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08/09/2005 | CEDH | N°18624/03

CEDH | IVANCIUC c. ROUMANIE


TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 18624/03  présentée par Cornel IVANCIUC  contre la Roumanie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 8 septembre 2005 en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,    J. Hedigan,    L. Caflisch,    C. Bîrsan,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. E. Myjer,    David Thór Björgvinsson, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 16 mai 2003,
Après en

avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Cornel Ivanciuc, est un ressortissa...

TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 18624/03  présentée par Cornel IVANCIUC  contre la Roumanie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 8 septembre 2005 en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,    J. Hedigan,    L. Caflisch,    C. Bîrsan,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. E. Myjer,    David Thór Björgvinsson, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 16 mai 2003,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Cornel Ivanciuc, est un ressortissant roumain, né en 1956 et résidant à Bucarest. Il est représenté devant la Cour par Me D. Costea, avocat à Bucarest.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
1.  L’article litigieux
Après avoir gagné en 2000 les élections locales et législatives, le Parti social démocrate (« PSD ») avait prévu d’organiser en 2001 des élections au sein de ses émanations territoriales.
Le 24 juillet 2001, le requérant, journaliste à l’hebdomadaire satirique Academia Caţavencu, publia un article sous la mention suivante :
« Les textes de cette page se fondent sur des faits, événements et personnages réels. Toute ressemblance avec la réalité a été l’objet de longues investigations ! »
L’article visait plusieurs organisations du PSD et était intitulé :
« Secrets de famille concernant les hommes de province du grand parti de gouvernement à la veille des élections »
et l’on pouvait lire notamment :
« Le département de Timiş est de loin, et malgré les apparences (...), le plus grand malade du PSD. La présidence de la section est assurée par l’honorable figure du professeur d’université, le docteur D.P., mais un examen plus attentif de la situation révèle que le leader n’est qu’une interface aristocratique, un petit poisson inoffensif qui cache un foisonnement des gros et vilains poissons ayant un comportement et des ambitions de requins (...)
En ce moment, c’est le sous-préfet Dorel Gâtlan qui tire les ficelles dans les coulisses du parti. Nous allons retenir les aspects suivants : M. Gâtlan a récemment destitué le secrétaire général de la préfecture de Timiş, D.B. Ce dernier avait refusé de signer un ordre du préfet, rédigé par M. Gâtlan. Cet ordre visait à mettre V.M., sénateur PSD, en possession d’un grand terrain dans la ville frontalière de Cenad (...)
Parce que D.B. a eu l’audace de ne pas signer l’appropriation illégale du sénateur et de sa bande de carnassiers, le sous-préfet Gâtlan l’a éliminé comme une dent cariée. Et il s’est acharné jusqu’à ce qu’il l’ait exclu de toute structure qui pourrait avoir un rapport avec les restitutions de terrains (...)
Mais ne vous imaginez pas pour autant que Dorel Gâtlan n’a pas de problèmes personnels. Il en a deux très gros. Le premier concerne le terrain qu’il a hérité de son papa dans la localité de Cernăteaz. Environ dix-sept hectares de marécages (...). Vu les circonstances terriblement tristes qui entourent son héritage, M. Gâtlan convoite un terrain situé près de la route dans la commune de Gearmata. Par malchance, le maire de Gearmata, qui est le président de la commission locale pour l’application de la loi relative au domaine foncier, s’oppose à l’échange des deux terrains. Instantanément, M. Gâtlan le suspend de ses fonctions et le remet entre les mains de la police qui ouvre deux dossiers pénaux le concernant (...). A noter qu’en Roumanie, les activités liées au domaine foncier sont coordonnées, selon la loi, par les préfets. Pourtant, dans le département de Timiş, le sous-préfet s’est depuis longtemps substitué au préfet, en le dépouillant de toutes ses prérogatives.
