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05/07/2005 | CEDH | N°2345/02

CEDH | AFFAIRE SAID c. PAYS-BAS


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SAID c. PAYS-BAS
(Requête no 2345/02)
ARRÊT
STRASBOURG
5 juillet 2005
DÉFINITIF
05/10/2005
En l'affaire Said c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    G. Bonello,    L. Loucaides,    K. Jungwiert,   Mme W. Thomassen,   M. M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 octobre 2

004 et le 16 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de ...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SAID c. PAYS-BAS
(Requête no 2345/02)
ARRÊT
STRASBOURG
5 juillet 2005
DÉFINITIF
05/10/2005
En l'affaire Said c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    G. Bonello,    L. Loucaides,    K. Jungwiert,   Mme W. Thomassen,   M. M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 octobre 2004 et le 16 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 2345/02) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont un ressortissant érythréen, M. Mahmoud Mohammed Said (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 janvier 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a obtenu le bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représenté par Me G. Ris, avocat inscrit au barreau de Dordrecht. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.A.A. Böcker, du ministère des Affaires étrangères.
3.  M. Said alléguait dans sa requête que son expulsion vers l'Erythrée lui ferait courir le risque d'être exécuté et/ou torturé ou soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants. Il invoquait l'article 3 de la Convention.
4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de cette section a alors été constituée, conformément à l'article 26 § 1 du règlement, la chambre chargée d'en connaître (article 27 § 1 de la Convention).
5.  Par une décision du 5 octobre 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
6.  Après avoir consulté les parties, la chambre a décidé qu'il n'imposait pas de tenir une audience consacrée au fond de la cause (article 59 § 3 in fine du règlement).
7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement), mais la présente espèce est demeurée attribuée à la chambre constituée au sein de l'ancienne deuxième section.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE 
8.  Le requérant est né en 1967 et séjourne actuellement aux Pays-Bas.
9.  Arrivé dans ce pays le 8 mai 2001, il y sollicita l'asile (verblijfsvergunning asiel voor bepaalde tijd) au centre d'accueil (aanmeldcentrum) de Schiphol le 21 mai 2001. Il vit un fonctionnaire du service de l'immigration et des naturalisations du ministère de la Justice le même jour. Au cours de l'entretien, qui visait à l'établissement de son identité, de sa nationalité et de son itinéraire, il livra un récit qu'on peut résumer comme suit.
10.  Après avoir terminé le 1er décembre 1995 son service militaire de dix-huit mois, M. Said fut rappelé à l'occasion d'une mobilisation générale décrétée en avril 1998. Il fut affecté à une unité antichars et participa à la guerre contre l'Ethiopie.
11.  La guerre se termina le 13 juin 2000, mais la démobilisation des troupes ne commença que bien plus tard, parce que les autorités érythréennes craignaient de nouvelles incursions militaires de la part des Ethiopiens. En août 2000, une réunion fut organisée avec le bataillon du requérant, qui était fort de 5 000 à 7 000 hommes. Il s'agissait d'évaluer les performances de ceux-ci pendant la guerre. D'après le requérant, il était habituel que de telles réunions fussent organisées. Elles permettaient aux officiers haut gradés de l'armée de se dédouaner de leurs défaillances en imputant celles-ci aux hommes de troupe. Au cours de ladite réunion, les commandants du bataillon déclarèrent que les soldats ne s'étaient pas bien battus. Le requérant prit la parole et affirma que c'était la faute des chefs, qui avaient insisté pour que les soldats, qui étaient affamés, assoiffés et fatigués, continuent à se battre sur le front, ce qui avait entraîné des pertes. Il déclara que son unité aurait dû être remplacée ou renforcée. D'autres soldats présents lors de la réunion exprimèrent eux aussi des critiques, disant par exemple qu'ils n'avaient pas disposé d'un armement suffisant. Lorsque le requérant avait parlé, les autres soldats l'avaient vigoureusement appuyé et une vive discussion s'en était suivie.
12.  Après la réunion, le requérant avait eu pendant quelque temps l'impression que les autorités militaires le tenaient à l'œil. Il était convaincu, par exemple, qu'on le suivait chaque fois qu'il rendait visite à d'autres unités, et on lui refusait l'autorisation de descendre en ville. Il avait fini par penser que tout cela avait été oublié lorsqu'il fut convoqué au commandement du bataillon le 5 décembre 2000. On lui dit qu'il avait incité les soldats à la révolte. On le pria de remettre ses armes, puis on le plaça en détention dans une cellule souterraine, où il demeura pratiquement cinq mois. Il ne fut jamais interrogé, ni inculpé, ni traduit devant un tribunal militaire.
13.  Le 20 avril 2001, on le mit dans une jeep avec un chauffeur et un garde qui étaient tous deux armés. Il ne fut ni menotté, ni attaché. Sur le chemin, ils tombèrent sur un véhicule militaire qui avait eu un accident. Tant le chauffeur que le garde sortirent de la voiture pour voir s'ils pouvaient prêter leur aide. Laissé seul, le requérant saisit l'occasion et s'échappa par l'arrière du véhicule.
14.  Il gagna alors sans encombre le Soudan voisin en évitant les postes frontière officiels. Une de ses connaissances à Khartoum le mit en rapport avec un agent de voyages, qui lui procura un passeport et des billets d'avion. Accompagné de l'agent de voyages, le requérant gagna la Belgique via la Syrie et un autre pays européen, non précisé. De Bruxelles, toujours accompagné de l'agent de voyages, il prit le train pour Breda, aux Pays-Bas. Une fois là-bas, l'agent de voyages lui indiqua qu'ils étaient arrivés à destination. Il lui demanda de lui restituer le passeport et de se présenter à un commissariat de police.
