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10/02/2004 | CEDH | N°42023/98

CEDH | AFFAIRE NAOUMENKO c. UKRAINE


DEUXIEME SECTION
AFFAIRE GENNADI NAOUMENKO c. UKRAINE
(Requête no 42023/98)
ARRÊT
STRASBOURG
10 février 2004
DÉFINITIF
15/12/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Gennadi Naoumenko c. Ukraine,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    V. Butkevych, 

 Mmes W. Thomassen,    A. Mularoni, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délib...

DEUXIEME SECTION
AFFAIRE GENNADI NAOUMENKO c. UKRAINE
(Requête no 42023/98)
ARRÊT
STRASBOURG
10 février 2004
DÉFINITIF
15/12/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Gennadi Naoumenko c. Ukraine,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    V. Butkevych,   Mmes W. Thomassen,    A. Mularoni, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 janvier 2004,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 42023/98) dirigée contre l'Ukraine et dont un ressortissant de cet Etat, Gennadi Vasilyevich Naoumenko (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 25 février 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté devant la Cour par Me A. Tarasenko, avocat à Kiev. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme V. Lutkovska.
3.  Le requérant, qui est actuellement incarcéré à l'établissement pénitentiaire no 8 à Zhytomyr, alléguait en particulier que les traitements auxquels il était soumis pendant son séjour dans la maison d'arrêt no 313/203 de la région de Kharkiv, à savoir pendant la période allant de 1996 jusqu'en 2001, s'analysaient en des « traitements inhumains et dégradants », voire en des actes de torture, prohibés par l'article  3 de la Convention. Il se plaignait également de l'absence, en droit ukrainien, d'un recours effectif au sens de l'article 13 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Par une décision du 7 mai 2002, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7.  Les 26 et 27 septembre 2002, des délégués de la Cour se sont rendus en Ukraine pour entendre le requérant et des témoins, et visiter l'établissement pénitentiaire no 8 de Zhytomyr.
8.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Résumé des événements
1.  La détention du requérant à la prison de Kharkiv
a)  La condamnation du requérant et la commutation de sa peine
9.  Le 25 avril 1996, la cour régionale de Kharkiv condamna le requérant, né en 1964, à la peine de mort pour le meurtre de deux personnes, une tentative de meurtre et un viol. Le 23 juillet 1996, la Cour suprême de l'Ukraine confirma ce verdict. La condamnation du requérant étant devenue définitive, il fut placé dans le « couloir de la mort » de la maison d'arrêt (SIZO) no 313/203 de la région de Kharkiv (ci-après la « prison de Kharkiv »).
10.  Par une ordonnance du 2 juin 2000, la cour régionale de Kharkiv commua la peine appliquée au requérant en une réclusion à perpétuité.
b)  Le traitement médical du requérant
11.  Lors de son admission à la prison de Kharkiv, en août 1995, en qualité de détenu provisoire, le requérant subit un examen psychiatrique ; aucun trouble mental ne fut décelé chez lui. Cependant, immédiatement après le rejet de son pourvoi en cassation par la Cour suprême, en juillet 1996, il commença à se plaindre de voix étranges qui le hantaient et lui ordonnaient de se suicider. Le dossier médical du requérant contient l'indication suivante : « [l]ors de la consultation médicale, il est agressif, grossier, soupçonneux, pousse des cris aigus [et] refuse les injections ».
En septembre 1996, le requérant fut placé sous un suivi psychiatrique permanent en raison de ses tendances suicidaires, dénoncées par ses codétenus. Le 12 octobre 1996, il se plaignit au psychiatre de la prison de troubles de sommeil, de cauchemars et d'hallucinations. Le psychiatre lui prescrivit alors des injections de chlorpromazine (« aminazine » selon la nomenclature utilisée en Ukraine), en doses de 0,25 ml deux fois par jour.
12.  Le 15 octobre 1996, le psychiatre diagnostiqua l'état du requérant  de la façon suivante : « psychopathie, psychose réactive, tendances suicidaires ». Depuis lors, il fut soumis régulièrement à un traitement médical comprenant l'administration de médicaments neuroleptiques et psychotropes. Les pièces du dossier médical du requérant contiennent les indications suivantes (extraits exposés par ordre chronologique) :
« (...) Le 25 octobre 1996 – amélioration ; arrêt de la thérapie médicamenteuse.
Le 30 octobre 1996 – aggravation ; le requérant refuse les visites du psychiatre et le traitement, soupçonnant un complot en vue de le rendre fou.
Le 11 novembre 1996 –  diagnostic : état réactif. [Le requérant] est placé sous un suivi médical permanent (24 heures par jour) et reçoit un traitement adéquat.
Le 28 décembre 1996 – diagnostic : état réactif. (...)
Le 24 janvier 1997 – diagnostic : état réactif. (...)
Le 31 janvier 1997 – état réactif diagnostiqué. Le requérant réitère ses accusations quant au complot. Traitement : halopéridol (2,0 ml) deux fois par jour.
Le 10 février 1997 – amélioration ; arrêt de la thérapie médicamenteuse.
Le 28 juillet 1997 – état agressif, refuse le traitement et toute conversation avec le psychiatre. Commence à soutenir qu'un « générateur psychotrope » est installé au-dessus de sa cellule ; rédige plusieurs plaintes au procureur à ce sujet. Refuse catégoriquement le traitement prescrit par le psychiatre.
Le 12 septembre 1997 – comportement arrogant et agressif, continue à se plaindre du « générateur ». Traitement prescrit.
Le 20 septembre 1997 – amélioration ; arrêt de la thérapie médicamenteuse.
Le 10 octobre 1997 – [le requérant est] atteint d'un syndrome paranoïde réactif ; il reçoit le traitement nécessaire.
Le 21 novembre 1997 – diagnostic : état réactif. Placé sous un suivi médical permanent et reçoit un traitement adéquat.
Le 7 décembre 1997 – subit un traitement psychiatrique à cause de son état réactif. Son état actuel est satisfaisant, et il est placé sous un suivi médical permanent.
Le 13 janvier 1998 – aucun traitement médicamenteux n'est administré. 
Le 25 février 1998 – (...) l'état de santé [du requérant] est satisfaisant.
La période allant du 4 au 25 mars 1998 – le requérant ne sollicite pas d'aide médicale ; aucune maladie ni lésion corporelle n'est décelée.
Le 15 avril 1998 – [il est confirmé] qu'en 1996, [le requérant] était atteint d'une psychose réactive. Le traitement administré a abouti à une guérison clinique. En ce moment, l'état [du requérant] est satisfaisant ; il reste sous la supervision du médecin généraliste et du psychiatre.
Le 1er juillet 1998 – examen psychiatrique ordonné après le comportement violent du requérant. [Le requérant] continue à se plaindre du « générateur ». Diagnostic : psychopathie. Un traitement n'est pas nécessaire.
La période allant du 21 janvier au 12 février 1999 – le requérant ne sollicite pas d'aide médicale ; aucune maladie ni lésion corporelle n'est décelée.
Le 21 mai 1999 – continue à se plaindre du « générateur ». Diagnostic : tendances simulées et obsessionnelles.
Le 29 juin 1999 – Placé sous suivi médical. Psychopathie, symptômes résiduels après l'état réactif. L'état de santé actuel est satisfaisant, il a des tendances à la simulation. 
Le 2 août 1999 – diagnostic : tendances de simulation et obsessionnelles.
Le 10 août 1999 – placé sous suivi médical à cause de son diagnostic, la psychopathie, comportement simulé. L'état de santé actuel est satisfaisant. Le traitement administré était correct ; pas d'effets secondaires.
Le 19 octobre 1999 – comportement agressif, arrogant, paranoïaque ; soupçonne les psychiatres de vouloir l'empoisonner. Réitère l'allégation du « générateur ». Diagnostic : tendances obsessionnelles.
Le 12 novembre 1999 – diagnostic : tendances simulées et obsessionnelles.
Le 2 mai 2000 – [le requérant] dénonce l'application d'un « générateur psychotrope » à son encontre. (...) L'examen psychiatrique permet d'établir un diagnostic : psychopathie du type mosaïque avec des éléments paranoïaques, des tendances quérulentes et simulées.  
Le 27 mai 2000 – une radiographie thoracique a été effectuée. Aucune maladie ni déviation sur le plan somatique n'a été détectée.
Le 28 mars 2001 – diagnostic : gastrite chronique ; psychopathie du type excité au stade compensatoire. Suivi médical chez le psychiatre. »
13.  Le 14 décembre 2000, à l'initiative du Ministère de la Justice, le requérant fut examiné par une commission d'experts psychiatres convoquée sous l'égide du Centre d'expertise médico-légale et psychiatrique de Kiev. Dans son rapport final d'expertise, la commission constata que le requérant « ne souffrait d'aucun trouble d'esprit » et « n'était pas mentalement malade ». Selon la commission, « les tendances simulées et quérulentes du comportement du requérant s'expliquaient par le fait d'accusations [portées contre lui] et non par celui des conditions de sa détention ».
c)  Le comportement du requérant, ses tentatives de suicide et les moyens de coercition appliqués à son encontre
14.  Le 4 mars 1997, le requérant déclara une grève de la faim. Le surlendemain, le 6 mars 1997, il fut placé dans une cellule d'isolement. Le 8 mars, le requérant déclara qu'il interrompait sa grève de faim, et, le 10 mars 1997, il retourna dans sa cellule normale.
15.  Le 3 juillet 1997, le requérant tenta de se suicider par pendaison. La tentative échoua grâce à son compagnon de cellule, qui appela les gardiens.
16.  Conformément aux procès-verbaux dressés par l'administration de la prison, le soir du 7 septembre 1997, le requérant commit une deuxième tentative de suicide par pendaison. Après être revenu à lui, il se comporta très agressivement, suite à quoi, vers 22 h 35, les gardiens le menottèrent. A minuit, les menottes furent enlevées. Il subit alors un examen médical, qui ne révéla aucune éraflure ni ecchymose à ses poignets.
Peu après, l'administration infligea au requérant une sanction disciplinaire sous forme de dix jours de confinement en cellule d'isolement. Toutefois, en raison de l'état de la santé du requérant, cette sanction ne fut jamais exécutée.
17.  Selon le requérant, le 13 janvier 1998, les gardiens de la prison le menottèrent et lui injectèrent des médicaments psychotropes.
18.  Le requérant soutient également que, le 4 mars 1998, des individus vêtus d'uniformes, cagoulés et armés de matraques firent soudain irruption dans sa cellule et le frappèrent sauvagement, ainsi que ses codétenus.
19.  D'après les dépositions initiales du requérant, du 30 juin au 3 juillet 1998, il resta menotté dans sa cellule, sans manger ni boire. Selon les pièces du dossier, le 1er juillet 1998, vers 2 h 50, le requérant se mit à frapper la porte de sa cellule et à crier à haute voix, menaçant de se suicider. Plusieurs gardiens accoururent alors et, sans succès, ordonnèrent au requérant de se calmer. Vu son état agressif, il fut transféré dans la « chambre de garde » de la prison, où il continua a crier et à agiter les bras. A 3 h 35, les gardiens lui passèrent des menottes. Vers 4 h 00, le requérant s'étant calmé, les menottes furent enlevées, et un examen médical fut immédiatement ordonné.
Un procès-verbal fut dressé au sujet de l'application des menottes ; il fut signé par tous les gardiens présents et par le médecin en service, et confirmé par le directeur de la prison. En particulier, le médecin attesta qu'après l'enlèvement des menottes, il n'y avait ni éraflures ni ecchymoses, et que le requérant avait expliqué son comportement violent par l'influence d'un « générateur ».
20.  D'après le requérant, il fut de nouveau sauvagement battu par les gardiens de la prison le 22 janvier 1999. Il ne fournit cependant aucune précision sur ce point.
d)  Les recours exercés par le requérant
21.  En janvier 1997, le requérant adressa une plainte à M. Kudas, chef de la Division de surveillance du respect des lois et d'exécution des décisions de justice en matière pénale du Parquet régional de Kharkiv. Il se plaignit en particulier d'être constamment irradié par un « générateur psychotrope » placé à proximité de sa cellule. Le 20 janvier, M. Kudas vint rencontrer le requérant en personne ; celui-ci lui déclara qu'il « connai[ssait] la personne qui lui caus[ait] tant de mal, mais il ne le dir[ait] qu'au représentant de l'ONU ». De même, le requérant refusa de fournir des explications écrites et d'apposer sa signature où que ce soit. M. Kudas dressa un procès-verbal de cet entretien, où il nota en particulier que « la possibilité et les modalités de recours contre les décisions des autorités compétentes [avaient] été expliquées » au requérant.
Par lettre du 11 novembre 1997, le parquet régional informa le requérant qu'à la suite des enquêtes effectuées, aucun élément confirmant les faits allégués de mauvais traitements et de tortures n'avait été constaté.
Le 21 novembre 1997, M. Kudas vint de nouveau rencontrer le requérant et lui expliqua de nouveau les possibilités de recours devant le parquet supérieur ou devant les tribunaux.
22.  En septembre 1997, le requérant adressa à la Division de la Santé de la Direction pénitentiaire de la région de Kharkiv une plainte, rédigée en des termes généraux et relative à la qualité de son traitement médical. Par courrier du 6 octobre 1997, le chef de la division lui répondit qu'une « vérification minutieuse » de ses allégations avait été effectuée, et que lesdites allégations ne s'étaient pas confirmées.
En octobre 1997, le requérant adressa une plainte similaire, rédigée elle aussi en des termes généraux, au parquet. M. Kolodiy, l'adjoint de M. Kudas, fut chargé de vérifier les soins administrés au requérant. Le 3 novembre 1997, il émit un avis selon lequel aucune irrégularité n'avait été commise par l'unité médicale de la prison.
23.  A une date non précisée en janvier 1998, le requérant se plaignit au parquet régional d'avoir été menotté et injecté de substances psychotropes le 13 janvier 1998. Après avoir examiné le dossier personnel du requérant et recueilli les rapports du personnel médical en service à cette date, M. Kudas conclut que ni les menottes ni un autre moyen de coercition ne furent appliqués le 13 janvier 1998. De même, selon M. Kudas, le requérant n'avait subi aucune thérapie médicamenteuse. Cet avis fut communiqué au requérant par lettre du 25 février 1998 de M. Kudas.
24.  En avril et en juillet 1998, le requérant se plaignit à M. Kudas d'avoir été influencé par un « générateur psychotrope ». Les 6 avril et 10 juillet 1998 respectivement, M. Kudas parla personnellement au requérant, qui se limita à se plaindre de « rayons hypnotiques », d'« ondes électromagnétiques » et d'« autres miracles de la technique psychotrope ». M. Kudas dressa un procès-verbal de chacun de ces deux entretiens.