Le plus grave problème personnel de M. Gâtlan est survenu le 1er janvier 1998, quand il a blessé mortellement le septuagénaire C.M. dans un accident. La victime était le gardien d’un magasin (...). Le bourreau conduisait sous l’influence de récents souvenirs dionysiaques de la nuit du réveillon et était à l’époque le directeur commercial de S.C. Radiotel Timişoara. La victime était petite et maigre. L’impact a été si bref et violent que le capot et le pare-brise de la voiture du bourreau ont été pulvérisés. Les organes internes de la victime ont été eux aussi pulvérisés dans un rayon de cent mètres. Les amis de M. Gâtlan dans la police ont expliqué que la voiture du bourreau ne roulait qu’à 40 kilomètres à l’heure. Le malheur de M. Gâtlan, c’est que le gendre de la victime est le docteur V.B., professeur d’université. (...)
Dans un premier temps, M. Gâtlan a obtenu une ordonnance de non-lieu et le dossier a été classé. Dans un deuxième temps, V.B. a envoyé un mémoire au procureur général de la Roumanie et le dossier fut rouvert. Ecœuré par les tribulations des gens au pouvoir, dont le comportement de sauvage fait que les exploits du PSD dans le département de Timiş dépassent même ceux de la capitale, le professeur V.B. a renoncé aux services de son avocat et perdu dans le cadre du recours introduit par M. Gâtlan. Le bourreau a seulement été condamné à payer à la famille de la victime 20  millions de lei à titre de dommages et intérêts. Le professeur V.B. a alors essayé une dernière stratégie pour mettre M. Gâtlan hors jeu. Peu de temps avant la désignation de préfets et de sous-préfets, il a fait des efforts désespérés pour avertir le ministre de la Fonction publique et le Premier ministre que M. Gâtlan n’était pas digne de la fonction de sous-préfet. Car c’est un meurtrier par imprudence.
Les jeux sont déjà faits et celui qui tire les ficelles en faveur de la nomination de M. Gâtlan est l’actuel ministre de l’Agriculture, I.S. Initialement, la cause de V.B. avait été soutenue jusque devant le Premier ministre par son collègue P.A., député PSD du département de Timiş et professeur d’université. Mais, sous la pression exercée par le recteur de l’Ecole polytechnique de Tmişoara et membre important du PSD, V.B. a été contrait à renoncer sans conditions et à se taire. Les mêmes sources affirment que le recteur a été vivement convaincu par I.S. [le ministre de l’Agriculture] de convaincre à son tour V.B. de renoncer à sa plainte contre M. Gâtlan. Et ce dernier, en guise de remerciement pour avoir été innocenté et blanchi devant ses supérieurs, n’a jamais adressé d’excuse, même de pure forme, à la famille de la victime.
On suppose que pour nos lecteurs, le fait que M. Gâtlan soit le plus grand partisan de l’élection de I.S. à la présidence de l’organisation départementale du PSD n’est plus un secret. »
2.  Les poursuites contre le requérant
Le 25 septembre 2001, M. Gâtlan, estimant que le requérant avait formulé dans son article plusieurs affirmations diffamatoires et injurieuses, contraires aux articles 205 et 206 du code pénal, déposa une plainte pénale devant le tribunal de première instance de Timisoara. Il se constitua également partie civile à l’encontre du requérant et de l’hebdomadaire Academia Caţavencu, partie civilement responsable.
Bien que le requérant ait été cité à comparaître et qu’un mandat d’amener ait été délivré à son encontre, il ne se présenta à aucune audience devant le tribunal. Il ne fit pas non plus d’offre de preuve pour assurer sa défense.
Par un jugement du 6 mars 2002, le tribunal rejeta la plainte pénale, estimant qu’il ne ressortait pas des preuves versées au dossier que le requérant avait publié l’article dans l’intention d’insulter ou de diffamer le plaignant. Dès lors, le tribunal relaxa le requérant, considérant qu’en l’espèce il manquait l’un des éléments constitutifs des infractions d’injure et de diffamation, à savoir l’intention.
