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27/05/2004 | CEDH | N°66746/01

CEDH | AFFAIRE CONNORS c. ROYAUME-UNI


Première section
Arrêt CONNORS c. royaume-uni
(Requête no 66746/01)
arrêt
STRASBOURG
27 mai 2004
définitif
27/08/2004
En l’affaire Connors c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    P. Lorenzen,   Sir Nicolas Bratza,   M. G. Bonello,   Mmes F. Tulkens,    S. Botoucharova,    E. Steiner, juges,  et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le

22 janvier et le 6 mai 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCéDURE
1.  A l’origine de...

Première section
Arrêt CONNORS c. royaume-uni
(Requête no 66746/01)
arrêt
STRASBOURG
27 mai 2004
définitif
27/08/2004
En l’affaire Connors c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    P. Lorenzen,   Sir Nicolas Bratza,   M. G. Bonello,   Mmes F. Tulkens,    S. Botoucharova,    E. Steiner, juges,  et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier et le 6 mai 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCéDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66746/01) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. James Connors, a saisi la Cour le 29 janvier 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant a été représenté par Me K. Lomax, solicitor au barreau de Leeds. Le gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement »), a été représenté par son agent, M. D. Walton, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, Londres.
3.  Dans sa requête, l’intéressé se plaignait d’avoir été expulsé, avec sa famille, d’une aire municipale d’accueil de Tsiganes. Il invoquait à cet égard les articles 6, 8, 13 et 14 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1.
4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
5.  Par une décision du 14 novembre 2002, la Cour a déclaré la requête recevable.
6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont soumis des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7.  Une audience publique a eu lieu à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme, le 22 janvier 1994 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement :  MM. D. Walton, Agent,   T. Mould, conseil,  Mme V. Goulburn,  M. D. Gleave conseillers;
– pour le requérant :  MM. A. Offer, conseil,   K. Lomax, solicitor. 
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Mould et M. Offer.
EN FAIT
I.  les circonstances de l’espèce
8.  Le requérant est né en 1955 et vit dans le Lancashire ou dans les environs.
9.  L’intéressé et sa famille sont Tsiganes. Ils menaient une vie itinérante conforme à leurs traditions jusqu’au moment où, ne pouvant plus supporter le calvaire des déplacements forcés auxquels on les contraignait de plus en plus fréquemment et le harcèlement dont ils faisaient l’objet, ils décidèrent de s’installer sur l’aire d’accueil municipale de Cottingley Springs. Ils s’y fixèrent pendant treize ans environ, jusqu’en février 1997. Ils indiquent qu’ils durent quitter les lieux en raison du comportement asocial de certains résidents et de personnes de passage, dont les véhicules circulant la nuit autour du site, le tapage et les violences les empêchaient de dormir et interdisaient à leurs enfants de jouer en sécurité pendant la journée. Ils louèrent une maison où ils emménagèrent mais ne purent s’adapter à ce nouveau mode de vie et résilièrent leur bail lorsqu’ils se virent proposer deux emplacements à Cottingley Springs.
10.  L’intéressé et sa famille retournèrent à Cottingley Springs en octobre 1998.
11.  En vertu d’un contrat d’occupation conclu le 22 octobre 1998, le conseil municipal de Leeds (« le conseil ») accorda aux époux Connors le droit d’occuper la parcelle no 35 de l’aire d’accueil de Cottingley Springs (Leeds). L’article 12 de ce contrat stipulait que l’intéressé était tenu, en qualité d’occupant du site en question, de se conformer au règlement intérieur de celui-ci. Son article 18 énonçait :
« L’occupant, ses hôtes et les membres de sa famille ne devront causer aucun désagrément aux tiers, en particulier aux employés municipaux, aux autres titulaires d’emplacements sur l’aire d’accueil et aux résidents des terrains ou des édifices voisins de celle-ci ».
12.  Le 29 mars 1999, Margaret Connors, la fille adulte du requérant, se vit accorder par contrat l’autorisation de résider sur la place no 36, adjacente à celle de son père. Elle s’y installa avec Michael Maloney, qu’elle épousa par la suite. Elle s’occupait par ailleurs de la belle-mère du requérant, Margaret Kelby, avant le départ de celle-ci pour une résidence de soins des environs. James Junior et Joseph, les fils adultes de l’intéressé, n’habitaient pas avec leur père mais se rendaient souvent chez lui et chez leur sœur, qui vivait à côté.
13.  En 1999, le requérant et sa famille se querellèrent avec le conseil, lui reprochant de ne pas avoir effectué des travaux de réparation sur l’emplacement no 36 (qui fut privé d’électricité et d’autres services pendant un certain temps) et contestant le montant de factures d’électricité – qu’ils estimaient excessif et refusèrent de payer – ainsi que le rejet de leur demande de paiement échelonné du dépôt de garantie exigé pour l’installation sur l’aire d’accueil. Leurs plaintes furent transmises pour instruction au médiateur de la commune.
14.  Le Gouvernement soutient que les enfants du requérant (notamment ses fils James Junior et Joseph) et Michael Maloney se conduisaient mal et provoquaient des troubles considérables sur le site. Selon lui, le directeur du service municipal des Voyageurs, présent sur l’aire d’accueil en question, était informé des nombreux désordres causés par les enfants de l’intéressé et les personnes que celui-ci recevait. Il se serait rendu à plusieurs reprises chez le requérant et chez Margaret Connors pour leur signaler les écarts de conduite et les nuisances constatés. Le 16 décembre 1998, le conseil aurait averti par écrit l’intéressé que de nouveaux incidents imputables au comportement asocial des enfants de celui-ci pourraient remettre en cause l’autorisation d’occupation dont il bénéficiait sur l’emplacement qui lui avait été attribué. Cet avertissement n’aurait pas empêché les enfants du requérant et Michael Maloney, son hôte, de continuer à créer des désordres sur le site.
15.  Selon le requérant, en janvier 2000, époque à laquelle fut rendu public le projet de mariage de Margaret Connors et de son futur époux, le directeur de l’aire d’accueil aurait déclaré à cette dernière « tu plieras bagages à la minute où tu épouseras Michael Maloney ». Accusée « d’attirer les fauteurs de troubles », la famille de celui-ci aurait auparavant fait l’objet d’une procédure d’expulsion du site et quitté les lieux en février 1997. Elle serait restée dans la région de Leeds avant de partir pour Nottingham aux cours de l’été 1999.
16.  Le 31 janvier 2000, la famille Connors fut sommée de libérer les deux emplacements qu’elle occupait. Le conseil ne fournit aucune explication écrite et motivée à cette injonction, se contentant d’indiquer que les intéressés « attiraient les fauteurs de troubles ».
17.  Le 12 février 2000, Margaret Connors épousa Michael Maloney. Le couple demeura sur l’emplacement no 36.
18.  Le 20 mars 2000, se fondant sur l’ordonnance no 24 du règlement de la County Court, le conseil engagea deux procédures sommaires de prise de possession, l’une dirigée contre le requérant, l’épouse de celui-ci et sa famille (pour l’emplacement no 35), l’autre contre Margaret Connors et « X » (pour la parcelle no 36). Le 24 mars 2000, le requérant reçut communication de plusieurs documents. Il était allégué, au soutien desdites procédures, que les intéressés étaient installés sur les emplacements en question sans contrat ni autorisation. Dans une attestation établie le 17 mars 2000, le directeur du site, se référant à l’article 18 du contrat d’occupation, indiqua que ceux-ci avaient violé leurs obligations contractuelles, raison pour laquelle il leur avait donné congé, mais ne fournit aucune précision quant au manquement allégué. Il affirma en outre que, conformément aux directives figurant dans la circulaire 18/94 du ministère de l’Environnement, les besoins des défendeurs avaient fait l’objet des investigations nécessaires.
19.  Le requérant nia que lui et sa famille eussent violé l’article 18 du contrat en question, que des démarches envisageables eussent été entreprises pour essayer de trouver une autre solution au litige et qu’une enquête appropriée eût été menée quant à leur situation sociale.
20.  A l’époque pertinente, la famille de l’intéressé comprenait quatre enfants respectivement dénommés Charles (14 ans), Michael (13 ans), Daniel (10 ans) et Thomas (4 mois). Ce dernier, atteint de problèmes rénaux et d’éruptions cutanées d’origine inconnue, était gravement malade et l’épouse du requérant, qui était asthmatique, avait subi plusieurs crises qui avaient nécessité des consultations hospitalières. M. Connors avait pour sa part des douleurs thoraciques et attendait d’obtenir un rendez-vous à l’hôpital. Daniel fréquentait l’école primaire voisine et s’était bien adapté à une scolarisation à temps plein tandis que ses frères bénéficiaient d’une assistance éducative, notamment sous la forme d’un enseignement à domicile.
21.  Le conseil produisit d’autres attestations contenant des précisions quant aux troubles allégués. L’intéressé contesta ces pièces, qui concernaient pour une large part les époux Maloney, les occupants de l’emplacement no 36.
22.  Le 14 avril 2000, les procédures sommaires de prise de possession furent suspendues en attendant qu’il fût statué sur la requête que M. Connors avait présentée, le 10 avril 2000, en vue de se voir autoriser à former une demande de contrôle juridictionnel de la décision par laquelle le conseil avait résilié le contrat d’occupation de l’emplacement sur lequel il était installé. Margaret et Michael Maloney indiquèrent à la barre qu’ils avaient l’intention de quitter l’aire d’accueil. S’appuyant sur le fait que la plupart des reproches formulés étaient dirigés contre ces derniers, le requérant plaida que les autorités municipales devaient reconsidérer leur décision de mettre fin au contrat dont lui et sa famille bénéficiaient.
23.  Le 12 mai 2000, la High Court rejeta la requête par laquelle M. Connors avait sollicité l’autorisation de former une demande de contrôle juridictionnel de la décision critiquée. La haute juridiction nota que l’avocat de l’intéressé avait reconnu que le conseil avait mené les enquêtes requises et jugea que le requérant ne pouvait se plaindre de manière défendable, sous l’angle de l’équité de la procédure, de ne pas avoir reçu d’avertissement avant de se voir menacer d’expulsion.
24.  Le 16 mai 2000, le requérant invita le directeur général de la concurrence à rendre une décision constatant le caractère abusif des clauses du contrat d’occupation, et en particulier de l’article 18 de celui-ci, qui avait pour effet d’imputer à l’intéressé la responsabilité des agissements de personnes de passage que l’on ne pouvait raisonnablement lui demander de contrôler.
25.  Le conseil décida de procéder à l’expulsion du requérant et de la famille de celui-ci. Abandonnant ses allégations de violation du contrat d’occupation, il fit valoir son droit de revendiquer la restitution de l’emplacement litigieux selon la procédure sommaire, soutenant que les intéressés étaient des squatters dans la mesure où l’autorisation de s’y installer leur avait été retirée. Le 19 juin 2000, la County Court rendit une ordonnance de prise de possession. Le conseil s’engagea à ne pas en poursuivre l’exécution forcée avant le 14 juillet 2000 à condition que le requérant et sa famille se conduisent correctement et ne troublent pas l’ordre public.
26.  L’intéressé accomplit en vain d’autres démarches auprès du conseil.
27.  Le 13 juillet 2000, le requérant n’ayant pas quitté les lieux, le conseil obtint un mandat d’exécution pour la reprise de l’emplacement en question. Le Gouvernement soutient que l’intéressé et sa famille s’y sont barricadés et ont refusé d’en partir lorsque les baillis de la County Court se sont présentés pour exécuter le mandat. Le conseil saisit la High Court d’une demande d’exécution forcée de l’ordonnance de prise de possession. Le 24 juillet 2000, la High Court ordonna au Sheriff de procéder à l’exécution du mandat. L’huissier du Sheriff, les baillis et la police du West Yorkshire planifièrent l’opération d’expulsion et évaluèrent les risques que celle-ci comportait. L’huissier se rendit sur l’aire d’accueil et enjoignit au requérant d’évacuer les lieux. L’intéressé refusa de se plier à cette injonction.
28.  Le 1er août 2000 au petit matin, le conseil déclencha l’opération d’expulsion, à laquelle participèrent des agents municipaux, des huissiers et de nombreux agents de police. Selon le requérant, l’intervention en question, qui dura cinq heures, mobilisa un hélicoptère de la police, des chiens policiers, un centre de contrôle, de nombreux véhicules de police et des fourgons cellulaires.
29.  Le Gouvernement indique que le requérant et l’un des fils de celui-ci, Daniel, furent arrêtés par la police pour entrave à la justice, délit réprimé par la loi de 1977 sur le droit pénal. L’intéressé soutient qu’il était en train de charger des objets lui appartenant dans une remorque lorsqu’il fut interrompu par des baillis et appréhendé. Il dit avoir été menotté et enfermé pendant une heure dans un fourgon cellulaire avant d’être placé en détention au commissariat, bien qu’il se fût plaint de douleurs thoraciques. Il aurait été emmené à l’hôpital vers midi et admis au service des urgences.
30.  L’intéressé ajoute que son fils Michael, âgé de treize ans, fut lui aussi arrêté au cours de l’opération d’expulsion et placé pendant cinq heures dans un fourgon cellulaire. Son épouse aurait été laissée seule avec son nouveau-né, Thomas, qui était malade.
31.  Les deux caravanes que le requérant et sa famille occupaient – l’une en qualité de propriétaires, l’autre en tant que locataires – furent enlevées de l’aire d’accueil. Selon l’intéressé, la caravane qu’ils possédaient ne leur fut restituée que tard dans l’après-midi et le conseil conserva de nombreux articles qui leur appartenaient, notamment des médicaments dont Thomas avait besoin. Le 3 août 2000, le conseil rendit à la famille Connors les biens en question – parmi lesquels se trouvaient une machine à laver, un sèche-linge, un four à micro-ondes, des bouteilles de gaz, une bouilloire et des vêtements – qui furent déposés sur le bord de la route, à quelque distance de la caravane du requérant. Pour sa part, le Gouvernement soutient que le 1er août 2000, le conseil fit retirer de l’emplacement évacué, pour les mettre en lieu sûr, des biens personnels que le requérant et sa famille avaient laissés sur place. Il précise que c’est à la demande de l’intéressé que le conseil avait rendu les objets en question à la famille, qui s’était entre-temps installée non loin de là, à Cottingley Drive, sur un terrain appartenant à la commune, laquelle autorisait parfois les Tsiganes à y séjourner pour de courtes périodes. Il indique que, faute d’avoir pu entrer sur ledit terrain, les agents municipaux ont déposé ces objets en bordure du terrain, en ont informé le requérant et ont veillé sur eux jusqu’à ce que celui-ci vînt les récupérer.
