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05/10/2006 | CEDH | N°72881/01

CEDH | AFFAIRE DU BUREAU MOSCOVITE DE L'ARMEE DU SALUT c. RUSSIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BRANCHE DE MOSCOU DE L’ARMÉE DU SALUT c. RUSSIE
(Requête no 72881/01)
ARRÊT
STRASBOURG
5 octobre 2006
DÉFINITIF
05/01/2007
En l’affaire Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Elisabeth Steiner,   Khanlar Hajiyev,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de sect

ion,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à c...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BRANCHE DE MOSCOU DE L’ARMÉE DU SALUT c. RUSSIE
(Requête no 72881/01)
ARRÊT
STRASBOURG
5 octobre 2006
DÉFINITIF
05/01/2007
En l’affaire Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Elisabeth Steiner,   Khanlar Hajiyev,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 72881/01) dirigée contre la Fédération de Russie et dont la Branche de Moscou de l’Armée du Salut (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 mai 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante est représentée par Me V. Riakhovski et Me A. Ptchelintsev (Centre de droit slave), avocats à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») est représenté par M. P. Laptev, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3.  La requérante se plaignait, en particulier, de ce que les autorités internes eussent refusé de faire droit à sa demande de réinscription en tant que personne morale.
4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 24 juin 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
6.  Le Gouvernement a déposé des observations écrites, mais non le requérant (article 59 § 1 du règlement). Après consultation des parties, la chambre a décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine).
7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A.  Genèse de l’affaire
8.  L’Armée du Salut eut des activités officielles en Russie de 1913 à 1923 avant d’être dissoute en tant qu’« organisation antisoviétique ».
9.  Elle reprit ses activités dans le pays en 1992 après qu’un groupe de ressortissants russes se fut réuni et eut adopté les statuts de la branche de Moscou de l’Armée du Salut.
10.  Le 6 mai 1992, le département de la Justice du conseil des députés du peuple de la ville de Moscou inscrivit la requérante en tant qu’organisation religieuse dotée du statut de personne morale.
11.  Le 12 septembre 1997, le département de la Justice de Moscou procéda à l’inscription des statuts modifiés de la requérante.
B.  Refus d’autoriser la requérante à se réinscrire
12.  Le 1er octobre 1997, une nouvelle loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses (« la loi sur les religions »)entra en vigueur. Elle imposait à toutes les associations religieuses ayant précédemment obtenu le statut de personne morale de mettre leurs statuts en conformité avec ses dispositions et de se réinscrire avant le 31 décembre 1999.
13.  Le 18 février 1999, la requérante introduisit auprès du département de la Justice de Moscou une demande de réinscription en tant qu’organisation religieuse locale.
14.  Le 16 août 1999, le responsable adjoint du département de la Justice de Moscou informa la requérante que sa demande de réinscription était refusée, pour les trois motifs suivants : premièrement, seuls cinq membres avaient assisté à la réunion du Conseil financier (l’instance dirigeante de la requérante) au cours de laquelle les modifications aux textes fondateurs avaient été adoptées, alors que les organisations religieuses étaient tenues, en vertu de la loi sur les religions, d’avoir au moins dix membres fondateurs ; deuxièmement, il n’avait pas été joint de visas pour les membres étrangers de la requérante, ni d’autres documents justifiant de leur séjour régulier sur le territoire russe ; troisièmement, la requérante était subordonnée à une organisation religieuse centralisée sise à Londres, et le responsable adjoint en déduisait qu’elle était « très probablement » la représentation locale d’une organisation religieuse étrangère pour le compte et sous les ordres de laquelle elle agissait. Il estimait donc que ses activités devaient être régies par le décret gouvernemental no 130 (paragraphe 46 ci-dessous).
15.  Le 7 septembre 1999, la requérante contesta ce refus devant le tribunal du district de Presnia à Moscou. Le département de la Justice de Moscou présenta des observations écrites, dans lesquelles il invoquait un nouveau motif pour le refus de l’inscription :
« (...) Selon l’article 6 de la Charte1, les membres de la Branche comprennent des adhérents, des soldats, des officiers locaux et des officiers placés sous la responsabilité d’un officier commandant nommé par les instances de Londres. Ils portent un uniforme et accomplissent un service. Il s’agit donc d’une organisation paramilitaire.
En vertu du décret présidentiel no 310 du 23 mars 1995 « sur les mesures de coordination des autorités publiques dans la lutte contre le fascisme et autres formes d’extrémisme politique en Fédération de Russie », il ne peut être établi de formations paramilitaires en Fédération de Russie.
L’utilisation du mot « armée » dans le nom d’une organisation religieuse ne nous apparaît pas légitime. Selon la définition du Grand dictionnaire encyclopédique, ce mot désigne : « 1. L’ensemble des forces armées d’un Etat (...) »
Dans le reste de son argumentation, le département de la Justice répétait et développait les motifs de refus invoqués dans sa lettre du 16 août 1999.
16.  Le 5 juillet 2000, le tribunal du district de Presnia rendit son jugement. Il conclut, premièrement, que la requérante était la représentation locale de l’organisation religieuse internationale « L’Armée du Salut » et ne pouvait donc être autorisée à s’inscrire en tant qu’organisation religieuse indépendante, non plus, par conséquent, qu’à se réinscrire. Deuxièmement, il se référa à l’article 13 § 5 de la Constitution, qui interdisait la fondation et l’exploitation d’associations publiques prônant un changement par la violence des principes constitutionnels de la Fédération de Russie ou la destruction de son intégrité, portant atteinte à la sûreté de l’Etat, créant des formations paramilitaires ou causant des divisions ou des conflits sociaux, raciaux, ethniques ou religieux. Le raisonnement du tribunal était le suivant :
« L’analyse de la Charte a montré, d’une part, que certaines de ses dispositions étaient empreintes de discipline militaire, les membres de l’organisation religieuse devant une subordination aveugle à la hiérarchie, et d’autre part que la hiérarchie et l’organisation dans son ensemble étaient exonérées de toute responsabilité pour les activités de leurs membres. Ainsi, selon l’article 6 § 3 de la Charte, « les membres de la Branche se conforment aux ordres et règlements de l’Armée du Salut ainsi qu’aux instructions de l’officier commandant », (...) « la Branche dans son ensemble ne saurait être tenue pour responsable des infractions à la législation de la Fédération de Russie commises par ses membres ». Il ressort de ce libellé que la Charte suppose que les membres de l’organisation enfreindront inévitablement la loi russe lorsqu’ils exécuteront les ordres et règlements de l’Armée du Salut et les instructions de l’officier commandant (...). La Branche décline toute responsabilité pour les activités illégales de ses membres dans le cadre de leur service. »
Troisièmement, le tribunal souligna que les motifs d’une liquidation judiciaire éventuelle de la requérante figurant dans ses statuts n’étaient pas conformes à ceux prévus par la loi russe. Enfin, il estima que la requérante n’avait pas divulgué ses objectifs, les statuts ne décrivant pas « toutes les décisions, règles et traditions de l’Armée du Salut ».
