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05/07/2005 | CEDH | N°38064/97

CEDH | AFFAIRE TURCZANIK c. POLOGNE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TURCZANIK c. POLOGNE
(Requête no 38064/97)
ARRÊT
STRASBOURG
5 juillet 2005
DÉFINITIF
30/11/2005
En l'affaire Turczanik c. Pologne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme A. Mularoni,   M. L. Garlicki,   Mmes E. Fura-Sandström,    D. Jočienė, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du

conseil le 14 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire ...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TURCZANIK c. POLOGNE
(Requête no 38064/97)
ARRÊT
STRASBOURG
5 juillet 2005
DÉFINITIF
30/11/2005
En l'affaire Turczanik c. Pologne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme A. Mularoni,   M. L. Garlicki,   Mmes E. Fura-Sandström,    D. Jočienė, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 38064/97) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Bronisław Turczanik (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 13 février 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz.
3.  Le requérant alléguait la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Par une décision du 3 octobre 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
9.  Le 1er novembre 2004, la Cour a de nouveau modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10.  Le requérant est né en 1934 et réside à Wrocław. Il est avocat au barreau de Wrocław.
11.  Le requérant était partie à une procédure devant les instances du barreau de Wrocław tendant à la détermination du siège de son cabinet d'avocats, préalable nécessaire à toute activité dans le domaine.
12.  Le 24 novembre 1982, le barreau de la région de Wrocław (Okręgowa Rada Adwokacka) refusa d'inscrire le requérant au tableau des avocats en exercice. Le 11 janvier 1983, le barreau national (Naczelna Rada Adwokacka) confirma cette décision. Le 21 octobre 1983, le ministre de la Justice annula la décision du barreau. Le 25 novembre 1983, le barreau régional inscrivit le requérant sur la liste, mais refusa de localiser le siège du cabinet de l'intéressé dans la mesure où celui-ci n'avait pas intégré de collectif d'avocats (zespół adwokacki) pour exercer la profession.
13.  Le 20 décembre 1983, le requérant fit appel et informa le barreau régional que depuis le 19 juillet 1982 il était à la retraite et travaillait de manière ponctuelle. Son appel demeura sans réponse.
14.  Le 13 juin 1991, le requérant pria le barreau régional de transmettre au ministre de la Justice la demande présentée par lui en vue d'obtenir l'autorisation d'exercer sa profession de manière indépendante et la fixation du siège de son cabinet à Wrocław à l'adresse qu'il indiqua.
15.  Le 5 septembre 1991, le barreau régional rejeta sa demande au motif qu'il n'avait pas sollicité la fixation du siège de son cabinet. Selon le Gouvernement, le requérant n'a pas fait appel de cette décision.
16.  Le 23 décembre 1991, le requérant présenta une demande de désignation de siège de son activité à Wrocław, laquelle fut rejetée le 23 janvier 1992 pour manque de places disponibles. Le 18 mars 1992, le barreau national rejeta l'appel du requérant, expliquant sa décision par le manque de places et la priorité donnée aux avocats stagiaires.
17.  Le 26 janvier 1993, la Cour administrative suprême (Naczelny Sąd Administracyjny), siégeant à Varsovie, annula les décisions rendues. Elle estima que le barreau était tenu de désigner le siège de l'activité du requérant au moment de son inscription au tableau des avocats, en l'occurrence le 25 novembre 1983. La cour rappela également qu'en désignant le siège le barreau devait prendre en compte, entre autres éléments, l'état de santé de l'intéressé.
18.  Le 29 avril 1993, le barreau régional fixa le siège du cabinet du requérant à Wołów (à environ 46 km de Wrocław). Cette décision fut confirmée en appel le 18 août 1993 par le barreau national.
19.  Le 31 janvier 1995, la Cour administrative suprême annula de nouveau les décisions rendues. Elle estima que les organes de la profession, en fixant le siège, n'avaient toujours pas pris en compte l'état de santé du requérant, qu'ils n'avaient pas justifié le fait que, malgré l'augmentation du nombre de cabinets d'avocats dans la capitale régionale (Wrocław), la demande de l'intéressé n'avait pas été accueillie et enfin qu'ils n'avaient pas expliqué pourquoi des demandes similaires à celle du requérant avaient été traitées et accueillies en priorité.
