestion concrète d'un projet spécifique, car il s'agissait d'une responsabilité qui revenait au directeur d'une filiale, tout comme celle d'effectuer les paiements. Enfin, les dépositions faites au cours des débats par d'autres témoins avaient démontré que la nomination de Y aux fonctions d'ingénieur en chef du projet de construction de la Strada dei Pittachi et de maître d'œuvre en second des travaux de construction du nouveau centre de détention de Lecce était motivée par des raisons techniques et d'opportunité, et s'appuyait sur une pratique constante.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  Les conditions d'application d'une mesure de précaution privative de liberté
29.  Les conditions d'application d'une mesure de précaution (misura cautelare) dans le cadre d'une procédure pénale sont énumérées aux articles 272 et suivants CPP.
1.  Existence de « graves indices de culpabilité »
30.  Aux termes de l'article 273 § 1 CPP, « nul ne peut faire l'objet d'une mesure de précaution s'il n'existe pas de graves indices de sa culpabilité [gravi indizi di colpevolezza]. » Ces indices doivent concerner une infraction punie de la réclusion à perpétuité ou d'une détention de plus de trois ans.
31.  La Cour de cassation a précisé que par « graves indices de culpabilité », il faut entendre tout élément à charge qui, sans être de nature à prouver au-delà de tout doute raisonnable la responsabilité du suspect, permet cependant de supposer qu'une telle responsabilité pourra être établie par la suite, ce qui crée, au stade de l'instruction, une probabilité de culpabilité renforcée (voir Cour de cassation, chambre plénière, arrêt du 21 avril 1995, Costantino, publié dans Giust. pen. 1996, III, 321, et Cour de cassation, arrêt du 10 mars 1999, Capriati, publié dans C.E.D. Cass., no 212998 ; voir aussi Cour de cassation, arrêt du 23 février 1998, Derzsiova, publié dans Riv. pen. 1998, 816, où il est question de « grande probabilité que l'infraction soit mise à la charge du suspect », et Cour de cassation, arrêt du 7 février 1992, Caparrotta, publié dans Arch. n. proc. pen. 1992, 597, selon lequel les indices doivent fonder une forte indication de culpabilité (consistente fumus di colpevolezza) qui n'est pas en soi réfutée par l'existence d'une autre explication possible à vérifier au procès).
2.  Les exigences de précaution : le risque de récidive
32.  L'article 274 CPP expose les circonstances justifiant l'adoption d'une mesure de précaution. L'existence d'au moins une de ces circonstances, qui s'ajoute aux « graves indices de culpabilité » mentionnés à l'article 273 § 1 CPP, constitue une condition sine qua non pour prendre une mesure privative de liberté.
33.  L'article 274 dispose notamment que des mesures de précaution peuvent être ordonnées pour empêcher une entrave au cours de la justice (article 274 a)), en cas de danger de fuite (article 274 b)) et pour prévenir les infractions pénales (article 274 c)).
34.  Aux termes de l'article 274 c), appliqué dans le cas du requérant, des mesures de précaution sont ordonnées
« lorsque, pour les modalités spécifiques et les circonstances entourant les faits et compte tenu de la personnalité du suspect ou de l'accusé, telle qu'elle ressort de ses comportements ou de ses actes ou de son casier judiciaire, il existe un danger concret que l'intéressé commette de graves délits en ayant recours à des armes ou d'autres moyens de violence contre les personnes, ou des délits contre l'ordre constitutionnel, ou des délits en rapport avec le crime organisé, ou encore des délits du même type que celui qui lui est reproché ».
35.  La Cour de cassation a précisé que les exigences liées à la protection de la collectivité doivent s'analyser à la lumière d'un danger spécifique que des infractions soient commises ; s'agissant d'un pronostic avec caractère de présomption, le juge doit donner une explication concrète et précise des critères adoptés, sans pouvoir, dans l'hypothèse où plusieurs personnes sont soupçonnées, se borner à des considérations d'ordre général (Cour de cassation, arrêt du 8 novembre 1993, Stanislao, publié dans C.E.D. Cass., no 197719). Le juge ne doit pas non plus prendre en compte la gravité hypothétique de l'infraction, mais doit examiner les circonstances spécifiques entourant les faits en cause dans la procédure et mettant en lumière la dangerosité du suspect ; pour motiver sa décision, le juge doit s'appuyer sur des faits concrets et non sur des critères généraux et/ou automatiques (Cour de cassation, arrêt du 29 mars 2000, Penna, publié dans C.E.D. Cass., no 216304).