15.  Le requérant introduisit alors une demande d'asile, que le secrétaire d'Etat à la Justice (Staatssecretaris van Justitie) rejeta le 23 mai 2001, à l'issue d'une procédure accélérée, considérant notamment que le fait que le requérant n'avait soumis aucun document propre à établir son identité, sa nationalité ou son itinéraire de voyage, affectait la plausibilité de ses déclarations. De surcroît, le secrétaire d'Etat jugea qu'il était peu plausible que le requérant pût s'être échappé de la manière qu'il avait indiquée : il n'était guère crédible, selon lui, qu'un individu en détention depuis quatre mois pût avoir été transporté sans entraves, qu'il pût s'être échappé sans être intercepté par ses gardiens, et que ceux-ci pussent l'avoir laissé seul à l'arrière d'une jeep ouverte afin de prêter leur assistance aux victimes d'un accident de la route. Les observations que le requérant disait avoir faites lors de la réunion supposée s'être tenue en août 2000 n'étaient pour le secrétaire d'Etat pas d'une nature telle que l'intéressé pût avoir de bonnes raisons de craindre d'être persécuté pour ce motif, d'autant que les observations en question ne s'écartaient pas particulièrement de l'avis de ses supérieurs, auxquels M. Said disait les avoir adressées. De surcroît, le requérant lui-même avait déclaré qu'il n'était pas le seul soldat à avoir émis des critiques. Or nul n'avait jamais allégué et il n'était pas apparu que l'un quelconque des autres soldats eût connu des problèmes à la suite des critiques en question. Le requérant n'avait de même pas expliqué pourquoi il n'avait été arrêté que quatre mois plus tard et pourquoi on ne l'avait pas inquiété dans l'intervalle.
16.  Le requérant attaqua la décision devant le tribunal d'arrondissement (arrondissementsrechtbank) de La Haye siégeant à Amsterdam, sollicitant par ailleurs du président du même tribunal le prononcé d'une mesure provisoire ordonnant qu'il soit sursis à son expulsion. Dans l'attente de l'issue de la procédure, le requérant soumit une déclaration écrite émanant d'un certain M. Khalifa et aux termes de laquelle le fils de ce dernier avait été exécuté en Erythrée en octobre 2000, après être demeuré trois mois auprès de sa mère sans avoir obtenu au préalable l'autorisation de ses supérieurs militaires. Le requérant produisit également une carte d'identité, une carte d'identité militaire, un permis de conduire et un acte de mariage. Le 18 juin 2001, le président du tribunal d'arrondissement rejeta la demande de mesure provisoire et, considérant qu'un complément d'enquête ne pouvait pas raisonnablement contribuer à éclairer la cause, débouta le requérant de son recours. Il estima que la désertion alléguée du requérant et sa crainte d'une sanction disproportionnée pour cet acte n'avaient pas été établies de manière suffisamment plausible. Il jugea peu probable que l'armée eût toujours été mobilisée à l'époque de la fuite du requérant, en avril 2001, dès lors que la guerre s'était terminée en juin 2000 et que, à en croire le requérant lui-même, l'armée avait évalué la manière dont elle avait mené la guerre lors d'une réunion qui s'était tenue en août 2000. Quant à l'allégation du requérant selon laquelle il était accusé d'incitation à la révolte, le président estima qu'elle se fondait sur une pure supposition. Eu égard au peu de difficulté que le requérant avait éprouvé pour s'échapper, le président jugea par ailleurs peu probable que les autorités (militaires) voulussent sévèrement punir l'intéressé. Estimant dans ces conditions que le récit du requérant n'était ni crédible ni plausible, le président du tribunal d'arrondissement considéra qu'il ne s'imposait pas d'entendre M. Khalifa comme témoin.
17.  Le requérant interjeta appel (hoger beroep) devant la section du contentieux administratif du Conseil d'Etat (Afdeling Bestuursrechtspraak van de Raad van State), plaidant en particulier qu'un complément d'enquête au sujet de la cause, notamment concernant la question de savoir si l'armée érythréenne avait déjà été démobilisée à l'époque de sa désertion, était nécessaire et réalisable. S'il se vérifiait que l'armée était toujours mobilisée en avril 2001, le raisonnement suivi par le président du tribunal d'arrondissement pour conclure au manque de crédibilité et de plausibilité du récit du requérant ne pouvait plus tenir. Le requérant sollicita également le prononcé d'une mesure provisoire l'autorisant à attendre l'issue de son recours aux Pays-Bas. Il retira cette demande le 6 juillet 2001, au vu de la jurisprudence pertinente de la section du contentieux administratif du Conseil d'Etat.
18.  Le 16 juillet 2001, la section du contentieux administratif débouta le requérant de son appel. Elle jugea que le recours que l'intéressé avait formé devant le tribunal d'arrondissement avait été rejeté non pas uniquement pour des raisons relatives à la mobilisation, mais aussi pour des raisons relatives au récit livré par le requérant concernant son arrestation et son évasion. Elle estima que, compte tenu de ses conclusions aux termes desquelles le secrétaire d'Etat à la Justice n'avait pas eu tort de qualifier le récit du requérant de peu crédible, le président du tribunal d'arrondissement avait pu à bon droit décider qu'il ne s'imposait pas d'entendre M. Khalifa comme témoin. Elle précisa que le fait qu'il n'était pas contesté que le requérant eût servi dans l'armée n'affectait en rien ce constat.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  Asile
19.  En vertu de l'article 29 de la loi de 2000 sur les étrangers (Vreemdelingenwet 2000), qui était déjà en vigueur à l'époque pertinente, un étranger peut obtenir un permis de séjour aux fins d'asile, notamment,
a)  s'il est un réfugié au sens de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ou
b)  s'il a établi qu'il a de bonnes raisons de supposer qu'il courra un risque réel d'être soumis à la torture ou à des traitements ou à des peines cruels ou dégradants s'il est expulsé vers son pays d'origine.
