La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/09/2004 | CEDH | N°55565/00

CEDH | BARTIK c. RUSSIE


[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Arkadi Mikhaïlovitch Bartik, est un ressortissant russe né en 1954 qui, à l'époque des faits, résidait dans la région de Moscou. Devant la Cour, il est représenté par Me M. Voskobitova, avocate travaillant pour le Centre de protection internationale de Moscou. Le gouvernement défendeur est représenté par M. P. Laptev, représentant de la Fédération de la Russie auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme.
A.      Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été expos

s par les parties, peuvent se résumer comme suit.
En 1977, le requérant commença à...

[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Arkadi Mikhaïlovitch Bartik, est un ressortissant russe né en 1954 qui, à l'époque des faits, résidait dans la région de Moscou. Devant la Cour, il est représenté par Me M. Voskobitova, avocate travaillant pour le Centre de protection internationale de Moscou. Le gouvernement défendeur est représenté par M. P. Laptev, représentant de la Fédération de la Russie auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme.
A.      Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
En 1977, le requérant commença à travailler pour le bureau de conception et d'études techniques « Raduga » (ГМКБ « Радуга »), une société d'Etat qui concevait des dispositifs dans le domaine aérospatial. L'intéressé signa un engagement de non-divulgation des informations classifiées.
Le 16 mai 1989, le requérant signa un nouvel engagement, dont le passage pertinent se lit ainsi :
« Je soussigné, [nom du requérant], m'engage à :
a)  ne pas divulguer les informations touchant à des secrets professionnels ou à des secrets d'Etat qui me sont confiées ou dont j'ai connaissance dans le cadre de mes fonctions professionnelles (...)
c)  ne pas fréquenter les ambassades, missions, consulats ou autres organes de représentation d'Etats étrangers, et ne pas prendre contact – directement ou par l'intermédiaire d'autres personnes – avec des étrangers sans l'autorisation de la direction de l'entreprise pour laquelle je travaille ou des autorités soviétiques compétentes (...)
J'ai été informé de l'interdiction qui m'est faite de me rendre à l'étranger, sauf quand les lois et règlements pertinents m'y autorisent (...) »
Le 31 janvier 1994, le requérant signa un nouvel engagement. Celui-ci contenait des clauses interdisant la divulgation de secrets d'Etat, y compris après la fin du contrat de travail, et exigeant le respect des obligations de secret dans le cadre professionnel, ainsi qu'une obligation d'informer la direction de la sûreté de toute tentative de la part de tiers d'obtenir des informations classifiées ou de tout contact avec des parents vivant ou se rendant à l'étranger ou avec des étrangers. Aucune autre restriction n'était énoncée.
Le 20 août 1996, le requérant démissionna.
Le 24 janvier 1997, le requérant demanda au service des passeports et visas de la direction de l'Intérieur de Doubna (отдел паспортно-визовой службы отдела внутренних дел г. Дубны) un passeport international, c'est-à-dire le document d'identité permettant à tout citoyen russe de quitter le pays et de se rendre à l'étranger.
Le 17 mars 1997, le chef du service des passeports et visas refusa la demande du requérant. Dans la décision de refus, il était indiqué que le droit du requérant à obtenir un passeport international était limité jusqu'en 2001 à la suite d'une recommandation (заключение) de son ancien employeur.
Le requérant contesta ce refus devant la commission interinstitutionnelle chargée d'examiner les plaintes des citoyens russes relatives aux restrictions apportées à leur droit de quitter la Fédération de Russie (Межведомственная комиссия по рассмотрению обращений граждан РФ в связи с ограничениями их права на выезд из РФ, ci-après « la commission »). Le 24 février 1998, celle-ci entérina la restriction.
Le 5 mai 1998, la Convention européenne des Droits de l'Homme entra en vigueur à l'égard de la Fédération de Russie.
Le requérant forma un recours contre la décision de la commission devant le tribunal municipal de Moscou.
Le 24 septembre 1999, celui-ci rendit son jugement. Il constata que le 22 avril 1977, le 16 mai 1989 et le 31 janvier 1994 le requérant avait signé des engagements de ne pas divulguer des secrets d'Etat ; l'engagement de 1999 contenait également une clause restreignant le droit de l'intéressé de quitter le pays. Après examen d'un rapport sur les informations relatives à des secrets d'Etat dont le requérant avaient connaissance (заключение об осведомленности в государственных секретах), élaboré par l'ancien employeur du requérant et entériné par la direction de l'Industrie aérospatiale ainsi que la direction de la protection des secrets d'Etat du ministère de l'Economie, le tribunal déclara ce qui suit :
« Selon le rapport (...) [le requérant] dans son travail utilisait des cahiers répertoriés sous les numéros 5301, 4447, qui contenaient des extraits de documents top secrets (nos ...). Quant à certains numéros d'inventaire, des demandes ont été envoyées aux bureaux d'études [afin de] vérifier si les informations qui y étaient rapportées étaient toujours sensibles. Toutefois, aucune réponse n'a été reçue. En outre, le tribunal a interrogé un témoin, M. Kozhemïak, adjoint au directeur général responsable de l'organisation et de la sécurité au sein de Raduga, qui a confirmé que les informations contenues dans le document établi au sein de son entreprise conservaient leur classification top secrètes et étaient toujours sensibles (...) En tant que témoin, M. Kozhemïak a précisé à la Cour qu'il n'y avait pas de raison de déclassifier ces informations (...) »
Pour ces raisons, le tribunal conclut que la restriction au droit du requérant de quitter la Fédération de Russie jusqu'au 14 août 2001 était légale et justifiée.
