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28/04/2004 | CEDH | N°56679/00

CEDH | AFFAIRE AZINAS c. CHYPRE


AFFAIRE AZINAS c. CHYPRE
(Requête no 56679/00)
ARRÊT
STRASBOURG
28 avril 2004
En l'affaire Azinas c. Chypre,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,    G. Ress,    G. Bonello,    C. Bîrsan,    P. Lorenzen,    V. Butkevych,   Mme N. Vajić,   MM. M. Pellonpää,    R. Maruste,    E. Levits,   Mme S. Botoucharova,   M. V. Zagrebelsky,   Mme A. Mularoni,   M. L. Garlicki,    M

. D. Hadjihambis, juge ad hoc,  et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 jui...

AFFAIRE AZINAS c. CHYPRE
(Requête no 56679/00)
ARRÊT
STRASBOURG
28 avril 2004
En l'affaire Azinas c. Chypre,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,    G. Ress,    G. Bonello,    C. Bîrsan,    P. Lorenzen,    V. Butkevych,   Mme N. Vajić,   MM. M. Pellonpää,    R. Maruste,    E. Levits,   Mme S. Botoucharova,   M. V. Zagrebelsky,   Mme A. Mularoni,   M. L. Garlicki,    M. D. Hadjihambis, juge ad hoc,  et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 juin et 24 septembre 2003 et le 31 mars 2004,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 56679/00) dirigée contre la République de Chypre et dont un ressortissant de cet Etat, M. Andreas Azinas (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 janvier 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par Me A. Demetriades, avocat à Nicosie. Le gouvernement chypriote (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. A. Markides, procureur général de la République de Chypre.
3.  Le requérant alléguait en particulier la violation de l'article 1 du Protocole no 1, en raison de sa révocation de la fonction publique et de la déchéance consécutive de ses droits à pension.
4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour. A la suite du déport de M. L. Loucaides, juge élu au titre de Chypre (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné M. D. Hadjihambis pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Le 19 juin 2001, la requête a été déclarée partiellement recevable par une chambre de ladite section, composée de M. J.-P. Costa, M. W. Fuhrmann, Sir Nicolas Bratza, Mme H.S. Greve, M. K. Traja, M. M. Ugrekhelidze, M. D. Hadjihambis, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section.
5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section remaniée en conséquence. Le 20 juin 2002, une chambre de cette section, composée de M. G. Ress, M. I. Cabral Barreto, M. L. Caflisch, M. R. Türmen, M. B. Zupančič, Mme Greve, M. Hadjihambis, juges, et de M. V. Berger, greffier de section, a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 (six voix contre une). Elle a réservé la question de l'application de l'article 41 (unanimité). L'opinion dissidente de M. Hadjihambis se trouve jointe à cet arrêt.
6.  Le 13 septembre 2002, le Gouvernement a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre, en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Un collège de la Grande Chambre a accueilli cette demande le 6 novembre 2002.
7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
8.  Les parties ont déposé des observations écrites sur les questions préliminaires de la compétence ratione temporis et de l'épuisement des voies de recours internes, ainsi que sur la question de la violation de l'article 1 du Protocole no 1.
9.  Une audience s'est déroulée en public, au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 4 juin 2003 (article 71 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  M. N. Emiliou, représentant permanent de Chypre    auprès du Conseil de l'Europe, délégué de l'agent,  Mes V. Lowe, avocat,   G. Goodwin-Gill, avocat, conseils,   C. Palley, avocate,   M.-A. Stavrinides, avocate,    conseillère, service contentieux de l'Etat, conseillers ;
–  pour le requérant  M. C. Greenwood QC,  Mes D. Scorey, avocat,   A. Demetriades, avocat, conseils,   L. Caryolou, avocate, conseillère.
La Cour a entendu M. Greenwood, M. Demetriades, M. Lowe et M. Goodwin-Gill en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à ses questions. Elle a autorisé les parties à soumettre des observations écrites en réponse à ces dernières.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10.  Le requérant est né en 1927 et réside à Nicosie.
11.  De la création de la République de Chypre, en 1960, jusqu'à sa révocation de la fonction publique, il occupa le poste de directeur du département de développement coopératif de la fonction publique à Nicosie. Le 28 juillet 1982, la commission de la fonction publique engagea à son encontre une procédure disciplinaire et décida de le révoquer rétroactivement au motif que, le 8 avril 1981, le tribunal de district de Nicosie l'avait reconnu coupable de vol, d'abus de confiance et d'abus d'autorité. L'intéressé avait été condamné à une peine de dix-huit mois d'emprisonnement. Le 16 octobre 1981, la Cour suprême avait rejeté le recours formé par le requérant contre le verdict de culpabilité et la peine prononcée.
12.  La commission de la fonction publique considérait que le requérant avait géré les fonds du département susmentionné comme s'il s'agissait de ses biens personnels et les avait utilisés à des fins autres que celles du service. Consécutivement à la mesure disciplinaire de révocation, l'intéressé fut également déchu de son droit de toucher une pension et d'autres prestations de retraite, conformément à l'article 79 § 7 de la loi no 33/67 sur la fonction publique, à compter de la date de sa condamnation par le tribunal de district. A Chypre, les pensions font partie du contrat de travail global proposé aux fonctionnaires. Le régime de retraite est non contributif.
13.  Le 8 octobre 1982, le requérant forma auprès de la Cour suprême un recours en annulation de la décision le révoquant de la fonction publique. Son principal argument était que cette décision constituait un abus de pouvoir en ce que la sanction en question, qui entraînait la perte des prestations de retraite, était exagérée par rapport à la gravité de l'infraction. Il affirmait par ailleurs que la déchéance de ses droits était contraire à l'article 12 § 2 de la Constitution, qui garantit le droit de ne pas être jugé ou sanctionné deux fois pour les mêmes faits. Il alléguait que lui infliger le retrait de ses droits à pension et une peine de détention revenait à le punir deux fois pour les mêmes actes.
14.  Par un arrêt rendu le 12 juin 1991, la Cour suprême rejeta la demande du requérant et confirma la décision de la commission de la fonction publique. La juridiction suprême déclara notamment :
« Il est établi par la jurisprudence que la Cour suprême ne peut se pencher sur la question de la sanction infligée que si de toute évidence l'organe disciplinaire a outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire.
En la matière, les prérogatives de la Cour suprême n'ont rien à voir avec les pouvoirs dont elle dispose lorsqu'elle exerce sa compétence en cas de recours contre le jugement d'un tribunal de district, domaine dans lequel elle peut intervenir si la décision fixant la peine est clairement erronée ou manifestement excessive ou insuffisante.
L'appréciation de la sévérité d'une telle sanction disciplinaire n'entre pas dans les prérogatives de la Cour suprême (voir, entre autres, Cristofides c. CY.T.A., (1979) 3 C.L.R. 99, Papacleovoulou c. la République, (1982) 3 C.L.R. 187, 196-197).
Il a été affirmé maintes fois (...) par des décisions de justice qu'une juridiction administrative examinant un recours contre l'imposition d'une sanction disciplinaire n'a en principe pas le pouvoir d'intervenir sur le fond de la décision rendue par l'organe compétent et l'appréciation des faits à laquelle il s'est livré. (...)
L'article 79 § 1 de la loi no 33/67 énumère un nombre limité de sanctions disciplinaires pouvant être infligées en application des dispositions de cette même loi. Parmi les sanctions en question figure la révocation qui, selon l'article 79 § 7 de la loi no 33/67, entraîne la perte de tous les droits.
Ayant examiné avec soin le dossier, ainsi que le compte rendu intégral pertinent, où la ratio decidendi et l'exposé des motifs sont repris de manière très détaillée, j'estime que la commission de la fonction publique a infligé au requérant la sanction de la révocation de manière juste et légale et sans outrepasser les limites de son pouvoir discrétionnaire. La commission de la fonction publique, comme cela est expressément indiqué dans la transcription de la procédure (voir l'annexe 8 de l'acte de recours), a tenu compte avant de prendre sa décision des diverses circonstances atténuantes dont pouvait bénéficier le requérant. Le pouvoir discrétionnaire de la commission ne portait pas sur les questions de pension, mais uniquement sur la sanction. En vertu de la même loi, la mesure prononcée à l'encontre du requérant impliquait la déchéance de tous ses droits.