20.  La décision fut notifiée au barreau régional le 29 mars 1995. Le 8 juin 1995, le barreau pria le requérant de présenter des informations sur son activité professionnelle et son état de santé. Le requérant décrivit son activité professionnelle et précisa avoir été victime de deux crises cardiaques.
21.  Le 14 septembre 1995, le barreau régional décida de suspendre la procédure de fixation du siège et engagea une action en vue de faire déclarer le requérant inapte à exercer la profession, au motif que l'intéressé avait été victime de crises cardiaques. Le 9 janvier 1996, le barreau national confirma la décision.
22.  Le 19 octobre 1995, le requérant se plaignit auprès de la Cour administrative suprême, siégeant à Varsovie, du refus du barreau régional d'exécuter la décision rendue par la haute juridiction le 31 janvier 1995. Le 7 mars 1996, selon le Gouvernement, la cour rejeta cette demande pour tardiveté.
23.  Le 5 septembre 1996, la Cour administrative suprême annula les décisions rendues les 14 septembre 1995 et 9 janvier 1996. Elle rappela que la procédure engagée par le barreau ne pouvait concerner qu'un avocat en exercice ; or en l'espèce le requérant figurait au tableau des avocats, mais ne pouvait exercer sa profession, le siège de son activité n'ayant pas été déterminé.
24.  Le 23 janvier 1997, le barreau régional somma le requérant de produire des attestations médicales sur son état de santé. En se basant sur la décision de la Cour administrative suprême du 5 septembre 1996, l'intéressé refusa de répondre à la sommation. Dès lors, le 16 avril 1997, le barreau fixa le siège de l'activité du requérant à Strzelin (à environ 41 km de Wrocław). Il estima qu'aucun motif de santé ne s'opposait à fixer le siège en dehors de la capitale régionale, dans laquelle le nombre des avocats en exercice était trop important. Le 4 juin 1997, le requérant interjeta appel à l'encontre de la décision et, le 4 août 1997, se plaignit de l'inactivité du barreau régional quant à l'exécution de la décision de la Cour administrative suprême, siégeant à Varsovie. Le 19 août 1997, le barreau national infirma la décision du barreau régional. Le 12 septembre 1997, la Cour administrative suprême reporta sa décision à une date ultérieure.
25.  Le barreau régional n'ayant pas pris de décision dans les délais, le 21 octobre 1997, le requérant demanda à la Cour administrative suprême, siégeant à Wrocław, d'obliger le barreau à se prononcer sur la question et à « prendre les mesures nécessaires pour appliquer les directives données par la Cour administrative suprême dans ses décisions ». Le 11 décembre 1997, le barreau régional informa celle-ci que l'affaire du requérant devait être examinée lors de la réunion du 18 décembre 1997. A cette date, le barreau fixa le siège du cabinet du requérant à Trzebnica (à environ 25 km de Wrocław) en l'autorisant à habiter en dehors du lieu du siège. Cette décision fut confirmée en appel le 12 mai 1998 par le barreau national.
26.  Le 16 mars 1998, la Cour administrative suprême, siégeant à Wrocław, refusa de contraindre le barreau à rendre sa décision, dans la mesure où ce dernier, entre-temps (le 18 décembre 1997), s'était prononcé sur la question. Elle releva également que l'intéressé avait interjeté appel de cette décision. Quant à la partie de la demande tendant à la prise des mesures nécessaires pour appliquer les directives de la cour, elle fut renvoyée à la Cour administrative suprême, siégeant à Varsovie, qui était compétente en la matière.
27.  Le 26 mai 1998, le requérant précisa à la juridiction de renvoi ce qu'il entendait obtenir. Il distingua les demandes suivantes : l'annulation de la décision du barreau national du 12 mai 1998 ; la condamnation du barreau à une amende ; l'obtention de dommages et intérêts pour chaque année de retard dans l'application des directives de la cour (prise en compte de son état de santé) ; et une décision sur l'existence du droit d'engager une action civile en dommages et intérêts pour préjudice subi du fait de l'inexécution des décisions de la cour.
28.  Le barreau national se prononça en faveur du rejet de la demande. D'une part, il souligna que le requérant refusait de présenter les attestations médicales demandées, ce qui laissait supposer qu'il était en bonne santé. D'autre part, le barreau précisa que le requérant exerçait en tant que conseiller juridique dans un domaine donné, ce qui lui permettait de réussir dans sa vie professionnelle en dehors de la profession d'avocat. Il rappela que l'intéressé bénéficiait d'une pension d'invalidité (uprawnienia rentowe). Le barreau conclut enfin que Trzebnica, la ville dans laquelle le barreau régional avait fixé le siège du requérant, ne disposait pas du nombre requis d'avocats. L'affectation était donc dictée par le souci du bon fonctionnement de la justice.