Toutefois, le tribunal observa que le requérant avait accusé le plaignant d’avoir provoqué un accident de circulation en conduisant en état d’ivresse, ainsi que d’avoir destitué abusivement le secrétaire général de la préfecture et le maire d’une commune. Or le tribunal estima que ces affirmations étaient inexactes dès lors que les tribunaux qui avaient jugé M. Gâtlan pour homicide involontaire n’avaient pas retenu à sa charge la conduite en état d’ivresse. Il observa également que les deux personnes susmentionnées avaient été destituées par ordre du préfet, sans qu’une quelconque influence du plaignant ait été décelée.
Au vu de ces circonstances, le tribunal jugea qu’il s’avérait nécessaire d’allouer au plaignant des dommages et intérêts, car, même si les faits reprochés au requérant ne relevaient pas de la sphère du droit pénal, ils étaient de nature à entraîner sa responsabilité civile dès lors qu’il avait omis de procéder à une vérification attentive des faits mentionnés dans l’article. Par conséquent, en vertu des articles 998 et 999 du code civil, le tribunal condamna le requérant, solidairement avec l’hebdomadaire, à verser au plaignant cinq millions de lei au titre du préjudice moral subi.
Le requérant, l’hebdomadaire Academia Caţavencu ainsi que le plaignant formèrent un recours contre ce jugement devant le tribunal départemental de Timiş. Le requérant contesta l’octroi d’une indemnité pour dommage moral, estimant que le plaignant n’avait pas fait la preuve de l’existence d’un tel préjudice. Le plaignant demanda quant à lui la condamnation du requérant pour injur et diffamation, ainsi que la majoration de l’indemnité.
Le 7 juin 2002, le tribunal accueillit la demande d’ajournement formulée par l’avocat du requérant. Au cours de l’audience du 3 juillet 2002, l’avocat du requérant souleva une exception d’inconstitutionnalité des deux premiers alinéas de l’article 346 du code de procédure pénale et demanda au tribunal de surseoir à statuer sur le fond et de renvoyer le dossier à la Cour constitutionnelle. Il faisait notamment valoir que la possibilité pour un tribunal pénal de statuer sur une demande de dommages et intérêts sans que la partie civile ne paie de droit de timbre alors que l’inculpé avait été relaxé était contraire aux principes constitutionnels de la protection de la propriété privée et de l’interdiction des discriminations quant au paiement des taxes et impôts. En l’espèce, l’avocat alléguait que cette exonération constituait pour la partie civile un privilège injustifié par rapport aux personnes qui, pour avoir accès à un tribunal civil, devaient verser un droit de timbre proportionnel à la somme réclamée.
Le 8 juillet 2002, en vertu des troisième et sixième alinéas de l’article 23 de la loi no 47/1992 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, le tribunal déclara l’exception irrecevable au motif que la Cour constitutionnelle s’était déjà prononcée plusieurs fois, notamment les 2 décembre 1997, 3 février 1998, 1er février et 23 mai 2001, sur la constitutionnalité de l’article litigieux et l’avait déclaré conforme à la Constitution.
Le 19 novembre 2002, l’avocat du requérant déposa auprès du greffe du tribunal départemental un mémoire par lequel il soulevait l’exception d’inconstitutionnalité du premier et du sixième alinéa de l’article 23 de la loi no 47/1992. Il estimait que la condition posée par le premier alinéa de cet article pour qu’une exception soit renvoyée devant la Cour constitutionnelle, à savoir le caractère déterminant pour l’issue du litige de la disposition contestée, laissait aux tribunaux une marge d’appréciation discrétionnaire, enfreignant ainsi le principe constitutionnel du libre accès à un tribunal. Soulignant que le troisième alinéa de l’article précité ne s’opposait qu’au renvoi devant la Cour constitutionnelle des exceptions concernant des dispositions qui avaient déjà été déclarées inconstitutionnelles, l’avocat conclut que le tribunal aurait dû soumettre à la Cour constitutionnelle la première exception qu’il avait soulevée.