25.  En juin ou juillet 1999, le requérant adressa au Parquet général de l'Ukraine une plainte relative au caractère prétendument inéquitable de sa condamnation. Par lettre du 21 juillet 1999, le Parquet général la rejeta.
26.  Au total, entre mai 1996 et septembre 2000, le requérant déposa plus de 150 plaintes auprès de différentes instances nationales et internationales, dont au moins 64 auprès du parquet régional. Dans toutes ces plaintes, il contesta la légalité des décisions judiciaires le concernant et dénonça, en des termes généraux, les faits de mauvais traitements et de tortures.
2.  La détention du requérant à la prison de Zhytomyr
27.  Le 14 juillet 2001, le requérant fut transféré à l'établissement pénitentiaire no 8 à Zhytomyr (ci-après la « prison de Zhytomyr »).
Le 17 juillet 2001, il fut examiné par une commission médicale comprenant, entre autres, un psychiatre. Il fut alors diagnostiqué comme présentant des signes d'une « psychopathie du type excité au stade compensatoire ». Dans son acte d'expertise, la commission confirma que le requérant s'était vu administrer, durant les années 1996 et 1997, des médicaments psychotropes ; elle constata qu'un tel traitement était nécessaire en raison d'« un déséquilibre temporaire de l'état psychique de l'accusé » et « ne pouvait provoquer ni une psychose réactive, ni une psychopathie ».
B.  Dépositions orales recueillies par les délégués de la Cour
28.  Les dépositions orales du requérant et des neuf témoins qui comparurent devant les délégués les 26 et 27 septembre 2002 à la prison de Zhytomyr peuvent se résumer comme suit.
1.  Le requérant
a)  La période de Kharkiv (août 1995- juillet 2001)
i.  L'état psychique du requérant et ses tentatives de suicide
29.  Selon le requérant, il n'avait eu aucun problème psychique avant son incarcération. Bien au contraire, il avait passé un examen psychiatrique afin d'obtenir un permis de port d'arme, et la commission d'experts l'avait reconnu sain et sans aucune déviation. En outre, après son arrestation, en août 1995, le requérant fut soumis à un deuxième examen psychiatrique, qui le trouva également sain. 
30.  Lors de son arrivée dans le « couloir de la mort » de la prison de Kharkiv, en 1996, le requérant se trouva dans un état de dépression profonde causé par sa condamnation à la peine capitale. Le requérant se considérant complètement innocent, sa dépression était aggravée par le sentiment d'injustice grave. Cependant, il ne sollicita lui-même aucune aide médicale pour améliorer son état psychique. En effet, immédiatement après son arrivée à la prison de Kharkiv, il fut sauvagement battu et menacé de mort ; confronté à une telle intimidation, il renonça à l'idée de recourir aux services médicaux pénitentiaires.
31.  Pour ce qui est des prétendues tentatives de suicide du requérant (paragraphes 15-16 ci-dessus), cette allégation est inexacte. En réalité, il s'agit de tentatives de meurtre, commises par son compagnon de cellule et déguisées en tentatives avortées de suicide. Dans les deux cas, le requérant partageait sa cellule avec un autre détenu ; il reçut un repas après lequel il s'endormit immédiatement ; après être revenu à lui, il constata un sillon de pendaison sur son cou. Le requérant déclara ne pas être en mesure de fournir des explications plus détaillées sur ce point. Selon lui, son compagnon de cellule le sortit de la boucle et se mit à appeler les gardiens, criant et frappant la porte ; toutefois, personne ne répondit à ses appels.
32.  A des dates non précisées au cours de la période précitée, le requérant entama une grève de la faim ; toutefois, pour les raisons exposées ci-dessus,  il ne demanda aucune aide médicale.
ii.  Le traitement médical forcé
33.  Pendant son séjour à Kharkiv, le requérant reçut un traitement forcé, se manifestant par des injections  fréquentes de grandes doses de substances psychotropes. Tout d'abord, les médicaments lui étaient administrés sous forme de comprimés qu'il refusait d'avaler ; contraint à les prendre par force, il les recrachait. Par conséquent, aux environs de juillet 1996, le personnel de la prison commença à l'injecter. Le traitement fut appliqué à des intervalles irréguliers, tantôt une fois par semaine, tantôt chaque jour. Afin de briser sa résistance et l'immobiliser, les gardes de la prison lui tordaient les bras ou le menottaient. Les médicaments ainsi administrés lui causaient un sentiment d'engourdissement dans tout le corps pour une semaine environ. Le requérant exhortait les gardes de la prison et les membres du personnel médical de ne plus l'injecter et demandait au moins des explications sur la nécessité d'un tel traitement ; il lui était toujours répondu que tel était l'ordre des supérieurs hiérarchiques et qu'il fallait y obéir. Aucun autre détail sur la justification médicale des injections ne lui fut donné. A plusieurs reprises, le personnel médical lui proposa des comprimés, tout en menaçant de poursuivre les injections en cas de refus. Les injections se poursuivirent jusqu'en octobre 1998, c'est à dire pendant une période d'environ deux ans.
Quant à la nature de la substance ou des substances administrées, le requérant estime avoir reçu de la chlorpromazine ou des médicaments similaires.
34.  En outre, depuis le 25 juin 1996, le requérant se vit, à son insu, administrer des médicaments dissous dans sa nourriture. Ces médicaments lui causaient de la fièvre, le faisaient somnoler et réduisaient sa mobilité.
iii.  L'usage abusif de menottes
35.  Le 5 avril 1997, le requérant fut menotté, ses bras repliés sur le dos. Devant les délégués, il soutint initialement que cette mesure dura sept jours ; puis il déclara avoir été menotté pendant dix jours. En tout cas, les menottes ne furent enlevées ni jour ni nuit ; le personnel de la prison profita de son état d'immobilisation pour lui injecter des médicaments. Une fois, le requérant s'évanouit ; les gardiens versèrent alors de l'eau sur lui. Lors de l'enlèvement des menottes, un médecin était présent.
Le 1er juillet 1998, cette mesure fut de nouveau appliquée au requérant. Les gardiens de la prison commencèrent par transférer le compagnon de cellule du requérant à une autre cellule ; puis ils passèrent des menottes aux poignets du requérant et le relièrent à sa couchette. Le requérant resta pendant trois jours ainsi immobilisé ; il ne put pas manger pendant tout ce temps. Au bout de ces trois jours, les gardiens le délièrent et ramenèrent son codétenu dans sa cellule.
36.  Dans les deux cas décrits ci-dessus, après l'enlèvement des menottes, le requérant « ne sentait plus ses mains » ; il avait, aux poignets, des sillons profonds d'un centimètre environ. Qui plus est, une fois, après lui avoir passé des menottes, les gardiens lui déplièrent les doigts avec force, lui déchirant les tendons. Le requérant déclara que les séquelles de ces actes de torture subsistaient jusqu'à présent, et qu'il souffrait d'un sentiment permanent d'engourdissement dans ses mains.
37.  Le requérant reconnut qu'il « parlait parfois à une voix forte », mais nie avoir crié, insulté les autres ou troublé l'ordre ; par conséquent, selon lui, rien ne justifiait objectivement l'application d'une mesure de coercition si sévère à son égard.
iv.  Les coups et autres actes de violence contre le requérant
38.  Le requérant affirme avoir été battu par les gardiens de la prison, quatre fois pendant son séjour à Kharkiv : le 4 mars 1998, le 21 février 1999, et les 5 avril et 4 mai 2001. En particulier, le 4 mars 1998, quelques jours après une visite des membres du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (ci-après le « CPT ») à la prison de Kharkiv, des gens cagoulés et armés de matraques firent soudain irruption dans les cellules des détenus condamnés à perpétuité, qui furent sauvagement battus. Le requérant reçut un coup très fort et douloureux dans la rate, après quoi il souffrit énormément. Selon lui, il fut examiné et radiographié par un médecin de la prison immédiatement après les deux derniers passages à tabac ; des rapports médicaux furent dressés, mais ils ne lui furent pas montrés.
v.  Les autres actes de coercition ou de violence dénoncés par le requérant
39.  Le requérant soutint également que, pendant toute la période en question, il était soumis à une irradiation par un « générateur psychotrope de basse fréquence » caché quelque part sous sa cellule. Selon lui, ce générateur lui causait des maux de tête intenses. Le requérant exprima plusieurs hypothèses quant à l'emplacement exact et aux effets de cet appareil. Par ailleurs, il affirma avoir vu, à deux reprises, un étrange objet métallique dans le couloir de la prison ; de couleur jaune, cet objet mesurait environ deux mètres et était composé d'une sphère au milieu et de deux tubes des deux côtés. Il fut fermement convaincu que cet appareil était le « générateur psychotrope » en question, bien qu'il ne put fournir aucune explication de cette certitude. De même, il ressort des explications du requérant que ses compagnons de cellule n'étaient pas influencés par le « générateur », et qu'il ne s'était jamais plaint à eux de sa prétendue irradiation.
40.  Le requérant fit valoir que, depuis 1996, il fut régulièrement soumis à des chocs électriques administrés à distance et par surprise, alors qu'il s'approchait du lavabo pour se laver le visage, alors qu'il était allongé sur sa couchette, ainsi qu'à d'autres moments de la journée. En revanche, aucun traitement par chocs électriques, en tant que moyen thérapeutique, ne lui fut appliqué.
vi.  Les recours adressés par le requérant au parquet
41.  Aux environs de juillet 1996, lors du début des injections forcées de médicaments, le requérant se plaignit au parquet régional de Kharkiv, en demandant d'arrêter le traitement. Il se plaignit également de son irradiation par un « générateur psychotrope ». Le requérant soupçonne cependant que certaines de ses plaintes furent saisies par l'administration de la prison de Kharkiv et n'atteignirent jamais leur destinataire. Plusieurs fois, le requérant déclara au procureur qu'il préférait se plaindre « directement à l'Organisation des Nations Unies » plutôt qu'au parquet ukrainien.
42.  Le requérant avait accès à son avocat pendant sa détention à Kharkiv. En effet, c'est à cette période-là que son avocat actuel, Me Tarasenko, prit contact avec lui. Le requérant lui exposa ses doléances relatives à son traitement forcé, mais aucune démarche ne fut entreprise par l'avocat « pour manque d'expérience médicale ». Pour la même raison, il fut convenu entre le requérant et Me Tarasenko que ce dernier ne formulerait aucune plainte au nom du requérant relative à l'administration de substances psychotropes et au « générateur psychotrope ».
b)  La période à Zhytomyr (depuis juillet 2001)
43.  A Zhytomyr, le 21 janvier 2002, le requérant fut placé en cellule d'isolement pour une durée de quatre jours. Selon lui, il se sentit alors brusquement très mal et se mit à vomir ; plus tard, il eut de la fièvre. Les gardes appelèrent le personnel médical de la prison, qui ne prit pourtant aucune mesure thérapeutique. Au bout de quatre jours, le requérant retourna dans sa cellule ; il se sentait « émacié et déshydraté » et ne put pas être reconnu par son compagnon de cellule. Aux yeux du requérant, il s'agit certainement d'une tentative d'empoisonnement.
Le 4 février 2002, un nouvel attentat à la vie du requérant fut commis. Il ne précisa pourtant pas la nature de cet attentat.
44.  Enfin, le requérant soutint que, le 25 juin 2002, c'est-à-dire deux mois avant l'arrivée des délégués, il avait été battu par sept membres de l'administration de la prison de Zhytomyr, dont cinq officiers et deux sergents. L'un des coups lui cassa une côte.
Le requérant fit également valoir que le 29 juin 2002, la direction de la prison confisqua la plupart des notes qu'il avait faites à Kharkiv et à Zhytomyr aux fins de sa défense, c'est-à-dire quelques 2 500 documents. Seules 533 pages lui furent rendues.
45.  Lors de son audition par les délégués, le requérante affirma que, depuis son transfert à la prison de Zhytomyr, il ne reçut plus aucune injection forcée. Le seul problème dont il souffre est des voix féminines qui le hantent et lui suggèrent de se suicider. Selon lui, il s'agit sans doute d'une nouvelle mesure d'influence de la part des autorités pénitentiaires.
Selon le requérant, les violences alléguées étaient liées à sa requête devant la Cour, et constituaient une mesure de représailles ordonnée par l'administration de la prison en vue de le contraindre à renoncer à sa requête.
2.  M. Sergiy Slesarenko
46.  Le témoin fut psychiatre et chef de l'unité médicale de la prison de Kharkiv à l'époque où le requérant y était détenu ; plus précisément, il y travailla du 26 octobre 1998 jusqu'au 8 janvier 2001.
47.  Deux semaines après la prise des fonctions du témoin, il rencontra et examina le requérant pour la première fois, et ce, lors d'une ronde médicale quotidienne du « couloir de la mort ». Le requérant était alors diagnostiqué comme étant sain tant sur le plan psychique que somatique. Suite à une conversation prolongée avec le requérant, le témoin parvint à la même conclusion. Cette conclusion ne changea pas avec le temps ; bien au contraire, le témoin resta persuadé que le requérant n'était pas psychiquement malade.
48.  En revanche, le témoin caractérisa le requérant comme présentant une « accentuation de la personnalité du type psychopathique » et une « inclinaison à la simulation et à un comportement quérulant », ce qui n'est pas une « maladie » mentale. Le symptôme principal de cet état psychique est une réaction émotionnelle inadéquate aux stimuli externes insignifiants.
Le psychiatre précédent de la prison de Kharkiv, ayant observé le requérant avant l'arrivée du témoin, avait qualifié l'état psychique du requérant comme « psychopathie et comportements simulés », c'est-à-dire des comportements malhonnêtes visant à atteindre un certain objectif. D'après le témoin, en 2000 et en 2001, un professeur de l'Institut de la psychiatrie médico-légale et sociale examina le requérant et trouva le diagnostic de « psychopathie » excessif ; il le requalifia alors en une « accentuation de la personnalité du type psychopathique ».  