17.  Le 28 novembre 2000, le tribunal de Moscou confirma ce jugement en appel, dans une décision centrée essentiellement sur les liens de la requérante avec l’étranger. Il souligna que l’organe exécutif de l’organisation comprenait cinq ressortissants étrangers titulaires de visas à entrées multiples mais non de permis de résidence, alors que l’article 9 § 1 de la loi sur les religions exigeait que les membres fondateurs fussent de nationalité russe. Relevant que le siège de l’Armée du Salut était situé à l’étranger et que le nom de la requérante comprenait le mot « branche », il conclut que c’était à bon droit que le département de la Justice de Moscou avait déclaré que la requérante devait être inscrite en tant que représentation locale d’une organisation religieuse étrangère. A titre subsidiaire, il souscrivit à la conclusion du tribunal du district selon laquelle les statuts n’indiquaient pas l’affiliation religieuse exacte des membres de la Branche, l’organisation étant décrite comme « chrétienne protestante évangélique », que certaines clauses des statuts faisaient référence à « la foi de l’Armée du Salut » et que l’objectif déclaré était « l’avancement de la foi chrétienne ». Sur la question de savoir si les activités de la requérante étaient de nature paramilitaire, le tribunal déclara :
« Les arguments selon lesquels [la requérante] n’est pas une organisation paramilitaire n’altèrent en rien les conclusions du tribunal [de première instance], qui estime qu’elle est la représentation locale d’une organisation religieuse étrangère, l’Armée du Salut, et que les documents communiqués aux fins de réinscription ne sont pas conformes aux exigences de la loi russe. »
18.  Le 12 juillet 2000, le ministère de l’Education de la Fédération de Russie adressa aux départements régionaux de l’éducation une instruction « sur les activités des associations religieuses non traditionnelles sur le territoire de la Fédération de Russie » qui comportait le passage suivant :
« (...) l’organisation religieuse internationale appelée l’Armée du Salut étend ses activités dans le centre de la Russie. Ses adeptes tentent d’influencer les jeunes et les militaires. L’Armée du Salut représente officiellement la branche protestante évangélique du christianisme, mais il s’agit par essence d’une organisation religieuse quasi militaire à la hiérarchie rigide. L’Armée du Salut est gérée et financée depuis l’étranger. »
Selon la requérante, cet extrait est la retranscription exacte d’une fiche d’information établie par le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie et transmise au ministère de l’Education le 29 mai 2000.
19.  Le 31 décembre 2000, le délai de réinscription des organisations religieuses arriva à expiration. Les organisations n’ayant pas obtenu leur réinscription devinrent susceptibles de dissolution par les tribunaux.
20.  Le 2 août et le 10 septembre 2001, le tribunal de Moscou et la Cour suprême de la Fédération de Russie, respectivement, rejetèrent la demande d’introduction d’un recours en révision déposée par la requérante.
C.  Procédure de dissolution de la requérante
21.  Le 29 mai 2001, le département de la Justice de Moscou introduisit une action en dissolution visant la requérante.
22.  Le 12 septembre 2001, le tribunal du district de Taganka à Moscou prononça la dissolution. Considérant que la requérante n’avait pas averti à temps le département de la Justice de Moscou de la poursuite de son activité et n’avait pas obtenu sa réinscription dans le délai imparti par la loi sur les religions, il conclut qu’elle avait cessé ses activités et qu’elle devait perdre le statut de personne morale et être radiée du registre national des personnes morales. Le 6 décembre 2001, le tribunal de Moscou confirma ce jugement.
23.  Le 10 septembre 2001, la requérante contesta devant la Cour constitutionnelle la constitutionnalité de l’article 27 § 4 de la loi sur les religions, qui prévoyait la dissolution des organisations religieuses n’ayant pas obtenu leur réinscription avant l’expiration du délai. Elle plaidait que la dissolution imposée par la disposition litigieuse constituait une forme de sanction pouvant être infligée à une organisation religieuse pour des motifs purement formels, sans que celle-ci eût commis la moindre violation ou infraction. Elle soutenait que la possibilité d’imposer une sanction en l’absence de faute préalable était incompatible avec l’état de droit et portait atteinte à ses droits constitutionnels.
24.  Le 7 février 2002, la Cour constitutionnelle se prononça sur ce recours. Elle conclut que la réinscription d’une organisation religieuse ne pouvait être subordonnée à l’accomplissement de conditions qui avaient été introduites par la loi sur les religions et qui n’existaient pas juridiquement au moment de la fondation de l’organisation en question. Elle estima qu’un tribunal ne pouvait décider de dissoudre une organisation qui n’avait pas mis ses documents en conformité avec la loi que s’il avait été dûment établi que l’organisation avait cessé ses activités ou avait eu des activités illégales. Elle souligna également qu’une décision de justice relative à la dissolution d’une organisation n’ayant pas obtenu sa réinscription devait reposer sur un raisonnement plus approfondi qu’une simple référence à des motifs de dissolution aussi formels que la non-obtention de la réinscription ou la non-communication d’informations sur la poursuite des activités de l’organisation. Enfin, elle ordonna le réexamen des aspects de l’affaire concernés par l’interprétation différente qu’elle livrait de la loi sur les religions.
25.  Le 1er août 2002, le présidium du tribunal de Moscou annula le jugement du 12 septembre 2001 et renvoya l’affaire devant une chambre composée différemment aux fins d’un nouvel examen.
26.  Le 18 février 2003, le tribunal du district de Taganka à Moscou rejeta l’action en dissolution de la requérante introduite par le département de la Justice de Moscou. Il fonda sa décision sur celle de la Cour constitutionnelle.
27.  Le 20 mars 2003, le département de la Justice de Moscou interjeta appel. Il arguait, premièrement, que les décisions de justice confirmant son refus de la réinscription restaient applicables et, deuxièmement, que la mention d’informations sur la requérante dans le registre national centralisé des personnes morales ne constituait pas une réinscription au sens de la loi sur les religions.
28.  Le 16 avril 2003, le tribunal de Moscou rejeta l’appel et confirma le jugement du tribunal du district du 18 février 2003.
D.  Effets du refus de réinscription
29.  La requérante allègue que le refus de la réinscrire a nui à ses activités.
30.  Elle soutient qu’après l’expiration, le 31 décembre 2000, du délai de réinscription, elle a dû, pour éviter qu’ils ne soient saisis, transférer ses avoirs à la communauté de l’Armée du Salut qui avait été réinscrite au niveau fédéral. Ce transfert lui aurait pris énormément de temps et d’énergie, et il aurait porté sur les éléments suivants : titres de trois propriétés, certificats de propriété et d’immatriculation de quatorze véhicules, ouverture d’un nouveau compte bancaire, remplacement des contrats de chacun des employés, renégociation de vingt-six contrats de location, etc. Chacun de ces transferts aurait nécessité des démarches bureaucratiques complexes et monopolisé des ressources normalement destinées à l’activité religieuse.
31.  Ce refus aurait également donné lieu à une publicité négative qui aurait gravement nui aux efforts qu’elle déploie pour réunir des fonds aux fins de ses activités caritatives et qui aurait rendu les propriétaires méfiants à son égard et les aurait incités à refuser de négocier des baux avec elle.
32.  Dans un quartier au moins, elle aurait été amenée à cesser d’apporter des repas chauds à des personnes âgées incapables de sortir de chez elles, un responsable de l’administration locale lui ayant refusé sa collaboration au motif qu’elle n’avait pas d’inscription officielle.