B.  La politique néerlandaise relative aux demandeurs d'asile de nationalité érythréenne
20.  Afin de faciliter l'appréciation des demandes d'asile et la réponse à la question de savoir si l'on peut en toute sécurité renvoyer vers leurs pays d'origine des déboutés du droit d'asile, le ministre des Affaires étrangères publie régulièrement des rapports officiels (ambtsberichten) sur la situation qui prévaut dans les pays d'origine des demandeurs d'asile. Pour établir ces rapports, le ministre utilise les sources publiées, ainsi que les rapports rédigés par les organisations non gouvernementales et ceux établis par les missions diplomatiques néerlandaises.
21.  La décision du 23 mai 2001 rejetant la demande d'asile formée par le requérant se fondait sur des informations contenues dans le rapport du 20 octobre 2000 relatif à l'Erythrée. Ce rapport décrivait le conflit opposant l'Erythrée à l'Ethiopie et les hostilités en étant résultées. La première série d'hostilités avait pris fin en juin 1998. D'âpres combats avaient recommencé en février 1999, et des escarmouches avaient eu lieu en septembre et en octobre 1999. Une véritable guerre avait éclaté à nouveau le 12 mai 2000. Le 18 juin 2000, les deux pays avaient signé un accord mettant fin aux hostilités. Depuis lors, la situation en matière de sécurité était bonne, mais la situation humanitaire était préoccupante.
22.  Ledit rapport précisait que le simple fait de provenir de l'Erythrée ne constituait pas un motif juridique justifiant une admission aux Pays-Bas. Chaque demandeur d'asile devait établir de manière convaincante que sa situation personnelle – considérée de manière objective – justifiait la crainte d'être persécuté, au sens de la Convention relative au statut des réfugiés, ou la délivrance d'un permis de séjour aux fins d'asile au motif que le demandeur risque d'être soumis à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention si on le renvoie vers son pays d'origine.
23.  Le rapport du 1er mars 2002 confirmait les conclusions du rapport précédent, tout en précisant que les déserteurs faisaient partie, du point de vue des droits de l'homme, des catégories de personnes qui couraient un risque accru d'être exposées à des traitements rigoureux. Quant aux sanctions frappant les déserteurs, le rapport indiquait que la peine maximale pour une désertion au cours d'une mobilisation générale était l'emprisonnement à vie ou, dans des cas extrêmes, la mort. D'après le rapport, ces peines et la question de savoir si elles s'appliquaient en temps de guerre ou en temps de paix étaient toutefois largement théoriques. En pratique, les déserteurs n'étaient pas jugés devant un tribunal, pas même devant une cour martiale. Ils étaient punis par leurs supérieurs et astreints à travailler dans les mines ou à la construction des routes pour des périodes variant de six mois à un an, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'une nouvelle levée de recrues reçoivent leur formation initiale. Les déserteurs punis étaient alors envoyés rejoindre les nouvelles recrues et étaient par la suite réintégrés dans le service actif. D'après certaines sources, des déserteurs pris en flagrant délit avaient été exécutés en mai/juin 2000 pendant la guerre avec l'Ethiopie.
24.  Le rapport le plus récent, celui du 28 février 2005, contient les mêmes informations que le rapport précité pour ce qui est des peines pour désertion. Il ajoute qu'il semble probable que la sévérité des châtiments infligés aux déserteurs dépende des situations spécifiques, et notamment des questions de savoir si la désertion a eu lieu en temps de guerre ou en temps de paix et si les autorités étaient au courant de la désertion à l'époque, ainsi que de la situation personnelle de l'individu concerné.
25.  Le même rapport précise de surcroît qu'ont été signalés des cas de mauvais traitements infligés à des déserteurs par la police (militaire) et les forces de sécurité, ainsi que des cas d'infliction de peines disciplinaires telles l'exposition de longue durée à des températures importantes ou le ligotage des mains, avec pour conséquence, dans certains cas, des séquelles irréversibles.
26.  Etant donné l'existence d'un système d'enregistrement des conscrits, il faut, selon le rapport, partir du principe que les déserteurs sont eux aussi enregistrés et dès lors connus des autorités.
III.  LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
A.  Les documents soumis par le requérant
27.  A l'appui de sa requête, le requérant a produit devant la Cour des informations relatives à la démobilisation de l'armée et au traitement réservé aux déserteurs.
28.  D'après un rapport publié le 25 août 2001 dans l'hebdomadaire The Economist, l'armée érythréenne attendait toujours à l'époque sa démobilisation.
29.  D'après une lettre datée du 27 mai 2002 et adressée à l'avocat du requérant par le spécialiste de la Corne de l'Afrique de la branche néerlandaise d'Amnesty International, il était habituel pour l'armée érythréenne de se réunir après une offensive et de se livrer à une évaluation de ses performances. La lettre ajoutait qu'il n'était pas rare qu'un laps de temps considérable s'écoule entre la formulation de critiques ouvertes et une arrestation, ou que des déserteurs soient punis par leurs supérieurs en dehors de tout procès. D'après la lettre, la démobilisation de l'armée érythréenne avait commencé en mai 2002.