32.  Au moment des faits, le terrain de Cottingley Drive était occupé par un groupe de Tsiganes qui s’y étaient réunis pour participer à un mariage. Ceux-ci auraient dû quitter les lieux à la date convenue, c’est-à-dire le 1er août 2000, mais ils y demeurèrent pour assister à l’enterrement d’un bébé, mort le 31 juillet 2000. Le conseil engagea une procédure d’expulsion « contre X » qui visait notamment le requérant et sa famille. Ces derniers, aux dires de l’intéressé, ne reçurent ni aide ni conseil en vue de leur réinstallation, hormis une proposition d’hébergement à Bridlington (sur la côte est de l’Angleterre) qui ne tenait pas compte des liens qu’ils avaient tissés au sein de la communauté locale au cours des quelque treize années où ils avaient résidé sur l’aire de Cottingley Springs et des vingt ou trente ans qu’ils avaient passés dans la région de Leeds.
33.  Le 14 août 2000, la County Court rejeta une demande de suspension de la procédure de prise de possession. Le requérant et sa famille quittèrent le terrain et voyagèrent dans la région de Leeds, ne stationnant que quelques jours au même endroit.
34.  Selon le Gouvernement, le requérant et sa famille sont revenus en intrus à trois reprises sur l’aire d’accueil depuis lors. Le conseil aurait introduit à leur encontre une procédure d’interdiction de séjour sur le site en question. Le résultat de cette démarche n’est pas connu.
35.  L’intéressé affirme que depuis l’expulsion, lui et sa famille ont été contraints de se déplacer sans cesse. Il soutient que le stress et l’incertitude générés par cette situation sont responsables, au moins en partie, de la décision de son épouse de s’installer dans une maison avec leur plus jeune enfant et de leur séparation. Il indique que Daniel a vécu quelque temps avec lui et n’est plus retourné à l’école depuis l’expulsion. Il déclare qu’il continue à voyager avec son fils Michael – Daniel se joignant parfois à eux – sans pouvoir en général rester plus de deux semaines au même endroit. Il précise qu’il souffre toujours de douleurs thoraciques, pour lesquelles il reçoit un traitement et doit subir des examens, et que, faute d’avoir un domicile fixe, il utilise l’adresse de sa femme pour recevoir son courrier, notamment  les convocations aux consultations médicales.
II.  le droit et la pratique internes pertinents
1.  Dispositions relatives aux aires d’accueil des Tsiganes
36.   Avant 1994, l’article 6 de la loi de 1968 sur les sites caravaniers imposait aux autorités locales « d’user de leurs pouvoirs (...) autant que de besoin pour offrir des capacités d’accueil suffisantes aux Tsiganes résidant ou séjournant dans leur secteur ». Selon l’article 9 de cette loi, le ministre compétent pouvait ordonner aux autorités locales de créer des sites caravaniers lorsque la nécessité lui en apparaissait. De surcroît, cent millions de livres environ furent dépensés dans le cadre d’un plan accordant des subventions aux autorités locales afin de couvrir intégralement les frais de réalisation d’aires d’accueil pour Tsiganes.
37.  L’article 80 de la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994 – « la loi de 1994 »), entrée en vigueur le 3 novembre 1994, abroge les articles 6 à 12 de la loi de 1968 ainsi que le plan de subventions mentionné ci-dessus. Le ministre compétent a donné les éclaircissements ci-après quant au changement de politique ayant conduit à cette abrogation :
« Au cours de ces treize dernières années, le nombre de caravanes appartenant à des Tsiganes stationnées sur des sites non autorisés n’a pratiquement pas varié (...) L’insuffisance de l’offre d’emplacements est en grande partie imputable à la croissance naturelle de la population tsigane. A l’évidence, le nombre de terrains mis à la disposition des populations concernées est à peine suffisant pour faire face à la croissance de la demande et ne permet pas de réduire la pénurie existant en la matière (...)
Nous reconnaissons que la mise à disposition d’aires municipales a contribué à remédier aux problèmes auxquels la communauté tsigane est exposée. Il est vrai que la situation difficile dans laquelle cette population se trouve actuellement en Angleterre et au pays de Galles est très différente de ce qu’elle était en 1968. A cette époque, les caravanes occupées par des Tsiganes installées sur des emplacements municipaux officiels représentaient probablement moins de 10 % de celles stationnées sur le territoire en question, contre 46 % aujourd’hui. En outre, 24 % des caravanes des gens du voyage séjournant en Angleterre et au Pays de Galles sont garées sur des sites privés autorisés, et beaucoup plus stationnent dans des endroits où leur présence est tolérée et où leurs occupants peuvent s’installer en bénéficiant d’une protection raisonnable contre l’expulsion (...)
Nous estimons que l’offre d’aires d’accueil publiques atteint aujourd’hui un niveau acceptable. 46 % du nombre total des caravanes occupées par des Tsiganes en Angleterre et au pays de Galles stationnent sur des terrains publics. Nous pensons que le maintien de ce qui s’est transformé en un engagement illimité de fournir des emplacements à tous les Tsiganes souhaitant s’installer aux frais du contribuable n’est pas dans l’intérêt public. A notre avis, la politique qui s’impose désormais consiste à inciter un plus grand nombre des membres de cette population à créer leurs propres sites dans le cadre du système d’aménagement. Nous savons que bon nombre de familles tsiganes préfèreraient aménager leurs propres terrains plutôt que de s’installer sur des aires municipales. Le Conseil national des Tsiganes est depuis longtemps partisan de la création de sites privés, dont le nombre a augmenté de plus de 135 % depuis 1981. Nous avons l’intention d’encourager cette tendance. »
38.  Les autorités locales ont conservé le pouvoir, que leur confère l’article 24 de la loi de 1960, de mettre des terrains à la disposition des Tsiganes. Les sites publics demeurent la composante la plus importante de l’offre d’hébergement destinée aux Tsiganes. Les orientations politiques actuelles définies par le gouvernement en la matière insistent sur le fait qu’il est important que les autorités locales maintiennent les aires d’accueil dont elles disposent et examinent l’opportunité d’en créer de nouvelles (circulaire 18/94, §§ 21 et 22). En 2000, le Gouvernement a annoncé qu’il débloquerait 17 millions de livres sur la période 2001-2004 pour aider les collectivités locales à conserver les sites qui leur appartiennent.
2.  Le stationnement non autorisé de caravanes
39.  L’article 77 de la loi de 1994 confère aux autorités locales le pouvoir d’ordonner à un campeur non autorisé de déguerpir. Le campeur non autorisé est défini comme
« (...) une personne résidant pour le moment dans un véhicule situé sur tout terrain faisant partie d’une route, sur tout autre terrain inoccupé ou sur tout terrain occupé sans l’autorisation du propriétaire ».
40.  Le non-respect d’un tel ordre dans les meilleurs délais ou une nouvelle installation sur le terrain dans les trois mois constituent une infraction pénale. Les autorités locales peuvent demander à une magistrates’ court de prendre une ordonnance les habilitant à procéder à l’enlèvement des caravanes installées en infraction à un tel ordre (article 78 de la loi de 1994).
41.  Le 23 novembre 1994, le ministre compétent émit la circulaire 18/94, dans laquelle figurent des directives relatives au campement non autorisé de Tsiganes et à la possibilité de leur ordonner de déguerpir (loi de 1994 ci-dessus). Les paragraphes 6 à 9 enjoignent aux autorités locales d’adopter « une politique de tolérance envers les campements tsiganes non autorisés » :
« 6.  (...) Lorsque des Tsiganes campent illégalement sur un terrain du conseil et ne causent pas des nuisances d’une ampleur telle qu’elles ne peuvent être contrôlées efficacement, une expulsion forcée exécutée sur-le-champ pourrait provoquer leur installation sur un autre site non autorisé de la région, susceptible de conduire à des nuisances plus grandes encore. C’est pourquoi les autorités doivent envisager de tolérer la présence de Tsiganes sur pareil terrain pour de courtes périodes et peuvent rechercher les moyens d’y réduire le niveau de nuisances par exemple en fournissant aux Tsiganes les services les plus élémentaires, comme des toilettes, une benne à ordures et de l’eau potable. (...)
8.  Lorsque des Tsiganes campent illégalement sur une terre domaniale, il appartient aux autorités locales, avec l’approbation du ministère propriétaire, de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que le campement ne met pas la santé publique en danger. Les ministres continuent de considérer que les services de l’Etat sont tenus de suivre le conseil selon lequel les Tsiganes ne doivent pas être inutilement priés de quitter des campements non autorisés lorsqu’ils ne provoquent aucune gêne.
9.  Les ministres continuent de penser que les autorités locales ne doivent pas expulser les Tsiganes si cela n’est pas nécessaire. Celles-ci doivent user de leurs pouvoirs avec humanité et compassion, principalement dans le but de réduire les nuisances et de mieux protéger les particuliers propriétaires des terrains. »
42.  Les paragraphes 10 à 13 invitent en outre les autorités locales à tenir compte des obligations qui leur incombent en vertu d’autres textes avant de prendre une décision au titre de la loi de 1994, notamment celles qu’elles ont envers les femmes enceintes et les nouveau-nés et dans les domaines de la santé et de l’éducation des enfants, et du logement des personnes sans abri. Par un arrêt du 22 septembre 1995 (R. v. Lincolnshire County Council, ex parte Atkinson, R. v. Wealden District Council, ex parte Wales, and R. v. Wealden District Council, ex parte Stratford, non publié), la High Court a jugé qu’une autorité locale commettrait une erreur de droit si elle ignorait pareilles obligations, qui doivent être prises en compte dès le départ.
3.  Le droit au maintien dans les lieux sur les aires de stationnement de caravanes
43.  En vertu du chapitre 1 de la loi de 1968, les occupants des aires municipales destinées à l’accueil de Tsiganes bénéficient dans une certaine mesure d’un droit au maintien dans les lieux. La résiliation du droit d’occupation dont ils sont titulaires peut intervenir à l’issue d’un préavis de quatre semaines et ils ne peuvent faire l’objet d’une expulsion que sur ordre de justice. Les autorités locales doivent en outre se conformer aux directives relatives à la bonne gestion des aires d’accueil de Tsiganes, notamment celles qui figurent dans la circulaire 18/94 et qui se rapportent aux obligations légales applicables en matière d’assistance à l’enfance, de logement des personnes sans abri et de mise en oeuvre de mesures éducatives pour les enfants d’âge scolaire. Une autorité locale qui négligerait de prendre en compte ces directives pourrait se le voir reprocher dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel.
44.  La loi de 1983 sur les habitations mobiles (« la loi de 1983 ») offre une protection complémentaire aux personnes ayant pour résidence exclusive ou principale une caravane ou une maison mobile. Celles-ci ne peuvent être expulsées que sur décision de justice, une fois que le propriétaire du site concerné a démontré l’existence de l’un des motifs d’expulsion prévus par la loi. A cet effet, ce dernier doit notamment établir que la personne dont il prétend obtenir l’expulsion a violé le contrat d’occupation, qu’elle n’a pas remédié au manquement dans un délai raisonnable et que la résiliation du contrat revêt un caractère légitime. Pareille garantie s’applique tant aux occupants des caravanes stationnées sur des sites résidentiels privés ainsi qu’à ceux installés sur des aires d’accueil municipales. Toutefois, l’article 5 § 1 de la loi refuse le bénéfice de cette protection aux personnes installées sur des sites caravaniers municipaux destinés aux Tsiganes. En l’affaire Greenwich London Borough Council v. Powell (1989) 21 HLR 218, la House of Lords a analysé l’effet de cette exclusion de la manière suivante :
“(...) les rédacteurs de la loi de 1983 ont clairement voulu exclure de la notion de « site protégé » les aires d’accueil comme celle de Thistlebrook, que les autorités locales, en vertu de l’article 6 de la loi de 1968, sont tenues de proposer pour héberger les gens qu’elles considèrent de bonne foi comme des Tsiganes eu égard au fait que ceux-ci sont nomades une partie de l’année, quand bien même ils se fixeraient de manière permanente sur ces aires en y revenant d’année en année. Pareilles aires ne deviendront pas des « sites protégés » même si, comme cela arrive parfois, leurs occupants renoncent totalement au nomadisme. Il en irait autrement si les autorités locales adoptaient une politique consistant à offrir des emplacements à des personnes sédentaires occupant un emploi à plein temps ».
45.  Les locataires protégés logeant dans des appartements ou des maisons traditionnels fournis ou gérés par des autorités locales selon le régime prévu par la loi de 1985 sur le logement bénéficient d’un droit au maintien dans les lieux dans des conditions analogues à celles que la loi de 1983 accorde aux occupants des aires de stationnement de caravanes résidentielles.
46.  Plusieurs affaires mettant en cause l’absence de droit au maintien dans les lieux sur les aires d’accueil municipales destinées à l’accueil de Tsiganes ont été portées devant les juridictions britanniques.
a)  Affaire Somerset County Council v. Frederick Isaacs [2002] EWHC 1014
47.  A l’origine de l’affaire rapportée se trouvait une procédure de prise de possession d’un emplacement dirigée contre un Tsigane qui s’était vu retirer l’autorisation de stationner sur une aire d’accueil municipale en raison de l’inconduite qui lui était reprochée. Celui-ci soutenait que le prononcé d’une mesure d’expulsion était contraire aux articles 8 et 14 de la Convention et demanda à la High Court de déclarer pareille mesure incompatible avec ces dispositions.
48.  Jugeant que l’expulsion s’analysait en une ingérence dans les droits du défendeur au titre de l’article 8 § 1 de la Convention mais que les principes généraux et la politique dont s’inspirait le régime légal pertinent répondaient aux exigences de l’article 8 § 2, le juge de la High Court, M. Stanley Burnton, ordonna la prise de possession et rejeta les prétentions du plaignant. Il émit deux observations générales :
« 33.  (...) Tout d’abord, la législation relative au logement et les effets qui en découlent sont des sujets présentant une certaine complexité. Par exemple, si le droit au maintien dans les lieux peut être perçu comme avantageux pour les actuels titulaires d’un bail ou d’un droit d’occupation, il peut s’avérer globalement contraire aux intérêts des preneurs. Les lois sur les loyers ont réintroduit dans les années 60 le droit au maintien dans les lieux et le contrôle des prix. Ces mesures, qui furent sans aucun doute favorables aux intérêts immédiats des preneurs, provoquèrent cependant à long terme une réduction de l’offre privée de logements locatifs, que l’on peut considérer comme dommageable pour les locataires d’immeubles et ceux qui aspirent à le devenir. Il n’est pas possible d’assimiler purement et simplement le droit au maintien dans les lieux à l’intérêt public.
34.  Ma seconde observation générale est liée à la première. La politique du logement est typiquement « un domaine où les tribunaux doivent s’en remettre à l’appréciation du Parlement ». (...) La question de savoir s’il y a lieu de légiférer en la matière et celle des effets de la loi relèvent de la compétence du Parlement, non de celle des tribunaux (...)