33.  Du fait de la non-réinscription, vingt-cinq employés étrangers et sept employés russes non moscovites auraient été dans l’impossibilité d’obtenir leur titre de résidence à Moscou, document légalement obligatoire pour toute personne restant dans la ville plus de trois jours.
E.  Statuts de la requérante
34.  Les statuts de la requérante, approuvés le 6 mai 1992 et modifiés le 2 septembre 1997, sont en leurs parties pertinentes libellés ainsi :
§ 1 – Dispositions générales
« 1.  L’association religieuse dénommée Branche de Moscou de l’Armée du Salut, organisation caritative à but non lucratif, a été fondée par ses premiers membres (...) en vue de professer la religion chrétienne et de l’étendre (...)
2.  Les premiers membres sont des personnes qui mettent en pratique les articles de foi de l’Armée du Salut décrits au tableau I annexé aux présents statuts (...)
3.  La Branche fait partie de l’Armée du Salut, organisation religieuse internationale, à laquelle elle est subordonnée.
5.  Les activités religieuses de la Branche sont déterminées conformément aux articles de foi de l’Armée du Salut, église chrétienne évangélique. »
§ 2 – Objectifs, tâches et formes d’activités
« 1.  Les objectifs de la Branche sont l’avancement de la foi chrétienne telle qu’elle est promulguée dans les doctrines religieuses que l’Armée du Salut professe et enseigne et auxquelles elle croit, la promotion de l’éducation, le soulagement de la pauvreté et d’autres actes de charité (...) »
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  La Constitution de la Fédération de Russie
35.  L’article 29 garantit la liberté de religion, y compris le droit de professer toute religion seul ou en communauté avec d’autres ou de ne professer aucune religion, le droit de choisir, d’entretenir et de partager librement des convictions religieuses ou autres et le droit de les manifester par la pratique.
36.  L’article 30 dispose que chacun a droit à la liberté d’association.
B.  La loi sur les religions
37.  Le 1er octobre 1997, la loi fédérale sur la liberté de conscience et les associations religieuses (loi no 125-FZ du 26 septembre 1997 – « la loi sur les religions ») est entrée en vigueur.
38.  Les documents fondateurs des organisations religieuses constituées avant cette loi devaient être modifiés pour être mis en conformité avec elle. Jusqu’à cette modification, les dispositions de ces documents qui n’étaient pas en contradiction avec la loi demeuraient valides (article 27 § 3).
39.  Par une lettre du 27 décembre 1999 (no 10766-СЮ), le ministère de la Justice a informé ses départements que la loi sur les religions ne créait pas de procédure spéciale pour la réinscription des organisations religieuses et que, l’article 27 § 3 imposant à ces organisations de mettre leurs documents fondateurs en conformité avec cette loi, la procédure applicable était la même que pour l’inscription de modifications aux textes fondateurs prévue à l’article 11 § 11. Cet article disposait que la procédure d’inscription des modifications était la même que la procédure d’inscription d’une organisation religieuse.
40.  La liste des documents à communiquer pour l’inscription était fixée à l’article 11 § 5. Si le centre ou l’organe dirigeant dont dépendait l’organisation était situé hors de Russie, il fallait en outre communiquer une copie certifiée conforme des statuts de ce centre ou de cet organe étranger (article 11 § 6).
41.  En vertu de l’article 12 § 1, l’inscription d’une organisation religieuse pouvait être refusée pour les motifs suivants :
« –  les objectifs et activités de l’organisation religieuse sont contraires à la constitution russe ou aux lois russes – référence faite à des dispositions précises ;
–  l’organisation ne s’est pas vu reconnaître un caractère religieux ;
–  les statuts ou d’autres documents communiqués ne sont pas conformes à la législation russe ou contiennent des informations inexactes ;
–  une autre organisation religieuse a déjà été inscrite sous le même nom ;
–  le ou les fondateur(s) n’ont pas la capacité pour agir. »
42.  L’article 12 § 2 disposait que le refus d’inscription devait être motivé et communiqué par écrit à la partie intéressée. Il était interdit de refuser d’inscrire une organisation religieuse pour des motifs d’opportunité.
43.  Une organisation religieuse pouvait se voir refuser la réinscription s’il existait des motifs de la dissoudre ou d’interdire ses activités sur le fondement de l’article 14 § 2, qui donnait la liste suivante de motifs de dissolution d’une organisation religieuse et d’interdiction de ses activités :
« –  trouble à la sécurité et à l’ordre publics, atteinte à la sûreté de l’Etat ;
–  actions visant un changement par la force des fondements de la structure constitutionnelle de la Fédération de Russie ou la destruction de l’intégrité du pays ;
–  formation d’unités armées ;
–  propagande de guerre, incitation à la discorde ou à la haine sociale, raciale, ethnique ou religieuse ;
–  contrainte visant à détruire la famille ;
–  atteinte à la personnalité, aux droits ou aux libertés des citoyens ;
–  agissements constituant selon la loi une atteinte à la moralité ou à la santé des citoyens, y compris l’utilisation de substances stupéfiantes ou psychoactives, l’hypnose et la commission d’actes dépravés ou contraires à l’ordre public en connexion avec des activités religieuses ;
–  encouragement au suicide ou refus pour des raisons religieuses d’apporter une assistance médicale à des personnes dont la vie ou la santé est en danger ;
–  entrave à l’instruction obligatoire ;
–  contrainte exercée sur des membres et des adeptes d’une association religieuse ou sur d’autres personnes en vue de l’aliénation de leurs biens au profit de l’association ;
–  maintien d’un citoyen dans une association religieuse au moyen de menaces visant sa vie, sa santé ou ses biens, si la menace est susceptible d’être mise à exécution, ou par la force ou la commission d’autres actes portant atteinte à l’ordre public ;
–  incitation des citoyens à refuser de respecter leurs obligations civiques légales ou à commettre d’autres actes portant atteinte à l’ordre public. »
44.  L’article 27 § 4 tel qu’il était libellé à l’origine précisait que la réinscription des organisations religieuses devait se faire avant le 31 décembre 1999. Par la suite, ce délai a été prorogé jusqu’au 31 décembre 2000. A l’expiration du délai, les organisations religieuses devenaient susceptibles d’être dissoutes par une décision de justice rendue à la demande d’une autorité d’inscription.
C.  La procédure d’inscription des personnes morales
45.  Le 1er juillet 2002, une nouvelle loi fédérale sur l’inscription par l’Etat des personnes morales (loi no 129-FZ du 8 août 2001) est entrée en application. L’inscription publique des personnes morales était déléguée au ministère des Taxes et Accises, auquel les organes précédemment responsables des inscriptions devaient transmettre, dans un délai de six mois, les listes et les dossiers des personnes morales inscrites, afin qu’il porte les renseignements correspondants dans le registre national centralisé des personnes morales (décrets gouvernementaux nos 319 du 17 mai 2002 et 438 et 441 du 19 juin 2002).
D.  Les représentations locales d’organisations religieuses étrangères
46.  Par le décret no 130 du 2 février 1998, le gouvernement a approuvé la procédure d’inscription des représentations locales d’organisations religieuses étrangères. Le texte définit une organisation religieuse étrangère comme une organisation constituée hors de Russie en vertu des lois d’un Etat étranger (point 2). La représentation d’une organisation religieuse étrangère n’a pas le statut de personne morale (point 3) et ne peut pas entreprendre d’activités rituelles et religieuses (point 5).