Le 20 novembre 2002, le tribunal observa que ni le requérant ni son avocat ne s’étaient présentés, bien que l’intéressé eût été régulièrement cité à comparaître. Au cours de la même audience, le tribunal rejeta l’exception d’inconstitutionnalité soulevée la veille, estimant qu’elle avait déjà fait l’objet d’un examen au cours de l’audience du 3 juillet 2002.
Les débats eurent lieu le même jour et, rejugeant l’affaire sur le fond, le tribunal accueillit le recours du plaignant et condamna le requérant pour insulte et diffamation à une amende pénale de cinq cent mille lei. Il le condamna également, solidairement avec l’hebdomadaire, à verser au plaignant dix millions de lei en réparation du préjudice moral.
Le tribunal jugea que les affirmations concernant la destitution du maire d’une commune et la conduite en état d’ivresse étaient diffamatoires dès lors qu’elles étaient dépourvues de base factuelle et que le requérant aurait pu connaître la réalité en procédant à une vérification des faits minimale. A cet égard, le tribunal souligna que le maire en cause avait été destitué par un ordre du préfet du 30 mars 2001, publié en juillet 2001, et que par un arrêt définitif du 8 novembre 2000, la cour d’appel de Timisoara avait innocenté le plaignant pour l’accident de la circulation, retenant la faute exclusive de la victime, qui avait fait preuve de négligence en traversant la rue.
Au vu des mêmes circonstances, le tribunal jugea que l’utilisation du terme « bourreau » était injurieuse.
Dans une opinion dissidente, l’un des juges estima que le requérant devait être relaxé car il fallait tenir compte du fait que l’hebdomadaire Academia Caţavencu était connu pour être une publication satirique qui dévoilait fréquemment des aspects liés aux comportements professionnel et privé des hommes politiques. Il ajouta que le plaignant aurait pu obtenir satisfaction en faisant usage de son droit de réponse.
B.  Le droit interne pertinent
1.  Code pénal
Article 205
« L’atteinte à l’honneur et à la réputation d’une personne par des paroles, des gestes ou par d’autres moyens est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée allant d’un mois à deux ans ou d’une amende. »
Article 206
« L’affirmation ou l’imputation en public d’un certain fait concernant une personne, fait qui, s’il était vrai, exposerait cette personne à une sanction pénale, administrative ou disciplinaire, ou au mépris public, est punie d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à trois ans, ou d’une peine d’amende. »
Article 207
« La preuve de la véracité d’une affirmation ou imputation peut être accueillie si l’affirmation ou l’imputation a été commise pour la défense d’un intérêt légitime. Les agissements au sujet desquels la preuve de la vérité a été faite ne constituent pas l’infraction d’insulte ou de diffamation. »
2.  Code civil
Article 998
« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Article 999
« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »
3.  Code de procédure pénale
Article 15
« La victime d’une infraction peut se constituer partie civile contre l’accusé, l’inculpé ou la partie civilement responsable (...).
L’action civile est exonérée des droits de timbre. »
Article 346
« Le tribunal qui décide de la condamnation pénale, de l’acquittement ou de la relaxe, statue, par la même décision, sur l’action civile en dommages-intérêts.
Quand la relaxe a été prononcée (...) en raison de l’absence de l’un des éléments constitutifs de l’infraction, le tribunal peut ordonner la réparation du dommage conformément aux règles du droit civil. »
4.  Loi no 47/1992 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle
Article 23
« La Cour constitutionnelle se prononce sur les exceptions soulevées devant les tribunaux concernant la constitutionnalité des dispositions d’une loi ou d’un décret [gouvernemental], ou d’une disposition d’une loi ou d’un décret [gouvernemental] en vigueur et déterminante pour l’issue du litige.
L’exception peut être soulevée d’office ou par l’une des parties.