29.  Le 20 août 1998, la Cour administrative suprême, siégeant à Varsovie, accueillit seulement une partie de la demande du requérant en annulant la décision du barreau national du 12 mai 1998. Elle rappela d'emblée que le barreau ne s'était pas conformé aux directives données dans toutes les décisions rendues par elle jusqu'à cette date. La cour rappela le principe selon lequel les décisions prises par le barreau et relatives à la fixation du siège de l'activité d'un avocat étaient des décisions administratives et relevaient donc de sa compétence. Elle souligna qu'un organe ne saurait ignorer son avis juridique dans la mesure où toute décision rendue dans cette situation serait frappée de nullité.
La Cour administrative suprême rappela également que l'organe ayant à connaître d'une demande comme celle faisant l'objet du litige était tenu de prendre en compte l'intérêt de l'individu dans le respect de l'intérêt général. Elle souligna qu'en l'espèce les décisions du barreau ne fournissaient aucun motif valable au refus de fixer à Wrocław le siège du cabinet du requérant. En conclusion, la cour qualifia la procédure devant le barreau d'inéquitable, puisque le requérant s'était vu refuser toutes facilités d'exposer sa cause et que cette procédure s'était limitée à exprimer des suppositions sur son état de santé.
30.  Le barreau régional invita le requérant à ses réunions des 30 novembre 1998 et 18 février 1999. L'intéressé ne put s'y rendre, mais son absence fut excusée.
31.  Le 25 mars 1999, le barreau régional fixa de nouveau le siège du cabinet du requérant à Trzebnica. Le 21 avril 1999, le barreau régional annula sa décision et fixa finalement le siège du cabinet du requérant à Wrocław. Le 31 juillet 1999, le requérant l'informa qu'il commencerait à exercer à compter du 1er août 1999.
32.  Le requérant saisit également de la question le bureau de la protection de la concurrence et des consommateurs (Urząd Ochrony Konkurencji i Konsumentów, « le bureau »). A l'issue de toute la procédure, le 15 juillet 1998, le tribunal régional chargé des questions de monopole (Sąd Wojewódzki Antymonopolowy) de Varsovie rejeta l'appel du barreau de la décision du chef du bureau (Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów) rendue le 5 mars 1998. Après avoir constaté que le barreau se livrait à des pratiques de monopole entravant la concurrence sur le marché des prestations de services, le tribunal en ordonna la cessation. Le 29 août 1998, le barreau régional se pourvut en cassation.
33.  Le 29 mai 2001, la Cour suprême cassa les décisions rendues. Elle considéra que l'affaire en cause concernait le seul requérant et que le comportement des autorités du barreau ne pouvait être assimilé à des pratiques de monopole. Selon la Cour suprême, les statuts du barreau ne l'obligeaient pas à fixer le siège du cabinet d'un avocat dans la ville désignée par celui-ci.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
34.  L'article 30 de la loi du 11 mai 1995 sur la Cour administrative suprême précise que l'avis juridique exprimé dans une décision de cette juridiction lie l'organe dont l'action ou la carence ont fait l'objet du recours. L'organe en question est tenu de se conformer à cet avis jusqu'à ce que surviennent de nouveaux éléments de fait ou de droit rendant cet avis caduc, ou jusqu'à l'annulation de la décision de la cour dans le cadre d'un recours extraordinaire.
35.  L'article 68 de la loi du 26 mai 1982 sur le barreau des avocats, précise entre autres :
« 3.  Le barreau régional rend une décision sur l'inscription d'un avocat au tableau des avocats et simultanément désigne le lieu du siège de son cabinet, en tenant compte de la nécessité de fournir à la population une assistance judiciaire géographiquement adéquate.