  49.  Afin de calmer le comportement excité du requérant, le médecin traitant lui administra parfois des tranquillisants, en petites doses et pendant une très courte période. Ainsi, en juillet 1996, le requérant se plaignit des voix le hantant et lui ordonnant de se suicider ; il était grossier et poussait des cris obscènes. Il reçut alors des injections intramusculaires de chlorpromazine pendant trois jours, deux fois par jour en doses de 2 ml. Pendant la seconde moitié de 1996 et en 1997, le requérant reçut des doses similaires du même médicament. De même, au cours d'une journée en juillet 1999, le requérant reçut deux comprimés de tisercin, l'un le matin et l'autre le soir. A d'autres occasions, le requérant reçut 25 mg de chlorpromazine deux fois par jour pendant deux périodes de cinq jours et de sept jours respectivement, 2 mg de seduxen une fois par jour pendant cinq jours, quelques doses d'halopéridol en comprimés, du tisercin et de la  triphtazine trois fois par jour pendant dix ou douze jours.
Le témoin affirme qu'il s'agit là de doses très modérées (par exemple, la dose thérapeutique moyenne de chlorpromazine est de 100 à 200 mg par jour), et que, du point de vue médical, un tel traitement était pleinement justifié. En effet, les états psychotiques de courte durée sont normalement traitées par des doses modérées de chlorpromazine, d'halopéridol, de tisercin et de sédatifs, qui ne sont administrées que tant que le problème persiste. Aucun des médicaments de ce type ne produit les effets secondaires dénoncés par le requérant.
50.  Plusieurs fois, le requérant se déclara mécontent des médicaments qu'on lui administrait, et refusa d'en prendre. Toutefois, il ne formula aucune plainte concrète concernant, par exemple, des douleurs ou des effets collatéraux qui pourraient avoir été engendrés par ces médicaments. Il ne se plaignit pas non plus de ses prétendues tendances suicidaires. Quant aux injections forcées de médicaments, le témoin déclara n'avoir rien entendu à ce sujet, d'autant plus que le requérant lui-même ne s'en plaignit jamais.
51.  Il en est de même du traumatisme prétendument infligé au le requérant par des menottes. En réalité, conformément aux dispositions réglementaires en vigueur, les menottes ne peuvent être utilisées que pendant une courte période, afin de calmer le comportement agressif et violent d'un détenu. Un membre du personnel médical de la prison doit être présent lors de l'application de cette mesure ; dans le pire des cas, il doit être appelé immédiatement après le passage des menottes. En tant que médecin, le témoin est indépendant de l'administration de la prison ; s'il s'oppose, pour des raisons médicales, à l'application de menottes ou d'une autre mesure coercitive à un détenu, les gardiens de la prison doivent lui obéir. Après l'enlèvement des menottes, le détenu est complètement déshabillé, après quoi le médecin l'examine et dresse un rapport médical.
La durée moyenne d'application des menottes est de 25 minutes. En tout cas, le témoin ne se souvint d'aucun cas où un détenu fût laissé menotté pour une période excédant une heure et demie.
52.  S'agissant des prétendus coups reçus par le requérant, le témoin déclare également ne rien en savoir. De même que tous les autres détenus, le requérant fut régulièrement radiographié dans le cadre du dépistage de la tuberculose pulmonaire. Une fois, suite aux plaintes du requérant, le médecin traitant soupçonna chez lui une maladie de la rate ; le requérant fut alors radiographié, mais aucune anomalie ne fut découverte.
53.  Pour ce qui est du reste des allégations du requérant, le témoin les estime infondées. En particulier, bien que les chocs électriques sont encore utilisés dans certains hôpitaux pour soigner les personnes atteintes de schizophrénie catatonique, la prison de Kharkiv ne disposait pas d'équipement approprié. Enfin, quant au « générateur psychotrope », de tels appareils n'existent pas et ne peuvent être que le fruit d'une imagination.
3.  Mme Tamara Arsenyuk
54.  Psychiatre de formation et directrice du Centre de l'expertise médico-légale et psychiatrique de Kiev, Mme Arsenyuk présida la commission médicale ayant examiné le requérant le 14 décembre 2000.
55.  Avant de procéder à l'examen psychiatrique du requérant, la commission avait soigneusement étudié les pièces de son dossier médical. Lors de l'examen, les membres de la commission parlèrent longuement au requérant et lui posèrent des questions visant notamment à déterminer sa réaction face à des situations différentes. Ceci permit à la commission de conclure qu'au moment de son examen, le requérant ne souffrait d'aucune maladie ni de trouble psychique. Cependant, il fut diagnostiqué comme présentant une « accentuation du caractère avec des tendances quérulantes et querelleuses ». En d'autres termes, sa personnalité présentait quelques particularités dues aux événements de sa vie antérieure, mais les normes internationalement acceptées de psychiatrie ne les qualifient pas d'un « trouble psychique ».
56.   En réalité, en 1996 et en 1997, à savoir après sa condamnation à mort, le requérant fut atteint d'une psychose réactive récurrente accompagnée d'hallucinations. Il s'agit d'un trouble psychique de courte durée qui se termine toujours par la guérison. Il est possible qu'à cette époque, il fût effectivement tourmenté par des « voix » qu'il « entendait » ; il reçut alors un traitement médicamenteux par injections. La psychose cessa en 1998, mais le requérant continua à en parler, ainsi que des injections, comme si ces souffrances persistaient toujours. Dans la psychiatrie, une telle projection des événements du passé sur le présent est appelée « métasimulation ». Ainsi, le requérant parla aux membres de la commission des injections forcées de médicaments, mais, dans la mesure où les psychiatres comprirent ses doléances, elles se rapportaient à 1996 ou à 1997, et non à l'époque actuelle.
Il en est de même du reste des allégations du requérant. Interrogé par la commission au sujet des « voix féminines », il reconnut d'avoir été obsédé par de telles voix dans le passé, mais déclara que cette obsession avait cessé, de même que les prétendues décharges électriques. Interrogé sur les détails, il ne fut capable de fournir aucune précision. Par ailleurs, si le requérant souffrait de troubles psychiques réels, ils auraient certainement influencé son comportement social ; or, aucun rapport sur le comportement du requérant en prison ne révélait la moindre pathologie.
57.  En résumé, tant le témoin que les autres membres de la commission parvinrent à la conclusion que les doléances du requérant ne correspondaient ni à la réalité ni même à l'imaginaire. Elles étaient faites dans le but de persuader les médecins qu'il était mentalement malade et de susciter de la pitié à son égard. Un tel comportement s'appelle « comportement simulé » et vise toujours un certain objectif, par exemple, celui d'obtenir la révision d'une condamnation. Dans sa pratique professionnelle, Mme Arsenyuk a déjà rencontré beaucoup de cas pareils.
58.  S'agissant des diagnostics établis par les médecins de la prison de Kharkiv au sujet du requérant, Mme Arsenyuk les estima corrects. De même, elle approuva le traitement qui lui fut administré. En effet, les troubles dont souffrait le requérant sont normalement traités par chlorpromazine, halopéridol, tisercin et triphtazine, les seuls médicaments efficaces face aux pareils troubles.
4.  M. Anatoliy Ovcharenko
59.  Ce témoin était le feldscher (l'aide-médecin) principal de la prison de Kharkiv à l'époque où le requérant y était détenu. Ses devoirs principaux consistaient à fournir des consultations médicales quotidiennes aux détenus et à tenir leurs dossiers médicaux.
60.  Les premiers contacts du témoin avec le requérant datent de 1997. Sur le plan somatique, le requérant était pratiquement sain, sauf quelques problèmes dentaires et des maux de tête assez fréquents. Quant à la santé mentale du requérant, le psychiatre de la prison avait diagnostiqué chez lui une psychopathie et recommandé un traitement par chlorpromazine. En effet, le témoin doit être informé de tout traitement prescrit par les médecins aux détenus du quartier respectif. Cependant, aide-médecin « du niveau intermédiaire », il ne s'estime en mesure de mettre en cause ni un diagnostic ni un traitement établis par un médecin qualifié.
Pour sa part, le témoin se souvient que le requérant s'était plaint « d'avoir été influencé par un équipement étrange ». Deux fois, il fut lui-même témoin oculaire d'un comportement du requérant qu'il trouva étrange : le requérant criait si fort que l'on pouvait l'entendre en dehors de sa cellule, dans le couloir ; il s'agitait les bras et semblait nerveux et irrité. Toutefois, et dans la mesure où le témoin parvint à comprendre les protestations du requérant, celles-ci portaient sur sa condamnation et non sur son traitement médical.
61.  Quant aux prétendues injections forcées de médicaments, le témoin ne se souvient pas que le requérant s'en fût plaint. En général, à la prison de Kharkiv, les injections de médicaments aux détenus étaient effectuées sans entrer dans les cellules, à travers les trappes opérées dans les portes des cellules.
62.  En revanche, le requérant se plaignit effectivement des coups et des actes de violence exercés à son égard. Une fois, lors d'une ronde médicale, il soutint d'avoir été battu, la veille, par des inconnus masqués qui avaient fait irruption dans sa cellule. Pour sa part, le témoin trouve ce récit invraisemblable, puisqu'il n'a jamais entendu de pareils cas et qu'il n'a jamais vu d'individus masqués à l'intérieur de la prison. Qui plus est, le requérant ne précisa pas la nature des coups et les endroits sur lesquels ils avaient porté. Comme les règlements l'exigent, le témoin et le directeur adjoint de la prison conduisirent le requérant à l'infirmerie où il fut soumis à un examen médical complet ; aucun traumatisme ne fut constaté. Certes, l'image radiographique de l'abdomen révéla une tache blanchâtre aux environs de la rate, mais le médecin dit qu'il s'agissait de l'air ou des aliments. Selon le témoin, ce fut le seul cas où le requérant se plaignit de mauvais traitements sous forme de coups.
63.  Le requérant avait également formulé des doléances quant à l'application de menottes à son égard, mais le témoin ne s'en souvint pas en détail. En tout cas, il n'était jamais lui-même présent lors du passage des menottes au requérant. Selon lui, le requérant était mécontent du fait d'application de menottes en tant que tel, plutôt que de son usage excessif. Quant à l'allégation du requérant selon laquelle que les menottes lui avaient laissé des cicatrices profondes d'un centimètre aux poignets, le témoin fait valoir que c'est non seulement faux, mais physiquement impossible.
64.  Plusieurs fois, le requérant se plaignit de l'application de chocs électriques à son encontre. Le témoin affirme que l'infirmerie de la prison de Kharkiv ne disposait et ne dispose pas d'équipement servant à administrer de tels chocs.
5.  M. Nikolay Yemelyanov
65.  Le témoin est un détenu qui purge sa peine d'emprisonnement pour meurtre aggravé. A la prison de Kharkiv, le témoin était détenu, depuis juin 1998, dans la même unité que le requérant, mais dans une autre cellule. A Zhytomyr, il partage sa cellule avec le requérant.
Selon le témoin, il connaît le requérant depuis le 5 mars 1999. Leurs cellules respectives se trouvaient l'une en face de l'autre ; cependant, ils se rencontraient et se conversaient pratiquement chaque jour, à l'occasion des promenades quotidiennes.
Le témoin attesta que le requérant considérait injustes et illégales tant sa condamnation que sa détention. Pour cette raison, il eut souvent des conflits verbaux avec l'administration de la prison. De même, il se plaignait activement aux autorités compétentes des violations de ses droits, ce qui l'exposait à des représailles constantes de la part de l'administration.
66.  Pour ce qui est de la santé mentale du requérant, le témoin le considère comme étant parfaitement sain. Toutefois, « tout le monde à la prison de Kharkiv savait » que le requérant était soumis à un traitement médicamenteux forcé qui, en fait, constituait une forme déguisée d'expériences scientifiques. En particulier, des rumeurs couraient que des substances étranges étaient systématiquement ajoutées à la nourriture du requérant. Le témoin reconnaît que les détenus recevaient des repas d'une marmite commune ; il ne peut dès lors pas expliquer comment et pourquoi seul le requérant, et non les autres détenus, sentirent les effets desdites substances.
En outre, le témoin avait appris des autres détenus que le requérant recevait des injections forcées de médicaments. Une fois, en 2000, le témoin vit le requérant par la trappe entrouverte de sa cellule ; le requérant avait « le visage et les yeux défigurés » ; le témoin estime donc qu'il avait reçu une injection. Le témoin se déclara incapable d'expliquer la contradiction de ce témoignage avec celui du requérant, qui avait soutenu que les injections forcées avaient cessé en 1998.
Dans la mesure où le requérant se plaint des chocs électriques, le témoin déclare en avoir entendu parler. Pour sa part, il n'a jamais éprouvé ni de tels chocs, ni de vibrations, ni d'autres phénomènes étranges dans sa cellule.
67.  Le témoin affirma que le requérant fut plusieurs fois battu par les gardiens de la prison de Kharkiv. Toutefois, il reconnut que lui-même n'a jamais assisté à de telles scènes de violence ; qui plus est, il n'a jamais vu de cicatrices, d'ecchymoses ou d'autres signes visibles de violence physique sur le requérant. Toutes les informations respectives lui parvinrent par voie indirecte. Ainsi, à une date non précisée, en 2000, le témoin apprit des autres détenus que le requérant avait été battu par le directeur adjoint de la prison. A la même époque, lors d'une promenade quotidienne, le témoin entendit un autre membre de l'administration de la prison menacer le requérant en lui disant qu'il serait « tôt ou tard » battu à mort. Une fois, le requérant fut puni de réclusion en cellule d'isolement ; après en être sorti, il « n'avait pas le même air que d'habitude » ; il dit au témoin qu'il avait été battu.
Pour ce qui est du matraquage ayant prétendument eu lieu en 1998, le témoin n'y assista pas lui-même, puisqu'il n'était pas encore détenu à la prison de Kharkiv à cette époque. Toutefois, les autres détenus lui avaient raconté que des hommes masqués et vêtus d'habits de camouflage avaient fait irruption dans les cellules, qu'ils avaient menotté les détenus et les avaient roué de coups de matraque.
68.  Dans la mesure où le requérant se plaint d'usage abusif de menottes à son égard, le témoin confirme qu'en principe, tant à Kharkiv qu'à Zhytomyr, les détenus sont menottés chaque jour, à l'occasion de chaque sortie des cellules. Ils portent les menottes lorsqu'ils sont conduits à la promenade, aux douches, à l'infirmerie, etc. Toutefois, lorsqu'une commission ou une inspection visite la prison, les détenus ne sont jamais menottés.
Selon le témoin, le compagnon de cellule du requérant à Kharkiv lui dit que le requérant avait été menotté pendant plusieurs jours, attaché à sa couchette. Le témoin ne se souvient pas de la durée exacte de l'application de cette mesure.
6.  M. Volodymyr Nedilko
69.  Ce témoin occupe le poste du directeur adjoint de la prison de Kharkiv. Il est la seule personne à détenir des clés de toutes les cellules ; sans lui, même le directeur de la prison ne peut pas y pénétrer.