Les dispositions qui ont été déclarées inconstitutionnelles par une décision antérieure de la Cour constitutionnelle (...) ne peuvent pas faire l’objet d’une exception d’inconstitutionnalité.
La Cour constitutionnelle est saisie par une décision avant dire droit du tribunal devant lequel l’exception a été soulevée (...)
Pendant l’examen de l’exception par la Cour constitutionnelle, le tribunal surseoit à statuer.
Si l’exception est irrecevable parce que contraire aux trois premiers alinéas du présent article, le tribunal la rejette par une décision motivée, sans saisir la Cour constitutionnelle. »
GRIEFS
1.  Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant allègue que sa condamnation constitue une ingérence injustifiée dans son droit à la liberté d’expression.
2.  Il soutient ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant le tribunal départemental de Timiş, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention. D’une part, il se plaint d’avoir été condamné sans avoir été entendu personnellement par le tribunal. D’autre part, il soutient que le refus de renvoyer à la Cour constitutionnelle les deux exceptions d’inconstitutionnalité qu’il avait soulevées a porté atteinte à son droit à un procès équitable.
EN DROIT
1.  Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression et allègue la violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
Le requérant affirme que la condamnation n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » dès lors qu’il n’a fait qu’informer de bonne foi l’opinion publique sur un sujet d’intérêt général, à savoir le comportement d’un homme politique occupant une fonction importante dans l’administration locale.
La Cour estime d’emblée que la condamnation pénale et civile du requérant s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression au sens du premier paragraphe de l’article 10 de la Convention. Sans aucun doute, au vu des décisions nationales, l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir les articles 205 et 206 du code pénal et 998 et 999 du code civil. Elle poursuivait également un but légitime, à savoir « la protection des droits d’autrui », plus particulièrement la réputation de M. Gâtlan, le sous-préfet du département de Timiş. Reste à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
La Cour rappelle que l’adjectif « nécessaire » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention implique l’existence d’un « besoin social impérieux » correspondant à l’ingérence litigieuse. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, Recueil des arrêts et décisions 2003-V).
A cet égard, il convient de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude.
Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que le fait de mettre directement en cause des personnes déterminées implique l’obligation de fournir une base factuelle suffisante et que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II, et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 98-101, 17 décembre 2004).
Enfin, la Cour rappelle qu’en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la protection offerte par l’article 10 de la Convention aux journalistes est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, Recueil 2004-II).
En l’espèce, la Cour relève que l’article incriminé portait sur un thème d’intérêt général, à savoir la conduite d’un sous-préfet, homme politique et haut fonctionnaire de l’administration locale. Les juridictions internes ont considéré qu’en l’absence de bonne foi et de base factuelle les affirmations du requérant concernant la destitution du maire d’une commune et la conduite en état d’ivresse, ainsi que l’emploi du terme « bourreau » à l’égard du sous-préfet, avaient porté atteinte à la réputation de ce dernier, justifiant la condamnation pénale et civile du requérant.
A l’instar des juridictions internes, la Cour estime que les deux premières affirmations n’avaient aucune base factuelle. En l’occurrence, la destitution du maire en question avait été ordonnée par le préfet pour des raisons étrangères à l’activité et au comportement du sous-préfet. La Cour note également que, dans le procès pénal qui s’est déroulé à la suite de l’accident de circulation dans lequel le sous-préfet avait été impliqué, il n’a nullement été question de la prétendue conduite en état d’ivresse.
Pour autant que le requérant allègue sa bonne foi, la Cour observe que, bien qu’il ait eu connaissance de l’ordre du préfet concernant la destitution du maire et des décisions rendues dans le procès pénal susmentionné, le requérant a toutefois publié les deux allégations litigieuses, qui sont de toute évidence contredites par ces documents. Dès lors, à l’instar des tribunaux internes, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant tirée de sa prétendue bonne foi.