La référence à l'arrêt Makrides c. la République (2.R.S.C.C. 8), évoqué par l'avocat du requérant à l'appui de sa thèse selon laquelle les dispositions relatives à la déchéance des droits à pension d'un employé sont inconstitutionnelles au regard de l'article 23 §§ 1 et 2 de la Constitution, n'est pas pertinente en l'espèce.
L'argument de l'avocat du requérant selon lequel il y a un conflit avec l'article 28 de la Constitution n'a pas été corroboré. »
15.  La Cour suprême affirma qu'elle ne pouvait contrôler ni la sévérité de la sanction infligée par un organe à caractère disciplinaire – dès lors que celui-ci n'avait pas outrepassé les limites de sa marge d'appréciation –, ni la manière dont il avait apprécié les circonstances de la cause. Elle estima que le pouvoir discrétionnaire de la commission de la fonction publique portait uniquement sur la nature de la mesure, la perte des prestations liées à la retraite étant la suite logique de la sanction adoptée en l'occurrence.
16.  Le 18 juillet 1991, le requérant saisit la Cour suprême en sa qualité de juridiction de recours. Son acte de recours comportait cinq moyens. Le cinquième contestait les précédentes conclusions de la juridiction suprême, qui avait jugé en première instance que le retrait des prestations de retraite n'était pas contraire à l'article 23 §§ 1 et 2 de la Constitution.
17.  Le 6 décembre 1996, l'intéressé demanda l'autorisation de modifier ses moyens. La Cour suprême accueillit sa requête le 17 janvier 1997. Les troisième, quatrième et cinquième moyens tels que modifiés étaient les suivants :
« 3)  La conclusion de la juridiction de première instance selon laquelle la sanction infligée au requérant par la commission de la fonction publique n'est ni exagérément lourde ni disproportionnée à la gravité de l'infraction commise et/ou la commission a pleinement tenu compte des circonstances atténuantes en déterminant la sanction et/ou n'a pas par l'exercice de son pouvoir discrétionnaire porté atteinte aux prescriptions procédurales en fixant la sanction, est erronée.
Selon l'article 12 § 3 de la Constitution, la loi ne saurait prévoir une sanction disproportionnée à la gravité de l'infraction. Cette prescription constitutionnelle a établi à Chypre le principe de proportionnalité selon lequel il doit y avoir un lien (rapport raisonnable) entre la mesure prise et l'objectif poursuivi ; la mesure est uniquement proportionnée si elle est nécessaire vu les faits de la cause.
Même si, en déterminant la sanction, tant la juridiction pénale que l'organe administratif ont pris en compte et admis une série de facteurs atténuants – en particulier le fait que le requérant n'avait obtenu aucun avantage matériel –, il demeure que la sanction finalement infligée à l'intéressé est la plus lourde qui soit prévue par la loi.
Il s'agit là d'une atteinte suffisamment grave au principe de proportionnalité, établi par l'article 12 § 3 de la Constitution et appliqué dans la jurisprudence chypriote et la pratique juridique elle-même, notamment dans l'interprétation de l'article 23 de la Constitution. Il s'agit également d'un acte outrepassant les limites extrêmes qui encadrent l'action de l'administration lorsqu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire.
4)  La conclusion de la Cour selon laquelle la commission de la fonction publique a agi de manière juste et légale et sans excéder les limites de sa marge discrétionnaire lorsqu'elle a décidé de révoquer le requérant, est erronée.
Dans le cadre de la détermination d'une sanction, durant une procédure administrative, le principe d'une mesure non disproportionnée à la gravité de l'infraction et le principe de proportionnalité définissent assurément le cadre et/ou les limites du pouvoir administratif de l'organe administratif.
Le fait qu'en déterminant la sanction l'organe administratif en question ait admis et/ou pris en compte les facteurs atténuants sérieux qui étaient favorables au requérant sans toutefois écarter la sanction la plus sévère prévue par la loi est un acte qui outrepasse les limites extrêmes de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.
5)  La conclusion de la juridiction de première instance selon laquelle le retrait au requérant de ses droits à pension n'est pas contraire à l'article 23 §§ 1 et 2 de la Constitution est erronée. »
18.  Dans sa déclaration liminaire du 14 septembre 1998, Me Efstathiou, l'avocat du requérant, déclara qu'il traiterait uniquement les troisième et quatrième moyens du recours. Le compte rendu de l'audience tenue à cette date fait plus spécifiquement état de l'échange suivant entre l'avocat et la Cour suprême :
« Me Efstathiou : (...)
Je serai très bref. En substance, je ne traiterai que les troisième et quatrième moyens du recours.
Juge Chrysostomis : Retirez-vous les autres ?
Me Efstathiou : Oui, en effet.
La Cour : Les autres moyens du recours sont rejetés et nous vous écoutons pour savoir quelle est votre position au sujet des troisième et quatrième moyens.
Me Efstathiou : Je ne traiterai pas ces moyens, car le premier moyen est mal formulé et le deuxième est englobé dans les troisième et quatrième.
Les sanctions que la juridiction peut infliger sont indiquées à l'article 79 § 1 de la loi no 33/67. Elles sont énumérées de l'alinéa a) à l'alinéa j), ce qui signifie que dix mesures disciplinaires différentes, présentées par ordre croissant de sévérité, peuvent être adoptées en fonction de la gravité de l'infraction, la sanction maximale étant la révocation. L'article 79 § 7 précise que celle-ci entraîne la perte de l'ensemble des droits.
Je traiterai les troisième et quatrième moyens tels qu'ils ont été modifiés, et donc le cinquième moyen, qui en découle.
Juge Chrysostomis : Allez-vous traiter les troisième et quatrième moyens globalement ?
Me Efstathiou : Je les examinerai globalement et sous l'angle de leurs conséquences.
Avec tout le respect que nous devons à la juridiction dont émane le jugement en question, nous ne saurions donc accepter l'idée que la présente Cour ne puisse en fait se pencher sur les décisions prises par la commission de la fonction publique en matière de sanction. Il serait vraiment incroyable que la Cour de céans soit compétente pour examiner les décisions des juridictions pénales et pas pour rechercher et déterminer si la commission, qui est une instance disciplinaire, a outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire. Cela serait non seulement totalement étranger à la constitution et à l'interprétation de la jurisprudence, mais aussi extraordinaire, car une juridiction pourrait intervenir – et je ne dis pas qu'elle interviendrait sur recours, non ce n'est pas cela. Puisque la Cour intervient, pourquoi a fortiori n'interviendrait-elle pas dans ce domaine ?
Juge Chrysostomis : En matière de sanction disciplinaire.
Me Efstathiou :
Lorsque vous examinerez cette affaire, je vous conjure de tenir compte du fait que la révocation du demandeur a entraîné la déchéance de ses droits à pension. Cela signifie que du fait de son renvoi, le requérant a en plus eu le malheur de perdre ses droits à pension, lesquels droits étaient le fruit de vingt années de cotisations versées à l'Etat. Avec tout le respect que je vous dois, j'estime que ces vingt et quelques années de service créaient pour le demandeur des droits parallèles de percevoir une pension, des droits autonomes s'inscrivant dans un cadre juridique qui est indépendant et autonome par rapport à d'autres dispositions législatives. La création de fonds de pension pour les fonctionnaires est réglementée à part et découle de la déduction d'une fraction de leur rémunération. Ainsi, l'imposition de cette sanction au demandeur a porté atteinte à des droits parallèles et autonomes, ce qui ne doit pas échapper à l'attention de la Cour suprême de Chypre. Ces droits sont des droits acquis, reconnus à un employé au titre de chaque mois où il a servi l'Etat, en marge du droit de percevoir un salaire. Pour chaque mois de travail, un employé touche un salaire et bénéficie d'un autre droit, qui est réservé pour que l'intéressé puisse en profiter à son départ, et qui en même temps constitue un droit autonome. Il s'agit du droit de toucher une pension auquel chaque employé peut prétendre de par sa rémunération. La personne concernée jouit ainsi d'un autre avantage, qui est secret, caché, mais qui est « activé » le jour de la cessation des fonctions.