30.  Le requérant a également produit des déclarations écrites émanant de deux ressortissants érythréens séjournant actuellement en exil en Allemagne et au Royaume-Uni respectivement. Datée du 6 mars 2002, la première déclaration décrit comment un proche de son auteur a été exécuté en avril 1999 alors qu'il avait volontairement regagné sa base militaire après avoir assisté sans l'autorisation de ses supérieurs à l'enterrement de son frère. D'après la seconde déclaration, faite le 11 mars 2002 par l'un des fondateurs et membre éminent du Front de libération populaire de l'Erythrée et ancien gouverneur d'une capitale provinciale de ce pays, les conscrits et soldats qui quittent l'armée sont « pourchassés et tués ».
B.  Autres documents internationaux pertinents
31.  Dans son rapport annuel 2003, qui couvrait les événements survenus entre janvier et décembre 2002, Amnesty International, s'exprimant à propos de l'Erythrée, disait notamment ce qui suit :
« Les personnes qui tentent de se soustraire à la conscription ou de protester contre le service militaire sont, aux termes de la loi en vigueur, passibles de trois ans d'emprisonnement ; dans la réalité, une fois arrêtées, elles sont soumises à des tortures, détenues arbitrairement et contraintes d'exécuter des travaux forcés pendant des mois avant d'être réincorporées contre leur gré dans les rangs de l'armée. Parmi les méthodes de torture signalées figure celle consistant à abandonner des heures durant la victime sous un soleil brûlant, pieds et poings liés, au risque qu'un tel traitement laisse des séquelles irréversibles. »
32.  Un communiqué de presse diffusé par Amnesty International le 11 août 2003 exprimait les préoccupations de ladite organisation au sujet de l'intention présumée des autorités libyennes de renvoyer de force vers l'Erythrée sept ressortissants érythréens. Les hommes en question avaient déserté de l'armée érythréenne à différents moments au cours de l'année 2002 et avaient gagné le Soudan, puis la Libye, dans l'espoir de rejoindre un pays d'asile en Europe. Le communiqué de presse indiquait que des centaines d'Erythréens avaient fui le pays au cours des deux années précédentes pour gagner d'abord le Soudan après s'être soustraits au service national ou à la conscription. Plusieurs des personnes séjournant en détention militaire avaient exprimé des opinions critiques à l'égard du gouvernement ou des autorités militaires. Le communiqué de presse comportait notamment le passage suivant :
« Si ces sept détenus érythréens sont rapatriés de force en Erythrée, ils courent un grand risque d'être arrêtés à leur arrivée et détenus au secret dans un lieu de détention inconnu sans inculpation ni jugement pour une durée indéterminée. Ils pourraient être soumis à la torture – fréquemment employée par les militaires en Erythrée. Au moins deux d'entre eux, détenus dans le passé en Erythrée pour des motifs politiques, pourraient être victimes d'exécutions extrajudiciaires. »
33.  Quant au rapport annuel 2004 d'Amnesty International, qui couvrait les événements de janvier à décembre 2003, il contenait le passage suivant :
« La torture a continué d'être utilisée (...) de façon courante, comme méthode punitive dans l'armée. Des déserteurs (...) ont été torturés lors de leur détention par des militaires. Ils ont été frappés et laissés des heures au soleil, pieds et poings liés dans des positions douloureuses (méthode dite de l'hélicoptère), ou pendus au plafond par des cordes. »
Le rapport annuel 2005, qui couvre les événements de janvier à décembre 2004, décrit une situation identique.
34.  Le 19 mai 2004, Amnesty International publia un rapport intitulé « Erythrée : « Vous n'avez pas le droit de demander » – Le Gouvernement s'oppose à un contrôle de la situation en matière de droits de l'homme ». Le rapport décrivait notamment le renvoi forcé dans leur pays par les autorités maltaises en septembre et en octobre 2002 de quelque 220 Erythréens arrivés sur l'île de Malte au cours de la même année à la suite principalement de naufrages ou de sauvetages en mer. Le rapport contenait le passage suivant :
« [Les personnes renvoyées] furent toutes immédiatement placées en détention à leur arrivée à Asmara puis transférées au centre de détention militaire tout proche d'Adi Abeto. (...) Ainsi qu'Amnesty International l'apprit plus tard, les femmes, les enfants et ceux qui avaient dépassé l'âge limite de la conscription (quarante ans) furent libérés après quelques semaines mais le reste des expulsés de Malte – pour la plupart déserteurs de l'armée – furent détenus au secret et torturés. »
35.  Le 28 février 2005, le Département d'Etat américain publia son rapport 2004 sur les pratiques en matière de droits de l'homme en Erythrée. Ce rapport comportait le passage suivant :
« Le Gouvernement continue d'autoriser l'usage de la force contre toute personne qui oppose une résistance lors d'une opération militaire de recherche de déserteurs ou qui tente de fuir lors de pareille opération (...)
Durant l'année, les policiers ont sévèrement maltraité et battu des déserteurs de l'armée (...) Les forces de sécurité ont placé en détention des déserteurs (...) qu'elles ont ensuite soumis à diverses mesures disciplinaires. L'une d'elles consistait à exposer les intéressés pendant de longues heures au soleil, sous des températures pouvant atteindre 113 degrés Fahrenheit. Une autre consistait à ligoter les mains, les coudes et les pieds des intéressés et à les garder ainsi pendant de longues périodes (...)
Le Gouvernement a déployé des forces de police militaire sur toute l'étendue du pays et a eu recours à des barrages routiers, à des rafles et à des perquisitions maison par maison pour débusquer les déserteurs (...) »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
36.  Le requérant affirme qu'il sera exposé à un risque réel d'être exécuté et/ou de subir des tortures ou des traitements inhumains ou dégradants, en violation des articles 2 et 3 de la Convention, s'il est expulsé des Pays-Bas vers l'Erythrée.
37.  Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Cour a considéré qu'il était plus approprié de traiter du grief relevant de l'article 2 dans le contexte de l'examen du grief formulé sur le terrain de l'article 3.