III.  DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
47.  Le Rapport de la Commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe (Commission de suivi, doc. 9396, 26 mars 2002) sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie indique, en ses parties pertinentes :
« 95.  La Constitution de la Fédération de Russie protège la liberté de conscience et la liberté religieuse (article 28), ainsi que l’égalité des associations religieuses devant la loi et la séparation de l’église et de l’Etat (article 14), et offre une protection contre toute discrimination pour des motifs religieux (article 19). La loi de décembre 1990 sur la liberté religieuse s’est traduite par une reprise considérable des activités religieuses dans le pays. Selon des congrégations religieuses rencontrées à Moscou, cette loi a ouvert une nouvelle ère, et entraîné une revitalisation des églises. Elle a été remplacée, le 26 septembre 1997, par une nouvelle loi fédérale sur la liberté de conscience et [les] associations religieuses. Cette législation a été critiquée aux niveaux national et international au motif qu’elle fait fi du principe d’égalité entre les religions.
96.  (...) En février 2001, le médiateur chargé des droits de l’homme, M. Oleg Mironov, a reconnu que de nombreux articles de la loi de 1997 sur la liberté de conscience et les associations religieuses ne satisfont pas aux obligations internationales de la Russie en matière de droits de l’homme. Selon lui, nombre de ses dispositions ont conduit à des discriminations contre diverses confessions et devraient en conséquence être modifiées.
97.  Dans son préambule, la loi reconnaît « le rôle spécifique de la religion orthodoxe dans l’histoire de la Russie et dans le fondement et l’essor de sa vie spirituelle et culturelle » et respecte « le Christianisme, l’Islam, le Bouddhisme, le Judaïsme et d’autres religions faisant partie intégrante du patrimoine historique des peuples de la Fédération de Russie ». (...)
98.  Aux termes des réglementations du ministère de la Justice – responsable de l’application de la loi sur la liberté de conscience et [les] associations religieuses –, les organisations religieuses établies avant l’entrée en vigueur de la loi (26 septembre 1997) devaient se faire réenregistrer avant le 31 décembre 2000.
99.  Le processus d’enregistrement ne s’est finalement achevé que le 1er janvier 2001, la Douma d’Etat ayant décidé d’en proroger à deux reprises la date limite. Environ 12 000 organisations et groupes religieux ont été enregistrés, seuls 200 se sont vu refuser l’enregistrement, la plupart d’entre eux parce qu’ils n’avaient pas fourni un dossier complet. Beaucoup d’autres, pour des raisons diverses, ne sont pas parvenus à s’enregistrer. Le ministre de la Justice, M. Tchaïka, a rejeté les allégations selon lesquelles l’Eglise orthodoxe avait exercé des pressions sur le ministère pour empêcher certaines organisations religieuses d’obtenir leur enregistrement. M. Tchaïka a également indiqué que des experts du ministère avaient « étudié soigneusement » le statut de l’Armée du Salut et celui des témoins de Jéhovah et étaient parvenus à la conclusion que rien n’empêchait ces derniers d’être enregistrés au niveau fédéral.
100.  L’armée du Salut, qui nourrit près de 6 000 personnes par mois pendant l’hiver, a dû dépenser des dizaines de milliers de dollars pour des procédures judiciaires en vue de se faire enregistrer et l’Eglise catholique (de même que la communauté juive) a eu du mal à obtenir des visas pour son clergé étranger. Certaines autres organisations religieuses n’ont pu se faire enregistrer au niveau local : l’Eglise adventiste, l’Eglise pentecôtiste, les baptistes, l’Eglise évangélique et d’autres Eglises, notamment au Tatarstan, dans la région de Rostov et dans celle de Vladimir. Ces organisations religieuses se sont plaintes d’avoir de graves difficultés pour installer, construire ou acheter leurs lieux de culte ou pour récupérer les biens qui leur ont été confisqués. Certaines d’entre elles, comme la Vraie Eglise orthodoxe ou l’Union des pentecôtistes évangéliques, affirment qu’elles ont souffert de harcèlements répétés de la part des autorités.
101.  De fait, il y a eu des cas où, même si une organisation religieuse avait été enregistrée au niveau national, au niveau local, les autorités ont créé des obstacles. (...)
103.  Bien que le 22 février 2001, le ministère de la Justice de Russie ait finalement réenregistré l’Armée du Salut en Russie au niveau fédéral, la Direction générale du ministère de la Justice à Moscou refusait toujours d’enregistrer le chapitre moscovite de cette organisation religieuse et les recours devant diverses juridictions à Moscou se sont soldés par un échec. De plus, en avril 2001, une procédure de liquidation a été entamée pour dissoudre le corps de l’Armée du salut et faire cesser les programmes sociaux réalisés à Moscou. Le 11 septembre 2001, le tribunal inter-arrondissements [de] Tanganka a ordonné la liquidation du chapitre moscovite sur la base de l’article 27 de la loi fédérale de 1997 (celui-ci prévoit la liquidation d’une personne morale qui ne s’est pas fait réenregistrer avant la date butoir du 31 décembre 2000.)
104.  Les co-rapporteurs sont très surpris et déconcertés par la décision d’interdire les activités de l’Armée du Salut à Moscou. Ils seraient très heureux que les autorités de Russie apportent des éclaircissements sur le sujet. Ils renvoient à cet égard au message adressé le 6 septembre 2001 à la Russie par la Commission de suivi pour l’inviter à veiller à ce que l’Armée du Salut bénéficie des mêmes droits que dans les autres Etats membres du Conseil de l’Europe, notamment le droit d’être enregistrée à Moscou. Pendant leur visite d’étude à Moscou en novembre 2001, les co-rapporteurs ont chaque fois que possible saisi l’occasion de souligner la nécessité de trouver une solution et l’embarras dont ce problème pourrait être la cause pour la Russie. »
48.  La Résolution 1277 (2002) sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie, adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 23 avril 2002, contient le passage suivant :
« 8.  L’Assemblée est cependant préoccupée par un certain nombre d’obligations et d’engagements majeurs pour lesquels les progrès demeurent insuffisants et dont le respect nécessite des autorités qu’elles prennent de nouvelles mesures :
xiv.  l’Assemblée regrette que l’Armée du salut et les témoins de Jéhovah rencontrent des problèmes à Moscou, cependant elle se réjouit de la décision des autorités russes de faire en sorte que soit mis fin à la discrimination et au harcèlement de ces groupes religieux à l’échelon local ;
49.  La Résolution 1278 (2002) sur la loi russe sur la religion, adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 23 avril 2002, renferme notamment le passage suivant :
« 1.  La nouvelle loi russe sur la religion est entrée en vigueur le 1er octobre 1997. Elle abrogeait et remplaçait une loi russe de 1990 sur le même sujet, généralement considérée comme très libérale. Cette nouvelle loi a soulevé un certain nombre de questions préoccupantes, autant en ce qui concerne son contenu que dans son application. Dans des arrêts des 23 novembre 1999, 13 avril 2000 et 7 février 2002, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a réglé certains de ces problèmes et le ministère de la Justice a achevé le réenregistrement des communautés religieuses au niveau fédéral le 1er janvier 2001. D’autres problèmes subsistent cependant.