En conséquence, la révocation imposée à titre de sanction produit les effets directs suivants, qui sont tous contraires aux droits constitutionnels et aux principes fondamentaux du droit et de la jurisprudence. [Tout d'abord, cette] mesure rend la sanction particulièrement lourde et renforce l'argument selon lequel celle-ci est disproportionnée à la gravité de l'infraction, disproportion qui non seulement constitue un abus du pouvoir discrétionnaire mais emporte aussi violation de l'article 12 § 3 de la Constitution, lequel dispose qu'une sanction ne doit pas être excessive par rapport à la gravité de l'infraction.
Ensuite, elle prive le demandeur du droit patrimonial de percevoir une pension, à laquelle il a contribué en cédant une fraction de son salaire. La nouvelle loi no 1/90 contient un article 79 modifié, lequel régit de manière assez incomplète cette question en indiquant que lorsqu'un fonctionnaire est révoqué, une pension est versée aux personnes qui sont à sa charge comme s'il était décédé. C'est déplaisant, mais telle est la solution qui a été trouvée et acceptée à l'époque.
L'affaire fut mise en délibéré.
19.  Dans l'intervalle, l'un des membres de la formation collégiale chargée d'examiner l'affaire fut nommé ministre de la Défense et la Cour suprême décida de rouvrir la procédure. Le recours fut examiné pour la seconde fois le 9 juillet 1999. Le compte rendu de l'audience contient les passages suivants :
« Me Efstathiou : Messieurs les juges, en résumant, les faits de la cause sont les suivants :
Je traiterai les troisième et quatrième moyens du recours et les troisième et cinquième moyens qui en découlent. Je les traiterai tous (...)
Mme Koursoumba : Les premier, deuxième et cinquième moyens ont été retirés au cours de l'audience précédente.
Me Efstathiou : Oui, en effet, c'est bien ce que j'ai dit.
Juge Konstantinidis : Essayons de clarifier les choses : je vois dans la transcription de la précédente audience que vous avez retiré tous les moyens du recours, excepté le troisième et le quatrième.
Me Efstathiou : Oui, en effet.
Je dirai pour conclure que les vingt et quelques années de service effectuées par le demandeur ont fait naître des droits à pension, des droits indépendants qui s'inscrivent dans un cadre juridique autonome par rapport à d'autres normes législatives. Tout le monde contribue à la constitution du capital de la pension, y compris l'Etat ; c'est une partie de la rémunération de l'employé. Cette sanction, (...) d'après l'article 79 § 7, [entraîne la perte de l'ensemble des prestations liées à la retraite].
Dès lors, l'imposition de la révocation à titre de sanction, dont la conséquence directe a été la déchéance des droits à pension, a des effets juridiques qui emportent violation des principes constitutionnels, des droits essentiels et de la jurisprudence. La sanction est de ce fait particulièrement lourde.
Juge Konstantinidis : Vous l'avez également précisé la dernière fois, mais nous devons à nouveau évoquer la question. Nous devons bien comprendre qu'il n'y a pas de problème de constitutionnalité de la loi elle-même, mais que la question est examinée dans le cadre de la position que vous défendez, à savoir qu'il n'était pas raisonnablement acceptable d'infliger une telle sanction.
Me Efstathiou : Ceci est également une conséquence de cela. C'est ainsi. L'imposition de cette sanction outrepasse les limites de l'exercice du pouvoir discrétionnaire et viole la prescription constitutionnelle énoncée à l'article 12 § 3, selon laquelle la sanction ne doit pas être disproportionnée à la gravité de l'infraction. En conséquence, il a été porté atteinte aux principes du droit, aux principes de proportionnalité, aux principes de respect des limites extrêmes de l'exercice du pouvoir discrétionnaire et de respect des droits conférés au demandeur. Je vous ai déjà dit tout cela auparavant. »
20.  Dans son arrêt de rejet du recours, rendu le 20 juillet 1999, la Cour suprême déclara ce qui suit :
La juridiction de première instance a jugé que la révocation imposée au demandeur par la commission de la fonction publique était juste et légale et entrait dans la marge discrétionnaire de cet organe. Elle a également indiqué qu'avant de prendre une décision, la commission avait tenu compte des diverses circonstances atténuantes dont pouvait bénéficier le demandeur, et que son pouvoir discrétionnaire ne portait pas sur la pension de l'intéressé mais uniquement sur la sanction. La perte de droits consécutive au renvoi du demandeur résultait selon la même législation de la sanction qui avait été infligée.
En définitive, le recours n'a porté que sur deux moyens, qui sont énoncés dans l'acte de recours modifié et qui sont les suivants :
« 1)  La conclusion de la Cour selon laquelle la sanction infligée au demandeur par la commission de la fonction publique n'est ni exagérément lourde ni disproportionnée à la gravité de l'infraction et/ou la commission a bien tenu compte des circonstances atténuantes en déterminant la sanction et/ou n'a pas par l'exercice de son pouvoir discrétionnaire porté atteinte aux prescriptions procédurales en fixant la sanction, est erronée.
2)  La conclusion de la Cour selon laquelle la révocation du demandeur prononcée par la commission de la fonction publique est juste et légale et n'outrepasse pas les limites de son pouvoir discrétionnaire, est erronée. »
La position de l'avocat du demandeur consiste à dire que les principes de droit qui valent pour les procédures pénales sont appliqués de manière similaire aux procédures disciplinaires. Si en l'espèce la commission a admis l'existence de facteurs atténuants – comme la longue période consacrée par le demandeur à la lutte chypriote pour la libération et au mouvement coopératif, et le fait qu'il n'a obtenu aucun profit matériel personnel –, elle lui a néanmoins infligé la sanction la plus sévère au lieu de lui imposer, par exemple, une mise à la retraite d'office, mesure qui eût également abouti à son départ. Le demandeur a affirmé que la révocation était une sanction excessivement lourde et disproportionnée à la gravité de l'infraction et qu'il y avait eu atteinte au principe de proportionnalité, et il a estimé en conséquence que la commission avait outrepassé les limites extrêmes de sa marge discrétionnaire. En expliquant sa position, il a indiqué qu'il ne demandait pas à la Cour de modifier la jurisprudence et de s'immiscer dans la question de la sanction infligée, mais de déclarer la décision nulle au motif qu'elle outrepassait les limites extrêmes de la marge discrétionnaire dont jouissait la commission.
L'avocate de la partie défenderesse a rétorqué que la décision rendue par la juridiction de première instance était juste ; elle a contesté les thèses de l'avocat du demandeur en faisant valoir que la Cour suprême n'a le pouvoir d'intervenir en matière de sanction que si l'organe disciplinaire a manifestement outrepassé les limites extrêmes de sa marge discrétionnaire. Elle a également affirmé que l'appréciation des faits et de la sévérité de la sanction ne relevait pas des compétences de la Cour suprême.
Nous souscrivons à la déclaration liminaire de l'avocate de la partie défenderesse. En fait, il est établi en vertu de l'article 146 de la Constitution que le tribunal administratif est incompétent notamment pour statuer sur la sévérité d'une sanction disciplinaire.
La juridiction de première instance, en envisageant la question du pouvoir discrétionnaire de la commission, a indiqué ce qui suit à la page 9 de sa décision :
« Ayant examiné avec soin le dossier, ainsi que le compte rendu pertinent, où la ratio decidendi et l'exposé des motifs sont repris de manière très détaillée, j'estime que la commission de la fonction publique a infligé au requérant la sanction de la révocation de manière juste et légale et sans outrepasser les limites de son pouvoir discrétionnaire. La commission de la fonction publique, comme cela est expressément indiqué dans la transcription de la procédure (voir l'annexe 8 de l'acte de recours), a tenu compte avant de prendre sa décision des diverses circonstances atténuantes dont pouvait bénéficier le requérant. Le pouvoir discrétionnaire de la commission ne portait pas sur les questions de pension, mais uniquement sur la sanction. En vertu de la même loi, la mesure prononcée à l'encontre du requérant impliquait la déchéance de tous ses droits. »
Cette conclusion à laquelle est parvenue la juridiction de première instance est juste. La commission a opté pour la sanction la plus sévère et cette décision entrait dans le cadre de ses compétences. Il n'a pas été démontré que cet organe aurait outrepassé les limites extrêmes de sa marge discrétionnaire en agissant soit de manière irrationnelle, soit au mépris des principes d'une bonne administration, dont fait partie le principe de proportionnalité, sur lequel l'avocat du demandeur a pour l'essentiel fondé sa thèse.