38.  L'article 3 de la Convention est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  Thèses défendues par les parties
1.  Le requérant
39.  Le requérant allègue que dans le climat qui règne actuellement en Erythrée il courrait, si on le renvoyait dans ce pays, un risque réel d'être soumis à des traitements proscrits par l'article 3 en raison tant des critiques formulées par lui à l'encontre des autorités militaires que de sa désertion.
40.  Il affirme avec force que son récit était véridique et qu'il n'y avait pas suffisamment de motifs de le rejeter comme non crédible comme l'a fait l'Etat défendeur sans un examen rigoureux. Il souligne que s'il est vrai qu'il ne fut pas le seul soldat à émettre des critiques lors de la réunion d'évaluation d'août 2000 il reste qu'il fut le premier à s'exprimer et que c'étaient ses remarques qui avaient été jugées incendiaires. En effet, contrairement à ce que donne à croire le Gouvernement, il n'avait pas du tout abondé dans le sens de ses supérieurs : il avait déclaré que ce n'étaient pas les soldats qui avaient été de piètres combattants pendant la guerre mais que c'était uniquement l'incompétence manifestée par les officiers supérieurs qui avait été à l'origine des grosses pertes subies.
41.  Par ailleurs, s'il n'avait été arrêté que quatre mois après la réunion, il avait dans l'intervalle été maintenu sous surveillance. On ne pourrait attendre de lui qu'il cherche à deviner les raisons pour lesquelles les militaires ont attendu avant de l'arrêter. Il croit toutefois – et sa conviction serait confortée par l'avis émis par le spécialiste de la Corne de l'Afrique de la branche néerlandaise d'Amnesty International (paragraphe 29 ci-dessus) – qu'il s'agissait là d'une stratégie délibérée : s'ils l'avaient arrêté immédiatement, les officiers auraient pu se trouver confrontés aux protestations des hommes de troupe.
42.  Le requérant affirme par ailleurs que son évasion n'avait pas été aussi simple que cela. Les soldats à bord de la jeep étaient armés, et il avait donc couru le risque de se faire abattre. Il ajoute qu'il ne faut pas perdre de vue le fait que les menottes et les véhicules adaptés au transport des prisonniers ne sont pas aussi aisément disponibles dans un pays en voie de développement qu'ils peuvent l'être ailleurs.
2.  Le Gouvernement
43.  Tout en ne niant pas que le requérant ait servi dans l'armée à la suite de la mobilisation générale d'avril 1998, le Gouvernement plaide qu'il est peu probable que l'intéressé ait jamais été déserteur. La guerre s'étant terminée en juin 2000, il n'y aurait plus eu de combats par la suite et la tension dans la région aurait commencé à s'apaiser. Quoique le requérant eût quitté l'Erythrée un an avant le début de la démobilisation officielle, on ne pourrait établir s'il était toujours ou non en service actif dans l'armée immédiatement avant son départ, ni, dans le cas contraire, les raisons de cet état de choses. Le récit fourni par le requérant de sa fuite d'Erythrée manquerait totalement de crédibilité, tout comme, en conséquence son histoire de désertion.
44.  Le Gouvernement juge peu plausible, premièrement, que le requérant n'eût été arrêté pour une remarque faite lors d'une réunion tenue en août 2000 que quatre mois après cette réunion, surtout que l'intéressé ne fut jamais inquiété pendant toute cette période, au cours de laquelle il ne rencontra pas le moindre problème. De surcroît, le requérant lui-même aurait affirmé qu'il n'avait pas été le seul soldat à formuler des remarques critiques lors de la réunion et que ses observations ne s'écartaient pas particulièrement de l'avis des officiers auxquels il les avait adressées. Les affirmations du requérant concernant les raisons pour lesquelles il aurait été détenu et l'époque de sa détention manqueraient totalement de plausibilité. Deuxièmement, il ne serait pas crédible que le requérant – prétendument après être resté détenu pendant quatre mois – eût été transporté sans entraves dans une jeep ouverte et laissé seul par ses gardes pendant que ceux-ci allaient proposer leur aide au conducteur d'un véhicule accidenté.
45.  Le Gouvernement estime que dès lors que le récit livré par le requérant manque de crédibilité la question de savoir si l'intéressé était ou non démobilisé à l'époque de sa fuite est dépourvue de pertinence. De surcroît, dès lors que, de son propre aveu, le requérant n'a jamais été politiquement actif, il n'y aurait aucun motif de croire que les autorités érythréennes le considéraient comme une personne suspecte, d'autant que la démobilisation était pratiquement terminée. Le Gouvernement conclut que le requérant n'a pas démontré qu'il risquerait de subir des traitements contraires à l'article 3 de la Convention en cas de renvoi vers l'Erythrée.
B.  Appréciation de la Cour
46.  La Cour rappelle d'abord que les Etats contractants ont, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités internationaux, y compris la Convention, le droit de contrôler l'entrée sur leur sol, le séjour et l'éloignement des non-nationaux. Cependant, l'expulsion d'un étranger par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l'article 3, donc engager la responsabilité de l'Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé, si on l'expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement contraire à l'article 3. En pareil cas, cette disposition implique l'obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, parmi d'autres, H.L.R. c. France, arrêt du 29 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, p. 757, §§ 33-34).
47.  Pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause (voir, parmi d'autres, Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001-II).