36.  D'autre part, le fait qu'une personne ait un casier judiciaire vierge ne démontre pas nécessairement l'absence de danger social, étant donné que cette dernière peut être retenue, comme le prévoit expressément l'article 274 c) CPP, au vu du comportement ou des actes concrets du suspect (Cour de cassation, arrêt du 2 octobre 1998, Mocci, publié dans Cass. pen. 1999, 2584).
37.  Enfin, selon la Cour de cassation le risque de récidive n'est pas exclu par la circonstance que le suspect a démissionné ou de toute autre manière cessé d'exercer les fonctions dans le cadre desquelles il aurait abusé de ses pouvoirs publics ; en effet la loi se borne à poser comme condition la probabilité que sera commise une infraction de même nature que celle pour laquelle des investigations ont été ouvertes et n'exige pas la perpétration de la même infraction (Cour de cassation, arrêt du 10 septembre 1992, Gazner, publié dans Cass. pen. 1993, no 1042, et Cour de cassation, arrêt du 17 mars 1994, Abbate, publié dans Cass. pen. 1995, 340).
3.  La motivation des décisions ordonnant des mesures de précaution
38.  L'article 292 CPP dispose que la décision ordonnant une mesure de précaution doit être motivée ; elle doit notamment indiquer les motifs à l'origine de la mesure et les indices de culpabilité, y compris les faits sur lesquels se fondent ces indices et les raisons pour lesquelles ils sont pertinents. Elle doit aussi tenir compte du temps qui s'est écoulé depuis la commission de l'infraction.
39.  Selon la Cour de cassation, la motivation en question ne peut pas se fonder sur des formules standard, mais doit au contraire expliquer les raisons concrètes prises en considération par le juge dans le cas d'espèce (voir, notamment, Cour de cassation, arrêt du 5 juillet 1990, Ranucci, publié dans Arch. n. proc. pen. 1991, 124, qui a annulé une décision où le caractère dangereux avait été retenu sur la seule base de la gravité de l'infraction et de la personnalité du suspect, telle qu'elle ressortait des antécédents de celui-ci).
B.  Droit à réparation pour une détention provisoire « injuste » (ingiusta detenzione)
40.   L'article 314 CPP prévoit un droit à réparation pour la détention provisoire dite « injuste », dans deux cas distincts : lorsque, à l'issue de la procédure pénale sur le fond, l'accusé est acquitté ou lorsqu'il est établi que le suspect a été placé ou maintenu en détention provisoire au mépris des articles 273 et 280 CPP. Cette dernière disposition prévoit qu'une mesure de précaution peut être adoptée seulement si la peine maximale pour l'infraction prétendument commise est supérieure à trois ans d'emprisonnement. En revanche, aucune compensation financière ne peut être octroyée si la détention provisoire a été ordonnée ou prolongée au mépris de l'article 274 CPP (par exemple parce que le risque de récidive était inexistant ; voir, parmi d'autres, Cour de cassation, chambre plénière, arrêt du 12 octobre 1993, Durante). L'article 314 se lit comme suit :
« Quiconque est relaxé par un jugement définitif au motif que les faits reprochés ne se sont pas produits, qu'il n'a pas commis les faits, que les faits ne sont pas constitutifs d'une infraction ou ne sont pas érigés en infraction par la loi a droit à une réparation pour la détention provisoire subie, à condition de ne pas avoir provoqué [sa détention] ou contribué à la provoquer intentionnellement ou par faute lourde.
Le même droit est garanti à toute personne relaxée pour quelque motif que ce soit ou à toute personne condamnée qui au cours du procès a fait l'objet d'une détention provisoire, lorsqu'il est établi par une décision définitive que l'acte ayant ordonné la mesure a été pris ou prorogé alors que les conditions d'applicabilité prévues aux articles 273 et 280 n'étaient pas réunies. »
41.  Aux termes de l'article 315 CPP, la demande de réparation doit être introduite, sous peine d'irrecevabilité, dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle la décision d'acquittement ou de condamnation est devenue définitive. A la suite de l'entrée en vigueur de la loi no 479 de 1999, le montant de l'indemnité ne peut dépasser 516 456,90 euros.