Le fait que la commission de la fonction publique ait infligé la sanction la plus sévère prévue par la loi applicable alors même qu'elle avait établi l'existence de facteurs atténuants ne démontre pas qu'elle ait outrepassé les limites extrêmes de sa marge discrétionnaire. Comme cela ressort de sa décision, elle a de toute évidence jugé qu'en dépit de l'existence de facteurs atténuants la gravité et les conséquences de l'infraction étaient telles qu'il était justifié d'opter pour la sanction la plus sévère prévue par la loi. C'est ce qui découle de la décision de la commission qui, tout en soulignant la gravité des infractions commises, renvoie à certains passages du jugement du tribunal pénal. Voici un extrait de la décision de la commission de la fonction publique :
« La commission n'a d'autre choix que de considérer comme étant des plus graves les infractions ayant valu une peine d'emprisonnement au fonctionnaire concerné. Comme l'a observé avec pertinence le magistrat ayant jugé l'affaire :
« Par ses actes, [l'intéressé] avait pour seul et unique but de se faire passer pour une personne capable de résoudre facilement tous les problèmes sur l'île grâce à la puissance financière du mouvement coopératif, dont il revendiquait la paternité. Il me faut à ce stade souligner qu'il gérait les ressources du fonds commun comme s'il s'agissait de ses biens personnels. Or il n'avait pas le droit d'employer les ressources du fonds pour atteindre des objectifs autres que ceux que les institutions coopératives lui avaient assignés en lui confiant d'importantes sommes.
Sa mauvaise foi est également flagrante, puisqu'entre autres il veillait bien à dissimuler l'origine des capitaux à chaque fois qu'il versait une somme dans un but différent de ceux qui lui avaient été assignés en même temps que l'argent lui était confié. Le fonds était pour l'accusé une source inépuisable de moyens financiers qui lui permettaient d'être populaire auprès de personnes occupant des postes influents et auprès de ses amis.
Le fait que des sommes importantes aient été allouées à des œuvres de bienfaisance n'exonère pas l'accusé de la responsabilité de ses actes. Un acte philanthropique commis à l'aide de ressources fournies par autrui ne constitue nullement un geste caritatif, mais uniquement un acte d'exploitation et de valorisation de soi-même. »
Puis, avant de statuer sur la sanction à infliger, la commission avait également déclaré ce qui suit :
« Un haut fonctionnaire qui témoigne d'un tel mépris pour ses propres responsabilités et devoirs, et qui de surcroît enfreint si ouvertement la loi et/ou les règles attachées à ses fonctions pour s'ériger lui-même en bienfaiteur de la société, se place lui-même en dehors de la fonction publique. »
Pour toutes les raisons qui précèdent, le recours est rejeté et tous les frais sont mis à la charge du demandeur. »
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21.  A l'époque considérée, les passages pertinents de l'article 79 de la loi no 33/67 sur la fonction publique étaient ainsi libellés :
« 1.  En vertu de la présente loi, les sanctions disciplinaires suivantes peuvent être imposées : (...)
a)  l'avertissement ;
b)  le blâme ;
c)  la mutation d'office ;
d)  la privation d'une augmentation de salaire annuelle ;
e)  la suspension des augmentations de salaire annuelles ;
f)  une sanction pécuniaire dont le montant ne peut excéder l'équivalent de trois mois de salaire ;
g)  la régression dans le barème des salaires ;
h)  la rétrogradation ;
i)  la mise à la retraite d'office ;
j)  la révocation.
7.  La révocation entraîne la perte de l'ensemble des prestations liées à la retraite. »
22.  La version modifiée de l'article 79 § 7 de la loi actuellement en vigueur à Chypre dispose :
« La révocation entraîne la perte de l'ensemble des prestations liées à la retraite. Néanmoins, une pension est versée, le cas échéant, à l'épouse ou aux enfants à charge d'un fonctionnaire ayant été révoqué, comme s'il était décédé à la date de cette mesure ; le montant de la pension est fixé d'après ses années effectives de service. »
23.  En vertu des dispositions de la loi sur la fonction publique, les tâches et responsabilités attachées aux postes de la fonction publique sont exposées dans les « descriptions d'emploi » pertinentes, approuvées en conseil des ministres. D'après le descriptif du poste de directeur du département de développement coopératif qu'occupait le requérant, les tâches et responsabilités étaient les suivantes :
« Diriger le département de développement coopératif et assumer la responsabilité de la promotion, du développement et du bon fonctionnement du mouvement coopératif sur l'île. Exercer les attributions et les tâches prévues par les lois et les règlements pertinents. Conseiller le ministre des Finances en matière de coopération. Représenter le département de coopération au sein de différents comités et organes. Accomplir toute autre tâche pouvant lui être assignée. »
24.  Le droit à pension d'un fonctionnaire est régi par le chapitre 311 de la loi sur les pensions de la République. L'article 6 de cette loi, qui était en vigueur lors de la révocation du requérant, disposait qu'une pension, prime ou indemnité n'était accordée que lors de la retraite de la fonction publique dans l'un des cas spécifiquement énumérés. L'article 6 f) évoquait « le cas de la cessation de fonctions dans l'intérêt général prévu par la présente loi », c'est-à-dire l'article 7 de la loi, qui était ainsi libellé :
« Lorsque le conseil des ministres met un terme aux fonctions d'un agent au motif que, considérant la situation de la fonction publique, l'utilité de l'agent en question pour la fonction publique et toute autre circonstance, cette révocation est souhaitable dans l'intérêt général, et qu'une pension, prime ou indemnité ne peuvent par ailleurs être accordées à l'intéressé en vertu des dispositions de la présente loi, le conseil des ministres peut s'il le juge approprié lui allouer une pension, prime ou indemnité qu'il estime juste et adéquate, dont le montant ne doit toutefois pas excéder celui que le fonctionnaire en question aurait pu toucher s'il avait pris sa retraite de la fonction publique dans les conditions prévues à l'alinéa e) de l'article 6 de la présente loi. »
25.  Jusqu'en 1967, l'article 5 § 1 du chapitre 311 disposait :
« Aucun fonctionnaire ne jouit d'un droit absolu à une compensation pour la période de service effectuée ou à une pension, prime ou indemnité ; rien dans la présente loi ne fait obstacle au droit pour l'Etat de révoquer un fonctionnaire à tout moment et sans compensation. »
Cet article fut abrogé par la loi no 9/1967, qui entra en vigueur le 1er avril 1967.
Par ailleurs, l'article 3 § 1 de la même loi, qui énonçait :
« Des pensions, primes et indemnités peuvent être allouées par le gouverneur, conformément aux dispositions figurant dans l'annexe à la présente loi, aux personnes ayant servi dans la fonction publique chypriote (...) »
fut modifié par la loi no 9/1967, qui remplaça le mot « peuvent être » par « sont ».
L'article 4 du règlement adopté en vertu du chapitre 311, qui se lisait comme suit :
« Sous réserve des dispositions de la loi et du présent règlement, toute personne qui occupe un poste de fonctionnaire ouvrant droit à pension et qui exerce cette fonction en tant que civil depuis dix ans au moins peut se voir allouer lors de son départ à la retraite une pension au taux annuel de 1/600e de sa rémunération ouvrant droit à pension par mois complet de service ouvrant droit à pension. »
fut également modifié par la loi no 9/1967, qui remplaça les termes « peut se voir » par « se voit ».
26.  L'article 166 § 1 de la Constitution est ainsi libellé :
« Sont inscrits au débit du Fonds consolidé, outre toute allocation, rétribution et autres sommes versées en vertu des dispositions de la présente Constitution ou de la loi :
a)  toutes pensions et gratifications qui sont à la charge de la République (...) »
27.  L'article 169 § 3 de la Constitution dispose :
« Les traités, conventions et accords conclus conformément aux dispositions ci-dessus du présent article prévalent, à dater de leur publication au Journal officiel de la République, sur toute loi nationale, à condition que lesdits traités, conventions et accords soient appliqués par l'autre partie signataire. »
28.  Les passages pertinents de l'article 23 de la Constitution sont les suivants :
« 1.  Chacun a le droit d'acquérir, de détenir, de posséder tout bien meuble ou immeuble, d'en jouir ou d'en disposer, individuellement ou conjointement avec autrui, et ce droit doit être respecté. La République se réserve tous droits sur les eaux, les minerais et les antiquités se trouvant dans le sous-sol.