70.  Le témoin soutient qu'avant le prononcé du jugement de la cour régionale de Kharkiv du 25 avril 1996, le comportement du requérant était normal. Après sa condamnation à mort, et surtout après la confirmation du verdict par la Cour suprême, son comportement changea. Le requérant commença à manifester des tendances suicidaires, suite à quoi il fut placé sous une surveillance renforcée. Deux fois au cours de sa détention (les 7 septembre 1997 et 1er juillet 1998), à un intervalle de huit ou neuf mois, le requérant tenta de se pendre à l'aide de cordes qu'il avait lui-même confectionnées. Dans les deux cas, la pendaison fut interrompue par son compagnon de cellule, qui empêcha la boucle de se resserrer et appela les gardiens. Afin de calmer le requérant, les gardiens lui passèrent des menottes ; cette mesure dura une heure et vingt-cinq minutes la première fois, et environ vingt-cinq minutes la deuxième fois. Le témoin affirme que ce furent les seuls cas où le requérant fut menotté, que les menottes ne sont jamais utilisées en tant que peine, et que la durée de leur application n'excède jamais deux heures. Il est vrai que tous les détenus sont menottés pendant leur transfert des cellules vers les aires de promenade, ou des autres endroits ; toutefois, une fois les détenus arrivés à leur destination, les menottes sont immédiatement enlevées.
71.  Après chacune des deux tentatives de pendaison, le requérant fut examiné par les médecins, y compris par un psychiatre, qui lui prescrivit des médicaments. Cependant, il ne se plaignit jamais d'injections forcées de médicaments.
72.  Au début de sa détention, le comportement du requérant ne causait pas de problèmes majeurs aux gardiens et à l'administration. Toutefois, à partir du moment où les organes de la Convention avaient commencé à communiquer avec lui au sujet de sa requête, son attitude changea. Il demanda, parfois en criant et d'une manière outrageuse, de le laisser seul dans sa cellule puisqu'il devait écrire à Strasbourg ; or, une personne avec des tendances suicidaires ne peut jamais être laissée seule.
73.  Une fois, le 1er juin 1998, le requérant reçut effectivement quelques coups de matraque. Pour une courte période, il était resté seul dans sa cellule, et trois gardiens vinrent pour placer un autre détenu avec lui. Le requérant devint alors agressif et se mit à pousser les gardiens et le codétenu hors de la cellule, en saisissant les gardiens par les manches de leurs vêtements et par leurs cous ; il cria qu'il devait rester seul afin de pouvoir écrire à la Cour de Strasbourg. Afin de se protéger, les gardiens lui assénèrent deux coups de matraque dans le dos. Le témoin fait valoir que, n'étant pas autorisés à pénétrer dans les cellules, les gardiens ne pouvaient pas agir autrement.
Après avoir reçu lesdits coups, le requérant se calma ; il se plaignit immédiatement au directeur de la prison, qui le fit examiner par un médecin. Ce dernier constata une marque rougeâtre sur le dos du requérant, due certainement à l'impact de la matraque ; un procès-verbal en fut dressé.
74.  S'agissant des autres cas où le requérant soutient avoir reçu des coups, notamment le 4 mars 1998 et le 22 janvier 1999, le témoin déclara que ces allégations sont fausses. Il est vrai que le requérant se plaignit au directeur de la prison d'avoir été battu ces jours-là ; toutefois, des examens médicaux ordonnés par le directeur de la prison ne permirent de déceler aucun traumatisme. Le requérant se plaignit également d'un matraquage par des gens masqués ; cependant, il n'y a jamais eu de personnes masquées ou cagoulées à l'intérieur de la prison de Kharkiv. En effet, il est physiquement impossible d'organiser un tel passage à tabac dans un établissement regroupant plus de quatre mille détenus et ne comportant que quarante-deux gardiens. Les détenus ne subirent aucune sorte de représailles pour avoir rencontré les membres du CPT ; bien au contraire, ils purent leur parler en l'absence de gardiens.
7.  M. Igor Vaneyev
75.  A l'époque où le requérant était détenu à la prison de Kharkiv, le témoin y était inspecteur assistant, poste qu'il occupe jusqu'à présent. Ses fonctions principales sont la prévention de fuite des détenus, la surveillance de la distribution des repas, ainsi que la collecte des plaintes des détenus et leur transfert à l'administration de la prison.
76.   Lors de l'arrivée du requérant à la prison de Kharkiv, il se comporta normalement. Plus tard, après le rejet de son pourvoi en cassation, il commença à se plaindre des voix qui le hantaient et d'un appareil qui l'influençait. Il reçut alors un traitement médical approprié. Le requérant tenta effectivement de se suicider, mais ceci eut lieu en dehors des heures de service du témoin. De même, le requérant n'a jamais appliqué le menottes au requérant pour le calmer ; en revanche, tout comme les autres détenus, il est normalement menotté, pour des raisons de sécurité, lors de son transfert de sa cellule en un autre lieu. Quant à l'incident du 1er juin 1998, le témoin déclare de ne pas s'en souvenir. Enfin, pour ce qui est du prétendu ajout des substances psychotropes à la nourriture du requérant, il est absolument impossible, tous les détenus recevant des repas de chaudrons et de marmites communes.
8.  M. Sergiy Kudas
77.  Ce témoin, procureur, est le chef de la Division de surveillance du respect des lois et d'exécution des décisions de justice en matière pénale du Parquet régional de Kharkiv. Il est chargé d'instruire les plaintes des détenus relatives au régime et aux conditions de leur détention. Tous les mois, le témoin visite les prisons et effectue une ronde complète de chaque établissement. Lors de cette ronde, les détenus peuvent lui parler en tête-à-tête, en l'absence de gardiens.
Subordonné au procureur en chef de la région de Kharkiv, le témoin est complètement indépendant des autorités administratives dans l'exercice de ses fonctions. Tout usage des « moyens spéciaux » de coercition (coups de matraque, application de menottes afin de calmer le détenu, etc.) doit lui être notifié. Si le témoin trouve cet usage excessif ou non justifié, il peut ouvrir des poursuites disciplinaires ou pénales contre les gardiens.
78.  Les doléances des détenus sont examinées de la manière suivante. Le détenu rédige sa plainte par écrit et la remet, sous pli scellé, au gardien en service. Celui-ci transmet la plainte à la Division spéciale de la prison, qui l'envoie au destinataire, c'est-à-dire à l'organe compétent pour l'instruire. Les détenus peuvent librement exercer leur droit de requête ; il est pratiquement impossible pour un gardien d'entraver l'exercice de ce droit. Afin de vérifier les faits exposés dans la plainte, le procureur doit normalement se rendre sur les lieux et parler personnellement au détenu.
Si une plainte est rejetée par le procureur, le détenu peut adresser un recours au procureur en chef de la région, puis au Procureur général de la République. Parallèlement, il peut saisir le tribunal de première instance compétent. Le témoin reconnaît qu'aucune loi spécifique ne régit un tel recours judiciaire ; cependant, il soutient que la Constitution ukrainienne oblige les tribunaux à examiner de tels recours, ce qui est confirmé par la pratique. La procédure « administrative » devant le parquet et la procédure judiciaire sont alternatives ; un plaignant peut choisir soit l'une, soit l'autre, soit les deux.
79.  Pendant les années 1997 et 1998, le requérant se plaignit régulièrement au parquet, à raison d'une fois tous les trois ou quatre mois (la première plainte data du début de l'année 1997). Au total, il y eut plus de vingt plaintes. Le témoin les examina toutes ou les fit examiner par ses subordonnés. En général, le requérant soutenait d'avoir été irradié par un « générateur » ; il se plaignait des voix étranges lui inspirant l'idée qu'il avait commis un crime ; il contestait également le bien-fondé de sa condamnation. Afin d'instruire les doléances du requérant, le témoin vint rencontrer ce dernier en personne ; puis il s'adressa aux médecins compétents, qui lui confirmèrent que le requérant était atteint d'une psychose réactive.
Quant aux griefs du requérant concernant son traitement médical, le témoin chargea le Département de la santé de la région de Kharkiv de les vérifier ; cet organe ne constata aucune irrégularité dans le traitement en cause. En particulier, le Département constata que le requérant s'était vu administrer des médicaments achetés dans les pharmacies de la ville de Kharkiv, et que l'application de ces médicaments était correcte.
80.  Une fois, le requérant se plaignit d'avoir été menotté et subi une injection forcée de médicaments ; un procureur en chef fut chargé de l'instruction de ce grief. En effet, le témoin connaît tous les cas où le requérant avait reçu de telles injections.  Les explications et les documents fournis par l'administration de la prison montrèrent qu'à la date indiquée, le requérant n'avait été soumis à aucun traitement médical ; puisque la plainte fut rédigée environ deux mois après les événements allégués et que le requérant n'avait aucun lésion corporelle, le parquet ne vit pas de raisons de mettre en cause la version des faits de l'administration.
En revanche, pour ce qui est des coups portés par des personnes masquées, des chocs électriques et de l'usage excessif des menottes, le requérant ne s'en plaignit jamais.
81.  Le témoin ou ses collaborateurs répondirent à la plupart des plaintes du requérant par écrit. Ils ne le firent pas pour toutes les plaintes, puisque, dans beaucoup de cas, celles-ci ne soulevaient aucune question de droit. Le requérant se limitait alors à demander l'extinction du « générateur » ; invité par le témoin à donner plus de détails sur l'influence de cet appareil, il refusait formellement de le faire et de consigner ses doléances par écrit. Il disait alors qu'il ne découvrirait tous les détails des événements allégués qu'aux représentants de la Cour européenne des Droits de l'Homme ou de l'ONU. Dans ces conditions, aucun examen effectif des griefs du requérant ne put être effectué.
82.  Par ailleurs, le témoin rappelle que si le requérant le souhaitait, il pouvait attaquer les réponses du parquet par voie de recours devant le parquet supérieur, ou s'adresser au tribunal compétent, ce qu'il ne fit pas.
9.  M. Anatoliy Kovbasyuk
83.  Médecin généraliste de formation, le témoin est chef de l'unité médicale de la prison de Zhytomyr. Il détient les dossiers médicaux des détenus, y compris celui du requérant. Chaque fois qu'un détenu sollicite l'aide du témoin ou d'un autre médecin, la visite ou l'examen doivent être consignés dans le dossier. En outre, avant de placer un détenu en cellule d'isolement en guise de punition, l'administration doit toujours demander l'avis du témoin ; s'il s'y oppose, la sanction ne peut pas être appliquée. Selon le témoin, l'administration de la prison n'a jamais ignoré son avis sur ce point.
84.  Le requérant arriva à la prison de Zhytomyr le 14 juillet 2001. En même temps, l'unité médicale de la prison reçut son dossier médical, transmis par l'administration de la prison de Kharkiv. Le 17 juillet 2001, le requérant fut examiné par une commission médicale, présidée par le témoin et comprenant, entre autres, un psychiatre. Il fut diagnostiqué comme étant sain tant sur le plan somatique que sur le plan psychique. Depuis lors, le requérant n'eut pas de problèmes particuliers de santé, sauf une bronchite et une gastrite chronique. Il continue à subir un examen médical obligatoire deux fois par an.
85.  Deux fois, des moyens de coercition furent utilisés contre le requérant à Zhytomyr. Le 27 juillet 2001, le requérant fut menotté, mais les menottes ne laissèrent aucune trace sur ses poignets. Le témoin ne connaît pas la durée de cette mesure. En outre, le 25 juin 2002, le requérant reçut quelques coups de matraque sur les fesses, suite à quoi il eut des ecchymoses légères de petite taille. Dans les deux cas, le requérant subit un examen médical, qui ne révéla aucune lésion sérieuse. En effet, le témoin n'a jamais constaté de lésions graves chez les détenus de la prison de Zhytomyr ayant été soumis à des « moyens spéciaux » de coercition.
10.  M. Valentyn Chumak
86.  Ce témoin est le psychiatre de la prison de Zhytomyr.
87.  Lors de l'admission du requérant à la prison de Zhytomyr, M. Chumak était en congé ; le requérant fut alors examiné par son remplaçant, lui aussi psychiatre, qui faisait partie de la commission médicale (paragraphe 27 et 84 ci-dessus). Le requérant fut diagnostiqué comme étant mentalement sain ; aucun trouble psychique ne fut décelé chez lui.
Cependant, comme le dossier médical du requérant contenait le diagnostic de « psychopathie du type excité », établi pendant son séjour à Kharkiv et non contesté par le témoin, il fut soumis à des examens médicaux répétés. Par la suite, le témoin observa chez le requérant des signes fréquents d'excitabilité, d'irritabilité et d'agressivité ; très souvent, le requérant se comporta agressivement et impoliment à l'égard de l'administration et des codétenus. En outre, il se plaignit souvent de maux de tête. Par conséquent, le témoin lui proposa des médicaments sous forme de comprimés, que le requérant refusa de prendre.
C.  Constatation générale des délégués
88.  Lors de l'audition du requérant, les 26 et 27 septembre 2002, les délégués de la Cour ne constatèrent chez lui aucun signe visible de violence physique. En particulier, ils ne virent pas de cicatrices ou d'autres traces de lésions sur ses poignets.
D. Constatations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
89.  Le 9 octobre 2002, le CPT publia un rapport à la suite de la visite qu'il avait effectuée en Ukraine en février 1998, qui énonce les constatations et recommandations suivantes, concernant la prison de Kharkiv  [traduction française non officielle assurée par le greffe de la Cour] :
« (...)   2.  Mauvais traitements
114.  La délégation a entendu très peu d'allégations de mauvais traitements des détenus de la part des membres du personnel à la prison de Kharkiv.
Cependant, le CPT a reçu des informations concernant un incident ayant apparemment eu lieu à la prison le 10 février 1998. Conformément à ces renseignements, dans le quartier réservé aux détenus condamnés à mort, un détenu ayant annoncé qu'il refusait de se nourrir, fut forcé, par voie de dissuasion, de se tenir débout contre le mur avec les jambes écartées le plus largement possible et avec ses mains menottées derrière le dos, et ce, jusqu'à ce qu'il s'évanouît. Le CPT souhaite recevoir des autorités ukrainiennes des renseignements sur ce sujet.
115.  Malheureusement, des cas de mauvais traitements ont lieu de temps en temps dans tout système carcéral. En présence de tels cas, il est essentiel que les autorités prennent rapidement des mesures nécessaires. A cet égard, le CPT souhaiterait recevoir des informations suivantes pour les années 1997 et 1998 :
– le  nombre de plaintes pour mauvais traitements, soumises contre les membres du personnel des établissements placés sous l'autorité du Département d'Etat pour l'exécution des peines ;
– un rapport sur les sanctions disciplinaires et/ou pénales prononcées à la suite de telles plaintes.   (...)