« (...) Nous gardons à l’esprit qu’il n’appartient pas au premier chef aux instances judiciaires de prendre position dans des domaines tels que la politique du logement. La marge d’appréciation accordée par les organes de Strasbourg en pareille matière est ample (...) les juridictions britanniques doivent reconnaître à ceux qui ont été élus pour prendre des décisions un pouvoir discrétionnaire étendu, en particulier lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur des lois adoptées par le Parlement. Sheffield City Council v. Smart [2002] EWCA Civ. 04 per Laws LJ.
35.  Les considérations politiques à l’origine des dispositions excluant le droit au maintien dans les lieux ont été clairement exposées par Lord Bridge devant la Chambre des lords (Powell, p. 1012) (...) :
« Toute autre interprétation de la notion de « site protégé » aux fins de l’article 5 § 1 de la loi de 1983 conduirait, selon moi, à de graves difficultés, tant pour les autorités locales que pour la majorité de la communauté Tsigane, et anéantirait une grande partie du travail remarquable qui a été accompli en cette matière délicate. Les personnes déjà installées sur des sites tels que celui de Thistlebrook bénéficieraient bien sûr pleinement du droit au maintien dans les lieux prévu par la loi de 1983, mais les autorités locales qui se trouvent dans la situation du conseil devraient revenir sur la manière dont elles exécutent les obligations que l’article 6 de la loi de 1968 leur impose. Nombre de classements existants devraient être annulés ou seraient peut-être automatiquement invalidés (...) Les autorités locales qui créeraient de nouveaux sites d’hébergement pour les Tsiganes dans pareil contexte devraient alors s’attacher à empêcher que l’installation de ces populations n’acquière un caractère durable. A mon avis, elles ne pourraient y parvenir qu’en imposant une règle empirique limitant l’autorisation de séjour à une courte durée, ce qui serait contraire aux intérêts de la communauté tsigane. »
36.  [L’avocat du Tsigane défendeur] soutient que les considérations exposées ci-dessus ne sont plus pertinentes depuis que les autorités locales ne sont plus tenues de mettre des sites à la disposition des Tsiganes. Je ne peux admettre pareille thèse. Les arguments de Lord Bridge valent tout autant pour les aires d’accueil que les autorités locales continuent à proposer à ces populations bien qu’elles n’y soient plus obligées. En outre, comme on l’a déjà dit, le maintien des sites en question est considéré comme un objectif important par les directives de l’administration centrale. »
49.  Dans l’arrêt qu’il a rendu en l’affaire Somerset County Council v. Frederick Isaacs, le juge Burnton a largement repris les passages des conclusions soumises par le ministère défendeur, qui concernaient les objectifs respectivement assignés aux deux régimes légaux en vigueur, dont l’un s’applique à l’ensemble des aires municipales d’accueil de Tsiganes et l’autre à tous les sites caravaniers résidentiels gérés par des autorités locales ou des propriétaires privés.
« 25.  En édictant le chapitre I de la loi de 1968, les lois de 1975 et celle de 1983, le Parlement a cherché à contrecarrer les pratiques commerciales abusives dont étaient parfois victimes les occupants de sites privés. Dans la mesure où rien n’a jamais porté à croire que les personnes installées dans des aires municipales d’accueil de Tsiganes connaissaient des problèmes similaires, les dispositions législatives en question, qui ont été prises pour y remédier, n’ont pas été étendues à ces aires. Les Tsiganes étaient confrontés à des difficultés très différentes, qui avaient principalement trait à la grave pénurie de sites répondant aux besoins de ces populations en matière de logement. Le chapitre II de la loi de 1968, auquel s’ajoutent les circulaires ministérielles encadrant les pratiques des collectivités locales, cherchait à répondre aux préoccupations des Tsiganes. En 1994, on a estimé que le dispositif mis en place par le chapitre II de la loi de 1968 avait atteint les résultats que l’on pouvait raisonnablement en espérer car, à cette époque, les collectivités locales offraient à ces populations un nombre important d’aires d’accueil de bonne qualité dont elles assuraient elles-mêmes la gestion. Les priorités actuelle de la politique gouvernementale ne sont plus les mêmes : il s’agit maintenant d’inciter les Tsiganes à accroître par eux-mêmes le nombre de sites d’hébergement. Les aires municipales d’accueil existantes demeurent cependant un élément essentiel de la politique définie par le gouvernement en vue d’offrir à ces populations des capacités d’accueil suffisantes. La loi de 1994 a pour objectif de maintenir et de préserver cette composante spécifique de l’offre d’hébergement.
26.  Il convient dès lors d’attacher une attention particulière au fait que la protection juridique accordée par le chapitre I de la loi de 1968 ainsi que par les lois de 1975 et de 1983 était et demeure applicable aux Tsiganes lorsque ceux-ci choisissent de s’installer sur des terrains autres que ceux que les collectivités locales mettent spécifiquement à leur disposition. La différence fondamentale que l’on constate en général entre ces deux catégories de sites réside dans la plus grande souplesse des modalités d’hébergement qui caractérise habituellement les aires municipales d’accueil de Tsiganes et qui a pour finalité de répondre aux particularités du mode de vie itinérant de leurs occupants. Les Tsiganes peuvent ainsi s’installer sur une aire d’accueil pour une courte durée ou réserver un emplacement pour les douze mois de l’année, moyennant un loyer modéré qui sera payé à titre de dépôt de garantie pendant les quelques mois où ils pourront être amenés à voyager à la recherche d’un emploi saisonnier. D’autres sites à vocation générale, gérés par des collectivités locales ou des personnes privées et destinés à accueillir des résidents de longue durée, n’ont pas ce besoin de souplesse car leurs occupants ont abandonné le nomadisme.
27.  Il existe bien entendu un certain nombre de Tsiganes qui se fixent durablement à un endroit donné et des personnes qui vivent dans des habitations mobiles, sans pour autant se considérer Tsiganes, mais qui préfèrent s’installer sur des sites privés pour de courtes durées. L’existence de deux cadres juridiques distincts tend à garantir la diversité de l’offre de sites et à répondre ainsi aux divers besoins des familles et des individu, non à cataloguer les intéressés ou à les classifier. Aussi les Tsiganes qui souhaitent s’installer plus durablement peuvent-ils occuper des sites – privés ou gérés par des autorités locales – qui ne leur sont pas spécifiquement destinés et bénéficier du régime mis en place par le chapitre I de la loi de 1968 et par la loi de 1983. La diversité de l’offre d’hébergement proposée par les aires d’accueil publiques et les sites privés se retrouve également dans le marché du logement en général.
28.  L’existence de cadres légaux distincts autorise un traitement souple des besoins des Tsiganes en matière d’hébergement. L’argumentation du défendeur milite en réalité pour un régime légal unique qui serait applicable à l’ensemble des sites caravaniers, y compris à ceux que les autorités locales réservent à l’accueil de ces populations. Pareil dispositif serait à mon avis contraire aux intérêts des Tsiganes du Royaume-Uni. Les dispositions relatives au droit au maintien dans les lieux, qui s’appliqueraient alors aussi aux aires municipales d’accueil des Tsiganes, nuiraient à la souplesse avec laquelle les collectivités locales répondent à la diversité des modes de vie des populations concernées. Certains Tsiganes changent régulièrement de lieu de séjour tandis que d’autres s’installent de façon plus durable dans un endroit, même s’ils peuvent être amenés à voyager quelques mois dans l’année à la recherche d’un emploi saisonnier. Si tous les Tsiganes pouvaient revendiquer un droit au maintien dans les lieux, tous les sites pourraient devenir, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, des aires de stationnement permanent qui ne pourraient plus accueillir des personnes de passage. En outre, si la distinction que le cadre légal a instaurée en vue d’introduire de la souplesse dans les modalités d’hébergement proposées aux Tsiganes devait disparaître, rien ne s’opposerait plus à ce que des personnes résidant dans des habitations mobiles puissent s’installer sur des sites aujourd’hui réservés aux Tsiganes, que ces personnes soient ou non nomades. Cela mènerait inévitablement à une diminution du nombre d’aires d’accueil spécifiquement destinées aux Tsiganes nomades, voire à la disparition de celles-ci.
32.  L’expérience laisse penser que les autorités locales rencontreraient des difficultés de gestion des sites d’hébergement si les tribunaux se voyaient reconnaître, en matière d’expulsion, un large pouvoir d’appréciation qui leur permettrait de suspendre les ordonnances prises dans ce domaine ou subordonner leur exécution à des conditions. Il convient de trouver un équilibre entre pareil pouvoir et les avantages de la souplesse – déjà mentionnés – avec laquelle les sites en question peuvent répondre aux divers besoins des Tsiganes en matière d’hébergement. Le fait que, lorsqu’elles sont amenées à se prononcer en matière d’expulsion, les autorités locales sont tenues, en leur qualité d’organes responsables, de prendre en considération l’ensemble des obligations et des éléments mentionnés au paragraphe 29 ci-dessus, milite en faveur du maintien de la situation existante. Pareille exigence constitue une importante protection contre les expulsions injustes ou arbitraires. En outre, les décisions prises par les autorités locales dans ce domaine sont susceptibles de contrôle juridictionnel.
50.  Le juge Burnton conclut en ces termes :
« 38.  Si l’affirmation figurant au paragraphe 32, selon laquelle « l’expérience laisse penser que les autorités locales rencontreraient des difficultés de gestion » ne m’impressionne guère tant elle est imprécise, les recommandations formulées par le juge Laws en l’affaire Smart me conduisent à estimer qu’il m’est néanmoins possible de me fonder sur cet argument pour conclure que les dispositions dérogatoires litigieuses sont « nécessaires dans une société démocratique », qu’elles constituent une réponse proportionnée à un besoin social et qu’elles ne s’analysent pas en une violation de l’article 8 de la Convention. S’il est vrai que les occupants de sites auxquels s’applique le régime juridique critiqué ne bénéficient pas de la protection accordée aux locataires à titre précaire, ils peuvent en pratique présenter des demandes de contrôle juridictionnel lorsque les circonstances le justifient, et je ne pense pas que le fait de ne pas jouir de la protection en question cause un réel préjudice aux personnes qui se trouvent dans la situation du défendeur. En outre, reconnaître à celui-ci le bénéfice de l’une quelconque des garanties accordées aux locataires à titre précaire nuirait à la souplesse que le législateur a jugé bon d’introduire dans l’administration des aires d’accueil soumises au régime dérogatoire (...).
39.  Le grief articulé sous l’angle de l’article 14 de la Convention peut être traité rapidement. Le régime dérogatoire instauré par l’article 4 § 6 de la loi sur les sites caravaniers se justifie par le statut particulier des autorités locales et par les considérations d’ordre politique évoquées ci-dessus. La dérogation prévue à l’article 5 de la loi sur les habitations mobiles ne trouve à s’appliquer que si le propriétaire du site est une collectivité locale, elle ne dépend nullement de telle ou telle caractéristique personnelle de l’occupant ou du locataire et ne soulève dès lors aucune question de discrimination contraire à l’article 14.
Conclusion
41.  Les conclusions auxquelles je suis parvenu ci-dessus concordent avec celles que la Commission a formulées en l’affaire P. c. Royaume-Uni (requête no 14751/89) et qui ont conduit au rejet d’une requête introduite par des Tsiganes qui voyaient dans leur expulsion d’un site relevant du régime dérogatoire une violation de leurs droits protégés par les articles 8 et 14 de la Convention. M. Watkinson estime que la décision rendue par la Commission dans l’affaire en question n’est plus applicable depuis que les collectivités locales n’ont plus l’obligation de proposer des aires d’accueil aux Tsiganes. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, j’estime que la distinction ainsi faite entre la situation actuelle et celle qui prévalait avant 1994 n’est pas valide. Les autorités locales continuent à mettre des sites à la disposition des Tsiganes et si ce n’était plus le cas, l’article 5 de la loi sur les habitations mobiles ne trouverait plus à s’appliquer. »
b)  Affaire  R. (Smith) v. Barking and Dagenham London Borough [2002] EWHC 2400
51.  Dans l’affaire en question, un Tsigane d’origine Rom que l’on menaçait d’expulser d’une aire d’accueil municipale demandait à la juridiction saisie de constater que les dispositions de la loi de 1968 violaient les articles 8 et 14 de la Convention en ce qu’elles n’offraient pas les garanties accordées aux locataires protégés occupant des logements municipaux traditionnels. Le juge Burton rejeta la requête en question, relevant en premier lieu que la règle selon laquelle les Tsiganes installés sur des aires d’accueil municipales ne pouvaient bénéficier d’un droit au maintien dans les lieux avait jadis été justifiée par des raisons objectives et que la demande avait pour objet de faire déclarer que, compte tenu des changements intervenus depuis lors, tel n’était plus le cas. En second lieu, le juge Burton reprit les arguments avancés par le ministre défendeur pour légitimer l’absence de droit au maintien dans les lieux, en les résumant comme suit :
« i)  Nomadisme. Le nomadisme est non seulement la raison d’être de la culture et de l’identité tsiganes mais aussi l’élément qui permet de les définir, le critère ethnique n’étant pas nécessairement déterminant à cet égard puisque tous les Tsiganes ne sont pas des rom, en particulier ceux que l’on désigne sous le nom de « Nouveaux Voyageurs ». C’est pourquoi la définition retenue par l’article 16 de la loi de 1968 est fondée sur le critère du nomadisme (...).
ii)  Disponibilité des sites. Il doit exister un nombre suffisant de sites destinés aux Tsiganes. Le juge Stanley Burton a évoqué en termes généraux la question de « l’équilibre » dans le paragraphe 33 de la décision rendue en l’affaire Issacs : [précitée].
Il a été soutenu que l’octroi d’un droit au maintien dans les lieux ne serait pas judicieux car pareille mesure provoquerait une saturation de l’ensemble des sites caravaniers par les occupants sédentaires et diminuerait d’autant les capacités d’hébergement.
iii)  Souplesse. La notion de souplesse apparaît dans la décision rendue en l’affaire Isaacs. Les aires d’accueil privées comportent un certain nombre d’emplacements dont les occupants bénéficient d’un droit au maintien dans les lieux, dans les conditions fixées par la loi sur les habitations mobiles. Ce sont les personnes résidant sur de tels sites, auxquels les garanties prévues par le droit administratif ne s’appliquent pas, qui doivent être protégées contre les pratiques commerciales abusives. Il est ainsi possible de préserver la nécessaire « diversité » de l’offre d’hébergement, qui peut être privée ou publique, durable ou provisoire.