2.  Aucune atteinte, restriction ou limitation ne peut être apportée à ce droit qu'en vertu des dispositions du présent article.
3.  Des restrictions ou limitations peuvent être imposées par la loi à l'exercice de ce droit lorsqu'elles sont absolument nécessaires dans l'intérêt de la sécurité, de la santé et de la morale publiques, de l'urbanisme ou du remembrement des terres, ou pour la mise en valeur et l'utilisation d'un bien quelconque dans l'intérêt public, ou pour la protection des droits d'autrui.
Une juste indemnité doit être versée rapidement pour toute restriction ou limitation de ce genre qui diminue sensiblement la valeur des biens ; en cas de contestation, ladite indemnisation est fixée par un tribunal civil.
4.  Tout bien meuble ou immeuble, tout droit ou tout intérêt afférent à de tels biens peut être acquis par voie d'expropriation par la République, par une commune ou par une chambre de communauté, au profit d'institutions, organismes ou établissements d'enseignement, religieux, de bienfaisance ou sportifs de son ressort, mais uniquement si le propriétaire appartient à la même communauté, ou par une personne morale de droit public ou un service public auquel la loi accorde ce droit, et ce exclusivement :
a)  à des fins d'intérêt public et conformément aux dispositions d'une loi générale sur l'acquisition par voie d'expropriation qui doit être spécialement promulguée dans un délai d'un an à compter de l'entrée en vigueur de la présente Constitution ;
b)  lorsque ces fins sont établies par une décision prise par l'autorité qui se porte acquéreur, fondée sur les dispositions de la loi susmentionnée et dûment motivée ; et
c)  moyennant versement préalable en espèces d'une juste et équitable indemnité dont le montant, en cas de contestation, est fixé par un tribunal civil.
(...)o»
29.  L'article 146 de la Constitution est ainsi libellé en ses passages pertinents :
« 1.  La Cour constitutionnelle suprême a compétence exclusive pour statuer en dernière instance sur un recours dont elle est saisie dénonçant une décision, un acte ou une omission d'un organisme, d'une autorité ou d'une personne exerçant un pouvoir exécutif ou administratif, comme contraires à une disposition de la présente Constitution ou d'une loi, ou comme constituant un abus du pouvoir dévolu à cet organisme, cette autorité ou cette personne.
2.  Un tel recours peut être formé par toute personne dont un intérêt légitime, qu'elle possède soit à titre individuel, soit du fait qu'elle est membre d'une communauté, est lésé ou directement affecté par la décision, l'acte ou l'omission incriminés.
3.  Un tel recours doit être formé dans le délai de soixante-quinze jours à compter de la publication de la décision ou de l'acte incriminés ou, s'il n'y a pas eu de publication ou dans le cas d'une omission, à compter du jour où l'intéressé a eu connaissance de la décision, de l'acte ou de l'omission incriminés.
4.  Statuant sur pareil recours, la Cour peut :
a)  confirmer, en tout ou en partie, la décision, l'acte ou l'omission incriminés ; ou
b)  déclarer que la décision ou l'acte incriminés sont, en tout ou en partie, nuls et non avenus et sans effet aucun ; ou
c)  déclarer que l'omission incriminée, en tout ou en partie, n'aurait pas dû avoir lieu et que l'acte omis, quel qu'il soit, aurait dû être accompli.
5.  Toute décision rendue en vertu du paragraphe 4 du présent article s'impose à toute juridiction, tout organe et toute autorité de la République et doit se voir donner effet par l'organe, l'autorité ou la personne concernés.
30.  A ses observations complémentaires sur le fond du 8 janvier 2002, présentées en réponse aux observations du Gouvernement, le requérant a joint un document établi le 7 janvier 2002 par le syndicat panchypriote des employés de la fonction publique, qui apporte les précisions suivantes :
« Comme chacun le sait, la pension fait partie intégrante du contrat de travail que l'Etat chypriote propose à l'ensemble de ses employés, autrement dit les fonctionnaires.
La pension constitue un droit durement acquis et défendu depuis des années par les syndicats, et l'Etat s'engage à la verser dans le cadre du contrat de travail. C'est également ce qui ressort du régime appliqué au sein de la fonction publique.
Un poste dans la fonction publique va de pair avec un système de retraite obligatoire qui permet à une personne de bénéficier de certaines prestations liées à la retraite au terme de sa carrière, prestations qui incluent une pension mensuelle et un capital versé en une seule fois.
Cela fait partie de l'ensemble des prestations liées à l'emploi que l'Etat s'engage à financer, et les fonctionnaires cotisent par leurs années de service et en acceptant qu'un certain montant soit retiré de leur salaire à titre de contribution. [Ces prestations] reposent sur la relation de travail et l'Etat s'est obligé à les verser au terme de la carrière d'une personne. »
EN DROIT
I.  L'ÉTENDUE DE LA COMPÉTENCE DE LA GRANDE CHAMBRE
31.  Selon le requérant, la faculté de demander le renvoi d'une affaire devant la Grande Chambre en vertu de l'article 43 de la Convention est limitée. Pareil renvoi constitue une mesure procédurale exceptionnelle et la compétence de la Cour doit s'exercer avec circonspection. En l'espèce, seul un des trois moyens sur lesquels s'appuie le Gouvernement pour solliciter le renvoi répond aux conditions d'un contrôle au titre de l'article 43 § 2, à savoir le moyen relatif à la compétence ratione temporis de la Cour. En effet, d'après l'intéressé, la façon dont le Gouvernement a présenté les trois points de sa demande de renvoi montre clairement que le principal est celui de la compétence ratione temporis. Il s'agit là du seul moyen qui pose un problème touchant à l'interprétation ou à l'application de la Convention ou dont on puisse dire qu'il soulève une question grave de caractère général au sens de l'article 43.
32.  La Cour estime que, selon sa jurisprudence désormais bien établie, « l'affaire » renvoyée à la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, l'étendue de sa compétence en ce qui concerne « l'affaire » étant limitée uniquement par la décision de la chambre quant à la recevabilité. Toutefois, cela ne veut pas dire que la Grande Chambre ne puisse examiner aussi, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l'article 35 § 4 in fine de la Convention (qui habilite la Cour à « rejet[er] toute requête qu'elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure »), ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu'elles présentent un intérêt au stade de l'examen au fond (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, §§ 23-24, CEDH 2003-V). Ainsi, même au stade de l'examen au fond, sous réserve de ce qui est prévu à l'article 55 de son règlement, la Cour peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu'elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de l'article 35 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 22, CEDH 2003-III).
33.  Dès lors, l'étendue de l'affaire portée devant la Grande Chambre n'est pas limitée de la façon indiquée par le requérant.
II.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
Non-épuisement des voies de recours internes
1.  Thèse du Gouvernement devant la Grande Chambre
34.  Dans sa demande de renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre, puis par la suite dans ses observations, le Gouvernement a soulevé à nouveau l'exception de non-épuisement des voies de recours internes qu'il avait plaidée devant la chambre. Il a souligné que le requérant avait expressément retiré le grief relatif à la violation d'un droit de propriété, qui n'aurait jamais été, en aucune manière, soulevé, discuté ou tranché. D'après le Gouvernement, l'intéressé n'a mentionné les prestations de retraite que dans le contexte de sa remise en cause de la révocation, à ses yeux disproportionnée. Ainsi, la Cour suprême n'a ni traité ni même eu l'occasion de traiter en substance une atteinte alléguée à la propriété. Or, devant la Cour suprême, les questions d'ordre constitutionnel doivent être expressément soulevées et plaidées par la partie concernée ; elles ne sont pas examinées d'office. La chambre semble avoir mal compris la nature des procédures devant les juridictions internes. Le non-épuisement est une véritable question de recevabilité et l'article 35 § 4 habilite la Cour à l'examiner à ce stade.
2.  Thèse du requérant devant la Grande Chambre
35.  Le requérant soutient que la question de l'épuisement des voies de recours internes a déjà été tranchée par la chambre dans sa décision finale sur la recevabilité du 19 juin 2001. Le Gouvernement a omis de la soulever à nouveau au stade de l'examen au fond, devant la chambre, et on peut même douter qu'il eût pu le faire. En conséquence, le Gouvernement est forclos à présenter cette exception devant la Grande Chambre.