48.  Dès lors que la nature de la responsabilité assumée par les Etats contractants en vertu de l'article 3 dans les affaires de ce type réside dans l'acte d'exposer un individu au risque de subir des mauvais traitements, il faut, pour contrôler l'existence de ce risque, se référer par priorité aux circonstances dont l'Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l'expulsion (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 36, § 107, et H.L.R. c. France, précité, p. 758, § 37). En l'espèce, le requérant n'ayant pas encore été expulsé, le moment auquel il faut se placer, pour effectuer le contrôle en question, est celui auquel la Cour examine la cause. Si la perspective historique présente un intérêt, dans la mesure où elle peut éclairer la situation actuelle et son évolution probable, ce sont les conditions actuelles qui sont décisives, et il est donc nécessaire de prendre en compte les informations venues au jour après la décision définitive adoptée par les autorités internes (Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1856 et 1859, §§ 86 et 97, et H.L.R. c. France, précité).
49.  Pour déterminer s'il a été démontré que le requérant court un risque réel de subir des traitements proscrits par l'article 3 s'il est expulsé, la Cour analyse la question à la lumière de l'ensemble des données produites devant elle ou, au besoin, de celles qu'elle s'est procurées d'office. Elle a reconnu à cet égard qu'il peut être difficile d'obtenir des preuves documentaires directes établissant que pour une raison quelconque un requérant est recherché par les autorités de son pays (Bahaddar c. Pays-Bas, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 263, § 45). Il incombe toutefois aux personnes qui allèguent que leur expulsion emporterait violation de l'article 3 de produire dans toute la mesure du possible des pièces et informations permettant aux autorités de l'Etat contractant concerné ainsi qu'à la Cour d'apprécier le risque allégué.
50.  Se tournant vers les circonstances de la présente espèce, la Cour note que, d'après le Gouvernement, le récit livré par le requérant de son arrestation, des raisons qui l'ont motivée et de son évasion manque à ce point de plausibilité qu'il rend non crédible son affirmation selon laquelle il a déserté de l'armée. Cela dit, la Cour doit se livrer elle-même, autant que possible, à une appréciation de la crédibilité générale des déclarations faites par le requérant devant les autorités néerlandaises et dans le cadre de la procédure suivie à Strasbourg (Nasimi c. Suède (déc.), no 38865/02, 16 mars 2004).
51.  A cet égard, la Cour observe, premièrement, que les déclarations du requérant ont toujours été cohérentes et, deuxièmement, que l'intéressé a soumis des arguments persuasifs pour combattre la thèse du Gouvernement selon laquelle son récit manque de crédibilité. Par exemple, il a fourni des informations sur le début de la démobilisation de l'armée érythréenne (paragraphes 28 et 29 ci-dessus) et a étayé en partie son récit en produisant un avis du spécialiste de la Corne de l'Afrique de la branche néerlandaise d'Amnesty International confirmant que l'armée érythréenne a en effet pour pratique de tenir des réunions d'évaluation après une offensive et qu'il n'est pas rare de voir des soldats être arrêtés quelque temps après qu'ils ont formulé des critiques à l'endroit de leurs supérieurs (paragraphe 29 ci-dessus). Même si les éléments en question ne se rapportent pas au requérant en personne mais concernent des informations de nature plus générale, on aperçoit difficilement ce que l'intéressé aurait raisonnablement pu produire de plus pour étayer son récit et pour expliquer l'intervalle de quatre mois – utilisé comme argument contre lui par le gouvernement défendeur – qu'il dit s'être écoulé entre la formulation de ses critiques, lors de la réunion d'évaluation d'août 2000, et son arrestation, en décembre de ladite année.
52.  Tenant compte par ailleurs de ce que le Gouvernement n'a pas explicitement contesté l'allégation du requérant selon laquelle il a servi dans l'armée érythréenne à la suite de la mobilisation générale d'avril 1998, la Cour considère que le fait que l'intéressé sollicita l'asile aux Pays-Bas en mai 2001, à une époque où la démobilisation n'avait pas encore débuté puisqu'elle ne commença qu'un an plus tard, constitue une forte indication que le requérant a effectivement déserté. Il est vrai, comme le Gouvernement le fait remarquer, que la guerre s'était terminée en juin 2000, mais il se dégage des informations disponibles que les autorités érythréennes n'ont pas procédé rapidement à la démobilisation des troupes. Au contraire, il ressort des indications concernant l'existence de barrages routiers, de rafles et de perquisitions systématiques aux fins de débusquer les déserteurs (paragraphe 35 ci-dessus) que les autorités érythréennes veillent plutôt à garder leur armée au maximum de sa capacité opérationnelle.
53.  Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer par quel autre moyen que la désertion le requérant aurait pu quitter l'armée. Si le récit de son évasion peut apparaître quelque peu particulier, la Cour estime qu'il n'est pas de nature à nuire à la crédibilité d'ensemble de l'allégation du requérant selon laquelle il est un déserteur.
54.  Reste la question de savoir si le requérant risque des mauvais traitements s'il est renvoyé chez lui. A cet égard, et indépendamment des efforts déployés par les autorités érythréennes pour appréhender les déserteurs, ainsi qu'il a été mentionné ci-dessus (paragraphe 52), la Cour prend note des informations générales émanant de sources publiques et décrivant les traitements réservés aux déserteurs en Erythrée (paragraphes 25 et 31-35 ci-dessus), ceux-ci allant de la détention au secret à des expositions prolongées à de fortes températures, en passant par le ligotage des mains et des pieds dans des positions douloureuses. Il s'agit là indubitablement de traitements inhumains. De fait, le rapport le plus récent sur l'Erythrée établi par le ministère des Affaires étrangères du gouvernement défendeur précise que des cas de sévices infligés à des déserteurs ont été signalés (paragraphe 25 ci-dessus). Si le rapport indique qu'il faut supposer que la gravité des peines dépend notamment de la question de savoir si la désertion a eu lieu en temps de guerre ou en temps de paix, la Cour observe que pareille distinction n'est pas mentionnée par les autres sources. A cet égard, il échet également de tenir compte du fait que le requérant affirme qu'il fut arrêté et détenu par les autorités militaires érythréennes après avoir formulé des critiques et qu'il est donc connu des autorités. A ce propos, la Cour relève également qu'il apparaît en tout état de cause que les autorités érythréennes ont enregistré les noms des déserteurs (paragraphe 26 ci-dessus). Eu égard enfin aux rapports relatifs aux traitements réservés à un certain nombre d'Erythréens expulsés de Malte, dont certains étaient déserteurs (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour considère que le requérant a démontré l'existence de raisons substantielles de craindre que si on le renvoie maintenant en Erythrée il sera exposé à un risque réel d'être soumis à des tortures ou à des traitements ou peines inhumains ou dégradants.