Le 9 novembre 1999, la Cour suprême de la Fédération de Russie examina le recours du requérant contre le jugement du 24 septembre 1999 et confirma celui-ci.
La restriction au droit du requérant de quitter le pays fut levée le 14 août 2001.
Le 25 octobre 2001, le requérant obtint un passeport international et partit ultérieurement résider aux Etats-Unis d'Amérique.
B.  Droit interne pertinent
1.  La loi soviétique « sur les formalités d'entrée et de sortie du territoire soviétique » (loi no 2177-I du 20 mai 1991)
Cette loi prévoyait que les citoyens soviétiques pouvaient seulement quitter le pays avec un passeport international émis par une autorité compétente (article 1). Un tel passeport pouvait être refusé en particulier si la personne avait connaissance de secrets d'Etat ou était soumise à d'autres obligations contractuelles interdisant son départ d'URSS (article 7 § 1). Il était possible de former un recours contre un tel refus auprès d'une commission spéciale du conseil des ministres, puis auprès d'un tribunal (article 8).
En vertu de l'article 12, « les restrictions [concernant la liberté de circulation internationale] [devaient être] portées à l'attention des citoyens par les dirigeants des entreprises, institutions, organisations (...) lorsque les personnes concernées prenaient des fonctions ou entamaient des études (...) impliquant un accès à des secrets d'Etat. Avant qu'un tel accès [puisse être] autorisé, un contrat de travail écrit [devait] être signé sur une base volontaire (...) »
La loi soviétique demeura en vigueur jusqu'au 19 août 1996, date à laquelle elle fut abrogée par la loi russe décrite ci-dessous.
2.  La loi fédérale russe « sur les formalités d'entrée et de sortie du territoire russe » (loi no 114-FZ du 15 août 1996)
L'article 2 dispose que le droit d'un citoyen russe de quitter la Fédération de Russie ne peut être limité que pour les motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. Aux termes de l'article 15 § 1, le droit d'un ressortissant russe de quitter la Fédération de Russie peut être provisoirement restreint s'il a accès à des informations particulièrement importantes ou top secrètes classifiées comme secret d'Etat, ou a signé un contrat de travail prévoyant une restriction provisoire à son droit de quitter la Fédération de Russie. En pareil cas la restriction est valable jusqu'à la date énoncée dans le contrat, dans la limite de cinq ans après la date à laquelle la personne a eu accès pour la dernière fois à des informations particulièrement importantes ou top secrètes. La commission interinstitutionnelle pour la protection des secrets d'Etat peut proroger cette période jusqu'à dix ans au plus.
3.  La loi fédérale russe « sur les secrets d'Etat » (loi no 5485-1 du 21 juillet 1993)
Selon les articles 21 et 24, l'autorisation d'accéder à des secrets d'Etat présuppose que la personne concernée consent à des restrictions partielles et provisoires à ses droits, notamment à son droit de se rendre à l'étranger pendant la période prévue dans le contrat de travail.
C.  Documents pertinents du Conseil de l'Europe
Le passage pertinent de l'avis no 193 (1996) relatif à la demande d'adhésion de la Russie au Conseil de l'Europe, adopté par l'Assemblée parlementaire le 25 janvier 1996 (7ème session), se lit ainsi :
«10.  L'Assemblée parlementaire prend note que la Fédération de Russie partage pleinement sa conception et son interprétation des engagements contractés (...) et qu'elle a l'intention
xv.  de cesser de restreindre, avec effet immédiat, la liberté de circulation internationale de personnes ayant connaissance de secrets d'Etat, à l'exception des restrictions qui sont généralement acceptées dans les Etats membres du Conseil de l'Europe (...) »
GRIEFS
1.  Le requérant se plaint sous l'angle de l'article 2 § 2 du Protocole no 4 d'une restriction à son droit de quitter la Fédération de Russie. Il allègue que, contrairement à ce que requiert l'article 2 § 3 du Protocole no 4, cette limitation n'était pas prévue par la loi, étant donné qu'il n'a jamais signé un contrat de travail prévoyant une telle restriction. Il soutient en outre qu'entre l'adoption de la loi sur les secrets d'Etat en 1993 et sa démission en 1996, les autorités de l'Etat ont eu suffisamment de temps pour l'informer par écrit de la limitation en question ou de lui offrir un nouveau contrat, mais elles ne l'ont pas fait. L'engagement qu'il a signé en 1994 ne contenait pas une telle restriction.