Les considérations qui précèdent ont, prises ensemble, des implications que M. Gahagan [le directeur du logement au ministère des Transports, des collectivités locales et des régions] a très clairement exposées au paragraphe 15 de sa déposition en réplique :
« Les ressources publiques disponibles pour les logements sociaux sont limitées, qu’ils soient destinés aux Tsiganes ou à la population « sédentaire ». Le gouvernement s’efforce de garantir aux Tsiganes nomades une offre d’hébergement suffisante. Il existe d’autres modalités d’accueil pour les Tsiganes sédentaires, qui sont également ouvertes aux non-Tsiganes. Mais si les endroits en principe destinés à l’hébergement des nomades pouvaient se transformer en lieux de résidence permanente de populations sédentarisées du seul fait que les occupants des lieux en question ont opté pour ce mode de vie, l’organisation de l’accueil des nomades deviendrait extrêmement difficile pour l’administration centrale et les collectivités locales ».
Le Dr. Kenrick [directeur de l’Institut des Roms, cité en qualité de témoin expert par le demandeur] ne conteste pas la validité des arguments historiques avancés pour justifier le régime juridique en vigueur, mais soutient que ceux-ci ne sont plus d’actualité :
« 44. M. Gahagan affirme que la législation relative à l’accueil des Tsiganes a été conçue pour faciliter la vie des nomades (...) Force est de constater que la plupart des Tsiganes ont aujourd’hui abandonné le nomadisme, de sorte que le régime actuel n’est plus satisfaisant (...)
66.  En conclusion, le contexte actuel est très différent de celui qu’avaient envisagé les rédacteurs de la loi (..) de 1968 et de la [loi sur les habitations mobiles]. Comme le montrent les exemples que j’ai donnés à propos des faibles taux de rotation des effectifs et de la pénurie d’emplacements vacants que l’on constate dans les aires d’accueil municipales, celles-ci sont en train de devenir des lieux d’habitat permanent pour la plupart des familles. Les sites en question disposent souvent d’habitations mobiles et de locaux utilitaires. Compte tenu des changements intervenus dans la situation, rien ne semble s’opposer à ce que les personnes qui y résident se voient reconnaître les mêmes droits que ceux dont jouissent les locataires de logements municipaux ou les occupants de terrains de stationnement d’habitations mobiles non spécifiquement destinés aux Tsiganes ».
52.  En troisième lieu, le juge Burton résuma les observations respectivement formulées par M. Gahagan et le Dr. Kenrick au sujet des modes de vie divergents adoptés par les Tsiganes : tandis que le premier insistait sur la nécessité de répondre avec souplesse aux besoins des nomades et de ceux qui s’installent durablement dans un endroit tout en voyageant une partie de l’année, le second soulignait que la situation avait bien changé depuis l’adoption de la loi de 1968, époque où l’on pensait que 20 % des familles voyageraient, que les autorités inciteraient même celles-ci à se sédentariser en leur offrant la possibilité de ne payer que la moitié des loyers correspondant à leurs périodes de déplacement et que la minorité d’entre elles qui voyagerait toute l’année serait hébergée dans les rares aires de transit qui existent aujourd’hui. Il fit ensuite une synthèse des conclusions du rapport d’octobre 2002 (voir ci-dessous), qui lui semblait être l’élément le plus significatif parmi les pièces dont il disposait.
53.  Le juge Burton conclut en ces termes :
« 32.  Au vu des extraits du rapport d’octobre 2002 que j’ai cités, il apparaît évident que l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’une large majorité de Tsiganes est devenue complètement sédentaire, même si une minorité importante d’entre eux continue à voyager. Personne n’a fourni la moindre donnée chiffrée à cet égard et, le Dr. Kenrick a observé qu’il n’existait pas à l’heure actuelle de statistiques sur la rotation des effectifs des aires d’accueil, mais à en croire les divers passages du rapport que j’ai repris au paragraphe 30 vi), on considère qu’il est temps de réfléchir à cette question. Toutefois, lorsque je lui ai demandé si le ministre souhaitait obtenir un renvoi pour reconsidérer sa position, M. Mould a clairement répondu par la négative et a indiqué qu’il continuait à défendre la thèse de son client, lequel demeurait prêt à démontrer, comme il y était tenu, que la législation en vigueur était encore justifiée, même s’il était certain que les questions auxquelles celle-ci se rapportait feraient l’objet d’un réexamen. La situation à laquelle nous sommes confrontés en l’espèce se distingue de celle qui se dégage des affaires Seymour-Smith et Hooper, où le gouvernement reconnaît désormais que sa politique ne se justifie plus et demande un délai pour en corriger les effets discriminatoires avant qu’il soit statué (...) ici, il s’agirait plutôt d’un cas où le gouvernement, qui a entrepris de réexaminer sa position, soutient que celle-ci demeure légitime en attendant de savoir à quelles conclusions il aboutira.
« 33.  Si je pouvais en l’espèce me borner à conclure qu’une large majorité de Tsiganes est devenue sédentaire et que ses intérêts pourraient être immédiatement protégés par l’adoption d’un nouveau cadre juridique tel que celui qui a été évoqué en termes généraux au paragraphe 31 ci-dessus, je ne m’en sentirais pas empêché par le principe bien établi selon lequel il convient de respecter la position du gouvernement ou du Parlement et/ou de leur accorder une ample marge d’appréciation (...) ni même par la règle énoncée par la Cour dans l’arrêt Mellacher (...), où celle-ci a déclaré que « [l’]existence éventuelle [de solutions de rechange] ne rend[ait] pas à elle seule injustifiée la législation en cause ». Toutefois, je suis convaincu que la situation n’est pas aussi simple dans la présente affaire. Il me semble impossible de considérer que le cadre juridique actuellement applicable ne se justifie pas en me contentant de répondre à la simple question de savoir s’il convient d’étendre le droit au maintien dans les lieux aux occupants des aires municipales de stationnement de caravanes sans avoir au préalable examiné et tranché le problème essentiel et très complexe de la détermination des critères permettant de définir les Tsiganes qui seraient bénéficiaires de cette mesure (si celle-ci devait leur être accordée). Si toute personne résidant durablement dans une caravane stationnée sur un site municipal devait se voir reconnaître un droit au maintien dans les lieux, comme c’est le cas pour les occupants des aires d’accueil privées, comment pourrait-on différencier – si tant est que cela soit possible – les Tsiganes et Voyageurs des autres personnes qui souhaiteraient installer une habitation mobile sur une aire municipale en bénéficiant de la mesure en question ? Et si pareille différentiation devait disparaître, la situation des Tsiganes – dont l’héritage culturel, l’état d’esprit et la civilisation se caractérisent par le nomadisme ou le voyage – pourrait s’en trouver dégradée puisque le nomadisme, qu’il soit pratiqué ou seulement vécu comme une possibilité par ceux dont les « règles de vie sont essentiellement nomades », est le critère justifiant non seulement l’absence de droit au maintien dans les lieux mais aussi l’existence de dispositions juridiques spéciales prévues à l’article 24 de la loi de 1960 sur les sites caravaniers et le contrôle de l’aménagement, qui s’appliquent aux aires d’accueil municipales spécifiquement destinées à l’hébergement de ces populations. Le Dr. Kenrick fait lui-même allusion à cet état de chose lorsqu’il déclare, au paragraphe 53 de son attestation, que « pour conserver le droit d’occuper un emplacement sur les terrains municipaux, les personnes qui y résident n’ont pas l’obligation de se maintenir dans leur condition de Tsiganes (en voyageant pour des raisons d’ordre économique) » (...).
35.  Je suis convaincu que (...) le fait de refuser à tous les Tsiganes et Voyageurs installés sur des aires d’accueil municipales le bénéfice du droit au maintien dans les lieux demeure une mesure pertinente et légitime. Je suis certain que, comme il l’a indiqué dans le rapport d’octobre 2002, le gouvernement va réexaminer sa politique, obtenir les statistiques complémentaires qui sont nécessaires et continuer à évaluer la situation existante dans l’objectif déclaré de protéger les Tsiganes et leur mode de vie. En attendant, la garantie que constitue le contrôle juridictionnel est maintenue et, même si le rapport fait état des débats que suscite l’absence actuelle de garantie de maintien dans les lieux (pp. 246 et 247), la question des expulsions de Tsiganes sédentarisés résidant dans des sites municipaux n’y est pas qualifiée de problème d’actualité (...) ».
c)  Affaire  Sheffield City Council c. Smart [2002] EWCA Civ O4
54.  Dans l’espèce rapportée, qui concernait des logements municipaux pour sans-abri exclus du champ d’application des dispositions relatives au droit au maintien dans les lieux, la Cour d’appel rejeta les arguments des appelants, lesquels alléguaient que l’expulsion dont ils avaient fait l’objet à l’issue d’une procédure sommaire emportait violation des articles 6 et 8 de la Convention. Les juges de la Cour d’appel déclarèrent que :
« Si nous devions interpréter l’article 8 § 2 comme donnant à une locataire se trouvant dans une situation analogue à celle des appelants la faculté de contraindre la County Court – ou toute autre juridiction compétente en matière de contrôle juridictionnel – à se prononcer sur le point de savoir si, au regard des circonstances de la cause, la mesure d’expulsion frappant la locataire en question est ou non proportionnée au but (essentiel) que poursuit le conseil dans le cadre de la mission qui lui est confiée d’administrer au mieux le parc immobilier de la commune, cela aurait pour effet de transformer les logements que les sans-abri occupent à titre précaire en une forme d’habitat durable. Nous subordonnerions alors la procédure d’expulsion à une nouvelle condition analogue à l’exigence du caractère raisonnable que la loi de 1985 impose en matière de baux protégés et qui dépossèderait les conseils municipaux propriétaires des logements en question du pouvoir d’apprécier l’opportunité d’en revendiquer la restitution pour le transférer aux tribunaux. (...) [La thèse de l’appelante] (...) s’analyse en réalité en une charge « générale » contre les dispositifs institués par le système légal de protection des sans-abri (...) ».
4.  Rapport sur l’offre d’aires d’accueil municipales destinées aux Tsiganes / Voyageurs en Angleterre et la qualité de celles-ci (octobre 2002)
55.  Le rapport en question, publié par le cabinet du vice-premier ministre, résume les informations et les conclusions figurant dans une étude du Centre de recherches régionales et urbaines de l’université de Birmingham sur le nombre et la qualité des aires d’accueil municipales destinées aux Tsiganes.
56.  Le résumé de l’étude en question indique que :
« – Il n’y a pas de politique nationale claire et largement comprise en matière d’accueil des Tsiganes et autres Voyageurs en Angleterre ; on considère en général qu’il faudrait adopter une politique impliquant les autorités locales ainsi que d’autres acteurs et qui bénéficierait d’un soutien ferme du gouvernement.
– Il existe environ 320 sites municipaux qui disposent de 5 000 emplacements au total. Il est important que le réseau existant soit maintenu et que les aires d’accueil actuellement fermées soient remises en service (...).
– Nous estimons qu’il faudra créer 1 000 à 2 000 emplacements supplémentaires destinés à l’hébergement des personnes sédentarisées au cours des cinq prochaines années ainsi que 2 000 à 2 500 places de court séjour ou de halte, qui devront former un réseau national, pour l’accueil des nomades.
– La mise à disposition de sites se heurte inévitablement à des obstacles, en particulier l’opposition de la population sédentaire. Beaucoup considèrent que l’Etat devrait rendre l’hébergement des Tsiganes juridiquement obligatoire et verser des subventions pour « inciter » les collectivités locales à proposer des aires d’accueil. A cet égard, il pourrait être utile de traiter la mise à disposition d’aires d’accueil de la même manière que l’offre de logements au regard des règles d’urbanisme.
– La gestion des aires d’accueil demande plus d’efforts que n’en requiert en général celle des logements sociaux et nécessite un ratio personnel / résidents plus élevé. L’administration des sites en question devrait être « sévère mais juste » et certains de ses aspects pourraient être soumis à des méthodes plus rigoureuses, telles que l’évaluation des résultats (...) ».
57.  En ce qui concerne la définition juridique des Tsiganes, le rapport relève que (p.7) :
« Le droit qualifie de Tsiganes les « personnes ayant un mode de vie nomade, quelle que soit leur race ou leur origine »; ce terme ne recouvre pas les membres de groupes organisés présentant des spectacles itinérants, ou des personnes travaillant dans des cirques ambulants. Cette définition a été affinée dans la décision rendue à l’occasion de l’affaire R v. South Hams ex parte Gibbs, qui précise que sont Tsiganes « ceux qui se déplacent ou voyagent dans le but de gagner leur vie, non ceux qui circulent d’un endroit à un autre sans que leurs pérégrinations aient le moindre rapport avec leurs moyens d’existence ». Il apparaît ainsi que le droit se fonde expressément sur le critère du mode de vie habituel pour déterminer si une personne est ou non Tsigane, et non sur l’appartenance ethnique de celle-ci, de sorte que peuvent être considérés comme tels tant les Tsiganes et Voyageurs « de souche » que les personnes qui, à l’instar de ceux que l’ont appelle les « nouveaux nomades » (« New Age Travellers »), ont choisi l’itinérance, dès lors que l’on constate que le nomadisme occupe une place suffisamment importante dans leur vie.
Parallèlement aux critères juridiques utilisés pour les caractériser, les Tsiganes et Voyageurs font l’objet d’une définition fondée sur des caractères raciaux (...) Les Rom Tsiganes ont été reconnus en 1989 comme formant un groupe ethnique aux fins de la législation sur les relations interraciales. Ce fut également le cas pour les Voyageurs irlandais en 2000 ».
58.  En ce qui concerne le voyage, le rapport indique (p. 8) :
« Les Tsiganes et Voyageurs ne se déplacent pas tous régulièrement. L’itinérance prend diverses formes. Entre ceux qui voyagent constamment sans se fixer nulle part et les familles installées au même endroit la majeure partie de l’année qui partent en caravane pour les vacances ou à l’occasion d’événements familiaux, la fréquence des déplacements est variable. Certains Tsiganes et Voyageurs parcourent de longues distances, traversant des régions et même des frontières, tandis que d’autres ne quittent jamais leur ville. Le voyage est une composante de la civilisation traditionnelle des Tsiganes et des Voyageurs, et demeure important du point de vue culturel, même pour ceux d’entre eux qui ne le pratiquent plus (...).
Certains indices montrent que parmi les Tsiganes et Voyageurs, ceux qui se déplacent constamment sont moins nombreux qu’auparavant tandis que d’autres se sont sédentarisés pour une série de raisons tenant à leur situation personnelle, aux difficultés croissantes qu’ils rencontrent pour circuler et trouver des lieux propices aux haltes ainsi qu’à leur aspiration à de meilleures conditions de vie et d’éducation pour leurs enfants. Il serait toutefois hasardeux d’en conclure que le développement de la « sédentarisation » est une tendance universelle ou uniforme. En fonction de divers cycles familiaux, de son état de santé et de sa situation individuelle, un Tsigane peut passer d’une pratique du nomadisme à une autre.