EN DROIT
I.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
42.  Dans son mémoire du 8 janvier 2002, le Gouvernement excipe pour la première fois du non-épuisement des voies de recours internes, le requérant n'ayant pas usé de la possibilité prévue aux articles 314 et 315 CPP. Le Gouvernement observe notamment qu'aux termes de l'article 314 précité toute personne qui, comme le requérant, a été acquittée au motif que les faits reprochés ne se sont pas produits a droit à réparation pour la détention provisoire subie.
43.  La Cour note que l'exception du Gouvernement est basée sur le fait que le requérant a omis d'introduire devant les juridictions nationales compétentes une demande en réparation à la suite de son acquittement, devenu définitif le 14 octobre 1999 (paragraphe 27 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement a porté cette question à l'attention de la Cour seulement le 8 janvier 2002.
44.  La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d'irrecevabilité, elle doit le faire dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête présentées par elle. Toutefois, en l'espèce, la décision sur la recevabilité de la requête a été adoptée le 15 décembre 1998 (paragraphe 5 ci-dessus) et à cette époque le fait sur lequel l'exception du Gouvernement se fonde ne s'était pas encore produit. Par conséquent, les circonstances ne permettaient pas au Gouvernement de respecter le délai fixé à l'article 55.
45.  D'autre part, la Cour considère que, lorsqu'un nouvel élément procédural ayant une importance juridique et pouvant influencer la recevabilité de la requête se produit, il serait contraire aux intérêts d'une bonne administration de la justice de permettre à une Partie contractante défenderesse de laisser s'écouler un délai excessif avant de soulever une exception formelle. Cette situation présente des similitudes avec la découverte tardive d'un fait qui aurait pu exercer une influence décisive. Il est significatif que dans de pareilles circonstances l'article 80 du règlement impose de saisir la Cour d'une demande en révision dans le délai de six mois à partir du moment où la partie a eu connaissance du fait découvert.
46.  Dans le cas présent, plus de deux ans et deux mois se sont écoulés entre le moment où le Gouvernement aurait pu avoir connaissance de l'acquittement définitif du requérant et celui où l'exception de non-épuisement a été soulevée pour la première fois. En particulier, au cours de la procédure sur le fond devant la chambre le Gouvernement a omis de faire référence à l'utilisation que le requérant aurait pu faire du remède prévu aux articles 314 et 315 CPP ; la question a été soulevée seulement après que la demande du requérant de renvoi de son affaire à la Grande Chambre a été acceptée. La Cour considère qu'un tel délai est excessivement long et note qu'aucune explication n'a été donnée sur ce point par le Gouvernement.
47.  Par conséquent, à ce stade de la procédure le Gouvernement est forclos à formuler une exception préliminaire portant sur le non-épuisement des voies de recours internes. Il s'ensuit que l'exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
48.  Le requérant se plaint de ne pas avoir eu droit à une réparation alors que sa détention provisoire n'a pas respecté l'article 5 §§ 1 c) et 3. Il allègue de ce fait une violation de l'article 5 § 5 de la Convention. L'article 5 dispose en ses passages pertinents :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
c)  s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience.
5.  Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
49.  La Cour rappelle que le paragraphe 5 de l'article 5 se trouve respecté dès lors que l'on peut demander réparation du chef d'une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 (Wassink c. Pays-Bas, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 185-A, p. 14, § 38). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu'une violation de l'un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention.
50.  La Cour relève qu'en l'espèce les autorités italiennes n'ont pas déclaré que la détention provisoire ou l'assignation à domicile du requérant étaient illégales ou autrement contraires aux paragraphes 1 à 4 de l'article 5. Le requérant a présenté devant la Cour de nombreux arguments, à la fois juridiques et factuels, pour démontrer que les paragraphes 1 c) et 3 de la disposition en question avaient été méconnus dans son cas. Il a notamment affirmé que, contrairement aux articles 273 et 274 CPP, il n'existait aucun indice grave de sa culpabilité et il ne subsistait aucun risque réel de récidive en l'espèce. Cela démontrerait, selon lui, que sa privation de liberté n'était pas justifiée au sens de l'alinéa c) du paragraphe 1 de l'article 5 et n'avait pas été ordonnée « selon les voies légales ». Enfin, le requérant a soutenu que la durée de la mesure de précaution était déraisonnable.