4.  Le barreau régional peut ne pas procéder à la désignation du lieu du siège du cabinet de l'avocat en cas d'obstacle à l'exercice de la profession d'avocat prévu à l'article 4b § 1 (1 et 2) et § 2. »
36.  Les obstacles à l'exercice de la profession d'avocat énumérés à l'article 4b de la loi sur le barreau sont les suivants :
« 1.  Un avocat ne peut pas exercer sa profession :
–  s'il est lié par un contrat de travail,
–  si son conjoint exerce des fonctions de juge ou de procureur dans le ressort du barreau régional – dans les organes d'enquête et d'investigation,
–  s'il a été déclaré inapte de manière permanente à exercer la profession d'avocat,
–  s'il a été déclaré incapable,
–  s'il a été sanctionné par une suspension de ses fonctions ou provisoirement suspendu dans l'exercice de ses fonctions. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION QUANT À LA DURÉE DE LA PROCÉDURE
37.  Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant estime que la durée de la procédure tendant à la détermination du siège de son cabinet d'avocats était excessive. L'article 6 § 1, en ses dispositions pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  La période à prendre en considération
38.  La Cour estime que la période à prendre en considération s'étend du 25 novembre 1983, date à laquelle le requérant a été inscrit au tableau des avocats en exercice de la région de Wrocław et s'est vu refuser la détermination du siège de son cabinet, au 21 avril 1999, date à laquelle le barreau régional a fixé le siège du cabinet de l'intéressé. Elle est dès lors d'environ quinze années et cinq mois. Toutefois, vu sa compétence ratione temporis, la Cour ne peut prendre en considération que la période d'environ six ans qui s'est écoulée depuis le 1er mai 1993, date à partir de laquelle la Pologne a reconnu le droit de recours individuel, même si elle aura égard au stade qu'avait atteint la procédure à cette date (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 123, CEDH 2000-XI).
B.  La durée de la procédure
39.  Pour rechercher s'il y a eu dépassement du délai raisonnable, il y a lieu d'avoir égard aux circonstances de la cause et aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (Kudła, arrêt précité).
40.  Le Gouvernement considère que la durée d'examen de la procédure n'a pas dépassé le délai raisonnable de l'article 6 § 1.
41.  Le requérant s'oppose à cette thèse.
42.  Compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire et en particulier du comportement des autorités du barreau, la Cour ne peut juger qu'une procédure qui s'est étendue sur quinze ans et cinq mois, dont environ six ans après le 30 avril 1993, répond à l'exigence du délai raisonnable.
Il y a donc eu dépassement du délai raisonnable et, partant, violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION QUANT À L'ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE
43.  Le requérant soutient ne pas avoir disposé de recours effectif qui lui aurait permis d'obtenir du barreau qu'il respecte les décisions de la Cour administrative suprême et de dénoncer la durée excessive de la procédure administrative.
A.  Thèses des parties
1.  Le Gouvernement
44.  Le Gouvernement rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, l'effectivité d'une voie de droit ne dépend pas de la certitude d'un résultat favorable. Il considère que le requérant disposait de voies de recours effectives et qu'il les a utilisées pour tenter d'obliger le barreau à exécuter les directives de la Cour administrative suprême.
2.  Le requérant
45.  Le requérant estime que tous les moyens utilisés pour faire respecter par le barreau les directives de la Cour administrative suprême n'ont pas été effectifs.
B.  Appréciation de la Cour
46.  La Cour distingue deux problèmes soulevés dans le grief du requérant, l'un concernant l'impossibilité de faire respecter les directives de la Cour administrative suprême, l'autre relatif à l'absence de recours pour dénoncer la durée excessive d'une procédure administrative.
47.  Elle considère que la question de l'absence de moyens pour faire respecter les directives de la Cour administrative suprême relève de l'article 6 de la Convention et doit être analysée sous l'angle de cette disposition. En revanche, selon la Cour, le grief concernant l'absence de remède contre la durée d'une procédure administrative doit quant à lui, au vu de la jurisprudence établie, être envisagé sous l'angle de l'article 13 de la Convention (Kudła, arrêt précité).
48.  Quant à l'absence de moyens pour faire respecter les directives de la Cour administrative suprême, la Cour rappelle que le droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. L'exécution d'un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6. La Cour a déjà reconnu que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l'obligation pour l'administration de se plier à un jugement ou arrêt prononcé par la plus haute juridiction administrative de l'Etat en la matière (Hornsby c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, pp. 510-511, §§ 40 et suiv.).
49.  La Cour relève qu'à la différence de la jurisprudence précitée il ne s'agit pas en l'espèce d'une décision exécutoire mettant un terme à la procédure, mais d'arrêts successifs rendus dans le cadre de la même procédure administrative et annulant à plusieurs reprises les décisions d'une juridiction inférieure qui refusait de se conformer aux directives de l'autorité de cassation. La Cour considère que ces décisions font partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6. Il serait en effet incompatible avec les principes du bon fonctionnement de la justice de laisser subsister dans un ordre juridique interne une situation dans laquelle la perception du droit par la plus haute juridiction administrative de l'Etat, qui doit constituer la base juridique des décisions à rendre, est ignorée par les entités inférieures.