3.  La maison d'arrêt (SIZO) no 313/203 de Kharkiv 
(...)   c.  Détenus condamnés à mort 
(...)   136.  Tout régime privant les détenus d'une stimulation mentale et physique adéquate peut avoir des effets néfastes sur la personne de l'individu concerné et, en particulier, il peut aboutir à une détérioration progressive des capacités mentales et sociales.
Les observations faites par la délégation lors de la visite ont indiqué que beaucoup de détenus condamnés à mort ont été défavorablement influencés par le régime sévère de pauvreté auquel ils étaient soumis. Ceci a été confirmé par le médecin en chef de l'établissement, qui a souligné que les conditions dans lesquelles se trouvaient ces détenus avaient abouti à de nombreux maux somatiques et psychologiques.
Par conséquent, le CPT recommande que les autorités ukrainiennes révisent, de toute urgence, le régime appliqué aux détenus condamnés à mort incarcérés à la prison de Kharkiv no 203 (...), en vue d'assurer qu'ils se voient proposer des activités utiles et un contact humain adéquat. Le cas échéant, les instructions pertinentes devraient être modifiées.   (...)
138.  La délégation a également reçu de nombreuses plaintes des détenus condamnés à mort, qui dénonçaient le manque d'informations concernant leur situation juridique (le progrès de leurs affaires, le suivi des recours en révision des affaires, l'examen de leurs plaintes, etc.) Il a également été allégué que les requêtes adressées à la Commission européenne des Droits de l'Homme n'étaient pas transmis par les autorités jusqu'à ce que les pétitions pour grâce présidentielle fissent soumis et examinés.    (...)
4.  Soins de santé   
(...)   b.  Le personnel et l'équipement
144.  L'équipe médicale du SIZO de Kharkiv se composait de sept médecins (un médecin en chef, trois médecins généralistes, un pénologue, un dermato-vénérologue et un psychiatre), un dentiste et un radiologue, tous employés à plein temps. En outre, des spécialistes de l'extérieur (un oto-rhino-laryngologiste, un gynécologue, un deuxième psychiatre, un chirurgien généraliste, un spécialiste en chirurgie maxillo-faciale, etc.) tinrent des consultations régulières dans l'établissement, généralement une fois par semaine. Qui plus est, en cas d'urgence, les détenues pouvaient être admis dans des hôpitaux publics faisant partie du système du Ministère de la Santé publique. Neuf feldschers [aides-médecins] avec une expérience de quatre ans qui étaient, eux aussi, employés à plein temps, faisaient partie de l'équipe médicale ; deux d'entre eux étaient assignés à des tâches spécifiques, l'un en tant qu'assistant au laboratoire, l'autre en tant que technicien de radiologie. Les médecins et les feldschers étaient assistés par dix aides-soignants avec deux ou trois ans d'expérience (dont deux s'étaient vu assigner des tâches de désinfection), qui étaient responsables pour prélever des échantillons de tests médicaux. En revanche, l'équipe médicale ne comprenait pas de psychologue.   (...)
c.  Les examens médicaux à l'arrivée  
(...)   150.  Au SIZO de Kharkiv, la procédure de contrôle médical à l'arrivée peut être jugée adéquate. Tous les détenus nouvellement arrivés étaient immédiatement vus par un feldscher ou un médecin qui effectuait un examen médical comprenant le dépistage de lésions traumatiques, de maladies cutanées et/ou contagieuses, ainsi qu'un examen ciblé fondé sur les antécédents médicaux du patient. Les détenus étaient également radiographiés et soumis à d'autres teste médicaux de routine (comme le test de syphilis et l'examen des selles en vue d'un dépistage de parasites). Autres tests, tel le dépistage du sida et de l'hépatite B, étaient aussi offerts aux détenus identifiés comme présentant un risque élevé. Au cours des examens, les détenus se voyaient offrir un dépliant d'information sur le virus du sida et certifiaient par écrit dans leurs dossiers médicaux qu'ils s'étaient vus expliquer les voies de transmission et les moyens de transmission de cette infection.  (...)
151.  Toutefois, la situation était moins satisfaisante au regard de l'enregistrement des lésions traumatiques observées lors de l'arrivée [des détenus].  Lorsque de telles lésions étaient constatées, le personnel médical les consignait dans le dossier médical du détenu, cette inscription étant en principe accompagnée de la mention de toutes les allégations faites et toutes les informations fournies par ce détenu. En théorie, le médecin de la prison devait informer la direction de la prison de tels cas, afin que celle-ci puisse prendre des mesures appropriées. Toutefois, il apparaît que seules les lésions sérieuses trouvées chez les détenus nouvellement arrivés retenaient l'attention. De plus, les données ainsi consignées (tant dans le dossier médical que dans le registre médical spécial des arrivées) étaient de nature sommaire (aucune indication d'allégations faites [par lé détenu], aucune conclusion médicale. Enfin, les détenus en transit n'étaient pas du tout soumis à ce type d'examen médical.
Le CPT est d'avis que le dossier établi suite à l'examen d'un détenu – qu'il soit nouvellement arrivé ou en transit – présentant des signes de lésion traumatique devrait contenir :
i)      un compte rendu des allégations faites par l'intéressé et pertinentes pour un examen médical (y compris la description de son état de santé et toutes les allégations de mauvais traitements) ;
ii)      une liste de constats médicaux objectifs fondés sur un examen complet ;
iii)      les conclusions du médecin à la lumière de i) et ii).
En outre, si le détenu le demande, le médecin devrait lui délivrer une attestation décrivant ses lésions.
Par conséquent, le CPT recommande aux autorités ukrainiennes de développer cet aspect d'examens médicaux à l'arrivée, à la lumière des remarques exposées ci-dessus. La même approche doit également être suivie dans tous les cas où un détenu est soumis à un examen médical suite à un épisode violent en prison.    (...)
5.  D'autres questions couvertes par le mandat du CPT
(...)   d.  Les procédures de plainte et d'inspection
170.  Les procédures effectives de plainte et d'inspection constituent un moyen fondamental de protection contre les mauvais traitements en prison. Des possibilités de plainte doivent être ouvertes aux détenus, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du système carcéral, et les détenus doivent disposer d'un accès confidentiel à l'autorité compétente.
171.  Une personne placée en détention provisoire peut soumettre des plaintes au directeur de la prison et a la possibilité d'accès confidentiel au procureur. Le CPT invite les autorités ukrainiennes à ajouter le Président du CPT à la liste des autorités avec lesquelles les détenus peuvent communiquer à titre confidentiel.
172.  Quant à l'inspection des maisons d'arrêt, cette tâche incombe au procureur, qui doit surveiller l'observation des lois dans ces établissements. Conformément aux informations recueillies par la délégation, ces inspections ont lieu une fois par mois et aboutissent à un rapport. Les représentants du Parquet Général de l'Ukraine ont expliqué que les procureurs inspectant les prisons avaient droit de visiter les locaux de détention afin de vérifier les conditions de détention, de contrôler les mesures disciplinaires, ainsi que l'observation des lois et des règlements. Dans ce contexte, le CPT souhaiterait recevoir copies des rapports établis par le procureur responsable de l'inspection de la maison d'arrêt de Kharkiv pendant la période allant de juin à octobre 1998.   (...) »
90.  A la même date, le CPT publia le rapport de sa deuxième visite, ayant eu lieu en juillet 1999. Les parties pertinentes de ce rapport se lisaient ainsi [version officielle française] :
« (...)   2. Mauvais traitements
 25.  La délégation n'a entendu quasiment aucune allégation de mauvais traitements physiques de détenus imputables au personnel du SIZO de Kharkiv (...).
 Par contre, elle a entendu des allégations répandues de violence physique et de destruction des objets personnels de détenus par des membres d'un détachement spécial (appelés Spetznaz) qui interviendraient, cagoulés, régulièrement à la Colonie 85 [une autre prison visitée par le CPT]. Le dernier passage de ce détachement aurait eu lieu peu de temps avant la visite de la délégation. (...)
3.  Visite de suivi à la maison d'arrêt (SIZO) No 313/203 de Kharkiv
(...)    b.  détenus condamnés à mort
(...)   36.  Un décret provisoire du Directeur du Département de l'Exécution des Peines en date du 25 juin 1999 relatif à la détention des personnes condamnées à mort dans les SIZO précise quelque peu le statut juridique et les droits de cette catégorie de détenus. Il est en particulier stipulé que les conditions de détention doivent respecter la dignité humaine et, qu'ils ont notamment droit à la lecture, à l'exercice du culte, et à adresser des plaintes. De plus, et c'est là un progrès important - à condition qu'il bénéficie à tous les détenus condamnés à mort (que leur condamnation soit définitive ou non) -, le droit aux visites des proches est porté à deux heures par mois, le droit à la correspondance n'est plus limité et les lettres adressées au procureur et au médiateur ne peuvent pas faire l'objet d'une censure.
 Le CPT recommande de veiller à la stricte application de ce décret. A cet égard, il convient de veiller en particulier à ce qu'au SIZO de Kharkiv, comme dans les autres établissements concernés, tous les détenus condamnés à mort aient effectivement droit aux deux heures de visite mensuelles prévues et à la correspondance non limitée. En outre, ce décret devrait être porté à la connaissance des personnes condamnées à mort afin d'assurer qu'elles soient pleinement informées de leurs droits et obligations.
Enfin, au vu de certaines constatations faites, le Comité recommande que des mesures soient prises afin que la correspondance adressée à la Cour européenne des Droits de l'Homme et au Président du CPT bénéficie du même régime que celle destinée au procureur et au médiateur.   (...) 
5.  Soins de santé
 (...)   45.  Au SIZO de Kharkiv, il n'y avait eu aucun renforcement de l'équipe médicale et soignante. Les effets néfastes de ce manque d'effectifs sur les possibilités de soins étaient encore plus dramatiques qu'en 1998, vu notamment l'augmentation de la population carcérale.
 Toutefois, des mesures avaient été prises pour s'efforcer de répondre à certaines recommandations du CPT.   (...)
L'ensemble de ces efforts ne peut qu'être encouragé. Le CPT recommande à nouveau de renforcer les effectifs en personnel soignant du SIZO. Ce renforcement devrait bénéficier en priorité à l'équipe des feldschers et des aides-soignants. Il convient en outre de persévérer dans les efforts de rationalisation des soins médicaux et d'amélioration des conditions d'hygiène hospitalière.    (...)
49.   Le CPT tient encore à soulever trois questions communes aux deux établissements visités, déjà longuement abordées dans son précédent rapport. La première question a trait aux difficultés d'approvisionnement en médicaments encore plus importantes qu'en 1998. Tant au SIZO de Kharkiv qu'à la Colonie No 85 (et y compris à l'hôpital interrégional), les stocks de médicaments étaient très limités, et certains médicaments étaient périmés à la Colonie. En outre, pour nombre de médicaments - dont les tuberculostatiques - il y avait des ruptures de stocks.    (...) »
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  La Constitution ukrainienne du 28 juin 1996
91.  Conformément à l'article 55, chacun a le droit de contester devant le tribunal toute activité ou toute inactivité d'une autorité publique ou d'un fonctionnaire.
Conformément à l'article 56, chacun a le droit à la réparation par l'Etat du préjudice subi de l'activité ou de l'inactivité illégale d'une autorité publique ou d'un fonctionnaire.
B.  Le code de l'exécution des sanctions pénales du 23 décembre 1970 (amendé)
92.  Conformément à l'article 44, chaque détenu a le droit de déposer des propositions, des requêtes et des plaintes devant des autorités publiques et des fonctionnaires. Les résultats de l'examen des propositions, des requêtes et des plaintes sont communiqués au détenu contre signature.
Conformément à l'article 128, le comportement inhumain ou dégradant envers le détenu manifesté par un membre du personnel de l'établissement pénitentiaire engage la responsabilité disciplinaire ou pénale de ce dernier.
C.  La loi no 1789-XII du 5 novembre 1991 relative à l'activité des organes du parquet de l'Ukraine (amendée)
93.  Conformément à l'article 12, il incombe au procureur d'examiner des requêtes et des plaintes, à l'exception des plaintes relevant de la juridiction des tribunaux, sur une violation des droits des individus et des personnes physiques, ainsi que de veiller à ce que l'examen de telles plaintes par les autorités publiques et les fonctionnaires soit conforme à la loi. Chaque acte du procureur peut faire l'objet d'une contestation devant le procureur de plus haut niveau ou devant le tribunal.
Conformément à l'article 44, il incombe au procureur l'obligation de veiller à ce que les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires soient conformes à la loi et que les droits des détenus soient respectés. Dans l'exercice de ses fonctions, le procureur a le droit de procéder à tout moment à une visite des lieux en vue d'étudier les conditions de détention ou le dossier d'un détenu, de vérifier la conformité à la loi des actes de l'administration de l'établissement pénitentiaire et, en cas de non-conformité de tels actes à la loi, de les contester ou annuler, ainsi que d'exiger de leurs auteurs des explications relatives aux infractions commises.
Conformément à l'article 45, les arrêtés et les instructions du procureur relatifs au respect des conditions et règles de détention sont obligatoires et passibles d'une exécution immédiate.   
III.  LA RECOMMANDATION No R(98)7
94.  Les parties pertinentes de la Recommandation no R (98)7 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire disposent :
«  I. Aspects principaux du droit aux soins de santé en milieu pénitentiaire
(...)   C. Consentement du malade et secret médical
(...)   14. Hormis le cas où le détenu souffre d'une maladie le rendant incapable de comprendre la nature de son état, le détenu malade devrait toujours pouvoir donner au médecin son consentement éclairé préalablement à tout examen médical ou à tout prélèvement, sauf dans les cas prévus par la loi. Les raisons de chaque examen devraient être clairement expliquées à la personne détenue et comprises par elle. (...)
15. Le consentement éclairé devrait être obtenu de la part des malades souffrant de troubles mentaux et des patients placés dans des situations où les obligations médicales et les règles de sécurité ne coïncident pas nécessairement, par exemple en cas de refus de traitement ou de nourriture.
16. Toute dérogation aux principes de la liberté de consentement du malade devrait être fondée sur la loi et être guidée par les principes qui s'appliquent à la population générale.
17. (...) Les détenus condamnés peuvent solliciter un deuxième avis médical et le médecin exerçant en milieu pénitentiaire devrait répondre à cette demande de façon bienveillante. Cependant, toute décision quant au bien-fondé de cette demande relève en dernier lieu de la responsabilité du médecin.