5.  De plus, certains services régionaux et locaux du ministère de la Justice ont refusé d’enregistrer ou de réenregistrer certaines communautés religieuses, alors qu’elles étaient enregistrées au niveau fédéral. Le ministère fédéral de la Justice ne semble pas en mesure de contrôler ces services régionaux et locaux conformément aux exigences de l’Etat de droit et préfère obliger les communautés religieuses à contester, devant les tribunaux, les décisions de ces services locaux relatives à leur enregistrement, plutôt que de prendre lui-même les mesures internes qui s’imposent. A cet égard, le cas de la branche moscovite de l’Armée du salut mérite une attention particulière et devrait faire l’objet d’une enquête disciplinaire interne du ministère fédéral de la Justice sur le fonctionnement de son département moscovite. Le Département de la justice de Moscou a tenté de fermer cette branche de l’Armée du salut (bien qu’elle soit enregistrée au niveau fédéral), parce qu’elle n’aurait pas procédé à son réenregistrement dans le délai imparti par la loi. La Cour constitutionnelle s’est prononcée en faveur de l’Armée du salut le 7 février 2002.
6.  En conséquence, l’Assemblée recommande aux autorités russes :
i.  d’appliquer la loi sur la religion plus uniformément dans toute la Fédération de Russie, pour mettre fin aux discriminations régionales et locales injustifiées à l’encontre de certaines communautés religieuses et au traitement préférentiel dont bénéficie l’Eglise orthodoxe russe de la part des responsables locaux, et notamment l’insistance de ces derniers à ce que les organisations religieuses obtiennent l’accord préalable de l’Eglise orthodoxe russe pour leurs activités dans certains districts ;
ii.  de prévoir l’intervention en amont du ministère fédéral de la Justice, avant d’entreprendre des actions en justice, pour résoudre les conflits entre ses responsables locaux ou régionaux et les organisations religieuses, et la prise des mesures qui s’imposent au sein du ministère en cas de corruption et/ou de mauvaise application de la loi sur la religion, de manière à ce qu’il ne soit plus nécessaire de porter ces affaires devant les tribunaux ;
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9 ET 11 DE LA CONVENTION
50.  Invoquant les articles 9 et 11 de la Convention, la requérante allègue que le refus de lui accorder le statut de personne morale a fortement entamé sa capacité de manifester sa religion par le culte et par les pratiques. L’article 9 est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
L’article 11 est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sûreté nationale, à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
A.  Thèses des parties
1.  Le Gouvernement
51.  Le Gouvernement considère que la requérante n’est pas « victime » des violations alléguées car elle aurait conservé sans interruption le statut de personne morale, et que, compte tenu du jugement du tribunal du district de Taganka du 18 février 2003, il ne fait aucun doute qu’elle a pu poursuivre ses activités sans entraves.
52.  La thèse de la requérante selon laquelle le refus de la réinscrire aboutirait à sa dissolution en tant que personne morale serait erronée. Même à supposer que l’article 27 § 4 de la loi sur les religions prévoie la dissolution des organisations s’étant vu opposer un refus de réinscription, la décision de la Cour constitutionnelle du 7 février 2002 ferait obstacle à la dissolution d’une personne morale qui n’aurait pas été réinscrite pour des raisons de forme. En vertu du code civil russe, une personne morale ne cesserait d’exister qu’une fois qu’une inscription à cet effet aurait été portée dans le registre national centralisé des personnes morales. Or, en l’espèce, la requérante serait inscrite au registre centralisé et jouirait d’une pleine capacité juridique. De plus, le 1er octobre 2002, le bureau des impôts no 39 de Moscou lui aurait attribué un numéro d’inscription.
53.  En outre, l’exigence légale de mise en conformité à la loi existante des documents fondateurs d’une organisation religieuse ne constituerait pas une ingérence au sens du paragraphe 1 de l’article 11 ou de l’article 9 de la Convention et, en tout état de cause, on ne pourrait reprocher aux autorités russes le peu d’empressement de la requérante à demander sa réinscription.
2.  La requérante
54.  La requérante déclare n’avoir jamais prétendu que l’obligation de mettre les documents fondateurs en conformité avec la loi existante constituait en tant que telle une ingérence dans ses droits, mais ce serait en appliquant et en interprétant cette obligation de manière arbitraire et illégale que le département de la Justice de Moscou et les juridictions internes auraient violé ses droits. La qualification de l’Armée du Salut d’organisation paramilitaire et la présomption que ses membres enfreindront inévitablement la loi ne reposeraient sur aucun élément factuel et porteraient un jugement inadmissible sur la légitimité de la religion que cette organisation pratique.
55.  Certes, le jugement du tribunal du district de Taganka du 18 février 2003 aurait rendu sa dissolution moins probable. Cependant, le risque de dissolution subsisterait dans la mesure où des organisations religieuses qui ne sont pas parvenues à obtenir leur réinscription devraient été dissoutes par décision de justice en vertu de l’article 27 § 4 de la loi sur les religions.
56.  Enfin, le délai légal de réinscription ayant expiré le 31 décembre 2000 sans qu’il fût accordé de prorogation, il serait juridiquement impossible de déposer une nouvelle demande de réinscription, contrairement à ce que le Gouvernement aurait donné à entendre.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Les principes généraux
57.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 114, CEDH 2001-XII).
58.  Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion » individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’Etat. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la liberté de religion, qui comprend le droit de manifester sa religion collectivement, suppose que les fidèles puissent s’associer librement, sans ingérence arbitraire de l’Etat. En effet, l’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9. Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat, tel que défini dans la jurisprudence de la Cour, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, §§ 118 et 123, et Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 62, CEDH 2000-XI).
59.  La Cour rappelle en outre que le droit d’établir une association constitue un élément inhérent au droit qu’énonce l’article 11. La possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine de leur intérêt constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de tout sens. La manière dont la législation nationale consacre cette liberté et l’application de celle-ci par les autorités dans la pratique sont révélatrices de l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit. Assurément les Etats disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation, mais ils doivent en user d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).
60.  Comme la Cour l’a déclaré à de nombreuses reprises dans ses arrêts, non seulement la démocratie politique représente un élément fondamental de l’ordre public européen, mais encore la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique. La démocratie, la Cour l’a souligné, est l’unique modèle politique envisagé par la Convention, et le seul qui soit compatible avec elle. Il ressort du libellé du deuxième paragraphe de l’article 11, ainsi que de celui des articles 8, 9 et 10 de la Convention, que la seule nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un des droits consacrés par ces articles est celle qui peut se réclamer de la « société démocratique » (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, §§ 43-45, Recueil 1998-I, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 86-89, CEDH 2003-II).
61.  Si, dans le contexte de l’article 11, la Cour a souvent mentionné le rôle essentiel joué par les partis politiques pour le maintien du pluralisme et de la démocratie, les associations créées à d’autres fins, notamment la proclamation et l’enseignement d’une religion, sont également importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie. En effet, le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions culturelles, des identités ethniques et culturelles, des convictions religieuses, et des idées et concepts artistiques, littéraires et socioéconomiques. Une interaction harmonieuse entre personnes et groupes ayant des identités différentes est essentielle à la cohésion sociale. Il est tout naturel, lorsqu’une société civile fonctionne correctement, que les citoyens participent dans une large mesure au processus démocratique par le biais d’associations au sein desquelles ils peuvent se rassembler avec d’autres et poursuivre de concert des buts communs (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 92, CEDH 2004-I).