50.  La seconde différence tient à la nature de l'organe – les instances du barreau des avocats. Même si elles ne sauraient être considérées dans l'ordre juridique interne comme des autorités administratives, leurs décisions de fixer le siège de l'activité d'un avocat revêtent un caractère administratif et relèvent clairement de la compétence de la Cour administrative suprême. Dès lors, en l'espèce, la compétence de celle-ci était indiscutable.
51.  La Cour note que dans la présente affaire la haute juridiction administrative a clairement rappelé au barreau que les décisions relatives à la fixation du siège de l'activité d'un avocat étaient des décisions administratives et relevaient de sa compétence (paragraphe 29 ci-dessus). Elle constate également que les décisions de la Cour administrative suprême annulant celles des instances du barreau donnaient des indications claires sur les éléments à prendre en compte lors du réexamen de l'affaire. La Cour relève enfin que le requérant ne disposait d'aucun moyen effectif d'inciter le barreau à prendre en compte l'avis de la Cour administrative suprême.
De l'avis de la Cour, les autorités du barreau ont manifesté une nette intention de ne pas tenir compte d'une décision rendue par une juridiction supérieure compétente. Dès lors, aucun argument ne suffit pour justifier l'attitude dilatoire dont a fait preuve le barreau, qui a privé le requérant d'une protection effective.
52.  Au vu des considérations qui précèdent, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION QUANT À L'ABSENCE DE RECOURS PERMETTANT DE DÉNONCER LA DURÉE EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE ADMINISTRATIVE
53.  Le requérant estime ne pas avoir disposé de recours effectifs permettant de remédier à la durée excessive de la procédure administrative. Il invoque en substance l'article 13 de la Convention.
54.  La Cour rappelle que, selon une jurisprudence établie, il existe dans l'ordre juridique polonais des recours de nature à remédier à la durée excessive d'une procédure administrative (voir, mutatis mutandis, Bukowski c. Pologne (déc.), no 38665/97, 11 juin 2002).
55.  Dès lors, elle considère qu'il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 13 de la Convention.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
56.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
57.  Le requérant demande 100 000 euros (EUR) pour le dommage tant moral que matériel.
58.  Le Gouvernement juge cette somme excessive.
59.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué. Elle rejette la demande à cet égard.
60.  La Cour considère en revanche que le prolongement de la procédure au-delà du délai raisonnable a certainement causé au requérant un préjudice moral justifiant l'octroi d'une indemnité. Statuant en équité, elle lui alloue 3 500 EUR de ce chef.
61.  La Cour estime également que le requérant doit avoir subi un préjudice moral – du fait notamment de la frustration provoquée par le refus des autorités du barreau de prendre en compte les directives de la Cour administrative suprême – que ne compensent pas suffisamment les constats de violation. Statuant en équité, la Cour alloue au requérant 4 000 EUR à ce titre.
B.  Frais et dépens
62.  Le requérant demande 4 900 EUR pour les frais et dépens exposés au cours de la procédure nationale pertinente. Il ne peut toutefois justifier que de la somme de 40 EUR se rapportant à la procédure ayant fait l'objet de sa requête.
63.  Le Gouvernement ne se prononce pas sur la question.
64.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
65.  Par conséquent, la Cour alloue 40 EUR au requérant pour frais et dépens.
C.  Intérêts moratoires
66.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la durée de la procédure administrative ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention quant à l'absence de moyens pour faire respecter les directives de la Cour administrative suprême ;
3.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention en ce qui concerne l'absence de recours permettant de dénoncer la durée excessive d'une procédure administrative ;
4.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) pour dommage moral et 40 EUR (quarante euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ; ces montants sont à convertir en zlotys polonais au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juillet 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa   Greffière Président
ARRÊT TURCZANIK c. POLOGNE
ARRÊT TURCZANIK c. POLOGNE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 38064/97
Date de la décision : 05/07/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violations de l'art. 6-1 ; Non-violation de l'art. 13 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 35-3) RATIONE TEMPORIS, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE


Parties
Demandeurs : TURCZANIK
Défendeurs : POLOGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-07-05;38064.97 ?
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