55.  En conséquence, la Cour estime que l'expulsion du requérant vers l'Erythrée violerait l'article 3 de la Convention.
56.  A la lumière de ce constat, la Cour considère qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 2 de la Convention.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57.  L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
58.  Le requérant estime que les autorités néerlandaises auraient dû s'apercevoir de suite que sa demande d'asile ne se prêtait guère à un traitement au travers de la procédure accélérée. Si sa cause avait été examinée dans le cadre de la procédure normale, il aurait été hébergé dans un centre d'accueil des demandeurs d'asile et aurait eu droit à des allocations hebdomadaires. De surcroît, si les Pays-Bas avaient alors, dans le délai légal de six mois et après un examen rigoureux de ses demandes, abouti à la conclusion qu'il devait se voir accorder un permis de séjour, il aurait par la suite eu droit à des allocations mensuelles. Au total, intérêts légaux compris, le requérant réclame une somme de 30 000 euros pour dommage matériel.
59.  Le Gouvernement plaide que cette demande du requérant est liée aux parties de la requête relatives aux articles 6 et 13 de la Convention, qui ont déjà été déclarées irrecevables par la Cour. Faisant valoir que l'expulsion du requérant n'a pas encore eu lieu, le Gouvernement déclare de surcroît avoir peine à comprendre comment des dommages résultant d'une violation seulement potentielle de l'article 2 ou de l'article 3 pourraient déjà avoir été subis par le requérant.
60.  Avec le Gouvernement, la Cour note qu'aucune violation de l'article 3 n'est intervenue à ce jour. Elle rappelle toutefois qu'elle a jugé précédemment que lorsqu'il est établi que la mise en œuvre d'une décision d'extrader une personne vers un pays déterminé emporterait violation de ladite disposition, l'article 41 de la Convention doit être considéré comme s'appliquant aux faits de la cause (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 49, § 126).
Relevant que le requérant n'a pas fondé sa demande pour dommage moral sur les conséquences d'une expulsion qui serait contraire à l'article 3 mais plutôt sur la manière dont sa demande d'asile a été traitée par les autorités néerlandaises – relativement à laquelle aucune violation n'a été constatée –, la Cour n'aperçoit aucune raison d'allouer une indemnité pour le dommage matériel que l'intéressé affirme avoir subi.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit que l'expulsion du requérant vers l'Erythrée serait contraire à l'article 3 de la Convention ;
2.  Dit qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 2 de la Convention ;
3.  Rejette la demande de satisfaction équitable du requérant.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 juillet 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka  Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante de Mme Thomassen ;
–  opinion séparée de M. Loucaides.
A.B.B.  S.D.
OPINION CONCORDANTE DE Mme LA JUGE THOMASSEN
(Traduction)
Comme mes collègues, j'estime que l'expulsion du requérant vers l'Erythrée serait contraire à l'article 3.
Aux motifs qui ont amené la Cour à conclure en ce sens je tiens toutefois à en ajouter d'autres, qui m'ont empêchée de souscrire à la conclusion des autorités internes selon laquelle le récit fourni par le requérant n'était pas crédible.
La question en jeu revêt un caractère très grave : l'expulsion d'une personne qui craint que, si on la renvoie dans son pays d'origine, elle risque d'être tuée ou d'être soumise à la torture ou à des traitements inhumains, en violation des valeurs les plus fondamentales de la Convention.
Ce qui complique l'examen de la présente espèce comme de toutes affaires semblables, toutefois, c'est que souvent les faits – tels que relatés par la personne concernée – ne peuvent pas ou ne peuvent que partiellement être établis. L'impossibilité de les établir ne peut toutefois toujours être retenue contre l'individu, car on comprend aisément que rapporter la preuve des faits est souvent tâche ardue.
En même temps, il importe de reconnaître que les personnes qui ont fabriqué les raisons de leur fuite ne puissent pas bénéficier de la législation en matière d'asile car cela discréditerait le droit d'asile, si important au plan humanitaire.
Face à l'insuffisance des éléments de fait, le juge en est souvent réduit à jauger la fiabilité du récit livré par la personne concernée. Pareille appréciation comportant inévitablement des aspects subjectifs, les juges sont parfois amenés à s'aventurer, dans un domaine où ce sont les droits de l'homme les plus fondamentaux qui sont en jeu, sur un terrain glissant.
Eu égard à l'enjeu, une conclusion aux termes de laquelle le récit livré par un demandeur d'asile n'est pas crédible doit dès lors se fonder sur un examen approfondi des faits et être motivée de manière adéquate (Nasimi c. Suède (déc.), no 38865/02, 16 mars 2004).