Quant à l’emploi du terme « bourreau », qui désigne une personne chargée d’appliquer la torture ou d’infliger la peine de mort, la Cour estime que, bien qu’il pût s’analyser en un jugement de valeur et malgré le caractère satirique de l’hebdomadaire Academia Caţavencu, il était de nature à offenser le plaignant, puisque celui-ci avait déjà été jugé et déclaré non coupable.
Dès lors, la Cour ne croit pas que l’on puisse voir là le recours à la « dose d’exagération » ou de « provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 49, Recueil, 1999-VI). Selon elle, il s’agit de la présentation déformée de la réalité, en absence de toute base factuelle (voir, mutatis mutandis, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 73, CEDH 2000-VIII).
Par conséquent, la Cour juge « pertinents et suffisants » les motifs retenus par les juridictions internes pour conclure que le requérant avait porté atteinte à la réputation du sous-préfet et pour le condamner.
Quant à la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, la Cour relève que le requérant a été condamné à une amende pénale, ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son égard un degré élevé de gravité. Toutefois, la Cour note que le montant de cette amende était plutôt symbolique, à savoir l’équivalent de quatorze euros.
La Cour relève également que les dommages et intérêts que le requérant a été condamné à payer solidairement avec l’hebdomadaire étaient d’un montant modéré, correspondant à 298 euros.
Enfin, la Cour note que l’attitude du requérant pendant la procédure pénale dirigée contre lui a été particulièrement désinvolte. Elle constate en effet que le requérant a fait preuve d’un manque d’intérêt manifeste pour le procès, ne se présentant ni aux audiences devant le tribunal de première instance ni à celles devant le tribunal départemental, alors qu’il avait été régulièrement cité à comparaître et que le tribunal de première instance avait délivré un mandat d amener à son encontre (voir, mutatis mutandis, Cump n  et Maz re c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 104, 17 décembre 2004). Au surplus, il n’a à aucun moment tenté de contester les accusations portées contre lui.
Au vu des circonstances de l’espèce, la Cour estime que la condamnation du requérant n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi et que l’ingérence litigieuse peut, dès lors, passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2.  Le requérant allègue ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant le tribunal départemental en raison de sa condamnation prononcée en son absence ainsi que du refus du tribunal de renvoyer à la Cour constitutionnelle deux exceptions d’inconstitutionnalité. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
La Cour note que ce grief comporte deux branches distinctes, qu’elle examinera successivement.
A.  La condamnation du requérant en son absence
Le requérant se plaint d’avoir été condamné par le tribunal départemental de Bucarest sans que celui-ci l’entende en personne. Il se fonde sur l’arrêt Constantinescu précité, dans lequel la Cour a conclu à la violation du droit à un procès équitable en raison de la méconnaissance du droit du requérant d’être entendu par le tribunal pendant les débats. Dès lors, il estime que dans la présente affaire, il y a eu également violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
La Cour rappelle que lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité du procès, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne par l’accusé (Constantinescu, arrêt précité, § 55).
Toutefois, à la différence de l’affaire Constantinescu, où malgré sa présence à l’audience le requérant n’avait pas été entendu, la Cour relève à nouveau que, dans la présente affaire, le requérant s’est totalement désintéressé du procès, en s’abstenant d’assister à toutes les audiences devant les tribunaux internes.
Dès lors, observant qu’aucun manquement à la procédure interne ne saurait être reproché au tribunal départemental, la Cour estime que le fait que le requérant n’a pas été entendu devant ce tribunal n’a pas porté atteinte à l’équité de la procédure.
Il s’ensuit que cette première branche du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B.  Le refus de renvoyer deux exceptions d’inconstitutionnalité à la Cour constitutionnelle
Le requérant dénonce le fait que le tribunal départemental de Timiş a rejeté deux exceptions d’inconstitutionnalité qu’il l’avait invité à soumettre à la Cour constitutionnelle. Selon lui, en vertu de l’article 23 § 3 de la loi no 47/1992 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, le tribunal départemental était tenu de donner suite à sa première exception concernant l’article 346 du code de procédure pénale, même si la Cour constitutionnelle s’était déjà prononcée sur la constitutionalité de cet article et l’avait jugé conforme à la Constitution. Il estime également qu’en rejetant sa seconde exception au motif qu’il s’était déjà prononcé le tribunal a porté une seconde fois atteinte à son droit d’accès à la Cour constitutionnelle, dès lors que la seconde exception visait une autre disposition, à savoir l’article 23 de la loi no 47/1992.