59.  Au chapitre des questions générales relatives à l’hébergement des Tsiganes et Voyageurs, le rapport indique que (p. 11) :
« Dans la plupart des communes, les politiques d’accueil des intéressés sont fragmentaires, voire inexistantes. (...) Cette situation résulte de deux éléments : d’une part, l’absence d’obligation expresse de prendre en compte les besoins spécifiques des Tsiganes et Voyageurs et, d’autre part, la tendance à assimiler l’hébergement de ces populations à la mise à disposition de terrains de stationnement, de sorte qu’une commune qui n’a pas d’aires à leur proposer n’a pas non plus de politique d’accueil à leur égard.
Les collectivités locales qui se dotent de dispositifs d’accueil les conçoivent parfois sans vision d’ensemble et sans se soucier de leur cohérence (...) Les particularités historiques propres à chaque collectivité territoriale et la personnalité des promoteurs des politiques en question au niveau local semblent avoir une influence sur les approches qu’elles adoptent en la matière. Dans la plupart des cas, les politiques d’accueil sont définies sans que les Tsiganes et Voyageurs soient consultés (...) ».
60.  En ce qui concerne les fluctuations et les taux de rotation observés dans la population des résidents des sites municipaux, le rapport signale que (pp. 28 et 29) :
« La plupart des aires d’accueil résidentielles destinées aux Tsiganes et Voyageurs semblent se caractériser par un très faible taux de rotation de leurs effectifs et par une grande stabilité. Dans 86 % des cas, la majorité de leurs résidents s’installe pour une durée égale ou supérieure à trois ans. Bien qu’il existe des exceptions, on peut dire que les sites en question sont en général occupés par une population stable composée de résidents de longue durée qui se déplacent peu au cours de l’année. On peut penser que, pour bon nombre de Tsiganes et Voyageurs, l’attrait d’un site réside dans la possibilité qui leur est offerte de vivre en caravane – mode d’habitat qu’ils apprécient pour des raisons culturelles et qui leur permet de conserver la liberté de voyager – avec leur famille et leurs amis, au sein d’une communauté ayant une culture spécifique. Cet état de chose ne correspond pas nécessairement aux politiques envisagées pour répondre aux attentes d’une population itinérante ou semi-nomade. Il semble que beaucoup d’occupants d’aires d’accueil résidentielles vivent le nomadisme comme un état d’esprit inhérent à leur culture plutôt que comme une réalité quotidienne ».
(Page 31) :
« Il est rare que des emplacements se libèrent dans les aires d’accueil résidentielles. 80 % d’entre elles utilisent des listes d’attente pour attribuer les places devenues vacantes (...).
61.  S’agissant des contrats d’occupation, de leurs clauses et de leur exécution, le rapport indique que (p. 31) :
« L’exécution des clauses des contrats d’occupation joue un rôle important dans l’administration générale des aires d’accueil. L’expulsion, qui n’est que très rarement évoquée dans les études de cas, reste la sanction ultime mais le plus souvent, des démarches sont entreprises bien avant que l’on en arrive là (...) ».  
62.  En ce qui concerne l’accueil des populations itinérantes, le rapport précise que (p. 41) :
« On ne connaît pas le nombre de Tsiganes et Voyageurs qui continuent à se déplacer, que ce soit toute l’année, à certaines saisons seulement ou uniquement à l’occasion d’événements déterminés ou de circonstances familiales particulières. Ceux qui voyagent en permanence ne disposent parfois d’aucun lieu de séjour fixe (...) Les places officiellement réservées à l’hébergement des Tsiganes en déplacement et au stationnement des caravanes qu’ils utilisent sont rares. Il n’existe que 300 emplacements de transit dans les aires d’accueil municipales. A en croire les derniers recensements effectués auprès de la population tsigane, le nombre de caravanes installées sur des terrains non officiels serait environ dix fois plus élevé. Même si l’on tient compte des places disponibles sur les sites de transit privés, dont on ignore le nombre, il est évident que la majorité des « nomades » est à l’heure actuelle hébergée hors des sites officiels et dans des conditions bien souvent peu satisfaisantes, tant pour la population sédentaire que pour les intéressés.
(...) Bien que l’on sache depuis au moins 40 ans qu’il est nécessaire d’étendre l’offre de sites de passage, celle-ci demeure faible et, comme le montre la présente étude, a même tendance à régresser (...).
63.  Les conclusions et recommandations formulées dans le rapport se lisent comme suit :
« L’une des conclusions qui se dégage le plus nettement de la présente étude est qu’il n’existe pas de politique nationale claire et largement comprise en matière d’accueil des Tsiganes et des autres Voyageurs en Angleterre alors que pareille politique est généralement ressentie comme étant nécessaire (...) » (page 50).
« Il ressort aussi très clairement du présent rapport que les Tsiganes et les autres Voyageurs sont souvent exclus de la société et qu’ils continuent à subir des discriminations dans de nombreux domaines de la vie. Il faut que le gouvernement affirme avec force que le nomadisme est un mode de vie respectable et qu’il s’engage résolument dans la lutte contre le racisme et la discrimination qui les frappent. Il est également nécessaire d’accroître la « visibilité » des Tsiganes et Voyageurs dans les politiques de soutien social et économique aux populations défavorisées. (...) » (p. 51).
« Il serait en outre opportun d’envisager de rapprocher les dispositifs d’hébergement des nomades de ceux qui s’appliquent au logement traditionnel. Compte tenu de la stabilité qui caractérise les modes d’occupation de bon nombre d’aires d’accueil résidentielles, il serait parfaitement légitime de considérer celles-ci comme une forme d’habitat spécifiquement adaptée aux besoins de ces populations. (...) Les associations de logement pourraient jouer un rôle au niveau de la mise à disposition et de l’administration des sites en question et l’Office de l’habitat pourrait les reconnaître comme admissibles aux aides sociales qu’il verse pour les logements traditionnels et ceux destinés à répondre à des besoins spécifiques. Il conviendrait de clarifier certaines questions relatives aux contrats d’occupation, aux règlements-types des aires d’accueil et au droit d’occupation (indépendamment de la question de savoir si la loi de 1983 sur les habitations mobiles est ou non applicable). » (p. 52).
« Le droit d’occupation reconnu aux personnes installées sur des aires d’accueil résidentielles destinées aux Tsiganes et Voyageurs n’offre à celles-ci qu’une protection minimale contre le harcèlement et les expulsions illégales. Bon nombre de Tsiganes et Voyageurs, soutenus par leurs partisans, dénoncent vigoureusement les inconvénients que présentent pareille situation et soulignent que celle-ci les place dans une position très défavorable par rapport à celle des locataires de logements sociaux municipaux, en particulier ceux qui bénéficient d’un bail protégé. Puisque l’on envisage actuellement de modifier le droit des baux, il serait peut-être judicieux de réexaminer le statut des résidents des aires d’accueil (...) » (page 54).
5.  Rapport sur les aires municipales d’accueil des Tsiganes et des Voyageurs en Angleterre (juillet 2003)
64.  Publié par le cabinet du vice-premier ministre, le rapport en question fournit des informations et des conclusions complémentaires tirées d’une étude menée par le Centre de recherches urbaines et régionales de l’université de Birmingham et portant sur l’offre et l’administration des sites municipaux destinés à l’accueil des Tsiganes.
65.  Il y est notamment indiqué, dans le chapitre intitulé « Les contrats d’occupation, leurs clauses et leur exécution » (pp. 118-123), que :
« Les emplacements existant sur les aires d’accueil destinées aux Tsiganes et Voyageurs sont loués sous le régime du contrat d’occupation et non sous celui du bail. Pour les populations concernées, ainsi que pour ceux qui les soutiennent, cet état de choses prête en soi à controverse. En leur qualité d’occupants, les résidents des sites en question sont dans une situation plus précaire que les locataires de logements municipaux et n’ont pas autant de droits que ceux-ci (...)
« L’argument que l’on avance pour tenter de justifier le fait que les Tsiganes et Voyageurs bénéficient de garanties moindres consiste à dire que la gestion des sites municipaux requiert davantage de souplesse pour s’adapter au nomadisme des résidents. Cette thèse s’appuie sur la possibilité qui y est offerte à ces derniers d’effectuer de courts séjours et de réserver les emplacements qu’ils occupent en cas de déplacement saisonnier (voir Sommerset County Council v. Isaacs, 2002). (...)
« Les responsables des collectivités locales interrogés dans le cadre de l’étude de cas ont émis des avis divergents sur la question de savoir si les résidents des aires d’accueil devaient conserver le statut d’occupant ou se voir reconnaître la qualité de locataire, selon des modalités restant à définir. Certains d’entre eux estiment qu’une bonne administration des sites en question exige parfois, dans des cas extrêmes, une intervention rapide et l’expulsion des fauteurs de troubles. Pareille opinion se fonde sur l’idée que la violence, la délinquance et les comportements asociaux peuvent très rapidement conduire les résidents d’une aire d’accueil – des itinérants qui se déplacent avec leur demeure – à abandonner les lieux et provoquer de graves dégâts au site et aux équipements dont celui-ci dispose. Dans cette optique, la possibilité d’agir rapidement est essentielle à la sauvegarde des intérêts des résidents paisibles et du personnel chargé d’inspecter les aires. Ceux qui soutiennent cette position s’opposent dès lors à toute initiative susceptible de conférer aux intéressés une meilleure protection contre l’éviction.
D’autres estiment que le statut d’occupant fait des Tsiganes et des autres Voyageurs des citoyens de seconde zone et qu’il faut tout mettre en œuvre pour aligner la situation de ces populations sur celle des locataires d’immeubles, tout en reconnaissant que les résidents des aires d’accueil résidentielles sont largement sédentarisés et que celles-ci proposent désormais des hébergements durables plutôt que de s’attacher spécifiquement à répondre aux besoins des itinérants. Pour eux, l’introduction d’une période probatoire applicable aux nouveaux locataires de logements sociaux constitue une garantie contre le risque que ceux-ci se comportent mal (...)
Il arrive que les résidents eux-mêmes se rallient à la thèse souvent opposée par les administrateurs d’aires d’accueil (...) à l’extension du droit au maintien dans les lieux, selon laquelle les intérêts des occupants paisibles et la qualité générale des aires ne peuvent être préservés que si l’on conserve la faculté d’exclure rapidement les éléments incivils ou perturbateurs.
Toutefois, il découle de l’absence de droit au maintien dans les lieux que même les personnes installées de longue date sur un site dépendent en permanence de la bienveillance de celui qui l’administre, à un point que peu d’entre elles semblent imaginer. Il est vraisemblable que l’importance du droit au maintien dans les lieux pour les résidents s’accroît à mesure que la durée de leur séjour s’allonge, car ceux qui s’installent durablement entreprennent en général d’apporter des améliorations et des aménagements à leur emplacement, par exemple en y édifiant des remises. Certains occupants troquent leurs caravanes pour des maisons mobiles qui sont plus difficiles à déplacer et à installer ailleurs. La recherche d’un emplacement sur une aire officielle est généralement perçue comme une tâche difficile – en particulier lorsque l’on vise un site de bonne qualité – en raison de la relative rareté des terrains existants, que l’on croit en majeure partie saturés. Le maintien de la règle du préavis de quatre semaines à l’égard de personnes qui ont vécu paisiblement dans un même lieu pendant 20 ou 30 ans et investi pour améliorer les emplacements ou les habitations qu’elles occupent peut sembler déraisonnable. »
66.  Les statistiques communiquées montrent que des expulsions ont eu lieu dans quatre aires d’accueil sur 76 pendant la période 2000-2001 (soit une proportion de 5 %). Il a été procédé à une seule expulsion sur chacun des trois premiers sites concernés, et à trois sur le quatrième, pour des raisons qui paraissent tenir tant à des loyers impayés qu’à des comportements asociaux.
EN DROIT
I.  sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention
67.  Les passages pertinents de l’article 8 de la Convention sont ainsi libellés :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
68.  Les parties conviennent que l’article 8 est applicable en l’espèce et que l’expulsion du requérant de l’aire d’accueil où il vivait en caravane avec sa famille constitue une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile.
69.  Les parties s’accordent en outre à reconnaître que, aux fins du second paragraphe de l’article 8 de la Convention, l’ingérence en question était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits des autres occupants de l’aire d’accueil et de ceux dont le conseil était investi en qualité de propriétaire et d’administrateur de celle-ci.
70.  Il reste à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but.
A.  Sur la « nécessité » de l’ingérence « dans une société démocratique »
1.  Thèses des parties
a)  Thèse du requérant
71.  L’intéressé soutient que son expulsion de l’aire d’accueil a porté une atteinte injustifiée à ses droits protégés par l’article 8 de la Convention, car cette mesure était inutile et disproportionnée, d’autant qu’il n’a pas eu la possibilité de contester devant un tribunal les accusations portées contre lui et sa famille. Il s’élève contre les allégations des agents municipaux selon lesquelles lui et les membres de sa famille qui occupaient les emplacements litigieux n’auraient pas respecté les termes du contrat d’occupation et souligne qu’il ne pouvait contrôler les faits et gestes des personnes qui, comme ses fils adultes et Michael Maloney, fréquentaient l’aire d’accueil. Il allègue que le soutien que bon nombre de résidents du site en question ont apporté à sa famille contredit la version des faits donnée par le conseil. Il conteste que la mesure d’expulsion prise contre lui et sa famille pour des motifs concernant d’autres adultes ait un caractère raisonnable et proportionné. Il prétend, d’une part, que le conseil n’a tenté d’utiliser aucune autre voie de droit propre à remédier aux comportements asociaux dénoncés – telles que l’injonction ou la citation directe – à l’encontre des personnes à l’origine des dommages et des nuisances, et, d’autre part, que celui-ci semble n’avoir fait aucune distinction entre les situations respectives des emplacements nos 35 et 36. Il fait aussi valoir que le conseil a renoncé à solliciter des mesures coercitives en réaction aux violations alléguées du contrat d’occupation au vu des promesses qu’il a formulées au cours de l’audience du 14 avril 2000.
72.  Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, le requérant soutient qu’il n’était pas en mesure de s’opposer à la résiliation du contrat d’occupation et de tenter d’empêcher son expulsion car il n’avait aucun moyen de contraindre le conseil à démontrer la réalité des faits que celui-ci lui reprochait. Il plaide que les faits et allégations sérieusement contestés n’ont fait l’objet d’aucune discussion lors des procédures sommaire et de contrôle juridictionnel qui se sont déroulées avant l’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme. Il indique que celles-ci ne lui ont pas donné l’occasion de produire les preuves de ses dires, qu’elles n’ont donné lieu à aucune audience et ne lui ont pas offert la possibilité de procéder au contre-interrogatoire des témoins sur les éléments prêtant à controverse. Il en conclut que la question de savoir si les mesures dénoncées étaient proportionnées et justifiées au regard du but légitime poursuivi n’a pas fait l’objet d’un examen sérieux. Selon lui, il ressort des affaires portées devant les juridictions britanniques après l’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme que celles-ci se refusent à appliquer la Convention dans un sens qui remettrait en cause le régime juridique du droit au maintien dans les lieux.