3.  Décision de la chambre
36.  Dans sa décision sur la recevabilité du 19 juin 2001, la chambre a déclaré que le requérant, en contestant la légalité de la décision de la commission de la fonction publique de le révoquer à titre de sanction, avait également remis en cause, fût-ce de manière implicite, la déchéance de sa pension de retraite. La chambre a relevé qu'en siégeant comme juridiction de première instance la Cour suprême avait considéré que le pouvoir discrétionnaire de la commission portait uniquement sur la nature de la sanction, la perte des prestations liées à la retraite étant la suite logique de la mesure adoptée en l'occurrence ; en sa qualité de juridiction de recours, la Cour suprême avait confirmé cette conclusion. Enfin, la chambre a observé que l'avocat du requérant avait expressément déclaré devant la juridiction suprême qu'il maintenait les troisième et quatrième moyens du recours, lesquels selon la chambre recouvraient le cinquième moyen.
4.  Appréciation de la Cour
37.  Comme dans l'affaire Odièvre précitée, la Grande Chambre peut examiner l'exception du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes puisque, conformément à l'article 55 du règlement de la Cour, le Gouvernement l'a dûment présentée au stade de l'examen de la recevabilité par la chambre.
38.  Dans le cadre du dispositif de protection des droits de l'homme, la règle de l'épuisement des voies de recours internes doit s'appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais elle n'exige pas seulement la saisine des juridictions nationales compétentes et l'exercice de recours destinés à combattre une décision litigieuse déjà rendue qui viole prétendument un droit garanti par la Convention : elle oblige aussi, en principe, à soulever devant ces mêmes juridictions, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l'on entend formuler par la suite au niveau international (voir, parmi beaucoup d'autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I).
La finalité de la règle relative à l'épuisement des voies de recours internes est de permettre aux autorités nationales (notamment les autorités judiciaires) d'examiner le grief concernant la violation d'un droit protégé par la Convention et, le cas échéant, de redresser cette violation avant que la Cour n'en soit saisie (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI). Dès lors qu'il existe au niveau national un recours permettant aux juridictions internes d'examiner, au moins en substance, l'argument relatif à la violation d'un droit protégé par la Convention, c'est ce recours qui doit être exercé. Si le grief présenté devant la Cour (par exemple une atteinte injustifiée au droit de propriété) n'a pas été soumis – explicitement ou en substance – aux juridictions nationales au moment où il aurait pu leur être exposé dans l'exercice d'un recours qui s'offrait au requérant, l'ordre juridique national a été privé de la possibilité d'examiner la question tirée de la Convention que la règle de l'épuisement des voies de recours internes est censée lui donner. Il ne suffit pas que le requérant ait pu exercer – sans succès – un autre recours qui était susceptible d'aboutir à l'infirmation de la mesure litigieuse pour des motifs étrangers au grief concernant la violation d'un droit protégé par la Convention. C'est le grief tiré de la Convention qui doit avoir été exposé au niveau national pour qu'il y ait épuisement des « recours effectifs ». Il serait contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la Convention qu'un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l'argument tiré de la Convention (Van Oosterwijck c. Belgique, arrêt du 6 novembre 1980, série A no 40, pp. 16-17, §§ 33-34).
39.  La Cour note que la Convention fait partie intégrante de l'ordre juridique chypriote, où elle prévaut sur toute disposition contraire du droit national (article 169 § 3 de la Constitution – paragraphe 27 ci-dessus). Elle relève également que l'article 1 du Protocole no 1 est directement applicable au sein du système juridique de Chypre. Aussi le requérant aurait-il pu devant la Cour suprême s'appuyer sur cette disposition ou sur des arguments allant plus ou moins dans le même sens et tirés du droit interne – à savoir l'article 23 de la Constitution, qui garantit le droit de propriété (paragraphe 28 ci-dessus) –, et se plaindre de l'atteinte portée à ces normes dans le cadre de son affaire.
40.  Or, devant la Cour suprême siégeant comme juridiction de recours, l'intéressé n'a pas invoqué l'article 1 du Protocole no 1. Même s'il était allégué dans le cinquième moyen de l'acte de recours auprès de la Cour suprême que la perte des prestations de retraite consécutive à la révocation disciplinaire du requérant avait emporté violation du droit de propriété énoncé à l'article 23 de la Constitution, le conseil de l'intéressé retira expressément ce moyen ainsi que deux autres durant la première audience consacrée au recours (le 14 septembre 1998), sur quoi la Cour suprême rejeta immédiatement les moyens rétractés, puis entendit le conseil uniquement sur les deux moyens restants (le troisième et le quatrième), selon lesquels en prononçant la révocation du requérant – qui impliquait la déchéance de la pension – en dépit des circonstances atténuantes en sa faveur, la commission de la fonction publique n'avait pas exercé légalement son pouvoir discrétionnaire (paragraphes 17-18 ci-dessus). Lors de la seconde audience concernant le recours (le 9 juillet 1999), la Cour suprême demanda expressément au conseil du requérant s'il plaidait l'inconstitutionnalité, question à laquelle le conseil répondit en confirmant qu'il avait retiré les premier, deuxième et cinquième moyens durant la première audience et qu'il ne traiterait que les troisième et quatrième moyens (paragraphe 19 ci-dessus). Les comptes rendus des audiences tenues devant la Cour suprême font apparaître que lors des deux séances en question, le conseil du requérant évoqua la perte des prestations de retraite pour montrer que la révocation était une sanction exagérément sévère eu égard aux circonstances et qu'une mesure plus clémente aurait dû être infligée à la place. C'est pour cette raison que la Cour suprême ne s'est jamais prononcée sur la question de savoir si la révocation du requérant avait violé son droit patrimonial à une pension.
41.  En conclusion, le requérant n'a pas donné aux juridictions chypriotes l'occasion que l'article 35 de la Convention a pour finalité de ménager en principe à un Etat contractant : celle d'examiner, c'est-à-dire de prévenir ou redresser la violation au regard de la Convention qui est alléguée contre cet Etat (voir, entre autres, les arrêts Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A no 39, pp. 26-27, § 72, et Cardot c. France du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36). L'exception selon laquelle le recours interne « effectif » pertinent n'a pas été exercé, en l'occurrence par M. Azinas, est donc fondée.
42.  Il s'ensuit que la requête doit être rejetée comme irrecevable en application de l'article 35 §§ 1 et 4 in fine de la Convention.
43.  Compte tenu de cette conclusion, il n'y a pas lieu pour la Cour d'étudier les divers arguments qui lui ont été présentés relativement à l'exception du Gouvernement selon laquelle l'objet de la requête ne relève pas de sa compétence ratione temporis, et en particulier l'argument du Gouvernement selon lequel la Cour peut examiner cette exception même s'il ne l'a soulevée pour la première fois que lors du dépôt de ses observations écrites sur la satisfaction équitable (voir l'article 55 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Rejette, par douze voix contre cinq, la requête comme irrecevable.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 28 avril 2004.
Luzius Wildhaber    Président   Paul Mahoney   Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions suivantes :
–  opinion concordante de M. Wildhaber, à laquelle M. Rozakis et Mme Mularoni déclarent se rallier ;
–  opinion concordante de M. Hadjihambis ;
–  opinion dissidente commune à M. Costa et M. Garlicki ;
–  opinion dissidente de M. Ress.
L.W.  P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE WILDHABER, À LAQUELLE M. LE JUGE ROZAKIS ET Mme LA JUGE MULARONI DÉCLARENT SE RALLIER
(Traduction)
Comme la majorité, je considère que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes. Compte tenu de l'importance des questions soulevées par le fond de l'affaire, je souhaite néanmoins préciser qu'à mon avis il n'y aurait pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Premièrement, les droits à pension de l'intéressé ne constituaient pas, en droit, un intérêt patrimonial suffisant pour donner lieu à l'application de cette disposition. Ses droits à pension liés à son statut de fonctionnaire ne découlaient pas d'un régime contributif et étaient subordonnés à la réunion de certaines conditions légales. Le droit d'obtenir une pension pouvait être suspendu lorsqu'un fonctionnaire – comme en l'espèce – avait été révoqué à titre de sanction disciplinaire pour des fautes graves liées à l'exercice de ses fonctions (vol, abus de confiance et abus d'autorité). Dans ces circonstances, le requérant n'avait pas d'« espérance légitime » de toucher une pension.