62.  L’Etat doit user avec parcimonie de son pouvoir de protéger ses institutions et ses citoyens d’associations risquant de les mettre en danger, car les exceptions à la règle de la liberté d’association appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à cette liberté. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a donc pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun » (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-95, avec d’autres références).
2.  Sur la qualité de « victime » de la requérante du fait des violations alléguées
63.  Selon le Gouvernement, la requérante n’ayant pas été dissoute et ayant conservé la personnalité juridique, il n’y a pas eu d’ingérence dans ses droits garantis par la Convention, et elle ne peut donc se prétendre « victime » d’aucune violation.
64.  La Cour ne partage pas l’opinion du Gouvernement. Selon l’approche constante des organes de la Convention, le mot « victime » désigne « la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux » (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 27, série A no 31, et Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45). En l’espèce, la requérante fait grief aux autorités de lui avoir refusé la réinscription en raison d’une interprétation qu’elle estime arbitraire de la loi sur les religions. Il n’est pas contesté que le refus en question a eu un effet direct sur sa situation juridique.
65.  Le Gouvernement semble considérer que ce refus n’a pas nui à la requérante. La Cour rappelle à cet égard qu’une violation peut exister même en l’absence de préjudice ou de dommage, et que la question de savoir si un requérant a effectivement été mis dans une situation défavorable ne relève pas de l’article 34 de la Convention, la question du dommage n’étant pertinente que dans le contexte de l’article 41 (voir, parmi beaucoup d’autres arrêts, Marckx, loc. cit., Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, et Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 38, série A no 185-A).
66.  Le Gouvernement semble également considérer que l’inscription de la requérante dans le registre centralisé des entreprises de l’Etat en octobre 2002 a effacé les conséquences négatives de la procédure de dissolution antérieure. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil 1996-III, et Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI). En l’espèce, les autorités internes n’ont pas reconnu que le refus de réinscription constituait une violation des droits de la requérante tels que garantis par la Convention. De fait, les décisions de justice confirmant ce refus n’ont pas été écartées et restent applicables à ce jour. Les décisions de la Cour constitutionnelle et du tribunal du district de Taganka mentionnées par le Gouvernement ne concernaient que la procédure de dissolution de la requérante et furent sans incidence sur la demande de réinscription.
67.  Il ressort des données relatives à l’inscription communiquées par le Gouvernement que les entrées concernant la requérante ont été créées « dans le cadre de l’inscription d’informations dans le registre national centralisé des personnes morales » (ligne no 263) et à la suite du « transfert du dossier d’inscription d’une autre autorité d’inscription » à l’autorité d’Etat (ligne no 289). Ainsi, l’insertion d’informations sur la requérante était uniquement liée à l’établissement d’un nouveau registre (le registre national centralisé des personnes morales) et au transfert de compétences en matière d’inscription d’une autorité à une autre à la suite de l’adoption d’une nouvelle procédure d’inscription des personnes morales (paragraphe 45 ci-dessus). Dans son acte d’appel, le département de la Justice de Moscou (qui est l’autorité chargée de l’inscription des associations religieuses) a confirmé expressément que l’inscription de ces informations ne constituait en aucun cas une « réinscription » aux fins de la loi sur les religions (paragraphe 27 ci-dessus).
68.  La Cour observe également que le Gouvernement n’a formulé aucun commentaire sur le statut juridique de la requérante antérieurement au 1er octobre 2002. Or les faits, qui ne prêtent pas à controverse entre les parties, montrent que la requérante a de par la loi perdu le statut de personne morale au moins du 6 décembre 2001, date à laquelle le tribunal de Moscou a prononcé sa dissolution pour non-respect de l’obligation d’inscription, au 1er août 2002, jour de l’annulation de ce jugement à l’issue de la procédure en révision.
69.  Enfin, l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante n’est pas « victime » car elle pourrait toujours demander sa réinscription se contredit lui-même, puisqu’il confirme que cette réinscription a été refusée jusqu’à présent. En tout état de cause, le Gouvernement a omis de préciser quelles dispositions légales permettraient actuellement à la requérante de demander sa réinscription, qui serait à l’évidence tardive, le délai prorogé pour ce faire ayant expiré le 31 décembre 2000.
70.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la requérante peut « se prétendre victime » des violations alléguées. Pour déterminer si elle en est réellement victime, il convient d’examiner ses doléances quant au fond.
3.  Sur l’existence d’une ingérence dans les droits de la requérante
71.  Eu égard aux principes généraux exposés plus haut, la possibilité de constituer une personne morale pour agir collectivement dans un domaine d’intérêt mutuel est l’un des aspects les plus importants de la liberté d’association, sans lequel ce droit serait vide de tout sens. Selon une jurisprudence constante de la Cour, le refus des autorités internes d’accorder le statut de personne morale à une association d’individus constitue une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’association (Gorzelik et autres, précité, § 52 et passim, et Sidiropoulos et autres, précité, § 31 et passim). Lorsque l’organisation de la communauté religieuse est en jeu, le refus de la reconnaître constitue également une ingérence dans le droit des requérants à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105). Le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’Etat (Hassan et Tchaouch, précité, § 62).
72.  La Cour observe qu’en 1997 l’Etat défendeur a adopté une nouvelle loi sur les religions imposant à toutes les organisations religieuses qui s’étaient précédemment vu accorder le statut de personne morale de modifier leurs statuts pour les mettre en conformité avec la nouvelle loi et de les faire « réinscrire » avant l’expiration d’un certain délai (paragraphes 38 et 44 ci-dessus). La procédure de « réinscription » était la même que pour l’enregistrement initial d’une organisation religieuse, et les mêmes motifs de refus d’inscription s’appliquaient (paragraphes 39 et 41 ci-dessus). En outre, la « réinscription » pouvait être refusée à une organisation religieuse s’il existait des motifs de la dissoudre ou d’interdire ses activités (paragraphe 43 ci-dessus). Si, pour quelque raison que ce fût, l’organisation religieuse n’obtenait pas sa « réinscription » avant l’expiration du délai, elle encourait la dissolution par décision de justice (paragraphe 44 ci-dessus).
73.  La Cour note que, avant l’adoption de la nouvelle loi sur les religions, la requérante avait eu des activités en Russie en toute légalité depuis 1992. N’ayant pu obtenir la « réinscription » exigée par la loi sur les religions, elle est devenue susceptible de dissolution judiciaire. A partir du 6 décembre 2001, date à laquelle elle eut épuisé les voies ordinaires de recours internes contre la décision de justice ordonnant sa dissolution, et jusqu’à l’annulation de cette décision, le 1er août 2002, à l’issue de la procédure de révision, la requérante a couru en permanence le risque de voir ses comptes gelés et ses avoirs saisis (comparer avec Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (déc.), no 28793/02, 22 mars 2005). La Cour admet que cette situation a sensiblement nui au fonctionnement et aux activités religieuses de la requérante (paragraphes 29 à 33 ci-dessus). Même si la décision de la Cour constitutionnelle a ultérieurement levé la menace immédiate de dissolution, il est évident que la requérante ne jouit pas de la même capacité juridique que d’autres organisations religieuses ayant obtenu des certificats de réinscription ; et la Cour observe que dans d’autres cas les autorités russes ont motivé par la non-réinscription de l’organisation le refus d’enregistrer les modifications des statuts ou le sursis à l’enregistrement d’un journal religieux (Eglise de scientologie de Moscou et autres c. Russie (déc.), no 18147/02, 28 octobre 2004).