2.  Le requérant dénonce sur le terrain de l'article 8 de la Convention une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il soutient que ses parents âgés ont déménagé en Allemagne en 1997, et qu'en 1999 son père a contracté une maladie pouvant être fatale. Toutefois, sans passeport international, le requérant n'a pas été en mesure de rendre visite à son père ou de lui apporter confort et soutien.
EN DROIT
1.  Le requérant se plaint sous l'angle de l'article 2 du Protocole no 4 du refus des autorités russes de lui fournir un passeport lui permettant de se rendre à l'étranger. Les passages pertinents de cette disposition se lisent ainsi :
« 2.  Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien.
3.  L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Arguments du Gouvernement
Le Gouvernement fait valoir que le requérant a travaillé en tant que chef d'équipe au sein du bureau d'études Raduga entre novembre 1991 et août 1996. Jusqu'à sa démission il a été en possession d'un « porte-documents spécial » d'un sceau, d'un « carnet spécial » et de cahiers qui contenaient des informations top secrètes. Le 14 août 1996 il a rendu tous ces articles au bureau. Cette date est la dernière à laquelle il a eu l'accès à des informations classifiées.
Le Gouvernement indique qu'en 1977, 1989 et 1994 le requérant a signé des engagements de ne pas divulguer de secrets d'Etat. L'engagement du 16 mai 1989 contenait également une clause restreignant sa liberté de circulation internationale.
Le Gouvernement ne conteste pas qu'en vertu de la loi fédérale du 15 août 1996 toutes les entreprises traitant des informations classifiées ont dû signer de nouveaux contrats de travail avec les employés ayant accès à de telles informations. Cette mesure n'a pas été prise dans le cas du requérant parce que la loi est entrée en vigueur le 19 août 1996, c'est-à-dire la veille de l'expiration de son contrat de travail. La loi soviétique du 20 mai 1991 à laquelle renvoie le requérant ne contient une exigence similaire que pour les nouveaux employés, alors que le requérant travaillait pour Raduga depuis 1977.
Le Gouvernement affirme que la restriction à la liberté de circulation internationale du requérant était nécessaire à la sécurité nationale et à la protection des intérêts de l'Etat, et n'était que temporaire. Il estime que le grief du requérant est manifestement mal fondé.
Arguments du requérant
Le requérant soutient que la restriction qui lui a été imposée n'était pas prévue par la loi. L'engagement de 1994 couvrait toutes les restrictions possibles à ses droits et, puisqu'il n'a jamais été avisé – que ce soit oralement ou p ar écrit – de la limitation, il pensait pouvoir obtenir un passeport international en cas de besoin.
Le requérant allègue en outre que le raisonnement des juridictions nationales a été trop formaliste et qu'elles se sont fondées de façon excessive sur les déclarations de son ancien employeur, sans analyser la nécessité d'une telle restriction à la lumière de ses explications selon lesquelles son accès à des informations classifiées a été quasi nul depuis 1989.
Appréciation de la Cour
A la lumière des observations des parties, la Cour estime que le grief soulève sous l'angle de la Convention de graves questions de fait et de droit qui appellent un examen au fond. Elle conclut dès lors que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été établi.
2.  Le requérant se plaint sur le terrain de l'article 8 à la Convention que la restriction à sa liberté de circulation internationale afin de s'occuper de son père malade a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. L'article 8 se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
La Cour relève que le requérant et ses parents sont séparés au moins depuis 1997, date du déménagement de ces derniers en Allemagne. Ses parents âgés n'appartenaient donc pas à son noyau familial et il n'a pas été établi qu'il s'agissait de membres dépendants de sa famille. La Cour estime que les arguments du requérant quant à l'existence d'une « vie familiale » entre eux ne sont pas suffisamment étayés et ne peuvent être invoqués (voir, parmi d'autres, Slivenko c. Lettonie [GC] no 48321/99, § 97, CEDH 2003-X).
La Cour relève en outre que le requérant n'a pas été privé de son entourage habituel de relations personnelles et sociales et que, indépendamment des questions qui doivent être examinées sous l'angle de l'article 2 § 2 du Protocole no 4, il n'apparaît pas que son autonomie personnelle immédiate ait été restreinte de quelque façon que ce soit. Elle estime dès lors qu'il n'y a pas eu ingérence dans la « vie privée » du requérant.
Il s'ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 et doit donc être rejeté en application de l'article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare recevable, tout moyens de fond réservés, le grief du requérant concernant la restriction à son droit quitter son propre pays ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Søren Nielsen Christos Rozakis   Greffier Président
DÉCISION BARTIK c. RUSSIE
DÉCISION BARTIK c. RUSSIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 55565/00
Date de la décision : 16/09/2004
Type d'affaire : Decision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : BARTIK
Défendeurs : RUSSIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-09-16;55565.00 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award