18. Aucun détenu ne devrait être transféré dans un autre établissement pénitentiaire sans un dossier médical complet. Le dossier devrait être transféré dans des conditions garantissant sa confidentialité. Les détenus concernés devraient être informés que leur dossier médical sera transféré. Ils devraient pouvoir y opposer leur refus, conformément à la législation nationale.
Il convient de remettre par écrit aux sortants de prison toute information médicale utile, à l'attention de leur médecin traitant.   (...)
II. Spécificité du rôle du médecin et des autres personnels de santé dans le contexte du milieu pénitentiaire
(...)   C. Spécificité des pathologies et de la prévention en milieu pénitentiaire
30. Toute trace de violence observée sur une personne lors de l'examen médical pratiqué au moment de son admission dans un établissement pénitentiaire devrait être consignée par le médecin avec les déclarations faites par la personne, ainsi que les conclusions du médecin. Cette information devrait en outre être transmise à la direction de l'établissement avec le consentement du détenu.
31. Toute information concernant des actes de violence commis sur des détenus pendant la période de détention devrait être communiquée aux autorités compétentes. En règle générale, il convient, avant d'entreprendre une telle démarche, d'obtenir le consentement des personnes concernées.
32. Dans certains cas exceptionnels, et en tout état de cause dans le strict respect des règles de déontologie, le consentement éclairé de la personne détenue peut ne pas être considéré comme indispensable, notamment si le médecin estime qu'il est clairement de son devoir, tant à l'égard du patient que de l'ensemble de la communauté pénitentiaire, de signaler un incident grave qui constitue un danger réel. S'il le juge utile, le service de santé devrait collecter des données statistiques périodiques relatives aux lésions traumatiques relevées, afin de les communiquer à la direction de l'établissement pénitentiaire et aux ministères concernés, conformément à la législation nationale en matière de protection des données.   (...)
 III. L'organisation des soins de santé dans les prisons notamment du point de vue de la gestion de certains problèmes courants
(...)   D.  Symptômes psychiatriques : troubles mentaux et troubles graves de la personnalité, risque de suicide
(...)   55. Les détenus souffrant de troubles mentaux graves devraient pouvoir être placés et soignés dans un service hospitalier doté de l'équipement adéquat et disposant d'un personnel qualifié. La décision d'admettre un détenu dans un hôpital public devrait être prise par un médecin psychiatre sous réserve de l'autorisation des autorités compétentes.
56. Dans les cas où l'isolement cellulaire des malades mentaux ne peut être évité, celui-ci devrait être réduit à une durée minimale et remplacé dès que possible par une surveillance infirmière permanente et personnelle.
57. Dans des situations exceptionnelles, s'agissant de malades souffrant de troubles mentaux graves, le recours à des mesures de contrainte physique peut être envisagé pendant une durée minimale correspondant au temps nécessaire pour qu'une thérapie médicamenteuse déploie l'effet de sédation attendu.
58. Les risques de suicide devraient être appréciés en permanence par le personnel médical et pénitentiaire. Suivant le cas, si des mesures de contrainte physique conçues pour empêcher les détenus malades de se porter préjudice à eux-mêmes ont été utilisés, une surveillance étroite et permanente et un soutien relationnel devraient être utilisés pendant les périodes de crise.   (...)
E. Refus de traitement, grève de la faim
60. Si une personne détenue refuse le traitement qui lui est proposé, le médecin devrait lui faire signer une déclaration écrite en présence d'un témoin. Le médecin devrait fournir au patient toutes les informations nécessaires sur les bienfaits escomptés du traitement médical, les alternatives thérapeutiques éventuellement existantes, et l'avoir mis en garde contre les risques auxquels son refus l'expose. Il convient de s'assurer que le malade est pleinement conscient de sa situation. (...)
F.   Violence en prison : procédures et sanctions disciplinaires, isolement disciplinaire, contrainte physique, régime de sécurité renforcée
(...)   65. Le médecin ne devrait pas s'impliquer dans l'octroi de l'autorisation ou de l'interdiction du recours à la force physique par le personnel pénitentiaire, qui doit lui-même assumer la responsabilité du maintien de l'ordre et de la discipline.
66. Dans le cas d'une sanction d'isolement disciplinaire, de toute autre mesure disciplinaire ou de sécurité qui risquerait d'altérer la santé physique ou mentale d'un détenu, le personnel de santé devrait fournir une assistance médicale ou un traitement à la demande du détenu ou du personnel pénitentiaire.   (...) »
EN DROIT
I.  SUR L'OBJET DU LITIGE
95.  La Cour observe d'emblée que, dans son mémoire sur le fond de l'affaire et dans de nombreuses communications ultérieures, le requérant réitère l'ensemble des griefs qu'il avait soumis au stade de recevabilité de la requête. A cet égard, la Cour rappelle que l'objet du litige qu'elle est appelée à trancher sur le fond se trouve délimité par sa décision sur la recevabilité, et qu'elle n'a en principe pas compétence pour faire revivre des doléances déclarées irrecevables (voir notamment Lamanna c. Autriche, no 28923/95, § 23, 10 juillet 2001, et, mutatis mutandis, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 28, CEDH 2000-IV). Or, par sa décision du 7 mai 2002, la Cour n'a déclaré recevables que deux griefs du requérant, à savoir ceux tirés des articles 3 et 13 de la Convention. Par conséquent, elle ne peut pas connaître du reste des griefs soulevés.
96.  En outre, la Cour rappelle qu'en vertu des principes généralement reconnus du droit international, la Convention régit, pour chaque Partie contractante, uniquement les faits postérieurs à l'entrée en vigueur de la Convention à son égard (voir, par exemple, Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 56, CEDH 2002-VII). A cet égard, la Cour observe que la date d'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de l'Ukraine et de prise d'effet de la déclaration ukrainienne d'acceptation du droit de recours individuel est le 11 septembre 1997 et qu'en l'espèce, une partie des faits critiqués par le requérant ont eu lieu avant cette date. Par conséquent, si la Cour peut et doit tenir compte des événements antérieurs à la date susmentionnée dans le contexte de l'examen des griefs dont elle se trouve saisie (voir, mutatis mutandis, Baggetta c. Italie, arrêt du 25 juin 1987, série A no 119, p. 32, § 20), elle n'est pas compétente pour se prononcer sur l'existence d'une violation de la Convention au regard des événements antérieurs à cette date.
Enfin, la Cour note qu'une partie des allégations du requérant portent sur des incidents ayant prétendument eu lieu à la prison de Zhytomyr depuis janvier 2002, y compris après le 7 mai 2002, date de la recevabilité de la requête. A cet égard, elle rappelle que l'objet du litige sur le fond d'une affaire est normalement délimité par la décision sur la recevabilité de la requête respective (paragraphe 95), et que ce principe vaut également sur le plan temporel. Il est vrai que, dans certains cas et dans l'intérêt de l'économie de la procédure, la Cour peut connaître de faits ultérieurs s'ils constituent le prolongement de ceux auxquels ont trait les griefs recevables (voir Olsson c. Suède (no 1), arrêt du 24 mars 1988, série A no 130, pp. 28-29, § 56, et Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 101, CEDH 2000-VIII). Toutefois, dans le cas d'espèce, il s'agit de faits complètement nouveaux et différents de ceux couverts par la décision sur la recevabilité ; ils pourraient éventuellement faire l'objet d'une nouvelle requête devant la Cour, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
97.  En résumé, la Cour se limitera à examiner les griefs du requérant tirés des articles 3 et 13 de la Convention et concernant la période allant du 11 septembre 1997, date de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de l'Ukraine, jusqu'au 14 juillet 2001, date du transfert du requérant de la prison de Kharkiv à celle de Zhytomyr. Il s'agit donc des doléances portant sur l'abus de traitement médicamenteux, sur l'administration de chocs électriques, sur l'application abusive de menottes et sur d'autres mauvais traitements à la prison de Kharkiv, ainsi que sur l'absence de recours efficaces contre de tels agissements.
II.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
98.  Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité tirée du non-épuisement, par le requérant, des voies de recours internes. Selon le Gouvernement, pendant la période de détention, le requérant n'a saisi aucune autorité ukrainienne compétente en vue de dénoncer les faits allégués de traitements inhumains et dégradants ainsi que de tortures. Il ajoute que les plaintes déposées par le requérant auprès de différentes instances ukrainiennes ne tendaient qu'à la révision des décisions judiciaires le concernant.
Le Gouvernement affirme que le système juridique ukrainien accorde à chacun une possibilité de saisir le tribunal en vue de faire valoir ses droits ou de contester l'activité ou l'inactivité d'une autorité et que ce système, en tant que tel, est aussi efficace pour un détenu que pour quiconque.
99.  Le requérant soutient, pour sa part, que, pendant sa détention, il a déposé de multiples plaintes auprès du parquet en vue de dénoncer les faits de traitements inhumains et dégradants, ainsi que de tortures, et qu'aucune de ces plaintes n'a abouti. Il fait valoir qu'aucune enquête efficace tendant à la punition des responsables n'a été menée.
100.  La Cour rappelle que la finalité de l'article 35 § 1, qui énonce la règle de l'épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux Etats contractants l'occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n'en soit saisie (voir, parmi beaucoup d'autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). La règle de l'article 35 § 1 se fonde sur l'hypothèse, incorporée dans l'article 13  – avec lequel elle présente d'étroites affinités – que l'ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir notamment Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI). Dans la même logique, l'article 35 § 1 exige l'épuisement des seuls recours accessibles, effectifs et adéquats, c'est-à-dire existant à un degré suffisant de certitude – en pratique comme en théorie – et susceptibles de porter remède aux griefs soulevés (voir, par exemple, Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, pp. 2275-2276, §§ 51-52).
101.  Dans le cas d'espèce, le Gouvernement fait valoir que le requérant a omis d'épuiser les voies de recours internes, alors que ce dernier se plaint justement de l'absence de recours effectifs en droit ukrainien. Dans ces circonstances, la Cour estime que la thèse du Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief du requérant sur le terrain de l'article 13 de la Convention qu'il y a lieu de joindre l'exception au fond (voir dans le même sens Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 40, CEDH 2000-V ; Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 81-88, CEDH 2000-VII, et Abdurrahman Orak c. Turquie, no 31889/96, § 59, 14 février 2002, ainsi que, mutatis mutandis, Annoni di Gussola et autres c. France, nos 31819/96 et 33293/96, § 39, CEDH 2000-XI). Partant, il ne s'impose pas de statuer séparément sur le bien-fondé de cette exception.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
102.  Le requérant se plaint d'avoir été soumis de manière permanente à des tortures (administration de médicaments psychotropes et de chocs électriques), de même qu'à des traitements inhumains et dégradants (coups, insultes, menaces, intimidations et application de menottes pendant une longue durée). Il s'estime victime de violations multiples de l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  Les thèses des parties
103.  Le Gouvernement nie vigoureusement la quasi-totalité des allégations du requérant.  Il reconnaît d'emblée le fait d'application de menottes au requérant pour le calmer, et ce, à deux reprises : les 7 septembre 1997 et 1er juillet 1998, pour une courte durée.  S'agissant notamment du 1er juillet 1998, le Gouvernement soutient que le requérant fut menotté pendant environ vingt-cinq minutes afin de l'empêcher de se suicider. En effet, vers 2 h 50 le gardien principal du quartier respectif rapporta à ses supérieurs que le requérant criait, frappait la porte de sa cellule et menaçait de commettre un suicide. Le requérant ne réagissant pas aux rappels à l'ordre, vers 3 h 20, le gardien appela « l'équipe de sécurité » comprenant, entre autres, le directeur adjoint de la prison. A 3 h 35, le requérant fut menotté ; il se calma bientôt et, à 4 h 00, les menottes furent enlevées. Le médecin appelé quelques minutes après examina le requérant, ne constata aucune lésion traumatique et en dressa procès-verbal. Vers 8 h 00, l'administration de la prison invita le requérant à présenter des explications écrites sur son comportement, ce qu'il refusa de faire.
Un scénario presque identique s'était produit le 7 septembre 1997 ; à cette date, le requérant resta menotté pendant une heure et vingt-cinq minutes. Selon le Gouvernement, le requérant n'a jamais été menotté pendant une période plus longue en guise de mesure de contrainte. En outre, de même que les autres détenus, le requérant fut (et toujours est) menotté à l'occasion de chaque sortie de sa cellule et de chaque contrôle de celle-ci. Toutefois, selon le Gouvernement, cette mesure est pleinement justifiée par des raisons de sécurité et ne tombe pas sous le coup de l'article 3 de la Convention.
104.  Ensuite, le Gouvernement réfute les allégations du requérant selon lesquelles, le 4 mars 1998, il aurait été battu par des individus cagoulés et masqués. En réalité, à cette date, à 10 h 00, le directeur adjoint de la prison de Kharkiv et plusieurs gardiens effectuèrent le contrôle technique régulier de toutes les cellules du quartier dans lequel le requérant était détenu. Comme il a été dit ci-dessus, il fut demandé aux détenus de tendre leurs bras dans le couloir à travers les trappes ; ainsi furent-ils menottés un par un. Puis la porte de chaque cellule fut ouverte et les détenus sortirent dans le couloir. Après l'inspection de toutes les cellules, les détenus furent autorisés à y rentrer, les portes furent refermées, et les détenus se virent retirer les menottes de la même manière qu'elles étaient passées. Toutefois, le Gouvernement affirme qu'aucun usage de force n'eut lieu lors de cette opération.
De même, le Gouvernement conteste l'usage quelconque de force à l'encontre du requérant le 22 janvier 1999.
105.  S'agissant en particulier du témoignage de M. Yemelyanov (paragraphes 65-68), le Gouvernement reconnaît que celui-ci était incarcéré à la prison de Kharkiv depuis le 12 juin 1998 ; toutefois, il était placé dans le quartier des détenus provisoires, alors que le requérant se trouvait dans le « couloir de la mort ». Le 5 mars 1999, M. Yemelyanov fut condamné par la cour régionale de Kharkiv et transféré au quartier des détenus condamnés. Avant cette dernière date, il ne put avoir aucun contact avec le requérant et ne put donc pas être témoin des prétendus événements de 1998.
106.  Enfin, le Gouvernement nie le reste des allégations du requérant. Il fait valoir que les griefs du requérant relatifs à l'application de « tortures psychotropes » n'ont aucune base réelle et sont le résultat de son « état mental déséquilibré ». Le Gouvernement affirme qu'aucun moyen illégal du traitement médical n'a été utilisé à l'égard du requérant, et que celui-ci n'a jamais été soumis ni à des abus de traitement médicamenteux, ni à des chocs électriques, ni à d'autres traitements prohibés par l'article 3 de la Convention.