51.  Cependant, la Cour n'estime pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si les paragraphes 1 c) et 3 de l'article 5 ont été enfreints en l'espèce, car, à supposer même que les exigences de ces dispositions n'aient pas été respectées, il n'y a dans l'affaire du requérant aucune apparence de violation du paragraphe 5 de l'article 5.
52.  A cet égard, la Cour rappelle que la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Sakık et autres c. Turquie, arrêt du 26 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, p. 2626, § 60, et Ciulla c. Italie, arrêt du 22 février 1989, série A no 148, pp. 18-19, § 44).
53.  En l'espèce, la Cour observe que l'article 314 CPP prévoit la possibilité pour toute personne ayant été acquittée d'introduire une demande en réparation au motif que les faits reprochés ne se sont pas produits, qu'elle n'a pas commis les faits, que les faits ne sont pas constitutifs d'une infraction ou ne sont pas érigés en infraction par la loi (paragraphe 40 ci-dessus). Ce droit à réparation est exclu seulement si l'intéressé a contribué à provoquer sa privation de liberté intentionnellement ou par faute lourde, condition qui ne semble pas présente dans le cas du requérant.
54.  Or, le 15 avril 1999, le requérant a été acquitté sur le fond par le tribunal de district de Brindisi au motif que les faits reprochés ne s'étaient pas produits. Cette décision est devenue définitive le 14 octobre 1999 (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). A partir de ce moment, le requérant aurait pu introduire une demande fondée sur l'article 314 CPP. Il s'ensuit que l'ordre juridique italien garantissait au requérant, à un degré suffisant de certitude, un droit à réparation pour la détention provisoire qu'il avait subie.
55.  Il est vrai que ce droit a pris naissance lorsque le jugement d'acquittement du tribunal de district de Brindisi est devenu définitif, et que, s'il avait été condamné, le requérant n'aurait, semble-t-il, pu obtenir aucune compensation pour avoir été détenu alors que le risque de récidive était prétendument inexistant ou pour la durée prétendument excessive de sa privation de liberté (paragraphe 40 ci-dessus).
56.  Toutefois, ces circonstances ne sauraient être considérées comme décisives. En effet, il n'incombe pas à la Cour d'examiner in abstracto la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont touché le requérant a enfreint la Convention (voir, mutatis mutandis, Padovani c. Italie, arrêt du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 20, § 24).
57.  Dans les circonstances particulières de la présente affaire, le requérant avait la possibilité, aux termes de l'article 314 CPP, de demander réparation pour sa privation de liberté, sans être appelé à prouver que sa détention avait été illégale ou excessivement longue. Pour octroyer cette réparation les juridictions nationales auraient pu baser leur appréciation sur le fait que le requérant avait enfin été acquitté par le tribunal de district de Brindisi, une circonstance qui, en droit italien, aurait rendu sa détention provisoire « injuste » (ingiusta) indépendamment de toute considération quant à son illégalité. La Cour estime que dans ces conditions la compensation due au requérant selon le CPP italien du fait de son acquittement se confond avec toute compensation à laquelle il aurait pu avoir droit au sens de l'article 5 § 5 de la Convention au motif que sa privation de liberté était contraire aux paragraphes 1 ou 3 (voir, mutatis mutandis, Pisano c. Italie [GC] (radiation), no 36732/97, § 47, 24 octobre 2002). A cet égard, il convient de noter que le droit à réparation en question se fonde sur la même disposition du CPP – l'article 314 – et que celle-ci ne prévoit aucune différence entre le montant de la compensation due à la suite d'un acquittement sur le fond et le montant pouvant être versé du fait de l'illégalité de la détention provisoire.
58.  Il s'ensuit que l'article 5 § 5 de la Convention a été respecté.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 5 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 18 décembre 2002, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Luzius Wildhaber    Président  Paul Mahoney       Greffier
ARRÊT N.C. c. ITALIE
ARRÊT N.C. c. ITALIE 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 24952/94
Date de la décision : 18/12/2002
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (forclusion) ; Non-violation de l'art. 5-5

Parties
Demandeurs : N.C.
Défendeurs : ITALIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-12-18;24952.94 ?
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