73.  L’intéressé affirme que, en dépit des arguments avancés par le Gouvernement au sujet de l’existence d’autres modalités d’accueil, rien n’indique que les Tsiganes bénéficient d’un quelconque soutien pour acquérir et occuper des sites privés dans le West Yorkshire. Selon lui, les Tsiganes de cette région qui souhaitent jouir d’un droit au maintien dans les lieux ne peuvent s’installer sur des aires d’accueil sous gestion privée, car il n’en existe aucune. Tout au contraire, de nombreuses actions judiciaires auraient été engagées pour empêcher des Tsiganes de s’installer sur des sites leur appartenant. En outre, le West Yorkshire ne disposerait pas d’aires de passage dotées des équipements de base mentionnés dans des textes ministériels tels que la circulaire 18/94 et, depuis l’abrogation de la loi de 1968, l’offre d’hébergements municipaux pour Tsiganes aurait chuté de 27 % dans la région de Leeds, passant de 56 à 41 emplacements. La thèse qu’il défend ne militerait nullement pour l’instauration d’un cadre juridique unique applicable à l’ensemble des sites d’hébergement, la souplesse accrue que requiert la gestion de l’accueil des Tsiganes pouvant selon lui se traduire dans les motifs justifiant la reprise des emplacements par les propriétaires (par exemple, défaut d’entretien des caravanes, absence excédant une certaine durée) mais non dans une dérogation à l’obligation de démontrer des faits controversés. L’existence de régimes juridiques distincts ne devrait pas avoir pour effet de priver les Tsiganes de la garantie que constitue pour eux la possibilité de s’adresser aux tribunaux pour faire trancher des questions telles que la violation alléguée d’un contrat d’occupation. Il n’y aurait aucune raison propre à justifier qu’un Tsigane accusé d’avoir un comportement asocial ne pût se défendre en justice alors qu’un locataire d’un logement municipal se trouvant dans une situation identique disposerait de cette possibilité.
74.  En ce qui concerne les arguments d’ordre politique avancés par le Gouvernement, le requérant renvoie au rapport d’octobre 2002 (paragraphes 55-63 ci-dessus) où il est indiqué qu’il n’existe pas de politique nationale précise en matière d’hébergement des Tsiganes et que le mode de vie de la majorité des résidents des aires d’accueil municipales est largement sédentaire, celles-ci présentant de très faibles taux de rotation de leurs effectifs. Compte tenu de ces données, on ne saurait dire, selon lui, que les aires en question répondent aux besoins d’hébergement de la minorité de Tsiganes qui mène une vie essentiellement itinérante et qu’elles sont utilisées comme telles. Pour lui, il conviendrait de rapprocher les dispositifs d’hébergement des Tsiganes de ceux qui existent en matière de logement traditionnel et de les considérer comme une forme d’habitat spécifiquement adaptée aux besoins de ces populations. Il serait possible de protéger les intérêts des nomades en destinant certains emplacements au « passage » tout en accordant un droit au maintien dans les lieux à la majorité des occupants des aires d’accueil municipales pour Tsiganes. La loi de 1985 sur le logement prévoit des exceptions de ce type dans des cas particuliers.
75.  L’intéressé fait valoir que la difficulté de rapporter la preuve d’un comportement asocial n’est pas moindre lorsque les faits dénoncés se produisent dans d’autres aires de stationnement d’habitations mobiles – notamment les aires pour Tsiganes sous gestion privée – ou dans des lotissements, dont les occupants bénéficient du droit au maintien dans les lieux. Il ne voit pas pourquoi les communes qui gèrent des aires d’accueil pour Tsiganes ne sont pas tenues de prouver les allégations qu’elles formulent alors que pareille exigence ne semble ni déraisonnable ni impossible à satisfaire lorsqu’elle s’impose aux propriétaires de sites sous gestion privée, aux organismes de logement et aux communes propriétaires de logements locatifs. Il souligne que les tribunaux disposent d’importants moyens d’action pour traiter en urgence les affaires mettant en cause des fauteurs de troubles, puisqu’ils peuvent délivrer des injonctions provisoires ou faire usage des pouvoirs que leur confère la loi de 2003 sur les comportements asociaux sans être tenus d’entendre d’éventuels témoins. Il réfute également l’argument selon lequel le régime juridique existant serait financièrement avantageux pour les Tsiganes en ce qu’il leur permettrait de bénéficier de coûts réduits, observant que les montants des loyers dont ils doivent s’acquitter, variables selon les emplacements qu’ils occupent, sont en moyenne analogues aux prix pratiqués pour les logements municipaux, précisant payer lui-même près du double de ce que lui coûterait un appartement loué à la commune.
76.  Observant que son affaire concerne une ingérence dans un droit important qui a eu pour effet de priver sa famille de domicile et d’un accès effectif aux services éducatifs et de santé, le requérant estime que les autorités nationales devraient se voir reconnaître une marge d’appréciation non pas ample mais restreinte. Il considère que la présente espèce se distingue de l’affaire Chapman c. Royaume-Uni ([GC] no 27138/95, CEDH 2001-I, § 92), à laquelle le Gouvernement se réfère, dans la mesure où celle-ci avait trait à une décision locale en matière d’aménagement, fondée sur des considérations et des circonstances propres à la collectivité territoriale concernée, tandis qu’il s’agit en l’espèce d’apprécier une politique générale menée au niveau national.
b)  Thèse du Gouvernement
77.  Le Gouvernement soutient que l’ingérence critiquée était justifiée en ce qu’elle était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux objectifs poursuivis. Il souligne qu’en s’installant sur le site, l’intéressé s’était engagé à ce que ni lui, ni sa famille ni ses hôtes ne fussent cause de troubles à l’ordre public et qu’il avait été averti par le conseil qu’il manquait à ses obligations. Le Gouvernement estime par conséquent que la résiliation du contrat d’occupation par la commune était justifiée. Il affirme qu’un locataire de logement municipal bénéficiant du droit au maintien dans les lieux se serait vu appliquer des conditions identiques. Il reconnaît qu’aucune clause du contrat en question ne contraignait la commune à permettre au requérant de se défendre contre des accusations de nuisance, mais rappelle que le conseil, en tant qu’autorité publique, était tenu d’agir dans le respect de la légalité, de manière raisonnable et équitable, conformément aux buts pour lesquels les pouvoirs que celui-ci détenait lui avaient été conférés, raison pour laquelle ses décisions étaient susceptibles de contrôle juridictionnel. Il observe que l’intéressé, assisté par un avocat, a utilisé cette voie de droit pour contester la mesure litigieuse devant la High Court, qui n’a aperçu aucun motif de douter du caractère raisonnable de la décision critiquée et de l’équité de la procédure à l’issue de laquelle celle-ci avait été rendue. Il ajoute que le processus décisionnel ayant débouché sur la mesure contestée a tenu compte des besoins du requérant et de la famille de celui-ci. Il plaide que si l’expulsion n’avait pas été fondée sur des motifs légitimes ou si le requérant avait eu des arguments de fait sérieux à faire valoir contre la justification avancée, les juridictions britanniques appelées à connaître de l’affaire aurait pu remédier à un acte qui aurait alors été entaché d’arbitraire. Or, pour le Gouvernement, il n’existait en l’espèce aucune controverse quant à la matérialité des faits puisque que l’intéressé ne niait pas que ses fils et ses hôtes eussent provoqué des troubles. Il en résulte selon lui que la procédure litigieuse offrait au requérant un certain nombre de garanties importantes. Il ajoute que, parallèlement à la voie de droit que constitue le contrôle juridictionnel, les occupants disposent depuis 2000 d’un recours fondé sur la loi de 1998 sur les droits de l’homme, qui permet aux tribunaux de statuer directement sur des allégations de violation de la Convention (voir, par exemple, l’affaire Somerset County Council v. Isaacs, précitée aux paragraphes 47 à 50 ci-dessus).
78.  Tout en reconnaissant que le choix du requérant de stationner sa caravane sur une aire municipale d’accueil des Tsiganes offrait à celui-ci une protection légale contre l’expulsion moins étendue que celle dont il aurait bénéficié s’il s’était installé sur un site d’une autre catégorie, le Gouvernement souligne que la réglementation du logement est une question complexe qui fait partie des matières pour lesquelles les tribunaux doivent s’en remettre aux décisions des membres du corps législatif démocratiquement élus. Il estime que, dans ce domaine comme dans celui de l’urbanisme (voir Chapman c.Royaume-Uni, précité, § 92), les autorités internes devraient se voir reconnaître une ample marge d’appréciation. Il indique que les garanties limitées dont bénéficiait le requérant en raison de son installation sur une aire municipale d’accueil des Tsiganes se justifient par le fait que les cadres juridiques respectivement applicables aux différentes catégories de sites poursuivent des objectifs distincts. En ce qui concerne le régime dont relèvent les Tsiganes, il souhaite rappeler que la loi de 1968 se proposait de remédier à la grave pénurie de terrains destinés à ceux d’entre eux qui pratiquaient le nomadisme en imposant aux collectivités locales l’obligation de mettre des sites à leur disposition. Il indique qu’en 1994, on a estimé que la loi en question était parvenue aussi près de son objectif que l’on pouvait raisonnablement l’espérer, dans la mesure où les aires municipales d’accueil des Tsiganes représentaient alors la majeure partie de l’offre d’habitat destinée à ces populations. Il ajoute que la politique ultérieure a pris une orientation nouvelle, incitant davantage les Tsiganes à utiliser les possibilités offertes par les règles d’urbanisme pour créer leurs propres sites. Aux dires du Gouvernement, les autorités continuent à réexaminer la situation, comme l’indiquent les rapports qui furent établis par des sources indépendantes en octobre 2002 et juillet 2003, et dont il ne ressort pas que le régime dérogatoire contesté par le requérant soit en pratique une source de difficultés pour le fonctionnement des aires municipales d’accueil des Tsiganes. Pour lui, le dernier en date desdits rapports montre que les collectivités locales usent avec parcimonie de leur pouvoir d’expulsion, auquel elles recourent seulement à titre de sanction ultime. Il n’en demeure pas moins, selon lui, que l’expulsion reste un important outil de gestion.
79.  Le Gouvernement affirme que, malgré les changements qui sont intervenus dans le mode de vie des Tsiganes, les sites qui sont actuellement mis à leur disposition par les communes demeurent un élément essentiel de la stratégie qu’il a arrêtée pour assurer à ces populations des capacités d’accueil suffisantes et que la législation en vigueur entend maintenir et préserver cette composante particulière de l’offre d’hébergement. A cet égard, il souligne que le régime spécial applicable au mode d’occupation des aires d’accueil municipales destinées aux Tsiganes a pour fonction de garantir aux collectivités locales la flexibilité qui leur est nécessaire pour administrer les sites en question de manière à répondre aux besoins spécifiques que le nomadisme de ces populations engendre en matière d’hébergement. Il soutient que le fait d’imposer aux collectivités locales l’obligation de justifier devant les tribunaux les décisions individuelles qu’elles prennent à l’égard des occupants augmenterait sensiblement les contraintes administratives qui pèsent sur elles, provoquerait une hausse des charges ainsi que des droits de place et réduirait la souplesse que le cadre réglementaire entend leur accorder. Il observe que les juridictions britanniques ont considéré que les éléments dont elles disposaient dans les affaires Isaacs et Smith leur permettaient de conclure que les normes applicables aux aires d’accueil municipales pour Tsiganes demeuraient objectivement fondées (paragraphes 47 à 53 ci-dessus). Il indique que les points qui ont été abordés dans les derniers rapports figurent parmi les questions qui font l’objet d’une analyse approfondie dans le cadre du réexamen de sa politique, lequel porte notamment sur le régime juridique du mode d’occupation des aires municipales d’accueil des Tsiganes et prend en compte l’ensemble des intérêts concurrents. A ses yeux, les rapports en question ne permettent pas de conclure que le régime en vigueur ne serait plus justifié aujourd’hui ou que l’on pourrait facilement concevoir un autre système viable qui offrirait davantage de garanties en termes de maintien dans les lieux et remédierait aux griefs formulés par le requérant dans la présente affaire.
80.  Le Gouvernement explique par ailleurs que la loi de 1983 sur les habitations mobiles se propose de remédier à un autre problème, celui de l’inégalité des rapports de force entre ceux qui les occupent et les gérants des parcs où elles sont stationnées. Il explique à cet égard que les exploitants des parcs en question, qui se livrent à cette activité dans un but lucratif, pourraient profiter de l’insuffisance du nombre de places disponibles par rapport à la demande, par exemple en obligeant les résidents à acquérir des maisons mobiles avant de les en expulser et les contraindre à leur rétrocéder les habitations en question à un prix nettement inférieur à la valeur d’achat. Il affirme que la loi de 1983 a été conçue précisément dans le but de prévenir pareils abus en accordant aux résidents des sites en question un droit au maintien dans les lieux renforcé. Selon lui, il n’en va pas de même des règles applicables aux sites municipaux pour Tsiganes, lesquels, en permettant des interventions rapides contre les fauteurs de troubles, visent d’une part à les empêcher de commettre des dégradations sur les sites en question et, d’autre part, à éviter que les autres résidents se voient contraints de partir pour se soustraire aux nuisances. A ses yeux, ce dispositif a pour avantage de faire disparaître l’obligation de produire des témoignages à charge qu’il serait difficile de recueillir dans la mesure où les occupants paisibles sont réputés peu enclins à intervenir et à « dénoncer » les perturbateurs.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux
81.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, demeure proportionnée au but légitime poursuivi. S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l’ingérence, il revient à la Cour de trancher la question de savoir si les motifs de l’ingérence sont pertinents et suffisants au regard des exigences de la Convention (voir, notamment, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, arrêt du 27 septembre 1999, § 88, CEDH 1999-VI).