La Cour rappelle, tout d’abord, que la Convention ne garantit pas, comme tel, le droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par une juridiction interne devant une autre instance nationale ou internationale.
Elle rappelle aussi sa jurisprudence selon laquelle le droit de saisir un tribunal par la voie d’une question préjudicielle ne peut pas non plus être absolu, même lorsqu’une législation réserve un domaine juridique à la seule appréciation d’un tribunal et prévoit pour les autres juridictions l’obligation de lui soumettre, sans réserve, toutes les questions qui s’y rapportent. Il est conforme au fonctionnement de pareil mécanisme que le juge vérifie s’il peut ou doit poser une question préjudicielle, en s’assurant que celle-ci doit être résolue pour permettre de trancher le litige dont il est appelé à connaître. Cela étant, il n’est pas exclu que, dans certaines circonstances, le refus opposé par une juridiction nationale, appelée à se prononcer en dernière instance, puisse porter atteinte au principe de l’équité de la procédure, tel qu’énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, en particulier lorsqu’un tel refus apparaît entaché d’arbitraire (Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 114, CEDH 2000-VII, et Wynen c. Belgique, no 32576/96, § 41, CEDH 2002-VIII).
La Cour estime que tel n’est pas le cas en l’espèce. En effet, le tribunal départemental a pris en compte le grief du requérant concernant la constitutionnalité de l’article 346 du code de procédure pénale ainsi que sa demande de renvoi de l’exception devant la Cour constitutionnelle. Il s’est ensuite prononcé par une décision suffisamment motivée, en retenant que cet article avait fait plusieurs fois l’objet d’un contrôle de la Cour constitutionnelle qui l’avait chaque fois déclaré conforme à la Constitution. Dès lors, un nouveau contrôle était probablement inutile.
Pour ce qui est de la deuxième exception soulevée et dirigée contre l’article 23 de la loi sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, la Cour note qu’elle ne concernait pas une disposition dont dépendait l’issue du litige.
Certes, le fait que le tribunal ait rejeté la première exception sur le fondement de l’article 23 § 3 de la loi no 47/1992 et la seconde au motif qu’il s’était déjà prononcé sur la question pourrait être qualifié d’erreur de droit dès lors que l’article susmentionné n’interdit pas le renvoi, devant la Cour constitutionnelle, des exceptions qui ont déjà fait l’objet d’un contrôle de la part de celle-ci.
Toutefois, la Cour rappelle que l’interprétation de la législation interne incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux et qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Garcia Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I).
En l’espèce, pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour ne saurait considérer ce refus comme étant arbitraire et de nature à porter atteinte au principe de l’équité de la procédure (mutatis mutandis, Dotta c. Italie (déc.), no 38399/97, 7 septembre 1999, et Kefalas et autres c. Grèce (déc.), no 40051/02, 17 mars 2005).
Il s’ensuit que cette seconde branche du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič   Greffier Président
DÉCISION IVANCIUC c. ROUMANIE
DÉCISION IVANCIUC c. ROUMANIE 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 18624/03
Date de la décision : 08/09/2005
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Partiellement recevable

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 34) VICTIME, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-3) MANIFESTEMENT MAL FONDE, (Art. 35-3) RATIONE PERSONAE, (Art. 35-3) RATIONE TEMPORIS, (Art. 6) PROCEDURE D'EXECUTION, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE


Parties
Demandeurs : IVANCIUC
Défendeurs : ROUMANIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-09-08;18624.03 ?
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