107.  Le requérant, pour sa part, insiste sur le caractère réel de ses griefs relatifs à des traitements inhumains et dégradants ainsi qu'à des tortures, en affirmant que le diagnostic psychique établi par le médecin de l'établissement pénitentiaire est le résultat de l'application de tortures psychotropes, injections, chocs électriques, ainsi que de l'influence électromagnétique et de la pression physique et morale qui lui sont infligées.
B.  L'appréciation de la Cour
1.  Les principes généraux dégagés par la jurisprudence de la Cour
108.  Comme la Cour l'a dit à de nombreuses reprises, l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime ; la nature de l'infraction dont le requérant est condamné est donc dépourvue de pertinence pour l'examen de la requête sous l'angle de l'article 3 (voir, parmi beaucoup d'autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 69, CEDH 1999-IX, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV, et Kudła c. Pologne précité, § 90).
La Cour rappelle ensuite que, pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques et/ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (voir arrêts précités Labita c. Italie, § 120, et Kudła c. Pologne, § 91). Pour qu'une peine ou le traitement dont elle s'accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l'humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime. La question de savoir si le traitement avait pour but d'humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, V. c. Royaume-Uni précité, § 71, et Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). L'absence d'un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l'article 3.
109.  Dans chaque cas, les allégations de torture ou de mauvais traitements constituant des violations de l'article 3 de la Convention doivent être prouvées « au-delà de tout doute raisonnable ». En ce sens, un doute raisonnable n'est pas un doute fondé sur une possibilité purement théorique ou suscité pour éviter une conclusion désagréable ; c'est un doute dont les raisons peuvent être tirées des faits présentés (voir « l'Affaire grecque », requêtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12, p. 13, § 26). La  preuve des mauvais traitements peut également résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, § 161 in fine, ainsi que Labita c.Italie précité, § 121, et Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 73, CEDH 2000-VIII). Par conséquent, afin de déterminer si les traitements dénoncés par l'intéressé ont vraiment eu lieu, la Cour doit s'appuyer sur l'ensemble des éléments de preuve qu'on lui fournit ou, au besoin, qu'elle se procure d'office (voir, par exemple, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 36, § 107).
110.  En outre, la Cour rappelle que, lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d'autres services comparables de l'Etat, des traitements contraires à l'article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l'instar de celle résultant de l'article 2, doit pouvoir mener à l'identification et à la punition des responsables (voir, parmi beaucoup d'autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, p. 49, § 161, Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 324, § 86, et Yaşa c. Turquie arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2438, § 98). S'il n'en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l'interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l'Etat de fouler aux pieds, en jouissant d'une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (voir arrêts précités Labita c. Italie, § 131, et Dikme c. Turquie, § 101, ainsi que Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102).
2.  Les mauvais traitements allégués
111.  En l'espèce, les mauvais traitements dénoncés par le requérant consistaient en une administration forcée de médicaments psychotropes, en une application abusive de menottes, en des coups et autres actes de violence, ainsi qu'en une irradiation par un « générateur psychotrope » et en une administration de chocs électriques. La Cour examinera successivement chacune de ces allégations.
a)  Le traitement médical forcé
112.  Dans la mesure où le requérant se plaint du traitement médical forcé sous forme d'injections massives de substances psychotropes, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les autorités nationales sont dans l'obligation de protéger la santé des personnes privées de liberté (voir Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002-IX, ainsi que  Hurtado c. Suisse, arrêt du 28 janvier 1994, série A no 280-A, avis de la Commission, pp. 15-16, § 79). Ainsi, le manque de soins médicaux appropriés peut constituer un traitement contraire à l'article 3 (voir İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 87, CEDH 2000-VII). Il en est de même de la nature des traitements médicaux administrés par les autorités médicales en milieu carcéral. S'agissant notamment des détenus souffrant de maladies et de troubles mentaux, il faut tenir compte de la vulnérabilité particulière qui les caractérise généralement (voir Aerts c. Belgique, arrêt du 30 juillet 1998, Recueil 1998-V, p. 1966, § 66, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 111, CEDH 2001-III).
Cela étant, il appartient aux autorités médicales de décider – sur la base des règles reconnues de leur science – des moyens thérapeutiques à employer, au besoin de force, pour préserver la santé physique et mentale de tels détenus. Les conceptions médicales établies sont en principe décisives en pareil cas : une mesure dictée par une nécessité thérapeutique, si désagréable soit-elle à l'intéressé, ne saurait, en principe, passer pour « inhumaine » ou « dégradante ». Cependant, même de telles mesures thérapeutiques n'échappent pas à l'emprise de l'article 3 de la Convention, les exigences de cet article ne souffrant aucune dérogation (paragraphe 108 ci-dessus). Il incombe donc à la Cour de s'assurer que la nécessité du traitement en question soit démontrée de manière convaincante (voir Herczegfalvy c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, série A no 244, pp. 25-26, § 82).
113.  Dans le cas d'espèce, il ressort des dépositions des témoins M. Slesarenko, Mme Arsenyuk et M. Nedilko, des pièces du dossier médical du requérant ainsi que de ses propres explications (paragraphes 30, 49, 56, 70), que, suite à sa condamnation à la peine capitale par la cour régionale de Kharkiv et la confirmation de ce verdict par la Cour suprême de l'Ukraine, le requérant fut atteint de troubles psychiques graves qu'il n'avait jamais éprouvés auparavant et qui résultaient du sentiment de détresse et d'angoisse profondes qu'il éprouvait face à l'imminence d'une telle peine. La Cour n'a aucune raison pour en douter, d'autant plus qu'elle s'est déjà prononcé sur le caractère néfaste et destructeur du « syndrome du couloir de la mort » (voir Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, pp. 39-44, §§ 100-111). En particulier, il ressort des pièces du dossier qu'au moins deux fois, le requérant tenta de se suicider (paragraphes 15-16).
114.  De même, la Cour tient pour établi qu'afin d'atténuer les symptômes manifestés par le requérant, ce dernier se vit administrer des médicaments (chlorpromazine, halopéridol, seduxen, tisercin et triphtazine) par injections et par voie orale (paragraphes 11-12). La Cour note d'emblée le caractère très général des mentions du dossier médical, lesquelles ne précisent pas si, dans chaque cas concret, l'intéressé a accepté le traitement ou si, au contraire, l'administration de la prison a dû recourir à la force pour l'administrer. La Cour ne peut que déplorer une telle imprécision. Toutefois, elle constate que le requérant n'a pas produit d'éléments de preuve suffisamment précis et crédibles permettant de conclure au caractère abusif de ce traitement médicamenteux, fût-il forcé.
En premier lieu, la Cour n'a pas de raisons pour mettre en cause la description générale des substances administrées au requérant, ainsi que de leurs effets principaux et collatéraux, faite par les témoins M. Slesarenko et Mme Arsenyuk (paragraphes 49 et 58). En deuxième lieu, rien ne prouve qu'en administrant ces médicaments au requérant, le personnel médical de la prison de Kharkiv eût dépassé le dosage autorisé. En troisième lieu, le requérant lui-même ne soutient à aucun moment que les autorités médicales lui eussent administré d'autres médicaments que ceux mentionnés dans son dossier médical. Enfin, la Cour note qu'aucune pièce du dossier ne vient corroborer les allégations du requérant quant aux souffrances qu'il aurait éprouvées ; en particulier, rien ne montre qu'il eût adressé à ses médecins traitants, à l'administration de la prison ou au procureur des objections concrètes et articulées sur ce point. Bien au contraire, le dossier médical du requérant ne contient aucune indication de ce qu'il se soit plaint des effets collatéraux des médicaments administrés. Toutes les plaintes du requérant adressées au parquet et à la Division de la Santé de la Direction pénitentiaire de la région de Kharkiv au sujet des prétendus abus thérapeutiques étaient rédigés en des termes généraux et n'expliquaient pas en détail les prétendues souffrances qu'il éprouvait (paragraphes 21-24 et 79-81).
115.  Par ailleurs, la Cour note une certaine contradiction quant aux dates de la thérapie médicamenteuse en cause. En effet, le dossier médical du requérant témoigne de l'application périodique d'un « traitement » au cours des années 1996 et 1997. Depuis le 13 janvier 1998, « aucun traitement médicamenteux n'est administré », le requérant restant cependant placé sous un suivi psychiatrique permanent (paragraphe 12). Qui plus est, dans ses dépositions orales devant les délégués, le requérant soutint que les injections cessèrent en octobre 1998 (paragraphe 33), alors que ses observations écrites laissent supposer que l'administration de substances psychotropes continue à l'époque actuelle. Quant au témoin M. Slesarenko (paragraphe 49), ses dépositions semblent plutôt confirmer la première de ces deux versions. Par ailleurs, il ressort du dossier que les traitements litigieux étaient administrés d'une manière périodique et étaient interrompus chaque fois que les troubles psychiques du requérant cessaient, ce que lui-même ne nie pas  (paragraphe 12).
Dans ces circonstances, la Cour ne voit pas de raisons pour mettre en cause la crédibilité des explications de Mme Arsenyuk, d'après lesquelles les doléances du requérant relatives au traitement forcé concernent la période antérieure à 1998, même s'il continue à en parler dans le temps présent. Par ailleurs, les conclusions de la commission du Centre de l'expertise médico-légale et psychiatrique de Kiev du 14 décembre 2000 semblent confirmer cette hypothèse (paragraphes 56-57).
Pour ce qui est des dépositions de M. Yemelyanov, compagnon de cellule du requérant (paragraphes 65-68), la Cour relève qu'il ne fut mis en contact avec le requérant qu'en mars 1999 – c'est-à-dire après la fin du traitement médicamenteux –, qu'il ne put donc pas être témoin oculaire des faits allégués. Par ailleurs, M. Yemelyanov se déclara incapable d'expliquer cette contradiction, soulignée par le Gouvernement (paragraphes 66 et 105). Cela étant, la Cour ne peut pas ajouter foi à son témoignage.
116.  En somme, les éléments dont dispose la Cour ne lui permettent pas d'établir au-delà de tout doute raisonnable que le requérant ait été soumis à un traitement médicamenteux forcé enfreignant les garanties de l'article 3 de la Convention.
b)  L'usage abusif de menottes
117.  Le requérant se plaint également des souffrances et des lésions entraînées par l'usage prétendument abusif de menottes. A cet égard, la Cour rappelle que le port de menottes ne pose normalement pas de problème au regard de l'article 3 de la Convention lorsqu'il est lié à une détention légale et n'entraîne pas l'usage de la force, ni l'exposition publique, au-delà de ce qui est raisonnablement considéré comme nécessaire. A cet égard, il importe de considérer notamment le risque de fuite, de blessure ou de dommage (voir arrêts précités Raninen c. Finlande, p. 2822, § 56, et Mouisel c. France, § 47, ainsi que D.G. c. Irlande, no 39474/98, § 99, CEDH 2002-III).
118.  En l'espèce, la Cour tient pour établi que les menottes en tant que moyen de contrainte furent appliquées au requérant à deux reprises, la première fois le 7 septembre 1997 et la deuxième fois le 1er juillet 1998 (paragraphes 16 et 19). Pour ce qui est du premier cas, la Cour rappelle d'emblée qu'elle est incompétente ratione temporis pour l'examiner, la Convention n'étant entrée en vigueur à l'égard de l'Ukraine que quatre jours plus tard (paragraphe 96).
Quant au deuxième cas, celui du 1er juillet 1998, la Cour a quelques doutes sur le point de savoir si le requérant a effectivement formulé une plainte à ce sujet devant le parquet ou une autre autorité nationale compétente ; en effet, le dossier ne contient aucune indication en ce sens. En toute hypothèse, il ressort des pièces du dossier, et notamment du procès-verbal d'application de menottes (paragraphe 19), ainsi que des dépositions du témoin M. Nedilko (paragraphe 70), qu'à cette date, le requérant resta menotté pendant près de vingt-cinq minutes, et que les menottes lui furent appliquées pour le calmer de son état excité et agressif. Aucun élément de preuve ne démontre avec suffisamment de crédibilité que la mesure dénoncée ait duré plus longtemps.
119.  Dans la mesure où le requérant se plaint de cicatrices prétendument laissées par les menottes, la Cour se réfère à l'avis médical concluant à l'absence de lésions quelconques (paragraphes 19 et 63). Elle renvoie également à l'observation générale de ses délégués qui, lors de l'audition du requérant, ne virent aucune cicatrice, même minime, sur ses poignets (paragraphe 88). Il en va de même du prétendu « déchirement des tendons » du requérant (paragraphe 36). Bref, le requérant n'a pas démontré, au-delà de tout doute raisonnable, que les menottes lui eussent causé des souffrances susceptibles de poser problème sous l'angle de l'article 3 de la Convention.
Eu égard à ce qui précède, et compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, la Cour admet qu'en menottant le requérant le 1er juillet 1998, l'administration de la prison n'a pas dépassé ce qui était nécessaire pour le calmer et l'empêcher d'être violent envers lui-même ou envers les autres, d'autant plus qu'il avait déjà commis deux tentatives de suicide. On ne peut donc assimiler cette mesure à un « traitement inhumain et dégradant ».
120.  De même, s'agissant de l'usage quotidien des menottes lors de tous les déplacements du requérant à l'extérieur de sa cellule, et eu égard à l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour admet que cette mesure était justifiée par des impératifs de sécurité en milieu carcéral. Il n'y a donc pas non plus aucune apparence de violation de l'article 3 de la Convention sur ce point.
c)  Les coups
121.  La Cour rappelle que, lorsqu'un individu se trouve privé de sa liberté, l'utilisation à son égard de la force physique, alors qu'elle n'est pas rendue nécessaire par son comportement, porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation de l'article 3 de la Convention (voir Tekin c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, §§ 52 et 53, Labita c. Italie précité, § 120, et Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 180, 3 juin 2003, CEDH 2003). Elle reconnaît qu'il peut parfois être difficile pour un individu d'obtenir des preuves quant aux mauvais traitements infligés par les gardiens de la maison d'arrêt où il est détenu (voir, mutatis mutandis, Labita c. Italie précité, § 125). Cependant, dans toute la mesure du possible et compte tenu des circonstances de la cause, un tel détenu doit faire preuve d'une diligence minimale afin d'obtenir des preuves des traitements allégués en demandant, par exemple, d'être examiné par un médecin. En outre, la Cour rappelle que, tant devant elle que devant les instances nationales, les mauvais traitements critiqués doivent en principe être décrits d'une manière suffisamment précise et détaillée, afin de permettre leur évaluation complète.