82.  A cet égard, il est inévitable de reconnaître une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales qui, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux. L’étendue de la marge dépend de la nature du droit en cause garanti par la Convention, de son importance pour la personne concernée et de la nature des activités soumises à des restrictions comme de la finalité de celles-ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus (voir, par exemple, les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni, du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 21, § 52 et Gillow c. Royaume-Uni, du 24 novembre 1986, série A, no 104, § 55). A l’inverse, la Cour accorde aux autorités nationales une grande latitude lorsque sont en jeu des politiques sociales ou économiques, comme c’est le cas dans le domaine de l’aménagement. En cette matière, elle a jugé que « dans la mesure où l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux [était] inhérent au choix et à l’application de politiques d’aménagement foncier, les autorités nationales jouiss[aient] en principe d’une marge d’appréciation étendue » (Buckley c. Royaume-Uni, arrêt du 26 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1292, § 75 in fine). La Cour a également déclaré que, dans des domaines occupant une place centrale dans les politiques sociales et économiques des sociétés modernes, tels que celui du logement, elle respectait la manière dont le législateur national concevait les impératifs de l’intérêt général, sauf si le jugement de celui-ci se révélait manifestement dépourvu de base raisonnable (voir les arrêts Mellacher et autres c. Autriche, du 19 décembre 1989, série A no 169, p. 27, § 45, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, CEDH 1999-V, § 49). Il convient toutefois de relever que les affaires en question se rapportaient à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et non à l’article 8, lequel protège des droits d’une importance cruciale pour l’identité de la personne, l’autodétermination de celle-ci, son intégrité physique et morale, le maintien de ses relations sociales ainsi que la stabilité et la sécurité de sa position au sein de la société (voir, mutatis mutandis, les arrêts Gillow c. Royaume-Uni, précité, § 55; Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, CEDH 2002-III ; et Christine Goodwin c. Royaume-Uni, no 28957/95, § 90,CEDH 2002-VI). Lorsque des considérations de politique sociale et économique d’ordre général apparaissent dans le cadre de l’article 8, l’étendue de la marge d’appréciation dépend du contexte de l’affaire, et il y a lieu d’accorder une importance particulière à l’ampleur de l’ingérence dans la sphère personnelle du requérant (Hatton et autres c. Royaume-Uni, [GC] no 36022/97, CEDH 2003-VIII, §§ 103 et 123).
83.  Il convient d’examiner les garanties procédurales dont dispose l’individu pour déterminer si l’Etat défendeur n’a pas fixé le cadre réglementaire en outrepassant sa marge d’appréciation. En particulier, la Cour doit rechercher si le processus décisionnel ayant débouché sur des mesures d’ingérence était équitable et respectait comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par l’article 8 (voir les arrêts Buckley, précité, pp. 1292-93, § 76, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27138/95, CEDH 2001-I, § 92).
84.  La vulnérabilité des Tsiganes, du fait qu’ils constituent une minorité, implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (Buckley, précité, pp.1292 à 1295, §§ 76, 80 et 84). Dans cette mesure, l’article 8 impose donc aux Etats contractants l’obligation positive de permettre aux Tsiganes de suivre leur mode de vie (voir Chapman précité, § 96, et, mutatis mutandis, les références y figurant).
b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés
85.  L’importance de l’enjeu du litige pour le requérant n’est pas douteuse. Ce dernier et sa famille ont été expulsés d’un lieu où ils avaient vécu pendant quatorze ou quinze ans et dont ils ne s’étaient absentés qu’une fois, pour une courte période. Consécutivement à leur expulsion, ils ont eu du mal à trouver un autre endroit où installer leurs caravanes légalement, à traiter leurs problèmes de santé, à s’occuper de leurs enfants en bas âge et à garantir aux autres la poursuite de leurs études. Privée de domicile par cette mesure, la famille Connors a dû subir toutes les conséquences néfastes qui en ont découlé pour sa sécurité et son bien-être. Le conseil, et le Gouvernement pour ce qui concerne la procédure devant la Cour, considèrent que l’expulsion litigieuse se justifiait par un manquement aux clauses du contrat d’occupation imputable au requérant, qu’ils estiment responsable des troubles survenus sur l’aire d’accueil. Ce dernier nie avoir commis une faute. Il n’appartient cependant pas à la Cour de se prononcer a posteriori sur la question de savoir laquelle des versions des faits respectivement données par les parties est la bonne, car le conseil ne s’est pas fondé sur une faute imputable à l’intéressé pour obtenir l’expulsion de celui-ci, préférant engager contre lui, à l’expiration d’un délai de préavis de 28 jours, une procédure sommaire de prise de possession qui ne requérait nullement la preuve d’un manquement au contrat d’occupation. Bien que les circonstances de l’expulsion eussent donné lieu à des déclarations contradictoires, les agents municipaux alléguant que le contrat en question avait été violé en raison des écarts de conduite de personnes se trouvant sur l’emplacement litigieux, et le requérant que l’ensemble des problèmes qui avaient pu survenir étaient dus à des adultes qui ne résidaient pas sur le site et sur lesquels il n’avait aucun contrôle, le bien-fondé des arguments opposés n’a pas été examiné dans le cadre de la procédure suivie devant la County Court, qui avait pour unique objet de vérifier si les conditions de forme requises pour l’expulsion étaient réunies. Dès lors, la question centrale qui se pose en l’espèce consiste à savoir si le cadre réglementaire régissant l’occupation des emplacements des aires municipales d’accueil des Tsiganes offrait aux droits du requérant une protection procédurale suffisante.
86.  La Cour considère que l’ingérence constatée dans les droits du requérant protégés par l’article 8 est d’une gravité telle qu’elle ne saurait se justifier que par des motifs d’intérêt général particulièrement impérieux et que la marge d’appréciation devant être reconnue aux autorités nationales s’en trouve réduite d’autant. Elle relève en outre que la présente affaire porte non sur des questions de politique générale en matière d’aménagement foncier ou d’économie, mais sur celle, beaucoup plus restreinte, du régime des garanties procédurales accordées à une catégorie particulière de personnes. Il convient aussi de distinguer la présente espèce de la cause Chapman (précitée), dans laquelle la Cour avait accordé aux autorités nationales une ample marge d’appréciation. En effet, dans l’affaire Chapman, il n’était pas contesté que la requérante avait contrevenu aux règles d’urbanisme en prenant possession d’un terrain situé dans une « ceinture verte » où elle avait installé ses caravanes et qu’elle cherchait en fait à obtenir une dispense des règles applicables à tous tandis qu’en l’espèce, l’intéressé occupait régulièrement le site litigieux et revendiquait sur ce terrain, pour lui et sa famille, le bénéfice des garanties procédurales dont jouissent les occupants d’autres catégories de sites pour habitations mobiles, notamment les aires privées d’accueil des Tsiganes.
87.  Le Gouvernement soutient en premier lieu qu’il est nécessaire de soustraire les aires municipales d’accueil des Tsiganes du champ des dispositions relatives au maintien dans les lieux applicables à d’autres catégories de sites d’hébergement. Il indique que la politique qu’il poursuit vise à répondre aux besoins spécifiques des Tsiganes nomades et souligne que cet objectif requiert de la flexibilité dans l’administration des aires d’accueil. Il plaide en second lieu que la procédure sommaire d’expulsion est un moyen d’action essentiel pour réagir contre les comportements asociaux, car faute de pouvoir exclure rapidement ceux qui causent des désordres, les familles Tsiganes paisibles préféreraient partir plutôt que de devoir aider les autorités locales en « dénonçant » les fauteurs de troubles et en témoignant contre eux dans le cadre de procédures judiciaires ordinaires. A titre subsidiaire, le Gouvernement avance que les frais générés par de telles procédures pourraient provoquer une hausse des redevances dues par les résidents des aires d’accueil pour Tsiganes, ce qui serait globalement contraire aux intérêts de l’ensemble de cette communauté.
88.  En ce qui concerne l’argument tiré du mode de vie nomade des Tsiganes, la Cour relève qu’il ne semble plus que les aires municipales d’accueil des Tsiganes soient destinées à une population itinérante. Le rapport d’octobre 2002 (paragraphes 55 à 63 ci-dessus) indique qu’une large majorité de Tsiganes ne se déplacent plus que de manière marginale, ce qui ressort également d’une série d’affaires dont la Cour de Strasbourg a eu à connaître au cours des vingt dernières années. La plupart des sites en question accueillent des populations sédentarisées. 86 % d’entre eux hébergent des résidents installés depuis plus de trois ans et il est rare d’y trouver des places vacantes. Sur un total de 5 000 emplacements environ, seulement 300 sont destinés à des occupants de passage. Dans ces conditions, il ne semble guère réaliste de soutenir que la plupart des aires municipales ont pour obligation ou objectif de disposer régulièrement d’emplacements libres pour héberger les Tsiganes qui se déplacent dans les environs ou qui y passent. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que la flexibilité revendiquée par le Gouvernement ait un quelconque rapport avec le souci de répondre aux besoins d’une minorité de Tsiganes – dont le nombre n’a pas été précisé – qui demeureraient nomades et pour lesquels il serait nécessaire de prévoir un minimum d’emplacements vacants. Il apparaît en réalité qu’il existe des sites spéciaux – dénommés « aires de transit » – distincts des autres terrains municipaux pour Tsiganes, lesquels sont de loin les plus nombreux. De toute évidence, les éléments dont la Cour dispose n’indiquent pas que la procédure sommaire d’expulsion est utilisée dans le but de garantir que des places se libèrent périodiquement ou d’empêcher les familles d’occuper durablement les emplacements.
89.  Quant à l’argument selon lequel la procédure sommaire d’expulsion est un outil de régulation des comportements asociaux, la Cour relève que le rapport de 2003 indique qu’elle est en pratique peu utilisée (elle ne touche que 5 % des sites), que certaines autorités locales considèrent que le statut d’occupant appliqué aux Tsiganes fait d’eux des citoyens de seconde zone et qu’elles préfèreraient régulariser leur situation en l’alignant sur celle des personnes qui résident dans d’autres catégories de logements sociaux (paragraphes 64 à 66). Le simple fait que des comportements asociaux se manifestent dans des aires municipales d’accueil des Tsiganes ne saurait à lui seul justifier le recours à la procédure sommaire d’expulsion car, lorsque pareils troubles se produisent dans des immeubles municipaux ou d’autres terrains de stationnement de maisons mobiles, les autorités utilisent d’autres moyens pour y faire face et ne peuvent procéder à une expulsion que sous le contrôle d’un tribunal indépendant compétent pour apprécier les motifs sur lesquels elle se fonde. Nonobstant l’affirmation selon laquelle le rapport des Tsiganes à l’autorité rendrait toute procédure judiciaire difficilement applicable, il convient de relever que la garantie de maintien dans les lieux s’étend aux sites privés qui les accueillent, auxquels les mêmes considérations semblent devoir s’appliquer. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que les aires municipales d’accueil des Tsiganes présentent des particularités telles qu’il serait impossible de les administrer si les autorités se voyaient imposer l’obligation de motiver les expulsions de résidents de longue durée. Rien ne démontre non plus que les Tsiganes perdraient en pareil cas le bénéfice des conditions financières prétendument avantageuses pratiquées dans les sites en question. Le requérant indique en effet que les redevances demandées n’y sont pas particulièrement faibles, ce que le Gouvernement ne conteste pas, et précise qu’il payait lui-même le double du loyer dont il aurait dû s’acquitter pour un logement municipal.
90.  Le régime spécial applicable aux aires municipales d’accueil des Tsiganes n’a pas non plus pour effet de conférer à ceux-ci un avantage qui se matérialiserait par l’obligation, pour les autorités locales, de leur garantir des emplacements en nombre suffisant (voir, au sujet du régime applicable avant l’abrogation de l’article 6 de la loi de 1968 sur les sites caravaniers, P. c. Royaume-Uni, no 14751/89, décision sur la recevabilité du 12 décembre 1990, Décisions et rapports 67, p. 264, ainsi que les paragraphes 35 et 36 ci-dessus). Le rapport d’octobre 2002 indique que 70 % des communes ne disposent d’aucun document définissant une politique d’hébergement des Tsiganes et Voyageurs et observe que cette situation est révélatrice de l’absence d’obligation spécifique pesant sur les autorités de tenir compte des besoins de ces populations (paragraphe 58 ci-dessus). Depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1994, le nombre d’emplacements proposés par les communes n’a connu qu’une légère augmentation. Il ressort également de l’affaire Chapman, ainsi que de quatre autres affaires introduites par des Tsiganes sur lesquelles la Grande Chambre de la Cour a statué par des arrêts rendus le 18 janvier 2001 (Beard c. Royaume-Uni, no 24882/94, Coster c. Royaume-Uni, no 24876/94, Jane Smith c. Royaume-Uni, no 25154/94 et Lee c. Royaume-Uni, no 25289/94), que cette communauté ne bénéficie d’aucun assouplissement particulier en ce qui concerne les critères d’aménagement retenus par les autorités municipales pour statuer sur les demandes d’autorisation de stationnement de caravanes sur des terrains privés.
91.  Le Gouvernement a indiqué que, depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme, les juridictions britanniques ont été appelées à statuer sur des questions relevant de la Convention dans un certain nombre d’affaires analogues et qu’elles n’ont pas relevé de violations des articles 14 ou 8. La Cour observe que la High Court a exercé à plusieurs reprises son contrôle sur le fait que les Tsiganes ne bénéficient pas d’un droit au maintien dans les lieux sur les aires d’accueil municipales. La thèse du Gouvernement, selon laquelle il convient de tenir dûment compte des avis exprimés par les juridictions internes qui, grâce aux contacts directs et permanents qu’elles entretiennent avec la société, se trouvent en principe mieux placées qu’un juge international pour apprécier les exigences de celle-ci, ne manque pas de poids. Toutefois, le juge qui a statué dans l’affaire Isaacs a déclaré que « l’expérience » invoquée par le Gouvernement pour justifier la nécessité du régime juridique contesté ne l’impressionnait guère tant elle lui paraissait imprécise (paragraphe 50 ci-dessus) tandis que celui qui s’est prononcé dans l’affaire Smith a laissé entendre qu’il n’aurait pas de difficultés à admettre qu’une large majorité de Tsiganes sont devenus des sédentaires dont les intérêts pourraient être immédiatement protégés par l’adoption d’un nouveau cadre juridique (paragraphe 53 ci-dessus). La Cour relève que les tribunaux britanniques ne sont pas allés jusqu’à conclure à une violation de la Convention car ils ont estimé qu’il existait des garanties de nature à réduire l’impact des dispositions litigieuses sur les droits individuels des Tsiganes et craignaient d’empiéter, en essayant de résoudre des problèmes complexes auxquels il n’existe pas de réponse tranchée, sur le domaine du législateur, qui n’est pas celui du juge. On ne saurait donc dire qu’en adoptant pareille position, les juridictions nationales ont pleinement approuvé les motifs avancés pour justifier le maintien du système actuel.