74.  La Cour estime que dans les circonstances de l’espèce, où l’organisation religieuse a été obligée de modifier ses statuts et où l’inscription de ces modifications a été refusée par les autorités publiques, ce qui a fait perdre à l’organisation son statut de personne morale, il y a eu ingérence dans le droit à la liberté d’association. La loi sur les religions restreignant la possibilité pour une association religieuse sans personnalité morale d’exercer tout l’éventail de ses activités religieuses (Kimlya et autres c. Russie (déc.), nos 76836/01 et 32782/03, 9 juin 2005), la situation doit aussi être examinée à la lumière du droit de l’organisation à la liberté de religion.
75.  La Cour ayant conclu à l’existence d’une ingérence dans les droits de la requérante garantis par l’article 11 de la Convention interprété à la lumière de l’article 9, elle doit déterminer si cette ingérence répondait aux conditions posées au paragraphe 2 de chacune de ces dispositions, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 106).
4.  Sur la justification de l’ingérence
a)  Principes généraux applicables à l’analyse de la justification
76.  La Cour réaffirme que la liste des exceptions à la liberté de religion et de réunion garantie par les articles 9 et 11 de la Convention est exhaustive. Les exceptions à la règle de la liberté d’association appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à cette liberté. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens du paragraphe 2 de ces dispositions de la Convention, les Etats ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante (Gorzelik et autres, précité, § 95 ; Sidiropoulos et autres, précité, § 40, et Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 84, CEDH 2001-IX).
77.  Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 47, et Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 49, CEDH 2005-I).
b)  Arguments avancés pour justifier l’ingérence
78.  La Cour observe que les motifs invoqués pour refuser la réinscription de la requérante ont varié au gré des procédures internes. Bien que le département de la Justice de Moscou ait évoqué dans les premiers temps un nombre insuffisant de membres fondateurs et l’absence de documents démontrant qu’ils résidaient légalement en Russie, il n’a pas été fait mention de ces vices supposés dans les décisions de justice rendues par la suite (paragraphes 14, 16 et 17 ci-dessus). La nature prétendument paramilitaire de la structure de la requérante ne figurait pas dans la décision initiale de refus de la réinscription, et le département de la Justice n’a fait valoir cet argument pour la première fois que dans les observations qu’il a présentées dans le cadre de la procédure engagée par la requérante devant un tribunal (paragraphe 15 ci-dessus). Cette justification a été acceptée par le tribunal du district, mais le tribunal de Moscou n’a pas jugé utile de lui consacrer un examen distinct (paragraphe 17 ci-dessus). Enfin, l’argument relatif aux incohérences dans les déclarations de la requérante quant à son affiliation religieuse n’avait pas non plus été invoqué par le département de la Justice jusqu’au moment des décisions de justice (ibidem).
79.  Le Gouvernement n’a pas précisé quels étaient les motifs pour lesquels la réinscription avait été refusée à la requérante et n’a avancé aucune justification pour l’ingérence.
80.  Dans ces conditions, la Cour examinera tour à tour les deux types d’arguments invoqués pour refuser de réinscrire la requérante : les premiers ont trait à son « origine étrangère », les seconds à sa structure interne et à ses activités religieuses.
i.  « L’origine étrangère » de la requérante
81.  Les autorités russes ont estimé que puisque les fondateurs de la requérante étaient des ressortissants étrangers, dans la mesure où elle était subordonnée à un bureau central à Londres et où son nom contenait le mot « branche », elle devait être la représentation locale d’une organisation religieuse étrangère, dès lors non « réinscriptible » en tant qu’organisation religieuse de droit russe.
82.  La Cour observe en premier lieu que la loi sur les religions interdisait effectivement aux ressortissants étrangers de fonder des organisations religieuses russes. Elle ne voit cependant aucune justification objective et raisonnable à cette différence de traitement entre ressortissants russes et ressortissants étrangers quant à leur capacité d’exercer le droit à la liberté de religion en participant à la vie de communautés religieuses organisées.
83.  En deuxième lieu, il ne semble pas que le fait que le siège de l’Armée du Salut se trouve à l’étranger fît obstacle à l’inscription de la requérante en tant qu’organisation religieuse russe. L’article 11 § 6 de la loi sur les religions concernait précisément le cas où une organisation religieuse russe était subordonnée à un organe dirigeant central situé à l’étranger (paragraphe 40 ci-dessus). La seule exigence supplémentaire en pareille hypothèse était de communiquer les statuts certifiés de l’organe dirigeant étranger ; mais il n’y avait pas là de motif légal justifiant le refus d’inscription ou de réinscription.
84.  En troisième lieu, le seul cas, en vertu de la loi sur les religions, où le nom d’une organisation religieuse pouvait empêcher son inscription était celui où ce nom serait le même que celui d’une autre organisation déjà inscrite. Il n’a pas été avancé qu’il en fût ainsi en l’espèce. Au regard de la loi, la seule présence du mot « branche » dans le nom de l’organisation n’empêchait pas son inscription.
85.  Enfin, la Cour note que, au moment des faits, la requérante existait depuis sept ans en tant que personne morale indépendante exerçant un large éventail de droits religieux. Le département de la Justice de Moscou et les juridictions internes ont tenu à ce qu’elle soit inscrite en tant que représentation locale d’une organisation religieuse étrangère, avec cette conséquence que, en droit russe, elle ne pourrait prétendre à la personnalité juridique ni à la poursuite de ses activités religieuses (paragraphe 46 ci-dessus). Ainsi que la Cour l’a constaté plus haut, cette exigence des autorités internes était dépourvue de base légale. Dès lors, la Cour estime que le refus opposé à la requérante tenait en fait à des considérations d’opportunité, ce que l’article 12 § 2 de la loi sur les religions interdisait expressément (paragraphe 42 ci-dessus).
86.  Il s’ensuit que les arguments tirés de l’« origine étrangère » supposée de la requérante n’étaient ni « pertinents et suffisants » pour refuser sa réinscription, ni « prévus par la loi ».
ii.  La structure religieuse de la requérante
87.  Le tribunal du district et le tribunal de Moscou ont jugé que la requérante n’indiquait pas de manière précise quelles étaient son affiliation et ses pratiques religieuses, mais renvoyait confusément à la foi évangélique, à la foi de l’Armée du Salut et à la foi chrétienne, sans décrire l’ensemble de ses décisions, règles et traditions.
88.  La Cour observe que les statuts que la requérante a communiqués aux fins de sa réinscription la décrivaient clairement comme une organisation religieuse adhérant aux principes de la foi chrétienne. Une annexe formant partie intégrante des statuts énonçait les fondements de la doctrine religieuse de l’Armée du Salut.
89.  La loi sur les religions ne comportait aucune indication quant à la manière dont l’affiliation ou la dénomination religieuse d’une organisation devait être décrite dans ses documents fondateurs. L’article 10 § 2 de la loi, auquel s’est référé le tribunal de Moscou, imposait seulement d’indiquer la confession de laquelle se réclamait l’organisation (вероисповедание). Il ne semblait pas y avoir de base légale à l’obligation de décrire toutes les « décisions, règles et traditions ».