122.  Dans le cas d'espèce, le requérant se plaint d'avoir été battu cinq fois pendant son séjour à la prison de Kharkiv : le 4 mars 1998, les 22 janvier et 21 février 1999, et les 5 avril et 4 mai 2001 (paragraphes 18, 20 et 38). La Cour examinera donc chacun de ces cas allégués.
123.  En premier lieu, pour ce qui est du 22 janvier 1999, la Cour note que le requérant n'a fourni aucune précision quant au contexte, à la nature et à la durée des mauvais traitements infligés. Même s'il ressort des dépositions du témoin M. Nedilko que le requérant se plaignit au directeur de la prison des coups reçus à cette date (paragraphes 74), la Cour relève que cette plainte n'était pas présentée d'une manière crédible. En outre, il ressort du même témoignage qu'aucune lésion ne fut constatée chez le requérant par le personnel médical de la prison. La Cour estime donc qu'en l'absence de pièces de dossier appropriées, l'existence de mauvais traitements à cette date n'est pas démontrée.
En deuxième lieu, la Cour constate qu'il en est de même des coups prétendument infligés au requérant les 21 février 1999 et les 5 avril et 4 mai 2001. Qui plus est, il ressort du dossier que le requérant ne s'est jamais plaint au procureur ou à une autre instance nationale compétente des mauvais traitements à ces dates-là, et que les allégations respectives ne furent soulevées que lors de la visite des délégués de la Cour.
124.  Le requérant prétend également avoir été battu par des individus masqués ou cagoulés ayant fait irruption dans sa cellule le 4 mars 1998. A cet égard, la Cour fait remarquer que le requérant se plaignit effectivement au directeur de la prison de Kharkiv d'un passage à tabac à cette date,  qu'un examen médical fut ordonné, et qu'aucune lésion traumatique ne fut détectée chez le requérant (paragraphes 62 et 74). De même, il ressort du témoignage de M. Ovcharenko que la radiographie de l'abdomen du requérant révéla une certaine anomalie aux environs de la rate que le médecin estima insignifiante (paragraphe 62).
Vu la cohérence des allégations du requérant et des explications des témoins, et à la lumière du constat du CPT selon lequel des personnes cagoulées pourraient avoir régulièrement battu les détenus dans une autre prison visitée par les membres du comité (voir point 25 du deuxième rapport du CPT, paragraphe 90 ci-dessus), la Cour juge les déclarations du requérant quelque peu alarmantes. Toutefois, elle ne voit aucun élément factuel susceptible de montrer, « au-delà de tout doute raisonnable », la réalité des faits allégués. En effet, ceux-ci ne sont corroborés, même indirectement, par aucune pièce du dossier et par aucun témoignage crédible. En particulier, le requérant soutient que le prétendu passage à tabac eut lieu quelques jours après la première visite des membres du CPT sur les lieux (paragraphe 38) ; or d'après le rapport de la seconde mission, celle de 1999, « [l]a délégation [du CPT] n'a entendu quasiment aucune allégation de mauvais traitements physiques de détenus imputables au personnel du SIZO de Kharkiv » (paragraphe 90).
125.  Par ailleurs, la Cour relève que le témoin M. Nedilko relate un incident ayant eu lieu le 1er juin 1998 et au cours duquel le requérant avait effectivement reçu deux coups de matraque dans le dos pour sa conduite agressive à l'égard du personnel de la prison (paragraphe 73). Il apparaît toutefois que le requérant lui-même n'a jamais expressément mentionné cet incident ni dans sa correspondance avec la Cour ni devant les délégués ; la Cour en déduit donc qu'il n'entend pas s'en plaindre.
126.  La Cour n'a donc obtenu aucun élément de preuve susceptible de démontrer, d'une manière convaincante, que le requérant eût reçu des coups constituant un « traitement inhumain ou dégradant ». En particulier, quant aux déclarations de M. Yemelyanov, la Cour ne les estime pas crédibles, ce témoin se limitant à répéter vaguement les paroles du requérant et à se référer à des rumeurs ou à des « renseignements » obtenus par le biais des autres (paragraphes 66-68).
d)  Les autres traitements dénoncés par le requérant
127.  Dans la mesure où le requérant se plaint d'avoir été torturé par des chocs électriques, il ressort de ses propres paroles qu'il ne s'agit pas là d'une mesure thérapeutique, mais de décharges électriques qu'il prétend avoir reçues dans sa cellule dans des circonstances mystérieuses (paragraphe 40). Aucune pièce du dossier n'étayant cette allégation et aucune preuve crédible n'ayant été apportée quant à l'existence d'un équipement respectif à la prison de Kharkiv, la Cour conclut que les doléances du requérant sur ce point sont dénuées de fondement.
Il en est de même de la prétendue irradiation du requérant par un « générateur psychotrope », aucun élément crédible n'attestant l'existence d'un tel appareil ni à la prison de Kharkiv, ni même en général (paragraphes 53, 79 et 81).
e)  Conclusion
128.  En résumé, et eu égard aux considérations qui précèdent, lesquelles reposent sur son appréciation minutieuse des preuves et du compte rendu de l'audition par les délégués, la Cour estime que les faits de la présente affaire ne sont pas suffisamment établis pour lui permettre de conclure à l'existence de traitements prohibés par l'article 3 de la Convention.
Il n'y a donc pas eu violation de cette disposition.
3.  Les enquêtes menées
129.  S'agissant du caractère effectif des investigations menées par les autorités ukrainiennes suite aux plaintes du requérant, la Cour rappelle qu'en matière de mauvais traitements, il peut y avoir un chevauchement entre les garanties procédurales de l'article 3 de la Convention, établies par la jurisprudence (paragraphe 110), et les garanties expressément inscrites dans l'article 13. Dans l'arrêt İlhan c. Turquie précité, la Cour a déclaré que « l'exigence découlant de l'article 13 de la Convention et en vertu de laquelle toute personne ayant un grief défendable de violation de l'article 3 doit disposer d'un recours effectif fournit généralement au requérant un redressement et les garanties procédurales nécessaires contre les abus pouvant être commis par des agents de l'Etat », et que « la question de savoir s'il est approprié ou nécessaire, dans une affaire donnée, de constater une violation procédurale de l'article 3 dépendra des circonstances particulières de l'espèce » (ibidem, § 92).
130.  En l'occurrence, le requérant a expressément soulevé un grief tiré de l'article 13 de la Convention. La Cour, pour sa part, vient de joindre au fond l'exception du Gouvernement tirée de non-épuisement des voies de recours internes, cette exception étant étroitement liée à la substance du grief tiré de l'article 13 (paragraphe 101). Dans ces circonstances, elle estime qu'il convient d'examiner le grief du requérant concernant l'absence d'une enquête effective des autorités au sujet des prétendus mauvais traitements sous l'angle de l'article 13, et non 3, de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
131.  Invoquant l'article 13 de la Convention, le requérant se plaint de ce qu'il ne disposait d'aucun « recours effectif » en droit ukrainien lui permettant de dénoncer les violations alléguées de l'article 3. L'article 13 précité est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A.  Les thèses des parties
132.  Le Gouvernement fait valoir qu'il n'y a eu aucune violation de l'article 13 de la Convention, dès lors que le requérant n'a été nullement empêché de saisir les autorités ukrainiennes compétentes, notamment le parquet, en vue de dénoncer les faits allégués de traitements inhumains et dégradants ainsi que de tortures. Il affirme que le droit ukrainien offre à chaque individu des recours effectifs permettant de dénoncer les faits de mauvais traitements et de tortures et que le système pénitentiaire réagit de manière efficace aux plaintes déposées. En outre, il soutient que chaque individu peut saisir le tribunal en vue de faire valoir ses droits.
133.  Le requérant insiste qu'aucune enquête effective n'a été menée suite à ses multiples plaintes déposées auprès de différentes autorités ukrainiennes et tendant à dénoncer les faits de traitements inhumains et dégradants ainsi que de tortures.
B.  L'appréciation de la Cour
134.  La Cour rappelle que l'article 13 de la Convention garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu d'un grief défendable fondé sur la Convention et offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation découlant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. De même, dans certaines conditions, l'ensemble des recours offerts par le droit interne peut répondre aux exigences de l'article 13 même si chacun de ces recours n'y répond pas séparément (voir Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1869-1870, § 145). En tout état de cause, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en théorie, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l'Etat défendeur (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts précités Aksoy, p. 2286, § 95, et Abdurrahman Orak c. Turquie, § 97).
En outre, la nature du droit garanti par l'article 3 de la Convention a des implications pour l'article 13. Eu égard à l'importance fondamentale de la prohibition de la torture et des traitements inhumains et dégradants, ainsi qu'à la situation particulièrement vulnérable des victimes de tortures, l'article 13 impose aux Etats, sans préjudice de tout autre recours disponible en droit interne, une obligation de mener une enquête approfondie et effective au sujet des cas de torture (voir arrêt Aksoy précité, p. 2287, § 98).
135.  La Cour rappelle ensuite que l'article 13 exige un recours effectif pour les seules doléances que l'on peut estimer « défendables » au regard de la Convention, c'est-à-dire posant a priori un problème sérieux quant au respect des droits y énumérés (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, p. 23, § 52, et Powell et Rayner c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1990, série A no 172, p. 14, § 31). Or, dans le cas d'espèce, la Cour vient de constater que les griefs du requérant soulevés sur le terrain de l'article 3 sont soit non étayés par des moyens de preuve suffisants, soit tout simplement dénués de fondement. Dans ces circonstances, la Cour a quelques doutes quant au caractère « défendable » d'au moins une partie de ces griefs.
De l'autre côté, la Cour rappelle que le rejet d'un grief tiré de l'article 3 pour insuffisance de preuves ne le prive pas nécessairement de son caractère « défendable ». En principe, un constat de non-violation n'annule pas l'obligation de l'Etat de mener une enquête effective sur la substance dudit grief lorsqu'il pouvait objectivement passer pour défendable au moment de l'introduction du recours (voir arrêts précités Boyle et Rice, p. 23, § 52, Kaya, pp. 330–331, § 107, et Yaşa, p. 2442, § 113). La Cour présumera donc que toutes les doléances du requérant satisfont au critère de la défendabilité telle qu'expliquée ci-dessus.
136.  La Cour observe qu'au sens du droit ukrainien, c'est au procureur qu'il incombe l'obligation d'examiner les plaintes des détenus relatives aux faits allégués de mauvais traitements et de tortures, de collecter les preuves nécessaires et, le cas échéant, de procéder à une visite sur les lieux en vue d'interroger le détenu et le personnel de l'établissement pénitentiaire.  Dans l'exercice de ses fonctions, le procureur est habilité de pouvoirs appropriés pour mener de manière efficace une enquête sur les allégations formulées et pour punir les responsables des infractions commises. La Cour observe notamment que, conformément à l'article 45 de la loi no 1789-XII, les arrêtés et les instructions du procureur relatifs au respect des conditions et règles de détention sont obligatoires et passibles d'une exécution immédiate (paragraphe 93). Le procureur dispose donc a priori d'un arsenal juridique adéquat pour assurer le respect des obligations positives découlant de l'article 3 de la Convention.
   Par ailleurs, la Cour note que si une plainte est rejetée par le procureur, le plaignant peut adresser un recours au procureur en chef du parquet régional, puis au Procureur général de la République (paragraphes 78 et 82). Enfin, il a également le droit d'intenter une procédure devant le tribunal compétent.
137.  En l'occurrence, il ressort des pièces du dossier que, pendant la période allant de mai 1996 jusqu'en septembre 2000, le requérant déposa plus de 150 plaintes auprès de différentes instances nationales et internationales, dont une grande partie auprès du parquet régional. La plupart de ces plaintes furent examinées par M. Kudas, procureur et chef de division de ce parquet. D'après les explications de ce dernier, non démenties par le requérant, il effectuait une ronde mensuelle complète de la prison de Kharkov, pendant laquelle il put rencontrer les détenus et leur parler. Ainsi, il ressort des pièces du dossier que le requérant a pu librement rencontrer le procureur plusieurs fois (paragraphes 21, 24 et 79), et rien ne montre qu'il eût éprouvé des obstacles quelconques pour lui communiquer ses doléances. Il en est de même des plaintes écrites du requérant ; la Cour constate notamment que ses griefs relatifs au traitement médical donnèrent suite à une enquête (paragraphes 22, 79 et 80). Elle relève également que le requérant reçut des réponses écrites à la plupart de ses plaintes (paragraphe 81). Qui plus est, le requérant reconnaît lui-même qu'il pouvait rencontrer librement son avocat (paragraphe 42).
138.  La Cour observe qu'à plusieurs reprises, le requérant avait adressé à M. Kudas des plaintes écrites ; toutefois, interrogé par le procureur, il refusa de lui fournir des précisions sur la substance des  griefs soulevés (paragraphes 21, 41 et 81 ci-dessus). A cet égard, la Cour estime qu'en l'absence de coopération de la part du requérant, on ne peut pas reprocher au procureur de ne pas avoir mené une enquête efficace.
Enfin, la Cour note que, si le requérant n'était pas satisfait des enquêtes menées par le parquet régional, il pouvait attaquer les décisions prises ou les réponses données par ce dernier par voie de recours hiérarchique devant le procureur en chef de la région de Kharkov, puis devant le Procureur général de la République. Il ressort des pièces du dossier qu'une fois, le requérant s'est effectivement adressé au Procureur général ; or, son recours ne concernait que la légalité de sa condamnation et non la substance des griefs examinés dans le présent arrêt (paragraphe 25). La Cour en conclut que le requérant disposait d'un recours en principe effectif en droit interne, mais qu'il ne l'a pas utilisé (voir, mutatis mutandis, Tess c. Lettonie (déc.), no 34854/02, 12 décembre 2002).
139.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour ne peut pas conclure que le requérant ait été privé d'un « recours effectif » lui permettant de dénoncer les violations alléguées de l'article 3. En conséquence, il n'y pas eu violation de l'article 13 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1.  Joint au fond l'exception préliminaire du Gouvernement et dit qu'il ne s'impose pas de l'examiner séparément ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention ;
3.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 février 2004 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa   Greffière Président
ARRÊT GENNADI NAOUMENKO c. UKRAINE
ARRÊT GENNADI NAOUMENKO c. UKRAINE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 42023/98
Date de la décision : 10/02/2004
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 3 ; Non-violation de l'art. 13

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT


Parties
Demandeurs : NAOUMENKO
Défendeurs : UKRAINE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-02-10;42023.98 ?

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