Deuxièmement, même en supposant que le droit à pension de l'intéressé constituait un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1, l'atteinte au droit au respect de ce bien était justifiée. En effet, selon la jurisprudence, le droit à pension fondé sur l'emploi peut dans certaines circonstances être assimilé à un droit de propriété, bien qu'en principe celui-ci n'implique pas un droit à une pension d'un montant particulier1.
En l'espèce, toutefois, le requérant, naguère haut fonctionnaire, a été condamné à une peine d'emprisonnement de dix-huit mois pour vol, abus de confiance et abus d'autorité. La commission de la fonction publique a considéré qu'il avait géré les fonds de son département comme s'il s'agissait de ses biens personnels et les avait utilisés à des fins autres que celles du service. Pour cette rupture du lien spécial de confiance et de loyauté qui est exigé d'un haut fonctionnaire, il a été révoqué. Le fait que cette sanction impliquait pour lui la perte des prestations de retraite résultait  
d'une disposition législative expresse. A mon avis, l'application de cette disposition dans cette affaire a ménagé un juste équilibre entre la protection du droit de propriété de l'intéressé et les exigences liées à la fonction publique.
En conséquence, même si le requérant avait épuisé les voies de recours internes, il n'y aurait pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE HADJIHAMBIS
(Traduction)
Je souscris à l'avis de la majorité selon lequel la Cour ne peut se pencher sur le fond de l'affaire, dès lors que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes. J'estime cependant qu'il est juste, voire nécessaire, de rappeler l'opinion minoritaire que j'avais exprimée dans le cadre de l'examen de l'affaire par la chambre, à savoir que si j'avais jugé le grief recevable, j'aurais admis que le droit du requérant à pension constituait un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. En effet, même si le fonctionnaire – comme c'est ici le cas – ne verse pas de cotisations dans le cadre du système de retraite, l'intéressé est entré en fonction dans des circonstances qui impliquaient un engagement général et une attente corrélative concernant le versement d'une pension, celle-ci faisant partie intégrante des conditions de travail. Sur le point de savoir s'il y aurait eu violation de ce droit, je me garderai là encore d'exprimer un avis.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE  À MM. LES JUGES COSTA ET GARLICKI
1.  La présente affaire concerne un haut fonctionnaire chypriote qui a fait l'objet en 1982, après vingt-deux années passées dans la fonction publique, d'une lourde sanction disciplinaire, infligée à la suite de sa condamnation à une peine de prison par le tribunal de district de Nicosie. La sanction disciplinaire a été celle de la révocation et, conformément à la loi en vigueur sur la fonction publique, M. Azinas a été privé de l'ensemble des prestations liées à la retraite.
2.  Rappelons le parcours suivi devant la Cour par la requête. En juin 2000, elle a été déclarée partiellement recevable et partiellement irrecevable. Un an après, la décision finale sur la recevabilité a déclaré recevable un seul grief, celui tiré de l'atteinte au respect des biens, après avoir écarté l'exception préliminaire du Gouvernement fondée sur le non-épuisement des voies de recours internes. Encore un an plus tard, un arrêt de chambre a accueilli le grief et conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1. Enfin, à la demande du Gouvernement, l'affaire a été renvoyée à la Grande Chambre, qui, à la majorité, a rejeté par le présent arrêt la requête comme irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
3.  Nous faisons partie de la minorité et ne sommes donc pas d'accord avec nos collègues pour admettre le non-épuisement.
4.  Nous n'entendons pas contester ici la compétence de la Grande Chambre pour accueillir une telle exception, alors même que la décision sur la recevabilité l'avait écartée. Quelles que soient les réserves qu'on puisse avoir sur ce point, l'arrêt a raison de rappeler au paragraphe 37 qu'il résulte de l'arrêt Odièvre c. France ([GC], no 42326/98, § 22, CEDH 2003-III) que la Grande Chambre peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable. Le paragraphe pertinent de l'arrêt Odièvre cite en ce sens l'article 35 § 4 de la Convention (« La Cour rejette toute requête qu'elle considère comme irrecevable par application du présent article. Elle peut procéder ainsi à tout stade de la procédure »). Ce précédent, qui émane de la Grande Chambre de la Cour, doit s'imposer.
5.  Par contre, nous considérons que les voies de recours internes avaient été épuisées par le requérant.
6.  Selon la jurisprudence constante de la Commission et de la Cour, la règle de l'épuisement, « tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus » (article 35 § 1 de la Convention, qui fixe les conditions de recevabilité), qui reflète la subsidiarité du système de protection européenne des droits de l'homme, comporte deux exigences :
a)  que le requérant ait utilisé les recours qu'offre le système juridique de l'Etat défendeur ;
b)  qu'il ait soulevé, au moins en substance, les griefs dont il entend saisir la Cour (voir, au sein d'une jurisprudence très abondante, l'arrêt Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A no 39, pp. 26-27, § 72).
7.  Le fait que le grief puisse être soulevé en substance n'est pas dû à un quelconque laxisme, même si, comme l'écrit justement le Professeur Sudre, « le juge européen a fait une lecture pro victima de la règle de l'épuisement » (Droit européen et international des droits de l'homme, PUF, 2003, p. 538). Les principes de droit international généralement reconnus impliquent, surtout pour une cour des droits de l'homme, que la règle de l'épuisement des voies de recours doit s'appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif » (voir par exemple l'arrêt Guzzardi précité (p. 26, § 72), qui écarte nettement la thèse du gouvernement italien selon laquelle la notion de recours exercé « en substance » serait « extrêmement équivoque » et désignerait un « ectoplasme de remède »). La Cour, à maintes reprises, a rejeté l'exception de non-épuisement en considérant que le grief avait été soulevé devant les juridictions nationales « en substance » (voir par exemple les arrêts Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, p. 20, § 32, Botten c. Norvège du 19 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, p. 140, § 36, ou encore Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 39, CEDH 1999-I) (dans ce dernier arrêt, la Cour a admis que « la liberté d'expression était en cause, fût-ce de façon sous-jacente, dans la procédure devant la Cour de cassation »).
8.  Dans la présente affaire, il n'est pas contesté que M. Azinas a utilisé les voies de recours que lui offrait le système juridique de Chypre, puisqu'il a attaqué la sanction disciplinaire (révocation, avec perte des prestations liées à la retraite) devant la Cour suprême, puis devant la même Cour en sa qualité de juridiction de recours. La seule question est donc de savoir s'il a soulevé, au moins en substance, le grief tiré de l'atteinte au respect de ses biens.
9.  Dans son acte de recours contre le premier arrêt, le requérant a invoqué devant la Cour suprême cinq moyens, dont le cinquième contestait la conformité à l'article 23 de la Constitution du retrait de ses prestations de retraite. Sans être identique à l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, l'article 23 de la Constitution offre en substance la même protection du droit de propriété et du respect des biens. Ce moyen du recours critiquait expressément l'argument du premier arrêt de la Cour suprême, selon lequel le retrait des prestations de retraite n'était pas contraire à l'article 23 de la Constitution. Donc le grief tiré, en substance, de la protection de la propriété (garantie par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention) a été soulevé tant en première instance qu'en appel, si l'on peut ainsi s'exprimer.
10.  Il est vrai que, dans sa plaidoirie, l'avocat du requérant, après avoir indiqué qu'il serait très bref et ne traiterait, « en substance », que deux moyens du recours, a précisé qu'il « retirait » bien les autres (dont le moyen litigieux). Mais ce serait à notre avis faire précisément preuve de formalisme excessif que de soutenir que le cinquième moyen a disparu des recours devant le juge interne : il a été soulevé, plaidé et discuté par la Cour suprême en première instance, puis explicitement repris dans l'acte de recours. Enfin, il a tout de même été plaidé lors de l'examen de ce recours : on voit au paragraphe 18 de l'arrêt que, malgré ses déclarations précitées, l'avocat a d'une part dit qu'il traiterait les troisième et quatrième moyens, « et donc le cinquième moyen, qui en découle », d'autre part insisté longuement sur la déchéance des droits à pension de son client et sur la gravité de cette atteinte, inconstitutionnelle selon lui, au droit patrimonial de percevoir une pension.