90.  S’il était estimé que la description de l’affiliation religieuse de la requérante était incomplète, il revenait aux juridictions nationales d’élucider les exigences légales applicables et d’indiquer clairement à la requérante comment établir les documents pour pouvoir obtenir la réinscription (Tsonev c. Bulgarie, no 45963/99, § 55, 13 avril 2006), ce qu’elles n’ont pas fait. La Cour considère donc que ce motif de refus d’inscription n’est pas justifié.
91.  Par ailleurs, le département de la Justice de Moscou a allégué que la requérante devait se voir refuser l’inscription au motif qu’il s’agissait d’une « organisation paramilitaire », ses membres portant un uniforme et accomplissant un service, et parce que l’utilisation du mot « armée » dans son nom n’était pas légitime. Le tribunal du district a souscrit à ce raisonnement.
92.  La Cour souligne que, selon sa jurisprudence constante, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch, précité, § 78, et Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996-IV). Il est incontestable que pour les membres de la requérante, l’utilisation de grades semblables à ceux de l’armée et le port de l’uniforme sont des modalités particulières d’organisation de la vie interne de la communauté religieuse et de manifestation des croyances religieuses de l’Armée du Salut. On ne saurait affirmer sérieusement que la requérante prônait un changement par la violence des fondements constitutionnels de l’Etat ou portait ainsi atteinte à l’intégrité ou à la sûreté de l’Etat. Aucun élément en ce sens n’a été soumis aux autorités internes ni, par le Gouvernement, devant la Cour. Il s’ensuit que les conclusions des autorités internes sur ce point étaient dénuées de base factuelle.
93.  Le tribunal du district a également déduit des statuts de la requérante que ses membres « enfreindr[aie]nt inévitablement la loi russe lorsqu’ils exécuter[aie]nt les ordres et règlements de l’Armée du Salut et les instructions de l’officier commandant ».
94.  La Cour rappelle que, si l’on ne peut exclure que le programme d’une association cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’elle affiche publiquement, il faut, pour s’en assurer, comparer le contenu dudit programme avec les actes et prises de position des dirigeants de l’association (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, § 101, et Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, § 56, précités).
95.  Il n’a pas été présenté devant les juridictions internes d’éléments indiquant qu’en sept années d’existence la requérante, ses membres ou ses fondateurs eussent contrevenu aux lois russes ou poursuivi des objectifs autres que ceux énoncés dans ses statuts, notamment l’avancement de la foi chrétienne et l’accomplissement d’actes de charité. Il s’ensuit que cette conclusion du tribunal du district ne reposait pas sur des faits établis, et était donc entachée d’arbitraire.
iii.  Autres considérations pertinentes aux fins de l’appréciation de la Cour
96.  Comme indiqué plus haut, au moment où l’exigence de réinscription a été posée, la requérante existait déjà en Russie, où elle menait en toute légalité ses activités de communauté religieuse indépendante depuis plus de sept ans. Il n’a pas été allégué que la communauté dans son ensemble ou ses membres en particulier eussent enfreint l’une quelconque des dispositions légales et réglementaires du pays régissant leur vie associative et leurs activités religieuses. Dans ces circonstances, la Cour considère que les raisons à l’origine du refus de réinscription auraient dû être particulièrement graves et impérieuses (voir la jurisprudence citée au paragraphe 76 ci-dessus). Or, en l’espèce, les autorités internes n’ont avancé aucune raison de cet ordre.
97.  L’appréciation de la Cour tient compte également du fait que, à la différence de la requérante, d’autres associations religieuses professant la foi de l’Armée du Salut sont parvenues à obtenir leur réinscription en Russie au niveau régional et au niveau fédéral (voir les points 99 et 101 à 104 du rapport sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie cité au paragraphe 47 ci-dessus, et le point 5 de la Résolution de l’Assemblée parlementaire sur la loi russe sur la religion citée au paragraphe 49 ci-dessus). Il découle des conclusions auxquelles est parvenue la Cour – à savoir que les raisons invoquées par le département de la Justice de Moscou et reprises par les juridictions moscovites pour refuser de réinscrire la requérante étaient dépourvues de base légale et de base factuelle – qu’en refusant d’inscrire la Branche de Moscou de l’Armée du Salut, les autorités moscovites n’ont pas agi de bonne foi et ont négligé leur devoir de neutralité et d’impartialité envers la communauté religieuse de la requérante (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, § 123, Hassan et Tchaouch, § 62, précités).
c)  Conclusion
98.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’ingérence dans le droit de la requérante à la liberté de religion et d’association n’était pas justifiée. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention interprété à la lumière de l’article 9.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 9 ET 11
99.  La requérante invoque également l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 9 et 11, estimant qu’elle a fait l’objet d’une discrimination fondée sur sa situation de minorité religieuse en Russie. L’article 14 est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
100.  La Cour rappelle que l’article 14, s’il joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et des Protocoles puisqu’il protège les individus placés dans des situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions, n’a pas d’existence autonome. Quand la Cour constate une violation séparée d’une clause normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de celui-ci, même s’il en va autrement lorsqu’une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999-III, et Dudgeon, précité, § 67).
101.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que l’inégalité de traitement dont la requérante se dit victime a été suffisamment prise en compte dans l’appréciation qui précède et qui a abouti au constat d’une violation de clauses normatives de la Convention (voir, en particulier, les paragraphes 82 et 97 ci-dessus). Il n’y a donc pas lieu de procéder à un examen séparé des mêmes faits sur le terrain de l’article 14 de la Convention (Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres, § 134, et Sidiropoulos et autres, § 52, précités).
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
102.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
103.  La requérante demande 50 000 euros (EUR) en réparation du préjudice moral qu’elle estime résulter d’une part du refus arbitraire de la réinscrire et d’autre part de la mauvaise publicité liée au fait qu’elle a été qualifiée d’« organisation paramilitaire ».
104.  Le Gouvernement considère que cette demande est excessive et vague. Il soutient également que la requérante n’a pas demandé devant les juridictions internes réparation du dommage moral qu’elle allègue.
105.  La Cour estime que la violation qu’elle a constatée a dû causer à la requérante un dommage moral pour lequel, statuant en équité, elle accorde 10 000 EUR, à majorer de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B.  Frais et dépens
106.   La requérante n’a formulé aucune prétention au titre des frais et dépens. Il n’y a donc pas lieu d’octroyer un quelconque montant à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
107.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.  Dit que la requérante peut se prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention ;
2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention interprété à la lumière de l’article 9 ;
3.  Dit qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen séparé des mêmes questions sous l’angle de l’article 14 de la Convention ;
4.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, pour dommage moral, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 10 000 EUR (dix mille euros), à convertir en roubles russes au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2006, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis  Greffier  Président
1.  Il s’agit des statuts de la requérante.
ARRÊT BRANCHE DE MOSCOU DE L’ARMÉE DU SALUT c. RUSSIE
ARRÊT BRANCHE DE MOSCOU DE L’ARMÉE DU SALUT c. RUSSIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 72881/01
Date de la décision : 05/10/2006
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 11 lu à la lumière de l'art. 9 ; Non-lieu à examiner l'art. 14 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Parties
Demandeurs : DU BUREAU MOSCOVITE DE L'ARMEE DU SALUT
Défendeurs : RUSSIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2006-10-05;72881.01 ?

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