Pareille obligation ne résulte pas de l'article 6, non applicable aux affaires d'expulsion (Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 40, CEDH 2000-X), mais découle selon moi directement des articles 2 et 3. J'établirais un parallèle avec d'autres aspects procéduraux qui, dans la jurisprudence de la Cour, peuvent être dérivés de ces dispositions, comme l'obligation de mener une enquête effective au sujet d'un homicide ou d'une assertion crédible aux termes de laquelle quelqu'un a été soumis à des traitements contraires à l'article 3. De fait, la Cour a déjà jugé que lorsqu'un individu affirme que son expulsion vers un pays tiers l'exposera à des traitements prohibés par l'article 3, son allégation requiert un examen rigoureux (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 39, CEDH 2000-VIII).
Or j'estime qu'une enquête sérieuse n'a pas été menée en l'espèce.
La première autorité qui statua sur la demande d'asile du requérant retint contre celui-ci qu'il n'avait pas fourni de preuves documentaires de son identité. Toutefois, lorsque l'intéressé soumit par la suite un certain nombre de documents d'identité dans le cadre de la procédure devant le tribunal d'arrondissement (paragraphe 16 de l'arrêt), le juge n'examina pas la pertinence de ces documents pour l'évaluation de la crédibilité du récit.
Le tribunal d'arrondissement conclut que la version livrée par le requérant n'était pas crédible dès lors qu'il n'était pas plausible que la mobilisation générale perdurât alors que, de l'aveu même du requérant, la guerre avait pris fin et l'armée s'était livrée à une évaluation de ses performances.
Or ce critère appliqué par le tribunal d'arrondissement pour l'appréciation de la crédibilité du récit du requérant était défectueux puisque nonobstant la fin de la guerre l'armée était de fait demeurée mobilisée.
Lorsque le requérant se plaignit du caractère erroné de cette supposition de fait auprès du Conseil d'Etat, il s'entendit répondre que cela n'affectait pas la décision litigieuse puisque celle-ci était également fondée sur l'absence de crédibilité du récit du requérant relatif à son arrestation soudaine le 5 décembre 2000 et à la manière relativement simple dont il avait réussi à s'enfuir.
Ces considérations ne sauraient d'après moi passer pour justifier de manière adéquate la conclusion selon laquelle tout le récit du requérant avait été inventé. Eu égard aux faits, premièrement, que les déserteurs sont recherchés par l'armée et risquent effectivement d'être exécutés ou de subir des mauvais traitements, deuxièmement, que les autorités néerlandaises n'ont pas contesté que le requérant eût servi dans l'armée et, troisièmement, que le requérant avait dans l'intervalle produit la preuve de son identité, son récit méritait une attention plus sérieuse dès l'instant où il avait été établi que la mobilisation générale était effectivement toujours en vigueur lorsque le requérant avait quitté l'armée et fui vers les Pays-Bas.
J'estime que l'absence d'un examen rigoureux justifie la décision de la Cour de ne pas suivre l'appréciation portée par les juridictions nationales. Je suis de ce fait amenée à conclure que, compte tenu de l'enjeu pour le requérant et des faits qui ont été établis et nonobstant l'incertitude qui continue d'entourer ce qui s'est réellement produit, la balance doit pencher en faveur du requérant.
OPINION SÉPARÉE DE M. LE JUGE LOUCAIDES
(Traduction)
Je souscris entièrement à la solution donnée à cette affaire et au raisonnement qui la sous-tend. Je ne puis en revanche souscrire au passage de l'arrêt (paragraphe 35) où la Cour cite comme source fiable d'information sur la situation en matière de droits de l'homme en Erythrée le rapport du Département d'Etat américain sur les pratiques en matière de droits de l'homme dans ce pays. J'estime que, quelle que soit la partie du monde concernée, pareils rapports ne constituent pas des sources crédibles d'information sur la situation en matière de droits de l'homme1. Ces rapports ne sont en effet pas rédigés par un organe indépendant et impartial, mais par une administration d'Etat à caractère purement politique, qui ne fait que promouvoir et exprimer la politique étrangère des Etats-Unis. Dès lors, par définition, ils ne sauraient être invoqués comme des documents exposant de manière neutre et impartiale les faits qui s'y trouvent mentionnés. Ces rapports suscitent toujours le soupçon qu'ils sont influencés par les intérêts politiques fondés sur la politique étrangère américaine relativement à la situation qui prévaut dans le pays concerné et qu'ils servent un dessein politique.
En conséquence, je ne vois pas comment un arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme peut se fonder de quelque manière ou dans quelque mesure que ce soit sur un quelconque rapport du Département d'Etat américain relatif aux pratiques en matière de droits de l'homme dans quelque pays que ce soit.
1.  Voir par exemple les rapports annuels du Département d’Etat américain sur les pratiques en matière de droits de l’homme à Chypre – le dernier en date étant celui du 28 février 2005 – qui ne font absolument aucune référence à toutes les violations graves organisées et continues des droits de l’homme à Chypre par la Turquie, alors que ces violations affectent des milliers de personnes. Ces violations sont décrites dans les rapports de la Commission européenne des Droits de l’Homme et dans les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme ; ces deux institutions ont examiné les griefs pertinents au regard de la Convention européenne des Droits de l’Homme après avoir donné à la Turquie l’occasion de plaider sa cause : voir Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, rapport de la Commission du 10 juillet 1976, non publié, et no 8007/77, rapport de la Commission du 4 octobre 1983, Décisions et rapports 72, et Loizidou c. Turquie (fond), arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, et Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001-IV.
ARRÊT SAID c. PAYS-BAS
ARRÊT SAID c. PAYS-BAS 
ARRÊT SAID c. PAYS-BAS – OPINION CONCORDANTE   DE Mme LA JUGE THOMASSEN 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 2345/02
Date de la décision : 05/07/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 3 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 2 ; Dommage matériel - demande rejetée

Analyses

(Art. 3) TORTURE, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT


Parties
Demandeurs : SAID
Défendeurs : PAYS-BAS

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-07-05;2345.02 ?
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