11.  Bref, nous ne pouvons nous rallier à une lecture qui nous paraît trop rigide et formaliste de la règle de l'épuisement des voies de recours internes, ce qui explique que nous ayons voté contre l'admission de l'exception préliminaire du Gouvernement.
12.  Compte tenu du constat auquel est parvenue la majorité de nos collègues, les autres questions, pourtant importantes et délicates, posées par cette requête n'appellent que de brèves remarques puisque leur intérêt est purement théorique en l'espèce.
13.  A notre avis, il aurait fallu rejeter l'autre exception, que le Gouvernement a tirée de l'incompétence de la Cour ratione temporis. Si en effet Chypre a ratifié la Convention dès le 6 octobre 1962, ce qui la liait à partir de cette date, la Convention est entrée en vigueur à l'égard de cet Etat, du point de vue des requêtes formées contre elles devant les organes de la Convention, le 1er janvier 1989, date d'effet de sa déclaration d'acceptation du droit de recours individuel, prévue par l'article 25 de la Convention dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur du Protocole no 11. Mais si la révocation de l'intéressé est intervenue bien avant, en 1982, c'est le 20 juillet 1999 seulement que la Cour suprême a définitivement statué sur son recours. Or elle aurait pu, si elle n'avait pas rejeté celui-ci, annuler la décision de révocation et la commission de la fonction publique aurait dû réexaminer la question en 1999. C'est donc la date à laquelle la Cour suprême a rendu son dernier arrêt qui compte.
14.  A notre avis également, l'article 1 du Protocole no 1 était applicable en l'espèce. Il existe une ligne de jurisprudence qui considère, à juste titre à notre sens, qu'une prestation sociale – même non contributive – peut constituer un bien au sens du Protocole no 1 (Gaygusuz c. Autriche, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1142, § 41, Bucheň c. République tchèque, no 36541/97, § 46, 26 novembre 2002, ou plus récemment encore l'arrêt Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 42, CEDH 2003-X). En l'espèce, le requérant, recruté dans la fonction publique en 1960, savait qu'il avait droit selon la loi nationale à des prestations liées à la retraite (sauf s'il venait à être révoqué, ce qui n'est pas une hypothèse fréquente) ; il avait donc au moins l'espérance légitime de jouir un jour de ces prestations.
15.  Le point le plus douteux est sans doute celui de l'observation de l'article 1 du Protocole no 1. L'arrêt de la chambre avait conclu à la violation, considérant que l'équilibre entre la protection du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général avait été rompu au détriment du requérant. Nous aurions, dans les circonstances de l'espèce, été probablement de l'avis contraire. De même que le requérant avait légitimement l'espoir de percevoir une retraite, il n'ignorait nullement que, selon la loi, la révocation entraîne la déchéance des droits à pension. Il a commis, dans l'exercice de ses fonctions, des fautes pénales lourdes, qui ont entraîné sa condamnation à une peine de dix-huit mois d'emprisonnement. Sa révocation n'était dans ces conditions pas injustifiée, compte tenu notamment de son grade et de la nature des infractions commises, et nous partageons sur ce point l'analyse du juge Wildhaber dans sa propre opinion séparée. Enfin, le caractère non contributif de la prestation dont il a été privé rend difficile d'admettre que les conséquences financières de sa privation ont été « particulièrement rudes », comme l'avait dit l'arrêt de la chambre au paragraphe 42, d'autant plus que la législation récente a permis à son épouse et à ses enfants de bénéficier d'une pension (paragraphe 22 de l'arrêt). Au total, et avec la marge d'indétermination qui s'attache à un vote hypothétique, nous aurions vraisemblablement conclu à la non-violation de l'article 1 du Protocole no 1.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RESS
(Traduction)
1.  Je souscris à l'opinion dissidente des juges Costa et Garlicki, sauf en ce qui concerne le dernier point, sur l'existence d'une violation ou non de l'article 1 du Protocole no 1. A cet égard, j'estime que l'arrêt de la chambre et le raisonnement qu'il contient étaient justes et plus convaincants que le constat auquel est parvenue la majorité des membres de la Grande Chambre.
2.  Le requérant a épuisé les voies de recours internes. L'Etat défendeur aurait dû savoir que dans les procédures internes l'intéressé soulevait également la question de son droit (patrimonial) à pension, et ce dans le cadre de ses arguments relatifs à la proportionnalité.
De plus, les droits à pension des fonctionnaires portent sur les services rendus par ces derniers et dépendent donc des « contributions » de manière plus générale. Il serait arbitraire de placer la ligne de démarcation, sur le plan patrimonial, entre, d'une part, les fonctionnaires travaillant dans le cadre d'un système de contrats de sécurité sociale où des cotisations sont versées de manière formelle et, d'autre part, les fonctionnaires dont les contributions sont d'emblée et indirectement déduites du salaire et sont donc à payer par l'Etat.
3.  En outre, il ne fait aucun doute à mes yeux qu'il était juste que les autorités nationales prennent des mesures disciplinaires en sus de la condamnation pénale du requérant, et qu'elles prononcent également une révocation, compte tenu de la gravité des infractions en question, même si les sommes détournées avaient été versées pour des œuvres caritatives au président du fonds d'assistance de la République. Une sanction disciplinaire qui a privé rétroactivement le requérant (et donc sa famille) de toutes les prestations de retraite constitue à mon avis une sanction pénale et non plus disciplinaire. Bien que définies autrement en droit interne, ces sanctions peuvent en vertu des articles 6 de la Convention et 1 du Protocole no 1 être rangées parmi les sanctions pénales, et même celles qui sont relativement sévères. Cependant, les juridictions internes n'ont pas condamné le requérant à verser une forte amende en plus de la peine de prison. Comme sanction disciplinaire, la déchéance rétroactive de la pension d'une personne ne peut passer pour servir un objectif proportionné. De surcroît, la déchéance rétroactive de l'ensemble des droits à pension en tant que « sanction pénale » peut représenter par habitant un montant qui sous l'angle du droit pénal peut être jugé disproportionné à tout point de vue. L'article 1 du Protocole no 1 ménage des exceptions pour les amendes, mais pas pour ce type de déchéance rétroactive de l'ensemble des droits à pension. L'argument selon lequel le requérant aurait pu prévoir pareils effets n'est pas convaincant, car la disposition elle-même, indépendamment  
de son caractère prévisible ou non, doit être considérée comme étant particulièrement sévère et incompatible avec l'équilibre requis entre la protection des droits de propriété de l'individu et l'intérêt public. Le fait que la loi pertinente ait été modifiée – une partie des droits à pension étant à présent réservée aux membres de la famille – montre que le législateur de l'Etat défendeur était bien conscient du défaut de proportionnalité qui ressort des dispositions légales applicables au requérant.
1.  Müller c. Autriche, no 5849/72, rapport de la Commission du 1er octobre 1975, Décisions et rapports (DR) 3, p. 25 ; X c. Autriche, no 7624/76, décision de la Commission du 6 juillet 1977, DR 19, p. 100 ; T. c. Suède, no 10671/83, décision de la Commission du 4 mars 1985, DR 42, p. 229 ; Sture Stigson c. Suède, no 12264/86, décision de la Commission du 13 juillet 1988, DR 57, p. 131 ; Skórkiewicz c. Pologne (déc.), no 39860/98, 1er juin 1999 ; Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V ; Janković c. Croatie (déc.), no43440/98, CEDH 2000-X ; voir aussi, en ce qui concerne les droits aux prestations sociales, Gaygusuz c. Autriche, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Koua Poirrez c. France, no 40892/98, CEDH 2003-X.
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE 
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE 
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE – OPINION CONCORDANTE
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE 
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE 
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE   À MM. LES JUGES COSTA ET GARLICKI
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE 
À MM. LES JUGES COSTA ET GARLICKI
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE 
ARRÊT AZINAS c. CHYPRE – OPINION DISSIDENTE 
DE M. LE JUGE RESS


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 56679/00
Date de la décision : 28/04/2004
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Exception préliminaire retenue (non-épuisement des voies de recours internes)

Parties
Demandeurs : AZINAS
Défendeurs : CHYPRE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-04-28;56679.00 ?
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