92.  Toutefois, la Cour estime que l’existence d’autres garanties procédurales revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. Le Gouvernement souligne que le requérant avait la possibilité de solliciter un contrôle juridictionnel en vue d’obtenir un examen judiciaire du caractère régulier et raisonnable des décisions du conseil. Il fait par ailleurs valoir qu’il est possible de mettre en cause la responsabilité d’un conseil lorsque celui-ci prend des décisions en omettant de tenir compte de certains éléments pertinents, tels que les devoirs qui lui incombent envers les enfants (paragraphe 42 ci-dessus). La Cour rappelle que l’intéressé a sollicité l’autorisation de former une demande de contrôle juridictionnel, qui lui fut refusée. Dans cette affaire, l’essentiel des critiques formulées par le requérant n’était pas dirigé contre un quelconque manquement du conseil aux obligations auxquelles celui-ci était tenu ou contre un acte illégal qu’il aurait commis, mais tenait au fait qu’aucun trouble ne pouvait être imputé à l’intéressé et aux membres de sa famille qui vivaient avec lui sur l’emplacement litigieux, lesquels ne pouvaient davantage être tenus pour responsables des nuisances causées par des tiers de passage dans l’aire d’accueil. Indépendamment de la question de savoir si les arguments du requérant auraient ou non été jugés convaincants, les circonstances de la cause étaient indiscutablement controversées. Pourtant, l’autorité locale n’a eu à fournir aucune explication sur les motifs qui l’avaient conduite à expulser l’intéressé, de sorte que le contrôle juridictionnel n’offrait aux juges aucune possibilité d’apprécier les faits prêtant à controverse entre les parties. A cet égard, le Gouvernement a attiré l’attention de la Cour sur l’arrêt que la Cour d’appel a rendu en l’affaire Smart, où celle-ci a jugé que le fait de reconnaître aux bénéficiaires de logements obtenus en vertu de la législation sur les sans-abri – qui ne prévoit pas de garantie de maintien dans le lieux – le droit de faire examiner par un tribunal la proportionnalité de leur expulsion au regard des circonstances qui leur sont propres aurait pour effet de transformer les logements en question, qu’ils occupent à titre précaire, en une forme d’habitat durable et porterait atteinte au cadre légal qui leur est applicable (paragraphe 54 ci-dessus). Si l’existence d’un contrôle juridictionnel peut constituer en certaines matières une garantie utile contre les abus et les comportements oppressifs des autorités locales, la Cour considère que cette voie de droit n’est d’aucun secours au requérant et aux Tsiganes en général dans les cas où les autorités locales résilient des contrats d’occupation en respectant la loi en vigueur.
93.  La Cour ne sous-estime pas les difficultés auxquelles les pouvoirs publics se heurtent dans la recherche de solutions viables à la question de l’hébergement des Tsiganes et Voyageurs et reconnaît qu’il s’agit là d’un domaine où les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation dans la définition et la mise en œuvre de leurs politiques sociales et de logement. Les évolutions qui sont apparemment intervenues dans le mode de vie de la population tsigane, laquelle demeure nomade dans l’âme tout en ayant abandonné le nomadisme ou en ne le pratiquant plus que de manière occasionnelle, semblent avoir aggravé la complexité de la situation. Les autorités se voient imposer l’obligation d’accorder une attention particulière à une fraction de la population qui ne se caractérise plus de manière évidente par le nomadisme alors même que ce mode de vie est la raison d’être de l’obligation en question.
94.  Toutefois, même en tenant compte de la marge d’appréciation qu’il convient d’accorder à l’Etat en pareilles circonstances, la Cour n’est pas convaincue que le Gouvernement ait suffisamment démontré la nécessité d’un régime légal autorisant le recours à une procédure sommaire pour expulser le requérant et la famille de celui-ci. Il n’a pas été établi de manière convaincante que le droit reconnu aux autorités de procéder à des expulsions, sans avoir à donner de justifications dont le bien-fondé pût faire l’objet d’un contrôle par un tribunal indépendant, répondait à un objectif déterminé ou conférait un avantage particulier aux membres de la communauté tsigane. Les considérations relatives à la souplesse et aux « contraintes administratives » ne s’appuient sur aucune indication précise des difficultés que le régime applicable viserait à éviter en instituant le dispositif litigieux (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, CEDH 1999-I, dans lequel la Cour a jugé que le fait de protéger de manière différente des locataires contre l’éviction – selon que ceux-ci occupaient des logements de l’Etat ou des locaux privés – emportait violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, au motif que l’argument selon lequel donner au requérant le droit de se maintenir indéfiniment dans un logement appartenant à l’Etat mettrait obstacle à l’exercice du devoir des autorités d’administrer les biens de l’Etat en conformité avec les exigences de la Constitution et de la loi ne pouvait justifier les différences de traitement en question). Il semblerait au contraire que la situation, telle qu’elle a évolué en Angleterre, et dont les autorités doivent être tenues en partie pour responsables, crée des obstacles considérables qui empêchent les Tsiganes qui le souhaitent de mener une vie réellement nomade tout en privant de toute protection ceux qui ont décidé d’adopter un mode de vie plus sédentaire.
95.  En conclusion, la Cour estime que l’expulsion du requérant et de la famille de celui-ci de l’aire d’accueil municipale ne s’est pas accompagnée des garanties procédurales requises, c’est-à-dire de l’obligation de justifier comme il convient la grave ingérence subie par lui, et que cette mesure ne saurait par conséquent être considérée comme correspondant à un « besoin social impérieux » ou comme proportionnée au but légitime poursuivi. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
II.  sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention
96.  L’article 14 de la Convention énonce :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
97.  La Cour a conclu ci-dessus à la violation de l’article 8 de la Convention. Aucune question distincte ne se posant sous l’angle de l’article 14 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce grief plus avant.
III.  sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1
98.  L’article 1 du Protocole no 1 est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
99.  Le requérant se plaint que le conseil a attenté à son droit de propriété en enlevant des biens de première nécessité de l’emplacement dont il a été expulsé et en conservant un certain nombre de ceux-ci. Il lui reproche en outre d’avoir tardé à restituer les biens en question et de les avoir finalement déposés sur le bord de la route.
100.  La Cour observe que le requérant n’allègue pas que les biens lui appartenant ont été endommagés ou perdus ou que les actes des autorités municipales étaient entachés d’une illégalité susceptible de donner lieu à une action en justice. Dès lors, pour autant que l’enlèvement des biens en question résultait de l’expulsion de l’intéressé et de sa famille de l’aire d’accueil municipale, la Cour considère qu’il ne se pose aucune question distincte de celles déjà examinées sous l’angle de l’article 8 et estime par conséquent qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce grief plus avant.
IV.  sur la violation alléguée de l’article 6 de la convention
101.  L’article 6 § 1, en ses dispositions pertinentes, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
102.  Le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 6, de ne pas avoir eu la possibilité de contester les allégations du conseil en comparaissant en personne ou en faisant citer des témoins lors de la procédure sommaire de prise de possession. Il affirme que les clauses du contrat d’occupation, qu’il n’a pu négocier librement, le plaçaient dans une situation nettement défavorable. Il plaide que le principe d’égalité des armes a été méconnu et qu’il s’est vu refuser un accès effectif à un tribunal pour contester l’atteinte très grave portée à son droit au respect de son domicile et de sa vie familiale.
103.  La Cour estime que la substance du grief du requérant, à savoir l’insuffisance des garanties procédurales ayant entouré l’expulsion, a été traitée sous l’angle de l’article 8 et doit en l’espèce être considérée comme absorbée par cette disposition. Dès lors, le grief ne pose aucune question distincte sur le terrain de l’article 6.
V.  sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention
104.  L’article 13 énonce :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A.  Thèses des parties
105.  Le requérant soutient qu’il n’a pas eu la possibilité de faire examiner en justice les faits et allégations litigieux sur lesquels le conseil avait fondé la résiliation du contrat d’occupation. Il allègue, d’une part, que le contrôle juridictionnel n’était pas une voie de droit qui lui aurait permis de contester de manière effective les actes des autorités locales puisque pareille instance n’avait pas donné lieu à une appréciation des preuves et, d’autre part, que dans le cadre de la procédure sommaire, le juge avait dû ordonner la prise de possession prévue par l’ordonnance no 24 du règlement de la County Court sans pouvoir examiner les circonstances de la cause.
106.  Pour le Gouvernement, aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 13, en particulier parce qu’aucun grief défendable de violation de cette disposition n’a été mis au jour en l’espèce. Selon lui, l’intéressé pouvait en toute hypothèse contester le caractère raisonnable de la décision des autorités municipales à l’occasion d’un contrôle juridictionnel et leur demander de démontrer la légalité de la résiliation du contrat d’occupation devant la County Court. Il aurait en outre pu se plaindre en justice des actes illégaux commis par tel ou tel fonctionnaire et obtenir le redressement de toute atteinte illicite à son droit de propriété sur le terrain du droit de la responsabilité délictuelle.
B.  Appréciation de la Cour
107.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 13 s’applique seulement si le requérant peut prétendre « de manière défendable » qu’il est victime d’une violation d’un droit garanti par la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, § 52).
108.  La Cour ayant conclu ci-dessus à la violation de l’article 8 de la Convention, il existe un « grief défendable » aux fins de l’article 13.
109.  La Cour rappelle cependant que l’article 13 ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer, devant une autorité nationale, les lois adoptées par le Parlement d’un Etat contractant comme contraires à la Convention (voir les arrêts James et autres c. Royaume-Uni, du 21 février 1986, série A no 98, § 85 ; et A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, CEDH 2002-X, §§ 112-113). Les griefs du requérant se rapportent essentiellement au régime dérogatoire auquel la loi de 1983 sur les habitations mobiles soumet les aires municipales d’accueil des Tsiganes.
110.  Dans ces conditions, la Cour considère que les faits de la cause ne révèlent aucune violation de l’article 13 de la Convention.
VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
111.  L’article 41 de la Convention est ainsi rédigé :
 « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
1.  Arguments des parties
112.  Le requérant réclame une indemnité destinée à compenser, d’une part, la détresse et la souffrance que lui-même et sa famille ont éprouvées consécutivement à l’expulsion et, d’autre part, le fait que cette mesure a eu et a encore pour effet de les empêcher d’accéder au système scolaire, aux activités récréatives, aux prestations médicales et sanitaires, ainsi qu’aux services d’assainissement et de traitement des ordures ménagères. Il précise que l’aire d’accueil de Cottingley Springs est le centre de la communauté à laquelle sa famille et lui appartiennent et qu’il connaît depuis toujours les gens qui y résident. La manière dont s’est déroulée l’expulsion, au cours de laquelle il fut détenu pendant sept heures, lui aurait causé de vives souffrances et l’aurait profondément stressé. Par la suite, sa famille et lui auraient éprouvé de grandes difficultés à trouver un lieu de stationnement pour leurs caravanes, et auraient vécu sous la menace constante d’une expulsion et sous la contrainte de déplacements incessants. La tension et l’incertitude engendrées par cette situation auraient conduit son épouse à décider de s’installer dans une maison et seraient à l’origine de leur séparation, intervenue en mai 2001, et de la rupture des relations qu’il entretenait quotidiennement avec ses enfants, dont la scolarité a été perturbée. Une indemnité 100 000 GBP environ constituerait une réparation adéquate.
113.  Pour le Gouvernement, le requérant se plaint essentiellement de ce que la County Court n’avait pas le pouvoir de statuer sur les faits litigieux et d’empêcher son expulsion, sauf s’il avait opposé des objections légitimes à cette mesure. Selon lui, si la County Court avait pu se prononcer sur la question, il n’est guère douteux qu’elle aurait de toute façon ordonné l’expulsion compte tenu des nuisances avérées causées par les hôtes de l’intéressé, et que cette mesure aurait emporté les mêmes conséquences. A ses yeux, un constat de violation fournirait une satisfaction équitable suffisante et si la Cour devait néanmoins estimer nécessaire d’allouer à l’intéressé une réparation pécuniaire, celle-ci ne devrait pas dépasser 5 000 euros (EUR).
2.  Appréciation de la Cour
114.  La Cour relève que l’on ne saurait spéculer sur l’issue qu’aurait trouvée la situation dénoncée si le requérant avait bénéficié d’une forme de droit au maintien dans les lieux lorsqu’il occupait l’emplacement litigieux sur l’aire d’accueil de Cottingley Springs. Il n’en demeure pas moins que l’intéressé s’est vu refuser la possibilité d’obtenir une décision sur le fond quant à son grief tiré du caractère déraisonnable et injustifié de son expulsion. Le sentiment de frustration et d’injustice qu’il a éprouvé lui a causé un préjudice moral qui ne se trouve pas suffisamment réparé par le constat de violation de la Convention.
115.  Statuant en équité, la Cour alloue à l’intéressé la somme de 14 000 EUR.
B.  Frais et dépens
116.  Le requérant sollicite un montant global de 18 781,96 GBP au titre des frais et dépens exposés, dont 5 370 GBP pour les frais de son solicitor (à un taux horaire de 150 GBP) et 11 867,51 GBP pour les honoraires de son conseil (taxe sur la valeur ajoutée (« TVA ») comprise).
117.  Le Gouvernement juge exagéré le taux horaire pratiqué par le solicitor et estime qu’il convient de le ramener à 100 GBP. Il ne conteste par le taux de 90 GBP appliqué par le conseil de l’intéressé mais estime que le nombre d’heures facturées (114,5) est excessif compte tenu du temps que le solicitor a lui-même consacré à cette affaire et de la relative simplicité des questions juridiques en jeu. Selon lui, il est plus raisonnable d’estimer à 30 heures le temps passé par le conseil sur ce dossier, ce qui correspondrait à un montant de 2 700 GBP.
118.  Relevant que le conseil du requérant est intervenu à un stade relativement avancé de la procédure, après que la requête a été déclarée recevable, la Cour estime que l’objection formulée par le Gouvernement revêt un certain poids et décide de réduire la somme correspondant d’environ un quart. Les prétentions du solicitor ne paraissent pas exagérées à la Cour, tant du point de vue du temps qu’il déclare avoir consacré au dossier que de celui de la somme réclamée. En conclusion, compte tenu de l’objet de la présente affaire et de la procédure à laquelle celle-ci a donné lieu, la Cour alloue au requérant la somme de 21 643 EUR pour frais et dépens (taxe sur la valeur ajoutée comprise), déduction faite des montants payés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
C.  Intérêts moratoires
119.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, à L’UNANIMITÉ,
1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
2.  Dit qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;
3.  Dit qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention;
4.  Dit qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 de la Convention;
5.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention;
6.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement et à majorer de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt:
i)   14 000 EUR (quatorze mille euros) au titre du dommage moral;
ii)  21 643 EUR (vingt et un mille six cent quarante-trois euros) au titre des frais et dépens;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage;
7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 27 mai 2004, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Soren Nielsen Christos Rozakis   Greffier Président
Arrêt CONNORS c. Royaume-Uni
Arrêt CONNORS c. royaume-uni 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 66746/01
Date de la décision : 27/05/2004
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 8 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 14+8 ; Aucune question distincte au regard de P1-1 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 6 ; Non-violation de l'art. 6 ; Non-violation de l'art. 13; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-1) RESPECT DU DOMICILE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE


Parties
Demandeurs : CONNORS
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-05-27;66746.01 ?
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